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Après Mao, les managers

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Page 1: Après Mao, les managers
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a p r è s m a o

l e s m a n a g e r s

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intervalle collection dirigée par Jacques Levy Stringer

Déjà parus :

• Les Marginaux : Une nouvelle force politique en France de Jacques LE VY-STRINGER

• Après Mao les Managers de Pierre P E A N

A p a r a î t r e :

• Les Marchands de Ciel : Moon, Gourou Maradji, Enfants de Dieu, Témoins de Jéhovah... de Michel GUERIN et J.-M. ELDWIG

• Les « Fachos » : L'extrême droite française aujourd'hui de Bernard BRIGOULEIX

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pierre péan

a p r è s m a o

l e s m a n a g e r s

fayolle

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Photo de couverture Pierre Péan

Du même auteur : « Pé t ro le , la t r o i s i è m e g u e r r e mond ia l e » chez Calmann Lévy

Si vous désirez être tenu au courant des publications de l'éditeur de cet ouvrage, il vous suffit d'adresser votre carte de visite aux Editions FAYOLLE, 9, rue du Château-d'Eau Paris 75010 Tél. 607-42-28

© 1977 Pierre Péan/Fayolle isbn 2. 86221.002.1

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I. LA V E U V E D E M A O F R E I N A I T LA PRO- D U C T I O N .

Le rideau rouge s'ouvre sur une scène de théâtre très classique, et dévoile une cinquantaine de personnages qui composent le chœur et l'orchestre. Les voix haut perchées et saccadées entonnent immédiatement : « Hua Kuo-feng a été nommé président du Comité cen- tral selon la volonté du président Mao. Les masses sont en liesse et acclament dans tout le pays cette nomina- tion. Tous les Chinois sont unis autour du Comité cen- tral !... » Nous sommes le 8 novembre 1976, c'est-à-dire moins de quatre semaines après l'apparition des pre- miers dadzibaos (affiches murales) annonçant la double nomination de Hua Kuo-feng à la tête du Comité cen- tral et de la Commission militaire. Et quinze jours après la grande manifestation de la place Tien An Men, où un million de Chinois entendent confirmation du rempla- cement de Mao Tsé-tung et de la disgrâce officielle de ceux qui apparaissaient comme les éléments du pouvoir les plus proches du leader disparu : Mme Chiang Ching, veuve de Mao et membre du bureau du Comité politique central, M. Wang Hong-wen, vice-président du Comité central, présenté, en septembre 1973, au président français Georges Pompidou par Mao comme

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un élément à suivre de près, M. Yao Weng-yuan, le théoricien de la Révolution culturelle, membre du bu- reau politique du Comité central, et M. Chang Chung- chiao, membre du Comité permanent du bureau politi- que. Ces quatre hauts personnages sont depuis la mi- octobre désignés, d'abord par les dadzibaos, puis par les journaux officiels, sous l'appellation de bande des Quatre, de « clique anti-parti », ou qualifiés de « traî- tres », de« révisionnistes »...

L'acclamation chantée du nouveau président de la Chine se passe à Tchang-Tcha, chef-lieu du départe- ment autonome des minorités lis et miaos, et petite ville de 25.000 habitants dans le sud de l'île de Hainan, à en- viron 3.000 kilomètres de Pékin. Officiellement, la re- présentation n'a pas été organisée spécialement pour les six journalistes français invités du gouvernement chi- nois, mais nous sommes, à l'évidence, « attendus ». Lorsque nous pénétrons dans la salle, toutes les places sont déjà occupées, à l'exception du premier rang, de- vant lequel sont disposées des petites tables dressées de tasses de thé que des jeunes filles viendront remplir aus- sitôt après notre arrivée. Le théâtre retentit de bruyants et chaleureux applaudissements en notre honneur. Les danseurs et chanteurs de la troupe artistique du dépar- tement autonome sont revêtus de costumes colorés ins- pirés des vêtements traditionnels des lis et des miaos. Les chant sont en langue « mandarin », c'est-à-dire de Pékin. Pour les spectateurs qui ne comprendraient pas la prononciation, les textes sont projetés sur un petit écran situés à droite de la scène. Le deuxième chant commence : « A bas la clique anti-parti, la bande des Quatre, et vive le président Hua ! », suivi d'un « Avan-

1 — Jacques Jacquet-Francillion, président du groupe et rédac- teur en chef du Figaro ; Georges Biannic, du bureau de l'A.F.P. de Pékin ; Claude Bonjean, du Point ; Jean de la Guérivière, du Mon- de ; Patrick Le Dantec, de Ouest France ; et moi-même.

