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ART D’ARRIVER AU VRAI PHILOSOPHIE PRATIQUE l'AK JACQUES BALMÈS Traduit de l'espagnol Par SI. HANEC (Édouard) AVEC UNE PRÉFACE DE M. DE BLÀNCHE-RÀFFIN CINQUIÈME ÉDITION revue et eonaidérablemeiit aui^iuontéo PARIS AUGUSTE TATOU', UBBAOE-iSITEUB MO, rui: uu bac 180 0

Art d'arriver au vrai - liberius.net · 4 PRÉFACE* L'auteur l’a intitulé : El Criterio, c’est-à-dire Moyens pour parvenir à la vérité, art déjuger, art du bon sens. C’est

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ART

D’ARRIVER AU VRAIPHILOSOPHIE PRATIQUE

l'AK

JACQUES BALMÈSTraduit de l'espagnol

P a r SI. H A N E C ( É d o u a r d )AVEC UNE PRÉFACE

DE M. DE BLÀNCHE-RÀFFIN

C I N Q U I È M E É D I T I O Nrevue et eonaidérablemeiit aui^iuontéo

PARISAUGUSTE TATOU', U B B A O E -iS IT E U B

MO, r u i : uu b a c

180 0

ART

D’A R R IV E R AU VRAI

Tous les exemplaires non revêtus de la signature ci-dessous seront réputés contrefaits.

Paris. — Imprimerie de P.-A. BOl'llDlElt et Cl% rue Maz&riue, 30.

21 iït on sieurARTHUR DE LAROCIÏEFOUCÀl:LT-D’ESTIS^AC.

Ce livre a été traduit à côté de vous et pour vous ; vous avez été la pensée déterminante de ce travail. Puisse-t-il t ous être utile !

L’art d’arriver au vrai est l’art par excellence ; c’est le but de la vie.

La vérité religieuse vous est connue ; de ce côté-là, du moins, vous n’avez pas à chercher. Mais, de ce côté-là même, vous avez à vous développer, c’est-à-dire à perfec­tionner votre foi par la science et votre raison par l’action de votre volonté sur vos penchants. Double travail, intel­lectuel et moral, au moyen duquel vous entrerez en pos­session de la part de vérité que vous êtes tenu de conqué­rir et de l’influence bienfaisante que vous avez le devoir d'cxcrcer autour de vous-

i

Mais, ne Toubliez pas, tout développement de nos fa­cultés, toute conquête sur la nature ou sur nous-mêmes exige un effort. Le travail est la loi du inonde ; il est sur­tout le devoir de ceux que la Providence a mis en vue parmi les hommes, en les plaçant au premier rang.

Sachez, de bonne heure, assigner un but noble à votre vie ; le sentiment du devoir relève les conditions les plus humbles et grandit les plus hautes. Sachez imposer un tra­vail utile à votre esprit, et, pour cela, consultez vos apti­tudes, étudiez-vous vous-même ; c’est le secret des grandes choses.

Puissé-je vous laisser comme résultat pratique de nos dernières études, de toutes nos études (et j’ai la convic­tion bien douce qu’il en est ainsi], avec le désir d’arriver an vrai, dans les choses de l’intelligence par le dévelop­pement de vos facultés, la volonté ferme de réaliser en vous la vérité morale par la pratique du bien !

J’aurais acquitté de la sorte ma dette de reconnaissance envers votre famille, ma dette de dévouement et d’affec­tion pour vous.

MANEG (Édouàrd),

2

Château de Conibreux, juin 1850.

PRÉFACE.

Le nom de Jacques Balmès n’a plus besoin d’être loué. Le mérite excellent de ce maître est désormais reconnu de tous. Pour les esprits attentifs, son livre sur le Protestantisme et le Catholicisme dans leurs rapports avec la civili­sation européenne est devenu, non-seulement en France, mais en Europe, un véritable manuel de l’Histoire de la civilisation. Ses Écrits poli­tiques1, sa sagesse, sa perspicacité, au milieu des débats qui ont agité son pays, assurent à sa mémoire un second titre d’honneur. Pour ache­ver de faire juger parmi nous les œuvres du docteur espagnol, il reste uniquement à traduire ses Écrits philosophiques.

Le premier de ces Écrits, par ordre de dates, est le volume offert en ce moment au public.

1 J'en ai présenté ailleurs l’analyse.

4 PRÉFACE*L'auteur l’a intitulé : E l Criterio, c’est-à-dire Moyens pour parvenir à la vérité, art déjuger, art du bon sens. C’est un traité de Logique à la portée des jeunes esprits*, une Philosophie ap­propriée aux besoins des gens du monde, et ce­pendant digne des intelligences les plus exercées. Balmès, dans cet ouvrage, a déployé toutes les richesses habituelles de son talent : une connais­sance profonde des lois qui régissent l’être hu­main; une clarté, une simplicité parfaites dans le langage; un sens pratique qui ne l’abandonne jamais, et qui le guide sur-le-champ vers les côtés utiles des vérités qu’il considère.

Ce qui frappera principalement dans les pen­sées et dans les écrits de Balmès, c’est un carac­tère qui manque ordinairement aux meilleurs esprits formés dans l’atmosphère du xixe siècle. Ce caractère, c’est simplement ce que notre lan­gue a nommé le bon sens, c’est-à-dire une cer­taine justesse, habituelle, constante dans les opinions, dans les sentiments; le calme du cœur joint à la sérénité de l’esprit; le silence des pas­sions; l’exercice désintéressé des facultés intel­lectuelles.

Or ce caractère imprimé aux écrits de Balmès

PRÉFACE. 5se retrouve marqué dans tous les actes de son existence. C’est un mérite qu’il ne dut point uni­quement aux dons généreux de la nature ; ces dons s’étaient perfectionnés en lui par l’avan­tage d’une éducation saine et d’une instruction puisée à des sources irréprochables. De même que notre corps tire sa vigueur du coin de terre sur lequel il vit et de l’atmosphère qu’il respire, notre esprit, notre cœur puisent leur force dans l’édu­cation nationale, dans l’atmosphère intellectuelle et morale qui nous environne. Balmès, selon nous, doit surtout aux mœurs et aux traditions catho­liques de l’Espagne ce que nous remarquons de véritablement rare et supérieur en lui. La crainte de Dieu, l’obéissance stricte formèrent la règle de son enfance; la sublimité de l’enseignement théologique fut l’aliment de son esprit pendant l’adolescence ; sa jeunesse fut tout ensemble con­tenue et développée par la discipline d’une uni­versité orthodoxe, cette discipline qui, dominant à la fois l’intelligence et le cœur, façonna, dans les siècles croyants, tant de grands esprits et de nobles caractères.

Si l’on y veut faire attention, le niveau géné­ral de l’intelligence et de la raison dans les so-

6 PRÉFACK.ciétés modernes s’est élevé fort au-dessus du point ofi l’antiquité l’avait porté. Or ce phéno­mène ne saurait s’expliquer par une supériorité intrinsèque de l’intelligence humaine dans les âges présents. Non-seulement cette supériorité pourrait être niée, mais l’égalité même entre les esprits de l’antiquité et ceux des temps mo­dernes donnerait matière à contestation. Le phé­nomène dont nous parlons se rattache donc à une autre cause. Il s’explique par la diffusion et l’empire des vérités chrétiennes au sein de l’hu­manité.

Ainsi l’enseignement des vérités surnaturelles, cet enseignement qui, dans la société chrétienne, est à la fois le lait des enfants, le pain des forts, le vin des vieillards 5 cet enseignement si mal­heureusement amoindri de nos jours par l’action du rationalisme, réalisait, réalise encore en quel­ques contrées du monde civilisé un double bien­fait : d’une part, il familiarise les intelligences les plus humbles avec la science la plus sublime 5 de l’autre, il inculque aux esprits et leur fait goûter les règles d’une sagesse surhumaine. Par la vertu de ces leçons divines, l’intelligence chrétienne se trouve, avant même de s’en aper-

PRÉFACE. 7cevoir, transportée sur un sommet à la hauteur duquel les esprits les mieux doués de l’antiquité ont été loin d’atteindre. De là, l’œil naissant du génie parcourt, sans s'égarer, des horizons loin­tains. Il s’exerce à mesurer de vastes distances. Considérée de cette élévation, la terre ne lui pré­sente jamais que de grands spectacles, tandis que le ciel, envisagé de plus près, Ta tout de suite charmé par ses perspectives infinies.

Balmès ne se contente point d’appliquer son bon sens aux réalités de l’ordre terrestre-, d’un même coup d’œil il embrasse la destinée passa­gère de l’homme et son avenir immortel. Avec la même sagesse, avec la même rectitude, il trace les règles qui constituent ici-bas l’art de la vie, et celles qui mènent à une béatitude impérissable. Jamais l'être humain ne lui apparaît que dans sa plénitude et dans son unité : plénitude de durée, unités de facultés-, âme et corps ; sensibilité, in­telligence ; passion, volonté ; nature inclinée vers le mal, redressée divinement vers le bien^ unie à la faiblesse, à l’infirmité, mais présentant la gloire-, tirée delà terre, mais se séparant pour le ciel.

Avant d’avoir parcouru en son entier Y A rt

8 PRÉFACE.d'arriver au vrai, on ne se fera point une idée juste des fruits que ce livre renferme. Le dernier chapitre, intitulé De Ventendement pratique, for­merait seul un ouvrage utile. Ce chapitre ne con­tient pas moins de soixante paragraphes, dans lesquels Balmès traite de l'influence des passions sur les opérations de l'intelligence. Silvio Pel- lico, dans son opuscule Des Devoirs des hommes, laisse parler son âme aimante, sanctifiée par le sacrifice -, Balmès, dans Y A rt d'arriver au vrai, nous fait entendre le grave et sage génie qui modère le cœur ardent de l’Espagne. En maint endroit, lorsqu’il scrute les mystères de l’âme humaine, le moraliste espagnol, par la justesse et la pénétration de son regard, rivalise avec La Bruyère ; mais, dédaigneux des frivolités de l’es­prit, il néglige tout détail qui n’intéresserait que la curiosité \ constamment pressé d’un zèle sacré, il se hâte, il court vers les conséquences utiles.

Ailleurs j’ai décrit les circonstances qui accom­pagnèrent la naissance de ce livre!. On me per­mettra de rappeler ce récit. Balmès n’avait point encore terminé son grand ouvrage sur le Pro­testantisme. Il habitait Barcelone. Du sein de

1 Jacques Balmès, sa vie et ses ouvrages.

PRÉFACE. 9cette cité tourmentée par la révolution, sa voix, connue déjà de toute l’Espagne, se joignait aux protestations qui assaillaient le pouvoir impie d’Espartero. Barcelone, où la révolution avait consommé son triomphe en 1840, fut bombardée trois fois dans l’espace de trois années. Le dernier de ces bombardements eut lieu après l’expulsion du dictateur. En vain la nation entière applau­dissait à la restauration du trône ; une poignée de factieux, devenus maîtres de la capitale de la Catalogne, prétendait faire prévaloir des maxi­mes quasi-républicaines. Tandis que les insur­rections précédentes, dirigées contre le spolia­teur de l’Espagne, avaient rencontré dans la population barcelonaise une sympathie marquée, celle-ci fut odieuse à la masse même du peuple. Le canon de Montjuich frappa cette fois des coups applaudis de toute la Péninsule.

Balmès, avant le blocus, s’était retiré à la cam­pagne, dans la maison d’un ami. 1 1 y avait passé le temps du siège, c’est-à-dire un peu plus d’un mois. Là, sans autres livres que Y Imitation et l’Écriture sainte, surmontant les préoccupations et les angoisses de l’heure présente, il avait com­posé un nouvel ouvrage.

10 PRÉFACE.Je parcourais l’Espagne à cette époque. J’en­

trai à Barcelone, au mois de novembre 1843, le lendemain du jour où les portes de cette ville s’étaient rouvertes devant l’armée d’Isabelle. Les soldats campaient partout. Sous cette protection, les habitants rentraient dans leurs demeures. L’espérance s’efforcait de renaître au sein de la désolation. La piété visitait, en versant des larmes, les monuments sacrés profanés par une faction en délire. L’église de Santa-Maria-deï- Mar, en particulier, merveille de l’art gothique, après avoir servi de corps de garde à l’insurrec­tion, attendait que ses nefs purifiées fussent ren­dues à la prière et au recueillement. Je rejoignis Balmès au milieu des tristesses de Barcelone. Dans sa petite chambre, située au plus haut étage de la maison de son frère, un obus, perçant le mur, avait mis en pièces le canapé sur lequel, pour ménager sa santé débile, il avait coutume de se tenir couché en écrivant ou en dictant.— Parmi ses hardes de voyageur, Balmès rappor­tait le manuscrit du livre qu’il venait de com­poser. Toutefois, cet ouvrage, que l’Espagne estime un des meilleurs de l’auteur, ne fut pu­blié qu’en 4845. C’est celui que notre public

PRÉFACE. 1 1va lire sous ce titre : Y A rt d'arriver au vrai.

En rappelant l’origine de ce livre, nous n’en­tendons nullement louer Balmès de l’avoir écrit en un si petit nombre de jours. Toute hâte dans les travaux de l’esprit mérite plutôt un blâme qu’une louange. Néanmoins, la rapidité de la plume n’indique point, dans tous les cas, la pré­cipitation de la pensée. Pour ce qui concerne Y A rt darriver au vrai, il est aisé de comprendre que la doctrine qui en forme la substance et le fond a reposé pendant de longues années dans l’esprit de l’écrivain. Le cachet de l’université de Cervera se montre encore visible sur mainte page du livre : or Balmès avait quitté Cervera depuis près de dix années. Quant aux maximes pratiques qui abondent dans l'ouvrage, on n’y saurait voir un produit subit de l'improvisation tout critique attentif y reconnaîtra une sagesse mûrie par la réflexion et l’expérience.

Notre sentiment est que le traducteur a per­fectionné l'œuvre sortie de la plume de Balinès. Grâce à son labeur patient et habile, tel chapitre est devenu plus concis, telle image plus vive, telle vérité plus saisissante. Diverses traces d’une composition trop hâtée se sont ainsi effacées. Le

12 PRÉFACE.public, par son suffrage, encouragera le traduc­teur et les éditeurs à mettre au jour prochaine­ment une version française de la Philosophie fondamentale, œuvre grandiose dans laquelle Balmès a déposé les titres authentiques de sa renommée philosophique,

A . d e B l a n c h e - R a f f in *

Paris, 25 mai 4850.

ART D’ARRIVER AU VRAI.

CHAPITRE PREMIER.C O N S ID É R A T IO N S P R É L IM IN A IR E S .

§ I. — Bien penser. Qu’est-ce que la vérité?

Bien penser, c’est connaître la vérité, ou diri­ger son entendement par le chemin qui mène à la vérité. La vérité est la réalité des choses. Con­naître les choses telles qu'elles sont en elles- mêmes, c'est posséder la vérité; les connaître d’une autre façon, c’est se tromper. Nous savons qu’il y a un Dieu, et cette connaissance est une vérité, parce qu’en effet Dieu existe. Nous savons que la variété des saisons tient aux mouvements de la terre autour du soleil, et cette connaissance est une vérité, parce qu’en effet le soleil règle les saisons. Nous savons que l’obéissance aux lois, la bonne foi dans les transactions, la fidé­lité aux amis, etc., sont des vertus : savoir cela, c’est connaître autant de vérités; de même que

14 ART D’ARRIVER AD VRAI.juger bonnes et dignes de louaDges la perfidie, l’ingratitdue, l ’injustice, etc., ce serait tomber dans l’erreur.

Pour bien penser, cherchez à connaître la vé­rité, c’est-à-dire la réalité des choses. De quelle utilité seront des dissertations plus ou moins subtiles, ou plus ou moins profondes, si la pen­sée n’est pas conforme à la réalité? Un labou­reur, un modeste ouvrier, qui connaissent bien les objets de leur profession, pensent et parlent mieux sur ces objets qu’un philosophe qui, revê­tant son ignorance de formules abstraites, pré­tend enseigner ce qu’il ignore.

§ II — Différentes manières de connaître la vérité.

Quelquefois la vérité ne nous est connue que d'une manière imparfaite. La réalité se présente alors à nos yeux, non telle qu’elle est, mais in­complète, augmentée ou changée. Exemple : une troupe d’hommes défile à une certaine distance; les armes brillent au soleil; le reste ne nous ap­paraît que d’une manière confuse. Ce sont des hommes armés; mais est-ce un rassemblement populaire? un corps de troupes régulières? A quelle partie de l ’armée appartient ce corps? Nous l’ignorons. La vérité ne nous est pas con-

CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES. 1 5nue tout entière; notre connaissance est impar­faite; il nous manque la vue distincte de l’uni­forme.

Trompés par la distance ou par toute autre cause, nous supposons gratuitement que ces hommes armés portent tel uniforme, un uni­forme qu’ils n’ont pas. Ici, encore, imperfection dans la connaissance, parce que nous ajoutons ce qui, en réalité, n’existe point.

Enfin, nous prenons une chose pour une autre, comme un parement jaune pour un parement blanc; c’est changer ce qui est, c’est-à-dire en faire un objet différent.

L’entendement qui possède une 'vérité touten- tièreest comme ces miroirs danslesquelslesobjets sont représentés tels qu’ils sont en eux-mêmes. Jouet de l’erreur, l’entendement n’est plus qu’un kaléidoscope qui trompe les regards en leur of­frant des images sans réalité. Enfin, s’il ne possède la vérité qu’en partie, on le peut comparer à ces glaces mal étamées ou disposées d’une certaine façon, qui, retraçant des objets réels, les présen­tent toutefois autrement qu’ils ne sont, parce qu’elles en altèrent les proportions et la figure.

§ III. — Diversité des esprits.

Un esprit juste cherche à voir dans les objets

1G a r t d ’a r r iv e r au v r a i .tout ce qu’ils contiennent, mais rien que ce qu’ils contiennent. Certains hommes ont le talent de voir beaucoup en toutes choses; par malheur ils y voient ce qui n’y est point, et n’y voient rien de ce qu’il y a. L’événement le plus indif­férent, une circonstance quelconque leur four­nissent matière abondante à surabondamment discourir, à bâtir, comme on dit, des châteaux en Espagne. Grands faiseurs de projets, beaux diseurs 1

D’autres sont atteints du défaut contraire; ils voient bien, mais peu à la fois. Ne saisissant les choses que d’un seul côté, ce côté vient-il à dis­paraître, ils ne voient plus rien. Ces esprits in­clinent à être sentencieux et obstinés. Villageois qui ne sont jamais sortis de leur pays; pour eux, le monde finit où finit leur horizon.

Un entendement lucide, exact et vaste, em­brasse l’objet de son étude tout entier; il l’envi­sage sous toutes ses faces, dans toutes ses rela­tions. La conversation et les écrits des hommes ainsi doués se distinguent par leur clarté, leur précision, leur exactitude. Chacune de leurs pa­roles met une idée en relief, et cette idée répond à la réalité des choses; ils vous éclairent et vous persuadent; ils vous laissent pleinement satis­faits. Vous dites, avec un assentiment sans ré­

serve : cela est vrai; il a raison. Nul effort pour les suivre dans leurs raisonnements. Vous mar­chez sur une route unie où celui qui vous mène vous fait remarquer à propos les merveilles qui se rencontrent sur votre passage. — Mais la ma­tière est abstraite, difficile ; le sentier est obscur et s’enfonce dans les entrailles de la terre; il n’importe; votre guide en connaît les détours; il sait comment on diminue la fatigue, comment on abrège le temps, et il tient en ses mains un flambeau qui éclaire les profondeurs les plus ténébreuses.

§ IV. — Chacun excelle clans son art selon qu’il en connaît mieux toutes les parties.

La connaissance parfaite des choses dans l’or­dre scientifique fait le vrai savant; dans l'ordre pratique et pour la conduite de la vie elle carac­térise les sages; dans le maniement des affaires publiques, elle forme les grands hommes d’État. Enfin, dans toutes les professions, celui-là est le plus habile qui connaît le mieux les matières qu'il traite, les instruments donttil se [sert. Ajou­tons [que cette connaissance doit être pratique, qu’elle doit embrasser jusqu’aux finesses de l’exécution, vérités de détail indispensables à la connaissance complète des choses : or ces vérités

CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES. 1 7

18 ART D’ARRIVER AD VRAI.sont nombreuses, même dans les professions les plus humbles. Un exemple : Quel sera le meil­leur agriculteur ? — Celui qui connaîtra le mieux les qualités des terrains, des semences et des plantes, les meilleures méthodes et les meilleurs instruments de labour; celui qui fera rendre & la terre des produits supérieurs, à moins de frais, en moins de temps et en plus grande quantité; c’est-à-dire, enfin, celui qui possédera le plus de vérités relatives à la pratique de l’agriculture. — Il en sera de même du charpentier, du com­merçant : — celui-là sera le plus habile qui pos­sédera le plus grand nombre de vérités sur son art ; qui connaîtra plus à fond la réalité des choses dont il s’occupe.

§ V. — Il importe à tous les hommes de bien penser.

On le voit, l’art de bien penser intéresse, non pas seulement les philosophes, mais tous les hommes, quelle que soit leur condition. L’enten­dement est un don du Créateur; don précieux, mais non sans péril; c’est la lumière qui nous doit guider dans tous les actes de la vie. Veiller sur cette lumière est donc, pour l’homme, le de­voir par excellence; qu’elle vienne à s’éteindre, nous ne marchons plus qu’à tâtons. Ne laissez

CONSIDÉRATIONS PRÉUMINAIRES. 1 9point votre intelligence inactive, de peur qu’elle ne s’engourdisse et ne s’hébéte ; mais, en alimen­tant son foyer, en excitant sa flamme, ayez soin que rien n’en altère la pureté. Cette flamme doit éclairer sans éblouir, montrer la route, et en même temps les écueils dont la route est semée.

§ VI. — Comment on doit enseigner l’a rt de bien penser.

Bien penser est un art pratique, lequel s’ap­prend moins à l’aide des règles que des exemples. A ceux qui professent cet art en multipliant les préceptes et les observations analytiques, de­mandons ce qu'ils penseraient d’une nourrice qui, pour enseigner à de petits enfants à parler ou à marcher, emploierait une pareille mé­thode. Est-ce à dire que je condamne toutes les règles? Telle n’est point ma pensée. Mais je main­tiens qu’on en doit user avec sobriété, sans pré­tention philosophique, et surtout qu’elles doivent être .simples et pratiques. A côté de la règle, l’exemple. Un enfant prononce d’une manière défectueuse certains mots; que fait la mère pour le corriger? Elle les prononce comme ils doivent être prononcés, et les lui fait répéter ensuite. —« Écoutez bien à votre tour ne placezpoint ainsi vos lèvres; appliquez plus légère-

2 0 a r t d ’a r r iv e r au v r a i .ment votre langue sur le palais. » Voilà l’exemple à côté du précepte ; la règle, et la manière de la mettre en pratique.

CHAPITRE II.l ’ATTEÜTIOX.

S’il est des moyens qui nous conduisent à la connaissance de la vérité, il est aussi des obsta­cles qui nous empêchent d’y parvenir. Enseigner à se servir des uns, à écarter les autres, l ’art de bien penser n’a point d’autre objet.

§ I , — Définition de l’attention. Nécessité de l ’attention.

L’attention est l’application de l’esprit à un objet quelconque. Pour bien penser, il faut, avant toutes choses, savoir être attentif. La hache ne coupe point, si elle n’est appliquée à l’arbre; la faucille est inutile aux mains du moissonneur, si elle n’atteint les épis.

Quelquefois les objets se présentent à l’esprit sans fixer l’esprit. C’est ainsi que l’on voit sans regarder, que l’on entend sans écouter : une con-

l ’a t t e n t io n . 2 1naissance acquise de cette façon est toujours légère, superficielle, souvent inexacte ou com­plètement erronée. L’esprit inattentif demeure, pour ainsi parler, hors de chez lui; il ne voit point ce qu’on lui montre. Efforçons-nous d’ac­quérir l’habitude de l’attention, soit dans le mouvement des affaires, soit dans le calme des études. Aussi bien avons-nous pu le remarquer souvent : ce qui'tioùs manque pour comprendre, c’est moins l’intelligence suffisante qu'une suffi­sante application de notre esprit, l’attention.

Nous écoutons un récit, le regard distrait, laissant notre imagination flotter au hasard, in­terrompant le narrateur par mille questions ou digressions étrangères ; il suit de là que des cir­constances intéressantes nous échappent, que des traits essentiels passent sans nous frapper, et que, si nous voulons raconter le fait à notre tour, ou le méditer pour émettre un jugement, il se présente à notre souvenir incomplet et dé­figuré. Notre erreur procède-t-elle de notre in­capacité, ou de l’attention insuffisante que nous avons prêtée au narrateur?

§ II, — Avantages de l’attention ; incom énient du délautcontraire.

L’attention multiplie les forces de l’esprit

2 2 a r t d ’a r r iv e r a d v r a i .d’une manière incroyable ; elle allonge les heures. Par l’attention l’homme s’enrichit sans cesse ; c’est à l’attention qu’il doit la clarté, la précision de ses idées ; il lui doit même les merveilles de la mémoire, car c’est en vertu de la permanence de l'attention que les idées se classent d’elles- mêmes dans le cerveau avec ordre et méthode.

Ceux qui ne savent prêter aux choses qu’une attention indécise dispersent leur esprit sur toutes sortes de sujets. Ici ils reçoivent une impression ; là une impression contraire. Les faits sans con­nexion qu’ils accumulent, loin de s’éclairer mu­tuellement, loin de venir en aide à la mémoire, se mêlent, se confondent, s’excluent les uns les autres. Il n’est point de lecture, de conversation, de spectacle, qui ne puissent, pour insignifiants qu’ils paraissent, offrir quelque sujet d’instruc­tion. L’attention tient note des moindres paillet­tes et les recueille; la distraction laisse tomber à terre, comme choses de rebut, l’or et les pier­res précieuses.

§ III. — Ce que doit être l’attention. Esprits légers ou absorbés.

On pourrait croire qu’une pareille attention entraîne beaucoup de fatigue; ce serait une er­reur. Quand je dis attention, je n’entends point

l ’a t t e n t i o n . 23la fixité d’un esprit qui se rive pour ainsi dire aux objets, mais une application calme, reposée, qui permet que chaque chose ait son heure, et nous laisse l ’agilité nécessaire pour passer d’un travail à un autre travail. Cette attention n’est pas incompatible avec les diversions ou les dé­lassements. En effet, se délasser, ce n’est point cesser de penser, mais faire trêve aux sujets d’étude laborieux, et se livrer à une étude plus facile. Le savant qui interrompt des recherches ardues pour goûter un moment les charmes de la campagne se plaît à observer l’état des mois­sons, etc.; il est attentif aux travaux des la­boureurs, au bruit des sources, au chant des oiseaux; cette attention le distrait, elle ne le fa­tigue point.

Je suis si loin de considérer l ’attention comme une abstraction sévère et continue, que je range parmi les hommes distraits, non-seulement les étourdis, mais encore les esprits absorbés en eux- mêmes. Ceux-là se dissipent au dehors; ceux-ci se perdent, au dedans d’eux-mêmes, dans les profondeurs vagues de leurs rêveries. Les uns elles autres manquent de l’attention convenable, c’est-à-dire de celle que l’on doit au sujet dont on s’occupe.

L’homme attentif est aussi celui qui a le plus

24 a r t d ' a r r i v e r a u v r a i .d’urbanité et de courtoisie. Vous blessezl’amour- propre de ceux que vous n’écoutez point. Il est à remarquer qu’un acte d’urbanité ou un acte con­traire se nomment attention ou manque d’atten­tion.

§ IV. — Les interruptions.

Ajoutons que les études même les plus pro­fondes exigent rarement une attention telle, qu’on ne puisse la suspendre sans un grave dom­mage. On se plaint avec amertume d'une visite à contre-temps, d’un bruit inattendu qui vient couper le fil des idées. Faibles cerveaux ! vé­ritables daguerréotypes dans lesquels le plus léger mouvement, l’interposition passagère d’un corps étranger suffisent pour tout confondre. Ce défaut, naturel chez quelques personnes, chez d’autres, affectation vaniteuse et puérile, accuse, dans tous les cas, une absence complète de concentration ou de recueillement intérieur. Quoi qu’il en soit, efforçons-nous d’acquérir une attention à la fois forte et flexible. Que nos con­ceptions ne soient point des images daguer- riennes, mais des tableaux nettement dessinés. Le peintre est-il interrompu; il dépose ses pin­ceaux, pour les reprendre lorsqu’il le veut, et

CHOIX d ’tjn e c a r r i è r e . 25continuer son œuvre. Un corps étranger lui fait-il ombre ; il l'écarte, et tout est réparé.

CHAPITRE III.C H O IX D’ UNE C A R R IÈ R E .

§ I . — Signification vague dtt mot talent.

Que chacun se consacre tout entier à la pro­fession pour laquelle il se sent une plus grande aptitude *. Cette règle est de la dernière impor-

1 Un homme voué à uno profession pour laquelle il n’est point fait est comme un rouage déplacé. 11 souffre et embarrasse. Je veux qu'il soit plein d’ardeur et de bonne volonté ; même dans ce cas ses efforts sont impuissants ou les résultats trompent ses efforts. Il n’est personne qui n’ait pu, quelquefois, observer les tristes résultats du déclassement.

Tout homme a sa mission particulière à remplir, et par­tant sa valeur particulière. J’ai vu l’un des esprits les plus éminents dans les sciences morales et politiques qu’il m’ait été donné de connaître déployer, pour les sciences exactes, une étourdissante incapacité.

Et ce n’est point seulement à l’égard des sciences dont2

2 6 a r t d ’a r r iv e r a u v r a i .tance; on l’a trop oublié, et c’est à cela, j'en ai la conviction, que les sciences et les arts doivent de n’avoir point fait de progrès plus décisifs. Le mot talent signifie, pour quelques-uns, capacité absolue; un esprit heureusement doué pour unel’objet est divers ou contraire que les aptitudes diffèrent ; dans renseignement des mathématiques, par exemple, il arrive souvent que le même élève se montre, en pas­sant de l’arithmétique à l’algèbre ou à la géométrie, tout différent de lui-même; tel excelle dans l’application, dont l’esprit est incapable de généraliser ; tel est mau­vais géomètre qui devient algébrisle excellent. C’est surtout dans la démonstration des théorèmes et dans la solution des problèmes que ces différences ressortent de la manière la plus frappante. Celui-ci construit, dis­pose, opère avec une facilité merveilleuse, mais en res­tant toujours à la surface, et sans aller au fond ; celui-là, médiocre dans le premier exercice, généralise, découvre et déduit avec une étonnante sagacité. Les uns sont des hommes pratiques ; les autres, des hommes de science. Aux seconds, l’étude ; aux premiers, l’action.

Que si ces différences d’aptitude se font remarquer même par rapport aux diverses parties d’une même science, combien ne sont-elles pas plus tranchées et plus décisives d’une science à l’autre ! Et cependant, où sont les maîtres qui songent à observer et à pousser les enfants dans la voie qui leur convient? On nous jette tous, pour ainsi parler, dans un même moule. Lorsqu'il s’agit du choix d’une profession, l’on songe à toutes choses, hormis à la chose essentielle. Que d’erreurs déplorables, que de

chose doit l’être également pour toutes choses. Erreur capitale. Tel sera d’une capacité prodi­gieuse dans une branche des connaissances hu­maines, qui se montre fort médiocre ou complè­tement nul dans les autres. Certes, Napoléon etroutines sans intelligence en matière d’éducation ou d’in­struction !

Et toutefois de quoi s’agit-il dans le choix d’une car­rière? non-seulement du succès, non-seulement de la for­tune, mais du bonheur de toute la vie. L’homme qui suit la profession pour laquelle il est né marche à grands pas et porte avec facilité le poids du jour et de la chaleur ; il jouit même au milieu des travaux les plus rudes. Au contraire, l’infortuné qui se voit contraint à remplir une tâche qui lui répugne et pour laquelle il n’est point fait, doit lutter contre ses dégoûts, violenter ses inclinations et les vaincre avant de se trouver même au niveau de la médiocrité; que dis-je? avant d’arriver là il devra combler10 vide de ses aptitudes par des efforts surhumains et le plus souvent impossibles.

Tout porte à croire que le plus grand nombre, parmi ces hommes célèbres dont les sciences et l’humanité s’ho­norent, seraient restés médiocres en dehors de leur voca­tion spéciale. Malcbranche se livrait à l’étude des langues et de l’histoire et n’y montrait aucune supériorité, lorsque, chez un libraire où il était entré par hasard, le Traité de l'Homme, de Descartes, tombe sous sa main.11 l’ouvre, en parcourt quelques pages, et telle est son émotion qu’il est forcé de s’interrompre à plusieurs re­prises et de comprimer les battements de son cœur. Dès

c h o i x d ’u n e c a r r i è r e . 27

2 8 a r t d ’a r r iv e r au v r a i .Descartes sont deux grands esprits, et toutefois ils n’ont aucun point de ressemblance. Suppo­sons-les échangeant leurs pensées : le génie de la guerre ne comprendra point le génie de la philosophie; le conquérant rangera le penseur au nombre de ceux qu’il nommait, avec dédain, idéologues.ce jour Malebranche prenait possession de lui-même et trouvait sa voie ; dix ans après paraissait le livre De la Recherche de la Vérité. Un hasard heureux avait donné à Descartes son plus illustre disciple. Comme le Corrège s’était écrié devant le chef-d’œuvre de Michel-Ange : Et moi aussi je suis peintre ! Malebranche entendait une voix en lui : Et moi aussi je suis philosophe !

On dit la même chose de La Fontaine. 11 avait atteint sa vingtrdeuxième année sans avoir découvert son talent si naïvement original et profond. L’ode de Malherbe sur l’as­sassinat d’Henri IV fut pour lui l’appel du dieu. Or qui ne connaît l’inhabileté du bon La Fontaine, de l’inimitable La Fontaine pour les affaires ?

J’ai dit qu’il serait très à propos d’étudier les inclina­tions particulières des enfants en les mettant en présence de certains objets, afin d’observer leur contenance, leur manière d’apprécier, de sentir, déjuger, avant de les fixer dans une carrière. — J’insiste sur ce conseil. Que d’indi­cations précieuses la nature prise sur le fait ne nous don­nerait-elle pas ! Madame Perrier raconte, dans la vie de son frère, Biaise Pascal, que celui-ci, encore enfant, se montra un jour fortement préoccupé, dans un repas de famille, de la diversité des sons que rendait un vase

On pourrait écrire un livre sur les talents comparés en signalant les différences radicales qui les distinguent. À chacun sa part de force et de faiblesse. Il est peu d’hommes, il n’en existe point, on peut l’affirmer, qui parviennent à une égale supériorité en toutes choses. L’observationd’argent frappé par uno cuillère, selon qu’il appliquait son doigt sur le vase ou qu’il le retirait, et qu’après avoir médité longtemps, il écrivit un petit traité sur la matière. Cet esprit d’observation n’annonçait-il point déjà le physi­cien qui, plus tard, dans l’expérience du Puy-de-Dôme, devait confirmer les découvertes do Torricelli et de Galilée?

Yaucanson, attendant sa mère dans une antichambre, oublie les heures dans la contemplation curieuse et ré­fléchie d’une horloge dont il cherche à découvrir les rouages et le mécanisme à travers l’enveloppe qui la lui cache, e t, de retour chez lui, commence aassitôt, à l’aide do morceaux de bois, un chef-d’œuvre du même genre. L’inventeur du joueur de flûte et de l’aspic de Cléopâtre ne révélait-il pas ainsi son génie? Je le ré­pète, les notions les plus simples du bon sens et de l'expé­rience sont oubliées, méconnues à propos de l’affaire la plus importante, de la grande affaire, l’éducation de la jeunesse. Notre siècle, si novateur, si hardi du côté de l’erreur, n’ose regarder la vérité ! — Est-il donc si diffi­cile d'ouvrir les yeux et de voir? — Et cependant on suit la routine à laquelle on n’a point foi; jusqu’au jour où l’édifice, croulant tout entier, ensevelira sous les mêmes ruines et ce qu'il fallait conserver et ce qu’il fallait dé­truire.

CHOIX d ’u n e c a r r i è r e . 29

3 0 ART D’ARRIVER AU VRAI.ne nous apprend-elle pas que certaines aptitudes se contrarient et se nuisent mutuellement? En effet, un esprit généralisateur possède rarement l’exactitude minutieuse. Demandez au poëte, qui vit d'inspirations et d’images grandioses, de se plier, sans efforts, à la régularité compassée des études mathématiques I

§ IL — Un instinct nous indique la carrière pour laquelle nous avons le plus d ’aptitude.

Aux facultés qu’il nous distribue à des degrés divers le Créateur ajoute un instinct précieux qui nous en indique l ’emploi. Un esprit se plaît- il dans certains travaux; les recherche-t-il avec persévérance; au contraire, éprouve-t-il à s’y livrer une répugnance presque invincible et tou­jours renouvelée; ne nous y trompons pas, la nature l’avertit, dans le premier cas, qu’il a reçu d’elle et, dans le second, qu’elle lui a refusé, pour ce qui lui plait ou lui répugne de la sorte, des dispositions heureuses. Le sens du goût, s’il n’est altéré par la maladie ou les mauvaises habitudes, distingue les aliments sains de ceux qui ne le sont point; il en est de même de l’odo­rat. Dieu n’a pas pu prendre un moindre souci de l’âme que du corps.

CHOIX d ’u n e c a r r i è r e . 31Les parents, les maîtres, les directeurs des

établissements d’éducation et d’enseignement feront bien d’arrêter leur attention sur ce point. Que de talents, en effet, qui, bien dirigés, au­raient pu donner les fruits les plus précieux, se consument inutiles, parce qu’ils ont été four­voyés en des carrières pour lesquelles ils n'é­taient point faits !

Il n ’est personne qui ne puisse faire cet exa­men. L’enfant lui-même, dès sa douzième année, est en état de comprendre quels sont les travaux qui lui coûtent le moins, quelles sont les études où il déploie le plus d’aptitude et d’intelligence.

§ III. — Éprouves pour discerner les aptitudes particulièresfl’un enfant.

