6
5/11/2018 ApollinaireJ-slidepdf.com http://slidepdf.com/reader/full/apollinaire-j 1/6 1. Guillaume Apollinaire (1880-1918) Au confluent de la tradition lyrique et de la modernité la plus audacieuse, Guillaume Apollinaire (1880-1918) est une des figures les plus attachantes de la littérature de ce début de siècle. À la fois prosateur (contes et récits d'inspiration mythologique, mais aussi fantastique et érotique), critique d'art, auteur dramatique et bien sûr poète, nourri de toute une culture (antique, médiévale, classique, symboliste), féru d'occultisme, doté d'une érudition proprement stupéfiante et d'une curiosité sans cesse aux aguets, il incarne la figure d'un homme tiraillé entre l'attrait mélancolique qu'exerce sur lui le passé, et la fascination inquiète, lucide, mais toujours attentive, envers l'avenir. Poète, il s'est voulu au centre de « cette longue querelle de la tradition et de l'invention/De l'Ordre et de l'Aventure » (« La Jolie Rousse », Calligrammes) qui marque les premières années du siècle. Sous forme de comptes rendus critiques ou de poèmes, Apollinaire collabore à de nombreuses revues : Vers et Prose, La Phalange, Gil Bios, Le Mercure de France, Le Festin d'Ésope, revue des belles-lettres, qu'avec André Salmon et d'autres amis il fonde en 1903. Il publie aussi ses  premiers livres : L'Enchanteur pourrissant (1909), illustré de gravures sur bois de André Derain,  L'Hérésiarque et Cie (1910) pour lequel il obtient trois voix au jury Goncourt,  Le Bestiaire ou Cortège d'Orphée (1911), illustré de bois de Raoul Dufy, premier recueil poétique. C'est aussi l'époque où il noue de grandes amitiés. Outre Salmon, il fréquente Alfred Jarry et Max Jacob depuis 1903 ; en 1904, il fait la connaissance de Derain, Vlaminck et Picasso. 1907 est l'année de la rencontre avec Marie Laurencin : leur liaison, souvent orageuse, durera jusqu'en 1912. Cette  période faste se clôt en 1913 avec la publication à.'Alcools.  Alcools : des feux de l'amour aux flammes du brasier.  Ne nous laissons pas toutefois égarer  par cette date de 1913 : nombre de poèmes d'Alcools ont été écrits et publiés en revue au cours des années précédentes. Les plus anciens (« Merlin et la vieille femme », « L'Ermite ») remontent à 1898-99 ; « L'Émigrant de Landor Road » a paru dans Vers et Prose en décembre 1905, «La Tzigane», «Les Colchiques » et « Lui de Faltenin » dans  La Phalange en novembre 1907 et « La Chanson du Mal Aimé » dans  Le Mercure de France en mai 1909. Par ailleurs, la composition d'Alcools n'obéit à aucun ordre chronologique : « Zone », poème liminaire, a été écrit en 1912. Le poète n'a pas craint de faire figurer aux côtés de ce texte avant-gardiste qui célèbre le monde moderne (« J'aime la grâce de cette rue industrielle ») sur fond d'images empruntées à la mythologie et à la littérature antiques (« Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin »), des pièces de facture plus classique, relevant d'une inspiration symboliste (« Clair de lune », déjà paru en 1901), ou d'un lyrisme quasi verlainien (« À la santé »). Esprit libre et fantasque, Apollinaire ne saurait être enfermé dans un quelconque dogmatisme. Jamais aucune théorie n'a  bridé son inspiration.  Nombre de poèmes du recueil s'inscrivent dans une tradition lyrique. Fuite du temps que symbolise l'écoulement de l'eau (« Le Pont Mirabeau »), mélancolie de l'automne, véritable « saison mentale » du poète (« Les colchiques », « Automne malade »), évocation de la nature (le cycle des « Rhénanes »), amours malheureuses forment l'essentiel de cette thématique. Apollinaire s'y révèle un poète élégiaque accompli et l'on comprend que ces textes aient retenu l'attention de musiciens, en même temps qu'ils rencontraient une grande faveur auprès des lecteurs. Mais ce lyrisme, Apollinaire a su le renouveler : la familiarité, le pittoresque, voire une certaine cocasserie, ne sont pas écartés, et ce n'est pas tant la douleur de tel amour perdu que chante le poète, que « la fausseté de l'amour même ». Au fil des poèmes inspirés par les jeunes filles et par les femmes aimées, si c'est bien son autoportrait en « mal aimé » qu'a dessiné Apollinaire, c'est aussi, et plus radicalement, le monologue intérieur d'un homme doutant de l'amour et qui a « la conscience des éternités différentes de l'homme et de la femme » (« Onirocritique »,  L'Enchanteur pourrissant). On mesure ainsi combien les complaintes ne peuvent être réduites à leur composante sentimentale. Certes, le  poète s'y dépeint en amant désenchanté, jamais amer cependant, mais aussi et surtout en homme pour qui la perte de l'amour ne représente pas la fin des espérances. Les flammes du  brasier offrent, en effet, une issue au « mal aimé » déçu, voire trompé, par les feux de l'amour.

