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Jacques T. Godbout sociologue, INRS-urbanisation (1994) “Libre et obligatoire : l’esprit du don.” LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES CHICOUTIMI, QUÉBEC http://classiques.uqac.ca/

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Jacques T. Godboutsociologue, INRS-urbanisation

(1994)

“Libre et obligatoire :l’esprit du don.”

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALESCHICOUTIMI, QUÉBEChttp://classiques.uqac.ca/

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Les Classiques des sciences sociales est une bibliothèque numérique en libre accès, fondée au Cégep de Chicoutimi en 1993 et développée en partenariat avec l’Université du Québec à Chicoutimi (UQÀC) de-puis 2000.

http://bibliotheque.uqac.ca/

En 2018, Les Classiques des sciences sociales fêteront leur 25e anni-versaire de fondation. Une belle initiative citoyenne.

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Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur et Président-directeur général,LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

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Jacques T. Godbout, “Libre et obligatoire : l’esprit du don.” (1994) 4

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur associé, Université du Québec à ChicoutimiCourriel: [email protected] Site web pédagogique : http://jmt-sociologue.uqac.ca/à partir du texte de :

Jacques T. GODBOUT,

“Libre et obligatoire : l’esprit du don.”

In ouvrage sous la direction de Françoise-Romaine Ouellette et Claude Bariteau, Entre tradition et universalisme. Recueil d’articles suite au Colloque Entre tradition et universalisme tenu à Rimouski par l’ACSALF du 18 au 20 mai 1993, pp. 297-302. Québec : Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1994, 574 pp.

La présidente de l’ACSALF, Mme Marguerite Soulière, nous a accordé le 20 août 2018 l’autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Clas-siques des sciences sociales.

Courriel: La présidente de l’ACSALF, Marguerite Soulière :professeure, École de Service sociale, Université d’Ottawa :[email protected] Jacques T. Godbout : [email protected]

Police de caractères utilisés :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 14 avril 1919 à Chicoutimi, Québec.

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Jacques T. Godbout, “Libre et obligatoire : l’esprit du don.” (1994) 5

Jacques T. Godboutsociologue, INRS-urbanisation

“Libre et obligatoire : l’esprit du don.”

In ouvrage sous la direction de Françoise-Romaine Ouellette et Claude Bariteau, Entre tradition et universalisme. Recueil d’articles suite au Colloque Entre tradition et universalisme tenu à Rimouski par l’ACSALF du 18 au 20 mai 1993, pp. 297-302. Québec : Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1994, 574 pp.

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Jacques T. Godbout, “Libre et obligatoire : l’esprit du don.” (1994) 6

La présidente de l’ACSALF, Mme Marguerite Soulière, nous a accordé le 20 août 2018 l’autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Clas-siques des sciences sociales.

Courriel :

La présidente de l’ACSALF, Marguerite Soulière : professeure, École de Service sociale, Université d’Ottawa : [email protected]

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Jacques T. Godbout, “Libre et obligatoire : l’esprit du don.” (1994) 7

Note pour la version numérique : La numérotation entre crochets [] correspond à la pagination, en début de page, de l'édition d'origine numérisée. JMT.

Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier numérisée.

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Entre tradition et universalisme.Recueil d’articles suite au Colloque Entre tradition et universalisme

tenu à Rimouski par l’ACSALF du 18 au 20 mai 1993.DEUXIÈME PARTIE

B. LE DON (AUTOUR DE L’ESPRIT DU DONDE JACQUES T. GODBOUT)

19“Libre et obligatoire :

l’esprit du don.”Par Jacques T. GODBOUTSociologue, INRS-Urbanisation

Dans son Essai sur le don (1950), Mauss se pose une question fon-damentale : comment décrire l'obligation de rendre un don ? Loin de répondre à la question, l'auteur de ce classique sur le don en arrive, au contraire, à être de moins en moins convaincu du caractère obligatoire du don, si bien qu'à la fin de son texte on retrouve de plus en plus de phrases qui évoquent à la fois la liberté et l'obligation. Alors qu'en in-troduction Mauss qualifie la liberté dans le don d'apparence (« ca-deaux en théorie volontaires mais en réalité obligatoirement faits et rendus », p. 147), à la fin il évoque « la liberté et l'obligation mêlées » (p. 258) qui seraient propres au don.

Le problème de la liberté est non seulement difficile à résoudre, il est également difficile à aborder en sociologie et en sciences hu-maines. Dans la mesure où ces disciplines adhèrent au schéma déter-ministe d'explication, la liberté devient une fausse question, une caté-gorie non sociologique. Dans ce modèle, la liberté n'est qu'une ma-nière parmi d'autres de désigner ce que nous n'avons pas (encore) su

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Jacques T. Godbout, “Libre et obligatoire : l’esprit du don.” (1994) 9

expliquer, une façon noble de nommer notre ignorance des phéno-mènes sociaux.