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çons sur le chemin de la victoire, guidés p a r le p rés iden t H u a ! ». Les rouages de la mach ine de p r o p a g a n d e sont pa r f a i t emen t huilés. E n quelques semaines , les directi- ves du nouveau p a t r o n de la Chine sont descendues jus- q u ' à cette contrée reculée. E n une qu inza ine de jours , la t roupe ar t is t ique de T c h a n g - T c h a a créé de nouveaux chan ts et adap t é sur eux une nouvelle mus ique . Les mu- siciens et les c h a n t e u r s on t s û r e m e n t répété de nom- breuses fois, car, ce 8 novembre , le débu t du spectacle est so igneusement rodé. Le reste d u p r o g r a m m e est p lus « classique », mais le choix des thèmes est n é a n m o i n s significatif. La major i té d ' en t r e eux exa l ten t une directi- ve de M a o prise en 1964 : « L ' ag r i cu l tu re doi t p r e n d r e exemple sur T a t c h a ï ». T a t c h a ï est u n e b r igade de pro- duc t ion qui travaille dans la province du Chans i au sud de Pékin , et qui, grâce à u n t ravai l forcené e t u n g r a n d espri t de sacrifice de ses membres , a réussi à a u g m e n t e r la p roduc t ion de céréales d a n s des p ropor t ions impor- tantes . Or , ce modèle de Ta tcha ï , c o m m e nous le ver- rons en détail u l t é r ieurement , é ta i t contesté p a r la « b a n d e des Q u a t r e », car u n e t rop g r a n d e a t t en t ion é ta i t por tée au déve loppement de la p roduc t ion , au dé- t r i m e n t de la révolution. C h a n t e r e t danse r T a t c h a ï au

l e n d e m a i n des grandes purges p r e n d donc des al lures de danse du scalp a u t o u r des Q u a t r e . Deux équ ipes de tra- vail — u n e féminine, u n e mascu l ine — se d é m è n e n t c o m m e des diables sur la scène. C h a c u n e veut dépasse r l ' au t re dans u n e course vert igineuse à la p roduc t ion . P o u r t r anspor t e r des engrais .

D a n s la fosse, le c h œ u r souligne en con t repo in t l 'ac- t ion : « U n espr i t héro ïque souffle ent re les deux équi- pes. Tous nos j eunes sont des héros. Ils t r a n s p o r t e n t très r a p i d e m e n t les engra is . . . » Mais ému la t i on ne si- gnifie pas ar rogance . U n j eune h o m m e qui avait di t à une j eune fille que « la p lace des femmes est p lu tô t à la cuisine » est remis à sa place, et f ina lement ré intégré

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dans le g roupe après s 'ê t re livré à une auto-cr i t ique. Les deux équipes t ravai l lent alors ensemble. « Il f au t ap- p r e n d r e l ' émula t ion de l ' e n t r a i d e en m ê m e temps . . . et p r e n d r e exemple sur la b r i g a d e de Ta tcha ï . . . »

A Can ton , deux jours après cette séance récréative, nous visitons la pape te r i e qui emploie plus de trois mille trois cents t ravai l leurs et f ab r ique du pap ie r j ou rna l et d u pap i e r d ' embal lage . Le p rés iden t du comité révolu- t ionnai re de l ' u s i n e M. Peng Shuei-hsien, la c inquan- taine, nous racon te l 'histoire de son unité. Elle est très instructive sur la signification des événements récents, sur la lut te acha rnée p o u r le pouvoir qui couvai t depuis que lques années et s 'é ta i t amplif iée après la mort , le 9 j anv ie r 1976, de Chou En-lai , p o u r devenir féroce après la m o r t de Mao-Tsé- tung .

T o u t ce qui se dit à la pape te r ie de C a n t o n est impor- tan t , car le G r a n d Timonie r , Mao , est venu le 29 mai 1956, y faire u n e inspection. Les photos de cette visite sont d 'a i l leurs a b o n d a m m e n t p lacardées dans toute l 'usine.

