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Jean-Louis Benoît Philosophe, professeur agrégé de l’Université, Docteur ès lettres, Maître de conférences, retraité spécialiste de Tocqueville. (2020) “Alexis de Tocqueville, l’enseignement et la question scolaire.” LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES CHICOUTIMI, QUÉBEC http://classiques.uqac.ca/

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Jean-Louis BenoîtPhilosophe, professeur agrégé de l’Université,

Docteur ès lettres, Maître de conférences, retraitéspécialiste de Tocqueville.

(2020)

“Alexis de Tocqueville,l’enseignement

et la question scolaire.”

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALESCHICOUTIMI, QUÉBEChttp://classiques.uqac.ca/

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Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur et Président-directeur général,LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

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Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur associé, Université du Québec à ChicoutimiCourriel: [email protected] Site web pédagogique : http://jmt-sociologue.uqac.ca/à partir du texte de :

Jean-Louis BENOÎT

“Alexis de Tocqueville, l’enseignement et la question scolaire.”

Chicoutimi : Texte inédit, Les Classiques des sciences sociales, avril 2020, 16 pp.

L’auteur nous a accordé le 22 avril 2020 son autorisation de diffuser en accès libre à tous ce texte dans Les Classiques des sciences sociales.

Courriel : Jean-Louis Benoît : [email protected]

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 7 mai 2020 à Chicoutimi, Québec.

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Jean-Louis BENOÎT, professeur agrégé, docteur ès Lettres, enseignant en Classe Préparatoire aux grandes Ecoles (e.r.) a consacré l’essentiel de ses re-cherches à l’œuvre d’Alexis de Tocqueville, il a publié livres et articles et organi-sé des colloques consacrés à l’auteur de La Démocratie en Amérique. Il nous a accordé le 23 novembre 2017 son autorisation de diffuser électroniquement ce texte en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales.

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Jean-Louis BENOÎT,Philosophe, professeur agrégé de l’Université,

Docteur ès lettres, Maître de conférences, retraitéspécialiste de Tocqueville.

“Alexis de Tocqueville, l’enseignementet la question scolaire.”

Chicoutimi : Texte inédit, Les Classiques des sciences sociales, avril 2020, 16 pp.

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Jean-Louis Benoît, “Alexis de Tocqueville, l’enseignement et la question scolaire.” (2020) 7

Jean-Louis BENOÎT,

“Alexis de Tocqueville, l’enseignementet la question scolaire.”

Chicoutimi : Texte inédit,Les Classiques des sciences sociales, avril 2020, pp.

Une affaire de famille

Dans la famille Tocqueville, l’intérêt pour les questions de l’ensei-gnement remonte au moins jusqu’à Malesherbes, le bisaïeul d’Alexis qui, en brumaire an III, était intervenu dans la discussion sur le décret relatif aux écoles primaires auquel il avait apposé sa signature, mais celui-ci eut surtout l’exemple d’Hervé, son père, qui pendant sa car-rière préfectorale avait beaucoup œuvré en faveur de l’enseignement qui lui tenait particulièrement à cœur.

Hervé de Tocqueville et la question scolaire

Hervé était un légitimiste pur et dur, très ferme sur ses principes mais qui considérait, comme plus tard Alexis, que la scolarisation des individus était l’un des premiers devoirs de l’État et de la société. Dé-jà, quand il était maire de Verneuil-sur-Seine, 1804-1814, il avait ren-du la scolarité gratuite pour les nécessiteux.

