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Arbitraire linguistique et double articulation Author(s): André Martinet Source: Cahiers Ferdinand de Saussure, No. 15 (1957), pp. 105-116 Published by: Librairie Droz Stable URL: http://www.jstor.org/stable/27758023 . Accessed: 18/06/2014 04:39 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Librairie Droz is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Cahiers Ferdinand de Saussure. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.44.79.85 on Wed, 18 Jun 2014 04:39:25 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

Arbitraire linguistique et double articulation

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Arbitraire linguistique et double articulationAuthor(s): André MartinetSource: Cahiers Ferdinand de Saussure, No. 15 (1957), pp. 105-116Published by: Librairie DrozStable URL: http://www.jstor.org/stable/27758023 .

Accessed: 18/06/2014 04:39

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Andr? Mabtinet

ARBITRAIRE LINGUISTIQUE ET DOUBLE ARTICULATION

Parmi les nombreux paradoxes qui sont, tout ensemble, un

des attraits de la gloss?matique et la source de bien des r?serves

? son ?gard, le principe de l'isomorphisme 1

occupe une place de

choix. Ce principe implique le parall?lisme complet des deux plans du contenu et de l'expression, une organisation fonci?rement

identique des deux faces de la langue, celles qu'en termes de

substance on d?signerait comme les sons et le sens. Poser ce prin

cipe, c'est certainement outrepasser de beaucoup les implications de la th?orie saussurienne du signe. Mais il n'en est pas moins vrai

que c'est la pr?sentation du signifiant et du signifi? comme les

deux faces d'une m?me r?alit? qui est ? la source du principe

hjelmsl?vien de l'isomorphisme. Comme tous les paradoxes gloss?matiques, la th?orie de l'iso

morphisme est riche d'enseignements. Jerzy Kurylowicz en a bien

d?gag? la fertilit? tout en en sugg?rant, en passant, les limites 2.

Ce qui para?t g?n?ralement critiquable dans l'isomorphisme, c'est

le caract?re absolu que lui pr?te la gloss?matique. On lui reproche volontiers de m?conna?tre la finalit? de la langue: on parle pour

?tre compris, et l'expression est au service du contenu; il y a

solidarit? certes, mais solidarit? dans un sens d?termin?. Les

analogies qu'on constate ? et que personne ne nie ? dans l'orga nisation des deux plans, ne changent rien ? ce rapport de subor

dination des sons au sens qui semble incompatible avec le parall? lisme int?gral que postule la th?orie. On r?pondra, peut-?tre, que cette subordination ne prend corps que dans l'acte de parole, et

qu'elle n'affecte pas la langue proprement dite en tant que r?alit?

1 Le mot est employ? par J. Kurylowicz dans sa contribution aux

Recherches structurales 1949, TCLC 5 (Copenhague), p. 48-60. 2 Ibid., p. 51.

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106 Cahiers F. de Saussure 15 (1957)

parfaitement statique. Mais quelle que soit Tissue du d?bat, il

demeure que la pens?e gloss?matique se heurte ici ? des r?sistances

sourdes, ? une incompr?hension r?currente dont il n'est peut-?tre pas impossible de d?gager les causes. Avant de pouvoir constater le parall?lisme des deux plans, il faut s'?tre convaincu qu'il y a

effectivement deux plans distincts. Il faut avoir identifi? un plan de l'expression qui est bien celui o? les phonologues rencontrent

les phon?mes, mais celui aussi o? le gloss?maticien retrouve les

signifiants qui forment les ?nonc?s: appartiennent au plan de

l'expression non seulement les unit?s simples /m/, /a/ et /l/, mais, au m?me titre, le signifiant /mal/, la suite de signifiants /z e mal o da/, la face phonique (/mal/) ou graphique (mal) de tous les

?nonc?s pass?s, pr?sents ou futurs dont l'ensemble forme la r?alit? accessible de la langue. Il faut, ensuite, avoir identifi? un plan du

contenu d'o? sont exclus les phon?mes (/m/, /a/ ou /l/), mais

?galement les signifiants simples (/mal/) ou complexes (/z e mal o da/), o?, par cons?quent, ont seuls droit de cit? les signifi?s ? mal ?, ? j'ai mal aux dents ? et d'autres plus vastes. Ces signifi?s n'existent, certes, en tant que tels, que parce qu'ils correspondent ? des signifiants distincts. Mais ils ne peuvent figurer sur le plan du contenu que dans la mesure o? on les con?oit comme distincts des signifiants. En gloss?matique, l'opposition de base est entre

phon?mes (ou mieux ? c?nemes ?) et signifiants d'une part, signifi?s d'autre part selon le sch?ma suivant:

