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Apolline Francœur

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Apol l ine

F r a n c œ u r

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DU MÊME AUTEUR

Romans

Le Majordome, Belfond, 1991. L'Infante, Belfond, 1992.

Virginité, Sortilèges, 1996.

© Éditions La Musardine, 2000. 122, rue du Chemin Vert - 75011 Paris.

Maquette de couverture : Carole Peclers

ISBN: 2 84271 085 1

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Frederika Fenollabbate

Apol l ine

F r a n c œ u r

Collection Carmina dirigée par

Sophie Rongiéras

La Musardine

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PREMIÈRE SAISON

LA MAISON DES SOINS

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Xan Fergus regarda avec tristesse le verre rempli d'un liquide rouge vif posé devant lui. Hypnotisé, il se caressa machinalement le sommet du crâne complètement dégarni. Assise derrière son bureau, souple et attentive, le docteur Delfé ne le quittait pas des yeux ; un suave sourire courait sur ses lèvres bien pleines, au dessin impeccable.

Laid et attirant, se dit-elle. Elle, d'âge mûr, vêtait son long corps black de pagne

tissé, raphia, batic, de bogolan malien ou de kita, la nimbant d'une seconde peau aux vertus magiques. En face d'elle, la sil- houette anguleuse aux grands yeux mornes tendit brusque- ment la main, sans le toucher, vers le liquide carmin.

Xan Fergus, quelle allure originale ! se dit-elle. Je me demande s'il plairait à mon mari. Elle interrogea le patient tout haut :

« Aimez-vous le goût du sang ? » Il leva enfin la tête et toisa la doctoresse d'un air hébété. « Ne me dites pas que vous n'en avez jamais goûté ! s'ex-

clama-t-elle en riant. Je trouve que tout le monde devrait connaître sur le bout des doigts la saveur des foutres, aussi bien féminin que masculin... et du sang. Vous n'êtes pas de mon avis ? »

Se sentant soudainement et d'une façon bien mystérieuse percé dans son secret ultime, Xan Fergus tressaillit.

Avec des gestes gracieux elle ouvrit les premiers boutons de son chemisier vert pomme. Fergus toussota. Puis ses yeux se reportèrent sur la boisson s'offrant si dangereusement, sur le grand bureau en Formica jaune de l'étrange doctoresse. Ses lèvres entrouvertes s'étirèrent vers l'avant et il se racla la

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gorge à plusieurs reprises. Peu bavard... mais expressif tout de même, nota Maeva Delfé. Cas difficile, nous allons t'aborder lentement, t'apprivoiser par des préliminaires de formalités et de bon usage. Elle lui dit :

« Monsieur Fergus, vous avez trente-quatre ans, comme je le lis sur ma fiche. Mais vous n'avez pas signalé à mon assis- tante votre profession. Vous en avez une ?

— Architecte », répondit-il d'une voix morne en déta- chant son regard de ce verre infernal.

Maeva Delfé se leva, s'assit sur le rebord du bureau, les jambes écartées. Il sentait que se dégageait d'elle une odeur puissante de roses poivrées, de violettes à la vanille, une odeur tout en contraste, de profondeur mystique. Elle retira ses bottines rouges à bouts pointus et se mit à agiter dans tous les sens des pieds aux longs doigts aristocratiques. Xan Fergus aperçut ses plantes, si claires par rapport au reste de sa peau d'un noir velouté ! Cette juxtaposition de couleurs allait le faire tomber en syncope, il en était sûr. Plus rien ne pourrait le retenir. Seul son instinct de survie à présent le guidait, écartant toute barrière. Sa main agrippa le verre de sang et la tête rejetée en arrière, d'un trait unique il but. Puis, Xan se leva d'un bond. La doctoresse détailla avec plaisir le costume seyant de son patient - petit péché mignon chez elle - mais elle n'eut pas le temps de l'apprécier plus longue- ment. Car l'homme vint vers elle.

Il la gifla, les yeux tristes soudain traversés de haine. « Pourquoi ? » cria-t-il. « Pourquoi » était le genre de questions auxquelles ne

pouvait jamais répondre Maeva Delfé, initiée aux agisse- ments a-logiques naguère mis en place par le professeur Naussans. Avant son premier rendez-vous avec Xan, elle n'avait fait qu'écouter le compte rendu sommaire fait par son assistante, Monica Goretti. Cette dernière, comme à l'accou- tumée et suivant les ordres de sa patronne, lui avait simple- ment décrit l'aspect physique du nouveau patient. Et Maeva avait eu l'idée de l'accueillir avec ce verre.

« Pourquoi ? cria-t-il de nouveau en fixant la joue que sa

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main, larges phalanges osseuses, venait de frapper. — Pourquoi ? répéta en écho Maeva qui n'avait absolu-

ment pas bougé. — Le verre ! Rempli de grenadine ! Pourquoi ? » dit

Fergus d'une voix courroucée.

Il se rassit sans rien dire, profondément abattu. Maeva Delfé se leva d'un bond, les pieds nus glissèrent sur le parquet avec un crissement fin comme un murmure. Elle se dirigea vers une petite armoire à pharmacie d'où elle sortit une fiole d'argent, joliment ajourée de fleurs, ainsi que deux godets minuscules. Elle se rechaussa de ses bottines d'un rouge étincelant qui choquait le goût monastique de Xan, ouvrit le flacon d'un geste brusque, presque viril et emplit la porcelaine délicate des godets. Tout cela ne lui prit que quelques secondes à peine.