Préfet pendant toute la Restauration de 1814 à 1828, lorsqu’il de-vient Pair de France, c’est en Moselle qu’il reste en poste le plus long-temps, de 1817 à 1823. À Metz, il se dépense sans compter pour déve-lopper au mieux l’école et la scolarité dans son département. Pour dif-fuser et améliorer la qualité de l’enseignement il envoie les institu-teurs à Metz pour apprendre les méthodes à employer et il crée, en 1821, l’une des premières Écoles Normales de France pour la forma-

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tion des maîtres 1. Le conseil général de Lorraine souscrit à cette de-mande, met à disposition un château inemployé et promet les fonds nécessaires à la scolarisation de 30 normaliens : « Le nombre des élèves consisterait en douze boursiers du département, douze bour-siers des communes et six élèves payant. En peu d'années tous les maîtres d'école auraient été successivement renouvelés. »

Le recteur d’Académie rédigea un règlement, un prêtre fut nommé à la tête de l’établissement qui donnait toute satisfaction lorsqu’en 1823, Hervé fut nommé en poste à Amiens. À ce moment-là, Cor-bière, ministre de l’Intérieur, fermement opposé à l’enseignement des enfants des classes populaires, outrepasse ses droits en supprimant l’allocation de 6 000 francs du conseil général. Heureusement Mgr Frayssinous 2, ministre des Affaires ecclésiastiques et de l'Instruction publique, qu’Hervé choisit ici de nommer par son titre : l'Évêque d'Hermopolis 3 « voulut bien assurer sur les fonds de son ministère la somme de 6000 francs que son collègue de l'Intérieur avait retirée du budget départemental. »

À Metz Hervé de Tocqueville fait comparer l’efficacité des trois méthodes d’enseignement existant afin de choisir laquelle utiliser se-lon les différentes situations qui se présentaient :

« Trois méthodes se trouvaient en concurrence, l'enseignement individuel usité par les maîtres d'école, l'enseignement simultané employé par les frères de la doctrine chrétienne, et l'enseignement mutuel autrement appelé la méthode lancastrienne. (…) L'enseignement mutuel était traité d'œuvre diabolique et d'instrument révolutionnaire et, dans plusieurs diocèses, les prêtres refusaient l'absolution aux parents qui envoyaient leurs enfants à ces écoles de perdition. » 4

1 Dans le rapport de Guizot du 2 mars 1833 on relève qu’il n’y avait en France que 13 écoles normales départementales créées antérieurement à 1830.

2 Denis, comte Frayssinous, 1785-1841.3 Mgr Frayssinous. Hermopolis Parva (Per-Djéhouti, « La maison de Thot »),

était la capitale du IIIe nome de Basse Egypte, En bordure du village actuel se trouvent les ruines d'un temple, construit durant le règne de l'empereur Domitien, dédié à la déesse femme de Thot sur le site d'Hermopolis. Hermopolis Parva était le siège d'un ancien évêché, aujourd'hui désaffecté. Son nom est utilisé comme diocèse d'un évêque in partibus infedilium chargé d'une autre mission que la conduite d'un diocèse contemporain.

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Hervé de Tocqueville choisit de faire adopter dans la majeure par-tie des écoles l’enseignement simultané.

Il faut préciser ici un élément très important ; c’est Hervé de Toc-queville qui offre à la communauté juive de Moselle, l’accès à un sys-tème d’enseignement efficace, la méthode lancastrienne, qu’il choisit dans ce cas particulier, sans donner la raison de ce choix précis : « Toutefois, je ne saurais taire les heureux résultats obtenus par la méthode lancastrienne dans la population israélite de la ville de Metz. »

Rappelons également qu’à la fin du règne de Louis XVI, celui–ci commanda à Malesherbes, en novembre 1787, un rapport sur la situa-tion des Juifs de France en vue d’améliorer leur situation et il eut pour lui ce mot : « M. de Malesherbes, vous vous êtes déjà fait protestant. Maintenant, je veux que vous vous fassiez juif. Je vous demande de vous occuper d'eux. »

Quand Hervé était préfet, les Juifs de Metz étaient dans un état mi-sérable de crasse, de pauvreté et d’ignorance dont il fait état dans ses Mémoires :

