6
APRÈS LA BELGIQUE, LE GRAND FEUILLETON FISCAL CONTINUE: POUTINE LUI REMET UN PASSEPORT Dimanche 6 janvier, à l’aéroport de Saransk, capitale de la république de Mordovie, Gérard Depardieu arbore son tout nouveau passeport rouge. PHOTO CAROLINE LARSON

APRÈS LA BELGIQUE, LE GRAND FEUILLETON FISCAL : POUTINE ... · DEPARDIEU ET MAINTENANT «Il n’y a pas de mesquinerie en Russie, il n’y a que des grands sentiments. Et derrière

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: APRÈS LA BELGIQUE, LE GRAND FEUILLETON FISCAL : POUTINE ... · DEPARDIEU ET MAINTENANT «Il n’y a pas de mesquinerie en Russie, il n’y a que des grands sentiments. Et derrière

APRÈS LA BELGIQUE, LE GRAND FEUILLETON FISCAL CONTINUE�: POUTINE LUI REMET UN PASSEPORTDimanche 6 janvier, à l’aéroport de Saransk, capitale de la république de Mordovie, Gérard Depardieu arbore son tout nouveau passeport rouge.

P H O T O C A R O L I N E L A R S O N

Page 2: APRÈS LA BELGIQUE, LE GRAND FEUILLETON FISCAL : POUTINE ... · DEPARDIEU ET MAINTENANT «Il n’y a pas de mesquinerie en Russie, il n’y a que des grands sentiments. Et derrière

DEPARDIEU

ET MAINTENANT

«�Il n’y a pas de mesquinerie en Russie, il n’y a que des grands sentiments. Et derrière ces sentiments beaucoup de pudeur. Dans votre immensité, je ne me sens jamais seul.�» Gérard Depardieu vient de déclarer son amour à la Russie. Il l’a fait par écrit au moyen d’une lettre ouverte adressée aux journaux. Mais il lui faudra encore du temps pour pouvoir l’exprimer avec spontanéité. Cet acrobate des mots se découvre comme la sirène d’Andersen, réduit au mutisme pour cause d’amour exo-game. Lui reste à brandir son passeport tout neuf, obtenu en quelques jours par décision du prince… On ne parlera plus des lenteurs de l’ex-bureaucratie soviétique. De Courchevel à Saint-Tropez, la France s’était habituée à la démesure des nou-veaux Russes. A la Russie de découvrir ces spécialités fran-çaises�: l’esprit de contradiction et l’art de la provocation.

L ’EPISODERUSSE

Page 3: APRÈS LA BELGIQUE, LE GRAND FEUILLETON FISCAL : POUTINE ... · DEPARDIEU ET MAINTENANT «Il n’y a pas de mesquinerie en Russie, il n’y a que des grands sentiments. Et derrière

EN BON ACTEUR, IL JOUE LE JEU À FONDDimanche midi, à l’aéroport de Saransk, des chanteuses célèbrent celui qu’on connaît ici grâce à «�Cyrano�» ou «�La chèvre�» mais aussi par des publicités pour la banque ou le ketchup.

P H O T O M A R I N E D U M E U R G E R

Page 4: APRÈS LA BELGIQUE, LE GRAND FEUILLETON FISCAL : POUTINE ... · DEPARDIEU ET MAINTENANT «Il n’y a pas de mesquinerie en Russie, il n’y a que des grands sentiments. Et derrière

Mais qu’allait-il donc faire en Mordovie�? Respirer l’air des lacs et des forêts de bouleaux, répond-il. A quelques centaines de kilomètres de Moscou, cette province de la plaine russe n’avait jamais retenu grand-monde, du moins parmi ceux qui n’étaient pas obligés de séjourner dans un des multiples camps qui y ont fl euri. Au-delà du folklore, si elle attire aujourd’hui le rebelle Depardieu, c’est surtout à cause du producteur Nikolai Borodachev, producteur et directeur du Gosfi l-mofond, le fonds de conservation des archives du ci-néma russe. C’est lui le metteur en scène de cette jour-née d’accueil avec discours, visite de monument, danses folkloriques et remise d’habits traditionnels. Un décor adapté à un admirateur de Dostoïevski et Tols-toï. En novembre 2011, alors qu’il venait d’interpréter Raspoutine pour un téléfi lm, Depardieu déclarait�: «�En Russie, j’ai découvert des gens qui me ressemblaient�!�»