Pour le linguiste ordinaire, l'unit? du signe linguistique est une r?alit? plus ?vidente que sa dualit? : /mal/ et ? mal ? sont

deux aspects d'une m?me chose. On veut bien se convaincre que le signe a deux faces, mais on n'est pas pr?t ? fonder toute l'analyse linguistique sur un divorce d?finitif de ces deux faces. S'opposant au signe, unit? complexe, certes, puisqu'elle participe ? ce qu'on nomme traditionnellement le sens et la forme, mais consid?r? comme un tout, on reconna?t le phon?me, unit? simple dans la

mesure o? elle participe ? la forme, mais non au sens. L'opposition

H

/mal/ /z e mal o da/

? mal ? ? j'ai mal aux dents ?

etc. etc.

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de base est ici entre phon?mes d'une part, signifiants et signifi?s d'autre part, selon le sch?ma suivant:

/mal/ ? ? mal ?

/z e mal o da/ ?

?j'ai mal aux dents ?

Le linguiste ordinaire con?oit bien qu'il puisse exister de pro fondes analogies entre les syst?mes de signes et les syst?mes de

phon?mes, et que le groupement de ces unit?s dans la cha?ne puisse

pr?senter de frappantes similitudes, encore que les tentatives pour

pousser un peu loin le parall?lisme se heurtent vite ? la complexit? bien sup?rieure des unit?s ? deux faces et ? l'impossibilit? o? l'on

se trouve d'en clore jamais la liste. Mais ce m?me linguiste se

trompe s'il s'imagine que ces analogies correspondent exactement

et n?cessairement ? celles que suppose le parall?lisme des deux

plans hjelmsl?viens de l'expression et du contenu, puisque ce

parall?lisme est entre signifiants et signifi?s et que les analogies constat?es sont entre signes et phon?mes. On note constamment, chez ceux qui, sans ?tre gloss?maticiens d?clar?s, font un effort

pour se repr?senter la r?alit? linguistique dans le cadre hjelmsl?vien,

qu'ils se laissent aller ? confondre, dans une certaine mesure, les

deux plans, sans s'apercevoir que ce ne sont plus des unit?s de

contenu qu'ils vont opposer ? des unit?s d'expression, mais bien des

signes, qui participent aux deux plans, ? des phon?mes, qui n'ap

partiennent qu'? un seul.

Cet ?tat de choses, qu'on peut d?plorer, s'explique ?videmment

par la difficult? qu'on ?prouve ? manipuler la r?alit? s?mantique sans le secours d'une r?alit? concr?te correspondante, phonique ou graphique. Il faut noter d'ailleurs que nous ne disposons pas des ressources terminologiques qui pourraient nous permettre de

traiter avec quelque rigueur des faits s?mantiques ind?pendam ment de leurs supports formels. Il n'y a, bien entendu, aucune

discipline paralinguistique qui corresponde ? la ? phon?tique ?

(par opposition ? la ? phonologie ?) et qui nous permette de traiter

d'une r?alit? psychique ant?rieure ? toute int?gration aux cadres

linguistiques. Mais, m?me en mati?re d'examen de la r?alit? psy

chique int?gr?e ? la structure linguistique, on n'a rien qui soit le

pendant de ce qu'est la phonologie sur le plan des sons. On dispose heureusement du terme ? s?mantique ? qu'on emploie assez pr?ci

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s?ment en r?f?rence ? l'aspect signifi? du signe et qui nous a permis, on l'esp?re, de nous faire entendre dans ce qui pr?c?de. On poss?de, en outre, le terme ? signifi? ? qui, n'existant que par opposition ? ? signifiant ?, est d'une clart? parfaite. Mais toute expansion termi

nologique est interdite ? partir de ce participe passif. Quant ? ? s?mantique ?, s'il a acquis le sens qui nous int?resse, il n'en est

pas moins d?riv? d'une racine qui ?voque, non point une r?alit?

psychique, mais bien le processus de signification qui implique la

combinaison du signifiant et du signifi?. La s?mantique est peut ?tre autre chose que la s?miologie; mais on voit mal de quelle s?rie terminologique ? s?mantique ? pourrait ?tre le d?part ; un ? s?me ?, en tout cas, ne saurait ?tre autre chose qu'une unit? ?

double face.