« Cette population comptait environ deux mille cinq cents âmes, elle habitait un quartier qui semblait lui être exclusivement réservé où la misère et la malpropreté la plus dégoûtante se réunissaient pour vicier, dès son origine, la génération qui en sortait. Ces Juifs, accoutumés à l'isolement auquel la réprobation qui pèse sur eux les condamne, n'avaient avec leurs compatriotes aucun des rapports qui font sentir à l'homme la dignité en lui révélant son indépendance. Ils n'exerçaient aucun art mécanique, le colportage, le courtage et l'usure étaient leurs seuls moyens de subsister. Quelques-uns de leurs coreligionnaires qui, sortis de cette abjection, avaient acquis de la fortune, furent frappés des progrès de l'enseignement élémentaire et du bien qui en résultait et ils formèrent le désir de l'employer à l'amélioration de l'état social des Israélites de la ville. Ils vinrent me trouver et je m'empressai de donner la sanction de mon autorité aux vues qu'ils me développèrent. Une souscription fut ouverte et promptement remplie et une école mutuelle gratuite instituée. Les règles de cette école, rédigées avec discernement, obligeaient les élèves à se présenter en costume décent et une propreté inconnue jusque-là à presque tous les enfants. Chaque année, il y avait des examens et l'élève qui était d'une bonne conduite et à qui on reconnaissait de l'instruction nécessaire obtenait la faveur d'être placé gratuitement en apprentissage chez un

4 Hervé de Tocqueville, Mémoires, p. 73, Les Classiques des Sciences sociales – UQAC.

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ouvrier habile. Ces juifs, si malheureux et si méprisés jusqu'à cette époque, reçurent avec une profonde gratitude le bienfait de l'instruction. Plusieurs années après mon départ de Metz, ils m'écrivaient encore pour me remercier et me faire part de l'heureux résultat qu'on obtenait. De tous les habitants du département de la Moselle, ce sont eux qui m'ont conservé le plus de reconnaissance_. 5 »

Et, puisque la question de la délégation de la charge de l’enseigne-ment, à l’université ou aux congrégations se pose déjà, il considère, dès 1817, quand il est préfet de la Côte d’Or, que « l’enseignement, exception faite des écoles primaires, n’a pas à être confié à des congrégations religieuses. 6 »

« Le Conseil général avait demandé que l'éducation publique fût confiée à des corporations religieuses, je ne partageai point l'opinion du Conseil et j'énonçai mon avis de la manière suivante :

« Dans le vœu du Conseil général à ce sujet, je crois devoir distin-guer l'instruction primaire et l'instruction plus élevée. Je ne partage pas l'opinion du Conseil général sur l'utilité du rétablissement des cor-porations religieuses pour l'éducation publique autre que celle relative à l'instruction primaire. Je crois que l'autorité d'un corps enseignant doit émaner du Roi et être dans la main du Roi. L'université dirigée dans les principes de la morale et de la religion me paraît être ce qui convient le mieux pour une éducation monarchique, une corporation religieuse d'autant plus forte qu'après s'être emparée de l'esprit des enfants elle dirigerait les inclinations de la jeunesse et pourrait conser-ver son influence sur les opinions de l'âge mûr, me semble devoir être une institution toujours embarrassante pour l'autorité et souvent dan-gereuse. C'est au gouvernement à diriger l'éducation, il lui importe que la jeunesse ne reçoive que les impressions qu'il croit les plus propres à la conservation de l'ordre social.

J'insistais ensuite pour qu'on étendît le plus possible l'influence des frères de la doctrine chrétienne :

5 Jean-Louis BENOÎT, Nicole FRÉRET et Christian LIPPI, Mémoires d’Hervé Clérel, Comte de Tocqueville, 1772-1856, Préfet et 1814 à 1827, Pair de France de 1827 à 1830.

6 Idem., pp. 272-273, 203.

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Ces frères religieux par état et par conviction présentent une garan-tie de moralité qu'il est difficile de trouver dans les maîtres d'école actuels. Mieux qu'aucun autre, ils savent inspirer à la génération qui s'élève parmi le peuple l'habitude de la subordination, l'amour de l'ordre, l'esprit de justice et les principes religieux.