Ainsi, pour Boudon il existe deux manières d'expliquer les phéno-mènes sociaux : soit on en appelle aux coutumes, à la mentalité, à la tradition ; ou alors on cherche « les bonnes raisons » qui ont conduit un sujet à adopter tel comportement, ou à avoir telle ou telle croyance (1988). Boudon s'élève, [298] avec raison, contre la facilité avec la-quelle, en sociologie, on a recours à la tradition. Cette explication n'en est pas une et suppose des acteurs irrationnels, ou incompris par l'ob-servateur. Le chercheur, affirme Boudon, doit aller au-delà de ces fausses explications et chercher les « bonnes raisons » qui permettent de comprendre le comportement d'un acteur et la logique de son ac-tion. On ne peut qu'être d'accord avec lui sur ce point. Mais la ques-tion qui se pose aussitôt a trait à la nature de ces bonnes raisons : pour Boudon, comme pour beaucoup de sociologues, elles semblent se li-miter à l'intérêt. Cherchez l'intérêt, cherchez « à qui profite le crime », et vous obtiendrez l'explication.

On se retrouve ainsi avec un double schéma d'explication : la tradi-tion, la coutume ; ou l'intérêt. Ce dualisme entraîne de graves consé-quences pour l'étude du don. À toutes fins pratiques, un tel schéma exclut tout simplement le don, du moins tel que Mauss a essayé de le saisir, mais aussi tel que les acteurs le décrivent lorsqu'on essaie de comprendre les « bonnes raisons » qui les conduisent à donner. Presque unanimement 1 les personnes qui parlent du don aujourd'hui insistent pour prendre leur distance vis-à-vis des obligations, des tradi-tions, des coutumes comme motivation les poussant à donner, tout en reconnaissant qu'il faut bien faire des dons conventionnels. Ce type de don se situe au niveau le plus bas ; à la limite, pour les individus mo-dernes, ce n'est pas un « vrai don ». Mais ils nient aussi être d'abord motivés par l'intérêt (au sens de donner dans le but de recevoir en re-tour, sur le modèle de l'échange marchand). En tout cas ce n'est pas pour eux la principale raison du don.

Si autant la coutume que l'intérêt sont récusés par les acteurs, quelles sont donc alors les « bonnes raisons » qui rendent compte du don ? Elles sont nombreuses : la reconnaissance, le plaisir de donner

1 Ce texte est fondé sur L'esprit du don, 1992, et aussi sur une recherche en cours sur le don dans les réseaux familiaux.

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(qui provient de différents sentiments incluant le plaisir de l'autre), l'amour de l'autre, et même l'intérêt, mais celui du receveur, et non celui du donneur. En outre la liberté dans le geste du don est considé-rée comme fondamentale, au point où toute obligation, venant de la tradition, de la coutume, tend à détruire le don. Que faire de cette don-née de base du don moderne affirmée par les donneurs, par laquelle ils se situent explicitement en dehors des schémas habituels d'explication en sciences humaines ? Comment interpréter cette préférence univer-selle pour les dons libres, les seuls « vrais dons » ?

Une distinction est nécessaire ici. Le vrai don est différent du don gratuit, au sens de sans retour, unilatéral, qui correspond à la défini-tion habituelle du vrai don. Au contraire : plus on cherche le sens du don pour les acteurs, plus ce geste s'inscrit dans des cycles où le don apparemment unilatéral tend à devenir marginal. Pour ne prendre qu'un exemple extrême, le bénévolat — don unilatéral par excellence —, on constate que les [299] bénévoles situent la plupart du temps leur action dans un contexte où ils affirment avoir beaucoup reçu dans le passé (en faisant du bénévolat, ils rendent donc en partie ce qu'ils ont reçu) et la plupart disent recevoir beaucoup des personnes aidées. Le retour n'est donc pas nié. Mais le retour obligé l'est. S'il y a retour, le retour est également libre. Autrement dit : l'existence d'un retour n'équivaut pas à l'obligation de retour. Que ce soit pour recevoir ou non, et même lorsqu'on donne pour recevoir, il n'y a pas de garantie. Le retour n'est jamais assuré, et le don est donc risqué, si on donne pour recevoir. « Si tout don appelle un contre-don, rien ne saurait ga-rantir une telle réciprocité » (Vidal, 1993, p. 61). Autrement dit en-core : le retour est aussi un don.