Faites passer sous les yeux des enfants les pro­duits divers, les œuvres remarquables de l’in­dustrie et de l’intelligence humaine ; conduisez- les en des lieux où l’instinct de chacun puisse être mis en présence de l’objet de son choix. Cette méthode vous sera très-utile ; elle est très- sûre. La nature prise sur le fait révèle des apti­tudes que l'étude la plus attentive n’aurait peut-être jamais su découvrir.

Un mécanisme ingénieux attire l’attention d’un groupe d’enfants de dix à douze ans. Le

32 ART d ’a r r i v e r Ali v r a i .plus grand nombre admire un moment et passe; un seul s’arrête et semble s’oublier longtemps. La curiosité de son examen, les questions pleines de sens qu’il adresse, la compréhension rapide du mécanisme qui l’intéresse ainsi, tout cela ne dirait-il rien à l’observateur attentif?

Vous lisez une page sublime d'un maître dans l’art des vers, et parmi vos jeunes auditeurs est assis ou un Lope de Yéga, ou un Mélendez, ou un Ercilla, ou un Caldéron. — Voyez ! ses yeux étincellent; sa poitrine se gonfle; l’imagination de l’enfant s’est enflammée sous un souffle qu’il ne comprend pas lui-même. La nature a parlé, elle vous désigne le poëte.

Mais gardez-vous d’intervenir ou de forcer les aptitudes. De deux enfants hors ligne con­fiés à vos soins, vous pourriez bien ne rendre à la société que deux hommes d’une médiocrité extrême. L’aigle et l'hirondelle se distinguent par la force et la légèreté de leurs ailes ; toute­fois jamais l’aigle ne prendra son vol à la ma­nière de l’hirondelle ni l’hirondelle à la manière du roi des airs.

..............Tentate diù quiet ferre récusent,Quid valeant humeri.

Ce conseil d’IIoracc aux écrivains, nous l’a­

dressons à lout homme qui veut se décider, en connaissance de cause, sur le choix d’une pro­fession.

DE LA POSSIBILITÉ. 3 3

CHAPITRE IV.D E LA P O S S IB IL IT É .

§ 1. — Classification des actes de notre entendement.Questions à poser.

Pour donner à mon sujet toute la clarté dont je le crois susceptible, je diviserai les actes de notre entendement en deux classes : les actes spéculatifs et les actes pratiques. Je nomme spé­culatifs ceux qui s’arrêtent à la connaissance, et pratiques ceux qui mènent à l’action ou la déterminent.

Lorsqu’il s’agit simplement de connaître une chose, nous pouvons nous poser les questions suivantes : 1 ° cette chose est-elle possible ou non ? 2° existe-t-elle ou non ? 3° quelle en est la nature? quelles sont ses propriétés, ses relations? Les règles à l’aide desquelles se peuvent résou­dre nettement ces trois questions embrassent tout ce qui a trait à la science spéculative.

34 a r t d ’a k r i v e r a d v r a i .Dans tonte action, il est évident que nous

nous proposons une fin. De là ces questions : 4° Quelle est cette fin ? 2° Quel est le meilleur moyen de l’obtenir ?

Je prie instamment le lecteur d’arrêter son attention sur les divisions qui précèdent et de les graver, s’il le peut, dans sa mémoire. Elles lui faciliteront l’intelligence de ce qui doit sui­vre, et lui seront d’un grand secours pour éta­blir l’ordre dans ses pensées.

§ II. — Le possible et l ’impossible. Classification.

Possibilité. L’idée contenue dans ce mot est corrélative à celle à'impossibilité. En effet, l’affirmation de l’une entraîne la négation de l’autre.

Les mots possibilité et impossibilité expri­ment des idées différentes, selon qu’on les appli­que aux choses en elles-mêmes ou seulement à la cause qui les peut produire. Toutefois ces idées ont des rapports très-intimes, comme nous le verrons bientôt. Considérées relativement à un être, indépendamment de toute cause, la pos­sibilité et l ’impossibilité se nomment intrin­sèques. Elles prennent le nom d’intrinsèques lorsqu’il s’agit d’une cause. Malgré la simplicité,

la clarté apparente de cette définition, pour en saisir le sens d'une manière complète, il est indispensable de me suivre dans les différentes classifications que je vais exposer aux paragra­phes suivants.

On s’étonnera peut-être que nous définissions Y impossibilité avant de définir ]& possibilité. Mais un peu de réllexion fera voir que cette méthode est logique. Le mot impossibilité, bien qu’il ait un sens négatif, n’en présente pas moins une idée positive, celle de contradiction entre les choses, d’exclusion, d’opposition, de lutte, pour ainsi dire ; de telle sorte que cette contradiction venant à disparaître, nous concevons la possibi­lité. De là, ces façons de dire : Cela est possible puisque rien ne s’y oppose, puisqu’il n’y a point de contradiction. Quoi qu’il en soit, la connais­sance de l’impossible donne celle du possible et vice versa.

Quelques philosophes distinguent trois sortes d’impossibilités : l’impossibilité métaphysique, physique et morale. J’adopterai cette division, mais en y joignant un nouveau chef : Y impossi­bilité de sens commun. On verra ci-après sur quoi je me fonde. Peut-être serait-il mieux de donner à l’impossibilité métaphysique le nom d’impossi­bilité absolue ; le nom d’impossibilité naturelle à

DE LA POSSIBILITÉ. 3 5

36 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .l’impossibilité physique, et celui (l’impossibilité ordinaire à l’impossibilité morale.

g 111. — En quoi consiste l’impossibilité métaphysiqueou absolue.

L’impossibilité métaphysique OU absolue est celle qui tient à l'essence même des choses; en d’autres termes, un fait est absolument impos­sible lorsque son existence entraînerait cette absurdité : être et ne pas être en même temps. Un cercle triangulaire est une impossibilité absolue, parce qu’il serait à la fois et ne serait point un cercle, parce qu’il serait et ne serait pas un trian­gle. Cinq égal à six est une impossibilité abso­lue, parce que cinq serait et ne serait pas cinq. Un vice vertueux est une impossibilité absolue, parce qu’il serait et ne serait pas vice, etc.

§ IV. — L’impossibilité absolue et la loulo-puissance divine.

Ce qui est impossible absolument ne saurait exister en aucun cas. Lorsque nous disons que Dieu est tout-puissant, nous n’entendons point qu’il soit en son pouvoir de réaliser l’absurde. L’existence et la non-existence en même temps, du monde, de Dieu, le vice vertu et autres in­cohérences de cette sorte, ne peuvent évidem-

DE LA POSSIBILITÉ. 37ment tomber sous l’action de la toute-puissance. Comme l’a fort ingénieusement observé saint Thomas, il faut dire que ces choses ne peu­vent être faites, non que Dieu ne les peut faire. Il suit de là que l’impossibilité intrinsèque abso­lue entraîne également l’impossibilité extrinsè- lue absolue; c’est-à-dire que nulle cause ne peut produire ce qui, de soi, est absolument impos­sible.

§ V. — L’impossibilité ab so hi P et les dogmes.

L’affirmation d'une impossibilité absolue im­plique une idée parfaitement claire des termes jugés contradictoires. Déclarer une chose impos­sible par cela seul qu’on ne la peut comprendre, c’est constater en même temps et l’orgueil et l’impuissance de notre raison. Relevons à ce pro­pos la folie de ceux qui rejettent certains mys­tères du christianisme, arguant deleurprétendue impossibilité. Le dogme de la Trinité, celui de l’Incarnation sont, assurément, au-dessus de la faible intelligence de l’homme ; mais, de notre impuissance, que pouvons-nous conclure? Dieu triple et un ; une même nature et trois per­sonnes distinctes, comment cela est-il possible? Je l’ignore, mais mon ignorance ne me donne

3

38 ART d'aRRIVSR AU VRAI,pas le droit d’inférer qu’il y a contradiction. Avons-nous compris, par hasard, avant de pro­noncer, ce qu’est cette nature, ce que sont les personnes en Dieu? non; et lorsque je veux appli­quer mon esprit à la chose elle-même, je me heurte à l’inconnu. Que savons-nous des secrets de la Divinité? La foi est l’épreuve, mais aussi l ’achèvement de la raison; c’est dans sa bonté comme dans sa sagesse que Dieu n’a pas voulu lever entièrement la barrière qui sépare cette vie mortelle de l’océan de lumière et de vérité.

§ VI. — Impossibilité physique ou naturelle.

Il y aurait impossibilité physique ou naturelle dans un fait en opposition avec les lois de la na­ture. 1 1 est naturellement impossible qu’une pierre, laissée libre dans l’air, s’y soutienne; que l’eau abandonnée à elle-même ne prenne point son niveau; qu’un corps plongé dans un fluide de moindre densité ne s’enfonce pas; que le soleil s’arrête dans sa course, etc..., parce que les lois de la nature prescrivent la chute des corps, le nivellement des eaux, etc. — Dieu qui a établi ces lois peut les suspendre; l’homme ne le peut. Ce qui est naturellement possible à Dieu ne l’est point à la créature.

DE LÀ POSSIBILITÉ. 39§ VII. — Manière de juger qu’une chose est naturellement

impossible.

Nous pouvons affirmer qu’un fait est naturel­lement impossible, lorsque nous savons qu’il existe une loi qui s’oppose à la réalisation de ce fait, et que cette opposition n’est pas détruite ou neutralisée par une autre loi. C’est une loi de la nature que l’homme, manquant de point d’appui, soit attiré vers le sol, parce qu’il est plus pesant que l ’air; mais il existe une autre loi, en vertu de laquelle un corps formé de diverses parties et spécifiquement moins lourd que le milieu dans lequel il se trouve plongé s’y soutient ou s’é­lève, alors même que l’une de [ses parties serait plus lourde que le fluide ambiant. Ainsi un homme, placé dans un globe aérostatique, convenablement construit, s’élève dans les airs, et ce phénomène est parfaitement d’accord avec les lois de la nature. L’extrème petitesse de certains insectes empêche que leur image se peigne dans la rétine de notre œil d’une ma­nière perceptible pour nous; mais, en vertu des lois auxquelles la lumière est soumise, la direc­tion des rayons lumineux se peut modifier de telle sorte, au moyen d’une lentille microscopi­que, que ces rayons, partis d’un objet très-pe-

40 ART !>’ ARRIVER AU VRAI,tit, s’écartent à leur point de contact avec la ré­tine, et y tracent une image beaucoup plus grande que la réalité ; ainsi il ne sera point na­turellement impossible que certains êtres, im­perceptibles à l’œil nu, s’offrent à notre vue, à l’aide du microscope, sous des proportions con­sidérables,

On voit, par ces considérations, combien il importe de ne proclamer qu’après un mûr exa­men l’impossibilité naturelle de tel ou tel phé­nomène. La nature est merveilleusement puis­sante et la plupart de ses secrets nous sont inconnus. Si l ’on eût dit, dans le quinzième siè­cle, qu’un temps viendrait où, par le secours d’un peu de vapeur comprimée, les voyageurs franchiraient en une heure la distance que, dans ces temps, on franchissait à peine en un jour, ce fait aurait été déclaré naturellement impossible; et, cependant, l’enfant qui voyage aujourd’hui sur les rails d’un chemin de fer comprend qu’il est emporté dans sa course rapide par des agents purement naturels. Qui sait quelles seront les découvertes de l’avenir et l’aspect que présentera le monde dans dix siècles? N’admettons qu’avec réserve, je le veux, l’existence de phénomènes extraordinaires, et ne nous abandonnons pas inconsidérément à des rêves d’or. Mais gardons-

DE LÀ POSSIBILITÉ. 41nous aussi de déclarer impossible ou absurde ce qu’une découverte heureuse peut réaliser de­main.

§ VIII. — Solution d’une difficulté sur les miracles.

De ces observations semble ressortir une diffi­culté que les incrédules ont relevée. La voici dans toute sa force : «Les phénomènes que l’on nomme miracles sont produits par des causes incon­nues, mais naturelles; ils ne prouvent donc point l’intervention divine, et, partant, n’appuient en rien la vérité de la religion chrétienne. » On ju­gera si nous l’avons résolue

Un homme d’une naissance obscure, un homme sans lettres, perdu dans la foule, sans moyens humains d’attirer sur Jui les regards, ne possé­dant pas un lieu où reposer sa tète, se présente à sa nation, lui apportant une doctrine aussi nou-

1 Supposer que les causes des miracles sont naturelles, parce que ces causes nous sont inconnues, c’est au moins une prétention étrange et qui ne tend à rien moins qu’à détruire toute certitude.

Existe-t-il, oui ou non, des lois naturelles connues? Sommes-nous certains de la permanence naturelle de ces lois? Par exemple, que tel corps spécifiquement plus lourd qu’un liquide le déplace et s’enfonce ; que lo sourd- muet de naissance ne peut, naturellement, acquérir d’une

42 a r t d ’a r r i v e r au v r a i*velle qu’elle est sublime. On lui demande les ti­tres de sa mission ; il les donne. A sa parole, les aveugles voient; les sourds entendent; là langue des muets se dénoue; les paralytiques marchent; les infirmités les plus rebelles disparaissent tout à coup ; ceux qui viennent d’expirer, ceux que l’on porte au tombeau se lèvent de leur cercueil; ceux qui, descendus depuis longtemps dans leur sépulcre, répandent déjà autour d’eux les éma­nations empestées de la mort se lèvent enve­loppés de leur linceul, et sortent de la tombe, obéissant à la voix qui leur dit : Levez-vous! Voilà l’ensemble des faits. Ne pouvons-nous point porter au naturaliste le plus obstiné le défi d’y découvrir l'action de lois naturelles oc­cultés? De bonne foi, osera-t-on taxer d’impru­dence les chrétiens qui ont cru que de tels pro­diges n’avaient pu s’opérer sans l’intervention

manière instantanée l’ouïe et la parole ? Ou vous êtes for­cés de nier toute science, ou, comme le plus humble parmi les croyants, que dis-je? avec une conviction d’au­tant plus forte que votre raison est plus éclairée et que vous avez des idées plus hautes de la puissance et de la véracité de Dieu, vous direz en présence d’un fait de ce genre : H est évident que les lois de la nature ont été suspendues ; il y a miracle !

(Note du traducteur.)

divine? Croyez-vous qu’avec le temps on trouve le secret de ressusciter les morts, et non pas au moyen de la science, mais à l’appel d’une voix qui commande? L’opération de la cataracte a-t- elle quelque rapport avec l’action d’ouvrir subi­tement au jour les yeux d’un aveugle de nais­sance? — Les procédés employés pour rendre le mouvement à un membre paralysé ressemblent- ils à celui-ci : « Lève-toi, prends ton lit et rentre dans ta demeure. » Les sciences hydrostatique et hydraulique donneront-elles jamais à la parole humaine le pouvoir de calmer les vagues en fu­reur, de les forcer à s’étendre, paisibles, sous les pieds d’un homme qui marche sur leur cime, comme un roi sur des lapis aux franges d’argent ?

Eh! que dire encore si à cet imposant témoi­gnage s’ajoutent l’accomplissement des prophé­ties, la sainteté d’une vie sans tache, l’élévation de la doctrine et la pureté de la morale; enfin, le sacrifice de la vie, une mort héroïque au mi­lieu des tourments et des outrages; le même enseignement soutenu, proclamé jusqu’à la fin, avec une sérénité, une douceur pleine de ma­jesté ; — jusqu’au dernier soupir qui s’exhale dans ces mots laissés à la terre : Amour et pardon.

Non, qu’on ne nous parle plus de lois occultes, d’impossibilités apparentes; qu’on n’oppose plus

DE LA l ’OSSIDILITÉ. 4 3

41 ART 1)’ARRIVER AU VRAI.à l'cviiltsucG ce mot insensé : « Que sais-je! » Une difficulté de ce genre, raisonnable s’il s’a­gissait d’un fait isolé, obscur, susceptible d’in­terprétations diverses, ne manque pas seule­ment de base lorsqu’on l’oppose au christianisme, elle heurte et blesse le bon sens.

§ IX. — Impossibilité morale ou ordinaire.

L’impossibilité morale ou ordinaire peut se dé­finir ainsi : ce qui est en opposition avec le cours régulier des événements. Cette définition est sus­ceptible de nombreuses interprétations. En effet, l’idée, cours ordinaire des choses, est si élasti­que, elle est applicable à des objets si divers, qu’on n’en sauraiL rien dire, en général, qui ne fût d’une utilité médiocre dans la pratique. Cette impossibilité, d’ailleurs, n’a aucun rapport avec les deux impossibilités, absolue et naturelle; une chose moralement impossible ne laisse pas d’ètre possible absolument et naturellement.

Nous donnerons une idée claire et simple de l’impossibilité ordinaire en disant qu’un fait est impossible de cette manière lorsque, dans le cours régulier des choses, ce fait ne se produit que très-rarement ou jamais. Je vois un grand personnage dont le nom et les titres sont dans

DE LA POSSIBILITÉ. 45toutes les bouches et à qui l’on rend les honneurs dus à sa dignité. Il est moralement impossible que le nom soit supposé, que le personnage soit un imposteur. — Cependant on y a été trompé quelquefois.

Ajoutons que l’impossibilité morale peut dis­paraître par l’intervention d’une cause extraordi­naire ou imprévue qui change le cours des évé­nements. Exemple : un officier de fortune, ayant sous ses ordres une poignée de soldats, part d’un pays lointain; il aborde sur des plages incon­nues; un continent immense s’étend devant lui, peuplé de plusieurs millions d'hommes. Il brûle ses vaisseaux et dit : En avant ! — Où va-t-il? — Conquérir de vastes royaumes avec quelques soldats. — C’est impossible! cet aventurier est un insensé ! — Laissez ! sa folie est celle de l’hé roïsme et du génie. L’impossible va devenir un événement historique. L’aventurier se nomme Fernand Cortez, et sa folie donne à l’Espagne un nouveau monde.§ X. — Impossibilité de sens commun improprement confondue

avec l’impossibilité morale.

Ce mot impossibilité morale a quelquefois un sens très-différent de celui que nous lui avons donné jusqu’ici. Il est des faits impossibles dont

46 a r t d ’a r r i v e r a d v r a i .on ne peut affirmer l’impossibilité absolue ou naturelle; et cependant nous sommes tellement certains qu’ils sont irréalisables, que l’impossi­bilité naturelle, l ’impossibilité absolue elle- même ne sauraient produire en nous une cer­titude plus entière. Un homme a renfermé dans une urne un grand nombre de caractères d'im­primerie, que nous supposerons de forme cu­bique, pour qu’il y ait probabilité égale qu’ils tomberont et se maintiendront sur telle face que ce soit. Il les mêle, les agite plusieurs fois sans ordre, et les lance enfin au hasard. Est-il pos­sible que, dans leur chute, ces caractères com­posent l’épisode de Didon? Non, répond instan­tanément tout homme en son bon sens. Espérer ici serait folie. Nous sommes si fortement con­vaincus de l’impossibilité du fait que, dut notre vie être l’enjeu d’un hasard de ce genre, nous n’en serions nullement préoccupés.

Remarquons qu’il n’y a ici ni impossibilité métaphysique, ni impossibilité absolue, parce qu’il n’existe dans les caractères d’imprimerie aucune répugnance essentielle à se placer de la manière voulue. En effet, un compositeur les disposerait dans cet ordre, en peu de temps et avec une grande facilité. Aucune loi de la nature ne s’opposant & ce que ces caractères tombent

sur une face ou sur une autre, à côté l’un de l’autre, et de manière à produire l’effet souhaité, on ne saurait invoquer l’impossibilité naturelle. Il existe donc une impossibilité d’un autre ordre, laquelle n’a rien de commun avec les deux pre­mières, et diffère également de celle que nous avons nommée impossibilité morale, par le fait seul qu’elle est en dehors du cours régulier des événements. Nous l’appelons impossibilité de sens commun.

La théorie des probabilités et celle des combi­naisons mettent en évidence cette impossibilité en mesurant, pour ainsi dire, la distance im­mense qui sépare la possibilité d’un phénomène de sa réalisation. L'auteur de la nature n'a pas voulu que certaines convictions d’une impor­tance souveraine eussent besoin d’étre raison- nées. Que d’hommes, dans ce cas, en auraient été privés 1 C'est pourquoi il nous les a données sous forme d’instinct. En vain vous efforcerez- vous de les combattre. — Peut-être ne saura-t-on que répondre à vos sophismes] mais ceux que vous aurez forcés au silence diront eux-mêmes, en vous prenant en pitié : « Pauvre cervelle! comment admettre de telles absurdités ! »

Quand la nature parle au fond de notre âme d’une voix si claire, si impérieuse, il y aurait

DE LA FOSRIWIjITÉ. 47

4iS a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .folie à ne pas l’écouter. Seuls, quelques hommes qui prennent le nom de philosophes s’obstinent à ce labeur ingrat. Ils oublient qu’il n’est pas de philosophie en dehors du sens commun, et que l’absurde est un étrange chemin pour arriver à la sagesse1.

CHAPITRE Y.RE L’EXISTENCE; CONNAISSANCES ACQUISES PAR LE

TÉMOIGNAGE IMMÉDIAT DES SENS.

§ I, — Nécessité du témoignage des sens; différentes manières dont ils nous procurent la nature des choses.

Après avoir établi les principes et les règles qui nous doivent guider dans les questions de

1 J’ai dit que la théorie des probabilités, aidée de la théorie des combinaisons, mettait en évidence l’impossibi­lité que nous nommons de sens commun, en mesurant, pour ainsi dire, la distance immense qui sépare la possi­bilité d’un fait de l’existence de ce fait, distance qui nous le montre, à peu de chose près, comme absolument impossible. Pour en donner une idée, supposons sept lettres : E s p a g n e , d’où nous voulons tirer le mot Espagne, en mêlant ces lettres et en les jetant au ha~

possibilité, passons aux questions d’existence; elles nous offriront un champ plus vaste, et de plus utiles et plus fréquentes applications.

Nous pouvons, de deux manières, acquérir la certitude de l’existence ou de la non-existence d’un être, la certitude qu’une chose est ou n’est pas : par nous-mêmes ou au moyen d’autrui.

La connaissance que nous acquérons de l ’exis-sard. Il est clair qu’il n’y a là aucune impossibilité in­trinsèque, puisque nous voyons le fait s’opérer tous les jours moyennant que l’intelligence d’un imprimeur pré­side à la combinaison. Mais si nous considérons que le nombre de3 combinaisons différentes entre les quantitésest égal à 4 X 2 X 3 X 4...... (n — 4) n, n exprimant lenombre des facteurs ; le nombre des lettres, dans le cas présent, s’élevant à sept, celui des combinaisons possibles sera égal à ' I X 2 X 3 X 4 X 5 X 6 X t? = 5040.

Que si nous voulons bien ne pas oublier que la proba­bilité d’un fait est le rapport de ses chances possibles, il résulte qu’ici la possibilité que les sept lettres précé­dentes, jetées au hasard, composeront le mot Espagne, est égale à Chance identique à celle que vous auriez de tomber sur une boule blanche, seule au milieu de 5039 boules noires.

Si tel est le nombre de chances contraires pour un nom­bre composé de six lettres, que sera-ce d’un écrit de plu­sieurs pages ?

Les considérations suivantes nous feront mieux com­prendre encore jusqu’à quel degré peut descendre la valeur des chances favorables; l’imagination reste con-

de l'existence. 49

5 0 ART D’ARRIVER AU VRAI.tence des choses au moyen des sens est mé­diate ou immédiate. Les sens présentent directe­ment les objets à notre intelligence, ou bien, des impressions que ces objets produisent l ’in- telligence infère l'existence d’un ordre de phéno­mènes et de faits placés au-dessils de la sphère des sens. La vue m’avertit immédiatement de l’existence d’un édifice qui se dresse devant moi. Un tronçon de colonne, quelques restes de mo­saïque, une inscription, m’apprennent que là oùfondue. 10 La formation régulière d’un mot est presque impossible; que dire alors de plusieurs milliers de mots?

Les mots n’auraient point de sens s’ils n’étaient placés en un certain ordre. Sept mots expliqueront les mêmes chances et donneront autant de peine à obtenir que les sept lettres. 3° Que sera-ce s’il faut que les mots soient disposés en lignes? Sept lignes offriront les mêmes diffi­cultés que les sept mots et les sept lettres. 4° Observons encore qu’il s’agit ici d’un mot composé de sept lettres seulement et qu’il existe beaucoup de mots qui en con­tiennent un plus grand nombre; que toutes les lignes de­vraient être formées d’un certain nombre de mois et toutes les pages d’un certain nombre de lignes. 5° Enfin, que l’on considère où doit aboutir un nombre qui se forme en vertu d’une loi de progression pareille à celle-ci :I X - X 3 X 4 X 5 X 6 X 7 X 8 (n — I ) n . Il suffîtde suivre quelque temps la multiplication pour se con­vaincre que l’accroissement est prodigieux et dépasse toute idée. (Note de c 'actecr.)

je découvre ces objets s’élevait jadis un temple romain. Dans les deux cas, je dois aux sens la connaissance acquise : immédiatement pour le premier, d’une manière médiate dans le second.

Sans le secours des sens, l’homme n’arriverait même point à connaître l’existence des êtres im­matériels. En effet, l ’intelligence plongée dans un éternel engourdissement ne pourrait acquérir cette connaissance, ni par un acte de raison, ni par un acte de foi, à moins que Dieu ne vînt & son aide par des moyens surnaturels, moyens dont nous n’avons pas à nous occuper ici.

La distinction que nous venons d’exposer n’est infirmée par aucun des systèmes admis sur l’ori­gine des idées. Qu’on les suppose innées ou ac­quises, qu’elles nous viennent des sens ou qu’elles soient seulement éveillées par les sens, il est évi­dent que nous ne pouvons rien, que nous ne sa­vons rien, qu’au préalable ces puissants auxi­liaires de la pensée n’aient été mis en action. Laissons les idéologues imaginer ce qu’ils vou­dront sur les opérations intellectuelles d’un homme privé de tous ses organes; comment vé­rifier l ’erreur ou la vérité de leurs systèmes? L’infortuné ne pourrait communiquer ses im­pressions ni par la parole, ni même par signes. Après tout, il ne s’agit point ici d’un être excep-

r>E l ’e x i s t e n c e . 51

5 2 a r t d ’a r r iv e r a u v r a i .tionnel, mais de l’homme, de l’homme doué de ses orgaues, el l’expérience nous enseigne que, dans ces conditions, l’homme connaît, et qu’il connaît ce qu’il sent et au moyen de ce qu’il sent.

§ II. — E rreurs auxquelles nous sommes exposés à l'occasion des sens. Moyens de rem édier à ces erreurs. Exemples.

Si la connaissance immédiate que les sens nous donnent de l’existence d’une chose est quelquefois entachée d’erreur, c’est que nous ne savons point nous servir de ces instruments admirables. Les objets matériels agissant sur l’organe excitent-ils une impression dans notre âme, cherchons à découvrir d’où vient cette im­pression, et jusqu’à quel point elle correspond à l’existence de l’objet qui semble la produire. Voilà la règle. Quelques exemples la feront mieux comprendre.

J’aperçois au loin un objet qui se remue, et je dis : il y a là un homme. Mais, en me rappro­chant de cet objet, je découvre que j’ai pris pour un homme un arbuste agité par le vent. Le sens de la vue m’a-t-il trompé? Non, parce que l’im­pression qu’il me transmettait n’était autre que celle d’un corps en mouvement, et que si j’eusse porté à l’impression reçue une attention suffi-

santé, j’aurais pu remarquer qu elle ne repré­sentait pas un homme. J’ai transformé mon im­pression. L’erreur n’appartient donc pas au sens de la vue, mais à l’insuffisance de mon attention.

Ayant trouvé une certaine ressemblance entre un objet confus en mouvement et un homme vu de loin, j ’ai passé de la ressemblance à l’homme, et conclu de l’un à l’autre, oubliant que l ’appa­rence et la réalité sont deux choses entièrement distinctes.

Vous avez quelques raisons de croire qu’on doit livrer une bataille à une certaine distance du lieu où vous vous trouvez. Vous croyez avoir entendu le bruit du canon, et vous êtes pleine­ment convaincu que les hostilités sont commen­cées. Cependant il n’en est rien. Que devez-vous accuser de votre erreur? votre ouïe? Nulle­ment; accusez-vous vous-même. Un bruit s’est fait entendre, en effet ; c’est celui que produi­saient dans la forêt prochaine les coups de hache d’un bûcheron ; c’était le retentissement d’une porte qui se fermait ; c’était tout autre bruit pro­duisant une détonation semblable à celle du ca­non dans le lointain. Vous étiez-vous assuré que la cause de votre illusion ne se trouvait point auprès de vous? Votre oreille était-elle suffisam­ment exercée pour discerner la vérité, attendu la

d e l ’e x is t e n c e . 5 3

distance où devaient se faire les décharges d’ar­tillerie, la position du lieu, la direction du vent? Ce n’est pas le sens de l’oule qui vous a trompé, c’est votre légèreté, c’est votre précipitation. La sensation était ce qu’elle devait être; vous lui avez fait dire ce qu’elle ne disait pas.§ III. — II est nécessaire, dans certains cas, d ’employer plu­

sieurs sens afin de comparer leur témoignage.

Observons que pour arriver à connaître au moyen des sens l’existence d’un objet, il est quelquefois nécessaire d’employer plusieurs sens à la fois, et qu’il l'est toujours de se prémunir contre les illusions. Discerner jusqu’à quel point l’existence d’un objet correspond à la sensation reçue, est évidemment l’œuvre de la comparai­son, fruit de l’expérience. Un aveugle à qui l’on enlève la cataracte n’apprécie les distances et ne juge des formes et des proportions qu’après avoir acquis la pratique de la vue. Cette pratique, nous l’acquérons dès l’enfance sans nous en rendre compte, et voilà pourquoi nous croyons qu’il suf­fit d’ouvrir les yeux pour saisir les objets tels qu’ils sont en eux-mêmes. Une expérience bien simple, et que nous pouvons renouveler sou­vent, nous convaincra du contraire.

Un adulte et un tout jeune enfant regardent,

54 ART D’ARRIVER AU VRAI.

DE l ’l x is t e n c e . 5 5à travers un verre d’optique, des peintures re­présentant un point de vue, des animaux sau­vages, une bataille, etc. Tous deux reçoivent la même impression; mais ni la bataille, ni les animaux sauvages n’effrayent l’adulte, qui sait bien que ce qu’il a sous les yeux n’est point la réalité. Ce n’est même pas sans efforts qu’il con­serve l'illusion, et plus d’une fois il a besoin de suppléer par l’imagination aux imperfections de l ’instrument ou du tableau pour goûter ce spec­tacle.

L’enfant, au contraire, qui ne compare point, qui est tout entier à la sensation isolée, et qui s’absorbe en elle, s’émeut et pleure à la vue des soldats qui s’égorgent, et des bêtes sauvages, dont il a peur.

§ IV. — Sains de corps, malades d’esprit.

Prenez garde, nous dit-on, lorsque vous cher­chez, à l’aide des sens, à découvrir la vérité, qu’aucune maladie n’affecte leur organe, de peur qu’ils ne vous transmettent des sensations trompeuses. Ce conseil est sage; est-il aussi utile qu’on le croit? Les malades se livrent rarement à des études sérieuses, et ainsi leurs erreurs sont de mince importance; la maladie d’un organe

5 6 ART D’ARRIVER AU VRAI.avertit, d’ailleurs, qu’on ne doit point se con­fier à son témoignage. Mais ceux-là surtout ont besoin d'avertissements et de règles qui, sains de corps, ne le sont pas d’intelligence ; qui, préoc­cupés d’une idée, mettent au service de cette idée tous leurs sens à la fois, et les forcent de perce­voir (qui sait? de bonne foi peut-être) tout ce qui vient en aide au système qu’ils ont adopté. Que ne découvrira point, dans les corps célestes, cet astronome qui s’arme d’un télescope, non pour scruter avec calme les profondeurs des cieux, mais pour y trouver à tout prix dès preuves à l’appui d’une assertion hasardée ?

J’ai dit, avec intention, que de semblables er­reurs pouvaient être de bonne foi. Souvent, en effet, l’homme se trompe lui-même avant de tromper les autres. Dominé par son opinion favo­rite, tourmenté du désir de trouver des preuves qui en établissent la vérité, il étudie les objets, non pour apprendre, mais pour avoir raison. Aussi il y découvre tout ce qu’il cherche; le plus souvent, ses sens lui disent autre chose ou ne lui disent rien; il n’importe : les plus légères appa­rences suffisent à sa préoccupation. « C’est cela! s’écrie-t-il avec transport; je l’ai trouvé! c’est bien ce que je soupçonnais ! Et il étouffe avec soin les doutes qui s’élèvent dans son esprit. Il

d e l ’e x is t e n c e . 5 7les impute à son peu de foi eu son incontestable savoir et il s’impose l ’obligation d’être satisfait, fermant les yeux à la lumière, afin de pouvoir tromper autrui sans être réduit à mentir.

Il suffit d’avoir étudié le cœur de l’homme pour reconnaître la vérité de ces observations. Nous débattons en nous certaines questions avec une partialité déplorable. Avons-nous besoin d’une conviction; nous travaillons, par tous les moyens, à la former dans notre esprit. Au com­mencement, le labeur est rude, la tâche est diffi­cile; mais bientôt l’habitude fortifie les faibles, l’orgueil se lance en avant pour fermer la re­traite, et tel qui commença par combattre contre lui-même, de moitié avec une erreur qu’il ne pouvait s’empêcher de voir, finit par en être réel­lement la dupe et s’enfonce dans son illusion avec une invincible opiniâtreté.

§ V. •— Sensations réelles, mais sans objet c ite rne.

Nos erreurs ne tiennent point toutes aux exa­gérations de notre jugement, ou aux transforma­tions qu’il fait subir à la sensation : il en est d’une autre sorte. Sous l’impulsion d’une idée fixe, l’i­magination,sollicitantsanscesselemême organe, finit par maîtriser, par altérer l’action vitale, et

par créer des sensations réelles qui n’ont d’autre cause que l’imagination elle-même. On en vient à sentir ce qui n’existe pas. Pour comprendre ce phénomène, souvenons-nous que la sensation ne s’accomplit point dans l'organe, mais dans le cerveau, bien que la force de l’habitude nous fasse rapporter l ’impression à la partie affectée de l’organisme. Nous perdons la vue, si le nerf optique souffre une lésion grave, et cependant notre œil reste sain. Toute sensibilité s’éteint dans un membre qui cesse d’être en communi­cation avec le cerveau. On infère de ces phéno­mènes que le cerveau est le centre des sensations, et que, si l’impression qu’un organe extérieur avait coutume de produire y est excitée, à la suite d’un acte interne, la sensation a lieu indé­pendamment de l’impression extérieure.

Exemple : Un organe reçoit d’un corps une impression et la communique au cerveau en produisant dans le nerf À la vibration ou toute autre affection B. Que si, par une cause quel­conque, purement intérieure et morale, il se produit dans ce nerf A la même vibration B, nous éprouverons, nécessairement, la sensation que nous aurions éprouvée si l’organe avait été matériellement affecté.

Sur ce point, la raison et l’observation se trou*

58 a r t d ’a r r iv e r a d v r a i.

d e l ’e x is t e n c e . 5 9vent d’accord. L'àme prend connaissance des objets extérieurs médiatement au moyen des sens, immédiatement au moyen du cerveau; donc, lorsque celui-ci reçoit telle ou telle im­pression, l’àme ne peut s’empêcher de la rappor­ter à l’organe duquel elle procède ordinairement et à l’objet qui a coutume de la produire. Si elle est avertie que l’organisme est malade, elle se tiendra sur ses gardes; mais elle n’en recevra pas moins la sensation, tout en se défiant de son témoignage. Lorsque Pascal voyait un abime ou­vert à ses côtés, la raison lui disait qu’en réalité il était sous l’empire d’une illusion; toutefois, il éprouvait la sensation que l ’on ressent à la vue d’un abîme; ses efforts ne pouvaient surmonter l ’illusion. Le phénomène n’a rien d’étrange pour quiconque a étudié ces matières.

§ VI. — Les maniaques et les hommes absorbés en eux-mêmes.

L’exaltation est une sorte de folie intermit­tente et partielle. Une imagination exaltée peut tomber, au sujet de ses préoccupations, dans les mêmes erreurs qu’un cerveau malade. Les ma­nies sont un phénomène de ce genre; continues ou momentanées, extravagantes ou sérieuses, vulgaires ou savantes, elles diffèrent autant dans

leurs espèces que dans leur intensité. Le cheva­lier de la Manche voyait de formidables armées dans un troupeau de brebis, et des géants dé­mesurés dans les moulins à vent. Emporté par son imagination, par sa fantaisie, par la manie qui le maîtrise, tel savant, tel astronome, tel naturaliste verra dans son télescope, dans ses cornues, dans son microscope les phénomènes les plus bizarres et les plus étranges.

Les grands penseurs, les hommes absorbés en eux-mêmes sont plus particulièrement exposés à tomber dans les manies scientifiques ou dans les illusions sublimes. Notre triste humanité traîne toujours après elle son héritage de faiblesse. Le génie lui-mêmene l’en affranchit pas. Une femme nerveuse entend, dans le murmure des brises, des gémissements plaintifs; elle voit des spectres dans un rayon de lune se jouant à travers les clairières; les cris stridents de l’oiseau de nuit sont pour elle l’appel des démons. Par malheur, les femmes ne sont pas seules douées de ces ima­ginations ardentes qui prennent pour des réali­tés les extravagances de leurs rêves.

60 ART D’ARRIVER AU VRAI.

CONNAISSANCES ACQUISES AU MOYEN DES SENS. 61

CHAPITRE YI.CONNAISSANCES ACQUISES MÉDIATBMENT, AU MOYEN

DES SENS.

§ I. — Transition du connu à l'inconnu, de ce qui est perçupar les sens à ce que les sens ne perçoivent point.

Nous devons aux sens de connaître d’une ma­nière immédiate l ’existence d’un grand nombre d’objets; mais le nombre est plus grand encore de ceux que les sens n’atteignent point, parce que ces objets sont incorporels ou hors de leur portée. L’édiûce bâti sur cette base étroite des connaissances acquises au moyen des sens est si gigantesque, qu’à sa vue l’esprit étonné hésite; il a peine à croire à sa solidité.