Page 5: APRÈS LA BELGIQUE, LE GRAND FEUILLETON FISCAL : POUTINE ... · DEPARDIEU ET MAINTENANT «Il n’y a pas de mesquinerie en Russie, il n’y a que des grands sentiments. Et derrière

32

’artiste est arrivé en Suisse dimanche, à 21 h 45, dans un jet présidentiel. Il revenait de Russie, où, le sa-medi, il recevait l’accolade de son vieil ami Vladimir Poutine. En Suisse donc, à l’hôtel Savoy Baur dans la ville de Zurich, Gérard Depardieu s’est installé dans la chambre 409 et ne l’a plus quittée. Jusqu’à la céré-monie de remise du Ballon d’or de la Fifa, le lundi soir. En Russie, plus Raspoutine que Danton, le co-

médien semblait avoir choisi sa nouvelle patrie, dépliant son passeport � ambant neuf avec, sur sa couverture, l’aigle russe

à deux têtes. Ce serait l’ancien empire des tsars. Au début du mois de décembre, pourtant, il emménageait à Néchin, une bourgade de Belgique prisée des millionnaires ; le comédien af� rmait vouloir quitter la France. Le pays de son enfance serait devenu celui de la guillotine � scale. Au terme d’une escalade verbale, Obélix avait rendu casque à ailes et passe-port. Peut-être pas la Sécurité sociale. Oubliée la Belgique ? En Suisse, lundi dernier, quelques minutes avant de fouler le tapis rouge aux côtés de Sepp Blatter, le président de la Fifa, Depardieu con� e à l’ancien footballeur Walter Gagg, au-jourd’hui of� cier de sécurité de la Fédération internationale de football association : « J’ai l’impression que le monde en-tier m’en veut. » Puis il déclare : « J’ai un passeport russe mais je suis français, et j’aurai certainement la double nationalité belge… » On s’y perd. Il nous perd. Et, semble-t-il, l’acteur,

POITRAIL AU VENT ET CHEVEUX EN BATAILLE, DEPARDIEU LE ��FRANCO�RUSSO�BELGE�� DANSE ET BRANDIT SON PASSEPORT

le monument du cinéma français que l’on croyait indébou-lonnable, ne sait plus à quelle patrie se vouer. Il faut croire qu’on n’abandonne pas aussi facilement une terre qui vous a hissé au statut d’emblème national et dont on a incarné, pendant près de quarante ans, l’esprit, la � amboyance et les excès. Finalement, Obélix reste un citoyen français.

Posée dans la campagne du sud-est de Moscou, la petite république de Mordovie – à ne pas confondre avec la Sylda-vie, ça, c’est dans « Tintin » – n’avait pourtant pas ménagé sa peine. La météo même était de la partie. Seulement 3 degrés en dessous de zéro, bien loin des moins 30 qu’af� che habituel-lement le baromètre en plein hiver à Saransk, la capitale de 300 000 habitants. Sur le tarmac enneigé de l’aéroport local, une petite assemblée patiente. Les femmes en tenue tradi-tionnelle, joues roses et � chus bariolés sur la tête. Entre deux bourrasques de neige, l’avion se pose en� n. Il est 12 h 15. La porte s’ouvre sur un ogre hilare, poitrail au vent et cheveux en bataille. Quelques pas de danse pour accompagner les chansons de bienvenue, des baisers à ces dames et, dans un rire puissant, un passeport brandi victorieusement. Les � ashs crépitent. Sous les applaudissements, au milieu d’un no man’s land aussi immaculé que l’aube d’un communiant, Geraro-vitch, comme le surnomment déjà les internautes russes, a réussi sa scène de baptême.

Les températures peuvent � ancher, Gégé a chaud au cœur. La patrie de Pouchkine et de Dostoïevski l’a adopté. « Il fait bon y vivre », s’était-il en� ammé, quelques jours plus tôt, dans une lettre adressée au peuple russe, ajoutant, emporté

P A R F L O R E N C E B R O I Z A T

Une publicité à Saint-Pétersbourg�: Depardieu en vendeur de cuisines.

Saransk, sa rivière, sa cathédrale à bulbes dorés, ses cités soviétiques.

Prisonnières du centre de détention de Yavas, une autre spécialité de la Mordovie.

Dimanche 6 janvier, entre le maire de Saransk et le gouverneur de la région, Gérard pose devant la statue de Pougatchev, le cosaque célèbre pour avoir pris la tête d’une révolte paysanne à la fi n du XVIIIe siècle, un rôle qu’il pourrait bientôt reprendre.