Il n'entre pas dans nos intentions de rechercher ici s'il est

possible et utile de combler ces lacunes. On renverra ? l'int?ressante

tentative de Luis Prieto 3, et l'on marquera simplement que cette

absence de parall?lisme dans le d?veloppement de l'analyse sur

les deux plans n'est pas fortuite : elle ne fait que refl?ter ce qui se

passe dans la communication linguistique o? l'on ? signifie ? quelque chose qui n'est pas manifeste au moyen de quelque chose qui l'est.

Les modes de pens?e qui font ?chec ? la conception hjelms l?vienne des deux plans parall?les ont ?t? fort mal explicit?s. Ceci

s'explique du fait de leur caract?re quasi g?n?ral: on ne prend conscience de l'existence d'une chose que lorsqu'on ne la trouve

plus l? o? on l'attendait. C'est, en fait, dans la mesure o? l'on saisit exactement l'originalit? de la position gloss?matique, qu'on prend conscience de l'existence d'un autre sch?me, celui selon

lequel les faits linguistiques s'ordonnent dans le cadre d'articu lations successives, une premi?re articulation en unit?s minima ? deux faces (les ? morph?mes ? de la plupart des structuralistes), une seconde en unit?s successives minima de fonction uniquement distinctive (les phon?mes). Ce sch?me forme sans aucun doute le substrat ordinaire des d?marches de la plupart des linguistes, et c'est ce qui explique que l'expos? quien a ?t? fait dans Recherches structurales 19494 ait g?n?ralement d?rout? les recenseurs du

3 Dans son article ? Contributions ? l'?tude fonctionnelle du contenu ?, Travaux de VInstitut de Linguistique 1 (Paris 1956), p. 23-41.

4 P. 30-37.

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volume qui estimaient n'y retrouver que des v?rit?s d'?vidence et ne discernaient pas les rapports antith?tiques qui justifiaient l'inclusion de cet expos? parmi les ? interventions dans le d?bat

gloss?matique ?.

Pr?sent?e comme un trait que l'observation r?v?le dans les

langues au sens ordinaire du terme, la double articulation fait

donc ais?ment figure de truisme. Ce n'est gu?re que lorsqu'on

pr?tend l'imposer comme le crit?re de ce qui est langue ou non

langue que l'interlocuteur prend conscience de la gravit? du pro bl?me. Et pourtant, s'il est ?vident que toutes les langues qu'?tudie en fait le linguiste s'articulent bien ? deux reprises, pourquoi h?siter ? r?server le terme de langue ? des objets qui pr?sentent cette caract?ristique? Regrette-t-on d'exclure ainsi de la linguis

tique les syst?mes de communication qui articulent bien les messages en unit?s successives, mais ne soumettent pas ces unit?s elles

m?mes ? une articulation suppl?mentaire? Le d?sir de faire entrer

la linguistique dans le cadre plus vaste d'une s?miologie g?n?rale est certes l?gitime, mais en perdra-t-on rien ? bien marquer, d?s

l'abord, ce qui fait, parmi les syst?mes de signes, l'originalit? des

langues au sens le plus ordinaire, le plus banal du terme ?

Les avantages didactiques de la conception de la langue comme

caract?ris?e par une double articulation se sont r?v?l?s ? l'usage et se sont confirm?s au cours de dix ann?es d'enseignement. Ils

apparaissent plus consid?rables que ne le laisserait supposer

l'expos? un peu sch?matique de 1949. Ils comportent notamment

l'?tablissement d'une hi?rarchie des faits de langue qui n'est pas sans rapport avec celle qu'on aurait pu probablement d?gager des

expos?s saussuriens relatifs ? l'arbitraire du signe si l'on s'?tait

attach? plus aux faits fonctionnels et moins aux aspects psycholo

giques du probl?me. Noter, en effet, que rien dans les choses ?