« Un bon entraîneur entreprend les mêmes exercices que son sportif, dit-elle. Et Xan Fergus remarqua alors à quel point sa voix, basse, un peu rauque, était chaude et belle. Le bon médecin s'adonne aux remèdes qu'il prescrit à son patient. Tenez, Monsieur, buvons ! »

Xan Fergus se demanda de quelle boisson, sûrement infâme, l'espiègle doctoresse avait maintenant empli son verre. Si la première fois c'était un succédané - de sang - il s'agit certainement cette fois du liquide original, conclut-il lucidement et avec une froideur apparente. Foutre d'homme ou bien de femme ? Ou du vrai sang maintenant peut-être ?

Il s'en était remis à elle. Sa souffrance, depuis son histoire d'amour malheureuse, était trop puissante pour qu'il reculât devant la médecine de Maeva. Il avait déjà essayé tant et tant de solutions infructueuses... Il bloqua sa respiration, déci- dant de ne même pas vérifier le contenu du verre et avança le bras fébrilement. Mais avant qu'il ne l'atteignît, « Désolée de vous décevoir, maintenant c'est vodka », murmura la femme. Et il la vit porter le verre à ses lèvres qu'elle entrou-

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vrit, lui découvrant l'intérieur de sa bouche d'un rose pâle, délicieusement encadré par son teint sombre. Le même vertige que tout à l'heure le reprit, ignorant pourquoi ce jeu de clarté et de ténèbres le ravissait jusqu'à la terreur ! Son grand corps maigre s'écroula sur le plancher. Delfé appuya alors sur une touche de l'interphone :

« J'ai besoin d'Antonin ici tout de suite », dit-elle. À l'autre bout de la ligne, dans la clinique même, Monica

Goretti ne répondit rien.

Antonin Mardoll, jeune homme aux yeux verts, froids et inquiétants, les cheveux longs et blonds coiffés en dizaines et dizaines de minuscules tresses de rasta, fut envoyé sur les lieux. Il prit le patient sur son dos, usant d'une force prodi- gieuse et insoupçonnable qu'il cachait dans son corps fin d'adolescent. Il le porta dans une petite pièce isolée, bien aérée où, avec Monica Goretti, il entreprit de ranimer le nouveau patient de sa patronne. Pendant ce temps cette der- nière contacta Monica par l'interphone une seconde fois.

Xan Fergus revint à lui. Il ressentait une honte telle qu'il se demandait comment

il pourrait affronter une prochaine entrevue avec la théra- peute. Car le meilleur, c'est que j'aie envie de la revoir ! s'ex- clama-t-il tout haut.

« Monsieur a raison, dit Monica Goretti. Madame a des méthodes particulières mais on s'attache à elle. Monsieur peut avoir confiance. De toute manière la guérison ici est assurée à cent pour cent... Je vois, Monsieur, que cette phrase vous surprend.

— Ce n'est pas tout à fait ça, répondit Fergus en se mettant sur son séant. Assurer à cent pour cent la guérison, entendre cela, voyez-vous, est quelque chose qui fait peur !

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A-t-elle donc des pouvoirs, la patronne ? — Monsieur n'y pense pas, s'exclama la jeune Goretti.

Madame a été formée tout spécifiquement par Auguste Naussans. Vous avez entendu parler de lui, ce serait impos- sible que non ! Eh bien ! figurez-vous que Madame Delfé est sa fille spirituelle. Vous voyez, Monsieur ne pouvait pas mieux choisir ! Elle m'a laissé d'ailleurs des consignes expresses : veuillez-vous mettre nu, je vous prie. »

Xan Fergus, sans sourciller, se débarrassa de ses vêtements. L'assistante lui apposa sur le pénis un appareil électronique d'une tournure complexe. Depuis sa rupture avec la seule femme qu'il avait aimée, et qu'il aimait passionnément encore, il avait été incapable de jouir une seule fois. Goretti mit en marche l'appareil. Fergus se sentit happé, comme pris du dedans. Une chaleur intense, mais en même temps bienfaisante et fraîche, lui coulait dans les veines, l'inondait, le choyait, l'em- portait... Il sentait jaillir en lui des sensations qu'il avait crues perdues à jamais. Merveilleusement, la puissance sexuelle revenait. Un bruit de soupape se fit entendre et des langues molles et coulissantes commencèrent à l'enivrer. C'était un engin extraordinaire et Xan, dans son orgasme, se demandait déjà comment se le procurer. Il ne voyait pas, quand son plaisir exultait, qu'un récipient greffé sur la divine mécanique recueillait le suc. Le spasme prit fin et Goretti retira l'appareil.

« Vous n'avez pas froid ? » demanda-t-elle. Il fit non de la tête. « À quatre pattes, s'il vous plaît », dit-elle. Fergus s'exécuta, les genoux pointus posés sur le dallage

de la pièce où il venait par deux fois d'être réanimé. Un petit bol se dressa sous ses yeux. Bien sûr, il comprit tout de suite ce qu'il lui restait à faire.