Là où les sens ne peuvent atteindre, l’entende­ment supplée à leur insuffisance, en passant du connu à l'inconnu, des objets sensibles à ceux qui ne le sont pas. La lave répandue sur le sol nous révèle l'existence d’un volcan que nous n’a­vons poiut vu ; des coquillages, découverts sur le sommet des montagnes, font naître en nous l’idée d’un débordement des eaux et nous met­tent sur la trace d’une catastrophe dont nous

i

n’avons pas été les témoins. Certains travaux souterrains nous indiquent qu’en des temps an­térieurs à nous on exploita des mines aux lieux que nous visitons. Les ruines d’une antique cité nous signalent la demeure d’hommes depuis longtemps disparus de la scène du monde. Ainsi, les sens nous présentent un objet, et au moyen de cet objet l’entendement parvient à en con­naître d'autres tout différents.

Mais qu’on veuille bien l'observer, cette tran­sition du connu à l’inconnu ne se peut faire si, déjà, nous n’avons acquis une idée plus ou moins générale de l ’objet inconnu; si nous ne savons, en même temps, qu’il existe entre les deux une certaine dépendance. Ainsi, pour les exemples précédents, s’il est vrai que nous ne connaissons d’une manière précise ni le volcan, ni les mi­neurs, ni les habitants des cités en ruine, toute­fois, ces divers objets et leurs relations avec les objets que les sens nous présentent nous sont au moins connus d’une manière générale. De la contemplation du mécanisme admirable de l’u­nivers, l’homme ne pourrait s’élever à la con­naissance du Créateur, s’il ne possédait les idées d’effet et de cause, d’ordre et d’intelligence. Soit dit en passant, cette observation seule renverse le système de ceux qui ne veulent voir dans

62 a r t d ’a r r iv e r a u v r a i .

CONNAISSANCES ACQUISES AU MOYEN DES SENS. 6 3notre entendement que des sensations transfor­mées.

§ II. — Coexistence et succession.

Nous ne sommes autorisés à inférer l’existence simultanée de deux phénomènes que de leur mu­tuelle dépendance. Il faut donc connaître cette dépendance; toute la difficulté est là. Si nos re­gards pénétraient dans les profondeurs où se ca­che la nature des choses, il nous suffirait de les arrêter sur un objet pour saisir aussitôt toutes les propriétés, toutes les relations, qui rattachent cet objet aux autres. Par malheur, il en est au­trement. Dans l’ordre physique comme dans l'ordre moral, les idées que nous possédons sur les principes constitutifs des êtres sont en petit nombre et très-incomplètes. Secrets précieux, soigneusement voilés par la main du Créateur. Ainsi la nature cache dans les profondeurs de son sein ses trésors les plus rares et les plus exquis.

Ce défaut de lumières, relativement à l’essence des choses, nous force souvent de conclure à la dépendance des phénomènes, du fait seul de leur coexistence ou de leur succession. Nous inférons qu’une chose dépend de l'autre, de cela seul qu’elles existent ensemble, ou que l’une se pro­duit & la suite de l ’autre. De là de fréquentes er­

reurs. Eh! qui donc possède un esprit assez sûr ou assez étendu pour reconnaître toujours en quel cas et en quelle circonstance la coexistence et la succession sont ou ne sont point signes de dépendance ?

Établissons d’abord comme une chose incon­testable que ni l’existence simultanée de deux êtres ou de deux faits, ni leur succession immé­diate, considérées en elles-mêmes, indépendam­ment de tout le reste, ne prouvent suffisamment, en ces êtres ou dans ces faits, un rapport de dé­pendance. Une herbe vénéneuse et empestée mêle quelquefois ses fleurs aux fleurs d’une plante médicinale et aromatique; un reptile chargé de poisons se traîne à côté du papillon aux ailes d’or; l’assassin qui fuit la justice humaine se cache dans le taillis où l’honnête chasseur guette sa proie; une brise légère passe et rafraîchit les airs, et bientôt l’ouragan mugit, apportant sur ses ailes la tempête et l’épouvante.

1 1 est donc téméraire de juger des relations que deux phénomènes ont entre eux sur cela seul qu’on les a vus unis quelquefois, ou se suc­cédant à de courts intervalles. N'est-ce point à ce sophisme qu’il faut imputer les prédictions toujours renouvelées et toujours démenties sur les variations atmosphériques; les conjectures

64 AnT d ' a r r iv e r a u v r a i .

CONNAISSANCES ACQUISES AU MOYEN DES SENS. 65hasardées sur les sources, sur les veines des mé­taux précieux, etc. ? Il est arrivé quelquefois que les nuages, après avoir affecté telle position, se dissolvaient en pluie; que les vents ou les brouil­lards ayant pris telle direction, l’orage avait grondé, et l’on s’est hâté de conclure qu’il y avait relation entre les deux phénomènes; on a pris l’une comme indication de l’autre, oubliant que la coexistence, ici, pouvait être entièrement indépendante et de hasard.

§ III. — Deux règles sur la coexistence et la succession.

L’importance de la matière exige que nous établissions quelques règles.

1° Lorsqu’une expérience prolongée nous montre deux phénomènes dont l’existence est simultanée, de telle sorte que l’apparition ou l’absence de l’un amène constamment l'appari­tion ou l’absence de l’autre, nous pouvons affir­mer légitimement que ces phénomènes ont entre eux une certaine liaison, et, partant, de l’exis­tence de l’un inférer celle de l’autre;

2° Si deux phénomènes se succèdent invaria­blement, de telle sorte que le premier soit tou­jours suivi du second, que l’existence de celui-ci ait toujours signalé la préexistence de celui-là,

concluons, sans crainte, qu’ils sont liés entre eux par une certaine dépendance.

Il serait difficile, peut-être, de démontrer phi­losophiquement ces propositions; mais que ceux qui seraient tentés de les mettre en doute veuil­lent bien observer que le bon sens, raison supé­rieure de rhumauité, les prend pour règle; que la science, dans un grand nombre de cas, s’in­cline devant elles, et que, dans la plupart de ses investigations, notre entendement n’a pas d’autre guide.

Il est universellement reconnu qu’une cer­taine grosseur, la forme, la couleur, etc., sont, pour les fruits, des signes de maturité. Comment le villageois qui les cueille sait-il cette relation? Comment, de la forme, de la couleur et autres apparences qu’il perçoit au moyen de la vue, infère-t-il une qualité qu’il n’expérimente pas, la saveur? Demandez-lui de vous expliquer la théorie de cet enchaînement d’idées, il ne saura que répondre. Mais efforcez-vous de lui prouver qu’il se trompe, il se rira de votre philoso­phie; inébranlable dans sa croyance, par la simple raison « qu’il a toujours vu la chose ainsi. »

On sait qu’un certain degré de froid congèle les liquides, qu’un certain degré de chaleur les

00 ART d ’a r r i v e r AD VRAI,

rend à leur premier état. La raison de ces phéno­mènes est ignorée généralement, et, toutefois, nul ne met en doute la relation qui existe entre la congélation et le froid, entre la liquéfaction et la chaleur. Peut-être pourrait-on élever quel­ques difficultés sur les causes que les physiciens assignent à ce double fait; mais le vulgaire n'at­tend pas l’avis des savants pour former son opi­nion. Ces deux faits existent, toujours réunis, dit-on; donc ils sont liés par quelque rapport.

Il serait facile de faire des applications sans nombre de cette règle; celles qui précèdent suffi­ront pour mettre sur la voie. Je dirai seulement que la plupart de nos actes sont basés sur le principe suivant : l’existence simultanée de deux phénomènes, observée pendant un temps considérable, nous autorise à conclure que, l’un se produisant, l’autre devra se produire. Si cette règle n’était tenue pour certaine, le commun des hommes ne pourrait agir ; les philosophes eux- mêmes se trouveraient dans un grand embarras, et ne seraient guère plus avancés que le vulgaire.

La deuxième règle a beaucoup d’analogie avec la première; elle repose sur les mêmes principes et s’applique au même ordre de faits. Une expé­rience constante nous montre que l’oiseau éclôt d’un œuf. Nul encore, jusqu’à ce jour, n’a expli­

CONNAISSANCES ACQUISES AU MOTEN DES SENS. 67

qué d’une manière satisfaisante comment, de la liqueur enfermée dâns la coquille, est formé ce petit être si admirablement organisé. D’ailleurs, la science donnerait-elle l’explication complète du phénomène, cette explication ne serait pas à l’usage du vulgaire; et cependant, ni le vul­gaire, ni les savants n’hésitent à croire qu’il existe une relation de dépendance entre la li­queur et l’oiseau : cette merveille animée, nous n’en saurions douter, a eu pour origine une substance informe contenue dans la coquille de l’œuf.

Peu d’hommes comprennent, ou, pour mieux dire, nous ignorons tous de quelle façon la terre végétale concourt à la germination des semences, au développement des plantes, et quelle est la cause qui approprie certaines qualités de terrains plutôt que d’autres à des productions détermi­nées; mais cela s’est toujours vu; c’en est assez pour nous autoriser à croire qu’une chose dé­pend de l’autre; pour que, de la présence de la seconde, nous puissions inférer hardiment l’exis­tence de ia première.

§ IV. — De la causalité. Observations. Une règle de dialectique.

Toutefois, il importe de distinguer entre la

6 8 ART D’A R R lV £a AD VRAI.

succession une seule fois observée et celle qui l'a été plusieurs fois. Dans le premier cas, la succes­sion n’implique ni causalité ni relation d’aucune espèce; dans le second, si elle ne suppose pas toujours la dépendance d’effet et de causp, elle indique au moins une cause commune. Si le flux et le reflux des eaux de la mer eût coïncidé, seulement quelquefois, avec telle position de la lune, on n’aurait pu légitimement en conclure l’existence d’un rapport entre ces deux phéno­mènes ; mais la coïncidence étant constante, on a dû conclure de cette persistance que si l’un de ces deux faits n’avait point l’autre pour cause, ils avaient du moins tous les deux une cause identique, et qu’ils étaient liés dans leur origine.

Quoi qu’il en soit, c’est avec raison que les dialecticiens flétrissent du nom de sophisme le raisonnement suivant : Post hoc, ergo propter hoc. Après le fait, donc à cause du fait; car en premier lieu il ne s’agit point de la succes­sion se produisant d’une manière constante; et en second lieu cette succession peut bien indi­quer la dépendance à l’égard d’une cause com­mune, mais non que des deux phénomènes l’un soit la cause de l’autre.

Nous procédons, dans nos jugements sur les phénomènes de la nature, comme pour les choses

CONNAISSANCES ACQUISES AU MOYEN DES SENS. 69

70 ART D’ARRIVER AU VRAI,delà vie, modifiant l'application de la règle selon l’importance du sujet. En certains cas, nous nous contentons d’une première ou de quelques expériences; en d’autres, nous les exigeons nom­breuses et répétées; mais, au fond, nous sommes toujours conduits par le même principe : deux faits qui se succèdent invariablement ont entre eux une certaine dépendance; l’existence de l’un révèle l’existence de l’autre. La simultanéité suppose un lien, une relation entre les faits, ou un rapport des deux faits avec un troisième.

§ V. — Raison d’un acte qui nous paraît purem ent instinctif.

Cette inclination naturelle qui nous porte à inférer de la coexistence de deux faits ou de leur succession un rapport entre ces faits, in­clination qui ne nous paraît qu’une inspiration aveugle de l’instinct, est en réalité l ’application intelligente, mais inaperçue, d’un principe pri­mitif gravé daos le fond de notre âme. Nous pouvons regarder comme accidentelle une coïn­cidence qui se présente quelquefois, et par con- céquent n’y attacher aucune idée de relation; mais, lorsque la coïncidence se répète, qu’elle se renouvelle sans cesse : « Il y a ici enchaîne­ment, disons-nous sans hésiter ; il y a mystère.

LA LOGIQUE D’ACCORD AVEC, LA CHARITÉ. 7 îLa puissance du hasard ne va pas si loin. »

C'est ainsi qu'en étudiant à fond les facultés de l’homme, nous apercevons partout la main généreuse de la Providence qui s’est plu à enri­chir son entendement et son cœur des dons les plus inestimables et les plus divers!

CHAPITRE VII.LA LOGIQUE D’ACCORD AVEC LA CHARITÉ.

§ 1 . — Sagesse de la loi qui défend les jugements téméraires.

La loi chrétienne qui défend les jugements téméraires n’est pas seulement charité, elle est une loi de prudence et de bonne logique. Rien de plus téméraire que de juger, sur de simples apparences, d’une action et surtout de l’inten­tion qui l’a produite. Dans le cours ordinaire des choses, les moindres événements sont si compliqués, les hommes se trouvent placés eu des situations si diverses, ils agissent par de. motifs si différents, ils voient les choses sous des points de vue si opposés, que, bien souvent, nous n’aurions qu’à changer de place pour

7 2 a r t d ’a r r iv e r au v r a i .passer de la colère à l’indulgence, pour com­prendre, pour excuser un fait, une façon de penser ou d’agir dont nous avons été d’abord étonnés, froissés, et que nous étions tentés de condamner sans appel.

§ II. — Examen de cette maxime ; Crois le mal, et tu ne tetromperas pas.

On pense donner une règle de conduite très- sage en disant : « Crois le mal, lu ne te trom­peras pas, » et corriger ainsi la morale de l’É­vangile. « Gardez-vous d’être trop confiant, nous « dit-on sans cesse; se payer de mots, c’est folie! « L’homme est méchant. Des faits, voilà ce qui « prouve, en amitié ! » Comme si l’Évangile con­seillait l'imprudence et la sottise ; comme si le Christ, en nous recommandant d'être simples comme la colombe, ne nous avertissait pas d’être prudents comme le serpent; comme s’il ne nous avait pas enseigné qu’il ne faut point croire à tout esprit, et que le fruit juge l ’arbre qui le porte; comme si, à propos de la malice hu­maine,nous ne lisions point dans les premières pages des saints livres : L’esprit de l’homme incline au mal dès la jeunesse !

Cette maxime pernicieuse, qui érigerait en

LA LOGIQUE D'ACCORD AVEC LA CHARITÉ. 7 3moyen d’arriver au vrai la malignité de notre cœur, est aussi contraire à la saine raison qu’à la charité chrétienne. L’expérience ne nous en- seigne-t-elle pas, en effet, que le menteur le plus déterminé dit encore plus de vérités que de mensonges? que l’être le plus dépravé accomplit plus d’actions bonnes ou indifférentes que de mauvaises actions? L’homme, par nature, aime la vérité et le bien; il ne s’en écarte que sous l ’empire de ses passions. Le menteur cède à son penchant, lorsque le mensonge favorise scs intérêts ou sert sa vanité. Le voleur dérobe, l’homme de mauvaise foi manque à sa parole, le querelleur dispute, lorsqu’une occasion le sollicite ou que la passion l’cntraine. Que si ces hommes s’abandonnaient constamment à leurs mauvais instincts, ils deviendraient des monstres; leur vice dégénérerait en démence, et bientôt, dans l ’intérêt de l’ordre et de la morale, la société se verrait forcée de les rejeter de son sein.

Concluons. 11 serait donc aussi déraisonnable qu’injuste de croire au mal sans raisons suffi­santes et de prendre, dans nos jugements, notre propre malice comme garantie de vérité. Quel­ques boules noires sont mêlées, dans l’urne, aux boules blanches, cent fois plus nombreuses.

7 4 AET D’ARRIVER AU VRAI.Retirerai-je une boule noire? — Peut-être... Mais, vous l’affirmez, et voilà l ’erreur 1

g III. — Quelques règles pour juger la conduite deshommes.

Ces règles sont des précautions judicieuses. Filles de la prudence, elles n’a’tèrent point la simplicité.

RÈGLE PREMIÈRE.

Il ne faut point compter sur la vertu du com­mun des hommes lorsqu’elle est mise à une trop rude épreuve.

Résister à de violentes tentations est le triom­phe d’une âme forte, d’une vertu passée au creu­set, et peu d’hommes possèdent une semblable vertu. L’expérience nous enseigne que, dans les positions extrêmes, la faiblesse humaine suc­combe presque toujours ; les saints livres vien­nent confirmer l’expérience : « Qui aime le péri y périra. »

Vous savez qu’un honorable commerçant se trouve dans la gène la plus étroite, alors que tout le monde le croit dans une position floris­sante. Sa réputation, l’avenir de ses cnfauts dé­pendent d’une opération peu délicate, mais très- lucrative. S’il se décide à la faire, tout est réparé;

LA LOGIQUE D'ACCORD AVEC LA CHARITÉ. 7 5 s’il s’abstient, le secret de sa position va se dé­couvrir; sa ruine est inévitable. Que fera-t-il?... — Si l ’opération peut vous nuire, prenez vos précautions à temps. Éloignez-vous d’un édifice qui, en des circonstances ordinaires, résisterait sans doute, mais qui devient peu sûr, attendu la violence de l'ouragan.

Deux personnes belles, jeunes et d’un com­merce aimable, ont noué des relations intimes et fréquentes; elles ont de la vertu, je le sais; n’y aurait-il d’autre motif, l’honneur doit suffire à les maintenir dans les limites du devoir, je le sais encore. Toutefois, si la chose vous intéresse, prenez promptement votre parti; sinon, taisez- vous. — Ne jugez point témérairement, mais priez Dieu pour elles; vos prières pourraient bien n’étre pas inutiles.

Vous gouvernez votre pays; les temps sont mauvais, les circonstances critiques. Un de vos subordonnés, chargé d'un poste important, se trouve assiégé nuit et jour par un ennemi qui possède d’inépuisables moyens d’attaque... son­nants et de bon aloi. Votre employé, croyez- vous, est un homme honorable ; de nombreux et forts engagements le lient à votre cause. Sur­tout, il est enthousiaste de certains principes et les défend avec chaleur. 1 n’importe. Ne

perdez point cette affaire de vue. Vous ferez bien de croire que l’honneur et les convictions de votre subordonné peuvent résister aux coups d’une machine de guerre du poids de... cin­quante mille pièces d’or; mais il sera mieux encore de ne le point mettre à l ’épreuve, sur­tout si les conséquences devaient être irrépa­rables.

Vous voyez l ’autorité en péril; on veut impo­ser à son représentant un acte auquel il ne peut souscrire sans s’avilir, sans manquer aux de­voirs les plus sacrés, sans compromettre des intérêts de premier ordre. Le magistrat est d'un caractère naturellement droit; dans sa longue carrière, on ne saurait lui reprocher une félonie, et sa droiture est accompagnée d’une certaine fermeté. Les antécédents sont excellents; toute­fois, lorsque vous entendrez gronder la tem­pête, lorsque vous verrez l’émeute gravir les degrés du prétoire, un hardi démagogue frapper à la porte, tenant d’une main l’acte à signer et de l’autre le poignard ou l’arme à feu toute prête, craignez beaucoup plus pour l’honneur que pour la vie du magistrat! Il est probable que l’homme ne mourra point. L’intégrité n’est pas l’héroïsme.

Il est donc permis, il est même très-sage, en

76 ART d ’a r r iv e r Al) VRAI,

LA LOGlüUE D’ACCORD AVEC LA CHARITÉ. 7 7certaines circonstances, de se défier de la vertu des hommes, surtout lorsque, pour pratiquer cette vertu, ils ont besoin d’une supériorité d’âme que la raison, l’expérience, la religion elle- même, nous apprennent être fort rares. Ajou­tons que, pour appréhender, il ne faudra pas toujours attendre que le danger soit tel que nous venons de le dépeindre. Pour les méchants, une simple occasion équivaut à une tentation vio­lente. Ainsi, dans l’application, avant de porter un jugement (et c’est la seule règle qu’on puisse établir), considérons quelle est la personne, en graduant les probabilités de résistance ou de chute sur son inclination habituelle à mal faire, ou sur sa longue pratique du bien.

Ces considérations donnent naissance à de nou­velles règles.

règle deuxième.

Intelligence, inclinations, caractère, moralité, intérêts, en un mot, tout ce qui peut influer sur les déterminations d’un homme, voilà ce qu’il nous faut connattre, si nous voulons conjecturer avec quelque probabilité quelle sera sa conduite dans un cas donné.

Bien que doué du libre arbitre, l'homme ne

7 8 ART d ’ARU1\£R AU VRAI.laisse pas d’être soumis à une multitude d’in­fluences qui contribuent puissamment à déter­miner ses décisions, et l’oubli d’une seule de ces influences peut induire nos jugements en erreur. Prenons cet exemple : un homme est placé dans une position qui l’expose à trahir ses de­voirs; il semble qu’il suffirait, pour préjuger le dénoûment, de connaître la moralité de cet homme et les difficultés qui font contre-poids à sa moralité; mais nous oublions de tenir compte d’une qualité sans laquelle, en pareil cas, toutes les autres sont gravement compro­mises : la fermeté du caractère. Qu’advient-il de cet oubli? Que nos espérances sont trompées quelquefois par un homme de bien et dépassées par un méchant homme. Dans la lutte que la vertu soutient contre le mal, il est loin d etre inutile que des passions énergiques combattent pour elle. Une âme ardente et fortement trempée s’exalte, et puise dans le péril des forces nouvel­les. L’orgueil vient en aide au sentiment du de­voir. L’homme qui se plaît à braver les dangers, à surmonter les obstacles, se sent plus résolu, plus hardi lorsqu’il entend les applaudissements de la conscience. Céder, pour lui, c’est faiblesse; reculer, c’est lâcheté, c’est montrer qu’il a peur, c’est se couvrir d’infamie.

LA LOGIQUE D ACCORD AVEC LA CHARITÉ. 79En sera-t-il ainsi (le la vertu pusillanime ? La

ligne du devoir est tracée, mais, pour la suivre, il faut braver la mort, « laisser une famille, des « orphelins dans l’abandon. Le sacrifice, d’ail- « leurs, n’arrêtera point le mal, qui sait? peut- « être y ajoutera-t-il encore. L’on doit accorder « aux temps ce que les temps exigent; après tout, « le devoir n’est pas quelque chose d’abstrait et a d’absolu. Les vertus, que ne modère point « la prudence, cessent de mériter le nom de # vertu, etc... » Enfin, l’honnête homme a trouvé ce qu’il cherchait, un parlementaire entre le bien et le mal. La peur, sous ses véri­tables traits, aurait été repoussée ; elle a pris le masque de la prudence. La capitulation ne se fera pas attendre.

Cet exemple, il n’a rien d’imaginaire, fait toucher au doigt la nécessité de tenir compte des circonstances qui ont trait à l’individu, avant de porter un jugement sur lui. Malheureusement, la connaissance des hommes est une étude des plus difficiles. Apprendre à juger sainement des caractères n’est pas l’œuvre d’un jour.

RÈGLE TROISIÈME.

Se dépouiller avec soin de ses idées, de ses af-

8 0 AHT l* AIUUVtll AU VBA1.fectioiib particulières, et se garder de croire que les autres agiront nécessairement comme nous agirions nous-mêmes.

Nous avons tous fait cette expérience : l'homme incline à juger autrui en se prenant pour terme de comparaison. De là le proverbe : Qui ne fait point le mal ne le soupçonne pas; et celui-ci : Un larron se défie de son ombre.Ce penchant naturel est un obstacle presque insurmontable à l’im­partialité de nos jugements. Il expose l’homme de bien à tomber dans les filets du méchant, et souvent aussi fournit des armes à la médisance contre l’innocence la plus pure, contre les plus hautes vertus.

La réflexion, des expériences cruelles, parvien­nent quelquefois à guérir ce défaut, source de mille maux pour l’individu comme pour les so­ciétés. Mais il a sa racine dans l’entendement et dans le cœur de l’homme; surveillons-le donc avec soin : il reparaît sans cesse.

Dans la plupart de ses raisonnements, l ’homme procède par l’analogie. « Un fait a toujours eu « lieu, donc il aura lieu encore; ce phénomène « suit communément tel autre, donc il en sera « de même aujourd’hui.» Avons-nous un juge­ment à former, nous appelons aussitôt la compa­raison à notre aide. Un exemple isolé nous

LA lo g iq u e d ’a c c o r d a v e c l a c h a r i t é . 8 1 confirme dans notre manière de voir ; que sil’expé- rience nous en fournit plusieurs, nous tenons, sans autres preuves, la chose pour démontrée. N’est-il pas naturel que, cherchant des compa­raisons, nous les prenions parmi les objets qui nous sont mieux connus et plus familiers? Or, comme il est nécessaire, lorsqu’on veut former un jugement ou des conjectures sur la conduite d'autrui, de tenir compte des motifs qui influent sur les déterminations de la volonté, nous fai­sons, d’instinct, un retour sur nous-mémes, nous en appelons naturellement à nous-mêmes ; et c’est ainsi qu’à notre insu nous prêtons aux autres nos manières de voir et d’apprécier les objets.

Cette explication, aussi simple qu’elle est vraie, nous donne la raison des difficultés que l’homme éprouve à se dépouiller de ses idées et de ses sen­timents particuliers lorsqu’il juge les autres. Et cependant, quoi de plus indispensable? Celui qui ne connaît que les usages de son pays tient pour étrange tout ce qui s’en écarte; lorsque pour la première fois il quitte le sol natal, chaque objet nouveau est pour lui une occasion de trou­ble et de surprise. Il en est de même dans l’ordre moral. Nous ne vivons avec personne aussi inti­mement qu’avec nous-mêmes; l’homme le plus

irréfléchi a, forcément, conscience de la direction habituelle que prennent son intelligence et sa volonté. Une occasion se présente-t-elle d’appré­cier un acte de ses facultés, nous oublions que le fait psychologique a lieu dans l’àmc d’autrui, c’est-à-dire en terre étrangère; nous sommes na­turellement portés à juger qu’il se passera là, à peu de différence près, ce que nous avons vu se passer sur notre territoire. Et, puisque j’ai com­mencé la comparaison, j ’ajouterai : de même que ceux qui ont beaucoup voyagé ne s’étonnent plus de la diversité des usages et s'y conforment sans répugnance et sans hésitation; de mcme ceux qui ont étudié le cœur humain sont plus aptes à faire abstraction de leur manière de voir et de sentir, et se placent plus aisément au point de vue d’autrui. Voyageurs expérimentés, ils prennent à volonté l ’extérieur et les façons des naturels du pays qu’ils parcourent.

8 2 a b t d ’a r r iv e r a u v r a i .

DE I.’AUTORITÉ HUMAINE EN GÉNÉRAL. 83

CHAPITRE VIII.d e L’A D T o a rré h u m a in e e n g é n é r a i ..

§ I. — Deux conditions pour valider un témoignage.

Il ne nous est pas toujours possible de nous assurer par nous-mêmes de l’existence des cho­ses, et, partant, nous sommes forcés d’avoir re­cours au témoignage d'autrui.

Pour valider ce témoignage, deux conditions sont nécessaires : 1 ° que le témoin n’ait pas été trompé; 2 ° qu’il ne cherche pas à nous tromper. 1 1 est évident que l’absence de l’une de ces con­ditions enlèverait au témoignage toute valeur.

Qu’importe, en etiet, que celui qui parle con­naisse la vérité, si ses lèvres profèrent le men­songe ; qu’importent sa véracité et sa bonne foi, s’il a lui-même été trompé ?

§ II. — Examen et application de la première condition.

C’est en étudiant les moyens dont le témoin dispose pour arriver à la vérité, que nous connaî­trons s’il a pu, ou non, être trompé lui-même.

Parmi ces moyens, je comprends la capacité du témoin et toutes les qualités personnelles qui le rendent plus ou moins digne de foi.

Un homme raconte un fait dont il ne peut dire : Je l’ai vu. Peut-être, les lois d’une bonne éducation nous empêcheront-elles de lui deman­der de qui il le tient; mais les lois d’une bonne logique nous prescrivent de tenir grand compte de cette circonstance, et de ne pas nous départir légèrement de nos scrupules à cet égard.

Je traverse un pays qui m’est inconnu, et j’en­tends dire : « L’année présente est une année d’a- « bondance pour la contrée; depuis longtemps « on n’avait obtenu d'aussi belles récoltes. » Que dois-je faire, avant d’arrêter mon jugement? M’enquérir, d’abord, de la personne qui parle.— C’est un vieillard, propriétaire fort riche, dans les environs, et établi sur ses terres. Il est pas­sionné pour la statistique et s’en occupe avec persévérance. Son intérêt, sa profession, ses goûts particuliers, une longue expérience lui fournis­sent tous les moyens de s’éclairer; il sait ce qu’il affirme, je n’en puis douter.

— C’est le fils de ce vieillard ; celui-ci ne vient chez son père qu’en partie de plaisir, et, distrait par la vie des grandes villes, il s’occupe fort peu de ce qui se passe dans les champs. Il peut bien

84 a r t d ' a r r iv e r a u v r a i .

DE l ’a ü TOKITÉ HUMAINE EN GÉNÉRAL. 8 3savoir ce qu'il avance, pour l’avoir ouï dire; mais, à part celte circonstance, son témoignage est peu sûr.

— C’est un voyageur qui parcourt de temps à autre ce pays pour des affaires qui n’ont aucun rapport avec l’agriculture. Son témoignage mé­rite peu de foi; les moyens qu’il a eus d’appren­dre ce qu’il donne comme certain sont sans va­leur. Il parle à l’aventure.

§ 111. — Examen et application de la seconde condition.

S’il est à propos de se prémunir coDtre l’erreur involontaire dans laquelle un témoin peut tom­ber, il n’importe pas moins de se mettre en garde contre son défaut de véracité. A cet effet, in­formez-vous de l’opinion qu’on a de lui sur ce point, et surtout examinez si quelque passion ou son intérêt ne le pousse pas à mentir.

Prêteriez-vous une entière confiance aux récits d’un homme de guerre célébrant des faits d’ar­mes en récompense desquels il espère un grade, un emploi, une décoration ? Il est aisé de com­prendre l ’usage que pourrait faire d’un sem­blable moyen l’aventurier sans honneur et sans délicatesse. Tenez pour suspect un témoin forte­ment intéressé à voir admettre son témoignage.

8 6 a r t d ’a r r iv e r a u v r a i .Croire à sa véracité sur parole serait, pour le moins, montrer une légèreté extrême.

Lorsque nous voulons calculer la probabilité d'un événement qui ne nous est connu que par le témoignage d’autrui, il est indispensable de tenir compte, simultanément, des deux condi­tions dont nous venons de parler : connaissance et véracité de la part du témoin. Mais, outre le témoignage d’autrui, souvent nous possédons certaines données qui nous aident à apprécier ce qu’on nous raconte et dont nous devons faire usage pour diminuer les chances d’erreur. Expé­rience et réflexion, voilà xios meilleurs maîtres.

§ IV. — Une observation.

1 1 est des circonstances dans lesquelles, bien que le témoin paraisse avoir un grand intérêt à mentir, il 1 1’est point probable qu’il l ’ose faire ; par exemple, lorsque le mensonge, promptement découvert et sans palliatif possible, retomberait sur lui de toute son ignominie.

Dans ce cas, cette objection : le témoin est in­téressé à tromper, ne doit point nous empêcher de croire. Si les circonstances sont telles que le mensonge doive apparaître, presque aussitôt, dans sa nudité et dans sa honte, sans que le

d e l ’a u t o r i t é h u m a in e e n g é n é r a l . 8 7 menteur puisse donner pour excuse ou qu’on l’a trompé ou qu’il s’est trompé lui-même, ad­mettez le fait, au moins sous bénéfice d’inven­taire ; vous serez trompé peut-être ; mais il y a probabilité pour l’opinion contraire, et à un degré supérieur.

§ V. — Il est difficile d ’arriver à la vérité, lorsqu’elle est placée loin de nous par le temps ût par la distance.

S’il est difficile de discerner le vrai du faux parmi les événements contemporains survenus dans notre pays, que sera-ce des événements ac­complis depuis des siècles, accomplis en des pays lointains, ou de ceux qui sont à la fois éloi­gnés de nous et par la distance et par le temps ? Comment vérifier la sincérité des récits d’un voyageur ou (l’un historien ? En quel état nous livreront-ils la vérité? On se sent découragé lors- qu’après avoir vu de quelle manière sont grossis, exagérés, atténués, défigurés, confondus ou tra­vestis les faits qui se passent sous nos yeux, il faut chercher la vérité dans un livre d’histoire ou de voyages, dans un journal, et surtout dans un journal étranger.

Celui qui vit dans le pays et dans le temps où s’accomplissent les événements qu’il étudie pos­

sède encore certains moyens de se garder de l’er­reur. Il voit les choses parlui-même, oui! entend et lit des relations différentes qu’il peut compa­rer; comme il sait les antécédents des personnes et des choses, comme il est continuellement en rapport avec des hommes opposés d’opinions et d’intérêts, comme il suit les événements dans leur marche générale, il ne lui est pas impossi­ble, à force de travail et de jugement, d'éclaircir certains faits et d’arriver au vrai sur quelques points. Mais qu’adviendra-t-il du lecteur qu’un hémisphère tout entier et plusieurs siècles peut- être séparent de la vérité qu’il cherche ; qui n’a d’autre guide que le journal ou l ’ouvrage tombé sous sa main dans une bibliothèque, dans un ca­binet de lecture, ouvrage et journal qu’il adopte de confiance, par cela seul qu’ils lui ont été re­commandés ou qu’on les a vantés devant lui?

Journaux, relations de voyages, histoires : trois moyens par lesquels on a coutume de cher­cher & s’instruire des événements accomplis en des temps et en des lieux éloignés. Je dirai quel­ques mots de chacun de ces moyens.

8 8 a r t d ’a r r iv e r a u v r a i .

l.ES JOURNAUX 89

CHAPITRE IX.LES JO I R SA I J ,

§ I. — Une illusion.On se persuade que dans les pays où fleurit la

liberté de la presse, où les affaires générales se discutent au grand jour, où chacun peut libre­ment émettre sa pensée, il est facile d’arriver à la vérité au moins sur les personnes et sur les choses. « Là, tous les intérêts, tous les systèmes « se produisant simultanément, les contraires se « corrigent l’un l’autre et se font contre-poids. « La lumière jaillit du choc des opinions. Une « opinion seule ne dirait qu’une partie de la vé- « rité ; toutes les opinions, pouvant élever la voix, « la disent tout entière. »

Pure illusion ! Les journaux ne disent, ne peuvent dire toute la vérité, ni sur les personnes, ni sur les choses, même dans les pays les plus libres.

§ II. — Les journaux ne disent pas toute la vérité sur lespersonnes.

Exalter ou rabaisser sans mesure, prodiguer

la louange ou le blâme, faire d’un personnage politique, selon l’intérêt ou la circonstance, — un génie rare, un héros, un sauveur,—unhomme sans talents, un homme incapable, un fléau ! tels sont, on ne l ’ignore point, les errements de la presse et de l’esprit de parti.

Lorsque la carrière publique de l’homme que l ’on attaque ou que l’on glorifie de la sorte n'a pas été marquée par des actes éclatants et faciles à caractériser, que croire? Où chercher la vérité? Comment l ’étranger surtout, forcé de choisir entre ces extrêmes, parviendra-t-il à former son opinion ?

Chose étrange 1 il n’est pas rare d’entendre certains cercles professer, à la fois, sur le même personnage, deux opinions différentes, l’opinion vraie et l ’opinion de circonstance; il en peut être ainsi, cela s'est vu, même d’un pays tout en­tier dont une polémique irritante et passionnée a surexcité l ’amour-propre et troublé la rai­son. Écoutez les adversaires de ce ministre : « Ses talents, vous disent-ils, personne ne les « nie. Il est habile, ses intentions sont excellen- k les; nous respectons, nous admirons en lui « l ’homme privé; mais il n’appartient pas â notre « parti, il faut qu’il tombe ! »

Et les défenseurs de cet homme d’État, qui

90 ABT d ’ABRlVi.fi AU VRAI.

seul, s’il les faut croire, peut sauver la chose publique, écoutez-les à leur tour ! Ils l’ont vu de près et le connaissent à fond.

« Que ce soit un misérable, nous ne l’ignorons « point ; on met sur son compte bon nombre « d’affaires honteuses; mais il est l ’homme qu’il « nous faut. Qu’importe le reste? Nos adver- « saires l’accusent ; uous ne pouvons le laisser « entre les cornes du taureau; nous le défen- « drons. "Voulez-vous savoir son histoire? Je vais « vous la raconter. » Et bientôt, le fort et le fai­ble, les mauvaises actions, les hontes, les igno­minies du héros, vous savez tout, rien n’est ou­blié. Il ne vous reste plus d’illusions, et vous pouvez désormais porter un jugement en con­naissance de cause.

Ces jugements opposés ou contradictoires, les étrangers ne peuvent les connaître ; souvent même ils ne sauraient les comprendre ; donc la presse est pour eux un moyen défectueux d’arri­ver au vrai. Elle l’est pour les nationaux eux- mêmes, qui forment d’après les journaux seuls leurs jugements sur les hommes et sur les choses.

Les écrivains séparent, presque toujours, l’homme public de l’homme privé; et il est bon qu’il en soit ainsi. Sans cette distinction, la po­lémique quotidienne, déjà aigre et violente à

LES JOURNAUX. 9 1

l’excès, serait bientôt devenue une arène impure où les passions les plus honteuses viendraient étaler leurs plaies ou se livrer bataille. Il n’en est pas moins vrai, toutefois, que la vie privée d’un homme est une présomption puissante sur ce que seront ses tendances dans la vie publique. Celui qui, dans les transactions ordinaires, n’a pas respecté le bien d’autrui, ne saura point, si les deniers publics lui sont confiés, conserver ses mains pures. Eh ! l'homme de mauvaise foi, sans convictions, sans moralité, sans religion, croyez-vous qu'il se montrera toujours consé­quent aux principes d’occasion qu’il professe, et que, sur la foi de ses paroles ou de ses serments, le pouvoir qui l’emploie puisse fermer les yeux et s’endormir ? L’épicurien par système q u i, dans sa province, insultait sans pudeur à la mo­rale publique, mauvais époux, mauvais père, croyez-vous qu’il ait déposé ses passions en re­vêtant l’hermine du magistrat, et que l’inno­cence injustement poursuivie, que la fortune des gens de bien n’aient rien à craindre, l’au­dace et l’injustice des méchants rien à espérer de sa corruption et de son impudence ? Et cepen­dant, les journaux ne disent rien, ne peuvent rien dire de ces choses, alors même qu’elles sont parfaitement connues de l ’écrivain!

92 A HT d ' a r r iv e r AU VRAI,

LES JOURNAUX. 93

§ III. — Les journaux ne disent pas toute la vérité surles choses.