d?signer ne justifie le choix de tel signifiant pour tel signifi?, marquer

que les unit?s linguistiques sont des valeurs, c'est-?-dire qu'elles n'existent que du fait du consensus d'une communaut? parti culi?re, tout ceci revient ? marquer l'ind?pendance du fait linguis

tique vis-?-vis de ce qui n'est pas langue. Mais relever le caract?re

doublement articul? de la langue, n'est-ce pas indiquer, non seule

ment comment elle parvient ? r?duire, au fini des ? morph?mes ?

et des phon?mes, l'infinie vari?t? de l'exp?rience et de la sensation,

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mais aussi comment, par une analyse particuli?re ? chaque com

munaut?, elle ?tablit ses valeurs propres, et comment, en confiant

le soin de former ses signifiants ? des unit?s sans face signifi?e, les phon?mes, elle les prot?ge contre les atteintes du sens? Qu'on

essaye, un instant, d'imaginer ce que pourrait ?tre une ? langue ?

? signifiants inarticul?s, un syst?me de communication o?, ? chaque

signifi?, correspondrait une production vocale distincte, en bloc, de tous les autres signifiants. D'un point de vue strictement statique, on a pu se demander si les organes humains de production et de

r?ception seraient capables d'?mettre et de percevoir un nombre

suffisant de tels signifiants distincts, pour que le syst?me obtenu

rende les services qu'on attend d'une langue 5. Mais notre point de vue est, ici, sinon diachronique, du moins dynamique: ? condi

tion que se maintiennent les distinctions entre les signes, rien ne

pourrait emp?cher les locuteurs de modifier la prononciation des

signifiants dans le sens o?, selon le sentiment g?n?ral, l'expression deviendrait plus ad?quate ? la notion exprim?e; l'arbitraire du

signe serait, dans ces conditions, vite immol? sur l'autel de l'expres sivit?. Ce qui emp?che ces glissements des signifiants et assure leur autonomie vis-?-vis des signifi?s est le fait que, dans les langues r?elles, ils sont compos?s de phon?mes, unit?s ? face unique, sur

lesquels le sens du mot n'a pas de prise parce que chaque r?ali

sation d'un phon?me donn?, dans un mot particulier, reste soli daire des autres r?alisations du m?me phon?me dans tout autre

mot; cette solidarit? phon?matique pourra, on le sait, ?tre bris?e sous la pression de contextes phoniques diff?rents; l'important, en ce qui nous concerne ici, est que, face au signifi?, cette solidarit? reste totale. Les phon?mes, produits de la seconde articulation

linguistique, se r?v?lent ainsi comme les garants de l'arbitraire du

signe.

Les N?ogrammairiens n'avaient pas tort de placer au centre de leurs pr?occupations ce que nous appellerions le probl?me du

comportement diachronique des unit?s d'expression. De leur

enseignement relatif aux ? lois phon?tiques ?, il faut retenir le

principe que, dans les conditions qu'on doit appeler ? normales ?, le sens d'un mot ne saurait avoir aucune action sur le destin des

6 Cf. Economie des changements phon?tiques, Trait? de phonologie diachro

nique (Berne 1955), ?4-2.

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phon?mes dont se compose sa face expressive. Ces linguistes ont eu tort de nier l'existence d'exceptions: il y en a, on le sait 6. Mais il est important qu'elles restent con?ues comme des faits marginaux qui, par contraste, font mieux comprendre le caract?re des faits

proprement linguistiques : une formule de politesse peut se r?duire

rapidement ? quelques sons, une g?mination ou un allongement expressifs peuvent arriver ? se fixer dans des circonstances favo

rables. Mais ces cas, tr?s particuliers, o? l'?quilibre entre la densit?

du contenu et la masse phonique des signifiants a ?t? rompu dans un sens ou dans un autre, ne font que mettre en valeur le caract?re

normal de l'autonomie des phon?mes par rapport au sens parti culier de chaque mot.

La th?orie de la double articulation aboutit ? distinguer nette

ment parmi les productions vocales entre des faits centraux, ceux qui entrent dans le cadre qu'elle d?limite, et des faits margi naux, tous ceux qui, en tout ou en partie ?chappent ? ce cadre.