La dernière goutte avalée, il se redressa, nu et honteux, se demandant comment il lui fallait se comporter à présent. Devant une Monica professionnelle et imperturbable, il n'eut pas le temps de la voir exécuter son geste : elle venait de le taillader avec un stylet. Toute réflexion le quittant brutale- ment, le patient s'inclina bouche ouverte sur le poignet blessé.

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Ce fut une douleur aiguë qui réveilla ce matin-là, à six heures trente, Apolline Francœur. La rouquine, âgée de dix- huit ans, pas tout à fait extraite du sommeil, porta instinctive- ment la main gauche sur son bas-ventre. Pour elle, il se déchi- rait de part en part. Ce mois-ci de nouveau, c'était revenu ! Pétrifiée par la souffrance et par l'angoisse, elle alluma sa lampe de chevet - faire de la lumière, réfléchir, tâcher de se calmer - se disait-elle. Sa chevelure, lui tombant jusqu'aux épaules, fut éclairée ; épaisse, bouclée, elle était d'un roux sombre.

Le vagin, pauvre vagin, elle le sentait comme un champ de bataille, un espace où des forces contradictoires s'affron- taient sans merci et où elle, Apolline, finirait tout simplement par perdre la vie. À moins que... elle ne se résignât à... cette horrible chose. Mais cette perspective, hélas, l'effrayait aussi fort que son mal physique la violentait ; piqûres, coupures, plaies, instruments chirurgicaux, gazes et pansements divers, odeurs pénétrantes... Apolline Francœur tenta de ne pas penser.

Elle respira fort puis essaya de se lever, dans l'idée de faire du café, comme si de rien n'était, de débuter sa journée envers et contre tout.

Quand elle posa un pied au sol, des lances, par dizaines, au plus profond d'elle-même, se jetèrent avec violence sur les parois intimes de son pauvre petit corps. Malgré elle, Francœur poussa un cri et se recoucha. Le mal, maintenant,

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s'était bel et bien accru. Non, elle ne voulait pas se faire opérer. Et pourtant, sa vie en dépendait à présent. Elle devait le faire. Apolline se mit à pleurer.

Elle souffrait depuis la puberté d'une affection vaginale, avec cependant des périodes d'accalmie. Mais, depuis son entrée à l'Université, l'hématocolpos s'était aggravé.

Une demi-heure plus tard, elle se réveilla du somme où elle avait plongé aussitôt après s'être évanouie. Un mois auparavant, une connaissance, à la Faculté, lui avait donné un numéro de téléphone bien étrange. « Si jamais tu sens que tu as besoin de quelque chose d'exceptionnel, lui dit-on alors, avec la certitude de ne pas pouvoir le trouver dans les circuits normaux, dans la vie toute bête, si jamais tu as une envie que tu trouves bizarre, dans quelque registre que ce soit, fais ce numéro. Tu peux me croire, ça marche ! »

En silence, elle avait pris d'un geste machinal le billet qu'on lui tendait. Puis, chez elle, elle l'avait rangé quelque part pour ne plus y penser. Mais brusquement aujourd'hui ce petit bout de papier refaisait surface. Elle se dit que si elle n'appelait pas à cette minute même, jamais un autre moment aussi pressant ne se présenterait.

Car c'était bien de quelque chose d'introuvable dont elle avait besoin...

Chez toutes les filles, même vierges, l'hymen doit s'ou- vrir légèrement par endroits, permettant aux règles de s'écouler. L'hématocolpos, rétention intra-vaginale de l'écoulement mensuel, ne se soignait que par la chirurgie, pour suppléer cette absence de la nature. Malgré son hymen malheureusement intact, Apolline, par une crainte atroce, maladive, du bistouri, avait refusé jusqu'à ce jour de se faire opérer. Mais si le pouvoir se cachant derrière le numéro de téléphone occulte permettait justement de guérir, tout en évitant le bloc opératoire, les blouses infâmes et tous ces instruments glauques ? La jeune fille

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tendit la main vers la table de chevet, ouvrit le premier tiroir et en sortit le billet où dansèrent les chiffres mysté- rieux.

Mais où donc allait-elle tomber ? Et sur quel genre d'in- dividus, de quel sexe ? Et cet endroit, tout à fait inconnu et nulle part répertorié, n'était-ce pas quelque chose d'extrême- ment dangereux, égarant, compliqué ?

« Allô, dit-elle d'une voix faible. — Bonjour Mademoiselle, répondit aussitôt une voix

féminine très douce, ce qui inquiéta encore plus Francœur. — Je ne peux pas bouger... je... j'ai... — C'est à ce point ! lui répondit la voix où la jeune fille

décela une légère nuance moqueuse. Nous arrivons tout de suite.

— J'habite au... poursuivit Apolline, emportée malgré elle.

— Non, ne vous fatiguez pas, Mademoiselle. Par un simple appel, nous connaissons déjà le nom et l'adresse de notre interlocuteur. Ne vous inquiétez de rien. À bientôt. »

La correspondante inconnue raccrocha aussitôt. Sa der- nière remarque n'avait nullement rassuré Apolline, au contraire... Mais cela avait été si rapide, étrange. De qui donc s'agissait-il ? La rouquine n'avait déjà plus la force de réfléchir, n'avait plus de temps pour s'inquiéter de façon pragmatique. Ça... ou autre chose... maintenant qu'elle ne désirait plus sup- porter la souffrance, pourquoi ne pas le faire ?