« M a o nous a qui t tés . Nous voulons t r ans fo rmer no- tre dou leu r en force. . . Depu is la nomina t ion de H u a Kuo-feng et l ' é c rasement de la b a n d e des Qua t r e , les ouvriers sont en liesse. Cette joie les a condui ts à aug- m e n t e r la p roduc t ion : elle est au jou rd ' hu i de 302 ton- nes p a r jou r , alors qu 'el le n ' é ta i t que de 250 tonnes avan t ce g r a n d c h a n g e m e n t », dit f iè rement M. Peng, qui expl ique que, dans les deux dernières semaines, la p roduc t i on a a u g m e n t é a u t a n t que dans les vingt der- nières années !

C o m m e n t ? T o u t s implemen t pa rce que les ouvriers on t été encouragés à p rodu i r e davantage . « Ils on t réali-

1 — Les comités révolutionnaires sont des organes locaux du pouvoir d 'Éta t et existent à tous les échelons administratifs. Dans chaque usine, ferme d'État, brigade de production, municipalité, province, il existe un comité révolutionnaire élu p a r la base.

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sé d e s i n n o v a t i o n s , a u g m e n t é l a v i t e s s e d e s m a c h i n e s . » Bre f , u n v é r i t a b l e m i r a c l e . I m a g i n e z t o u s les F r a n ç a i s , s o u r i r e a u x l èv res , r e s s e r r a n t d e s b o u l o n s e t c o u r a n t

c o m m e C h a r l i e C h a p l i n d a n s les T e m p s m o d e r n e s p a r c e

q u e M m e G i r o u d e t M M . P o n i a t o w s k i , G u i c h a r d , Le- c a n u e t o n t é t é c o n g é d i é s d u g o u v e r n e m e n t !

L ' i n j u r e d e s Q u a t r e : « f o r c e s p r o d u c t i v e s »

A u c o u r s d e l ' e n t r e t i e n , M . P e n g d o n n e l a clé d e ce

m y s t è r e , q u i e s t a u s s i l a r g e m e n t ce l l e d e t o u t e c e t t e l u t t e

p o u r le p o u v o i r q u i s ' e s t a c h e v é e p a r l ' é l i m i n a t i o n d e s t e n a n t s d e l a r é v o l u t i o n p e r m a n e n t e e t l a v i c t o i r e d e s

é c o n o m i s t e s r é a l i s t e s . L ' é t e r n e l l e l u t t e e n t r e les p r a g m a -

t i q u e s e t les i d é a l i s t e s . . . « A v a n t l ' é c r a s e m e n t d e l a b a n - d e d e s Q u a t r e , il y a v a i t d e s é l é m e n t s q u i f r e i n a i e n t l a

p r o d u c t i o n . » P o u r q u o i ? L e s Q u a t r e f u s t i g e a i e n t le dé -

v e l o p p e m e n t d e l a p r o d u c t i o n . « V o u s n e p e n s e z q u ' à

c e l a e t n o n à l a r é v o l u t i o n », d i s a i e n t - i l s à c e u x q u ' i l s

m a r q u a i e n t d e l ' é t i q u e t t e i n j u r i e u s e d e « f o r c e s p r o d u c - t ives ». B r e f , d é v e l o p p e r l a p r o d u c t i o n é t a i t c o n s i d é r é p a r e u x c o m m e u n e a c t i o n c o n t r e - r é v o l u t i o n n a i r e .

« A v a n t l e u r d i s p a r i t i o n , p o u r s u i t M . P e n g , les Q u a - t r e t r a m a i e n t d o n c d e s c o m p l o t s s o u s le p r é t e x t e d e cr i -

t i q u e r T e n g H s i a o - p i n g — q u i f u t , p e n d a n t t r o i s m o i s a p r è s l a m o r t d e C h o u E n - l a ï , l ' h o m m e f o r t d u r é g i m e ,

a v a n t d e s o m b r e r s o u s les c o u p s a s s e n é s p a r les « r a d i -

c a u x » a n i m é s p a r les Q u a t r e . I l s lu i r e p r o c h a i e n t d e p r é f é r e r les i m p é r a t i f s d e l a p r o d u c t i o n à c e u x d e l a ré -

v o l u t i o n , e t d o n c d e s u i v r e l a voie c a p i t a l i s t e . B i e n e n - t e n d u , T e n g H s i a o - p i n g n ' a p a s a x é le t r a v a i l s u r l a l u t t e d e s c l a s s e s . C ' é t a i t c e r t a i n e m e n t u n e e r r e u r . »