Mes idées sur l'éducation publique n'ont point varié jusqu'à 1830. À mes yeux, la première nécessité d'un gouvernement monarchique est que l'éducation publique reste sous sa direction mais j'y ajoutais la condition que l'université devînt plus religieuse et qu'elle changeât ses anciennes méthodes. »

Plus tard, à Amiens, quand il est préfet de la Somme, de 1823 à 1826, il se heurte de nouveau à Corbière, ministre de l’intérieur qui s’oppose au versement par l’évêque d’une somme destinée aux Sœurs de la Sainte Famille, pour former des institutrices. Et Hervé de Toc-queville écrit dans ses Mémoires : « Le conseil général […] se trou-vait donc très disposé à encourager une institution destinée à élever dans les principes de la vertu les jeunes filles des campagnes. Il accor-da un secours dans son budget aux Sœurs de la Sainte Famille. Mais le ministre ne voyait pas la chose sous cette face ; il n'était frappé que de l'inconvénient de donner au peuple de l'instruction et il raya l'alloca-tion des pauvres sœurs. » Hervé de Tocqueville va donc à Paris faire une démarche près du ministre, accompagné du : « Marquis de Rougé, membre du conseil général et ami de M. de Corbière,[mais, (…)]mal-gré leur liaison, il ne connaissait pas bien son homme ; le plus complet Breton qui fût jamais sorti de l'Armorique. Nous nous rendîmes donc ensemble chez M. de Corbière. Son premier mot fut de nous dire : “À quoi bon apprendre à lire et à écrire aux femmes ? Ont-elles besoin de cela pour filer leur rouet ?” […] il nous congédia, ce fut tout ce que nous pûmes en tirer. »

En décembre 1855, Hervé donne à Alexis procuration pour signer chez le notaire la donation qu’il fait à la commune d’un terrain destiné à la construction d’une école communale.

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L’engagement personnel d’Alexis de Tocquevilleconcernant l’écoleet l’enseignement en général.

Dans l’attention qu’il porte aux affaires scolaires, à l’école et à la scolarisation, Alexis marche sur les pas de son père ce qui est évident dans l’importance qu’il accorde à la place qu’il réserve à l’instituteur dans le système carcéral dans la réforme des prisons qu’il présente en 1843. Il rappelle ainsi l’action de son père dans ce sens quand il se montre très réservé vis-à-vis de la place qui doit revenir aux entrepre-neurs privés utilisant à leur profit le travail carcéral : « S’agit-il, par exemple, d’acheter des livres ? Les livres ne sont pas dans le mar-ché ; de prendre une heure pour une instruction morale ? Chaque heure dérobée au travail est un vol à l’entreprise. Veut-on apprendre à lire aux prisonniers ? L’entrepreneur répondra, comme tout autre manufacturier, qu’il prend ses ouvriers pour lui et non pour eux, pour les faire travailler et non pour les instruire.

Il y a quelques années, un préfet de Seine-et-Oise eut la pensée d’introduire dans la prison quelques exercices de morale. Il aurait voulu que trois fois la semaine un instituteur attaché à l’établisse-ment eût fait entendre aux prisonniers des paroles propres à les éclai-rer sur les devoirs de l’homme en société. Ce projet n’eut aucune suite 7. »

Alexis considère, comme son père, et à l’opposé de l’opposition de la majorité des conservateurs et réactionnaires de leur milieu originel, que l’éducation et la scolarité sont essentiels à la formation du ci-toyen, à la lutte contre la misère qui est le premier fléau social respon-sable de la délinquance. Les conservateurs s’opposent à la scolarisa-tion qui engendrerait selon eux l’immoralité et la délinquance, Alexis insère, au contraire la scolarisation au cœur même de la réforme car-cérale qu’il présente à la Chambre dans son article 27 :