Apollinaire J

  • Upload
    milan

  • View
    31

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Apollinaire J

5/11/2018 Apollinaire J - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/apollinaire-j 1/6

1. Guillaume Apollinaire (1880-1918)

Au confluent de la tradition lyrique et de la modernité la plus audacieuse, GuillaumeApollinaire (1880-1918) est une des figures les plus attachantes de la littérature de ce début desiècle. À la fois prosateur (contes et récits d'inspiration mythologique, mais aussi fantastique et

érotique), critique d'art, auteur dramatique et bien sûr poète, nourri de toute une culture (antique,médiévale, classique, symboliste), féru d'occultisme, doté d'une érudition proprementstupéfiante et d'une curiosité sans cesse aux aguets, il incarne la figure d'un homme tiraillé entrel'attrait mélancolique qu'exerce sur lui le passé, et la fascination inquiète, lucide, mais toujoursattentive, envers l'avenir. Poète, il s'est voulu au centre de « cette longue querelle de la traditionet de l'invention/De l'Ordre et de l'Aventure » (« La Jolie Rousse », Calligrammes) qui marqueles premières années du siècle.

Sous forme de comptes rendus critiques ou de poèmes, Apollinaire collabore à de nombreusesrevues : Vers et Prose, La Phalange, Gil Bios, Le Mercure de France, Le Festin d'Ésope, revuedes belles-lettres, qu'avec André Salmon et d'autres amis il fonde en 1903. Il publie aussi ses

 premiers livres : L'Enchanteur pourrissant (1909), illustré de gravures sur bois de André Derain,

 L'Hérésiarque et Cie (1910) pour lequel il obtient trois voix au jury Goncourt,  Le Bestiaire ouCortège d'Orphée (1911), illustré de bois de Raoul Dufy, premier recueil poétique. C'est aussil'époque où il noue de grandes amitiés. Outre Salmon, il fréquente Alfred Jarry et Max Jacob depuis1903 ; en 1904, il fait la connaissance de Derain, Vlaminck et Picasso. 1907 est l'année de larencontre avec Marie Laurencin : leur liaison, souvent orageuse, durera jusqu'en 1912. Cette

 période faste se clôt en 1913 avec la publication à.'Alcools.

 Alcools : des feux de l'amour aux flammes du brasier. Ne nous laissons pas toutefois égarer  par cette date de 1913 : nombre de poèmes d'Alcools ont été écrits et publiés en revue au cours desannées précédentes. Les plus anciens (« Merlin et la vieille femme », « L'Ermite ») remontent à1898-99 ; « L'Émigrant de Landor Road » a paru dans Vers et Prose en décembre 1905, «La

Tzigane», «Les Colchiques » et « Lui de Faltenin » dans  La Phalange en novembre 1907 et «La Chanson du Mal Aimé » dans Le Mercure de France en mai 1909. Par ailleurs, la compositiond'Alcools n'obéit à aucun ordre chronologique : « Zone », poème liminaire, a été écrit en 1912.Le poète n'a pas craint de faire figurer aux côtés de ce texte avant-gardiste qui célèbre le mondemoderne (« J'aime la grâce de cette rue industrielle ») sur fond d'images empruntées à lamythologie et à la littérature antiques (« Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin»), des pièces de facture plus classique, relevant d'une inspiration symboliste (« Clair de lune »,déjà paru en 1901), ou d'un lyrisme quasi verlainien (« À la santé »). Esprit libre et fantasque,Apollinaire ne saurait être enfermé dans un quelconque dogmatisme. Jamais aucune théorie n'a

 bridé son inspiration.