Même sur les événements politiques, les jour­nalistes ne disent point et ne peuvent dire toute la vérité ; j’entends lorsqu'ils la connaissent, et cela est rare. Les grandes scènes ou les grandes parties se jouent entre un petit nombre d’ac­teurs et d’intéressés; quand la foule intervient, c’est par accident; et d’ailleurs, qui ne sait com­bien l’expression d’une opinion manifestée dans des conversations familières diffère de celle qu’on livre à la discussion publique au moyen de la presse? Il est mille considérations particulières auxquelles un publiciste doit forcément se plier. Parmi ceux qui parlent en public, beaucoup disent le contraire de leur pensée, et les plus rigides en matière de véracité se trouvent obli­gés, plus d’une fois, sinon de dire ce qu’ils ne pensent point, au moins de taire la majeure ou plutôt la meilleure partie de ce qu’ils pensent. Il importe de ne pas oublier ces observations, si l’on veut voir un peu plus loin et mieux que le vulgaire. 1 1 y a dans le monde politique comme une sorte de monnaie courante reconnue fausse, mais que l ’on est convenu tacitement de recevoir.

94 a r t d ’a b r i t e r a u v r a i .Les initiés ne se trompent point sur son véritable poids et sur sa valeur réelle.

CHAPITRE X.R E L A T IO N S DE V O T A G E S .

§ I . — Distinctions.

Ce genre d’écrits contient deux sortes de faits qu’il faut soigneusement distinguer. La descrip­tion des scènes ou des objets que le voyageur a vus, — les notions et observations de toute sorte qu’il fait entrer daD S le corps de l’ouvrage et qui le complètent.

Appliquez aux premiers les règles que nous avons établies sur la véracité, en y joignant les deux observations suivantes : 1° Que la défiance sur la fidélité des tableaux doit grandir en pro­portion de l ’éloignement du lieu de la scène; on sait le proverbe : A beau mentir qui vient de loin ; 2° Qu’il est à craindre que les voyageurs n’exa­gèrent les faits, ne les défigurent, ne les inven­tent même à plaisir et ne nous donnent les idées les plus fausses sur les pays qu’ils décrivent,

RELATIONS DE VOYAGES. 9 5entraînés, à leur insu, peut-être, par le désir ridicule de se rendre intéressants ou de se donner de l’importance en racontant des aventures mer­veilleuses.

Il serait difficile, sinon impossible, d’établir des règles pour discerner la vérité de l’erreur parmi les faits et les observations de tout genre qui peuvent entrer dans une relation de voyage. Nous comblerons celte lacune par quelques ob­servations qui serviront, je l’espère, à tenir le lecteur en garde contre une confiance excessive.

§ II. — Origine et composition de certaines relations devoyages.

On visite les lieux les plus célèbres ; on s’ar­rête quelques jours sur des points signalés et connus, et l’on franchit tout le reste à tire-d’aile : économie de temps, d’argent et d’ennui.— Si le pays est cultivé, s’il est sillonné de routes en bon état, de canaux et de fleuves, si les côtes sont d’une navigation facile, le voyageur passe d’une capitale à l’autre avec la rapidité de la flèche, dormant au roulis du vaisseau, se penchant à la portière d’une voiture pour admirer un point de vue, ou contemplant, sur le pont et sous la tente d’un paquebot, les rives du fleuve dont le cou­rant l’entraîne. Les espaces intermédiaires n’exis­

tent pas pour lui. Coutumes, lois, mœurs, reli­gion , caractère physique et moral des hommes ou du pays, il n’a rien vu; que connaît-il? A peine a-t-il pu se former, en passant, une idée vague de l’aspect des terres, et saisir du regard quelques paysages fugitifs.

Et maintenant, en quelle estime devons-nous tenir ces notices pleines de détails sur des pays de plusieurs mille lieues carrées visités comme nous venons de le dire?

Celui qui raconte a vu, donc il dit vrai. Ainsi raisonnez-vous, persuadés que pour recueillir cette multitude de faits, votre guide a bravé des dangers sans nombre, supporté d’immenses fati­gues et consacré des années laborieuses au ser­vice de la science et de l’humanité. Vous suppo­sez ce qui devrait être ; mais que vous êtes loin de la réalité !

Arrivé dans la capitale du pays qu’il explore, pays dont il connaît très-peu ou même dont il ignore complètement la langue, le voyageur aux merveilleux récits s’arrête. Il est au but, il a touché les colonnes d’Hercule. Des visites rapi­des aux palais, aux monuments, aux théâtres, aux musées, aux riches collections dont il trouve la liste dans le Guide des voyageurs, voilà son programme, et ses heures sont comptées. Il se

96 a r t d ’a r r iv e r a i v iia i .

RELATIONS DE VOYAGES. 97hâte; une autre capitale, d’autres palais, d’au­tres musées, d’autres merveilles l’attendent. En­fin, surchargé d’expérience, de savoir et de pous­sière , il revoit après quelques mois d’absence le sol natal ; il consacre l ’hiver à mettre en ordre, à compléter ses observations, ses études, ses im­pressions, ses recherches, ses confidences de voya­geur, et aux premiers jours du printemps vous voyez, sur la table du libraire, s’épanouir, dans sa couverture neuve, un magnifique in-octavo.

Agriculture, arts, commerce, sciences, poli­tique, croyances populaires, religion, mœurs, coutumes, traditions, caractères, tout y est ; l ’auteur a tout vu, tout observé. Avec son livre, vous avez la statistique universelle des pays qu’il a parcourus. Croyez-le sur parole; il vous évitera la peine de vous lever de votre fauteuil et de vous mettre à la fenêtre.

Mais, tant de détails! des connaissances si variées! comment a-t-il pu les recueillir? com­ment, surtout, a-t-il pu savoir ce qui se passait là ôù il n’est point allé ? En si peu de temps, un Argus n’aurait pu suffire à voir tant de choses. — Son secret, le voici.

De la voiture publique dans laquelle notre voyageur est assis, il voit se dérouler uu paysage qui attire son attention, et il entame avec son

6

voisin le dialogue suivant : « Monsieur connaît-il a le pays que nous traversons? — Un peu. — « Quel est le nom de ce bourg, là-bas sur la col- « line?— Si je ne me trompe, c’est le bourg de... « — Et quelles sont les ressources principales de « la contrée?— L’industrie. — Le caractère des « habitants?— Flegmatique comme celui de nos « chevaux et du postillon. — Riches? — Comme « des juifs. »

La voiture s’arrête; l’homme aux réponses laconiques s'éloigne, peut-être sans prendre congé, et les renseignements qu’il a donnés, anonymes comme sa personne, figureront, parmi les faits positifs, dans les notes du voyageur.

En vérité, ne pourrait-on pas intituler de pa­reils livres contes du premier venu, ou traduc­tions et plagiats, car les voyages de plus longue haleine et les plus chargés d’aventures terribles ou d’aperçus pittoresques et savants se font souvent dans les bibliothèques, à travers d’inno­cents et paisibles in-octavo.

Il n’entre point dans ma pensée de rabaisser, en général, le mérite qu’exige un travail sérieux d’exploration; mais combien d’idées fausses, que d’absurdités vulgarisées, accréditées par de pré­tendues relations de voyages! Que de fois des cités, des peuples tout entiers ont été bien ou

98 a r t d ’a r r iv e r ad v r a i .

RELATIONS DE VOYAGES. 9 9mal traités, critiqués avec fureur ou vantés à ou­trance, selon l’humeur, le caractère, le caprice de peintres indiscrets et frivoles, qui osent don­ner la copie d’originaux qu’ils n’ont point vus!

§ II Ï . — Manière rt’étailier un pays.

Habiter longtemps les mêmes lieux, y former des relations nombreuses, connaître à fond la langue du pays, ne se lasser jamais d’observer et de s’enquérir, telles sont les conditions néces­saires pour se former une idée exacte d’une con­trée sous le rapport moral et matériel. En dehors des connaissances acquises ainsi, je ne vois que banalités, généralités, incertitudes, erreurs. La plupart des descriptions qu’on trouve dans les livres ressemblent à des cartes géographiques sans échelle de proportion. Les noms y fourmil­lent, le papier est couvert de signes de toute espèce, chaînes de montagnes, fleuves, ca­naux , etc. ; mais prenez le compas pour mesu­rer les distances, et mettez-vous en voyage sans autre indication !

En résumé, voulez-vous acquérir des notions exactes sur un pays? étudiez-le comme nous ve­nons de le dire, ou consultez les auteurs qui l ’ont étudié de la sorte. Que si cela vous est im­

possible, sachez vous contenter de connaissances générales qui vous mettent en état de soutenir, avec modestie, une conversation ; mais gardez- vous d’établir sur de semblables données un système philosophique, économique ou poli­tique. Évitez surtout de faire parade de votre savoir, vous seriez un objet de risée.

1 0 0 A1VT D AK1UVJ-.H AU VitAI.

CHAPITRE XI.HISTOIRE.

§ 1, — Importance des études historiques. Manière d ’étudierl ’histoire.

L’étude de l'histoire n’est pas seulement utile, elle est indispensable. N’admettrait-on pas l’his­toire comme moyen d’arriver au vrai, son im­portance, comme ornement de l’esprit, resterait incontestée. Ajoutons qu’il est un grand nombre de faits contre lesquels on ne saurait s’élever sans se mettre en lutte avec le sens commun.

Attachez-vous d’abord aux faits qui présentent un caractère de certitude absolue. En ne con­fiant à la mémoire que des vérités incontestables, vous laisserez â votre esprit, dégagé d’entraves, la liberté de classer‘le reste selon le degré de

HISTOIRE. 101probabilité, de certitude ou d’erreur qu’il y dé­couvrira.

Que de grands empires aient fleuri en Orient ; que les arts et la civilisation de la Grèce aient été portés à un très-haut degré de perfection ; qu’Alexandre ait fait de grandes conquêtes en Asie ; que les Romains aient soumis, presque en entier, le monde connu de leur temps ; que Car- thage ait été la rivale de Rome; que l’empire des maîtres du monde se soit, à son tour, écroulé sous le poids d’une invasion de barbares venus du Nord ; que les musulmans aient envahi l ’A­frique septentrionale, détruit en Espagne le royaume des Goths, et menacé le reste de l’Eu­rope ; que la féodalité ait été la forme sociale du moyen âge, voilà des vérités que nul ne conteste et dont nous sommes aussi certains que de l'exis­tence de Paris ou de Londres.§ II. — Distinctions entre le fait et les circonstances du fait.

Applications.

il est des faits universellement admis ; toute­fois par les détails, par les circonstances dont les historiens les ont accompagnés, ces faits eux- mêmes relèvent de l’érudition, de la critique ou de la philosophie de l’histoire. Vaste champ ou­vert à la discussion.

1 0 2 ART » ’ARRIVER Aü VRAI.On ne peut mettre en doute l’existence des

luttes sanglantes dans lesquelles Rome et Car- thage se disputèrent l’empire de la Méditerranée, des côtes d’Afrique, de l’Espagne et de l’Italie, et dont le triomphe des Scipions, la défaite d’An- nibal et la ruine de la ville de Didon furent le dénoûment. Mais les circonstances de ces luttes nous sont-elles bien connues ? Dans le portrait qu’on nous a tracé de la foi punique, dans l’ex­position des causes qui provoquèrent les rup­tures entre les deux républiques rivales, dans le récit des batailles, des négociations, etc., est-il impossible que nous ayons été trompés? Les his­toriens romains qui nous ont transmis le plus grand nombre des faits n’ont-ils point flatté leur nation aux dépens de la nation ennemie? — Ici, sachons douter et choisir, admettre avec défiance ou môme rejeter sans hésitation ; et le plus sou­vent, suspendons notre jugement.

Auraient-elles une idée exacte des choses, con­naîtraient-elles la vérité, les générations à venir, si, par exemple, le récit des guerres modernes ne leur était transmis que par des historiens ap­partenant à une seule des nations belligérantes ? Et cependant, aujourd’hui, les historiens écri­vent, pour ainsi dire, en présence les uns des autres; ils peuvent se démentir, se corriger mu-

HISTOIRE. 1 0 3tuellement, et, grâce aux moyens de communi­cation et de diffusion dont on dispose, il est bien plus difficile qu’autrefois de soutenir des erreurs évidentes. Que sera-ce donc de ces récits qui nous sont venus par une voie unique ; voie très-sus­pecte puisqu’elle était intéressée ; récits de faits qui se sont passés en des temps si reculés, où les communications étaient si rares, où les moyens de publicité dont jouissent les modernes étaient inconnus ?

Et ces légendes merveilleuses dans lesquelles les historiens grecs nous montrent une poignée de Spartiates et d’Athéniens moissonnant des milliers de Perses et proposent à notre admira­tion l’héroïsme désintéressé, les dévouements su­blimes de leurs guerriers, devons-nous les adop­ter sans contrôle ? Nous avons vu, de nos jours, comment on dénature, comment on exagère les faits les plus simples. L’homme sensé fera la part de l’enthousiasme et du patriotisme de l’écri­vain : attendons, dira-t-il, avant de prononcer, que les Perses se soient levés, des plaines de Ma­rathon ou des Thermopyles, pour raconter àleur point de vue les circonstances du combat.

Cette règle de prudence est d’une application fréquente; ne la perdons point de vue en étu­diant l’histoire, et nous éviterons de nombreuses

1 0 4 ART d ’ARRIVER AU VRAI.erreurs. Elle nous enseignera du moins & ne pas nous égarer en d’inutiles détails.

§ III. — Quelques règles pour servir à l’étude de l’histoire.

L’histoire étant un sujet qu’on ne peut passer sous silence lorsqu’on traite de l’art d’arriver au vrai, je donnerai quelques conseils simples et brefs, — mais sans prétendre traiter à fond la matière : elle demanderait seule un long volume.

RÈGLE PREMIÈRE.

Selon ce que nous avons établi plus haut, au chapitre VIII, il faut tenir grand compte des moyens d’arriver au vrai dont l’écrivain dispo­sait, et des probabilités pour ou contre sa véra­cité.

RÈGLE DEUXIÈME.

Toutes choses égales, on devra préférer un té­moin oculaire.

1 1 y a toujours un certain péril pour la vérité dans les intermédiaires. Les récits successive­ment transmis sont comme ces courants dont les eaux emportent quelque chose du canal qu’elles parcourent ; dans les canaux de l’histoire, la pas­sion et l’erreur abondent.

HIST01HK. 105RÈGLE TROISIÈME.

Parmi les témoins occulaires, choisissez, si d’ailleurs il y a égalité pour le reste, celui qui n’a point eu de part à l’événement, ou qui n’y a rien perdu, rien gagné.

Lorsque César raconte ses campagnes, son té­moignage est une autorité. Il est évident, toute­fois, que le général romain ne peut refuser le courage aux peuples qu’il a vaincus; qu’il ne peut les représenter comme inférieurs en nombre aux armées qu’il commandait sans diminuer la difficulté de ses entreprises, et, partant, sa gloire. Les prodiges d’Annibal, racontés par ses enne­mis, ont une autre valeur historique.

RÈGLE QUATRIÈME.

Préférez un historien contemporain, mais con­trôlez son témoignage par celui d’un écrivain de la même époque, défendant des opinions et des intérêts différents, et ayez soin de séparer, dans leurs écrits, le fait des causes qu’ils lui assignent, des résultats qu’ils lui attribuent et des juge­ments qui leur sont personnels.

Presque toujours il y a dans les événements un fait dominant qui ressort avec trop d’évidence pour que la partialité de l’écrivain ose le nier. En

pareil cas, l ’historien exagère ou atténue ; il pro­digue les couleurs défavorables ou flatteuses; il cherche des explications, invente des causes, signale des conséquences, etc. ; mais le fait per­siste, et les efforts de la mauvaise foi doivent avertir un lecteur judicieux de ne s’arrêter qu’au fait, de ne voir que le fait, de le voir tel qu'il est.

Exemple : Les admirateurs passionnés de Na­poléon diront à la postérité le fanatisme et la cruauté de la nation espagnole, nation barbare et sans intelligence, qui refusa de vivre heureuse sous le sceptre glorieux d’un héros ; ils présen­teront sous le jour le plus favorable les motifs qui forcèrent le grand capitaine d’intervenir dans la Péninsule ; ils trouveront mille explications plau­sibles de ses revers, et, dans tous les cas, ni l’en­treprise, ni les revers ne porteront atteinte à sa gloire... Mais il n’importe ; un lecteur judicieux et réfléchi découvrira, s’il veut être attentif, la vérité sous les voiles dont on la couvre. En effet, quelle que soit sa répugnance, l’historien sera forcé de convenir qu’avant de commencer la lutte, et pendant que les forces du marquis de la Romana servaient la France dans le Nord, le chef des Français fit passer en Espagne, sous des prétextes d’amitié, une puissante armée, qu’il s’empara de la sorte des villes principales et de

106 ART D’ARRIVEE Aü VRAI,

H I S T O I R E . 107toutes les places fortes, y compris la capitale des Espagnes; qu’il plaçasur le trône son frère Joseph, et qu’enfin, après six ans de luttes acharnées, l’ar­mée française et Joseph, repoussés du sol espa­gnol , se virent contraints de repasser la frontière. — Voilà le fait; on peut donner aux détails telle couleur qu’on voudra ;— le lecteur sensé ne man­quera point de dire : « L’historien défend avec ta­lent la réputation de son héros ; mais de la narra­tion même il ressort, 1" qu’il occupa un pays ami sous des prétextes trompeurs; 2° qu’il l’envahit sans motifs; 3° qu’il attaqua des alliés confiants et fidèles au cœur même de leur pays; 4° qu’il usa de trahison pour enlever à son trône un roi malheureux; 5° qu’il combattit pendant Six an­nées sans pouvoir planter sur les montagnes ibé­riques son invincible drapeau. Ainsi donc, d’un côté, la bonnè foi de l’allié, la loyauté du vassal, l’intrépide opiniâtreté du guerrier patriote ; hé­roïsme et bon droit ; de l ’autre, le génie et la va­leur, mais aussi la mauvaise foi, l ’usurpation, les stériles malheurs d’une guerre longue et ruineuse. Injustice et astuce dans la conception de l’entreprise; échec dans l’exécution. »

RÈGLE CINQUIÈME.

Les écrits anonymes méritent peu de confiance.

1 0 6 ART d ’a r r iv e r AU VRAI.L’auteur a peut-être caché son nom par mo­

destie; mais le public qui l’ignore n’est pas tenu de croire à la véracité d’un écrivain qui, pour dire la vérité, met un voile sur son visage. La crainte du déshonneur qui suit le mensonge est un frein puissant. Ce frein ne suffit pas toujours. Que serait-ce s’il n’existait point?

RÈGLE SIXIÈME.

Avant de lire une histoire, étudiez la vie de l’historien.

J’ose affirmer que cette règle est de la plus haute importance. Elle est comprise, il est vrai, dans ce que nous avons dit au chapitre VIII; mais il ne sera pas inutile de l’établir ici séparément, en la faisant suivre de quelques observations.

Comment apprécier la véracité d’un historien ou les moyens dont il disposa pour arriver au vrai, si l’on ne connaît sa vie? Youlez-vous avoir la clef de ses déclamations ou de ses réticences? Youlez-vous savoir pourquoi sur telles scènes il passe un pinceau si léger, tandis qu’il charge certains tableaux des plus noires couleurs? cher­chez dans ses vertus ou dans ses vices, dans sa position particulière, dans l’esprit de son temps, dans les formes politiques de sa patrie : le plus souvent tout est là.

HISTOIRE. 1 0 9On n’écrivait pas l’histoire durant les orages

de la Ligue comme on l’écrivit sous le règne ré­gulier et glorieux de Louis XIY. Descendons à des temps plus rapprochés de nous, à la révolu­tion française, à l ’empire, à la restauration, ou même à la dynastie d’Orléans; nous trouverons qu’en chacune de ces époques l ’histoire a pris le caractère et pour ainsi dire la couleur des cir­constances. Autre temps, autre langage. Vous connaissez et l’époque et le pays où tel livre a vu le jour, c’est-à-dire les influences qui pesèrent sur l’auteur; préparez-vous à retrancher ici, à suppléer plus loin; cette connaissance vous donne le sens de tel mot obscur, de telle omission, de telle circonlocution; elle vous révèle la valeur d’une protestation, d’une restriction, d’un éloge, le but d’une censure ou d’un aveu, choses qui, sans cela, seraient restées inintelligibles pour vous.

Peu d’hommes s’affranchissent complètement de la domination des circonstances; il en est peu qui sachent braver un grand péril pour la défense de la vérité; il en est peu qui, dans les situations critiques, ne cherchent une transac­tion entre leur intérêt et leur conscience. Rester fidèle à la vertu dans les moments de crise, c’est de l’héroïsme, et l’héroïsme est rare.

110 ART d’a r r iv e r AU VRAI.Ajoutons que faire la part du temps n’est pas

toujours un acte coupable, si d’ailleurs l’écrivain ne blesse pas les droits imprescriptibles de la jus­tice et de la vérité. Il est des cas où le silence est prudent et même obligatoire; dans ces cas, on doit pardonner à l’écrivain de n’avoir point dit toute sa pensée, pourvu qu’il n'ait rien dit contre sa pensée. Quelles que fussent les convictions de Bellarmin sur la puissance indirecte des papes, auriez-vous exigé de lui qu’il les exposât à Paris, en pleine Sorbonne, avec la même liberté qu’il l’eût fait à Rome? C’eût été lui dire : « Écrivez ; « et dès que le parlement aura connaissance de « votre livre, il le fera saisir : les exemplaires se- « ront brûlés par la main du bourreau, et vous « serez banni de France ou jeté dans une prison. »

RÈGLE SEPTIÈME.

Les œuvres posthumes éditées par des incon­nus, ou ayant passé par des mains peu sûres, deviennent apocryphes, et doivent être reçues avec défiance *.

1 Parmi les exemples de falsification, sinon prouvés au moins probables, je me contenterai de citer un fait grave qui vient de se passer sous nos yeux relativement aux Pensées de Pascal. Ou sait la valeur de cet ouvrage, ti a-

HISTOIRE. 111L’autorité d’un mort illustre est de peu de

poids en pareille circonstance : ce n’est pas lui, c’est l ’éditeur qui parle, avec la certitude que la partie intéressée ne peut le démentir.

RÈGLE HUITIÈME.Les histoires appuyées sur des mémoires in­

connus et des titres inédits; les manuscrits dans lesquels l’éditeur affirme n’avoir fait que mettre de l’ordre, corriger le style et éclaircir certains passages, ne méritent d’autre confiance que celle qu’inspire l’éditeur.

RÈGLE NEUVIÈME.

Les récits de négociations secrètes, de secrets d’État ; les anecdotes piquantes sur la vie privéeduit dans toutes les langues, et la réputation dont il jouit. Les éditions sont innombrables. Or, voici qu’en l’an de grâce 4845 une polémique très-vive s’est élevée entre M. Faugère etM. Cousin sur certains passages des Pejisêes de Pascal, d’une importance capitale. M. Cousin préten­dait avoir rétabli, dans sa pureté, le texte do Pascal, en faisant disparaître les corrections que Port-Roval avait intercalées. M. Faugère publie une édition nouvelle, et il prouve que, seul, il a consulté le manuscrit autographe; et que M. Cousin, l’écrivain de mérite, M. Cousin, le phi­losophe, s’est, en général, borné à revoir des copies. Ayez foi aux éditeurs.

(N o t e d e l ’a i t e u a . ;

1 1 2 ART d’a r r iv er AU VRAI.des personnages célèbres, sur de ténébreuses in­trigues et autres faits du même genre, ne doi­vent être admis qu’après un examen sévère. S’il nous est si difficile de découvrir la vérité à la lumière du soleil, et pour ainsi dire à la surface du sol, que peut-on espérer lorsqu’il faut la chercher au milieu des ombres et dans les en­trailles de la terre?

RÈGLE DIXIÈME.

Ajoutons peu de foi à ce qu’on nous raconte sur certains pays ou certains peuples très-anciens et très-éloignés de nous, sur les trésors du prince, sur le nombre des habitants, sur leurs croyances religieuses ou leurs usages domestiques.

Comment, en effet, vérifier l’exactitude de ces relations? La distance, le temps, l’ignorance de la langue, etc., tout s'y oppose. Comment arriver à la vérité en des choses souvent cachées, incon­nues même aux indigènes? Pour décrire les usages domestiques, a-t-on pénétré dans l’inté­rieur de la famille? l'a-t-on surprise dans la liberté, dans les confidences intimes du foyer?

NATURE, PROPRIÉTÉS ET RELATIONS DES ÊTRES. 1 1 3

CHAPITRE XII.CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES SUR LES MOYENS

DE CONNAITRE LA NATURE DES ÊTRES, LEURS PRO­PRIÉTÉS ET LEURS RELATIONS.

§ I. — Une classification des sciences.

Les règles au moyen desquelles on parvient à connaître l’existence d’un objet nous étant con­nues, il reste à formuler celles qui nous doivent guider dans nos recherches sur la nature, les propriétés et les relations des êtres.

Nous nommerons êtres ou faits naturels toute chose appartenant à l’ordre naturel, c’est-à-dire, sans exception, tous les êtres et tous les faits soumis aux lois nécessaires de la création. Nous nommerons moraux les faits appartenant à l’or­dre moral; historiques ou so c ia u x , ceux qui appartiennent à l’ordre social; et religieux, ceux qui relèvent d’une providence supérieure et extraordinaire.

Je n’insisterai pas sur l’exactitude de cette division, confessant même qu’on pourrait à la rigueur la contester; mais elle est établie sur la nature même des choses ; elle est en harmonie,

on ne saurait le nier, avec les points de vue habituels de l’esprit humain. Pour faire res­sortir d’une manière invincible les raisons qui l’appuient, je vais donner, en peu de mots, la filiation des idées.

Dieu a créé l’univers, et tout ce que l’univers contient, en le soumettant à des lois constantes et nécessaires. De là l’ordre naturel : l’étude de cet ordre pourrait se nommer philosophie de la nature.

Dieu a créé l’homme raisonnable et libre, mais tenu à certains devoirs qui, sans le contraindre, l ’obligent. De là l’ordre moral, objet de la phi­losophie morale.

La société humaine donne naissance à une série de faits et de rapports; de là l ’ordre social; l’étude de cet ordre de faits pourrait se nommer phlosophie sociale ou, si l’on veut, philosophie de l’histoire.

Dieu n’est point lié par les lois auxquelles il a soumis l’ouvrage de ses mains, par conséquent il peut agir sur ces lois, et même contrairement à ces lois; c’est pourquoi nous admettons l’exis­tence d’un ordre de faits et de révélations supé­rieur à l’ordre naturel et social. De là l’étude de la religion ou philosophie religieuse.

L’existence d’un objet étant démontrée, il ap-

114 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .

NATURE, PROPRIÉTÉS ET RELATIONS DES ÊTRES. 1 1 5partient à la philosophie de l’étudier à fond, de l'apprécier, de le juger. Philosophe, dans l'ac­ception commune, signifie homme versé dans l'étude des lois qui régissent les êtres, dans l’é­tude de leurs propriétés et de leurs rapports.

§ II. — Prudence scientifique ; moyens de l’acquérir.

Le véritable esprit philosophique est insépa­rable de l’esprit de prudence; prudence raison- née, très-semblable à celle qui doit présider à nos rapports avec les hommes et les choses dans la conduite de la vie. Yoici quelques observa­tions qui pourront nous aider à l’acquérir.

OBSERVATION PREMIÈRE.

La nature intime des choses nous est presque toujours entièrement inconnue. Nous savons peu et mal.

N’oublions jamais cette vérité; elle nous ap­prendra la nécessité d’un travail énergique et soutenu dans nos recherches sur la nature des êtres. Elle nous rendra modestes et circonspects, en nous préservant de cette curiosité irréfléchie qui pousse l ’homme à sonder des secrets cou­verts pour lui d’un voile impénétrable.

Vérité peu flatteuse pour notre orgueil, mais vérité incontestée, vérité parfaitement évidente pour quiconque a médité sur la science; l’homme sait peu de choses. Nous avons reçu du Créateur une intelligence en harmonie avec nos besoins physiques et moraux, puisque cette intelligence est en état de connaître, pour la satisfaction de ces besoins, l’usage que nous pouvons faire des êtres placés à notre portée. Mais le reste, il plaît à la sagesse infinie de nous le cacher : elle s’est réservé de lever elle-même, plus tard, le voile qui recouvre et cache à nos yeux le spectacle ineffable de la création. Pourquoi nous en plain­dre? Si l ’ignorance est l’épreuve de la vie, l’es­pérance est la consolation de la mort.

La science fournit quelques notions sur les propriétés de la lumière; nous appliquons sou­vent ces propriétés; mais l ’essence de la lumière, qu’est-elle? Nous savons diriger, hâter même la végétation; mais que savons-nous de la nature et des secrets de ce merveilleux phénomène ?

Nous faisons usage de nos sens, nous les pré­servons, nous leur venons en aide; mais les mys­tères de la sensation nous restent inconnus. Nous connaissons, en général, les substances nuisibles ou salutaires à notre corps ; mais pourquoi, mais comment ces subtances lui nuisent ou lui sont

1 1 6 ART D'ARRIVER AU VRAI.

utiles, nous l’ignorons. Que dire encore? Nous calculons le temps en mille façons, et la méta­physique n’a pu définir le temps. Il existe une science qu’on nomme la géométrie ; elle est par­venue à un haut degré de perfection; et l’idée fondamentale de cette science, l ’étendue, ne se peut comprendre. Nous vivons dans l’espace; l’univers entier se meut dans l’espace; nous le mesurons; nous le soumettons à de rigoureux calculs; et ni la métaphysique, ni l’idéologie n’ont su nous dire en quoi il consiste; s’il est une chose distincte des corps, s’il est seulement une idée, s’il a une nature propre. Nous ne sa­vons s’il est un être ou s’il n’est rien. Nous pen­sons, et nous ne savons ce qu’est la pensée; les idées fermentent dans notre intelligence, et nous ne savons ce qu’est une idée. Le spectacle de l'u­nivers, dans toute sa variété, dans toute sa splen­deur, se déploie dans notre cerveau comme sur un magnifique théâtre. Là, une force incompré­hensible crée, selon notre caprice, des mondes fantastiques, tantôt sublimes et pleins de beau­tés, tantôt remplis d’extravagance, et nous ne savons ni ce qu’est l’imagination, ni ce que sont ces prodigieuses scènes, ni comment elles appa­raissent ou s’évanouissent.

11 est une multitude d’affections dont nous7.

NATURE, PROPRIÉTÉS ET RELATIONS DES ÊTRES. 1 1 7

avons conscience d’une manière intime, pro­fonde, invincible; nous les nommons sentiments. Qu’est-ce que le sentiment? pouvons-nous le dire? Celui qui aime sent l’amour; il ne sait point ce qu’est l’amour. Le philosophe qui veut analyser cette affection signale son origine; il indique ses tendances et sa lin; il donne des règles pour la diriger; mais, sur la nature intime de l’amour, il est dans la même ignorance que le vulgaire. Nos sentiments sont comme ces fluides circulant en des canaux impénétrables aux regards. On aperçoit quelques effets extérieurs; on sait, dans certains cas, où vont, d’où viennent ces fluides; on peut même accélérer, ralentir leur course, en changer la direction ; mais l’œil ne peut sonder le mystère de leur mouvement; l’agent reste inconnu.

Notre propre corps, tous les corps qui nous entourent, savons-nous ce qu’ils sont? Est-il un philosophe qui puisse nous expliquer la nature d'un corps? et toutefois, nous vivons au milieu de substances corporelles; nous en usons à cha­que instant. Nous connaissons beaucoup de leurs propriétés, nous définissons les lois qui les régis­sent; un corps fait partie de notre propre nature.

Ne perdons point de vue ces considérations lorsque nous aurons à étudier les principes con-

1 1 8 ART D’ARRIVER AU VRAI.

n a tu re , pr o pr ié t é s e t relations des ê t r e s . 1 1 9 stitutifs d’un être, son essence. Attentifs et pleins d’ardeur dans nos recherches, soyons sobres et rigoureux dans nos définitions. Si nous ne por­tons point cette qualité jusqu’au scrupule, il nous arrivera souvent de mettre à la place de la réalité les créations vaines de nos rêves.

OBSERVATION DEUXIÈME.

En mathématiques, il est deux manières de résoudre un problème : la démonstration directe, et la preuve par l'impossible. Il en est de même dans toute espèce de questions. Pour le plus grand nombre des difficultés, prouver que nous sommes dans l’impossibilité de les résoudre se­rait la meilleure des solutions. Et que l’on ne croie point que cette manière de raisonner soit dépourvue de mérite, ou qu’il soit toujours fa­cile de discerner le possible de l’impossible. Un esprit capable de ce discernement témoigne qu’il connaît à fond la matière et qu’il en a sondé sé­rieusement les difficultés.

La connaissance de l’impossibilité où nous sommes de résoudre certaines difficultés est plus souvent historique et d’expérience que scientifi­que. Lorsqu’un homme compétent avance qu’une solution est impossible ou qu’elle touche à i ’im-

1 2 0 ART D’ARRIVER AU VRAI.possible, il ne suit pas toujours qu’il soit en état de le démontrer; mais l’inutilité des efforts qu’il a tentés lui-même, l’histoire des efforts tentés avant lui, par des hommes spéciaux, lui ont prouvé, sur cette question, l’impuissance de l’es­prit humain. Quelquefois l'impossibilité ressort de la nature même du problème; toutefois, pour l’affirmer avec certitude, il faut embrasser du même coup d’œil la connaissance de cette im­possibilité et la connaissance de ce qu’il faudrait pour la faire disparaître.

OBSERVATION TROISIÈME.

Comme les êtres diffèrent beaucoup dans leur nature, dans leurs propriétés et leurs rapports, nos appréciations à leur sujet doivent égale­ment varier beaucoup.

On a dit : « Certaines connaissances donnent la clef de toutes les autres. Quiconque raisonne bien sur une chose doit bien raisonner sur toutes choses; il suffit de vouloir. » Erreur insigne, d’où celle-ci : que les mathématiques sont la meilleure logique, parce qu’elles enseignent à raisonner avec rigueur et précision.

Pour voir s’évanouir cette prétention illusoire et fatale, il suffit d’observer que les objets qui re­lèvent de notre intelligence appartiennent à des

NATURE, PROPRIÉTÉS ET RELATIONS DES ÊTRES. 121ordres très-divers; que nos moyens d’atteindre ces objets n’ont rien de commun entre eux, que nos rapports avec eux varient à l’infini, et qu’en­fin l’expérience nous montre souvent, dans les arts comme dans les sciences, des talents spé­ciaux, jamais des talents universels.

Il est des vérités mathématiques, des vérités physiques, idéologiques, métaphysiques; il est des vérités morales, religieuses, politiques, his­toriques, littéraires; des vérités de raison pure et d’autres qui sont un mélange de sentiment et d’imagination. 11 est des vérités spéculatives, il en est de pratiques; il en est qu’on ne parvient à connaître qu’à l ’aide du raisonnement, d’au­tres qui s’acquièrent par intuition; d’autres, enfin, que l’expérience seule nous enseigne. On pourrait les diviser en tant de classes qu’il deviendrait impossible de les compter.

§ III, — Les grands hommes. — Évocation.

Évoquons, à l'aide de cette puissance plus forte que le temps et la mort même, à l’aide de l’imagination, ces hommes illustres qui furent l ’ornement de leur siècle et dont l’humanité con­serve les noms avec orgueil. Commandons à la tombe de nous les rendre tels qu’elle les a reçus,

avec leur génie, leurs passions, leurs facultés diverses, et dans un palais digne de tels hôtes, dans un nouvel Élysée où tous les arts, tous les produits de l’esprit humain auront été réunis, où chacun retrouvera ce qui fut sa passion et sa gloire ; suivons par la pensée ces êtres privilé­giés. Le secret de leurs goûts nous dira celui de leur génie.

Quelle imposante assemblée! Gonzalve de Cordoue, Cisnéros, Richelieu, Christophe Co­lomb, Fernand Cortez, Napoléon, Torquato Tasso, Milton, Corneille, Racine, Boileau, Lope de Vega, Caldéron, Molière, Bossuet, Massillon, Bourdaloue, Descartes, Malebranche, Érasme, Louis Yivès, Mabillon, Viète, Fermât, Bacon, Kepler, Galilée, Pascal, Newton, Leibuitz, Mi- chel-Ange, Raphaël, Linnée, Buifon, et cent autres encore, tous, à des titres divers, ayant pris rang parmi les rois de l’intelligence.

Gonzalve se plaît au récit des campagnes de Scipion en Espagne. Napoléon médite sur le pas­sage des Alpes par Annibal. Il s’indigne de l’hé­sitation de César près de franchir le Rubicon; mais quand il voit le futur dictateur marcher sur Rome, vaincre à Pharsale, subjuguer l’A­frique, s’emparer du pouvoir suprême, et, de la pointe de son épée, tracer ces mots célèbres : « Je

122 ART d ’a r r iv e r AU VRAI,

suis venu, j ’ai vu, j’ai vaincu, » son œil étin­celle.

Torquato Tasso, Milton, s’inspirent de la Bi­ble, d’Ilomère et de Virgile ; Corneille et Racine cherchent des modèles dans Euripide et Sopho­cle; Molière, dans Aristophane, dans Lope de Vega, dans Caldéron; Bossuet, Massillon, Bour- daloue étudient avec amour saint Chrysostome, saint Augustin, saint Bernard : et cependant, Érasme, Louis Vivès, Mahillon, ensevelis dans la poudre des manuscrits, fouillent avec ardeur les archives.

A chacun son héros, son enthousiasme, son étude passionnée. Celui-ci, le télescope en main, surprend le secret de Dieu dans la création de l ’univers; celui-là, courbé sur son microscope, découvre un monde vivant dans un grain de poussière. Mécaniciens, artistes, naturalistes, Linnée au milieu des fleurs, Raphaël dans les galeries de tableaux, Watt parmi les machines, tous ont choisi leur place dans le milieu qui leur convient, et déploient, à la poursuite de leur idéal, les facultés les plus hautes.

Mais déplacez ces grandes intelligences, met­tez en contact les génies opposés, les aptitudes diverses, les esprits tranchés, le poëte avec le mécanicien, le philosophe avec le poëte, l'homme

NATURE, PROPRIÉTÉS ET RELATIONS DES ÊTRES. 1 2 3

do guerre avec le philosophe, le peintre avec le géomètre, le rêveur avec l’homme positif, l’homme de mouvement et d’action avec l ’homme de méditation et dépensée; la scène change. Le génie devient médiocrité, et qui sait? — la sagesse elle-même, folie.