L e t o n e m p l o y é p a r M . P e n g , u n r e s p o n s a b l e , p u i s - q u ' i l e s t p r é s i d e n t d u c o m i t é r é v o l u t i o n n a i r e d ' u n e us i -

n e i m p o r t a n t e , c o n s t i t u t e d é j à u n c h a n g e m e n t p r o f o n d d e l a p o l i t i q u e c h i n o i s e . E n t r e le m o i s d ' a v r i l e t l a f i n

Page 11: Après Mao, les managers

o c t o b r e 1 9 7 6 , t o u s les m o y e n s d e p r o p a g a n d e a v a i e n t é t é m o b i l i s é s p o u r r y t h m e r u n e c a m p a g n e e x t r ê m e m e n t v i o l e n t e c o n t r e le s u c c e s s e u r d é c h u d e C h o u E n - l a i ,

T e n g H s i a o - p i n g , q u i r e p r é s e n t a i t le r é v i s i o n n i s m e d e

d r o i t e e t a v a i t osé d i r e : « Q u ' i m p o r t e q u ' u n c h a t so i t n o i r o u b l a n c s ' i l a t t r a p e les s o u r i s . » Be l le e x p r e s s i o n

i m a g é e p o u r f u s t i g e r le r é a l i s m e é c o n o m i q u e d e T e n g . O r , d e p u i s l a g r a n d e m a n i f e s t a t i o n d e l a p l a c e T i e n A n

M e n , les o r g a n e s of f ic ie l s e t les d i r i g e a n t s o n t m i s u n e

s o u r d i n e à l e u r s a t t a q u e s c o n t r e T e n g . D e s r u m e u r s se

r é p a n d e n t m ê m e d a n s P é k i n : il c i r c u l e r a i t d a n s l a c a p i - t a l e c h i n o i s e , a c c o m p a g n é d e p e r s o n n a l i t é s m i l i t a i r e s

i m p o r t a n t e s . E n d é c e m b r e 1 9 7 6 , T e n g ces se d ' ê t r e u n

c o n t r e - r é v o l u t i o n n a i r e . . . L e 18 s e p t e m b r e e n c o r e , s u r l a p l a c e T i e n A n M e n , H u a K u o - f e n g , v i c e - p r é s i d e n t d u

C o m i t é c e n t r a l e t P r e m i e r m i n i s t r e , p o r t a i t d e v i o l e n t e s

a t t a q u e s c o n t r e T e n g H s i a o - p i n g d a n s s o n é l o g e f u n è b r e à M a o : « L a g r a n d e R é v o l u t i o n c u l t u r e l l e p r o l é t a r i e n n e

q u e le p r é s i d e n t M a o d é c l e n c h a e t d i r i g e a l u i - m ê m e . . . a

b r i s é les c o m p l o t s d e r e s t a u r a t i o n o u r d i s p a r L i u C h a o - c h i , L i n P i a o e t T e n g H s i a o - p i n g . . . N o u s m è n e r o n s e n

p r o f o n d e u r l a l u t t e p o u r c r i t i q u e r T e n g e t r i p o s t e r à l a

d é v i a t i o n d e d r o i t e q u i c o n t e s t a i t les c o n c l u s i o n s j u s -

t e s . » I l e s t v r a i q u e ce v i o l e n t r é q u i s i t o i r e é t a i t p r o n o n - cé d ' u n e e s t r a d e s u r l a q u e l l e se t r o u v a i t l a v e u v e d e M a o e t les t r o i s a u t r e s d e l a b a n d e . I l y a e f f e c t i v e m e n t q u e l -

q u e c h o s e d e c h a n g é a u r o y a u m e d e C h i n e , p u i s q u e P e n g , n o t r e m a n a g e r d e l a p a p e t e r i e d e C a n t o n , t i e n t u n d i s c o u r s m o d é r é à l ' é g a r d d e c e l u i q u i é t a i t h i e r e n -

c o r e le p e s t i f é r é n u m é r o 1. T e n g H s i a o - p i n g , le p a r t i s a n d e l a c r o i s s a n c e é c o n o m i q u e v i g o u r e u s e , g r i m p e à n o u - v e a u les m a r c h e s d u p o u v o i r .