 Nombre de poèmes du recueil s'inscrivent dans une tradition lyrique. Fuite du temps que

symbolise l'écoulement de l'eau (« Le Pont Mirabeau »), mélancolie de l'automne,véritable « saison mentale » du poète (« Les colchiques », « Automne malade »),évocation de la nature (le cycle des « Rhénanes »), amours malheureuses formentl'essentiel de cette thématique. Apollinaire s'y révèle un poète élégiaque accompli et l'oncomprend que ces textes aient retenu l'attention de musiciens, en même temps qu'ilsrencontraient une grande faveur auprès des lecteurs. Mais ce lyrisme, Apollinaire a su lerenouveler : la familiarité, le pittoresque, voire une certaine cocasserie, ne sont pas écartés, etce n'est pas tant la douleur de tel amour perdu que chante le poète, que « la fausseté del'amour même ». Au fil des poèmes inspirés par les jeunes filles et par les femmes aimées, sic'est bien son autoportrait en « mal aimé » qu'a dessiné Apollinaire, c'est aussi, et plusradicalement, le monologueintérieur d'un homme doutant de l'amour et qui a « la conscience des éternités différentes de

l'homme et de la femme » (« Onirocritique »,  L'Enchanteur pourrissant). On mesure ainsicombien les complaintes ne peuvent être réduites à leur composante sentimentale. Certes, le  poète s'y dépeint en amant désenchanté, jamais amer cependant, mais aussi et surtout enhomme pour qui la perte de l'amour ne représente pas la fin des espérances. Les flammes du

 brasier offrent, en effet, une issue au « mal aimé » déçu, voire trompé, par les feux de l'amour.

Page 2: Apollinaire J

5/11/2018 Apollinaire J - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/apollinaire-j 2/6

Purificateur, le feu régénère. Grâce à lui, en lui, le poète peut échapper à la mélancolie etrenaître :

Je flambe dans le brasier à l'ardeur adorable

Je suffis pour l'éternité à entretenir le feu de mes délices[...]Voici le paquebot et ma vie renouveléeSes flammes sont immensesII n'y a plus rien de commun entre moiEt ceux qui craignent les brûlures(« Le Brasier ».)

 Nouveau Phénix, le poète est ainsi celui qui échappant à la contingence de la durée, s'inscritdans un temps cosmique.

Calligrammes : « Ah ! Dieu ! que la guerre est jolie ». Apollinaire est aussi un poète de laguerre. Rien ne semblait pourtant prédisposer le bon vivant qu'il était à vivre pareille épreuve.Ce fut pourtant volontairement que dès la mobilisation générale de juillet 14, le poète décida des'engager. De son expérience du front, il tirera de nombreux poèmes dont il regroupera certainsdans Calligrammes (1918), second et dernier recueil publié par lui. Ordonnée en six sections,l'œuvre, à la différence d' Alcools,   propose, pour l'essentiel, les poèmes dans un ordrechronologique. C'est un peu son journal de guerre qu'a tenu le soldat Apollinaire. Après une

 première partie écrite avant la déclaration de guerre, on le suit depuis le jour où ayant quittéDeauville avec son ami Rouveyre « dans la petite auto » de ce dernier, il parvient à Paris « aumoment où l'on affichait la mobilisation » :

 Nous comprîmes mon camarade et moiQue la petite auto nous avait conduits dans une époque

 NouvelleEt bien qu'étant déjà tous deux des hommes mûrs

 Nous venions cependant de naître(« Le 31 du mois d'août 1914 ».)

Puis c'est l'engagement, l'expérience du front et des combats, la blessure et la trépanation («Une belle Minerve est l'enfant de ma tête/Une étoile de sang me couronne à jamais », « Tristessed'une étoile »). Certains vers qui semblent célébrer, voire exalter, la guerre ont pu surprendre : «Le ciel est étoile par les obus des Boches/La forêt merveilleuse où je vis donne un bal/Lamitrailleuse joue un air à triple-croches » (« La nuit d'avril 1915 »).