En attendant les secours, peut-être cataclysme plus grand encore que sa maladie, elle pensa à une présence aimante à avoir auprès de soi, pour épauler, consoler, vivifier. Ses yeux clairs emplis maintenant d'une expression si égarée, mais aussi tellement intense qu'elle en paraissait voluptueuse, Francœur se recoucha. Elle resterait comme toujours, défini- tivement seule. Elle sortait beaucoup et fréquentait pas mal de monde. Mais au fond d'elle-même elle ne se ressentait ni amants ni amis.

Vingt minutes plus tard, elle entendit un bruit de clés et le bruit de pas de personnes s'introduisant chez elle.

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Elle vit apparaître, se découpant sur les couleurs violettes et dorées de sa chambre, un jeune homme avec un teint très clair, d'une peau presque transparente, avec des yeux comme une nappe d'eau glacée qui l'intriguèrent. Près de lui, se tenait une toute jeune fille, volubile et avec un regard mali- cieux. Ils portaient tous deux le même type de coiffe, une énorme casquette boursouflée où se cachaient leurs cheveux. D'allure vive et extravagante, la peau mate, la fille avait des yeux bridés qui souriaient à Francœur. Cette dernière ne savait pas ce qu'elle devait penser de tout cela. Elle les trou- vait étranges et attirants ; n'était-ce pas justement très mauvais signe ?

Comment avait-elle eu la naïveté de croire qu'elle pouvait être guérie sans être opérée ? Sa phobie des péné- trations, des ouvertures, devait être bien forte, tyrannique, pour qu'elle pût devenir imbécile au point de croire le premier venu ! Il était trop tard à présent pour se repentir. Déjà le jeune homme soulevait sans rien dire le duvet d'oie, découvrant sa nudité toute offerte, soumise et fragile. Les yeux verts et froids se fixèrent sur le sexe tuméfié et enflé mais il ne le toucha pas. D'une main légère, il lui frôla les seins qui étaient tout gonflés.

« Et vous avez mal là aussi ? dit-il en la regardant droit dans les yeux.

— Oui, murmura-t-elle en gémissant. Mais beaucoup moins que... en bas. »

Le garçon fit comme s'il n'avait pas entendu et déclina leur identité.

« Je m'appelle Antonin Mardoll et voici Monica Goretti », dit-il.

Celle-ci s'approcha du lit, ouvrit une trousse, et prit le pouls d'Apolline. Ce sont simplement des médecins, se dit- elle. Ils vont me dire qu'il faut m'opérer d'urgence et voilà, le tour sera joué ! Je suis prise au piège, bien fait pour moi ! D'autre part, cela vaut peut-être mieux ainsi. Au moins, j'y suis contrainte et ce sera fait. Je ne peux pas continuer comme ça. L'autre fois, le médecin me l'avait dit...

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« Vous en avez vraiment envie ? » demanda Goretti avec son beau sourire.

Mais Apolline n'avait pas parlé tout haut ! Que se passait-il donc ? De toute façon, elle ne pouvait plus reculer. Et même si elle pouvait le faire, elle n'en avait plus envie.

« Oui, répondit Apolline. — Mais vous, continua Goretti, qu'est-ce que vous res-

sentez ? — J'ai mal... Oh ! si mal ! — Pardonnez-moi d'insister, chère Mademoiselle, mais

c'est très important, voyez-vous. J'ai dit ressentez, je n'ai pas dit souffrez.

— Avalez ceci, dit Antonin en sortant avec négligence de la poche de son imperméable dix petits comprimés multicolores.

— Ainsi, vous n'aurez plus mal, momentanément du moins, et vous pourrez me dire ce que vous ressentez en vérité, s'écria Monica Goretti.

— Les antalgiques ne me font plus beaucoup d'effet », murmura Francœur d'un ton las.

Les jeunes gens baissèrent la tête sans rien dire et la malade, acculée, finit par avaler les pilules.

Comme c'est étrange ! se dit-elle déjà. En effet, quelques secondes plus tard, elle n'avait plus mal. C'était comme si la paix s'était soudainement faite sur le champ de bataille de son vagin, qu'armes et guerriers étaient rentrés à leur place, merveilleusement engloutis par la terre.

« Bien, reprenons là où nous avions arrêté, dit Goretti. En avez-vous envie ? À cette perspective, que ressentez-vous, franchement ? Si vous ne parlez pas, nous ne pourrons jamais le savoir. Nous ne sommes pas devins ! »

Et là, Francœur avoua ce qu'elle n'avait jamais avoué, ce qui la faisait se tenir distante de toute relation intime et pro- fonde.

« Peur ! Peur ! Peur ! cria-t-elle d'une voix rauque. Comme si la mort se personnifiait et m'approchait pour faire l'amour avec moi et que dans cette étreinte elle m'avalait d'une seule bouchée !

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— Si cela vous fait peur à ce point-là vous ne pouvez pas le désirer vraiment, rétorqua Goretti, vous en conviendrez.