L a i s s o n s p a r l e r M . P e n g : « C ' e s t a i n s i q u ' e n sa i s i s - s a n t l ' e r r e u r d e T e n H s i a o - p i n g , l a b a n d e d e s Q u a t r e a v o u l u r e n v e r s e r b e a u c o u p d e d i r i g e a n t s l o c a u x e t n a t i o -

n a u x . M o i q u i s u i s p r é s i d e n t d u c o m i t é r é v o l u t i o n n a i r e

Page 12: Après Mao, les managers

et m'occupe de la production dans cette unité, j ' a i senti une pression énorme venant d'eux. Je ne pouvais pas m'occuper des problèmes de production. Mais, mainte- nant, je peux augmenter les rendements. »

« Comment s'effectuait cette pression ? — Par les journaux, les radios..., car, dans l'usine, il

n'y a pas de représentants de la bande des Quatre. — Cette pression était-elle forte ? — A cause de l'opinion publique, nous ne pouvions

pas bien travailler. Le poids de celle-ci, manipulée p a r les Quatre, empêchait l'application des règles. Par peu r de la critique des Quatre. Ici, nous travaillons à la chaî- ne, si un seul maillon est «saboté », l'ensemble de l'usi- ne, évidemment, en souffre... »

— Depuis quand ces pressions étaient-elles sensi- bles ?

— En 1974, nous les percevions déjà. Elles se sont fa i t plus pressantes en 1975. E t plus encore en 1976.

— Que poursuivaient les Quatre ? » M. Peng se risque alors dans une interprétation ma-

chiavélique : « Ils menaient complots et intrigues pour saboter la pro- duction et faire ensuite porter à leurs adversaires la res- ponsabilité d'un écroulement économique. Ils auraient alors usurpé le pouvoir qu'ils désiraient prendre p a r tous les moyens.

— Quels moyens ? — Je ne les connais pas exactement... » Aujourd'hui, le manager de Canton respire. Enfin. Il

peut appliquer les règles. Cela signifie, en clair, que rien ne l'empêche plus d'exiger de ses ouvriers un tra- vail soutenu. Il peut organiser, planifier sa belle méca- nique. Il réalise maintenant une productivité supérieure essentiellement parce que la maintenance des machines est meilleure. Le temps moyen d'utilisation de chacune d'entre elles était auparavant inférieure à vingt-deux

Page 13: Après Mao, les managers

heures par jour. Et, quand les ouvriers étaient négli- gents, les temps morts étaient encore plus importants. Et les cadences, très faibles.

« Le temps effectif passé au travail a augmenté, la vi- tesse des machines aussi », explique M. Peng. Mainte- nant, et pour la première fois depuis longtemps, la pa- peterie de Canton tourne à pleine capacité, voire au- dessus de la limite supportable pour les machines, vieil- les de vingt-deux ans, mais qui sont d'une technologie des années 30. Toutefois si « les ouvriers travaillent jo- yeusement et cherchent à rattraper le temps perdu », ce n'est pas uniquement à cause de l'écrasement de la « cli- que ». La campagne contre la bande des Quatre mobili- se en effet tous les mass media, notamment les jour- naux, ceux de la province de Canton comme les autres. Et pour faire des journaux, il faut du papier... La pape- terie de Canton doit répondre à cette nouvelle demande. La boucle est bouclée. Les ouvriers ont envie de travail- ler à cause de l'élimination de la bande des Quatre... qui leur impose davantage de travail !

Le président du comité révolutionnaire est tellement heureux de ce retournement qu'il trafique un peu les chiffres pour mieux montrer le bond en avant réalisé par son usine. Le chiffre de 250 tonnes par jour avant l'écrasement de la bande des Quatre qu'il prend comme référence correspond en fait à une production très infé- rieure à la moyenne. Après son discours officiel, M. Peng nous révèle que la production de l'année dernière a été de 102.000 tonnes de papier, soit une cadence journalière moyenne de 280 tonnes ! Qu'importe, l'en- seignement reste le même : M. Peng et ses collabora- teurs n'ont plus peur aujourd'hui de pousser aux maxi- mum les cadences. Ils ne seront plus accusés de faire passer la production avant la révolution. M. Peng est fier d'être un bon manager. Le principal responsable de la papeterie n'empêche pas pour autant les ouvriers de