Outre que cette évocation de la guerre sous l'apparence d'un spectacle quasi féerique renvoie

à cette esthétique de la surprise qui est au cœur de la poétique apollinarienne, elle est aussitraversée d'obsédantes et fulgurantes visions erotiques (« Tes seins sont les seuls obus que

 j'aime/[...] En voyant la large croupe de mon cheval j'ai pensé à tes hanches », « Fusée ») quitémoignent de l'intensité des sentiments que nourrit le poète pour Louise de Coligny-Châtillon («Lou » en poésie) et Madeleine Pages, femmes auxquelles il adresse du front une correspondance(lettres, mais aussi poèmes) quasi quotidienne. Par ailleurs, une sourde, diffuse et entêtanteangoisse se fait aussi entendre au fil des poèmes : « La terre a faim et voici son festin de Balthasar cannibale/Qui aurait dit qu'on pût être à ce point anthropophage/Et qu'il fallût tant de feu

 pour rôtir le corps humain » (« Merveille de la guerre »).

Enfin, si c'est bien son autoportrait de poète-soldat que nous livre Apollinaire, il faut ajouter qu'une inspiration cosmique et panthéiste irrigue Calligrammes : « Je lègue à l'avenir l'histoire

de Guillaume Apollinaire/Qui fut à la guerre et sut être partout/Dans les villes heureuses del'arrière/Dans tout le reste de l'univers » (ibid.).

Échappant aux clichés de la poésie patriotique ou antimilitariste, Apollinaire, avec autant devirtuosité que de lyrisme, a transmué en méditation sur la place de l'homme dans l'univers et sur celle du poète face aux générations futures, son expérience de cette « effroyable lutte » (« La

Page 3: Apollinaire J

5/11/2018 Apollinaire J - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/apollinaire-j 3/6

Jolie Rousse ») que fut la Grande Guerre.

 L'Esprit nouveau ou « le sublime moderne ». Dès 1905, Apollinaire a été aux avant-postesde la modernité artistique. Ami des cubistes, il n'a cessé dans ses chroniques et dans sesconférences de défendre leurs œuvres (Méditations esthétiques, Les Peintres cubistes, 1913). Sa

 propre écriture témoigne d'une attention jamais démentie envers les recherches les plus hardies. Ilest aisé de dresser la liste des principales novations qu'Apollinaire a, sinon introduites, en toutcas contribué à faire accepter, en poésie : suppression, à partir de 1912, de toute ponctuation ;« poèmes-conversations » (« Lundi rue Christine » de Calligrammes) ; « poèmes-simultanés » (« S P », ibid.) ; et bien sûr, les calligrammes proprement dits, ces fameux «idéogrammes lyriques » que sont, selon ses propres termes, les poèmes dont la dispositiontypographique sur la page évoque visuellement les objets ou les réalités dont ils parlent : unecravate, la pluie, une colombe, un miroir...

 Néanmoins, il convient d'apprécier à sa juste mesure l'importance du modernisme dans la poétique d'Apollinaire. Ce dernier ne s'est jamais voulu chef de file d'une quelconque avant-garde.Il n'a jamais revendiqué une esthétique de la rupture :

« Je n'ai jamais détruit, mais au contraire, essayé de construire. Le vers classique était battu en brècheavant moi qui m'en suis souvent servi [...] Dans les arts, je n'ai rien détruit non plus, tentant de faire vivreles écoles nouvelles, mais non au détriment des écoles passées. » (Lettre à André Billy, citée par M. Adéma et M.Décaudin.)

Dans sa célèbre conférence de novembre 1917 sur  L'Esprit nouveau, Apollinaire ne dit pasautre chose. Il prône une esthétique de la surprise - dont a toujours témoigné sa propre création («Chantre », la « Réponse des cosaques Zaporogues au sultan de Constantinople » en plein cœur de «La Chanson du mal aimé », entre autres exemples) -, mais précise bien :

« L'esprit nouveau est avant tout ennemi de Festhétisme, des formules et de tout snobisme. Il ne lutte point

contre quelque école que ce soit, car il ne veut pas être une école, mais un des grands courants de lalittérature englobant toutes les écoles, depuis le symbolisme et le naturisme. »

De fait, Apollinaire s'inscrit dans une filiation, à la fois thématique (la veine élégiaque) etesthétique (Mallarmé et les symbolistes avaient déjà réfléchi à l'importance de la typographie etde la disposition du poème sur la page).