Les faits centraux ainsi d?gag?s, signes et phon?mes, sont ceux

dont le caract?re conventionnel, arbitraire au sens saussurien du

terme, est le plus marqu?; ils sont d'une nature qu'apr?s les math?

maticiens on nomme ? discr?te ?, c'est-?-dire qu'ils valent par leur

pr?sence ou leur absence, ce qui exclut la variation progressive et

continue: en fran?ais, o? l'on poss?de deux phon?mes bilabiaux

/p/ et /b/, toute orale bilabiale d'un ?nonc? ne peut ?tre que /p/ ou /b/ et jamais quelque chose d'interm?diaire entre /p/ et /b/; bi?re avec un 6 ? moiti? d?vois? n'indique pas une substance inter

m?diaire entre la bi?re et la pierre ; le signe est-ce-que, d?fini exacte

ment comme /esk/, marque une question et jamais rien de plus ou

de moins; pour le nuancer il faudra ajouter ? la cha?ne un nouveau

signe, ?galement discret, comme peut-?tre. Les faits marginaux sont en g?n?ral, par nature, expos?s ?

la pression directe des besoins de la communication et de l'expres sion; certains d'entre eux, tels les tons, peuvent participer au

caract?re discret constat? pour les unit?s des deux articulations; mais la plupart gardent le pouvoir de nuancer le message par des

variations dont on ne saurait dire si elles sont ou non des unit?s

nouvelles ou des avatars de l'ancienne : c'est le cas de l'accent qui,

? Ibid., ?? 1-19 ? 21.

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certes, participe au caract?re discret lorsqu'il contraste avec son

absence dans des syllabes voisines, mais dont le degr? de force

peut varier en rapport direct et imm?diat avec les n?cessit?s de

l'expression; c'est plus encore le cas de l'intonation o? m?me un

trait aussi arbitraris? que la m?lodie montante de l'interrogation

(il pleut?) comporte un message qui variera au fur et ? mesure

que se modifiera la pente ou que s'esquisseront des inflexions de la

courbe.

Pour autant qu'il est l?gitime d'identifier ? linguistique ? et ? arbitraire ?, on dira qu'un acte de communication est proprement

linguistique si le message ? transmettre s'articule en une cha?ne

de signes dont chacun est r?alis? au moyen d'une succession de

phon?mes : /il f s bo/. On posera, d'autre part, qu'il n'est pas d'acte de communication proprement linguistique qui ne comporte la

double articulation: un cri articul? n'est pas, en son essence, un

message; il peut le devenir, mais il ne diff?rera pas alors s?miolo

giquement du geste; il pourra s'articuler dans le sens qu'il se

r?alisera comme une succession de phon?mes existants dans la

langue du crieur, comme dans l'appel /ola/ ou l'interjection /aj/; il ne frappera plus, dans ces conditions, comme phonologiquement allog?ne dans un contexte linguistique; mais n'ayant pas ?t? soumis ? la premi?re articulation, celle qui r?duit le message en

signes successifs, il ne pourra jamais s'int?grer pleinement ? l'?nonc?, ou, du moins, il faudrait pour cela qu'il re??t le statut d'unit? de la premi?re articulation, c'est-?-dire de signe linguistique.

Chacune des unit?s d'une des deux articulations repr?sente n?cessairement le cha?non d'un ?nonc?, et tout ?nonc? s'analyse int?gralement en unit?s des deux ordres. Ceci implique que tout fait reconnu comme marginal parce qu'?chappant, en tout ou en

partie, ? la double articulation, ou bien sera exclu des ?nonc?s

articul?s, ou n'y pourra figurer qu'? titre suprasegmental. En d'autres termes, les faits marginaux que l'on peut trouver dans les ?nonc?s pleinement articul?s sont ceux que l'on nomme proso diques. On tend ? consid?rer les faits prosodiques comme une annexe des faits phon?matiques, et ? les ranger dans la phonologie, ce qui ne se justifie que partiellement. Certaines unit?s prosodiques, les tons proprement dits, sont des unit?s distinctives ? face unique comme les phon?mes: la diff?rence m?lodique qui emp?che la