Boileau lit l ’épttre aux Pisons ou les satires d’Horace; et, bien qu’il les ait relues mille fois, il ne laisse point d’y découvrir des beautés nou­velles. Son enthousiasme éclate en transports.

Près de lui, Descartes médite sur les couleurs; il vient de prouver, d’une manière invincible, qu’elles ne sont qu’une sensation. Sa découverte le comble de joie. Rapprochez maintenant ces deux grands esprits; supposez qu’ils se commu­niquent leurs pensées : le philosophe tiendra pour un homme léger et frivole celui qui se laisse émouvoir ainsi par un mot, par une image. Eh ! voyez-vous le poëte, souriant avec dé­dain, préparer un vers mordant contre le rêveur, dont les doctrines heurtent, selon lui, le sens commun, et tendent à désenchanter la nature?

Voici Mabillon aux prises avec un vieux par­chemin; mille fois, aidant sa vue d’un verre grossissant, il a recommencé ses recherches. 11 voudrait rétablir une ligne effacée, dans laquelle il espère retrouver un mot, un texte perdus. Son

1 2 4 ART d ’ARRIVER AU VRAI.

travail l’absorbe tout entier; il oublie le reste du monde, lorsque survient un naturaliste qui, dressant son microscope, se prend à chercher, avec non moins d’ardeur et de passion, sur le parchemin qu’il dispute à l’érudit, les œufs d’un insecte rongeur.

Le Tasse et Milton, déclamant leurs strophes sublimes, foulent aux pieds, sans même se dou­ter qu’ils détruisent en un instant l’œuvre pa­tiente de plusieurs jours, des plantes microsco­piques dont Linnée faisait l’analyse. Que dirai-je ? La guerre éclate parmi ces demi-dieux ! — Hà- tez-vous de les rendre à leur tombe, ou craignez qu’ils ne compromettent leur gloire.

Ce que l’un rejette avec dédain, l’autre le recherche et l’admire; ce que l’un voit avec clarté, l’autre ne sait pas même l’entrevoir. Génie sublime pour le premier, rêveur absurde pour le second; inestimables trésors pour celui- ci, misérables bagatelles pour celui-là. Eh pour­quoi ! d’où vient que ces esprits d’élite sont entre eux dans un tel désaccord? Comment se fait-il que les vérités ne se présentent point à tous les yeux de la même manière? C’est que, si la vérité est une en Dieu, elle est multiple dans la créa­tion; c’est que la règle et le compas sont inutiles pour apprécier les choses du cœur; c'est que le

NATURE, PROPRIÉTÉS ET RELATIONS DES ÊTRES. 1 2 5

sentiment n’a rien à voir dansjes calculs et la géométrie; c’est que les abstractions métaphy­siques n’ont aucun rapport avec la science so­ciale ; c’est que la vérité appartient à des ordres de faits aussi divers que la.nalure elle-même; c’est que la vérité est la réalité des choses.

La prétention de penser et de raisonner sur tous les sujets, de la même manière, est une source abondante d’erreurs ; on applique les fa­cultés à contre-temps, on les rend inutiles en soumettant à l’une ce qui relère uniquement de l’autre. Il n’est point jusqu’à ces hommes privi­légiés que le Créateur a doués d’une compréhen­sion universelle qui ne rendent ce don stérile, s’ils ne savent, lorsqu’ils s’appliquent à quelque sujet particulier, se dépouiller pour ainsi dire d’une partie d’eux-mémes, et ne laisser agir que les facultés dont ils ont besoin pour ce qu’ils étudient.

1 2 6 a r t d ’a r r iv e r a d v r a i .

LA. PERCEPTION.

§ I. — L’idée.

Perception claire, exacte, vive; jugement droit, raisonnement rigoureux et solide : ces trois qualités distinguent le penseur. Je vais les examiner l’une après l'autre en émettant, sur chacune d’elles, quelques observations.

Je ne définirai point l’idée ou la perception. Qu’il me suffise de dire simplement, sans pré­tendre à la précision rigoureuse du langage phi­losophique, que la perception est cet acte inté­rieur par lequel nous concevons une chose; et que l’idée est l’image, la représentation qui sert d’aliment à la perception. Ainsi, nous percevons le cercle, l’ellipse, nous percevons la résultante d’un système de forces, la raison inverse de ces forces dans les bras d’un levier, la gravitation des corps, la loi d’accélération de leur chute, l’équilibre des fluides, la contradiction qu’im­plique être et n’être pas en même temps, la différence entre l’essence et l ’accident ; nous per­cevons les principes de la morale; nous perce-

CHAPITRE XIII.

vons notre existence et celle du monde extérieur; nous percevons des beautés ou des défauts dans un tableau, dans un poëme; nous percevons la simplicité, la complication d’une affaire, l’im­pression favorable ou fâcheuse que font, sur nos semblables, une parole, un geste, un événement ; enfin, nous percevons tout ce que notre esprit conçoit; et ce miroir intérieur dans lequel les objets semblent se peindre pour s'offrir aux re­gards de l’esprit, cette chose qui tantôt remplit l'entendement de sa présence, et tantôt se cache ou s’endort, attendant, pour reparaître, qu’une occasion l’éveille ou que nous l’appelions nous- mêmes, ce je ne sais quoi, cette inconnue dont nous ne pouvons, quoi qu’il en soit, mettre en doute l’existence, nous l’appelons Idée.

Les opinions des idéologues sur l'origine des idées sont ici de peu d’importance. Qu’est-il be­soin de savoir, pour bien penser, si l’idée est ou n’est point distincte de la perception ; si elle est ou n’est point une sensation transformée; enfin d’où elle vient et si elle est innée ou acquise? La solution de ces questions sur lesquelles on a tou­jours disputé, sur lesquelles on disputera tou­jours, exigerait des observations psychologiques auxquelles on ne peut se livrer qu’en abandon­nant tout autre travail, sous peine d'entraver ou

1 2 8 a r t d ’a r r iv e r au v r a i .

de fourvoyer son intelligence. Celui qui pense ne peut être continuellement à penser qu’il pense et comment il pense. Notre entendement ne remplirait plus sa mission. Il ne s’occuperait plus de sa mission en ne s’occupant que de lui- même.

§ II. — Bien penser. Règles.

Les perceptions de notre esprit seront vives et claires si, avec l’habitude d’être attentifs, nous avons acquis assez de discernement pour dé­ployer , en chaque circonstance, les facultés adaptées à l'objet de notre étude, et si nous sa­vons ne déployer que ces facultés.

11 s’agit, par exemple, d’une définition ma­thématique ; point d’idées vagues, point d’abs­tractions, point de sentiment ; rien de fantasti­que, rien des choses du monde avec leurs nuances et leur variété. L’imagination doit se taire ou, tout au plus, faire l’office de ces tableaux sur lesquels on trace des figures à l’aide du fusain. Je vais éclaircir la règle en étudiant l’une des définitions élémentaires de la géométrie.

« La circonférence est une ligne courbe, fer- « mée, dont tous les points sont également dis- « tants d’un point commun que l’on appelle cen-

LA PERCEPTION. 129

« tre. » Sur-le-champ on voit qu’il ne s’agit point ici de la circonférence entendue dans un sens métaphorique, dans un sens vague ou indéter­miné, mais d’une définition rigoureuse; qu’en outre, cette définition doit être considérée comme l ’expressioD d’un idéal dont la réalité se rappro­chera plus ou moins.

Toutefois, comme les figures géométriques re­lèvent de la vue et de l’imagination, je m'aide­rai de l’une de ces facultés et peut-être de toutes les deux à la fois, pour me représenter ce que je veux concevoir. Je trace donc une circonférence sur uu tableau ou dans mon imagination, et je vois ou j’imagine cette figure. Mais voir une chose, ce n’est pas en comprendre la nature. L’homme le moins intelligent voit, imagine une circonférence aussi parfaitement que le plus habile mathématicien, et il ne sait pas rendre compte de ce qu’il voit. Si c’était assez de voir, l’animal lui-même aurait des idées géométri­ques aussi parfaites que celles de Newton et de Lagrange.

Que faut-il encore pour qu’il y ait perception intellectuelle? connaître les conditions indispen­sables à l'existence de la chose. C’est ce qu’expli­que la définition. Notre perception n’est exacte et complète qu'alors que nous concevons chacune

130 ART D’ARRIVER AD VRAI.

de ses conditions; leur ensemble forme, dans notre entendement, l’idée vraie, l'idée que nous devons avoir de l’objet défini.

Interrogez, sur la définition que nous avons donnée de la circonférence, un esprit inattentif, superficiel, et vous comprendrez, à ses réponses, qu’il ne sait point se rendre raison de l’ensemble des conditions nécessaires à l’existence de cette figure. Voir et concevoir sont loin d’étre une même chose.

Mais qu’un géomètre l’analyse à son tour, quelle différence !

— Dans la définition de la circonférence peut- on omettre le mot ligne ?

— Oui, parce que l’on est averti qu’il ne s’agit ici que de cette partie de la géométrie qui traite des lignes ; mais, rigoureusement, non ; le mot courbe, employé seul, pouvant s’appliquer aux surfaces.

•— En exprimant le mot ligne, est-il nécessaire d’exprimer aussi le qualificatif courbe f

— Je ne le crois pas, car, en ajoutant le mot rentrante, nous la distinguons de la ligne droite qui, d’ailleurs, ne saurait avoir tous ses points également distants d’un point commun.

— Et le mot fermée, ne pourrait-on pas le passer sous silence ?

LA PERCEPTION. 1 3 1

— Non, parce que si la courbe ne rentre pas sur elle-même, si elle n’est point fermée, elle n’est pas une circonférence, etc., etc.

Voilà une perception nette, exacte, complète; l’esprit a saisi la réalité, il la possède.

Passons à l'analyse d’une idée littéraire, et cherchons à déterminer le plus ou moins de per­fection qu’elle peut avoir. Ici, encore, il y a per­ception d’une vérité; l’attention, c'est-à-dire l’application de l’esprit à l’objet de son étude, est donc nécessaire. Avons-nous besoin d’insister sur l’observation suivante : Que les mêmes fa­cultés sont loin d’être également utiles dans toutes sortes de travaux intellectuels, et que, par exemple, l’esprit de classification, de divi­sion, faculté précieuse dans un géomètre, de­vient un défaut chez un littérateur ?

Deux hommes éminents, mais à des titres di­vers, lisent ensemble un chef-d’œuvre oratoire ou poétique ; l’un d’eux ne peut maîtriser son enthousiasme : « Quelles images sublimes ! s’é­crie-t-il, quel feu ! quelle délicatesse de senti­ments ! quelle profondeur ! quel inimitable mé­lange de concision, d’abondance, de régularité, de vigueur l » Et ses yeux versent des larmes d’admiration.

« Comme tout est conforme aux règles, ré­

1 3 2 ART D’ARRIVER AU VRAI.

pond son compagnon ; c’est là ce qu’il faut ad­mirer ! »

L’un perçoit les beautés contenues dans l’œu­vre qu’il vient de lire; toutefois, il raisonne peu, il analyse à peine, il ne prononce que des mots entrecoupés. L’autre ne les perçoit pas ; il rai­sonne et disserte; il fait de la rhétorique à con­tre-temps. Le premier voit toute la vérité, que le second n’aperçoit qu’en partie. Et pourquoi ? Parce que la vérité, ici, est un ensemble de re­lations entre l’entendement, l’imagination et le cœur ; parce que ces facultés veulent être mises enjeu toutes à la fois, naturellement, sans ef­forts, sans violence, sans être distraites ou ti­raillées par le souvenir de telle ou telle règle. Il fallait laisser là le raisonnement, l’analyse, la critique, et ne s’en souvenir qu’après avoir senti.

S’embarrasser dans les définitions, appeler à son aide les préceptes avant de s’être pénétré de l ’œuvre que l'on juge, avant de l’avoir perçue, c’est pour ainsi dire emmaillotter l’âme ; c’est, lorsqu’elle aurait besoin de dilater, de déve­lopper toutes ses facultés, la forcer à n’en em­ployer qu’une; c’est enfin, au moment de l’essor, la priver de ses ailes.

LA PERCEPTION. 1 3 3

134 ART d ’a r r iv e r AU VRAI.

§ III. — Dangers de l’analyse.

Même dans les sujets où le sentiment et l’ima­gination ne jouent aucun rôle, gardez-vous de comprimer l’intelligence en l’astreignant à suivre une méthode déterminée, lorsque par son carac­tère particulier elle a besoin d’indépendance et de liberté. Ou ne peut nier que l’analyse ne serve, en beaucoup de cas, à donner aux idées de la précision et de la clarté. Mais, ne l’oublions point, la plupart des êtres sont composés. Percevoir un objet, c’est en embrasser d’un même coup d’œil et les parties constitutives et les relations. Une machine démontée présente d’une manière dis­tincte, sans doute, les pièces qui la composent ; m ais, pour bien comprendre l’usage de ces parties, pour apprécier le concours particulier qu’elles apportent au mouvement général, il faut qu’elles aient été remises en leur place. A force de décomposer, de diviser et d’analyser, Condil- lac et son école en sont venus à ne reconnaître dans l'homme que des sensations transformées. Descartes et Malebranche, au contraire, voient à peine en lui autre chose que des idées pures : tendance au matérialisme d’une part, spiritua­lisme exagéré de l’autre. Condillac prétend don-

LA PERCEPTION. 135ner la raison de tous les phénomènes de l’âme en partant de ce fait : le parfum d'une rose perçu par un homme-machine privé de tous les sens, à l’exception de l’odorat. Malebranche, cherchant l ’explication des mêmes phénomènes, et ne la trouvant point dans les créatures, n’hésite pas à faire intervenir l’essence divine.

Pourquoi voit-on des hommes intelligents s’enfoncer, de raisonnement en raisonnement, avec une apparente rigueur de déduction, dans les extravagances les plus étranges? C’est qu’ils n’ont su voir la question que par une de ses faces. Est-ce l’esprit d’analyse qui leur manque? Non. A peine un objet est-il dans leurs mains qu’ils le décomposent. Mais un seul point négligé com­promet leur travail; et, dans les cas bien rares où leur analyse est complète, ils oublient que l ’objet qu’ils ont décomposé est un, que chacune de ses parties est unie à l ’autre par des relations étroites, et que, s’ils ne tiennent pas compte de ce fait essentiel, un chef-d’œuvre peut devenir en leurs mains une absurdité.

§ IV. — Le teinturier et le philosophe.

Un teinturier habile se livre dans son labora­toire aux travaux de sa profession ; survient un

1 3 6 a rt d ’a r r iv e r au v r a i.philosophe, grand raisonneur, admirateur pas­sionné de l'analyse. Une discussion s’engage sur les couleurs, et celui-ci, analysant en particulier chacune des substances que l’ouvrier mêle et combine, lui démontre qu’il ne saurait obtenir par leur moyen les résultats qu’il attend. L’ana­lyse est exacte; les preuves sont nombreuses, les raisons évidentes, les raisonnements sans ré­plique. — Vous avez raison en détail, répond l’ouvrier à bout d’arguments. Tout ce que vous avancez est possible; mais revenez demain !

Le philosophe revint en effet, et le teinturier étale à ses yeux les riches tissus qu’il retire de ses chaudières enfumées. Que devient l’infailli­bilité de l’analyse? L’azur, l’orangé, la pourpre, les couleurs les plus délicates et les plus vives, les nuances les plus variées, chatoient sur les étoffes opulentes.

Connaître la partie isolée de l’ensemble, ou combinée avec l ’ensemble, n’est donc pas une même chose. Décomposer et diviser n’est donc qu’une partie de la science. 11 faut savoir aussi réunir et composer.

§ V. — Objets vus d’un seul côté.

Certains esprits, très-lucides d’ailleurs, très-

LÀ PERCEPTION. 1 3 7pénétrants, mais superficiels, se fourvoient quel­quefois d’une façon déplorable. Nous en avons dit la raison. N'envisagenut qu’un seul côté des choses, ils établissent sur cette perception défec­tueuse, sur cette base imparfaite une suite de raisonnements qu’ils poussent à outrance, arri­vant ainsi à des conclusions absurdes. De là cette opinion, qu’à l ’aide du raisonnement on peut tout attaquer et tout défendre. Souvent, en effet, un homme doit, bien qu’il ait de son côté la vérité, le bon sens, est forcé de se taire, étonné, sinon vaincu par des sophismes qu i, pénétrant par les moindres jours, comme l’eau à travers les pores, franchissent les plus impénétrables défenses. L’excès d’agilité empêche certaines personnes de se maintenir en une démarche mesurée; l’excès d’esprit est un défaut du même genre.

§ VI# — Inconvénients d’une perception trop rapide.

La rapidité de la perception est une qualité précieuse; mais il faut se tenir en garde contre l’effet ordinaire de cette rapidité, l’inexactitude. Une perception trop prompte ne fait qu’effleurer les objets. L’hirondelle rasant dans son vol ra­pide la surface des eaux ne saisit que les insectes

138 art d’a r r iv e r au v r a i.qui surnagent; les oiseaux plongeurs vont jus­qu’au fond chercher leur proie.

Les hommes doués d’une perception rapide se font remarquer par une facilité pleine de séduc­tions et d’entraînement. Ils savent donner aux sujets qu’ils traitent une certaine apparence de méthode, de clarté, de précision, qui trompe les esprits inattentifs. Dans les sciences, ils brillent par la simplicité de leurs définitions, par une heureuse application des principes qu’ils ont posés ; cette qualité caractérise les esprits à con­ceptions fortes et profondes; mais elle peut mas­quer aussi l'impuissance et la frivolité. Ainsi des eaux peu profondes charment les yeux, parce qu’elles laissent voir le sable de leur lit où scin­tillent quelques paillettes d'or.

CHAPITRE XIV.LE JUGEMENT.

§ I. — Qu’est-ce que le jugement? Source d’erreurs.Le jugement est-il un acte distinct de la per­

ception ? Est-il simplement la perception des rap­ports que deux idées ont entre elles? Il n’entre

LE JUGEMENT. 139point dans notre plan de résoudre ces questions abstraites, et nous les remplacerons avec fruit, je l’ose croire, par des définitions pratiques. Juger, c’est affirmer mentalement qu’une chose £st ou n’est point; qu’elle est ou n’est point d’une certaine manière.

On nomme proposition l’expression d'un juge­ment.

Les axiomes faux, les propositions prises en un sens trop étendu, les définitions incomplètes, les expressions vagues, les suppositions gratui­tes, les préjugés, telles sont les sources des er­reurs de notre jugement.

§ II. —• Axiomes faux.

Toute science a besoin d'un point d’appui. C’est le fondement sur lequel l’architecte élève son édifice. Mais les architectes de la pensée ne trouvent pas tous, au premier coup de sonde, le fond solide; et l’homme ne sait point attendre. Ce qui demanderait l’expérience et le labeur des siècles, il veut le produire en un jour; s’il ne trouve pas, il invente. Si la réalité lui fait défaut, il élève ses frcles constructions sur les rêves de son imagination, et à force de sophismes il en vient à se faire illusion à lui-même. 11 convertit

en vérités incontestables ce qu’il sait bien n’avoir été, dans le principe, qu’une forme vague de sa pensée, qu’une apparence sans fixité. Les excep­tions lui sont-elles un embarras dans les systè­mes qu’il invente, il formule une proposition générale, il l’érige en axiome. Cet axiome doit se prêter à mille interprétations, se resserrer ou s’étendre à volonté, selon les besoins des circon­stances et de la cause, et il le conçoit en termes vagues, généraux, confus, inintelligibles. Que s’il s’élève dans son esprit quelques scrupules touchant les vérités qu’il établit de la sorte, s’il craint de voir s’écrouler en entier l'édifice con­struit avec tant de peine, chose étrange ! oubliant son point de départ, il se rassure en disant : ma base est solide; c’est un axiome; un axiome est un principe d’éternelle vérité !

Un axiome doit frapper notre esprit, entraî­ner notre adhésion, comme les rayons du soleil frappent nos yeux et nous font croire à la lu­mière. A toute proposition qui ne se présente point avec cette évidence refusez ce nom, sans hésiter. Vous avez compris chacun des termes d’une proposition, et vous n’êtes pas convaincu : ce n’est point un axiome; défiez-vous. S’il im­porte à un si haut degré d’être sévère, c’est que l’erreur, ic i, peut changer complètement notre

1 4 0 ART D’ARRIVER AU VRAI.

LE JUGEMENT. 141point de vue; le danger est d’autant plus grand que notre sécurité serait plus entière.

§ III. — Propositions trop générales.

Si l’essence des choses nous était connue, il nous serait facile d’établir des propositions géné­rales, sans exception; car l’essence étant la même pour l’espèce tout entière, ce que nous affirme­rions d’un seul individu serait également affirmé de tous. Mais le plus souvent nous n’avons sur ce point que des connaissances imparfaites, ou nous ne savons rien ; voilà pourquoi nous ne pouvons parler des êtres que relativement à celles de leurs propriétés qui sont à notre portée; nous ignorons même si ces propriétés ont leur racine dans l ’essence des choses ou sont purement acci­dentelles. Les propositions générales que nous établissons se ressentent de cette impuissance de notre esprit; et comme, après tout, elles n’expri­ment que nos conceptions et nos jugements, elles ne peuvent s’étendre au delà du cercle que notre intelligence embrasse. De là tant d’exceptions imprévues; de là aussi l’exception prise souvent pour la règle. Quiconque établit une proposition générale est soumis à ces chances d’erreur, quelle que soit l’application de son esprit. Que sera-ce

142 ART D’ARRIVER AU VRAI.donc de ces propositions dans lesquelles la légè­reté du fond le dispute à l’imperfection de la forme ?

§ IV. — Définition» inexactes.

Ce que nous avons dit des axiomes se peut dire également de la définition; la définition est le flambeau de la perception et du jugement; grâce & son appui, le raisonnement peut marcher avec confiance.

Une bonne définition est chose très-difficile, impossible même en un grand nombre de cas. Définir, c’est expliquer l’essence de la chose dé­finie ; or comment expliquer ce que l'on ne con­naît point? Malgré cette difficulté, il n’est pas de science qui ne se prévale d’une foule de défini­tions mises en circulation comme monnaie de bon aloi. Chose étrange! tel écrivain s’élève con­tre cet abus, il l’attaque, dans ses devanciers, avec une verve pleine de bon sens, mais pour rem­placer aussitôt les définitions qu’il bat en brèche par des définitions nouvelles, et pour relever, sur une hypothèse de son choix, l ’édifice d’erreurs qu’il vient de renverser. Si la définition se pro­pose défaire connaître l ’essence des choses, et s’il est si difficile d’atteindre ce résultat, pourquoi

LE JUGEMENT. 1 4 3tant se presser? Le but de nos recherches étant la connaissance de la nature des êtres, et la dé­finition devant exposer le résultat de ces recher­ches, pourquoi débuter par la conclusion? Définir, c’est poser l’équation d’où se dégage l’inconnue; or, dans la solution de tout problème, cette équation est la dernière.

Nous ne pouvons définir d'une manière exacte que les êtres de convention, parce qu’ils relèvent, pour ainsi dire, de notre volonté. Mais puisque l’essence des choses nous échappe, au moins de­vrions-nous établir rigoureusement le sens de nos définitions, c’est-à-dire définir le mot par le­quel nous prétendons exprimer la chose. Je ne sais ce qu’est le soleil, je ne connais point sa na­ture, il m’est donc impossible de le définir. Tou­tefois, comme je sais ce que j’entends par le mot soleil, il doit m’être facile d’expliquer le sens que j’attache à ce mot. Qu’est-ce que le soleil? — Je l’ignore. — Qu’entendez-vous par le mot soleil? — J’entends cet astre dont la présence amène, et dont l’absence retire le jour. Ceci me conduit & parler des expressions vagues et mal définies.

§ V. — Expressions lual définies. — Examen du mot Èyulilé.

En apparence, rien de moins difficile que de

définir un mot, car il est naturel de supposer que celui qui parle sait ce qu’il dit; toutefois, l’expé­rience prouve qu’il n’en est pas toujours ainsi. Les hommes capables de préciser le sens des mots qu’ils emploient sont rares. La confusion dans les termes natt de la confusion des idées et l’aug­mente. Une discussion très-animée éclate en notre présence; elle est soutenue, des deux parts, avec un talent peu commun. Il est vrai qu’à chaque instant la question se déplace et change d’objet; mais la lutte n’en est pas pour cela moins ar­dente, moins acharnée : on dirait des ennemis mortels sur un champ de bataille. Voulez-vous faire tomber cette ardeur? relevez le mot sur le­quel roule la discussion et demandez aux cham­pions en quel sens ils l’emploient. Vous les pre­nez au dépourvu ; ils ne s'attendaient pas à une attaque de ce côté; peut-être même les forcerez- vous ainsi à sé rendre compte, pour la première fois, du sens vrai d’une expression dont on fait des applications sans nombre. Que si, chose rare ! on peut vous donner l’explication demandée, il se trouve qu'on ne s’entend point sur la définition; la querelle engagée ou qui semblait engagée sur les choses change d’objet ; on va disputer sur les termes. J’ai dit, semblait engagée; car, dans la plupart des luttes de ce genre, une question

1 4 4 a r t d ’a r r iv e r ad v r a i .

LE JUGEMENT. 1 4 5de mots se cache sous la question de choses.

Il est dans toutes les langues des expressions vagues, trop générales, mal définies. Chacun les traduit à son point de vue; multiples comme le sentiment ou la passion qui les interprète, elles font le désespoir de la logique, et semblent inven­tées pour tout confondre. Donnons un exemple :

« Végalité est l’œuvre de Dieu, l’inégalité l’œu- « vre de l’homme. Des pleurs, un dernier gémis- » sement, voilà ce qui, pour tons, commence et « finit la vie; point de différence entre le riche et le « pauvre, entre le noble e t le plébéien. La religion, « comme la nature, nous assigne une commune « origine, une fin commune. C’est à l'esprit du « mal que sont dues les inégalités monstrueuses « qui déshonorent l’humanité ; le peuple les subit, « parcequesesoppresseurslelaissentcroupirdans « l ’ignorance et qu’il oublie sa dignité, etc. »

Cette définition déclamatoire chatouille agréa­blement certains amours-propres, et présente, on ne le peut nier, quelque chose de spécieux; mé­lange d’erreurs et de vérités, sans rapports et sans liaison; ridicule confusion de mots pour le pen­seur. C’est que, dans la même phrase, on donne au mot égalité des significations différentes ; c’est qu’on l’applique, en un même sens, à des sujets aussi éloignés l’un de l’autre que le ciel et la

a

146 a rt d ’a r r iv er a u v r a i.terre; c’est que, d’un assemblage do contradic­tions, passant résolument à des conclusions gé­nérales, on érige un sophisme en axiome, et on l’impose aux esprits faibles et prévenus.

— Définissez, dirai-je, le mot égalité.— Ce mot se définit lui-même.— Mais encore?— h'égalité est ce principe en vertu duquel

un homme n’est ni plus ni moins qu’un autre homme.

Définition bien vague. Deux hommes sont égaux en stature; suit-il de là qu’ils doivent l ’être en tout le reste? L’un, par exemple, est obèse comme l’illustre gouverneur de l’île Bara- taria, l’autre efflanqué comme le chevalier de la Triste-Figure; de plus, les hommes sont égaux ou inégaux en savoir, en vertus, en noblesse d’âme, etc.; il sera donc à propos de nous mettre d’ac­cord, avant de passer outre, sur le sens exact, positif, qu’il convient de donner au mot égalité.

— Je parle de l’égalité de nature, de cette éga­lité que le Créateur a lui-même établie, et contre laquelle le despotisme de l’homme ne saurait prescrire.

— Ce qui veut dire, sans doute, que, par na­ture, nous sommes tous égaux... Mais la nature nous fait naître faibles ou robustes, beaux ou

laids, lourds ou agiles; nous sommes naturelle­ment intelligents ou bornés, violents ou pacifi­ques, etc. Comptez les vagues de la mer, et vous saurez le nombre des inégalités naturelles.

— Ces inégalités n’impliquent point l ’inéga­lité des droits.

— La question change de face. Nous aban­donnons l ’égalité naturelle ou nous la restrei­gnons beaucoup. Peut-être ne tarderons-nous point à nous apercevoir que l’égalité des droits a bien aussi son côté défectueux. Donnerez-vous, par exemple, à l’enfant le droit de gourmander et de châtier sou père?

— Vous me prêtez des absurdités.— Non, j’exprime une conséquence forcée de

l ’égalité absolue des droits; et s’il n’en est pas ainsi, veuillez me signaler ceux dont vous par­lez; quels sont les droits pour lesquels l’égalité doit être ou n’ètre point admise?

— Il est évident que j’entends parler des droits civils, de l ’égalité sociale.

— Tout à l’heure nous prenions ce mot dans un sens général et plus absolu; mais chassé d’un retranchement, vous fuyez dans un autre. N’importe. Égalité sociale veut dire, sans doute, qu’en société tous les hommes sont égaux ou doi­vent être égaux. Égaux en quoi? En autorité?

LE JUGEMENT. 147

148 ART Ii'aRRîVF.R AIT VRAI.Plus de gouvernement possible. En fortune ? Laissons de côté la justice et procédons au par­tage; au bout d’une heure, de deux joueurs ayant eu des chances inégales, l’un est ruiné, l ’autre a doublé son capital; l’inégalité reparaît. Recommencez mille fois le partage, il en sera toujours de même.

Egaux en considération? Mais vous est-il pos­sible d’avoir une égale estime pour un misérable et pour un homme d’honneur? placez-vous la même confiance en chacun d’eux? chargerez- vous, indifféremment, des affaires publiques un homme incapable ou un Richelieu ? et d’ailieurs, tout homme est-il donc apte à toute chose?

— Non, je le reconnais; mais vous m’accor­derez au moins l’égalité devant la loi.

— Question nouvelle; toutefois, allons jusque- là. La loi dit r Le contrevenant sera soumis à l ’amende; et, s’il est insolvable, à la prison. Le riche paye et se rit de la loi; le pauvre expie, sous les verrous, et sa faute et sa pauvreté. Où donc est ici l’égalité devant la loi?

— Mais, ces inégalités, il faut les détruire. Le châtiment doit atteindre tous les coupables, peser également sur tous.

— Abolissez alors les amendes, seule manière d’altoindrc certains coupables et quelquefois

aussi source précieuse de revenu pour le trésor; et, malgré tout, l’égalité dans le châtiment n ’en restera pas moins une impossibilité. Admettons que pour un délit l’amende soit fixée; deux cou­pables sont atteints : l’un paye et reste opulent,l’autre est ruiné......

— Est-il donc impossible de remédier à ces imperfections de la loi?

— Peut-être ; mais j ai voul u prou ver seulemen t que l’inégalité est chose irrémédiable ici-bas. Les châtiments seront-ils corporels? Même inéga­lité. L’homme sans dignité personnelle subit avec indifférence la flétrissure, l’exposition pu­blique, e tc ., tandis que, pour certains coupables, ces châtiments seraient plus cruels que la mort. La peine doit être appréciée non eu elle-même, mais par le dommage qu’elle cause à celui qui la subit ou par l’impression qu’il en reçoit ; sans cela, les deux fins que la loi se propose en frappant le coupable, l’expiation et l’exemple, ne seraient pas atteintes. Dans un même châtiment appliqué à des criminels d’une classe différente, il n’y a d’égal que le nom. — Reconnaissons ces imper­fections des choses humaines, et gardons-nous de rêver follement l’égalité absolue, elle n ’est qu’une absolue impossibilité.

La définition d u n mot et la recherche des ap-

LE JUGEMENT. 1 4 9

150 ART d’a r r iv e r AD VRAI,plications diverses qu’on en peut faire nous ont fourni l’occasion de sonder un spécieux sophisme et de prouver, jusqu'à l’évidence, que ce texte de déclamations si souvent exploité n’est, au fond, qu’une vérité banale ou une absurdité préten­tieuse. Ne se réduit-il pas, en effet, & cette dé­couverte : Que nous naissons et mourons tous de la même manière?

§ VI. — Suppositions gratuites.

A défaut de principes généraux, nous établis­sons quelquefois nos raisonnements sur des faits qui n’ont de certitude que dans notre crédulité. Nous les déclarons certains, parce que nous avons besoin qu’ils le soient. De là tant de systèmes à propos de certaines lois ou de certains phéno­mènes de la nature, chaque inventeur appuyant à son tour sur des suppositions gratuites l’édi­fice nouveau qu’il élève. Il n’est pas jusqu’aux talents de premier ordre qui ne se laissent en­traîner à ce défaut, lorsque, manquant de don­nées positives sur 1 a nature et l’origine des choses, ils veulent cependant tout expliquer. Un effet peut procéder d’une infinité de causes; mais sa­voir qu’il peut procéder, ce n’est pas avoir trouvé la vérité ; il faut savoir qu’il procède. Vous expli­

quez, au moyen d’une hypothèse, certains phéno­mènes. J’admire le talent de l’inventeur, mais je n’ai rien appris sur la réalité des choses.

Attribuer un effet à une cause en vertu de la possibilité, surtout lorsqu’on peut invoquer la coexistence ou la succession, est un sophisme plus commun qu’on ne pense. Mais, que dis-je? on ne s enquiert même pas, le plus souvent, de l’existence du phénomène désigné comme cause; il suffit qu’il ait pu exister et produire l’effet dont on cherche l’explication.

On a trouvé, gisant au fond d’un précipice, le cadavre d’un homme baigné dans son sang. Plu­sieurs suppositions expliquent cette mort : une chute, un suicide, un assassinat. L’une n’est pas plus vraisemblable que l’autre. Que le plus léger indice se présente, et les conjectures vont aussitôt se produire enfouie. Des faits indifférents, grou­pés autour de la supposition gratuite, lui don­neront le caraclcre de la vraisemblance. Bientôt on ne doute plus, on affirme. Cette supposition tombe-t-elle devant une observation plus atten­tive, une autre lu i succède, et les faits invoqués à l’appui cle la première servent quelquefois à éta­blir la seconde. L'homme est le jouet de sa propre pensée.

LE JUGEMENT. 151

1 5 2 ART DA1UUVER AU VRAI-

§ VII. — Préjugés.

Source inépuisable d’erreurs, véritable écueil des sciences, et l’un des plus grands obstacles à leurs progrès! Nous aurions peine à imaginer combien est grande l’influence que les préjugés exercent, si l ’histoire de l’esprit humain n’en faisait foi à chaque page1.

L’homme qu’un préjugé domine ne voit ni dans les livres, ni dans les choses, ce que les choses et les livres contiennent, mais ce dont il a besoin pou r app uyer ses opinions ; et souvent il est de bonne foi : il croit aimer la vérité. L’éduca­tion, les maîtres qui nous ont donné les pre­mières notions des sciences, les amis, la pro­fession, la position sociale, voilà les origines de nos préjugés. Ces influences réunies, déterminant notre point de vue, ne nous laissent voiries cho­ses que sous un seul aspect, et toujours de la même manière.

Dèsnotrepremierpasdansunescience, on nous présente certains axiomes, certainespropositions,

1 Les causes de nos préjugés sont partout, en nous, dans les aptitudes de nos esprits; hors de nous, dans les objets qui relèvent de notre sens, jusque dans l’air que nous respirons; germes impalpables que le vent porte sur

comme des vérités éternelles, incontestées, el nous les acceptons avec une confiance pleine et sans hésitation. Les raisons qui militent en faveur des opinions contraires, loin d’être soumises à notre attention comme des arguments, nous sont signalées comme des sophismes ou des difficultés à résoudre. Faut-il attaquer, les preuves abon­dent : on n’a qu’à choisir; et, dans cette lutte inégale, l ’arme que le maître manie à l’abri du péril frappe toujours au talon l’Achille ennemi. Victoire facile, où les vaincus sont notre inexpé­rience et notre bonne foi.

On a pu le remarquer : dans les discussions des écoles, ou plutôt dans toutes les discussion-, il s’agit moins de convaincre que de vaincre. L’amour-propre entre en lice; et quelles armes ne fournit-il point à la discussion! Ce qui favo­rise est exagéré, grossi outre mesure; on atté­nue, on défigure, on tait les objections. La bonne foi, peut-être, proteste au fond du cœur. On lui impose silence; sa voix est étouffée comme on étouffe dans un combat à mort des paroles de paix.

Cela nous explique pourquoi, durant des siè-les plus hauts sommets et attache aux granits les plus durs. Nos préjugés sont comme une sorte d’épidermo fac­tice qui émousse le tact de l’intelligence.

LE J l t iLMKNl . ib3

des, certaines écoles ont été disciplinées comme des armées sous le drapeau, et pourquoi nous n’avons besoin le plus souvent, afin de connaître l ’opinion de certains auteurs, que do savoir à quel ordre religieux ils appartiennent, de quelle école ils sont sortis. Leur erreur ne pouvait être ignorance; ils consumaient dans l’étude leur vie tout entière; les livres de leurs adversaires ne leur étaient pas inconnus; ils les consultaienttous les jours mais pour les combattre. Se-rail-ce mauvaise foi? Ces hommes étaient des chrétiens sincères.

Les causes de leurs erreurs, nous les avons signalées; cherchez-les dans leurs préjugés. Avant de tromper autrui, l ’homme a besoin de se tromper lui-même. Il en vient quelquefois jus­qu’à prendre son impuissance et sa misère pour de l’énergie et de la grandeur d’àme; il s’obstine à un système, il s’y retranche, il s’y fortifie de tous les arguments qui favorisent son opinion, fermant les yeux à tout le reste. Son esprit s’é­chauffe et s’exalte en proportion de la vivacité de l’attaque, jusqu'à ce qu’enfin, ne comptant ni le nombre, ni la valeur de ses adversaires, il semble se dire : Ton poste est là, tu dois le défendre ; mieux vaut mourir avec gloire que vivre déshonoré!

Voilà pourquoi, lorsqu’on veut convaincre et

1 5 4 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .

persuader, il importe à uu si haut degré de sé­parer avec soin la cause de l’amour-propre de celle de la vérité. 11 est certaines formules de courtoisie et de déférence dont on ne saurait être trop prodigue. Gardez-vous de mettre en doute l ’étendue ou la pénétration d’esprit de votre ad­versaire, et surtout faites-lui comprendre qu’en cédant il ne perdra rien de la bonne opinion qu’on a de lui. — Si vous manquez à ces pré­cautions, la lutte deviendra personnelle, et, par­tant, acharnée; vous le tiendrez sous vos pieds, l’épée sur la gorge, il ne s'avouera pas vaincu.