Plus encore que d'une esthétique, l'esprit nouveau relève d'une attitude envers le monde, lavie, l'art. Les expérimentations poétiques ne ressortissent à aucun dogmatisme, elles procèdentd'une nécessité impérieuse, celle d'inventer un nouveau langage, seul susceptible de célébrer lemonde nouveau et d'atteindre le sublime, « essence même de l'art humain ». « Le sublimemoderne est identique au sublime des siècles passés » (La Loi de Renaissance), mais seuls lesarts de création (peinture, musique, littérature), menacés par ces « arts industrialisés » que sont «

le phonographe, le cinématographe et la photographie », sont à même de l'exprimer. C'est cettetâche qu'Apollinaire s'est toujours assignée.

« De longtemps, la terre ne portera plus d'enchanteurs, mais les temps des enchanteursreviendront. » À nul mieux qu'à Guillaume Apollinaire dont la devise était « Je m'émerveille » ne

 pourrait mieux s'appliquer cette prophétie. Apollinaire l'enchanteur. Apollinaire le Poète-Phénix.Apollinaire, l'homme tourné vers l'avenir, appelant de ses vœux une « Victoire » totale, c'est-à-diremilitaire, mais aussi artistique et humaniste.

Page 4: Apollinaire J

5/11/2018 Apollinaire J - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/apollinaire-j 4/6

Guillaume Apollinaireou le Poète flâneur 

Le mal-aiméLa vie brève Guillaume Apollinaire, Kostro pour ses intimes, coïncide avec le dépérissementd'un Symbolisme dont il s'écarte. Il est certes conscient de ses affinités avec ce mouvement, maisla naissance d'esthétiques nouvelles l'enthousiasme et il s'en fait le propagandiste enflammé.Contemporain du Cubisme, il est en même temps le précurseur du Surréalisme.

Un poste providentiel de précepteur chez une riche Allemande l'éloigné de Paris pour un an(1901-1902). Les bords du Rhin lui inspirent les célèbres Rhénanes d'Alcools :Le mai le joli mai en barque sur le Rhin II s'y éprend d'une jeune gouvernante anglaisequi repousse ses avances. Saura-t-elle jamais qu'en le fuyant toujours plus loin, en Angleterre,aux Etats-Unis, qu'en le faisant souffrir, elle lui a inspire Alcools?Le pré est vénéneux mais joli en automneLes vaches y paissantLentement s'empoisonnentLe colchique couleur de cerne et de Nias

Y fleurit tes yeux sont comme cette fleur-làViolâtres comme leur cerne et comme cet automneEt ma vie pour tes yeux lentement s'empoisonne

Le recueil d'AlcoolsDans les poèmes d'Alcools, composés de 1908 à 1913, apparaissent tous les thèmes de l'œuvred'Apollinaire : instantanés pris sur le vif ou reflets captés par le souvenir, saisons et états d'âme,idéalisation de la femme, amour-poison, sirènes et fées, incertitude de la fluidité du temps, obsessionde l'eau courante à laquelle le navire de notre mémoire confie sa frêle cargaison.

Malgré la hardiesse apparente des images, la poésie d'Apollinaire est aisément déchiffrable. Ilefface la ponctuation pour laisser à la coupe du vers et au rythme d'ensemble toute leur souplesse.

Le modernisteA Paris, il s'oriente pour subsister vers la chronique artistique, plus rentable que la poésie. Saliaison avec le charmant peintre Marie Laurencin, son amitié' pour Pablo Picasso, l'entraînent dansl'univers du Bateau-Lavoir, étrange cité montmartroise d'ateliers où gîtent et se côtoient lesartistes les plus divers.

Ses relations avec les peintres ne lui inspirent pas seulement des œuvres critiques (1913, les Peintres cubistes), elles impriment dans sa poésie une marque originale. Comme RobertDelaunay, il est fasciné par la tour Eiffel ; comme Raoul Dufy, par l'électricité ; comme AndréDerain, par les aéroplanes ; comme Fernand Léger, par la machine; comme Braque, il se passionne

  pour les lettres d'imprimerie et compose certaines pages de Calligrammes (1918), ces«idéogrammes lyriques», comme de véritables collages.