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manifester contre la bande des Quatre et d'affirmer leur soutien au président Hua. Depuis le début de la cam- pagne, deux cent cinquante meetings ont été tenus à l'intérieur de l'usine. Et cent emplacements sont spécia- lement aménagés pour recevoir les dadzibaos qui fusti- gent l'« impératrice » Chiang Ching et ses trois compli- ces. Les caricatures, qui semblent être toutes de la mê- me facture, sont excellentes mais féroces. Les visages sont croqués à la manière d'un Daumier particulière- ment déprimé ; des cordes sont passées autour des cous, un poing s'apprête à les écraser, à les broyer. Chiang Ching, la veuve de Mao, est représentée, buvant, en conversation avec le cadavre de Tchang Kaï-chek, fai- sant couler le sang des Chinois ; ou encore, habillée en impératrice, en discussion avec un représentant de la C.I.A...

Mais toute cette activité politique se déroule en de- hors des heures de travail.

L a « l a s s i t u d e » des m a n a g e r s e t de s c h e r c h e u r s

A Changhaï, l'animosité des managers et des cher- cheurs à l'égard des Quatre s'exprime encore plus clai- rement : « On ne fait par marcher une usine sidérurgi- que en faisant des discours toute la journée. Il est impé- ratif d'avoir des plannings de production, et de les res- pecter. C'était impossible tant que la bande des Quatre avait de l'influence en Chine. Ce n'est pas par hasard si la production chinoise a plafonné ces dernières années. A force d'affirmer le primat politique et de donner un sens injurieux au terme de « forces productives », les Chinois étaient démobilisés. » Cet ancien directeur d'aciérie, aujourd'hui responsable de la recherche scientifique et technique pour toute la région de Chang- haï, en a gros sur le cœur. Il est intarissable sur les cri- mes économiques des Quatre. Il se réjouit de leur élimi-

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nation de la scène politique. Cet important responsable n'est pas un cas isolé en Chine. Les « managers » de l'économie, les techniciens, les cadres de l'armée en avaient assez de la révolution permanente. Leurs porte- parole ont finalement remporté la guerre de succession commencée au début de l'année. Plus encore que la conquête du pouvoir, l'enjeu de cette violente bataille était le choix d'un type de société pour demain et les moyens d'y parvenir. Les deux nouveaux hommes forts de la Chine, MM. Hua Kuo-feng et Li Hsien-nien, sont des « réalistes » formés au contact quotidien de l'écono- mie. Pour ces deux communistes, le vocabulaire marxis- te n'a de sens que s'il prend appui sur un développe- ment économique vigoureux. Les Chinois vont désor- mais décliner le verbe « produire » à tous les modes.

La fête révolutionnaire est terminée. Les discours of- ficiels continueront encore à mettre en avant la lutte des classes, la lutte contre le capitalisme et le révisionnisme, la dictature du prolétariat... Mais la vrai priorité sera désormais ailleurs. Plus que jamais, l'objectif — défini par Chou En-lai — de faire de la Chine une grande puissance de l 'an 2000 est d'actualité. Leitmotiv : le dé- veloppement de la Chine a été beaucoup retardé depuis la Révolution culturelle. Par la faute des Quatre de Changhaï. Maintenant, il faut mettre les bouchées doubles. « L'accroissement de production n'est que de 5 à 6 % par an actuellement, poursuit notre interlocu- teur. C'est très peu. Si on bavardait un peu moins, on pourrait produire plus... » Dans les laboratoires à Changhaï, les chercheurs qui lisaient les ouvrages scien- tifiques étaient en butte aux tracasseries des révolution- naires, pour qui seule la discussion permanente était source de création. A force d'avoir pris à la lettre le slo- gan de Mao Tsé-tung : « Associez la théorie à la prati- que », la science chinoise a été très largement stérilisée depuis la Révolution culturelle. Ainsi, dans les sciences

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biologiques, la recherche génétique fondamentale a été interrompue par l'envoi des chercheurs à la campa- gne... Plus généralement, les missions de savants occi- dentaux mettent en lumière la faiblesse de la recherche. L'un d'eux, biologiste à Nancy, nous a déclaré au mois de novembre 1976 : « Dans ma spécialité, le potentiel de recherche de la Chine entière n'est guère supérieur à celui d'une université comme Strasbourg. »