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confusion des mots norv?giens /1b0nr/ ? paysan ? et /2b0nr/ ? hari cots ? a exactement la m?me fonction que la diff?rence d'articula tion glottale qui oppose en fran?ais bi?re ? pierre. Mais d'autres traits prosodiques, maints faits d'intonation par exemple, sont, comme les signes, des unit?s ? double face qui combinent une

expression phonique et un contenu s?mantique : l'intonation inter

rogative de la question il pleut? a un signifi? qui ?quivaut g?n?rale ment ? ? est-ce-que ? et un signifiant qui est la mont?e m?lodique. Il en va de m?me de faits dynamiques comme l'accent d'insistance

qui peut frapper l'initiale du substantif dans c'est un polisson; dans ce cas, le signifi? pourrait ?tre rendu par quelque chose comme ? je suis tr?s affect? ?, le signifiant s'identifiant avec l'allon

gement qui affecte /p/. Ceci veut dire que le caract?re supraseg mental vaut aussi bien sur le plan s?mantique que sur celui des

sons, et que les faits auxquels la double articulation conf?re un

caract?re marginal ne se limitent point au domaine phonologique. Les faits prosodiques, dont l'aire est ainsi pr?cis?e, se trouvent

si fr?quemment au centre des pr?occupations linguistiques, qu'on h?sitera peut-?tre ? n'y voir qu'une annexe du domaine linguistique

proprement dit. Le diachroniste, par exemple, ne peut oublier

que c'est dans ce domaine que se manifestent et s'amorcent les

d?s?quilibres qui entretiendront une permanente instabilit? dans

le syst?me des phon?mes: les modifications des inventaires phon?

matiques semblent, en effet, en derni?re analyse, toujours se ramener

ou se rattacher ? quelque innovation prosodique. Le synchroniste dira que c'est par la structure prosodique que commence l'identi

fication par l'auditeur des ?nonc?s entendus, de telle sorte qu'en

espagnol pas? ? je passai ? est per?u comme distinct de paso (/p?so/) ? je passe ? parce qu'appartenant ? un autre sch?me accentuel, et non ?-, sans que le pouvoir distinctif des phon?mes des deux

formes entre jamais r?ellement en ligne de compte7. Tout ceci n'enl?ve rien au caract?re plus central des unit?s

de premi?re et de deuxi?me articulation. Si les d?s?quilibres

p?n?trent jusqu'aux syst?mes phon?matiques par la zone proso

dique, c'est que, pr?cis?ment, cette zone est plus expos?e aux

atteintes du monde ext?rieur du fait de son moindre arbitraire.

? Ibid., ? 5-5.

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H y a bien des raisons pour que les faits prosodiques s'imposent

plus imm?diatement que les faits phon?matiques ? l'attention des

auditeurs. Mais la plupart d'entre elles se ram?nent au fait qu'ils sont de nature moins abstraite, qu'ils ?voquent plus directement

l'objet du message sans ce d?tour que repr?sente en fait la double

articulation. Ce d?tour, certes, est indispensable au maintien de la

pr?cision de la communication et ? la pr?servation de l'outil

linguistique, mais l'homme tend ? s'en dispenser et ? en faire

abstraction lorsqu'il peut arriver ? ses fins ? l'aide d'?l?ments

moins ?labor?s et plus directs que signes et phon?mes. Ces ?l?ments sont physiquement pr?sents dans tout ?nonc?: il faut toujours une

certaine ?nergie pour ?mettre une cha?ne parl?e; toute voix a

n?cessairement une hauteur musicale; toute ?mission, de par son caract?re lin?aire, a n?cessairement une dur?e. Pour quiconque

n'interpr?te pas automatiquement tous les faits phoniques en

termes de pertinence phonologique, la pr?sence in?luctable dans la

parole de l'?nergie, de la m?lodie et de la quantit? semble imposer ces traits comme les ?l?ments fondamentaux du langage humain. En fait, ils sont si indispensables et si permanents qu'on peut tendre ? ne plus les remarquer; et quel usage linguistique peut-on faire d'un trait qu'on ne remarque pas? De sorte qu'on serait tent?