« Chaque condamné sera visité au moins une fois par semaine par le médecin et l'instituteur. Les ministres des différents cultes et les membres

7 O.C., IV, 1, p. 61. Ce préfet était le père de Tocqueville, préfet de Seine-et-Oise, de 1826 à 1828.

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de la commission de surveillance auront accès auprès des condamnés, aux heures qui seront déterminées par le règlement de la maison. »

En 1849, lorsqu’il est pressenti pour entrer dans le second minis-tère Barrot, il souhaitait qu’on lui confiât le ministère de l'Instruction publique et des Cultes mais celui-ci est confié au comte Alfred de Fal-loux, un des chefs monarchistes légitimistes pour les raisons que nous allons évoquer ; Alexis est don nommé aux Affaires étrangères.

Le choix de Falloux s’explique par l’affaire de la quasi-guerre sco-laire qui avait agité la politique française en 1843-1844 dans laquelle Tocqueville qui avait défendu dans son journal, Le Commerce, une position médiane et modérée entre les deux camps opposés, le parti catholique d’une part, la gauche et l’université d’autre part, s’était vu, comme toujours en de pareils cas, l’objet d’attaques virulentes des deux côtés.

La question était éminemment politique. En 1837, la Chambre des députés avait discuté la suite du projet Guizot sur l’enseignement et rétabli, malgré le ministre, la disposition de l'ordonnance du 16 juin 1828 imposant à tout chef d'un établissement secondaire ecclésias-tique l'obligation de jurer qu'il n'appartenait à aucune congrégation ou corporation non autorisée. Le texte fut adopté à une faible majorité mais le projet de loi fut abandonné sans aller jusqu'à la Chambre des pairs en raison d’une crise ministérielle. En 1841, Villemain présenta un projet de loi imité de celui de 1836 ; mais, devant les protestations des évêques, il crut devoir le retirer. 

Sur ces entrefaites, le clergé entreprit une campagne en règle contre l'Université : il la dénonçait aux pères de famille comme un foyer d'impiété. Les universitaires se défendirent de leur mieux contre les mandements des évêques. La polémique dans la presse et à la tri-bune prit un caractère extraordinairement violent. C'est le moment où le cours de l'abbé Dupanloup, à la Sorbonne, dut être fermé à cause des désordres qu'avaient provoqués ses attaques contre Voltaire (1842) ; le moment où Michelet et Quinet, dans leur chaire du Collège de France, dénoncèrent les entreprises des jésuites (1843). Au plus fort de la lutte, le discours de la couronne de 1843 annonça « qu'un projet de loi sur l'instruction secondaire allait satisfaire au vœu de la Charte pour la liberté de l'enseignement, en maintenant l'autorité et

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l'action de l'Etat sur l'instruction publique ». Le 2 février 1844, Ville-main présenta ce nouveau projet à la Chambre des pairs. La question des petits séminaires était tranchée en faveur des prétentions de l'Eglise, ils étaient autorisés à préparer leurs élèves pour le baccalau-réat.

Les amis de l'Université crièrent à la trahison. Pour la Revue de l'instruction publique  l'éducation publique était livrée sans réserve non seulement au clergé, mais aux congrégations…

La discussion s'ouvrit à la Chambre des pairs le 22 avril 1844 par un discours de Victor Cousin qui, dans un langage élevé, prit la dé-fense de l'Université.

La lutte était engagée et les deux partis s’opposèrent dans une po-lémique virulente.

Tocqueville qui avait pris la direction du journal Le Commerce voulut défendre une position équilibrée garantissant d’un côté la liber-té de l’enseignement et renforçant de l’autre la place et les moyens de l’Université.

On sait que dans ces affrontements récurrents de la société fran-çaise les passions se déchainent vivement et longuement avant que la raison ne retrouve sa place. Tocqueville se vit donc très vivement atta-qué des deux côtés, par le parti catholique d’une part, par ses anciens amis du Siècle de l’autre.