Il s'agit là d'un premier trait fondamental qui distingue le don de la circulation marchande ou étatique : il n'y a pas de droits dans le don. C'est une conséquence directe de la liberté du don : le don étant libre, on n'est jamais assuré du geste de l'autre, car il est libre lui aussi. Libre, non seulement au sens où on peut, par exemple, adhérer à un système d'assurance, entrer ou non dans le système, avec la garantie, si on y adhère, d'en bénéficier en cas de besoin. C'est la liberté mar-chande. La liberté du don va plus loin : à l'intérieur même d'un sys-tème de don, il n'existe pas de lien direct entre la contribution et la rétribution, au point où dans un système comme le don du sang, on en bénéficie même si on n'y participe pas, ce qui accroît évidemment in-

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finiment notre liberté d'y participer, de donner ou non du sang, par exemple 2. La liberté et la non-garantie sont les deux faces du même phénomène.

Le sens du geste est important dans le don. L'observation du retour ne dit rien en soi sur le sens du retour, sauf si on fait le postulat qu'il ne peut y avoir qu'un sens : s'il y a retour, c'est nécessairement que l'on a donné pour recevoir, et cela même si les acteurs affirment le contraire ! Il y a un glissement permanent de l'observation de ce qui circule au sens de ce qui circule. Or plusieurs cas sont possibles, et ce que souvent les protagonistes du don affirment, c'est qu'ils ne veulent pas tellement recevoir, que recevoir un don. Do ut des. Je donne non pas pour recevoir, mais pour que tu donnes. Au point où on préférera ne rien recevoir si on a l'impression que l'autre s'est senti obligé de donner. Pour cela il faut imaginer l'autre libre de nous faire un don, un retour. Toutes sortes de ruses, qui peuvent apparaître bizarres ou hy-pocrites, existent dans ce but : libérer l'autre de l'obligation de donner. Dans un schéma d'explication utilitariste, où seul l'intérêt est considé-ré comme facteur d'explication du comportement, ces rituels sont in-terprétés comme manifestation d'hypocrisie, comme moyen pour ca-cher la véritable intention qui serait que l'on donne uniquement pour recevoir. Ainsi, au moment de recevoir un cadeau, le donataire dira : « Mais c'est trop, tu n'aurais pas dû, etc. » ; et le donateur répondra : « Ce n'est rien du tout, [300] c'est la moindre des choses ! ». Il y a dans ce rituel un processus de libération de l'autre de ses obligations dans la transaction du don, processus qui fait que le don est l'envers de la transaction marchande, dans laquelle chaque partenaire tente au contraire d'obliger, d'engager l'autre de façon maximale en signant des contrats, en exigeant des garanties, etc.

Dans le don tout se passe comme s'il y avait une « force naturelle » qui tendait vers l'obligation, (car c'est présent, partout), force dont les agents tentent de se libérer et de libérer les autres en permanence lors-qu'ils sont en situation ou en état de don. Pourquoi ? Parce que cette obligation vient enlever toute valeur au geste posé. Au-delà de la va-leur d'usage et de la valeur d'échange de ce qui circule, le don semble véhiculer un troisième type de valeur qu'on pourrait appeler la valeur de lien. Et cette valeur est directement proportionnelle au degré de 2 Autrement dit, il n'y a pas de sanction, dans le don du sang, pour ceux que

les Américains appellent les « free riders ».

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Jacques T. Godbout, “Libre et obligatoire : l’esprit du don.” (1994) 12

liberté du geste du donateur perçu par le receveur. C'est en faisant l'impasse sur cette dynamique qu'on peut réduire le don soit à une obligation, soit à l'intérêt selon les deux schémas d'explication présen-tés plus haut.

Là résiderait l'essentiel du don. C'est la thèse soutenue dans L'es-prit du don. Cela n'exclut pas d'autres formes de don, où l'obligation est plus présente, ou l'intérêt plus manifeste. Le don conventionnel, le don utilitaire existent et sont plus ou moins présents selon les sociétés. Mais dans toutes ces formes, il y a au minimum la non-garantie de retour, et donc la liberté, et donc la confiance, au coeur du geste du don. Nous pensons que ce phénomène est aussi au coeur de la société : la confiance que les choses me seront rendues un jour, sans garantie qu'elles le soient.