de dire qu'ils sont fondamentaux dans le langage, mais marginaux et ?pisodiques dans la langue. Mais comme c'est la langue, plut?t que le langage, qui fait l'objet de la hnguistique, il est justifi? d'?noncer que les faits prosodiques sont moins fonci?rement

linguistiques que les signes et les phon?mes. Toutes les langues connues utilisent des signes combinables

et un syst?me phonologique. Mais il y en a, comme le fran?ais, qui, pourrait-on presque dire, n'utilisent les latitudes prosodiques que par superf?tation ou par raccroc. On peut toujours, dans une

telle langue, arriver ? ses fins communicatives sans avoir recours

? elles. On dira ? C'est moi qui... ? l? o? une autre langue accentue rait le pronom de premi?re personne, et, en disant est-ce qu'il pleut? ou pleut-il ?, on ?vitera l'emploi distinctif de la m?lodie interrogative dont d'autres langues, comme l'espagnol, ne sauraient s'affranchir. Ceci ne veut naturellement pas dire qu'en fran?ais comme ailleurs le recours aux marges expressives ne permette, tr?s souvent,

d'all?ger les ?nonc?s et de rendre plus alertes les ?changes linguis

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Page 12: Arbitraire linguistique et double articulation

A. Martinet: Arbitraire linguistique et double articulation 115

tiques. A propos d'une langue de ce type, on pourra peut-?tre discuter de l'importance du r?le des ?l?ments prosodiques dans un

style ou un usage d?termin?. Mais on n'en pourra gu?re nier le caract?re g?n?ralement facultatif. Et, puisqu'on derni?re analyse nous sommes ? la recherche de ce qui caract?rise constamment tout ce que nous d?sirons appeler une langue, il est normal que nous retenions la double articulation et ?cartions les faits proso

diques.

*

Comme sans doute bien des uvres dont la publication n'a

pas re?u la sanction de leur auteur, le Cours de linguistique g?n?rale doit repr?senter, sous une forme durcie, un stade d'une pens?e en cours d'?panouissement. Le structuraliste contemporain, qui y a

appris l'arbitraire du signe et qui a laiss? sa pens?e se cristalliser autour de ce concept, est frapp?, ? la relecture de l'ouvrage, du caract?re un peu dispers? de l'enseignement relatif aux caract?res conventionnels de la langue qui apparaissent au moins sous les

deux aspects de l'arbitraire du signifiant et de la notion de valeur.

Il attendrait une synth?se qui groupe sous une seule rubrique tous

les traits qui concourent ? assurer l'autonomie de la langue par

rapport ? tout ce qui n'est pas elle, en marquant ses distances vis-?-vis des r?alit?s extra-linguistiques de tous ordres. C'est au

lecteur ? d?couvrir que l'attribution ? arbitraire ? de tel signifiant ? tel signifi? n'est qu'un aspect d'une autonomie linguistique dont une autre face comporte le choix et la d?limitation des signifi?s. En fait, l'ind?pendance de la langue vis-?-vis de la r?alit? non

linguistique se manifeste, plus encore que par le choix des signifiants, dans la fa?on dont elle interpr?te en ses propres termes cette

r?alit?, ?tablissant en consultation avec elle sans doute, mais sou

verainement, ce qu'on appelait ses concepts et ce que nous nomme

rions plut?t ses oppositions: elle pourra s'inspirer du spectre pour

d?gager les qualit?s des objets qu'on appelle ?couleurs?; mais

elle choisira ? sa guise ceux des points de ce spectre qu'elle nom

mera, opposant ici un bleu, un vert et un jaune, se contentant l?

de la simple opposition de deux points pour le m?me espace. Les

implications de tout ceci d?passent de loin celles qui d?coulent de

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Page 13: Arbitraire linguistique et double articulation

116 Cahiers F. de Saussure 15 (1957)

renseignement relatif au signifiant. Nous mesurons jusqu'? quel

point c'est la langue que nous parlons qui d?termine la vision que chacun de nous a du monde. Nous d?couvrons qu'elle tient sans

cesse en lisi?re notre activit? mentale, que ce n'est pas une pens?e autonome qui cr?e des mythes que la langue se contentera de

nommer, tel Adam nommant les b?tes et les choses que lui pr? sentait le Seigneur, mais que les mythes bourgeonnent sur la

langue, changeant de forme et de sexe aux hasards de ses d?ve

loppements, telle la d?esse Nerthus que l'?volution de la d?clinaison

germanique a virilis?e sous la forme du Njord scandinave.

Ce sont les conditions et les implications de l'autonomie de la langue que groupe et condense la th?orie de la double articu

lation et, ? ce titre seul, elle m?riterait de retenir l'attention des

linguistes.

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