Page 6: APRÈS LA BELGIQUE, LE GRAND FEUILLETON FISCAL : POUTINE ... · DEPARDIEU ET MAINTENANT «Il n’y a pas de mesquinerie en Russie, il n’y a que des grands sentiments. Et derrière

33

par ismatch.com

dans son élan, que « la Russie est une grande démocratie ». Les objections ne manquent pas – dissidents politiques et artistes emprisonnés arbitrairement, journalistes assassinés, corrup-tion et collusion des pouvoirs, élections truquées, interdiction de manifester… – mais cela lui importe peu. Gérard, lui, veut surtout rendre hommage aux « forêts de bouleaux », en bor-dure desquelles il « se sent bien ». Cela tombe à pic. Des bou-leaux, il y en a plein en Mordovie. Originaire du coin, son ami le producteur Nikolai Borodachev lui a orchestré une journée d’accueil dans la plus pure tradition soviétique, avec escorte de journalistes triés sur le volet : discours de bienvenue, vi-site du musée, essayage d’habits traditionnels sur la scène de l’Opéra de la ville, remise de souvenirs régionaux dont une paire de Valenki, les fameuses bottes typiques en feutre… « Il se fond très bien dans le paysage avec sa carrure, son franc-parler. Il a vraiment l’air de chez nous », témoigne un journaliste. « Il pourrait vivre ici, ou au moins revenir », mur-mure un habitant. Mais à Saransk les journées d’hiver sont longues pour l’étranger venu s’installer. Doutant que la star goûte immodérément les sports locaux (ski de fond et patin à glace) et les bonbons « Iris mon amour » (produits sur place et exportés dans toute la Russie), les autorités lui ont offert un gîte à sa convenance (appartement en ville ou maison au bord d’un étang) et de quoi s’occuper (un poste de ministre de la Culture). Dans une contrée qui compte vingt prisons pour un musée, tout reste à inventer. L’intéressé a poliment refusé, sans pour autant manquer de remercier ses hôtes pour leur générosité. « C’est absolument merveilleux. On sent un

esprit, dans cette terre, qui est très fort. » Sans doute l’âme slave, ce mélange indescriptible de romantisme et de mélancolie, où l’on ressent avec excès et où l’on parle avec poésie, à laquelle Gérard, titan aux pieds d’argile, ne saurait être insensible.

On a sa famille de sang et celle de cœur, et cela vaut aussi pour les patries. La rencontre

avec la Russie remonte aux années 90. « Moi qui ne voulais pas y mettre les pieds, j’ai découvert des gens qui me ressem-blaient. » L’attraction a perduré. Ces derniers mois, les Russes voient quotidiennement l’histrion qu’ils ont tant aimé en Cy-rano vanter sur leurs écrans telle marque de ketchup, tels ser-vices bancaires, telle épicerie de luxe… « Je n’ai pas accepté ce passeport pour échapper au � sc », se défend celui qui se voit affublé du surnom de « noviy rouskiy », « nouveau russe », en référence aux nouveaux riches apparus dans les années�90. Dans l’ancien pays des soviets, on est aujourd’hui imposé à 13 % quels que soient ses revenus. L’affection n’exclut pas le pragmatisme. Et Gérard regorge des deux. Le 5 octobre, il offrait un vernis de respectabilité à Ramzan Kadyrov, le président tchétchène, en acceptant d’être l’invité d’honneur de son anniversaire. Un mois plus tard, il enregistrait un duo langoureux, « Le ciel se tait », avec Gulnara, la � lle aînée du président ouzbek Islam Karimov.

A défaut de séjourner plus longtemps à Saransk, Gérard a promis de s’en faire l’ambassadeur auprès de Sepp Blatter : en 2018, la Coupe du monde de football aura lieu en Russie, et plusieurs matchs se dérouleront dans la capitale de Mordo-vie. Le comédien doit justement reprendre en main un projet de � lm au � nancement international mystérieux, consacré à la Fifa. Et pendant qu’on s’épuisait à suivre le Franco-Russo-Belge Depardieu toujours à s’agiter en tous sens, de pubs en affaires, d’achat de restaurants en production de vin, un autre citoyen du monde, Lionel Messi, petit rejeton d’un ouvrier argentin et d’une femme de ménage à mi-temps partis immi-grer en Espagne, remportait le Ballon d’or pour la quatrième fois consécutive. Sous les yeux d’un Depardieu spectateur, un hommage planétaire au talent à l’état pur. ■