Les chercheurs chinois en sont conscients : ils ne ca- chent pas, même pas aux étrangers, leur joie devant la véritable « contre-révolution » qui se déroule actuelle- ment. Ce qu'ils espèrent obtenir : une plus grande coo- pération avec les milieux scientifiques étrangers, une plus grande liberté et des moyens financiers accrus. Sur ce dernier point, une réserve importante : l'armée, qui sort très renforcée des derniers événements et qui désire vivement moderniser son équipement, va sans doute réclamer une grosse part des crédits de la recherche... La Chine bouge.

Les représentants du patronat français ont pu, lors de leur mission dans la première quinzaine de novembre, constater le nouvel état d'esprit des dirigeants chinois. Des mots qui étaient bannis depuis la mort de Chou En- lai, comme celui de « rentabilité » reviennent constam- ment dans leurs propos. Et si le slogan « compter sur ses propres forces » est toujours employé, un autre, de Mao également, le contrebalance largement : « L'étranger doit servir le national. » Il est reconnu, désormais, que l 'apport technologique extérieur doit être un des fac- teurs importants du développement économique.

Les nouveaux dirigeants qui veulent accélérer le déve- loppement auront de nombreux obstacles à franchir. Ce n'est pas un hasard s'ils mettent en avant, dès le début de leur règne, la nécessité absolue pour les Chinois d'« obéir en tout aux ordres du Comité central ayant à sa tête le président Hua », comme le souligne un article

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publié le 22 novembre dans le Quotidien de l'armée. Hua a pris le pouvoir. Donc il incarne la légitimité. Y compris pour la période précédant son arrivée au poste présidentiel.

« . . . Après le décès du président Mao, poursuit le journaliste-soldat, la bande des Quatre se livra plus fé- brilement que jamais aux activités conspiratrices visant à usurper le pouvoir suprême du parti de l'Etat. Fidèle à la volonté de notre grand dirigeant et, partant, des inté- rêts fondamentaux du peuple entier, le Comité central du parti ayant à sa tête le camarade Hua brisa sans hési- tation le complot de la clique anti-parti, évitant à la Chine une régression telle que celle que connaît l'Union soviétique. Cette méritoire décision historique restera gravée à jamais dans la mémoire des huit cent millions de Chinois... De tous les coins du pays, le parti, le gou- vernement, l'armée, le peuple et l'école font entendre leur voix puissante et unanime : obéissons en tout aux ordres du Comité central ayant à sa tête le président Hua.. . »

L'interrogation sur la légitimité de Hua n 'a pas en Chine droit de cité. Pour l'avoir ignoré, certains diri- geants de la province de Fukien ont eu la désagréable surprise de voir débarquer, le 22 ou 23 novembre, dans les bureaux gouvernementaux, les usines, les écoles et autres organisations, des vagues de soldats de l'armée populaire. Cette reprise en main vigoureuse était déci- dée par Hua lui-même. Les militaires se constituèrent alors en commandos de propagande pour diffuser les importantes instructions du Comité central. Ils utilisè- rent de nombreuses voitures munies de haut-parleurs, des cours du soir furent organisés... pour éliminer tou- tes les racines de la bande des Quatre. Le pouvoir n'hé- sitera donc pas à utiliser la force pour imposer « son » ordre. Les troubles seront matés, comme ils l'ont déjà été dans la province du (Chansi) et à Hang-Tcheou... Le

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temps n'est plus à l'agitation, mais au travail. Les Chinois « vont désormais redoubler d'efforts pour

rattraper le temps perdu et compenser les pertes causées par cette bande anti-parti », concluait le quotidien de l'armée de libération du 22 novembre. Le système d'éducation actuel hérité de la Révolution culturelle et très influencé par les idées des Quatre pourrait poser des problèmes aux nouveaux dirigeants. Il est en effet beaucoup plus orienté sur les débats politiques que sur l'amélioration de la production. La nouvelle politique qui se dessine est l 'aboutissement d'une bataille sans merci entre différents clans.

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président Mao : dépasser économiquement les Etats- Unis dans des dizaines d'années et mieux édifier la Chi- ne, base d'appui de la révolution mondiale pour appor- ter une plus grande contribution à l 'humanité. »

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