LE JUGEMENT. 155

CHAPITRE XV.L E R A IS O N N E M E N T .

§ I. — Ce que valent les règles de la dialectique.

C’est à grand renfort de règles appuyées sur quelques axiomes, que les dialecticiens préten­dent enseigner l’art du raisonnement. J'admets la vérité des axiomes, mais je ne puis croire que l’utilité des règles soit aussi grande qu’on le sup­pose. Qui songe, en effet, à mettre en doute les

150 ART D’ARRIVER AU VRAI,principes suivants : « Deux choses identiques à <( une troisième sont identiques entre elles; de « deux choses identiques, si l’une diffère d’une « troisième, l’autre en diffère également. Ce que « l’on affirme, ce que l’on nie, du genre ou de « l’espèce, est pareillement nié, pareillement af- » firmé de l’individu, etc. » Les règles d’argu­mentation établies sur ces principes sont infail­libles; je le veux. Mais, ces règles, il faut les appliquer; et il y aloin de la théorie à la pratique.

On a dit : Elles ont l'avantage d’habituer l’es- prit à la précision, de faire ressortir, en certains cas, les défauts d’une proposition dont nous ne sentons que vaguement la faiblesse, soit; mais ces avantages sont trop souvent neutralisés par la présomption qu’inspire ce genre d’études. On se persuade que savoir les règles du raisonne­ment, c’est savoir raisonner; comme s’il suffi­sait, pour être artiste, de connaître les règles d’un art. Tel pourra réciter, de mémoire, tous les préceptes de la rhétorique, et n’en restera pas moins incapable d’écrire une page sans blesser, je ne dirai pas les règles du goût, mais celles du sens commun.

§ II. — Du syllogisme ; observations.Lorsque nous poursuivons un raisonnement, à

moins d’être forcé de lui donner la forme scolas- lique (usage tombé en désuétude aujourd’hui), avons-nous présentes à la pensée les règles du syllogisme? Notre réponse donnera la mesure de l’utilité pratique de ces règles. — On apprend à connaître si tel syllogisme est composé selon les principes, et voici la forme ordinaire des exem­ples proposés : « Toute vertu est louable; or la justice est une vertu, donc elle est louable. » Supposons, maintenant, que vous ayez à décider si, par un acte particulier soumis à votre exa­men, la justice est ou n’esi pas blessée, et si la loi doit punir; à rechercher en quoi consiste la justice, à analyser, dans leur profondeur, les principes sur lesquels elle repose, à faire ressor­tir les bienfaits qu’elle répand sur les individus comme sur les sociétés; de quelle utilité vous se­ront et l ’exemple cité et mille autres du même genre? Que les théologiens et les juristes nous disent si, dans leurs écrits, ils se sont préoccu­pés beaucoup des règles du syllogisme.

« Nul animal n’est insensible; or le poisson « est un animal, donc le poisson n’est pas insen- « sible. Ce qui est bon est adorable ; or Dieu est « bon, donc Dieu est adorable. Cette pièce d’ar- « gent n’a point le poids voulu; or c’est la pièce « d’argent que Pierre m’a donnée ; donc la pièce

LE RAISONNEMENT. 1 5 7

« d’argent que Pierre m’a donnée n’a pas le poids « voulu. » De pareils raisonnements peuvent-ils former l’esprit et développer le jugement ? Non. Et ce n’est point dans ces futilités que l’on ap­prend l’art si difficile de raisonner. La pratique n’offre rien de semblable, et lorsqu’on en vient aux applications, ou l’on oublie complètement les règles, ou, après avoir tenté de s’en servir et de marcher avec leur aide, on abandonne cette méthode aussi rebutante qu’elle est ingrate.

Analysons le dernier exemple que nous avons donné, en comparant la pratique & la théorie :

« Une monnaie qui ne réunit pas les conditions « prescrites par la loi doit être refusée. Or cette « pièce d’argent ne réunit pas ces conditions, « donc je dois la refuser. » Raisonnement con­cluant, mais inutile.

Si je connais bien la loi qui régit le système monétaire, si j’ai vérifié la pièce de monnaie et reconnu qu’elle n’est point conforme aux pres­criptions de cette loi, je la rendrai sans discou­rir; et s’il s’élève une discussion, elle ne portera point sur la légitimité des conséquences que j’aurai tirées des prémisses, mais sur le poids, sur le titre de la pièce d’argent, ou autres choses de ce genre.

L’homme qui développe une proposition ne

158 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .

LE RAISONNEMENT. 159s’absorbe point dans l’étude rétrospectif de sa propre pensée; de même que l’œil qui saisit les objets extérieurs ne cherche pas, en même temps, à se voir lui-même. Trne idée se présente; on la conçoit avec plus ou moins de clarté. Cette idée en renferme une ou plusieurs autres qui en éveillent de nouvelles à leur tour. Et, ainsi, l’esprit marche sans secousses, sans subtilités à contre-temps, n’ayant garde de se préoccuper à tout propos du pourquoi de chaque évolution de l ’intelligence.

§ III, — L’enllnmfrne.

C’est pour ce motif que les dialecticiens pla­cent au nombre des arguments l’enthymème, syllogisme tronqué, c'est-à-dire dont l’une des prémisses est sous-entendue. L’enthymème est le produit de l’expérience. On ne formule point, en effet, dans la pratique, un syllogisme dans toutes ses parties. Celui que nous avons donné, in extenso, au commencement de ce chapitre, si nous le convertissions eu enthymème, se tradui­rait de la manière suivante : Cette pièce d’argent n’est point dans les conditions voulues par la loi, donc je ne puis la recevoir. Ou, en style vulgaire et plus concis : Je ne la reçois pas, elle est fausse.

160 A K ï DARR1VER AU VRAI.

§ IV. — Réflexions sur le terme moyen.

L’artifice ilu syllogisme* est tout entier dans la comparaison qui doit faire ressortir le rapport que les extrêmes ont entre eux. Les extrêmes et le terme moyen une fois connus, il est très-facile d’établir cette comparaison; mais alors la règle devient inutile, parce que sur-le-champ la con­séquence cherchée se présente d’elle-même. Trouver ce terme moyen, qui doit servir au rai­sonnement comme de pierre de touche, recon­naître les extrêmes, lorsque les recherches ont lieu à propos d’un objet dont on ignore la na­ture, voilà la difficulté. Si ce minéral était de l’or, je sais qu’il aurait telle qualité; mais j ’i­gnore si c’est de l’or, et, partant, l’un des deux extrêmes me manque. Ce juge sait que si l’homme qui passe à côté de lui était l’assassin qu’il re­cherche, il devrait l’envoyer au supplice; mais rien ne lui indique le coupable : il aurait des soupçons, qu’il ne pourrait condamner cet homme sans preuves. Il possède les deux extrê­mes; c’est le tÜrme moyen qu’il n ’a pas.

1 Le syllogisme est un raisonnement composé de trois propositions, ou la comparaison de deux idées moyen-

LE RAISONNEMENT. 1 6 1Nous pouvons l’affirmer, ce terme ne se pré­

sentera point à lui sous la forme dialectique. Les antécédents de l’accusé, sa manière de vivre, les témoins qui l’accusent, le poignard qu’il tenait caché et que l ’on a découvert, les traces de sang reconnues sur ses vêtements souillés, certains objets surpris en sa possession, l ’inimitié que l’inculpé nourrissait contre la victime, ses con­tradictions, son trouble lorsqu’il est rentré dans sa maison peu de moments après l’exécu­tion du crime, etc., voilà le terme moyen, ou plutôt voilà les circonstances qui devront dési­gner le coupable. Ces circonstances, le juge les pèsera scrupuleusement, en particulier et dans leur ensemble; il multipliera son attention, pour la porter en tout sens, pour la partager entre mille objets divers, et la donner en même temps à chacun de ces objets tout entière; il ne négli­gera rien pour arriver à la vérité; tous les détails seront recueillis, classés, étudiés. Qu’il y a loin de ces préoccupations à la forme scolas- tique! De quelle utilité seraient ici les règles du syllogisme?

nant une troisième. Les deux idées à comparer sont les extrêmes ; l’idée avec laquelle on les compare est le terme moyen.

162 ART D'ARRIVER AU VRAI.

§ V. — Utilité de la dialectique.

Toutefois (et nous l’avons fait observer déjà), cette forme peut être employée avec fruit, même aujourd’hui, lorsqu’il s’agit de présenter avec exactitude et rigueur un enchaînement d’idées. Sans valeur comme moyen d’invention, la forme syllogislique n’est point à dédaigner comme mé­thode d’enseignement. Aussi, loin de prétendre bannir cette étude des classes élémentaires, j ’en­gage fortement à la conserver, non dans sa sé­cheresse, mais dans sa force. Les syllogismes sont les nerfs et les os du raisonnement. Sachons les revêtir de chair et leur donner les formes gracieuses de la vie. On en abusait autrefois; nous sommes tombés dans l’excès contraire, et cet excès est nuisible aux progrès des sciences, à la cause de la vérité.

Autrefois, le discours sans ampleur laissait voir à nu le squelette; aujourd’hui, tel est le souci de la forme et l’oubli du fond, que dans la plupart des œuvres oratoires, les mots tiennent la place des choses. Des phrases! et voilà tout! étincelantes de beautés, je le veux... si des pa­roles vides peuvent être belles. Par l’abus de la dialectique ancienne, les esprits sophistiques et

subtils allaient égarant la vérité en d’inextrica­bles subdivisions; les esprits faux ou vides l’é- touffent aujourd’hui, l’ensevelissent, la rendentinsaisissable sous l’ampleur des ornements. E stmodus in rebus'2.

LE RAISONNEMENT. 1 6 3

Dialectique.

1 Je vais donner brièvement quelques notions élémen­taires sur la perception, le jugement, le raisonnement* le terme, la proposition, l'argumentation.

La perception est la connaissance d'une chose sans affirmation ni négation; le jugement affirme ou nie; le raisonnement est cet acte de l'entendement par lequel d'une chose nous en inférons une autre.

Je pense à la vertu sans rien affirmer ou nier de la vertu; c'est une perception. J'affirme intérieurement que la vertu est digne de louanges; je forme un juge­ment. J en infère que, pour mériter la véritable gloire, il faut être vertueux ; c'est un raisonnement.

L'objet intérieur de la perception se nomme idée.Le terme ou mot est l'expression de la chose perçue.

Le mot Amérique n'exprime point Vidée du nouveau continent, mais le continent lui-meme. Il est certain que le terme n'existerait point sans l'idée, laquelle est comme le nœud qui rattache le terme à la chose ; mais il n'est pas moins certain que par le mot nous entendons exprimer la chose et non l'idée. Ainsi, lorsqu'on dit : l'Amérique est un beau pays, tout le monde comprend que l'affirmation ne porte point sur l'idée.

Être métal est commun à plusieurs substances, les­quelles d'ailleurs sont différentes en tout le reste, comme l'argent, l'or, Je plomb, etc. Être animal, c'est-à-dire vivre et sentir, est commun à Faigle, au serpent, à l'hi­rondelle, etc. Le terme qui convient ainsi à plusieurs, comme métal, animal, s'appelle nom commun.

Mais il se peut faire que le nom commun convienne aux personnes ou aux choses, en tant qu'on les consi­dère comme réunies et formant un ensemble, ou prises séparément et d'une manière individuelle; dans le pre­mier cas, le terme est collectif; il est distributif dans le second. Académie est un nom commun collectif, parce qu’il exprime l'ensemble des académiciens, non toute­fois de telle sorte que chacun d'eux se puisse nommer académie. Savant est un nom commun distributif, parce qu’il s’applique à plusieurs, de telle sorte que chaque individu qui possède la science se peut nommer savant.

Le nom est dit singulier lorsqu'il exprime un individu isolé.

Il semble que le terme ou nom collectif ne devrait point être compté comme espèce par rapport au nom commun; la division n'est pas bien faite. Nous disons : le terme est commun ou singulier; le nom commun se divise en collectif et distributif. Pour qu'une division soit bien faite, il est nécessaire que de deux membres opposés de la division l'un n'appartienne point à l'autre, et c’est cependant ce qui a lieu si nous adoptons la divi­sion précédente. Le mot nation est un nom commun, distributif, parce qh'il convient à toutes les nations, et il est collectif, parce qu'il s'applique à une réunion, à un ensemble. France est un nom commun collectif, parce qu’il s'applique à un ensemble, et il est singulier, parce

1 0 4 ART D’ARRIVER AU VRAI.

qu’il exprime une seule nation, un véritable individu de l’espèce nation. Donc le terme ou nom collectif ne doit point être compté parmi les noms communs comme opposé au singulier, puisqu’il y a des noms collectifs communs et en même temps singuliers.

Le terme ou nom commun est univoque, équivoque et analogue. Univoque, lorsque le sens de ce nom reste identique, bien qu’il convienne à divers individus; par exemple, homme, animal. Equivoque, lorsqu’il s’ap­plique à des objets différents; par exemple, lion, qui se dit en même temps d’un animal et d’une constellation. Analogue, lorsque le sens est en partie différent, en partie identique ; soit le mot sain, qui se dit de l’aliment qui conserve la santé, du médicament qui la rétablit, de l’homme qui la possède; pieux, qui se dit d’une per­sonne, d’un livre, d’un acte, d’un tableau.

11 existe certains mots enfermant des idées générales et vagues, lesquelles se peuvent prêter à des modifica­tions sans nombre; les employer sans les définir, c’est, le plus souvent, préparer une irrémédiable confusion d’idées et de stériles discussions. Ainsi, l’on se sert à chaque instant de ces mots : ro i, monarque, souve­rain, etc., et chacun leur donne un sens particulier sur lequel il établit son système, ses admirations ou son antipathie. Or il est impossible de 11e pas tomber dans les plus graves erreurs si, dans chaque question, nous ne fixons avec une exactitude scrupuleuse le sens que nous donnons à ces mots. Le sultan est un souverain, l’empereur de Russie, le roi de Prusse, le roi de France, la reine d’Angleterre, etc., sont des souverains, et ce­pendant, en aucun de ces divers personnages, la souve­raineté n’e?* la même; donc le mot exprime une idée

LE RAISONNEMENT. i 0 5

différente ; et il faut en tenir compte sous peine d'erreur.La définition est l'explication de la chose. Essentielle

lorsqu'elle atteint 1 essence de la chose, elle est seule­ment descriptive lorsque, sans en pénétrer la nature, elle se borne à la faire connaître.

Lorsque la définition porte sur le sens d'un mot, c'est une définition de nom [définitio nom inis). 11 est à propos de ne point confondre la définition de nom avec l’éty- mologie. L'étvmologie étant l'explication de l'origine du mot, il arrive souvent que le sens usuel est devenu très- différent du sens étymologique. L'étymologie éclaire sur le vrai sons du mot, mais il ne le détermine pas. Ainsi, par exemple, le mot évêque, Episcopus, qui, par son éty­mologie grecque, signifie vigilant, et, dans son acception latine, surintendant, indique d'une certaine manière les attributions pastorales ; mais il est loin de les déterminer dans leur véritable sens. Ce m ot, chez les Latins, dési­gnait le magistrat chargé de pourvoir aux subsistances. Cicéron, écrivant à Atticus, lui dit : a Vult enim P om -

peius me esse quem tola hœc Cam pania et m aritim a ora habant episcopum, ad quem deiectus et negotii s m m a refe-

ra tu r . » (Lih. 7. Epist.)Les qualités d’une bonne définition sont la clarté et

l'exactitude. La définition sera claire si tout homme la peut Comprendre dès qu'il connaît le sens des mots; elle sera exacte si elle explique la chose définie sans y rien ajouter ou retrancher.

La meilleure règle pour s'assurer de la bonté d'une définition, c’est de l'appliquer sur-le-champ aux choses définies, et d'observer si elle les comprend en entier et ne comprend qu'elles.

La division est la distribution d'un tout en ses parties.

1 6 6 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .

Elle prend différents noms selon l’état de ces parties : actuelle lorsqu’elles existent en réalité, potentielle lors­qu’elles ne sont qu’en puissance. La division actuelle est métaphysique, physique et intégrale ; métaphysique lorsque le tout est divisé en ses parties métaphysiques, soit, par exemple, l’homme rationnel et animal; physi­que lorsqu’il est distribué en ses parties physiques, par exemple l’homme corps et âm e; intégrale lorsqu’il est divisé en parties qui expriment une quantité, par exemple l’homme en ses diverses parties, pieds, mains, tête, etc. La division potentielle distribue ou partage un tout en vertu d’une certaine manière de le concevoir et sous un point de vue particulier; ainsi en considérant comme un tout l’idée abstraite animal, je le puis diviser en irra­tionnel et rationnel. Lorsque la division potentielle s’ap­plique à l’essence de la chose, elle est essentielle ou accidentelle; essentielle, par exemple, si je divise l’ani­mal en rationnel et irrationnel; accidentelle si je le di­vise selon ses couleurs ou autres qualités semblables.

La division est bonne : 1° lorsqu’elle épuise le tout; 2° lorsqu’elle ne lui attribue point cc qu’il n’a pas; 3° lorsqu’elle ne fait point entrer les parties les unes dans les autres; 4° loisqu’elle procède avec ordre, soit que cet ordre se fonde sur la nature des choses, soit qu’il sc fonde sur la génération ou distribution des idées.

Affirmer une chose d’une autre, c’est former un juge­m ent; énoncer ce jugement par la parole écrite ou parlée, c’est établir une proposition. J’affirme intérieure­ment que la terre est un sphéroïde ; voilà un jugement. Je dis ou j ’écris : la terre est un sphéroïde ; voilà une proposition.

Dans tout jugement, il y a un rapport entre deux idées.

LE RAISONNEMENT. 1 6 7

— Il en doit être de même dans la proposition. Le terme qui exprime la chose sur laquelle tombe l'affirmation ou la négation se nomme sujet ; ce que nous affirmons ou nions se nomme attribut; et le verbe être, qui, exprimé ou sous-entendu, a toujours sa place dans la proposition, se nomme lien ou copule, parce qu'il réunit les deux idées. Dans l'exemple précédent : terre est le sujet, sphé­roïde l’attribut, est la copule.

S’il y a affirmation, la proposition se nomme affirma­tive, négative s’il y a négation. Observez qu'il ne suffit pas, pour qu'une proposition soit négative, que la par­ticule ne tombe sur l'un des termes de la proposition ; elle doit tomber sur le verbe. « La loi ne commande point de payer. — La loi commande de ne point payer. » La première proposition est négative, la seconde affirma­tive. Le changement de place de la négation change entièrement le sens de la phrase.

Les propositions se divisent en universelles, indéfinies, particulières et singulières, selon que le sujet est singu­lier, indéfini, particulier ou universel. Tout corps est pesant; proposition universelle à cause du mot tout. L'homme est inconstant; proposition indéfinie, parce qu'elle n'exprime point l'universalité et qu'elle ne s’ap­plique à aucun individu. Quelques axiomes sont trom­peurs ; proposition particulière, parce que le sujet est restreint par le mot quelques. Scipion l’Africain fut un grand capitaine; proposition singulière, parce que le sujet est au singulier. La proposition peut être au singu­lier, bien que le sujet ne soit pas un nom propre ; il suffit que ce nom soit déterminé d'une manière quelconque; par exemple : cette monnaie est fausse.

Quant aux propositions indéfinies, on peut demander

1 ()8 ART D’ARRIVER AU VRAI.

si le sujet est pris dans le sens universel ou dans le sens particulier, et cela tient à deux causes : i° à ce que le sujet n'est accompagné ni d’un terme universel ni d'un terme particulier ; 2° à ce que l'usage assigne aux unes un sens universel qu'il n ’assigne point aux autres.

La proposition indéfinie équivaut à la proposition universelle, dans le sens absolu, lorsqu'il s'agit de ma­tières appartenant à l'essence des choses ou de quelques propriétés qui se peuvent regarder comme nécessaires ; elle équivaut à la proposition moralement universelle, c'est-à-dire universelle seulement pour le plus grand nombre de circonstances, lorsqu'il s’agit de qualités qui le demandent ainsi; enfin, elle équivaut à la proposition particulière en vertu d'un cas particulier. Exemple : Les corps sont pesants, c'est-à-dire tous les corps sont pe­sants. Les Allemands sont penseurs : ce n'est point dire que tous les Allemands sont des penseurs, mais que c'est là un des caractères de cette nation.

11 est des propositions simples et des propositions com­posées. Les propositions simples expriment le rapport d'un seul attribut avec un seul sujet, comme dans tous les exemples précédents. Les propositions composées comprennent plus d'un sujet et plus d'un attribut, et, par là même, d'une manière implicite ou explicite, plu­sieurs propositions. La classification que nous allons faire et quelques exemples feront comprendre en quoi consiste une proposition composée. Les dialecticiens les divisent en différentes classes; j'indiquerai les principales.

La proposition copulative est celle qui expiime l'en­chaînement de deux affirmations ou de deux négations.s*

L’or et l’argent sont des métaux. Elle équivaut à ces deux propositions : for est un métal, l'argent est un

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LE RAISONNEMENT. 1(>9

métal. Pour que ces propositions soient vraies, elles le doivent être dans leurs deux parties; l'affirmation s’étend à chacune d’elles. On peut comprendre dans la même classe les propositions négatives qui suivent : Ni l’ava­rice ni l’orgueil ne sont des vertus; la tempérance n’est nuisible ni à l’âme ni au corps, etc.

La proposition est disjonctive lorsque plusieurs ex­trêmes étant exprimés on n’affirme que l’existence d’un seul : a Les actions humaines sont ou bonnes ou mau­vaises. A Theure présente, le projet a reçu son accom­plissement ou il ne s'exécutera jamais. » Ces proposi­tions sont vraies à la condition qu’il n’y ait point de milieu entre les extrêmes. Le papier est blanc ou noir; proposition fausse, parce que le papier peut être d’une autre couleur.

La proposition conditionnelle affirme une chose sous condition. Si le vent souille, la température baissera. Cette proposition est vraie si la première partie implique nécessairement la seconde ; car c’est là ce*que l’on affirme, et non que la seconde partie entraîne la première. Ainsi, dans cet exemple, on affirme que si le vent souffle la température baissera, mais non que si la température baisse le vent devra souffler.

Je dirai peu de choses sur les formes de l'argumenta­tion. Les dialecticiens ont distribué ces formes en un grand nombre de classes etont donné, sur chacune d’elles, des règles en grand nombre et très-ingénieuses. J’ai dit ce que je pensais de leur utilité pratique. Inutiles dans l’invention, elles peuvent être d’un grand secours dans l’exposition. L’exercice du syllogisme, durant un certain tem ps, donne à l’esprit une précision et une clarté qui se fait sentir dans la suite des études.

170 a r t d ’ a r r iv e r au VRAI.

Le syllogisme est cette forme d’argumentation dans laquelle on compare deux termes avec un troisième pour en inférer le rapport que ces deux termes ont entre eux. Ce qui est simple est incorruptible ; or lam e est simple, donc elle est incorruptible. Les extrêmes sont âme et incorruptible, le terme moyen est le mot simple.

L’enthymème est un syllogisme abrégé. L’âme est simple, donc elle est incorruptible.

Le dilemme est un argument établi sur une proposi­tion disjonctive qui frappe l’adversaire par ses deux extrêmes {utrinque feriens). Ou la diffusion du christia­nisme a eu lieu à l’aide des miracles ou sans miracles; si à l’aide des miracles, le christianisme est vrai ; si sans miracles, il est vrai encore ; car la diffusion du chris­tianisme sans miracles est le plus grand des miracles. Nous ne dirons rien du sorite, etc., toutes les formes d’argument se pouvant ramener au syllogisme ou à l’en- thymème.

LE RAISONNEMENT. 1 7 1

172 a u x b a r r iv e r a u v r a i .

CHAPITRE XYI.LE RAISONNEMENT N’EST PAS LE SEUL MOYEN

DE TROUVER LA VÉRITÉ.

g I. — L’inspiration.

Non, les grandes pensées ne sont point tilles du raisonnement. Presque toutes les découvertes heureuses, les plus sublimes, comme les plus précieuses conquêtes de l’esprit humain, sont dues à l’inspiration ; lumière spontanée, mysté­rieuse, qui, tout à coup, illumine l’intelligence de l’homme sans qu’il sache lui-même d'où elle vient. Je dis inspiration, aucun autre mot ne m’ayant semblé rendre d’une manière plus exacte cet admirable phénomène.

Un mathématicien poursuit avec ardeur la so­lution d’un problème : il n’a rien négligé; il en comprend l’expose dans toutes ses parties, et, toutefois, ses efforts sont impuissants; la solu­tion ne se présente point. Il change les figures, il opère sur des quantités d iffé ren tes , tout est inutile. Sa tète est fatiguée; la plume échappe de ses mains; il abandonne son travail, ne sa­chant même plus s’il pense. On dirait un homme

LE lLAlSOMttEMËNT. 1 ' dqui, découragé des tentatives inutiles qu’il a faites pour ouvrir une porte formée, s’assied sur le seuil, attendant qu’on vienne à lui de l’inté­rieur, Tout à coup la lumière se fait; la vérité qu’il ne poursuit plus se livre d’elle-mème; le problème est résolu. Ce mathématicien, c’est Archimède s’élançant du bain dans les rues de Syracuse, et criant à la foule : « Je l’ai trouvé ! »

Après de longues heures données à la médi­tation, il arrive quelquefois que l’esprit épuisé suspend ses efforts, s’arrêtant bien loin encore, en apparence, du but qu’il voulait atteindre; or c’est durant ces temps d’arrêt, à l’improviste, au milieu d’une distraction, au milieu d’un tra­vail tout différent, que la vérité vainement cher­chée vient s’offrir à lui. Il semble que les àmes méditatives aient le privilège de ne rompre ja­mais complètement avec leurs études. Les ques­tions qui les préoccupent, hôtes familiers, re­viennent, pou* ainsi dire, frapper à la porte de l’intelligence sans être attendues, comme pour demander si ce n'est pas encore leur tour. On connaît l'exclamation involontaire de saint Tho­mas à la table du roi de France : « Ceci est une preuve sans réplique contre l’hérésie de Manès. »

to .

174 ART D’ARRIVER Aü VRAI.

§ II. — La méditation.

Il ne faut point croire que l'homme qui étudie une question difficile dirige sa pensée comme avec la règle et le compas. Absorbé dans son travail, oubliant jusqu’à son existence, il médite, pour ainsi dire, sans le savoir. Il voit et revoit l’objet de son examen, tantôt dans son ensemble, tantôt dans les détails; il prononce intérieure­ment le nom de cet objet; il passe du point es­sentiel aux accessoires; il ne va point comme par un chemin tracé, sachant le terme de sa course; mais, semblable au manœuvre qui cherche dans la terre un trésor dont il ignore la place, il fouille avec ardeur ici, là, de tous côtés.

Il n’en peut être autrement, à moins que la vérité cherchée ne soit connue d’avance. Vous avez sous les yeux un minéral dont vous con­naissez la nature ; si l’on vous demande de l’ana­lyser, vous employez naturellement le procédé le plus simple, la méthode connue. Mais, si le minéral vous est inconnu, vous l’examinez avec attention une et plusieurs fois; vous formez des conjectures d’après tel ou tel indice; enfin, vous le soumettez à des expériences diverses, non pour prouver que le minéral est de telle espèce, mais pour découvrir ce qu’il est.

I E RAISONNEMENT. 175

§ III. — Invention et enseignement.

De là une différence radicale entre la méthode d’enseignement et la méthode d’invention. Celui qui enseigne sait où il va, et connaît le chemin qu’il doit suivre, parce qu’il l’a déjà parcouru : l’inventeur n’a souvent aucun objet déterminé. Que s’il se propose un but particulier, il ignore s’il pourra l’atteindre, ou si ce qu’il cherche n’est pas une erreur de son imagination ; e t , dans le cas même où il connaît le but, au moins ignore- t-il la route qui y mène.

C’est pourquoi les principes que l’on emploie dans l’enseignement des sciences diffèrent pres­que toujours de ceux que l’inventeur a employés. On doit à la géométrie la découverte du calcul infinitésimal, et toutefois c’est par une série de procédés algébriques que l’on arrive aujourd’hui à l’application de ce calcul.

Au milieu d’une chaîne de montagnes escar­pées se dresse un pic isolé, sur lequel on aperçoit confusément les ruines d’un antique édifice. Un hardi voyageur forme le projet de gravir jusque- là. Il étudie le terrain et sonde les passages; il part, il franchit, par des chemins qu’il se fraye, les plus âpres rochers. Une herbe suspendue au flanc des

176 a r t d ’a r r iv e r au \ k a i.précipices, un tronc vermoulu, une pierre rou­lante, tout lui sert de point d’appui; il rampe, il bondit, il se traîne; enfin, couvert de sueur, haletant, il atteint le sommet désiré; et, levant les bras au ciel, il s’écrie dans son orgueil : « J’ai vaincu ! » La chaîne de montagnes tout entière se déroule à ses pieds, les plus magnifiques ho­rizons s’étendent devant lui; ce qu’il ne voyait qu’en détail, il le domine, il l’embrasse dans son ensemble, d'un seul regard. Là-bas, dans le lointain, il reconnaît les obstacles contre les­quels se sont brisés ses premiers efforts, et il se rit de son inexpérience; ici il contemple ceux qu’il a surmontés, et il s’épouvante de son au­dace. Ses compagnons, trop faibles pour vaincre les inextricables difficultés de la route, n’ont pu le suivre que de leurs vœux. Mais il est un sen­tier resté jusqu|à ce jour inconnu, parce qu’il n’est visible que du haut de la montagne; les détours en sont nombreux, il serpente et s’al­longe bien loin dans la plaine, mais il est prati­cable aux moins vigoureux et aux moins hardis; l’œil perçant du voyageur l’aperçoit ; c’est par là qu’il va descendre ; c’est par là que, marchant devant ses compagnons, et leur disant : Suivez- moi ! il les conduira sans danger, sans fatigue, jusqu’au sommet dont la conquête lui a ta ut

coûté. Grâce à lui, la montague est désormais accessible. Tout voyageur peut admirer à son tour et les ruines pittoresques, et le point de vue sublime, et les magnifiques horizons qu’un seul a découverts.

§ IV. — L’intuition.Il ne faut point croire toutefois que les inven­

tions du génie soient toujours aussi laborieuses. Une de ses prérogatives, c’est Y in tu itio n , c’est- à- dire la faculté de voir sans efforts ce que d’au­tres ne découvrent que par un travail pénible et soutenu. Il est encore nuit pour le vulgaire, et le soleil est déjà levé pour lui. Une idée, un fait insignifiants en apparence, lui révèlent mille relations, mille circonstances inconnues. Ce n’é­tait qu’un point, et sous le regard de l ’homme de génie ce point grandit, se dilate, s’étend comme l’aurore au lever du soleil. Voyez! ce n’était aussi à l’orient qu’un léger trait de lu­mière; et déjà d’innombrables rayons d’argent et d’or jaillissent dans le ciel; des torrents de feu inondent l’espace du levant au couchant, de l’aquilon au sud!§ V. — La difficulté n ’est pas de comprendre, mais de trouver.

Les joueurs d'échecs. Sohieski.

Signalons ici une particularité remarquable :

LE RAISONNEMENT. 177

c’est que beaucoup de vérités, très-accessibles par elles-mêmes, ne se présentent néanmoins jamais qu’à certains hommes privilégiés. Ceux-ci les mettent au jour ou les signalent; et aussitôt elles paraissent si claires, si simples, si faciles à com­prendre, que chacun s’étonne qu’on ait été si longtemps sans les apercevoir.

Deux joueurs d’échecs suivent une partie sé­rieuse. L’un d’eux semble s’égarer en des com­binaisons insignifiantes; il abandonne une pièce qu’il aurait pu défendre; il se préoccupe de la défense d’un point qui n’est pas attaqué. Temps perdu ! murmure-t-on autour de lui. — A cha­cun son jeu, reprend le joueur, et il continue d’un air distrait. Son adversaire n’a point péné­tré ses intentions; il ne voit pas le péril, il se livre; et tout à coup le joueur inhabile, celui qui perdait son temps et ses pièces, l’attaque par le flanc découvert, et dit avec un malin sou­rire : Échec et mat ! — Il avait raison ! s’écrient les assistants. Comment ne l’avons-nous pas vu? C’était si simple !

Les Turcs campent autour de Vienne, et dans la ville assiégés on dispute avec ardeur sur le point par lequel on devra les attaquer à l’arrivée impatiemment attendue de Sobieski. Les plans de bataille sont innombrables et tous différents.

1 7 8 a r t d' a r r iv e r au v r a i.

DIVERS MOYENS DE TROUVER LA VÉRITÉ. 1 7 9Le héros polonais arrive; il promène ses regards sur l ’armée ennemie, et dit : Elle est à moi. Le lendemain il livre la bataille : Les Turcs sont mis en déroute, Vienne est libre. Après le succès sur la vue du plan d’attaque, chacun de dire : Les Turcs ont commis telle faute, le roi avait rai­son. La vérité apparaît à tout le monde, simple, facile à saisir. Ouil — mais après le succès.

Quoi de plus simple que notre système de nu­mération? et il est resté inconnu aux Grecs et aux Romains, à la plus haute civilisation de l’an­tiquité. Quel phénomène plus souvent offert à notre observation que la tendance des fluides à prendre le niveau de leur source? On l ’avait vu s’opérer dans les cornues des chimistes, dans tous les vases qui ont un ou plusieurs tubes de communication. — N’était-il pas facile d’appli­quer cette loi naturelle à l’irrigation des terres? Et cependant plusieurs siècles se sont écoulés avant que l'homme ait su mettre à profit la le­çon que la nature plaçait tous les jours sous ses yeux.

Saisir une relation évidente, mais que per­sonne ne sait voir, voilà l’un des caractères dis­tinctifs du génie. Cette relation n'offre, par elle-méme, aucune difficulté; celui qui l’a dé­cou verte la montre au doigt en disant : Regardez !

1 8 0 ART D’ARRIVER ATI VRAI.et tous les yeux semblent s’ouvrir à la fois et s’étonnent de ne l’avoir point vue. C’est pour­quoi, entraînés parla force des choses, nous don­nons à cet ordre de découvertes les noms de ren­contres, de chances, inspirations, exprimantainsi qu’elles n’ont point coûté de travail, et se sont présentées d’elles-mêmes à l’esprit.

§ VI. — Règles sur lu méditation.Concluons de ce qui précède que, pour bien

penser, il ne s’agit point de mettre son esprit à la torture ; ce serait un faux système : mieux vaut lui laisser une certaine liberté. Yos médi­tations vous paraissent stériles , votre attention semble sommeiller, votre esprit se détendre; n’importe, ne le violentez pas. Il cherche, durant cette halte apparente, un indice qui lui serve de guide. Ainsi, celui qui veut ouvrir un de ces cof­fres inventés pour exercer à la fois la sagacité et la patience le tourne et le retourne plusieurs fois dans ses mains, pressant du doigt chacune de ses faces, chacuu de ses angles, jusqu’à ce qu’enfin il s’arrête un moment, pensif, et dit : Voilà le secret \ il est ouvert !

§ VII. — Caractère des intelligences élevées. Remarquable doctrine de saint Thomas d ’Aquin.

Pourquoi certaines vérités simples 11e se pré-

DIVERS MOYENS DE TROUVER LA VÉRITÉ. 1 8 1sentent-elles pas à toutes les intelligences? Com­ment se fait-il que le genre humain soit tenu d’admirer comme un homme extraordinaire tel qui sait voir certaines choses que tout le monde (il le semble du moins) aurait pu voir comme lui? C’est demander la raison d’un secret de la Providence; c’est demander pourquoi le Créa- leuraccorde à quelques esprits d’élite)une grande force d’intuition, ou, si l’on veut, une vision in­tellectuelle immédiate ; ce qu’il refuse au plus grand nombre.

Saint Thomas expose sur ce fait particulier une admirable doctrine. Suivant le saint doc­teur, la faculté de raisonner est une marque de faiblesse. Le raisonnement nous a été donné pour suppléer à l’intuition, qui est une force. Les anges comprennent, mais ne raisonnent pas. Plus une intelligence est élevée, plus le nombre de ses idées décroît, parce que cette intelligence d’élite renferme dans un petit nombre d’idées ce que les intelligences d’un degré inférieur dis­tribuent en un nombre plus grand. Ainsi, les anges du plus haut degré embrassent, à l’aide de quelques idées seulement, un cercle immense de connaissances. Le nombre des idées va se réduisant dans les intelligences créées, à me­sure que ces intelligences se rapprochent du

41

Créateur, et Lui, l’Idée par excellence, l’Ètre infini, ’lntelligence infinie, voilà tout dans une seule idée : idée simple, unique, immense, idée qui n’est autre que son essence même. Quelle sublime théorie! elle accuse une connaissance admirable des secrets de l’esprit et nous suggère d’innombrables applications relativement aux facultés de l’homme.

En effet, les esprits d’élite ne se distinguent point par la quantité de leurs idées. Ils n’en pos­sèdent qu’un petit nombre, dans lesquelles ils embrassent le monde. L’oiseau des plaines se fa­tigue à raser la terre; il passe et repasse aux mêmes lieux, ne franchissant jamais les sinuo­sités et les limites de la vallée natale. L’aigle, s’élançant dans l’espace, monte, monte toujours; il ne s’arrête que sur les plus hautes cimes, et de là son œil perçaut contemple les montagnes, le cours des fleuves, les vastes plaines, les cités populeuses, les vertes prairies et les riches mois­sons!

Il y a dans toutes les questions un point de vue culminant où se place le génie. De ce faite, son regard doçaine et embrasse l’ensemble des choses. S’il n’est pas donné au commun des hommes de s’élever jusque-là d’un premier essor, au moins doivent-ils y tendre sans cesse. Les ré-

1 8 2 A.11T d’ aiu u ver au v r a i.

DIVERS MOYENS DE TROUVER LA VÉRITÉ. 183sultats payent l’i lî'ort au centuple. On a pu l’ob­server, toute question, ou même toute science, se résume en un petit nombre de principes essen­tiels, desquels tous les autres découlent. Il faut comprendre ces principes ; le reste devient simple et facile, et l’on ne s’égare point dans les détails.