— C'est l'anxiété qui doit d'abord disparaître, déclara Mardoll. Et on ne vous opérera qu'à partir de ce moment. Quoi que vous puissiez en penser. »

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3

Ce lundi, jour où elle ne travaillait pas, la fleuriste sortit de chez elle pour faire ses courses hebdomadaires. Il était un peu plus de dix heures, elle ne traîna pas. Dès que, de retour à la maison, elle eut fini de ranger ses paquets, elle eut envie de sortir à nouveau, pour rien cette fois, juste pour une flâ- nerie matinale... Elle traversa le fleuve. Son pas se ralentit ; elle se sentait respirer avec plaisir, déambulant sous une arcade longée de boutiques étonnantes qui la faisaient tou- jours rêver, une arcade fantaisiste en bordure d'un jardin. La marchande de fleurs, Auréliane, était jeune, avec des joues rebondies et roses.

Elle passa avec un sourire devant le magasin de médailles et de décorations. Plus loin elle s'attarda un moment devant des présentoirs de cartes postales puis reprit son chemin en fredonnant. Presque au bout de la première arcade - le jardin rectangulaire se fermait ainsi sur trois de ses côtés - elle s'ar- rêta en contemplation devant une vitrine chatoyante qu'il lui semblait découvrir pour la première fois. C'était l'un de ces endroits rarissimes réservés, non pas aux seules femmes mais, pour être plus exact, à tous ceux qui, quels que soient leurs sexe et sexualité, vouent au féminin un amour absolu et tout à fait libre : une maison pour « mystiques ». Des coiffes, plus que de simples chapeaux, comme de véritables morceaux d'anthologies féminines, regorgeaient de pierreries, de plumes, de dentelles de toutes les dimensions, de voilettes diaprées de fleurs, d'étoiles. Les bijoux, si raffinés, faisaient penser à des accessoires inconnus de la volupté. Auréliane ne parvenait pas à en détacher les yeux, se disant que tout cela n'était pas fait pour être porté normalement mais... pour

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autre chose. Soudain, par pulsion, elle franchit le seuil de la boutique. Elle était parfumée et encombrée comme une échoppe orientale...

Elle hésitait entre cette parure-ci et celle-là, toutes deux chargées et baroques, très hautes et enrichies de colifichets débordants. Auréliane n'arrivait pas à faire son choix entre la rouge et la bleue. Leur prix élevé s'équivalait. Un tel achat était folie, jamais la marchande de fleurs ne pourrait porter une ornementation semblable. Mais ce matin-là, devant ces merveilles, la soif de posséder était en elle la plus forte.

Soudain elle entendit dans son dos une voix basse et sen- suelle : « Je prends les deux, oui ces chapeaux que Madame tient dans ses mains. Le pourpre et le cyan, c'est parfait. Je les veux. »

Scandalisée d'être bousculée dans son hésitation de pauvre, Auréliane se retourna d'un mouvement brusque. Elle découvrit le visage inconnu et beau d'une femme mûrissante qui lui souriait.

Maeva Delfé régla, prit les achats empaquetés et elles sortirent ensemble de la boutique.

« Je vous offre un verre pour me faire pardonner », dit la doctoresse en touchant délicatement le bras d'Auréliane.

Elles quittèrent l'enclos du jardin qui se prolongeait en une arcade extérieure. La température était encore douce, elles s'installèrent en terrasse. Elles commandèrent deux cafés crème. Auréliane rougissait de plaisir devant cette inconnue de belle allure d'où s'échappaient des parfums épicés, charnels, des fragrances mystérieuses et violentes.

«J'ai pour principe de ne jamais hésiter et de tout prendre », expliqua Delfé. Auréliane rougit un peu plus fort et baissa la tête. Mais dès que les consommations furent ache-

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vées, elles ne trouvèrent plus rien à se dire. Elles se regardè- rent furtivement puis Maeva sortit son porte-monnaie et paya. Elles se levèrent et Auréliane lui murmura à l'oreille qu'elle voulait bien se promener encore un peu avec elle. Maeva lui lança un regard qui fit trembler les genoux de la fille.

Elles retournèrent dans le jardin qu'elles traversèrent par le milieu pour pénétrer dans l'immeuble du fond. Elles respi- raient fort et le silence entre elles, jusque-là agréable, com- mençait à se faire oppressant.

Après la montée jusqu'au premier étage, quelques pas faits dans un couloir obscur, Maeva, sans lui dire où elles allaient, ouvrit la porte d'un appartement. Un salon propre et simplement apprêté semblait n'attendre qu'elles. Maeva invita Auréliane à s'asseoir et à prendre ses aises. Elle déballa les coiffes qu'elle venait d'acheter et les posa sur le sol, côte à côte. Puis elle s'excusa pour s'esquiver quelques instants.

Auréliane, petite marchande de fleurs, était si intimidée qu'elle préféra rester debout.