Avant les Surréalistes il comprend la valeur de la dictée intérieure, du rythme spontané, desassociations imprévisibles. Révélateur est un texte de 1908, Onicritique, récit d'un rêve qui

voudrait refouler toute organisation poétique au profit d'un automatisme psychologique presqueirréalisable.Blessé pendant la guerre, il aurait pu y mourir, comme Alain-Fournier et Chartes Péguy : une

épidémie de grippe espagnole l'emporte, comme Edmond Rostand, au lendemain de la victoire.

Page 5: Apollinaire J

5/11/2018 Apollinaire J - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/apollinaire-j 5/6

5 .L 'E S P R I TN O U V E A U: AP O L L I N A I R E

Sous l'insouciance du monde et du demi-monde de la Belle Époque, et aussi bien sous ladureté des affrontements idéologiques, une révolution des mœurs et des goûts est enmarche. À côté des derniers symbolistes, dont l'inspiration se survit (Henry de Régnier,

Vielé-Griffm, Gustave Kahn, Saint-Pol Roux), des « naturistes » (Saint-Georges deBouhélier, Paul Fort, Jammes), des poètes de la ville moderne, des unanimistes, ou des «fantaisistes » comme Fourest (La Négresse blonde, 1909) et Toulet (Contrerimes, 1921),surgit le véritable « esprit nouveau » : celui d'Apollinaire, Cendrars, Jacob, Reverdy,Salmon, Larbaud, Segalen, Saint-John Perse. Son éclat gagne la peinture, querenouvellent les fauves (Matisse, Vlaminck, Derain, Rouault), puis les cubistes (Braque,Picasso, Gris, Léger, Metzinger, La Fresnaye).

En poésie comme en peinture, en effet, la forme tend à se fragmenter, à se libérer detoute vraisemblance et de toute cohérence réalistes, à saisir l'objet sous toutes ses faces enmême temps. La source de l'art est moins la raison que le rêve (éventuellement nourri devoyages lointains, d'exotisme, ou de réminiscences freudiennes). La poésie est un

engagement intégral de l'être dans l'expérience existentielle et dans le travail du langage.Ses instruments sont l'image, l'association libre, et le rythme ; ses effets sont la liberté et lamusicalité : le poème échappe aux figements de l'idée reçue et du topos, aux raideurslogiques et syntaxiques et aux contraintes de la mesure et de la rime, et il musicalise sonlangage par le travail subtil des motifs thématiques, de la rêverie, des sonorités, des accentset des tempos.

Le maître de cette sensibilité poétique nouvelle et de ses inflexions est Apollinaire,qui publie au cours de la même année 1913 son recueil de poèmes le plus célèbre,

 Alcools, et une étude des Peintres cubistes. Gravement blessé en 1915, trépané, il meurt dela grippe espagnole en 1918. Il est le poète du temps, de la mémoire, de l'eau, del'automne, du voyage, de la modernité et de la nostalgie, et le virtuose absolu du vers,

libre aussi bien que rimé. L'avant-guerre s'achève aux échos de son plaisir et de sadouleur de vivre, d'aimer et d'écrire. Nulle autre voix ne sera plus enchanteresse que lasienne. Les exercices graphiques de Calligrammes et des poèmes à Lou ajoutent leur fantaisie à la désinvolture de la rêverie et à l'élégie du désir amoureux.

L 'amour est libre il n'est jamais soumis au sortO Lou le mien est plus fort encor que la mortU n cœur le mien te suit dans ton voyage au Nord

Lettres Envoie aussi des lettres ma chérieO n aime en recevoir dans notre artillerieU ne par jour au moins une au moins je t'en prie

Lentement la nuit noire est tombée à présentO n va rentrer après avoir acquis du zanU ne deux trois A toi ma vie A toi mon sang

L a nuit mon cœur la nuit est très douce et très blondeO Lou le ciel est pur aujourd'hui comme une ondeU n cœur le mien te suit jusques au bout du monde

L 'heure est venue Adieu l'heure de ton départO n va rentrer II est neuf heures moins le quart

U ne deux trois Adieu de Nîmes dans le Gard(Guillaume Apollinaire, Poèmes à Lou, © éd. Gallimard,éd. posthume, 1956.)