Reportage Marine DUMEURGER à Saransk et Arnaud BÉDAT à Zurich

En 1999, lors du tournage du fi lm de Josée Dayan «�Balzac�», à l’hôtel Mame à Tours, Gérard m’entretenait avec feu de sa passion pour les écrivains russes, de son goût pour Pouchkine, de sa ferveur pour Tolstoï. Il le citait�: «�Tout ce que je comprends, je ne le comprends que parce que je t’aime.�» Lors de la sortie de son fi lm «�Raspoutine�», en décembre�2011, il le clamait encore�: «�Je me suis élevé avec Dostoïevski, Pouchkine, Tolstoï, Maïakovski.�» Aujourd’hui, Gérard Depardieu fait le même rêve de Russie, entrant en géant dans les vêtements de voyage à la mesure de ceux à qui il a prêté sa peau au cinéma�: Honoré de Balzac, en 1999, et Alexandre Dumas, en 2009, dans le fi lm «�L’autre Dumas�», de Safy Nebbou. Haute taille, force, gaieté et santé à revendre, chevelure drue, Alexandre Dumas est déjà célèbre dans l’empire quand il y pénètre en barine exubérant. Tout le monde a lu «�Les trois mousquetaires�», «�Le maître d’armes�», et son succès est fou à la cour de Saint-Pétersbourg. Quand Dumas arrive dans le village des Cosaques, une femme d’une beauté éblouissante lui présente, en signe d’hospitalité, le pain et le sel sur une éto� e immaculée brodée de rose fuchsia. Profi tant d’un moment d’inattention de son père, l’ataman des Cosaques, elle se dresse sur la pointe des pieds pour déposer dans l’oreille du Français un seul petit mot russe, mais dévastateur�: «�Lubov�». Dumas, troublé, sait que ce mot signifi e «�amour�».Entre la Russie et la France, l’amour est un classique. Alexandre Pouchkine découvre les rites de l’initiation aux sens dans les bras d’une Française, tandis que Sophie Rostopchine devient comtesse de Ségur. Quand Murat et l’avant-garde de la Grande Armée investissent la rue Arbat, à Moscou, les cavaliers constatent que les enseignes

des échoppes sont françaises, que les a� ches des théâtres sont rédigées en français, que les boulangers, les confi seurs parlent français, et que les précepteurs et les chapeliers viennent de Paris. Dans l’aristocratie russe, on enseigne le français aux enfants et c’est dans la langue de Racine que Pouchkine exprime ses premiers déchirements amoureux. Cette attirance réciproque n’a pas dit son dernier mot et Gérard Depardieu, accueilli en héros à Saransk, dans la capitale de la Mordovie, retrouve les accents de Théophile Gautier saluant la ville�: «�Fabuleuse, splendide et chimériquement lointaine�!�» La passion n’est pas une question de passeport, l’artiste assoi� é de compréhension est attiré là où il se sent aimé. Balzac écrit à Eva Hanska�: «�Ma vie est à vous puisque vous êtes la seule à l’avoir pressentie dans tout ce qu’elle serait, à pénétrer ses sou� rances, ses devoirs, ses projets ambitieux.�» Entre l’écrivain français et l’égérie russe�: dix-huit ans d’amour, seize ans d’attente, deux ans de bonheur et six mois de mariage. Le premier signe de sa prédisposition mystérieuse pour la Russie apparaît lorsque Balzac écoute la musique de Berlioz. Le compositeur, fatigué d’être maltraité à Paris, attend un signe de son ami. Balzac lui jette�: «�Va en Russie, pars à Pétersbourg, là-bas on te fera une gloire immense.�» Il donne à son ami une pelisse. Celui-ci part et obtient un triomphe. La perception profonde de ces espaces infi nis transportait Balzac et le transporte encore dans le cœur de ses lecteurs russes qui s’exclament�: «�Veliki Balzac�!�» «�Balzac est grand�!�» Aujourd’hui, Depardieu parle la même langue en restant français�: «�Dans votre immensité, je ne me sens jamais seul, Slava Rossii�!�» Veliki Depardieu�!

DEPUIS DUMAS ET BALZAC, LA TENTATION RUSSEP A R G O N Z A G U E S A I N T B R I S

Samedi 5 janvier, dans la datcha présidentielle, Gérard Depardieu accompagné d’un interprète parle cinéma avec Vladimir Poutine.