La doctoresse revint bientôt, vêtue maintenant d'un kimono de geisha, jaune moutarde, dont le bas s'ourlait d'une bande bleu ciel où flottaient des nénuphars. Elle ne portait ce genre d'habits qu'au Palais-Royal, dans cet appartement inconnu de ses amis, parents et connaissances, son secret. Elle avait rassemblé son épaisse chevelure en un chignon serré. L'obi en taffetas vert comprimait sa poitrine bien déve- loppée. Comme si elle était d'Afrique et d'Asie en même temps, elle rassemblait en elle les confins de la Terre. Pour la jeune fille, elle apparaissait merveilleuse mais inquiétante aussi. Ne se ralliant plus exclusivement à une ethnie déter- minée, elle les embrassait toutes. Qu'est-ce qu'elle était donc ?... Debout devant elle, le cœur battant, Auréliane se taisait. Tous les sons lui paraissaient sourds et lointains et elle n'avait pas envie de regarder au-delà, comme si tous ses sens

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à présent ne s'orientaient plus que vers cette création émou- vante. Maeva Delfé vit son trouble et lui tendit les bras. Alors, la fleuriste prit dans les siennes les longues mains tendues et sourit. Le visage de Maeva, sensuel, fendu de ses grands yeux qui la contemplaient, était tout levé vers elle.

« Viens », murmura-t-elle. Les muscles d'Auréliane se mirent à trembler et une

boule lui contracta la gorge. Elle fut attirée vers elle. Ce fut à ce moment que l'obi comme par magie sauta. Le kimono s'ouvrit, dévoilant enfin les gros seins de la doctoresse.

Elles se regardaient, silencieuses, Auréliane dans sa robe de daim souple et Maeva complètement nue. Les doigts de celle-ci dégrafèrent ensuite le col de la robe, faisant appa- raître les épaules et le début de la gorge. Ses lèvres entrou- vertes se mirent à embrasser la peau pâle. Les baisers s'avan- çaient par moments jusqu'à la naissance des seins sans jamais aller plus loin, dans une tension sadique qui étreignait la petite marchande de fleurs. Maeva fit ensuite glisser au sol la robe puis la culotte blanche de cette fille qu'elle ne connais- sait pas et qu'elle n'avait d'ailleurs aucune envie de connaître.

Auréliane ne portait plus que ses cuissardes. Elle se courba pour s'en défaire et la doctoresse lui passa une main furtive sur le fessier, éparpillant une pailletée de sensations. Auréliane se redressa, jeta ses bottes sur le côté et regarda avec attention la femme nue devant elle. Les mamelons de Maeva miroitaient.

Les corps se joignirent. La fleuriste sentait la douceur de l'autre poitrine et ses pointes à elle, hautes et dures, qui se touchaient. Elles se souriaient l'une à l'autre. Le chignon de Maeva s'était dénoué ; il lui donnait l'expression prédatrice, sauvage, de la femme qui s'abandonnait. Ses mèches ondoyantes s'accrochaient aux cheveux d'Auréliane. Celle-ci eut envie de lui dire qu'elle l'aimait. Ses seins menus se

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noyaient dans la douceur de l'autre poitrine. L'entraînant sur le sol, la doctoresse l'allongea pour

mieux la caresser. Auréliane avait des hanches rebondies et les doigts qui les parcouraient, connaisseurs et subtils, se fai- saient tellement légers et véloces qu'il lui semblait être câlinée par un être magique, une créature destinée au service de la sensualité. Jamais Auréliane n'avait été touchée de cette façon. La caresse était tellement douce, onctueuse qu'elle donnait envie de pleurer. Les bras d'Auréliane encerclèrent Maeva qui aussitôt se serra fort contre elle sur toute sa lon- gueur. Elles s'agrippaient l'une à l'autre, abandonnées et farouches, happées par l'enveloppement intégral.

Puis, elles se décollèrent un peu l'une de l'autre, étendues sur le flanc, face à face. La main d'Auréliane s'agitant, se tendant vers l'avant, se mit à parcourir la peau si veloutée, granulé moelleux, de l'amante. Dans l'évanouissement des limites propres, les sens eux-mêmes finissaient par n'être plus séparés. Elles exultaient partout... Le cheminement sur toute la peau évolua en graduations, de plus en plus vers le bas. L'organe de chair ouverte, qui puisait, attirait, attirait. La caresse vint s'y fondre ; doigts agiles attisant leur centre de toutes parts.

Haletantes, elles criaient presque. Toute leur intelligence de chair se soulevait dans des serpentins de plus en plus vastes, infini rayonnant. Et elles avaient les visages qui se heurtaient en jouissant.

Cela portait à son comble la perte absolue des repères... Elles baignaient dans le miroir aux vulves.

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Antonin Mardoll avait un oncle, Benjamin Benjamin, qu'il connaissait à peine. Lorsqu'il était enfant, Antonin n'avait fait que le croiser fort épisodiquement car Benjamin voyageait alors beaucoup, se rendant le plus souvent sur le continent africain. L'enfant l'avait appelé de ce vocable qui le laissait rêveur maintenant encore : « Tonton d'Afrique ». Ce nom convenait parfaitement à cet être d'une vie secrète et tumultueuse. Tout comme sa sœur, Blandine Mardoll, la mère d'Antonin, il avait des traits délicats, un visage un peu longi- ligne. Tous deux enfants d'un père châtain et d'une mère aux cheveux d'un noir absolu, ils étaient d'une blondeur presque cendrée qui accentuait leur finesse de visage et de manières, leur côté supra-réel.