Présentez à l’esprit les objets aussi simplifiés que possible, et débarrassés, pour ainsi dire, de tout feuillage inutile. Pour obtenir qu’il mul­tiplie son attention, gardez-vous de trop exiger de lui; sachez le circonscrire. Cette méthode facilite l’intelligence des choses, donne aux per­ceptions l’exactitude et la lucidité, et aide puis­samment la mémoire.

§ VIII. — Nécessité du travail.

Faut-il conclure des doctrines contenues dans ce chapitre sur l’inspiration et l’intuition, que nous devons renoncer au raisonnement et même à l’étude, et nous abandonnera une sorte de quiétisme intellectuel? A Dieu ne plaise ! S’il est une condition indispensable au progrès, c’est le travail. Dans l’ordre intellectuel comme dans l’ordre physique, un organe qui ne fonctionne pas s’engourdit et perd une portion de sa vie : un membre qui ne se meut point se paralyse.

Les génies les mieux doués n’entrent pleinement en possession de leurs forces que par un travail pénible et soutenu. L’inspiration ne descend pas sur le paresseux; elle exige, avant de se pro­duire , une sorte de fermentation d’idées et de sentiments élevés. L’intuition, c’est-à-dire la vue de l’esprit, ne s’acquiert que par une longue habitude de regarder. Le coup d’œil rapide, sûr et délicat d’un grand peintre n’est pas un don gratuit de la nature; ce don, il le doit à la con­templation passionnée, à l’observation, à l’étude pàtiente des bons modèles. Le sentiment divin de l’harmonie ne se développerait jamais dans l'organisation même la plus heureuse que heur­teraient sans cesse des sons âpres et discordants.

1 8 4 a r t d' a r r iv e r au v r a i .

CHAPITRE XVII.UENSBIKlf EMEUT.

§ 1. — Deux objets de renseignem ent; les professeurs.

Les dialecticiens établissent une distinction entre la méthode d’invention et la méthode d’en­seignement. Je vais hasarder quelques observa­tions sur l’une et l’autre.

L’enseignement se propose deux objets : l u don­

ner aux élèves les éléments des sciences; 2 ° dé­velopper leurs facultés, afin qu’au sortir des écoles ils soient en état de s’avancer, en propor­tion de leur capacité, dans la carrière qu’ils au­ront choisie.

On pourrait croire que ces deux objets de l ’en­seignement sont identiques; il n’en est point ainsi. Pour réaliser le premier, il suffit d’un maître médiocrementinstruit. Seuls, deshommes d’un mérite véritable savent se proposer le se­cond. La science des uns peut se borner à un certain enchaînement de faits et de principes dont l’ensemble forme le corps de la science. Les autres doivent savoir comment s’est formée cette chaîne dont les extrémités se réunissent. Les premiers connaissent les livres, les seconds doivent connaître les choses.

Cependant, un professeur médiocrement ins­truit sera quelquefois plus apte à l'enseignement élémentaire qu’un homme d’un savoir profond, celui-ci étant exposé à se laisser entraîner à des digressions peu compatibles avec la simplicité que doivent avoir les premiers principes d’une science, enseignés à des intelligences peu déve­loppées.

L’explication claire des termes, l’exposition courante et simple des éléments sur lesquels la

l ’ en seig n em en t . 1 8 o

science repose, l’arrangement méthodique des théorèmes et de leurs corollaires, voilà le carac­tère spécial de l’enseignement élémentaire.

Mais celui qui porte plus haut ses vues, celui qui regarde les jeunes intelligences confiées à ses soins, non comme des toiles neuves sur les­quelles on esquisse quelques traits plus ou moins marqués, mais comme un terrain qu’il peut et doit rendre fertile, à celui-là incombe une œuvre plus élevée, un plus difficile labeur. Être à la fois clair et profond, intéresser et instruire, unir les combinaisons à la simplicité, conduire les in­telligences par des chemins faciles, et leur ensei­gner en même temps à vaincre les difficultés dont la route des sciences est toujours hérissée, signaler les défilés par lesquels ont passé les in­venteurs, les obstacles qu’ils ont franchis; ins­pirer le goût, l’enthousiasme du beau, qui est la splendeur du vrai; donner au talent la con­science de ses forces, sans surexciter l’orgueil ; soutenir les faibles et découvrir jusque dans les défauts les germes du bien, telle est la tâche de celui qui regarde l’enseignement, non comme une moisson qu’il doit récolter lui-même, mais comme une semence d’avenir; tâche sublime, mais souvent ingrate, et qu’il faut remplir sous l'œil de Dieu.

186 ART d’ a r r iv e r a u VRAI,

L ENSEIGNEMENT. 1 8 7

§ II. — Génies inconnus aux autres e t à eux-mêmes.

Qu'ils sont peu nombreux les professeurs doués de cette précieuse habileté ! Mais, aussi, qui songe à tourner vers la carrière de l’enseignement les âmes d’élite? Qui songe à s’assurer si les hom­mes chargés de cette noble mission possèdent, avec la science, l’élévation de l’esprit et du cœur, l’amour sympathique du beau et de la vérité? Et, cependant, on n'ignore pas combien est grande et redoutable l’influence que les maîtres peuvent exercer sur de jeunes intelligences. Ils frappent, pour ainsi dire, à leur empreinte des générations entières. Si le passé est si plein de ruines, si le présent est si troublé, nous serait-il difficile d’en trouver la cause?

Les chaires que viennent occuper parfois des hommes de talent ne sont regardées par eux que comme un marchepied ; ils traitent en manière de distraction ce qui devrait absorber leur vie tout entière et l'essentiel devient l’accessoire'.

1 II est un ensemble de qualités essentielles au maître, qualiLs qu’il est bien rare de tiouver léunies, mais aux­quelles d’ailleurs on ne songe même point : dignité, dé­sintéressement, simplicité, force et douceur, coup d’œil, sympathie, sang-froid, dévouement, etc. Le savoir, seule

1 8 8 a r t d’a r r iv e r au v r a i.Aussi, qu'un jeune homme ait senti s'allumer

dans son sein la flamme sainte du génie, nul guide pour le diriger, nul appui pour aider ses premiers pas. Sait-il seulement quelles sont ses forces ? les a-t-il jamais essayées sous un regard intelligent et paternel? Le hasard décide de ses destinées. Et cependant que d’intelligences d’élite qui s’ignorent ! Vous avez laissé dormir sous la cendre, durant toute une vie, un foyer fécond de lumières; et qu’aurait-il fallu pour l’allumer? un souffle ami. Combien de fois des dons pré­cieux, intellectuels ou physiques, n’ont été ré­vélés que par le hasard à celui qui les possédait 1 Hercule aurait-il appris à se servir de la massue, s’il n’eût jamais manié qu’un roseau?

§ Ï1L — Un moyen de découvrir les talents cachés et d 'en apprécier la valeur.

Un professeur de droit naturel explique à ses élèves les devoirs et les droits du père de famille, et les obligations auxquelles un fils est ten u. Vou­lant connaître la moyenne des talents de son jeunechose dont on se préoccupe aujourd’hui, est indispensable, sans doute; mais il n’est qu’une partie des dons privilégiés que l’enseignement exige. Les qualités du cœur sont encore plus nécessaires que celles de l’esprit.

auditoire, voici comment il tente l’expérience :«Vous semble-t-il que le cœur nous dise quel­

que chose relativement aux devoirs dont nous ve­nons de parler? Les lumières de la philosophie sont-elles d’accord avec les inspirations de la na­ture? » A cette question les plus médiocres élèves sauront répondre : qu’un père aime naturelle­ment son fils, un fils son père; et qu’ainsi nos sen­timents se trouvant confondus avec nos devoirs, les premiers aident à l’accomplissement des se­conds. Jusque-là, entre des élèves intelligents, point de différence. Mais le maître ajoute :

— Que pensez-vous d’un fils qui méconnaît ces lois saintes de la famille, et répond par l ’in­gratitude à l’amour que ses parents ont pour lui?

— Qu’il viole un devoir sacré ; qu’il ferme l’oreille àla voix de la nature, etc.

— Toutefois, comment se fait-il que les fils se rendent si souvent coupables envers leurs pa­rents, tandis que ceux-ci n'ont, en général, à se reprocher qu’un excès d’indulgence ?

— Les hommes oublient facilement le bien qu’ils ont reçu. — A mesure que les jeunes gens avancent dans la vie, ils sont distraits de ce de­voir sacré par mille occupations diverses. — Les affections nouvelles qui s’engendrent en eux,

44.

l ’en seig n em en t . 1 8 9

190 ART D’ARRIVER AU VRAI,lorsqu’ils deviennent à leur tour chefs de famille, neutralisent l ’affection qu’ils portent à leurs pa­rents, etc. — Ainsi chacun signalera quelque raison, plus ou moins prise dans le sujet et plus ou moins solide, mais sans pénétrer au cœur de la question. Écoutez maintenant une intelligence d’élite :

«Il n’est que trop vrai, les fils manquent sou­vent à ce qu’ils doivent à leurs parents; mais si je ne me trompe, il nous faut chercher la raison de ce fait douloureux dans la nature même des choses. Plus l’accomplissement d’un devoir est nécessaire à la conservation des êtres et à l ’ordre qui les régit, plus nombreuses aussi sont les ga­ranties données par le Créateur à l’accomplisse­ment de ce devoir. La famille et la société se per­pétuent, malgré l’inconduite des fils; mais, du jour où les pères négligeraient de rendre à leurs enfants les soins indispensables, l'espèce humaine serait en péril. C’est pourquoi les fils, même les plus reconnaissants et les plus tendres, n’ont jamais pour ceux à qui ils doivent la vie la tendresse ardente que ceux-ci ont pour eux. Sans doute, le Créateur aurait pu établir des deux cùtés même attachement, même amour passionné; s’il ne l’a point fait, c’est que cela n’était point nécessaire. Chose remarquable ! la

l ’e n s e ig n e m e n t . 1 9 1mère ayant besoin de porter en elle un foyer plus ardent de cet amour, pour contre-balaneer les ennuis de la maternité, les dégoûts des premiers soins à donner à l’enfance, et l’enfant ayant un besoin plus grand des soins de sa mère, celle-ci pousse quelquefois la tendresse jusqu’à la fré­nésie. Donc, si les fils manquent à leurs devoirs envers leurs parents, ce n’est point qu’ils aient dégénéré; car, devenus pères à leur tour, ils aimeront comme ils ont été aimés. C'est que l ’amour filial est moins intense que l’amour pa­ternel; c'est qu’il exerce un moindre ascendant sur le cœur, qu’il s’amortit avec plus de facilité, qu’il brave moins facilement les obstacles; c’est qu’il a sur nos actions une influence moins ac­tive. L’amour ne remonte pas. »

Les premières réponses appartiennent à des jeunes gens intelligents; celle-ci nous révèle le philosophe. Ainsi, parmi de jeunes arbustes, l’on distingue, à sa précoce vigueur, le chêne dont les rameaux doivent un jour ombrager la forêt et dont le tronc puissant défiera les tempêtes.

§ IV. — Nécessité des études élémentaires.

Quiconque veut posséder une science à fond, doit s’imposer le noviciat des études élémentaires.

Nous connaissons la valeur et le poids de ces savants qui prennent, au jour le jour, dans les dictionnaires et dans les revues, le talent de parler de toutes choses sans avoir rien appris.

Toute science, comme toute profession, re­pose sur un ensemble de notions premières, de termes, de locutions, de principes qui lui sont propres et que l’on ne peut apprendre que dans les ouvrages élémentaires et spéciaux. A défaut d’autres considérations, celle-ci suffirait pour nous montrer les inconvénients de toute autre méthode. Ces premiers principes, ces locutions, ces termes consacrés, il est bon de les aborder avec un certain respect. C’est dans le domaine de la science surtout que le passé a droit à notre vénération. Que si le nouveau venu se défie de ses prédécesseurs, s’il vise à réformer, ou même à transformer radicalement la science ou l’art qu’il étudie, il fera toujours sagement de s’en­quérir de ce qu’ont écrit, pratiqué et pensé les an­ciens. L’entreprise de tout créer par soi-même est téméraire. Celui qui par un sot orgueil, refuse de s’aider des travaux d’autrui, s’expose, au moins, à perdre beaucoup de temps. Souvent, le méca­nicien le plus habile a fait son apprentissage dans l’atelier d’un modeste artisan où, malgré ses dispositions brillantes, il ne laissait pas d’ap-

1 9 2 a r t d ’a r r iv e r ad v r a i.

prendre les noms et le maniement des instru­ments de travail qui lui étaient offerts. Avec le temps, il les modifiera peut-être; il en changera la matière, la forme, le nom ; mais, eu attendant, il les accepte tels qu’ils sont; il s’en sert jusqu’à ce que la réflexion, jusqu’à ce que l ’expérience lui signalent, avec leurs défauts, les perfection­nements dont ils sont susceptibles.

Il est d’usage que ceux qui commencent l’étude de l’histoire s’aident d’un abrégé. L’immortel auteur du Discours sur C Histoire universelle fait à ce sujet une comparaison remarquable. «Cette manière d’histoire universelle est, dit-il, « à l’égard des histoires de chaque pays et de « chaque peuple, ce qu’est une carte générale « à l’égard des cartes particulières. Danslescartes « particulières, vous voyez tout le détail d’un «royaume ou d’une province en elle-même; « dans les cartes universelles, vous apprenez à « situer ces parties du monde dans leur tout; « vous voyez ce que Paris ou l’Ile-de-France est « dans le royaume, ce que le royaume est dans « l’Europe, et ce que l’Europe est dans l’univers.»

La comparaison de la mappemonde avec les cartes particulières s’applique parfaitement à l’étude des sciences. Chaque science, en effet, forme un tout qu’il faut posséder, si l’on veut

l ’en seig n em en t. 193

apprécier la valeur des détails qui la composent; sorte de cadre dans lequel on coordonne chaque partie, en lui assignant sa valeur et sa place. Il est vrai que les idées d’ensemble sont presque toujours incomplètes et souvent inexactes ; mais cet inconvénient est moins grave que celui de marcher à tâtons, sans point d’appui, sans au­cune notion, sans aucun guide qui nous éclaire.

Lps œuvres élémentaires, nous dit-on, ne sont que le squelette de la science. J’en conviens; mais, tout hideux qu’il est, il nous épargne un pénible travail, ne serait-ce que celui de le com­poser nous-mêmes. À nous donc de corriger ses défauts, de le revêtir de nerfs et de muscles, de lui donner la forme, la chaleur, le mouvement et la vie !

Entre un homme qui sait, après avoir étudié les principes d’une science, et celui qui prend, pour ainsi dire, sa science au vol, la différence est grande et facile à saisir. L’uu sc distingue par la neiteté de ses idées, par la propriété du langage; l’autre peu thriller quelquefois parla variété, par l’à-propos, par le choix de ses con­naissances; mais, à la première difficulté, sa science d'emprunt s’évanouit, et de honteuses chutes trahissent le secret de son ignorance et la vanité de son savoir.

1 9 4 a r t d’ a r r iv e r au v r a i.

l’invention. 195

CHAPITRE XVIII.L’INTENTION.

§ I. — Ce que doit faire celui qui n ’csl pas doué du talent créateur.

Je crois m’être suffisamment étendu sur les diverses méthodes d’enseignement; passons à la méthode d’invention.

A la jeunesse succède l’Age mur; aux études élémentaires succèdent aussi des éludes plus profondes et plus étendues. Parvenu à l’indépen­dance, l'homme peut tenter de plus hauteo entre­prises ou des chemins moins battus. Que s'il n’a point reçu de la nature le talent créateur, il de­vra sans doute s’en tenir à la méthode élémen­taire, mais toutefois en élargissant le cadre de ses travaux. Il trouvera ses guides et ses modèles dans les œuvres magistrales. Eh ! que l’on ne croie point qu’il soit condamné pour cela à un servi­lisme aveugle ; qu’il ne puisse s’enhardir jusqu’à se mettre en désaccord avec l’autorité des maî­tres. Dans la milice liLtéutire et scientifique, la discipline n’est pas sévère à ce point. Le soldat peut adresser des observations à ses chefs.

i 96 ART D’ARRIVER AU VRAI.

§ II, — Autorité scientifique.

I] faut classer parmi les exceptions rares les hommes capables de dresser seuls une bannière et de la porter en avant. Mieux vaut s’enrôler sous un habile capitaine, que d’aller, misérable guérillero, affectant l’importance d’un général d’armée.

Suis-je donc, en matière scientifique et litté­raire, un apôtre intolérant de l’autorité ? Il me semble avoir prouvé le contraire. Je signale une nécessité de la plupart des intelligences, rien de plus. Le lierre, attachant au chêne sa tige frêle, s’élève avec lui dans les airs; il rampe s’il est isolé. Au reste, notre observation ne changera rien au cours des choses; elle est moins un con­seil que la constatation d'un fait. Je dis un fait; car, malgré nos prétentions à l’indépendance, nous ne saurions nier qu’une grande portion de l’humanité ne marche, et n’ait toujours marché sous la conduite de quelques chefs qui, selon leurs passions, la poussent dans le chemin de la vérité ou dans celui de l’erreur,

Ce fait est de tous les pays et de tous les siècles, parce qu’il a son principe dans la nature même de l’homme. I<e faible reconnaît la supériorité du

l ’ i n v e n t i o n . 197fort et s'humilie devant lui. Le génie n’est pas ]e patrimoine de l ’espèce humaine tout entière, il est le privilège de quelques-uns. On l’a re­marqué, les masses vont naturellement au des­potisme; sentant d’instinct leur impuissance à se conduire, elles se donnent un maître. Or, ce qui se passe à la guerre et dans la politique, nous le voyons se passer également dans le monde des lettres. Il y a aussi une foule, le vulgaire, la masse enfin, qui, livrée à elle-même, se rallie autour des plus éloquents et des plus habiles. Cette plèbe, comme celle des antiques champs de mai, se laisse aller à l’enthousiasme; elle ac­clame les chefs qu’elle aime et dit comme elle : « Ton savoir est plus grand que le nôtre, tu seras roi. »

§ III. — L’autorité scientifique s’est modifiée de nos jours.

A mesure que la presse vulgarisait la science, on a pu croire que le phénomène dont nous par­lons tendrait à disparaître; il s’est modifié, voilà tout. Lorsque les chefs étaient peu nombreux et que l’autorité se concentrait dans quelques écoles, les intelligences disciplinées sous une autorité commune se partageaient, comme des armées, en deux ou trois camps rivaux. Aujour-

1 9 8 a r t d ’a r r iv e r a u v r a i.d’hui, les choses se passent d’une autre manière : écoles et chefs sont en plus grand nombre ; la dis­cipline s’est relâchée; les soldats passent d’un camp dans l’autre; il y a l ’avant-garde et les traînards ; il y a les enfants perdus qui engagent des escarmouches sans instructions et sans or­dres de leurs chefs; plus d’armée en apparence; chacun sc fraye son chemin. Mais ne vous y trom­pez pas; malgré ce désordre les cadres existent. Chacun connaît les siens, et dans une déroute les vaincus sauraient, au besoin, se replier sur le corps principal chargé de couvrir la retraite.

Peut-être même, après examen, trouverions- nous que les chefs ne sont guère plus nombreux qu’autrefois. Dressez un tableau des sciences et des lettres; que voyez-vous dans chaque genre? Une bannière, un homme, un seul homme qui la porte, et comme dans lo passé, comme tou­jours, la foule sc précipitant sur ses pas.

Au théâtre, dans le roman, voyez : derrière quelques rares notabilités se presse la cohue des imitateurs. La politique, l’histoire, la philoso­phie ont leurs maîtres dout tout le reste adopte servilement et le style et les opiuions. Les écoles philosophiques de Y indépendante Allemagne ne sont-elles point aussi tranchées, aussi distinctes que le furent autrefois celles de saint Thomas,

l ’in v e n t io n . 1 9 9de Scott et de Suarez? Si les philosophes univer­sitaires sont en France, les humhles disciples de M. Cousin, M. Cousin lui-même, à son tour, qu’est-il autre chose que le successeur de Hegel et de Schelling? Quelques emprunts aux ouvra­ges de M. Guizot ou de tel autre chef d’école, n’est-ce point là le bagage scientifique de la plu­part de ceux qui prétendent enseigner la philo­sophie de l'histoire ; comme les œuvres de Filan- gieri, de Beccaria, de Beujamin Constant, de Benlham, forment tout le fonds des professeurs de législation, des professeurs de droit naturel et des utilitaires?

Reconnaissons ce fait, trop saillant pour qu’on puisse le nier ou le méconnaître. Ne nous flattons point de détruire un instinct plus fort que notre volonté et plus fort que nous-mêmes; mais au­tant qu’il se peut, sachons en neutraliser les influences mauvaises. Si l ’insuffisance de nos lumières nous force à recourir aux lumières d’autrui, que noire soumission soit intelligente! N'abdiquons point notre droit d’examen. Le gé­nie de l’homme, quelque grand qu'il soit, est fail­lible. Dcfîons-nous de l’enthousiasme et n’ayons garde d’accorder à la créature ou de lui attri­buer ce qui n’appartient qu’à Dieu.

2 0 0 ART D’ARRIVER AU VRAI.

§ IV. - * Le talent d’invention. Carrière du génie.

A l’homme qui peut se suffire à lui-même, qui, dans l’examen des œuvres des grands maîtres, loin de se sentir comme un pygmée parmi des géants, se dit avec confiance : Je serai l’un d’en­tre eux ; à celui-là convient d’une manière par­ticulière la méthode d’invention. Qu’il ne se borne point à savoir les livres; qu’il connaisse les choses. Les chemins battus ne sont point faits pour lui. Il est des sentiers qui le mèneront plus vite et plus haut. Idées, propositions, raisonne­ments, il doit tout discuter, tout analyser, tout soumettre à son examen. Point de souvenirs plagiaires, mais des observations, des pensées, des créations; que sa science soit sa substance même!

Les règles à suivre, nous les avons données.Il est inutile, impossible même d’entrer dans les

»détails. Tracer au génie son chemin, c’est vou­loir circonscrire dans quelques gestes les expres­sions et les nuances infinies de la physionomie humaine. Lorsque vous voyez l’homme de génie s’élancer, comme un géant, dans sa carrière, point de vaines paroles, point de stériles conseils! Dites-lui seulement : « Image de la Divinité,

l ’i n t e l l i g e n c e , l e c o e u r e t l ’im a g in a t io n . 204 «remplis tes destinées; mais n’oublie pas ton « principe et ta fin ! Tu déploies la voile et ne sais « où tu vas ; lève tes yeux au ciel, et demande-le « à celui qui t’a fait; il te montrera sa volonté ; « La volonté de Dieu ! Là est ta grandeur ; là est «tagloire! »

CHAPITRE XIX.L’INTELLIGENCE, LE CŒUR ET L’IMAGINATION.

§ I . — Déployer à propos chaque faculté de l'âme.Didon, Alexandre.

J’ai dit au chapitre XII que, dans certains cas, il était nécessaire, pour arriver au vrai, de dé­ployer à la fois plusieurs facultés différentes, parmi lesquelles j ’ai nommé le sentiment. Nous le devons, en effet, lorsqu’il s’agit de vérités ayant quelque rapport avec cette faculté, comme le beau, le sublime, etc. Mais on comprend que cette observation ne saurait s’appliquer aux vé­rités d’un autre ordre, aux vérités qui ne relè­vent en rien de la faculté de sentir.

Si je veux apprécier les beautés que Virgile a semées dans l’épisode de Didon, ce n’est point le

raisonnement que j'appelle à mon aide, mais le sentiment, mais l’imagination; tandis que, pour juger, sous le rapport moral, la conduite de la reine de Carthage, j’impose silence à ces deux facultés, et j ’applique froidement, à l’aide de la raison, les principes éternels de la vertu.

Je lis dans Quinte-Curce la vie d’Alexandre ; je vois avec admiration le héros macédonien s’é­lancer intrépidement dans les eaux du Grani- que, vaincre à Arbelles, anéantir les armées du grand roi, et soumettre en courant l’Orient à sa puissance. 1 1 y a dans ces faits une grandeur, un éclat, que je n’apprécierais point si je fermais mon àme à tout sentiment. Est-ce au moyen de l’analyse que nous pourrions estimer à sa valeur cette narration sublime du texte sacré : « Et il « advint qu’Alexandre, fils de Philippe, premier « roi macédonien de la Grèce, étant sorti de la « terre de Céthim, mit en déroute Darius, roi « des Perses et des Mèdes, livra de nombreuses « batailles, fit la conquête de toutes les places « fortes et tua, par le glaive, les rois de la terre. « Il s’avança jusqu’aux extrémités du monde, « s’empara des dépouilles des nations, et la terre « se tut en sa présence. » Lorsqu’on arrive à ces dernières expressions, le livre tombe des mains, l ’âme est saisie de stupeur. En présence d’un

202 a r t d ’ a r r i v e r a u v r a i .

L INTELLIGENCE, LE CŒUR ET L’iMAGINATION. 2 0 3 homme j la terre se tait. Analyser ici, discuter, épiluguer, c’est ne point comprendre. Non; j ’ou­blie la philosophie et ses préceptes; mon imagi­nation s’enflamme; je laisse mon âme sentir; je vois le fils de Philippe sortant de la terre de Cé- thim et marchant à pas de géant jusqu’aux extré­mités du monde; et j’entends, si je l’ose dire, le silence de la terre saisie d’épouvante, se taisant devant lui.

Mais, si je me propose d’examiner la justice et l’utilité des conquêtes du prince macédonien, je coupe les ailes à l'imagination, j ’impose si­lence à l’enthousiasme; j ’oublie le jeune monar­que et ses immortels compagnons d’armes, au- dessus desquels il s’élève comme le Jupiter de la fable parmi les dieux qui lui font cortège; je ne vois, je n’écuute plus que les principes éternels de la justice, les droits imprescriptibles de l’hu­manité. J'écartc ce qui serait un obstacle trop fort à l’impartialité de ma raison; l’auréole du con­quérant me cacherait l’agresseur injuste; la gloire effacerait le sang, et je serais tenté peut- être de pardonner au héros qui, parvenu au faîte de la gloire et de la puissance, à l’âge de trente- trois ans, s'étend sur sa couche, connaissant qu’il va mourir : E t post hœc decidit in lectum et cognovit quia moriretvr. (Mach., 1. Ier, ch. Ier.)

2 0 4 ART D'ARRIVER AD VRAI.

§ II. ■— Influence du cœur sur la raison. — Causes et effets.

Nul ne met en doute l’influence des passions sur le cœur; je ne chercherai donc point à démon­trer cette vérité trop connue; mais on n’a pas assez observé l’influence qu’elles exercent sur l’esprit relativement à des vérités qui semblent n’avoir rien à démêler avec nos actions. Peut- être, cependant, est-ce un des points les plus importants de l’art de penser; c’est pourquoi je vais l’exposer avec quelque étendue.

Si notre âme uniquement douée d’intelligence pouvait se mettre en rapport avec les objets exté­rieurs sans en être affectée, ces objets restant les mêmes, nous les verrions toujours de la même manière. L’œil, le point de vue, la quantité, la direction de la lumière ne changeant point, l ’im­pression ne change pas ; mais si l’une de ces con­ditions change, l’impression change également; l’objet qui l ’excite nous paraît plus ou moins grand, ou d’une couleur plus ou moins vive; il se modifie ou se transforme en entier. Un rocher abrupt nous apparaît dans le lointain comme la coupole d’un majestueux édifice; et tel chef- d’œuvre de l’art, vu hors de portée, n’est, à nos yeux trompés, qu’un roc croulant jeté par le hasard sur les flancs de la montagne.

l ’in t e l l ig e n c e , l e coeur e t l ’im a g in a tio n . 2 0 5 Il en est ainsi de la vue de l’esprit ; les mêmes

objets se montrent sous des aspects divers, non- seulement à des personnes différentes, mais à la même personne. En un instant, un voile s’étend sur nos yeux; la scène change, nous sommes transportés dans un autre monde. Tout prend une autre forme, d’autres couleurs. On dirait que les objets ont été touchés par la baguette d’un magicien.

Le magicien, c’est nous-mêmes, c’est notre propre cœur; nous avons changé, voilà pourquoi tout change autour de nous. Quand le vaisseau met à la voile, le port que nous quittons, le ri­vage, les monuments, les montagnes semblent fuir derrière nous ; rien ne fuit que le navire.

Chose digne de remarque, ce n’est point seule­ment lorsque notre âme est profondément émue, ou lorsque les passions sont, pour ainsi dire, en pleine révolte, c’est presque toujours au milieu d’un calme apparentqueces altérations dans notre manière de sentir ou de juger s’opèrent, altéra­tions d’autant plus dangereuses que les causes qui les produisent sont plus inaperçues. On a di­visé les passions en plusieurs classes; mais soit que cette classification philosophique n’ait pas été complète, soit que chaque passion en engen­dre d'autres, filles ou transformations de la pre-

1 2

mière, à voir les gradations successives, les évolutions, les nuances par lesquelles passent nos sentiments, on dirait les changements à vue d’un spectacle fantasmagorique. Il est des mo­ments de calme et des moments de tempête, des moments d'aigreur et d’autres de bonté, des moments de dureté et de douceur, d’abattement et de fermeté, d’enthousiasme et de dénigrement, de joie et de tristesse, d’orgueil et d’anéantisse­ment; il est des moments d’espérance et de dé­sespoir, des moments de patience et de colère, de prostration et d’activité, d’expansion et de resserrement, de générosité et d’avarice, de par­don et de vengeance, d’indulgence et de sévé­rité, de bien-être et de malaise, d’ennui et d’en­train, de gravité et de légèreté, de frivolité et d’élévation, des moments sérieux et d’autrespleins de saillies Mais quelle erreur est lamienne ! Eh ! qui pourrait compter les modifi­cations que peut subir notre âme ! Moins chan­geante est la mer, la mer fouetté par l’ouragan ou bercée par les zéphyrs, la mer ridée par les ■ brises du matin, ou immobile sous une atmo­sphère de plomb, la mer, dorée par les rayons du soleil naissant, la mer, nappe d’argent où dort l’astre des nuits, la mer semée d’étoiles scintillantes, ou plombée comme le visage de

2 0 6 a r t d ’a r r iv e r au v r a i.

l ’ i n t e l l i g e n c e , l e c o e u r e t l ’ i m a g i n a t i o n . 207 la mort, ou empourprée de tous les feux du midi, ou sombre et noire comme l’entrée d’une tombe.

§ I I I . — U n s e u l j o u r d e l a v i e .

C’est une belle matinée d’avril; le soleil, se levant à l’horizon, nuance des teintes les plus délicates des nuages légers flottant dans l’air et déploie de toutes parts ses rayons dorés comme la blonde chevelure d’un enfant; les oiseaux s’é­veillent et chantent la bienvenue du jour. Tout respire la paix et l’harmonie; tout parle d’une Providence bienfaisante. Un homme contemple cette scène et son âme s’ouvre aux émotions douces et reconnaissantes; un vent favorable enfle ses voiles ; tous ceux qui l’entourent met­tent leur bonheur à lui plaire; nulle passion violente n’agite son cœur; le retour de l’aube dans le ciel a seul interrompu son sommeil pai­sible.

Il ouvre avec distraction un livre pris au ha­sard; c’est une nouvelle comme on en a tant écrit de nos jours. «Un génie méconnu maudit «la société qui n’a pas su le comprendre. Il « maudit la terre et le ciel, il maudit le passé, « le présent et l’avenir; il maudit Dieu, il se

2 0 8 a r t d ' a r r i v e r a ü v r a i .« maudit lui-même, et fatigué de ne voir sur sa « tête qu’un soleil morne et glacé, de fouler une « terre aride et désolée, il va mettre fin à son « existence. Four la dernière fois, avant de s’é- « lancer dans l’abîme, il médite sur la nature, « sur les destinées de l’homme, sur les injustices » de la société, etc. »

Absurdes exagérations ! s’écrie avec impa­tience le héros de notre récit. Sans doute, il y a du mal dans le monde, mais il y a autre chose que du mal. Non, la vertu n’est point bannie de la terre; il est encore de nobles cœurs, et je le sais. Grâce au ciel, les grands crimes sontl’excep- tion. La plupart de nos erreurs et de nos fautes tiennent à notre faiblesse, et d’ailleurs ces erreurs et ces fautes nuisent beaucoup moins à autrui qu’à nous-mêmes. Non! le bonheur n’est point impossible. Si les infortunes sont nom­breuses, il serait injuste de les imputer toutes à la méchanceté de l’homme. La nature des choses donne la raison de ces misères, qui dans tous les cas sont loin d’être horribles comme on se plaît à les dépeindre. Cette littérature est fausse à tous les points de vue ! Ainsi disant, il ferme son livre, et chassant les tristes pensées, il s’a­bandonne aux rêveries douces que le charme du paysage éveille en lui.

l ’ i n t e l l i g e n c e , l e c o e u r e t l ' i m a g i n a t i o n . 209Le temps s’écoule; arrive l’heure des affaires.

Le jour ne sera pas aussi beau que la matinée semblait le promettre; le ciel s’est couvert. Notre philosophe a été appelé hors de chez lui; la pluie tombe à torrents, et dans une rue étroite et boueuse, un cavalier, peu soucieux des piétons, l'éclabousse en passant. Quoi! ses opinions se­raient-elles changées pour si peu? Non! mais déjà la vie n’est plus aussi riante ; sa philosophie s'est assombrie comme le ciel. Toutefois, le soleil n’est pas disparu pour toujours, et bien que la vie ait ses chances mauvaises, bien que le philosophe bien veillant de ce matin fasse tout bas des vœux peu charitables pour le malencontreux cavalier, il n’accuse pas encore l’humanité tout entière.

Il se rend auprès d’un ami pour une affaire de la plus haute importance; on le reçoit avec froi­deur, on élude les explications demandées. Il se retire, défiant et chagrin. Les soupçons ne tar­dent pas à devenir certitude ; il apprend qu’il est la victime d’une trame odieuse, que son ami le trahit. — Chacun le plaiut, on lui prodigue les remontrances et les conseils, mais nul ne vient à son aide; il est d’ailleurs trop tard pour parer au danger !

La perte est immense ; la ruine est complète. Toute espérance est à jamais perdue. Brisé de

210 ART D’ARRIVER AU VRAI,douleur, il rentre dans sa maison pour s’y livrer tout entier à son désespoir. Le livre qu’il lisait dans la matinée est encore sur la table; cette vue lui rappelle les premières impressions de la jour­née. Quelle était ton erreur, se dit-il avec amer­tume, lorsque dans ta simplicité tu taxais d’exa­gération les peintures que certains philosophes nous font du monde 1 Oui, ces philosophes ont raison! Oui, l’homme est un animal dépravé ! La société est une marâtre ! Bonne foi, vertu, recon­naissance, amitié, mots sonores et vides dont le sens unique est déception. Égoïsme, perfidie, trahison, mensonge, voilà les seules vertus de la terre. Pourquoi la vie nous a-t-elle été don­née? Où donc est la Providence ? où donc est la justice de Dieu?

On le voit, de la douce et judicieuse philoso­phie de notre héros, rien ne survit; tout a sombré dans le naufrage de sa fort une et de ses espérances. Et cependant, toutes choses poursuivent dans le monde leur cours accoutumé. Ou nepeut dire que l'humanité soit devenue pire parce qu’il vient d’éprouver un malheur. Lui seul est changé; sa manière de sentir n’est plus la même. L’amer- tnmc d. >iit sou cœur est plein déhorde sur son intelligence. Obéissant aux inspirations de la douleur et du désespoir, il se venge du monde en

l ’ i n t e l l i g e n c e , l e c o e u r e t l ’ i m a g i n a t i o n . 2 1 1 le peignant des plus noires couleurs. Eh! qu’on ne croie point que ce soit mauvaise foi. Il voit les choses maintenant telles qu’il les dépeint, comme dans la matinée il les peignait telles qu’il les croyait voir.

Nous l’avons laissé se posant des questions désespérées, auxquelles il allait, sans doute, ré­pondre par le blasphème, lorsqu’un ami vient interrompre son monologue.

— J’ai su la trahison tramée contre vous...— Ainsi va le monde ! voilà ce que vaut l’a­

mitié !— ... Et je viens auprès de vous pour en dé­

tourner les effets. J’en a iles moyens, écoutez: La nouvelle du malheur qui vous frappe m’est parvenue au moment où je traitais une affaire importante. J’ai sur-le-champ retiré mes fonds; vous les accepterez. Eh ! voyez, l’exemple du bien est contagieux comme celui du mal. Mes amis m’ont, à leur tour, offert leur assistance. Nous avons étudié l’affaire; ne perdez pas de temps. Prévenez,par votre activité, les menées de votre ennemi. Vous trouverez dans ce portefeuille les sommes nécessaires. Adieu.

Le portefeuille tombe auprès du livre fatal, et de nouveau tout prend une face nouvelle. Non, la vertu; non, l’amitié, le désintéressement ne sont

2 1 2 a rt d’a r r iv er au v r a i.pas des mots vides et sonores ! Demain, le soleil se lèvera pur et radieux, les oiseaux chanteront la bienvenue de l’aube dans l’air frais du matin. La Providence aura des sourires, la vie des espé­rances. En un jour, la philosophie d’un homme, philosophie mobile comme les événements et comme son cœur, a décrit un cercle tout entier. Comme les astres dans le ciel, après leur révolu­tion, la voilà revenue à son point de départ.

§ I V . — U n e o p i n i o n p o l i t i q u e .

Une élection vient d’avoir lieu, dans laquelle les forces musculaires autant que la vigueur du raisonnement ou des convictions politiques ont eu (telle est du moins l’opinion du parti vaincu) la meilleure part. La sonnette du président a vainement lutté contre des voix de stentor et des poitrines de bronze; on a vu les discussions dé­générer en pugilat. Notre héros n’appartient pas au parti vainqueur, il a dû fuir et se cacher. Toutefois, gardez-vous d’accuser son courage. 11 est des lois de prudence, il est un décorum qu’un galant homme ne doit jamais oublier.