Mettre ce type de rapport social au coeur du lien social, cela sup-pose une certaine conception de la société, et cela s'oppose aussi à une certaine conception de la société. Cela s'oppose à une conception mé-caniste, déterministe, (qu'elle soit marxiste ou fonctionnaliste), vision qui exclut la liberté et le risque, la société étant une sorte de machine, chaque pièce s'imbriquant les unes dans les autres à la manière des roues d'engrenage. Dans ce modèle rien d'inattendu ne survient. Rien n'apparaît, car tout est produit ou reproduit : de la force de travail à la production et la reproduction de l'être humain. C'est le paradigme de la société conçue uniquement comme système de production. Le don n'y a aucune place, sauf comme défaut, raté du système qu'il faut s'empresser de corriger et d'éliminer. Au contraire, en mettant le don au coeur de la société, on introduit l'inattendu, la surprise comme phé-nomène essentiel aux liens sociaux. On introduit la grâce, dirait le poète ; la singularité, l'aléatoire, l'indétermination, l'incertitude, dirait le scientifique. Alors que dans les rapports sociaux analysés par les sociologues des organisations comme Michel Crozier, les acteurs éta-blissent des stratégies qui visent toutes à réduire, voire à éliminer l'in-certitude (1977), [301] les acteurs d'un système de don essaient au contraire de créer en permanence de l'incertitude en se libérant mu-tuellement de leurs obligations. C'est pourquoi nous croyons que le don ne peut pas être théorisé dans le cadre de modèles déterministes et qu'il faut avoir recours à des modèles non mécanistes, comme, par exemple, ceux qui se développent actuellement dans les sciences cog-nitives.

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Jacques T. Godbout, “Libre et obligatoire : l’esprit du don.” (1994) 13

Cette réflexion est amorcée dans L'esprit du don. De tels modèles essaient d'imaginer la liberté, mais l'obligation n'en n'est pas absente : si les acteurs essaient autant de libérer le geste du don, c'est bien parce que l'obligation est toujours là, toujours présente, comme une force qui ne pourra jamais être complètement éliminée. Et on revient au pa-radoxe de Mauss : le don est à la fois libre et obligatoire, et c'est préci-sément ces deux mouvements contraires qu'il faut comprendre. Com-ment rendre compte de ces deux mouvements dans le don, l'un vers l'obligation, l'autre vers la libération ? Ou encore : d'où vient ce besoin de libérer, et cette tendance à l'obligation ?

On peut émettre l'hypothèse suivante : le geste de don est essentiel à toute société ; il est aussi dangereux ; le don qui échoue engendre la violence 3. Que le don fonctionne est tellement essentiel à une société donnée qu'elle a la tentation constante de le rendre obligatoire, de faire des règles, de le « normer », de l'encadrer. Dans les sociétés ar-chaïques cette obligation prend plus la forme des grands rituels ; dans les sociétés libérales, on tend à transformer le don en droits au niveau macrosocial. Dans les petites groupes et les relations primaires, les individus, à l'intérieur de leurs réseaux, auront aussi tendance à établir des règles pour s'assurer que le don circule. Mais au moment du geste, ils savent bien que le don doit être d'abord un élan du coeur ; ils au-ront donc aussi toujours tendance à transgresser les règles qu'ils ont eux-mêmes établies, à faire plus que la règle prévoit ; et aussi à libérer l'autre de la règle par des mots et par des « contre-rituels » (« c'est trop ; tu n'aurais pas dû ; c'est la moindre des choses, etc.) ; à libérer l'autre en permanence de son obligation pour que le don prenne sa va-leur, pour qu'il soit un « vrai » don. C'est ce que nous constatons ac-tuellement dans une recherche sur le don dans les réseaux familiaux.

On retrouvera partout cette tension entre obligation et liberté, inso-luble, au coeur du don. Cette étrange obligation d'être spontanée, ten-sion fondatrice du lien social, devant laquelle le sociologue devra tou-jours demeurer modeste, reconnaître ses limites et être prêt à donner une place, voire à céder sa place aux autres disciplines des sciences humaines, aux philosophes, aux poètes.

3 C'est une des raisons pour lesquelles on a remplacé en partie le don par le marché, par ce qu'on appelait le « doux commerce ». (Hirschman...)

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Jacques T. Godbout, “Libre et obligatoire : l’esprit du don.” (1994) 14

[302]

NOTES

Les notes en fin de texte ont toute été converties, dans cette édition numérique des Classiques des sciences sociales, en notes de bas de page afin d’en faciliter la consultation. JMT.

RÉFÉRENCES

Boudon, R., « L'acteur social est-il si irrationnel (et si conformiste) qu'on le dit ? », dans C. Audard et al., Individu et justice sociale. Au-tour de John Rawls, Paris, Seuil, 1988, pp. 219-244.

Crozier, M. et E. Friedberg, L'acteur et le système : les contraintes de l'action collective, Paris, Seuil, 1977.

Godbout, J. T. (en coll. avec A. Caillé), L'esprit du don, Paris et Montréal, La Découverte et Boréal, 1992.

Mauss, M., « Essai sur le don, forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques   ». Sociologie et anthropologie, Paris, Presses uni-versitaires de France, 1985c, 1950, p. 145-279.

Vidal, D., « Les gestes du don, À propos des “Trois Grâces” », dans Mauss, Ce que donner veut dire, Paris, La Découverte, 1993, pp. 60-77.