C'était par Tonton d'Afrique qu'Antonin était entré en service dans la Maison des Soins. Leur relation n'avait pas toujours été aussi apaisée que maintenant. Un vieux litige les opposait encore sourdement. Quand on les voyait ensemble, on sentait que les deux hommes, le jeune avec son allure d'adolescent batailleur, et l'homme mûr bardé dans sa dis- tinction, pudique arrogance, s'épiaient, se frôlaient avec cir- conspection. Antonin avait un jour gravement offensé son oncle maternel et celui-ci, malgré son fair-play, son détache- ment vis-à-vis de toute sentimentalité, ne parvenait dans le fond ni à oublier ni à pardonner. Heureusement Maeva était maintenant toujours là, entre eux, pour assouplir leur dis- corde enfouie. Epouse de l'un et patronne de l'autre, elle était leur médiatrice et, médecin dans l'âme, par sa seule présence elle les apaisait...

Longtemps avant la querelle qui les avait opposés,

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Benjamin Benjamin, alors âgé d'une quarantaine d'années, avait abandonné sa vie de grands voyages et s'était installé à La Ville dont il était devenu le Conservateur en chef de la Grande Bibliothèque. Mais, et sans doute l'intervention brutale du jeune Mardoll ne fût-elle pas étrangère à sa déci- sion, il devait quitter ce poste qu'il avait adoré pour se lancer dans les affaires. Il dirigeait une entreprise de communication qui prospérait de semaine en semaine. Il avait épousé le docteur Delfé.

Depuis l'âge de quinze ans, initiation de sa vie sexuelle, Mae va Delfé n'entretenait jamais de rapports éro tiques avec les hommes et elle ne faisait pas exception à l'égard de son mari Benjamin. De nature indépendante et assez instable en amour, Maeva Delfé avait besoin de s'apaiser, se ressourcer auprès de cet homme avec qui elle retrouvait un semblant de foyer. Quant à la sexualité de Benjamin Benjamin, Maeva elle-même eût été incapable d'en parler. Elle vivait avec lui, soudée à lui par une entente fraternelle. Mais si Benjamin Benjamin connaissait parfaitement, voire favorisait l'amour de la femme pour la femme, il lui taisait absolument tout de ses penchants à lui. Quel sexe l'attirait-il donc ? Y en avait-il seulement un, deux, ou pas du tout ? Maeva était d'ailleurs trop peu curieuse pour avoir envie de percer son secret. Elle se contentait d'apprécier son intelligence fine et son bon caractère.

Maeva l'entretint ce soir-là, au dîner, d'un patient nouveau dont elle ne lui avait encore jamais parlé.

« De goûter à son sang lui a fait énormément de bien, raconta-t-elle à son mari en se resservant une petite portion de tourte au fromage. Monica lui a tout de suite pansé le poignet en lui expliquant que ce n'était qu'une coupure minuscule, sans importance. Mais il a interrompu son dis- cours d'un geste. Son visage se tournait ailleurs, les yeux dans le vague. Monica alors s'est mise à siffloter, sentant que quelque chose d'important se dénouait en lui...

— Tu penses qu'il avait déjà bu du sang humain ? lui demanda Benjamin de sa voix douce, toujours un peu trop

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douce et qui avait coutume de déstabiliser clients et concur- rents.

— Oh ! Si tu savais comme c'est dur de soigner l'amour, s'exclama Mme Delfé sans répondre directement à la ques- tion. Tu as déjà aimé, toi ? »

Puis, ayant dit cela, elle éclata d'un rire où ses belles dents blanches se mirent à étinceler.

« Fergus, reprit-elle en se calmant, est un client intéres- sant, il...

— Fergus ? Il s'appelle Fergus ? — Xan Fergus. Tu le connais ? — C'est mon maître de Yi-King. Tiens ! On ne le dirait

pas souffrant. Il est toujours si imperturbable, ni triste ni gai, ni fougueux ni mou, la régulation parfaite, quoi ! Vivant en symbiose avec les faits, sans les juger, les désirer, directement branché sur le pouls de l'univers en quelque sorte. Je ne l'au- rais jamais imaginé amoureux.

— Et cela te déçoit ? » Connaissant les amours fantasques et successives de

Maeva, ses brusques emportements, ses coups de tête puis ses désillusions ne l'emplissant jamais d'amertume, son inno- cence toujours renouvelée, Benjamin Benjamin sourit fine- ment.

« Tu peux rire ! dit Maeva sans se vexer. N'empêche qu'il ne va pas bien du tout, le professeur de Yi-King. Un verre de grenadine, il le prend pour du sang, comme si c'était peut-être celui de ma grand-mère que j'aurais égorgée juste avant de le voir. De la bonne vodka, il s'évanouit avant d'en boire. Il est impuissant depuis des mois et des mois, ne se nourrit plus que de soja et s'est mis à fumer des tiges d'achillée ! Alors, tu peux rire, toi. Je dois, moi, établir mon diagnostic et crois-moi, l'affaire est trop complexe pour que je me précipite. Pour la mener à bien, je dois y penser le moins possible. Tiens, parlons d'autre chose !