Ce fut pour lui une véritable épreuve dont on peut lire les péripé-ties dans les nombreux textes qu’il rédigea à ce sujet 8 ; il ne ménage ni l’un ni l’autre des deux partis qui, eux aussi, ne le ménagent nulle-ment.

Un article du Constitutionnel du 18 juin 1844 présente assez juste-ment la position de Tocqueville en la matière ; il est caractéristique de sa façon d’aborder les problèmes politiques avec originalité et jus-tesse, ce pourquoi il ne lui fut pas possible de faire une grande carrière politique dans la société française telle où la polémique l’emporte sur la raison hier comme aujourd’hui :

8 L’ensemble de ces textes occupent plus de 100 pages dans le tome III, 2, des Œuvres Complètes de Tocqueville, Écrits et discours politiques, Gallimard, 1985, p. 485-588.

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DISCUSSION DANS UN BUREAU DE LA CHAMBRE - PREMIER BUREAU -

M. de Tocqueville résume ainsi son opinion sur la matière en dis-cussion : une liberté sincère, contenue par des garanties sérieuses, le maintien et raffermissement des écoles de l’État ; la faculté réelle ac-cordée aux écoles libres de faire à l'Université une concurrence loyale. Chaque citoyen doit pouvoir faire élever son fils comme il l'entend. C'est de là qu'il faut toujours partir : voilà le droit.

On ne peut pas repousser la liberté de l'enseignement par la crainte de voir les ennemis de nos institutions abuser du droit qui leur sera conféré. Ils le feront sans doute ; mais quelle est celle de nos libertés dont on ne pourrait en dire autant ? Les ennemis de nos institutions ne peuvent-ils pas se faire gardes nationaux, jurés, électeurs, députés même ? Faut-il supprimer tous ces droits parce qu'ils peuvent s’en ser-vir contre nous ? Non, sans doute

Et d'ailleurs est-ce sérieusement qu'on suppose notre société mena-cée de se retourner vers les mœurs et les idées du passé ? Des hommes élevés par le clergé ont fait la révolution, et les hommes sortis de la Révolution iraient se replacer sous la domination du clergé : c’est ab-surde à supposer.

Il faut détruire le monopole. Mais M. de Tocqueville reconnaît que l'État, en accordant la liberté, n'en a pas moins le droit d’exiger des maîtres des conditions de moralité, de science, d’aptitude. Il a même le droit d'excepter de la faculté d'enseigner tels ou tels individus dont les antécédents ne lui offrent pas de garantie suffisantes, telles ou telles associations, soit politiques, soit religieuses, dont il n'a pas re-connu l'existence. Au début surtout, de pareilles précautions peuvent être sages.

Il faut rendre l'Université capable de résister avec succès à la concurrence en facilitant par le bon marché l'entrée de ses établisse-ments, mais il ne faut pas lui donner la faculté de supprimer les insti-tutions libres ou de les empêcher de naître. L'Université ne peut donc

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Jean-Louis Benoît, “Alexis de Tocqueville, l’enseignement et la question scolaire.” (2020) 16

être seule chargée de composer les jurys d'examen, seule elle ne peut faire fermer une école ouverte. C'est l'État, sans doute, mais représenté par une administration désintéressée, comme les tribunaux ordinaires.

Quant à l'article 31, M. de Tocqueville pense qu'il faut abolir le certificat d’études afin que tout écolier puisse se présenter au bacca-lauréat dans quelque établissement qu'il ait fait ses études. Mais, d’autre part, les petits séminaires doivent être soumis à l'inspection et au contrôle de l'État. Il faut placer complètement les petits séminaires en dedans ou au-dehors du droit commun. M. de Tocqueville s’attend du reste à être calomnié au nom de la Révolution et au nom du catho-licisme qu’on l'accusera d'abandonner. Il prend son parti de ces re-proches contradictoires.

Jean-Louis BenoîtSaint Aubin des Préaux le 9 mars 2020

Fin du texte