Le Zan est un bonbon à la réglisse, présenté sous forme de tablette dure. Il en existearomatisé à l'anis (emballage rouge) ou à la menthe (emballage vert).

Page 6: Apollinaire J

5/11/2018 Apollinaire J - slidepdf.com

http://slidepdf.com/reader/full/apollinaire-j 6/6

Le mot de surréalisme a été prononcé pour la première fois en 1917 par Guillaume Apollinaire2

qui a joué, dans de multiples formes de l'art moderne, le rôle de précurseur. I1 a lancé le cubisme, l'artnègre — et le surréalisme. Son idée maîtresse était que l'art doit cesser d'être représentatif pour devenir figuratif et symbolique. Ainsi le cubisme dissocie les éléments de la réalité et les combinelibrement de nouveau; l'art nègre procède de même dans ses fétiches et dans ses idoles; lesurréalisme doit s'inspirer de la nature, mais « sans l'imiter à la matière des photographes. Quandl'homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue qui ne ressemble pas à une jambe. Il a fait ainsi dusurréalisme sans le savoir. » (Préface aux Mamelles de Tirésias.) Apollinaire s'en est tenu à cetteforme élémentaire du surréalisme : l'autonomie de l'œuvre d'art. Il a même essayé, en souvenir deMallarmé, d'en renouveler, non sans humour, la présentation graphique (Calligrammes.)

Son œuvre poétique est brève. Une sentimentalité discrètement mélancolique l'apparente àcelles de Heine et de Verlaine. La pensée, tour à tour tendre, moqueuse, effrontée, se développe auhasard des associations d'émotions ou d'images, suivant une ligne sinueuse « où l'indécis au précisse joint ». Elle paraîtrait toute naïve si des réminiscences de lectures, de refrains populaires, dessouvenirs rhénans el parisiens n'avertissaient que l'auteur possède une culture très vaste et trèsdiverse. La phrase file, allusive et chantante, dans une sorte de brume irisée qui ne permet pas

toujours d'en saisir les contours, d'autant que la ponctuation est volontairement omise pour ajouter du flou. L'ensemble, musical et mystérieux, exerce un envoûtement dont on se défend mal.

Apollinaire précurseur du surréalisme

Il est d’abord l’inventeur du mot en qualifiant de "drame surréaliste » sa pièce Les Mamelles deTiresias en 1917.Dans la préface il écrit :« Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue qui ne ressemble pas à une jambe. Ila fait du surréalisme sans le savoir. »Le surréalisme selon lui désigne ainsi l’invention métaphorique comme création à part entièrequi n’imite pas le réel. Ce terme succède à ceux d’orphisme et de surnaturalisme pour désigner «un art qui n’est pas le naturalisme photographique uniquement et qui cependant soit la nature,même ce qu’on en voit et ce qu’elle contient, cette nature intérieure aux merveillesinsoupçonnées, impondérables, impitoyables et joyeuses. Il faut réagir contre le pessimisme quidepuis le début du XIXème siècle n’a pas cessé de hanter nos écrivains. Il faut exalter l’homme,et non pas le diminuer, le déprimer, le démoraliser. Il faut qu’il jouisse de tout, même de sessouffrances. » (interview d’Apollinaire par Gaston Picard dans Le Pays 24 juin 1917

Cette volonté de jouir de tout et d’exalter l’homme est au cœur du surréalisme : puissancecréatrice de l’imagination sublimée, même si Breton donnera un autre sens au mot surréalisme.Il a fréquenté Apollinaire avec Soupault, il parle de « don prodigieux d’émerveillement », ditqu’Apollinaire « prend à coeur de toujours combler ce Vœu d’imprévu qui signale le goûtmoderne, mais il le critiquera aussi : « Et qu’a su dire Apollinaire de cet esprit nouveau qu’il a

 passé son temps à invoquer ? Il n’y a qu’à lire l’article paru avant sa mort et intitulé L’esprit Nouveau et les poètes pour être frappé du néant de sa méditation et de l’inutilité de tout ce bruit»Lui reproche son érudition, son patriotisme et le lien qu’Apollinaire soutient entre poésie etscience.