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— Celui qu'on recherche a encore tué aujourd'hui, une femme. Le savais-tu ? Cela nous fait quatre victimes mainte- nant. »

Maeva posa sa fourchette sans lui répondre, ses prunelles brillaient. Son mari poursuivit :

« Le terme "tueur en série" est impropre. C'est de feuille- tons dont il s'agit, avec une idée de crescendo plutôt que de séries simplement répétitives. C'est un policier-psychologue qui a inventé ce terme, en souvenir des feuilletons qu'adoles- cent il voyait au cinéma. Ces feuilletons (serials en anglais) s'interrompaient chaque semaine au cœur d'une situation dramatique mettant les héros en danger de mort. Friands de connaître la suite, vois-tu, afin de savoir si les personnages allaient s'en sortir, les gens revenaient le samedi suivant. Le tueur se passe et repasse le scénario de son fantasme et répète ses actes pour y adhérer de mieux en mieux. Cette répétition est mue par le désir d'un progrès, d'une montée, tu comprends. Ce n'est pas à proprement parler des répétitions. On devrait utiliser le mot anglais ou alors traduire par "tueur en feuilletons".

— Eh bien ! on aurait l'air fin alors ! s'exclama Delfé. Et elle se mit à rire.

— Tu as tort d'en rire, ma chérie. Permets-moi de te conseiller pour ces jours-ci une certaine prudence.

— Je te renvoie le compliment, mon cher. C'est aussi dan- gereux pour toi. Car celui-là tue aussi bien les hommes que les femmes, il me semble. Au fait, j'ai dit il mais c'est peut-être une femme ? »

Benjamin avait là-dessus une opinion propre, résultat de ses lectures. Mais il ne voulut pas fatiguer Maeva. Elle le regardait d'un air las et tendre, comme emportée vers autre chose.

« Et toi, belle Maeva, comment vas-tu ? lui demanda-t-il d'une voix affectueuse. Tu t'amuses en ce moment ?

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— Pas mal », répondit Maeva en s'animant. Elle lui raconta son aventure érotique survenue quelques

jours plus tôt. L'épouse ne manqua pas de lui signaler, détails qui le firent sourire, que l'inconnue arborait des joues rouges et que ses mains, charmantes, étaient un peu rugueuses.

« Auréliane... ma jolie marchande de fleurs... concluait Maeva d'une voix rêveuse. Je ne sais ni où tu habites ni où tu travailles. Qu'importe ! Si tu dois croiser de nouveau le chemin de mon plaisir, ma bonne étoile saura bien guider tes pas vers moi... »

Benjamin vit les petits ongles, toujours impeccables, de Maeva Delfé courir sur la nappe écrue et la griffer.

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C'était un lit à baldaquin, bois peint aux couleurs de l'arc- en-ciel, acquisition toute récente qui faisait songer à un dais. Un peu partout, de minuscules lampes diffusaient des halos de lumière rose. Maeva était à demi allongée sur ce lit d'al- lure magique, dans l'appartement du Palais-Royal où elle allait vivre désormais avec Apolline. Sa blessure à l'épaule, doucement, cicatrisait. À son chevet, Francœur se tenait assise sur le rebord du lit.

Elles avaient invité Bob Fisher et Auguste Naussans mais ce dernier, réclamé exceptionnellement dans une autre ville, n'avait pas pu venir. Elles s'étaient fait belles pour la circons- tance, vêtues de long, taffetas et velours blancs. Bob était comme toujours vêtu de bleu, avec son petit bonnet qui lui donnait une allure adorable. Assis en face d'elles sur une petite bergère, il ouvrait vaillamment les bouteilles de cham- pagne. Les amantes étaient très joyeuses. Le jeune homme aussi, quoique son sourire eût l'air un peu distrait, un peu lointain.

Ils buvaient, se régalant d'une profusion de mets dont Apolline s'était pourvue dans le meilleur delicatessen. Chacun à tour de rôle racontait des fantaisies, des contes de son enfance. Puis, Maeva récita un poème d'Emily Brontë où la poétesse disait sa passion pour une femme avec son éro- tique concise et ardente :

Vent, éteins-toi dans la bruyère, Ta voix folle ne me plaît pas ; Je veux certes un temps sévère, Mais qui soit dépourvu de toi.

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Soleil, quitte le ciel du soir, Ton sourire ne me conquiert pas ; S'il faut vraiment de la lumière, Que ce soit celle de Cynthia.

Dans le silence soudain, Apolline, toute rougissante, glissa une bague au doigt de Maeva, une bague au chaton en forme de maisonnette stylisée, avec son petit toit pointu. Puis elle reprit sa coupe de champagne qu'elle but d'un trait. Bondissant sur ses pieds, elle la jeta au sol et le cristal se brisa avec un bruit joyeux. Ce fut alors que Bob décida de prendre congé...

Au moment où il atteignit le jardin, une envie irrésistible le fit remonter dans l'appartement. La porte était restée à demi entrebâillée et il marcha sans bruit jusqu'à la chambre.

L'une contre l'autre sous l'arc-en-ciel du dais, elles étaient toutes nues. Peau de braise contre peau laiteuse, elles s'embrassaient à pleine bouche. À son grand regret, Bob Fisher s'esquiva.