Son amour-propre et ses espérances ont été froissés. Le drapeau libéral qu’il portait haut en entrant aux comices a déteint sous la tempête

l ’ i n t e l l i g e n c e , l e c o e u r e t l ' i m a g i n a t i o n . 2 1 3 populaire, comme ces étoffes de médiocre valeur qui ne peuvent supporter l’épreuve de l’eau. «Ceci est une triste comédie; nous redevenons barbares, dit-il de l’air d'une con viction profonde. Il n’est de salut pour nous que dans une main de fer. Le despotisme a ses inconvénients, je le sais; mais entre deux maux il faut savoir choisir le moindre. Le gouvernement représentatif, gou­vernement de la raison éclairée et de la volonté libre, je l’admire dans le pays d’utopie ou dans les pages d’un journal. En réalité, il ne profite qu’à l’intrigue, à l’impudence, à l’audace. Je suis désabusé. »

Par suite des troubles, l’état de siège est dé­claré; la force militaire règne. L’émeute rentre dans l’ombre et la cité recouvre le repos. Notre électeur reprend ses habitudes pacifiques; la sé­curité renaît; il oublie insensiblement le tumnlte des élections, les voix de stentor qui ont étouffé la sienne et les dangers qu’il a courus.

Sur ces entrefaites, il est forcé de faire un voyage. On ne délivre les passe-ports qu’avec dif­ficulté. L’autorité militaire occupe la maison de ville. La consigne est sévère; à la porte d’entrée ces mots : On ne passe pas! prononcés d’une voix rude par la sentinelle, l’arrêtent brusquement. Il s’explique, il parlemente, il pénètre enfin dans

2 1 4 a r t d ’a r r i v e r a d v r a i .l’intérieur. L’heure le presse, il demande avec instances qu’on l’introduise auprès de l’officier public. N’a-t-il point droit à quelques faveurs, lui, l’ami de l’ordre, le défenseur zélé du pouvoir? Mais les employés inférieurs, qui mesurent leur politesse à l’importance qu’ils se donnent dans les temps de crise, répondent sèchement: « At­tendez votre tour. »

Son tour arrive ; le magistrat l’accueille avec défiance. Les chefs de la dernière émeute sont activement recherchés. Pourquoi quitter la ville? Le magistrat le presse de questions, lui délivre enfin un passe-port d’un air froid, baisse la tête et ne daigne pas répondre au salut que le voya­geur lui adresse en partant.

Il n’importe. Les ennuis que nous venons de décrire, cette dernière scène même n’ont point modifié ses convictions politiques ; non ! Mais que sais-je? Peut-être ne retrouverions-nous plus en lui le même goût pour le pouvoir absolu. Êcoutez-le: «Il est bon, dans un gouvernement, « de faire la part de la dignité humaine ; on « ne peut nier que le despotisme n’ait une cer- « taine raideur qui se fait sentir jusque dans les « rouages de l’administration, etc. »

Par malheur, le magistrat avait porté scs soupçons très-loin ; dénoncé par lui comme un

l ’iNTELLIGEKCE, LE CflËUR ET l ’IMAGINATION. 2 1 3 homme suspect, notre héros, au moment de monter en voiture, est arrêté, conduit en prison, mis au secret, et, malgré les fortes présomptions d’innocence qu’élèvent en sa faveur un extérieur décent, un embonpoint respectable et l’appa­rence la plus débonnaire, il y passe huit jours. Il n’en fallait pas tant pour battre en brèche, pour ruiner de fond en comble ses opinions nou­velles déjà fortement ébranlées. La brutalité de l’arrestation, l’ennui des interrogatoires, l’air et l’ombre de la prison font reverdir à vue d’œil son libéralisme mourant. Il étudie les droits de l’homme; il hait l’arbitraire, il abhorre le pou­voir absolu ; il fait des vœux ardents (quoique avec discrétion et tout bas) pour que la liberté individuelle, pour que la constitution devien­nent enlin une vérité.

Sa foi politique est aujourd’hui très-vive ; sera-t-elle de longue durée? Attendons; — at­tendons une émeute, les cris de la rue, des élec­tions nouvelles, un échec à son amour-propre ; jusque-là, comptez sur lui.

§ V . — S e p r é m u n i r c o n t r e l ’ i n f l u e n c e q u e l e c œ u r e x e r c es u r le j u g e m e n t .

Les dispositions de l’âme influent puissam­ment sur la laison. Il importe de ne l’oublier

jamais ; voilà pourquoi si peu d’hommes par­viennent à se soustraire à l’esprit de leur temps, à dominer les circonstances particulières qui les pressent, les préjugés de leur éducation, l’in­fluence de l’intérêt personnel ; à mettre leurs ac­tions et même leurs pensées en harmonie avec les prescriptions de la loi divine; à comprendre ce qui s’élève au-dessus de la région du temps; à préférer l’avenir au présent. Ce qui frappe nos regards, l’intérêt ou la passion du jour, de l’hpure, du moment, voilà ce qui décide de nos actes et même de nos opinions.

Que celui qui cherche et veut posséder la vérité s’étudie et se possède d’abord lui-même; qu’il se recueille souvent devant sa conscience, et dise : « Ton âme n’est-elle troublée par aucune pas­s io n ? ^ cache-t-elle point dans ses replis une affection secrète qui la domine à son insu ? Tes pensées, les jugements, tes conjectures, ne les formes-tu point sous l’influence d’une impres­sion récente qui, modifiant tes sentiments, mo­difie aussi la forme, la couleur, l’apparence des choses? Penses-tu, vois-tu depuis longtemps de la même manière? N’est-ce point depuis hier que tu penses, que tu vois ainsi; depuis un ins­tant peut-être; depuis qu’un événement favo­rable ou contraire a changé ta fortune ? De plus

2 1 6 a r t d ’a r r iv er au v r a i .

L’INTELLIGENCE, LE COEIR ET L’IMAGINATION. 2 1 7grandes lumières, de nouvelles preuves te sont- elles acquises ou seulement des intérêts nou­veaux? Où s’est fait le changement? dans ta rai­son ou dans tes désirs? Les jugements que tu portes te paraissent infaillibles aujourd’hui; en te plaçant dans une situation différente, dans un autre temps, jugerais-tu de la même ma­nière? »

L’on peut m’en croire; cette méthode est à la portée de chacun. 11 n’eu est pas de meilleure pour diriger l’entendement et régler la conduite. Quelquefois, il est vrai, les passions s’exaltent jusqu’à pervertir la raison; Vhomme est alors sous l’empire d’une sorte d’aliénation mentale; les règles seraient inutiles. Mais tel n’est point l’effet ordinaire des passions; le plus souvent elles ne font qu’offusquer l’intelligence; il reste au fond de notre âme une lumière affaiblie et vacillante, mais qui ne s’éteint pas. L’éclat de cette lumière se proportionne à notre vigilance; et, malgré les plus épaisses ténèbres, au plus fort de la tempête, elle est comme un phare de vérité qui nous indique le port si nous avons appris à réfléchir, à douter de nous-mêmes, à ne point regarder des élans de cœur, des feux follets, comme des guides qui puissent suppléer à la raison et nous montrer la route.

2 1 8 AIIT d ’a IUUVEK AU VRAI

§ V I . — U n e x e m p l e .Les passions nous aveuglent; vérité banale

que nul ne songe à contester. Ce n’est donc point la connaissance du principe abstrait et vague qui nous fait défaut, mais l’observation persévérante de l’influence des passions, la connaissance pra­tique et minutieuse des effets de cette influence sur l’entendement. Cette connaissance ne s’ac­quiert que par un long et pénible exercice. Voilà pourquoi j ’insiste, pourquoi je multiplie les exemples. Appeler l'attention de l’àme sur elle- même, n’est-ce point toute la philosophie?

Nous avons un ami dont les belles qualités nous charment; nous nous empressons en toute occasion d’exalter son mérite; nous ne pouvons mettre en doute son attachement, il a fait ses preuves. Une fois, cependant, il nous donne un motif de nous plaindre de lui : dès ce moment tout change* Ni son esprit n’est aussi brillant, ni son caractère aussi doux, ni son àme aussi belle, ni son commerce aussi aimable, ni son accueil aussi bienveillant; nous trouvons à reprendre en toutes choses. Le trait qui nous blesse a dé­chiré le yoile, nos yeux enfin se sont ouverts.

Eh quoi! nous étions-nous donc trompés à ce point? Non; mais hier notre amitié nous empê-

l ’ i n t e l l i g e n c e , l e c ( e d r e t l ’ i m a g i n a t i o n . 219 chait de voir des imperfections que notre ressen­timent exagère aujourd’hui. Nous n’avions point imaginé que notre ami put nous refuser un ser­vice, témoigner peu d’empressement à nous obli­ger, oublier, dans un moment d’humeur, sa courtoisie habituelle. Toutefois, si l’on nous eût interrogés sur la possibilité du fait, avant l ’é­preuve : « Il est homme, aurions-nous répondu, et soumis aux faiblesses de l’humanité; partant la chose est possible. » Pourquoi donc aujour­d’hui cette sévérité? Qui ne le voit? nous avons été blessés. Ce qui pense, ce qui apprécie en nous, ce n’est pas la raison éclairée par des faits nou­veaux, mais notre cœur irrité, ulcéré; nous croyons juger, nous ne faisons que sentir.

Il est un moyen de juger notre propre juge­ment. Imaginons que l’offense ne s’adresse point & nous. Les circonstances seront les mêmes, les relations également affectueuses, également in­times entre l’otïcnseur et l’offensé, il n’importe! nous ne tirerons point, du môme fait, les mêmes conséquences. Nous reconnaîtrons les torts de notre ami, nous les lui reprocherons, peut-être, avec une certaine émotion; nous aurons décou­vert, dans son caractère, un défaut qui nous était resté caché; mais nous ne laisserons point, pour cela, d’apprécier ses bonnes qualités; nous

Ü20 ART d ’a rriv er AU VRAI.ne le jugerons point indigne de notre estime ; le?.liens de notre amitié n’en seront pas moins étroits.

Que si nos changements peuvent avoir pour cause (et nous sommes forcés de le reconnaître) non point une erreur, un défaut, un tort, ou un caprice de notre ami, mais un défaut, un tort, une erreur, un caprice de notre propre cœur, convenons que le sentiment est un fonds bien peu solide pour établir nos jugements. Combien de fois il nous suffirait, pour les rectifier, d’étudier les choses avec désintéressement et sang-froid !

§ V I I . — N o s j u g e m e n t s e n p o l i t i q u e .Nos amis sont au pouvoir; ils prennent cer­

taines mesures contraires à la loi. « Les circon- « stances sont plusfortesque leshommes, disons- « nousàleurs adversaires : un gouvernement ne « doit point s’enfermer dans une légalité stérile; « l’acte le plus légal peut devenir très-illégitime. « Il est pour les peuples et les gouvernements, « comme pour les individus, un droit de conser- « vation qui prévaut et doit prévaloir sur tous « les autres droits. Que devient le droit devant « la nécessité ? »

Nos amis avouent hautement l’infraction à la loi, invoquant la nécessité. « C’est de la fran- « chise. La franchise est le premier devoir d'un

l ’ i n t e l l i g e n c e , l e c o e u r e t l ’ i m a g i n a t i o n . 2 2 1 a gouvernement. Pourquoi tromperies peuples? « Quoi de plus immoral, déplus dissolvant qu’un « gouvernement de fictions et de mensonges? »

Au contraire, ils éludent la loi par une inter­prétation dérisoire, ouvertement en opposition avec l’esprit du législateur.

« Tel est leur respect pour le droit qu’ils s’in- « clinent devant lui, jusque dans les plus extrê- « mes nécessités. La légalité est chose sacrée; « c’est beaucoup que, ne pouvant sauver le fond, « le gouvernement sauve au moins la forme et « déguise ainsi ce que l'arbitraire a d’irritant. »

Mais nos adversaires gouvernent : tout change. La violation de la loi devient un crime irrémis­sible. «Respect aux lois ! les lois avant toutl Où « irons-nous si le gouvernement s’arroge le droit « de les enfreindre selon ses caprices ; tout pou- « voir qui viole la loi ne justifie-t-il point ses « infractions par ce mot banal : la nécessité? »

Avouent-ils franchement l’illégalité : « C’est « ajouter l’insulte au sacrilège. Encore si l’on « avait usé de quelque dissimulation ! mais non ! « les derniers degrés de l’arbitraire ont été fran- « chis du premier pas. On saura désormais à « quoi s’en tenir. »

Mais ils ont sauvé les apparences en conser­vant les formes légales. « 11 n’est pire despotisme

2 2 2 art d ’a r r iv er au v r a i.« que celui qui s’exerce au nom de la loi. L’in- « fraction serait-elle moins coupable pour être « accompagnée d’hypocrisie ? Lorsqu’en des cir- « constances extrêmes le pouvoir jette publi- « quement un voile sur les tables de la lo i, il « semble, par sa franchise, s’excuser devant le « peuple et promettre que l’abus ne sera point a renouvelé; mais, commettre des inégalités à « l’aide de la loi elle-même, c’est profaner, c’est « avilir la loi; c’est abuser de la bonne foi des « peuples, c’est ouvrir les portes à tous les désor- « dres! Qui ne respecte point l’esprit de la loi « peut tout faire en son nom. Il suffit d’une ex- « pression douteuse ou ambiguë, que l’on inter- « prête à son gré, pour violer audacieusement « les intentions du législateur, etc. »

§ V I I I . — D a n g e r s d ’u n e s e n s i b i l i t é e x c e s s i v e . — L e s g r a n d stalents, les poütes.

Il est des erreurs tellement évidentes, des ju­gements si manifestement empreints de passion, qu’ils ne trompent que ceux qui veulent être trompés. Le danger n’est point là; craignez beaucoup plus ces sophismes déguisés avec tant d’art et parés de tant de séductions qu’il de­vient presque impossible de s’en défendre. Par malheur ce danger se cache souvent dans la pa-

L’ïNTELLlGENCE, LE CŒUR ET L’iMAGINATION. 223 rôle et les écrits des hommes supérieurs, comme sous les fleurs parfumées le poison qui donne la mort.

Comme ces hommes sont doués d'une sensi­bilité exquise, les impressions qu'ils reçoivent, vives, profondes, passionnées, décident d'une manière souveraine de la direction de leurs idées et de leurs opinions; leur intelligence pénétrante trouve facilement des raisons à l'appui de la cause qu’ils ont adoptée; ils fascinent le vulgaire et le mènent à leur gré.

Peut-être ne faut-il point chercher ailleurs la cause de l’inconsistance que l'on a si souvent re­marquée chez des hommes d’un esprit supérieur. Ils adorent aujourd’hui ce qu’ils brûleront de­main; l’erreur qu'ils condamnent maintenant, ils la défendaient hier comme un dogme sacré. Dans le même ouvrage, ils associent les propo­sitions les plus heurtées, ou posent des conclu­sions inconciliables avec les principes établis. N’imputez point à leur intention ces étranges anomalies. Us ont soutenu le pour et le contre avec la même conviction ; et cette conviction, ils la puisaient dans l’exaltalion d’un sentiment. Lorsque leur génie se déployait en images, en pensées pleines de grandeur et d’éclat, il était, à son insu, l’esclave du cœur; esclave habile,

224 ART d'ahhiyer au thaï.ingénieux et produisant, au caprice du maître, des œuvres exquises, des merveilles de l’art.

Les poètes, les vrais poètes, c’est-à-dire ces hommes doués parle Créateur d’une intelligence élevée, d'une imagination puissante, d’une âme de feu, sont surtout exposés à se laisser emporter ainsi aux impressions du moment. Ils planent quelquefois dans les plus sublimes régions de la pensée; disons même qu’il ne leur est pas im­possible de modérer leur vol et de juger avec prudence et discernement; mais, on ne saurait le nier, la réflexion, une grande force de vo­lonté leur sont plus nécessaires qu’au reste des hommes.

§ ÏX. — 11 est nécessaire d'avoir des idées arrêtées.

Les considérations qui précèdent nous mon­trent combien il importe d’avoir, sur les choses essentielles, des idées arrêtées, et de nous défier des inspirations irréfléchies et soudaines. On a dit : Les grandes pensées viennent du cœur; ajoutons : Et les grandes erreurs aussi. — Le cœur ne réfléchit ni ne juge : il sent. Le senti­ment est un ressort plein de puissance qui met en mouvement et multiplie les facultés de l ’àme; lorsque l’intelligence est dans le vrai, lorsqu’elle

i / I N T E L L I G E N C E , L E C U Ë I 3 R E T L ’ i M A G I N A T I O N . 2 2 Hmnrclic dans la lionne voie, les sentiments nobles et purs augmentent ses forces et accélèrent son élan ; comme aussi les sentiments bas et dépra­vés entravent et faussent l’entendement le plus droit. L’exaltation dans le bien, portée outre mesure, peut elle-même nous jeter en des écarts déplorables.

§ X. — Le poète et le monastère.

Un poète voyageur entend, au milieu d’une solitude, le son d’une cloche qui fait diversion à ses rêveries. Bien qu’il n’ait point ployé son intel­ligence et sa vie sous les enseignements de la foi, l’âme du poète est restée accessible aux inspira­tions religieuses. Cette voie plaintive de l’airain au milieu du désert le jette dans une mélancolie grave et sévère. Bientôt il aperçoit à travers les grands chênes, et comme cachée à leur ombre, la maison de paix où l’innocence et le repentir trouvent un asile contre les vaines agitations du monde. Il arrive ; il demande, avec un mélange de respect et de curiosité, d’être introduit dans la sainte demeure. Un vieillard, dont les traits respirent le calme et la sérénité, l’accueille avec une cordialité simple et douce; on le conduit à la chapelle, dans les cloîtres, à la bibliothèque,

13.

2 2 6 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .partout 0 C1 le voyageur peut trouver un intérêt de science ou de plaisir. Le vieux moine lui sert de guide. Il fait preuve dans la conversation de bon goût et de savoir, se montre tolérant envers les opinions de l’étranger, sourit douce­ment à ses saillies, et ne le quitte que pour aller, modeste et grave, où ses devoirs l’appellent. Le cœur d u poëte est doucement ému ; le silence des cloîtres, interrompu seulement par le chant des psaumes, les objets pieux qui frappent à chaque pas ses regards, le recueillement et la paix qui descendent pour ainsi dire des voûtes silen­cieuses, avec les demi-jours des vitraux, les qua­lités charmantes, la bonté, la condescendance du vieillard qui l'accueille, tout le pénètre d’un sentiment profond qu’il ne peut définir; il est subjugué : le Christ a vaincu. Le moment du départ arrive trop tôt à son gré; il s’éloigne rêveur du monastère, emportant des souvenirs qui vivront longtemps dans sa pensée.

Que s’il plaît au poëte de mêler à ses notes de voyageur quelques réflexions sur les institutions religieuses, faut-il vous les dire? N’en doutez point : les institutions monastiques seront per­sonnifiées dans le couvent qu’il vient de quitter; le couvent sera personnifié dans le vieillard dont le souvenir et l’image touchante sont encore pré-

l ’ i n t e l l i g e n c e , l e c o e ü r e t l ’ i m a g i n a t io n . 227sents à son esprit charmé, etc Attendez-vous à des strophes éloquentes en faveur des ordres religieux, à des anathèmes contre la phi­losophie qui les condamne, à des imprécations contre les révolutions qui les détruisent, à des larmes versées sur les ruines et sur les tom­beaux !

Mais, malheur au monastère, malheur aux institutions monastiques si, parhasard,unhôte, d’une conversation sèche et sévère, eût accueilli le voyageur : le moine indifférent ou chagrin aurait représenté le couvent, l’ordre, l’institut, peut-être la religion tout entière. La satire eût remplacé le dithyrambe.

Et toutefois, dans les deux suppositions, la va­leur des institutions religieuses est la même. Oui, à la différence près d’un accueil froid et bienveillant fait au poëte voyageur.

§ X I. — Devoirs de l’écrivain, du pofcte, de l ’orateur, et de l’artiste.

Nous aurions à développer ici des considéra­tions d’une haute gravité sur l’emploi du talent d’écrire, sur la dignité de l’art en général, et principalement sur la mission élevée des arts qui, se servant des passions comme d’un auxi­liaire, réagissent au moyen du cœur sur l’intel­

ligence elle-même. Il est pour la peinture, la sculpture, la musique, la poésie, pour toutes les branches de la littérature, des devoirs sacrés trop souvent méconnus. La vérité et le bien : la vérité pour l’esprit, le bien pour le cœur; voilà les deux objets essentiels de l'art; voilà l’idéal que les arts doivent offrir à l’homme au moyen des impressions qu’ils éveillent. S’ils oublient leur mission, s’ils ne se proposent que le plaisir, ils deviennent pour l’esprit du mal une arme dangereuse.

Mettre l’art au service des passions mauvaises ! Non, ce n’est point pour cela que l’artiste a reçu les privilèges sacrés du génie ! L’orateur qui se sert du charme de la parole pour enseigner le mensonge, qu’est-il autre chose qu’un vil em­poisonneur?— d’autant plus vil, d’autant plus odieux, que les moyens qu’il emploie sont plus perfides, et que l’on peut moins s’en garantir. Lorsque la conviction doit être une erreur, per­suader est une trahison. Cette doctrine paraît sé­vère; elle n’est que vraie. C’est le langage de la raison, de la raison soumise aux prescriptions de la loi éternelle, qui est sévère aussi, parce qu’elle est immuable et juste.

Les artistes, les poètes, les orateurs, les écri­vains qui détournent de leur fin les dons qu'ils

2 2 8 a r t d ’a r r iv e r a u v r a i .

ININTELLIGENCE, LF CGEUR ET L’iMAGINATlON. 2 2 9 ont reçus, sont de véritables pestes publiques. Phares trompeurs allumés su rl’écueil, ils éga­rent ceux qu’ils avaient mission d’éclairer; ils devaient montrer le port, ils mènent à l ’abîme.

Les nations modernes n’ont-elles point mé­connu leurs véritables intérêts en faisant revivre l’éloquence populaire dont les anciennes répu­bliques ont eu tant à souffrir? Dans les assem­blées où se débattent les affaires de l’État et les grands intérêts de la société, nulle voix ne de­vrait être écoutée que la voix du bons sens, la voix de la raison judicieuse, austère, éclairée. La vérité n’en est pas moins vraie, la réalité des choses n’est point changée, parce qu’un orateur habile, excitant l’enthousiasme, entraîne les votes d’une majorité séduite. Ce que l’on défend, ce que l’ou attaque, est ou n’est point utile; la question est là, elle n’est que là; le reste, jeu d’enfants dans lequel sont engagés les intérêts les plus graves, intérêts trop souvent sacrifiés au vain plaisir de déployer des talents oratoires et d’arracher des applaudissements.

On a observé que les assemblées délibérantes, surtout au début des révolutions, sont très-sou­vent comme frappées d’un esprit d'envahisse­ment et inclinent aux résolutions violentes. Les discussions, d’abord calmes et modérées, pren-

230 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .nent tout à coup un Liais dangereux : les âmes s’émeuvent, les intelligences s’obscurcissent, l ’exaltation s’empare des esprits, exaltation qui va jusqu'au délire. Consultez, interrogez en par­ticulier chacun des membres de l’assemblée : à des degrés divers ils comprennent, ils aiment et cherchent la vérité; comment se fait-il que l’as­semblée tout entière ne soit qu’une réunion d'hommes en démence? En voici la raison. L’im­pression d’un moment domine tout, efface tout, l’emporte sur tout; cette impression passionnée, ardente, se propage par la sympathie avec la rapidité du fluide électrique ; elle acquiert dans sa marche une force irrésistible, et l'étincelle devient en quelques secondes une épouvantable conflagration.

Le temps, les désenchantements, l’expérience et le mallieurinstruisent quelquefois les peuples. Leur sensibilité, comme celle des individus, s’é­mousse; la fascination de la parole devient moins à craindre pour eux. Triste remède qui ne guérit le mal que par l ’excès du mal. Toutefois, puis­qu’il ne nous est point donné de changer le cœur de rhomnie, entourons de notre respect ceux qui mettent au service de la justice et de la vérité les armes que tant d’autres ont mises au service de l’erreur et du mal. À côté du

t ’iNTElLIGENGE, LE CCE13K ET L* IMAGINATION. 2 3 1poison la Providence a presque toujours placé l’antidote.

§ XII. — Penséos revêtues d'images. Sources d 'erreurs.

Les erreurs de sentiment ne sont pas les seules contre lesquelles nous ayons à nous prémunir; il en est d’une autre espèce, moins redoutées, peut-être, et tout aussi dangereuses : ce sont les pensées revêtues d'images brillantes. On ne sau­rait dire la puissance ries artifices du langage et le danger qu’ils peuvent cacher. À l’aide d’un vêtement grave et philosophique, une pensce su­perficielle acquiert l’apparence de la profondeur. Une vulgarité triviale parvient, sous de nobles atours, à déguiser sa roture ; et telle proposition fausse qui, sèchement énoncée, trahirait sur-le- champ sa fausseté, se place, grâce au Yoile ingé­nieux dont on la couvre, parmi les vérités incon­testées.

Les écrivains profonds, sentencieux, ou qui visent à la profondeur, offrent souvent le défaut et le danger que je signale. Comme leur parole est écoutée avec d’autant plus d’assentiment et de respect qu’ils paraissent plus profondément convaincus, il suit de laque le lecteur prend pour des axiomes inébranlables, pour des maximes

232 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .d’élernelle vérité, ce qui n’est parfois que le rêve du philosophe, un piège tendu à la bonne foi des imprudents.

CHAPITRE XX.PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE.

§ I . — Philosophie de l’histoire ; ce qu'elle est ; difficultésde cette science.

Nous envisageons ici l'histoire, non sous le rapport critique, mais sous le rapport philoso­phique. Les principes qui nous doivent guider dans la critique des faits ont été exposés au cha­pitre XI.

Est-il une méthode qui présente avec exac­titude et clarté l’esprit et le caractère d’une époque, en la faisant, pour ainsi dire, vivre sous nos yeux ; qui précise les causes des événements et nous mette en état d’assigner à chacune de ces causes son influence propre et ses résultats ? — Voilà sinon ce que l’on entend par philosophie de l’histoire, du moins ce qu’elle est en réalité.

Ferons-nous consister cette méthode dans le choix des auteurs ? mais quels sont les bons au­teurs ? qui nous garantit leur impartialité ? où

PHILOSOPHIE DE L ’HISTOIRE. 233sont les historiens dont les écrits enseignent ou contiennent la philosophie de l’histoire ? — Ba­tailles, négociations, intrigues de palais, vie et mort des princes, changements de dynasties ou de gouvernements, voilà le fonds commun de tous les récils historiques. De l’individu, de ses idées, de ses sentiments, de ses besoins, de ses goûts, de ses caprices, de ses mœurs, pas uu mot ; rien qui nous introduise au foyer des fa­milles ou dans la vie réelle des peuples. Point de ces regards qui pénètrent et sondent les entrailles d’une société, qui, dans la marche des événe­ments, saisissentcellesdel’humanitétout entière; jamais un coup d’œil sur ces faits obscurs en ap­parence, lesquels cachent cependant et signalent, à qui sait les comprendre, les causes des événe­ments les plus considérables. Toujours la poli­tique, c’est-à-dire la surface des choses. Toujours des grandeurs et du bruit ; beaucoup de mots, peu de science ; beaucoup de récits, peu de pen­sées et de faits.

De nos jours, on a reconnu ce vide des ou­vrages historiques et l’on travaille à le combler. On n’écrit plus une histoire sans philosopher à propos de cette histoire et, le plus souvent, hors de propos. Il arrive, en effet, qu’au lieu de la philosophie des événements nous avons celle de

234 a r t d ’a r r i v e r AU V RA I,l’historien. Mieux vaut absence de philosophie qu’une mauvaise philosophie. Plutôt que de tra- vestir l'histoire, revenons au système des dates et des noms propres. Il est préférable.

§ i l . — t 'n m ojen île faire des progrès dans la philosophiede l'histoire.

Il faut lire les historiens, et, faute de mieux, ceux que nous avons, malgré ce qui leur manque. Mais cela ne suffit point. Il est une méthode qui mène plus siu-ement et plus directement au but : l ’étude immédiate des monuments. Immédiate, c’est-à-dire qu’il ne faut point s’en tenir à la tra­dition écrite ou parlée, mais voir de ses yeux.

« Mais ce travail est fatigant ; impossible au plus grand nombre; difficile pour tous. » J’en conviens, et toutefois j ’ose affirmer qu’en beau­coup de cas cette méthode épargnera beaucoup de fatigue et de temps. La vue d’un édifice, la lecture d’un document original, un fait, un mot insignifiants en apparence, et restés inaperçus à l’historien, nous en disent plus, nous parlent avec plus de clarté, de vérité, d’exactitude, que les plus longs récits.

Exemple : un historien veut peindre la simpli­cité des mœurs patriarcales; il recueille avec beaucoup de fatigue et de soins des notions, des

PHILOSOPHIE he l 'h isto ir e . 235faits exacts et nombreux sur les temps les plus reculés; il épuise son érudition, sa philosophie, son éloquence à faire ce que l'on appelle une des­cription vraie, un tableau ressemblant de l’épo­que et des personnages de l'époque... Eli bien, malgré le profond savoir qu’il déploie, j’ai sous la main ce qui vaut mieux enc'ore que ses recher­ches : les écrivains du temps ; là je vois en action, là je prends, pour ainsi dire, sur le fait les mœurs et les personnages, et je trouve à la fois instruction et plaisir. La Bible et Homère, voilà mes auteurs.

§ III. — Application de ces principes à l’iiistoirc de l'esprit hum ain.

Comme les événements extérieurs, l ’esprit humain a son histoire. Histoire d’autant plus précieuse à consulter qu’elle doit nous révéler le fond de notre nature avec les causes qui peuvent agir sur elle. On a beaucoup écrit sur les diverses écoles qui se sont partagé le domaine de la philo­sophie, et sur le caractère ou les tendances de l’esprit humain à certaines époques. Ainsi les historiens de l’intelligence ne manquent pas; mais, si vous leur demandez autre chose que deux uu trois généralités toujours incomplètes, toujours inexactes ou erronées, force vous sera

2 3 b a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .d’appliquer la règle que nous avons établie : lire les auteurs du temps. Qu’on le remarque bien, je ne dis pas lire tous les auteurs; cette méthode serait impraticable. Une page, une seule page originale nous donnera quelquefois plus au vif l’esprit d’un écrivain, l’esprit d’une époque, que l’historien le plus minutieux.

g IY. — Exemple tiré de la physionomie dr l’homme.

Lru homme studieux peut arriver, sans voiries choses par lui-même, à la connaissance histori­que. Toutefois qu il y a loin de cette connaissance à celle que nous nommerons connaissance intui­tive t II saity mais il n’a pas vu . 11 sera peut-être en état de raconter, il ne saurait peindre. Je vais expliquer ma pensée à l’aide d’une comparaison. O11 nous parle d’un personnage important que nous ne connaissons point, et, curieux de savoir quelque chose de la figure et de la manière d’être de ce personnage, nous nous enquérons auprès de ceux qui l’ont vu. On nous dira, par exemple, qu’il est d’une taille, au-dessus de la moyenne ; qu’il a le front large et découvert, des cheveux noirs tombant avec une certaine négligence, des yeux grands, un regard pénétrant et vif, le visage pâle, le geste animé et plein d’expression; qu’un sou-

PHILOSOPHIE DE L ’HISTOIRE. " l'ilrire aimable se dessine fréquemment sur ses lè­vres, sourire qui n’est pas toujours exempt de malice ; que sa parole est grave, mesurée, mais que, lorsqu’il s'anime, elle devient rapide, inci­sive, fougueuse même. Ainsi, pour nous donner une idée aussi rapprochée que possible de la réa­lité, on nous fait un portrait physique et moral.

Si ces renseignements sont exacts, si le por­trait ressemble à l’original, nous avons une idée de la personne, et nous sommes en état de satis­faire, à notre tour, la curiosité d'autrui. Mais notre connaissance est-elle parfaite? Pourrions- nous, d’après l'esquisse, créer une image exacte­ment semblable à la réalité? Supposons, en effet, qu’un peintre de talent cherche à reproduire cette image sur la toile, lui donnera-t-il la ressem­blance ?

On détaille devant nous la physionomie d’une personne, et notre imagination crée aussitôt une figure que nous croyons calquée sur le modèle. A l’apparition de l’original, les différences sont si grandes que nous sommes forcés de retoucher, dans mille traits essentiels, sinon de refaire en entier, l ’œuvre de notre pensée. C’est qu’il est des choses dont on ne peut, à moins de les avoir sous les yeux, se former une idée claire et précise ; et ces choses, toutes de nuances, sont très-nom-

238 a r t d ' a r r i v e r a u v r a i .breuses, très-délicates, insaisissables en détail ; leur ensemble forme ce que nous appelons la physionomie. Par quel moyen saisissez-vous les diiférences qui existent entre deux personnes ressemblantes? Au moyen de la vue; il n’en est point d’autre. Vous ne sauriez dire en quoi ces deux personnes diffèrent; cependant il y a en elles un je ne sais quoi qui ne permet pas de les confondre; ce je ne sais quoi se voit; on ne le peut définir.

Voici ma pensée : dans les ouvrages de cri­tique, nous trouvons des descriptions savantes, étendues, scrupuleuses, exactes même, de l’état de l’esprit humain à certaines époques; et, toute­fois, ces époques, malgré les descriptions, nous restent inconnues. Qu’après la lecture d’un livre de ce genre l’on soumette à notre appréciation des fragments empruntés à des ouvrages écrits en divers temps et par des auteurs divers, nous ne saurons ni les classer selon leur date, ni les restituera leurs auteurs. En vain rappellerons- nous nos souvenirs et les appréciations que nous aurons recueillies à leur sujet, nous n’en serons pas moins exposés à tomber en des équivoques grossières et dans les plus étranges anachro­nismes. Combien la difficulté serait moindre si nous avions lu, si nous avions étudié les origi-

PHILOSOPHIE DE l'ïIISTOIRE . 239naux! Peut-être étalerions-nous une érudition moins étendue, une critique moins savante; mais, je l’ose affirmer, nos jugements auraient plus de netteté, ils seraient plus décisifs. « Le tour des « pensées, dirions-nous, le style, le langage ré- « vêlent un écrivain de telle époque. Ce fragment « est apocryphe; celui-ci porte le cachet d’un « autre temps; » et nous irions ainsi, les classant avec certitude, sans crainte de nous tromper, bien que nous fussions parfois hors d’état d’ex­pliquer le pourquoi de nos jugements à ceux qui, comme nous, n’auraient point fréquenté et vu de leurs yeux ces illustres défunts.

<t Telle qualité, comment se fait-il que nous « ne la rencontrions pas ici? et telle autre, pour- « quoi s’y trouve-t-elle en un plus haut degré? » « Il nous est impossible, dirions-nous, de lever « tous vos scrupules; mais, ce que nous pouvons « affirmer, c’est que les personnages dont il s’agit « nous sont parfaitement connus. Comme on di- « rait : Je ne puis me tromper sur leur pliysio- « norme; je les ai vus souvent. »

2 4 0 ART d ' a IUUVE.K AU VRAI.

CHAPITRE XXI.RELIGION.

§ 1. — R aisonnem ent insensés des indifférents en matièrede religion.

Je ne prétends point donner un traité complet sur la religion; il suffit au dessein que je me suis proposé de quelques réflexions propres à diriger l’entendement dans cette matière impor­tante, et, je l’espère, ces réflexions prouveront jusqu’à l'évidence que les indifférents ou les in­crédules sont de mauvais penseurs.

La vie est courte, la mort assurée ; rien n’arrête la marche du temps. En peu d’années, tou t homme vivant aujourd’hui sous le soleil sera descendu dans la tombe. Il connaîtra, par expérience, ce qu’il y a de vrai dans les enseignements de la re­ligion sur nos destinées. Ni son incrédulité, ni ses doutes, ni ses invectives, ni ses satires, ni son indifférence, ni son fol orgueil, ne changeront la réalité des choses. S’il est vrai qu’un autre monde existe, où des châtiments attendent le méchant et des récompenses l’homme de bien, il n’en sera pas moins ainsi, bien qu’il plaise à l’homme de le nier ; l’indifférence ou la négation ne changeront

RELIGION. 241rien aux lois éternelles de la justice; elles n'amé­lioreront point le sort qui l’attend. A l’heure fa­tale, la mort sera là pour lui ouvrir les portes de l’éternité. Rien ne peut le soustraire à cette des­tinée; destinée aussi personnelle que s’il était seul au monde. Nul ne prendra pour lu i, dans l ’autre vie, la solidarité du bien ou du mal qu’il aura fait. Ces considérations ne donnent-elles point une idée bien haute de l’importance de la religion et de la nécessité où. nous sommes de sa­voir ce qu’elle contient de vérité? Et l’homme qui dit : « Il ne m’importe point de le savoir ! vérité ou mensonge, je ne veux pas y songer ! » n’est-il pas une créature bien insensée?

Un voyageur rencontre sur sa route un large fleuve qu’il doit franchir. Les gués sont-ils ou non praticables? — Il l’ignore. Des voyageurs arrêtés comme lui sur la rive ont sondé la pro­fondeur des eaux, et sont unanimes à déclarer qu’une mort certaine attend l’imprudent qui ten­tera la traversée. Question sans importance pour moi! dit l’insensé. Et il se jette, au hasard, dans le fleuve. Voilà l’indifférent en matière de reli­gion.

§ II. — L'indifférent et le genre humain.

La religion a toujours été , elle est encore lau

242 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .préoccupation générale de l’humanité. Les légis­lateurs en ont fait la hase de leurs constitutions; les savants l’ont prise pour sujet de leurs études les plus approfondies; les monuments, les lois, les écrits des siècles passés attestent les tendances religieuses de l'esprit humain; les ouvrages dog­matiques encombrent les bibliothèques, et, de nos jours encore, la typographie ne cesse de les multiplier. Mais, voici venir l’indifférent : « Temps perdu ! dit-il, questions futiles ! Pour « juger, qu’ai-je besoin de connaître? Yos sages « sont des insensés ; vos législateurs de faibles « esprits; l’humanité tout entière est le jouet « d’une illusion. » 0 faiblesse orgueilleuse ! ô dé­plorable abaissement de l’esprit humain ! il me semble voir les sages, les législateurs de tous les siècles se lever et répondre : « Qui es-tu pour « nous outrager ainsi, pour mépriser les senti- « ments les plus profonds du cœur, les traditions « les plus chères à l’humanité, pour déclarer « sans importance ce qui fu t, dans tous les « temps, la préoccupation de la terre entière !

« Qui es-tu ? Aurais-tu découvert le secret de « vaincre la mort, poussière que le vent disper- « sera demain? Sais-tu le sort qui t’attend dans « la région inconnue, ou bien espères-tu le « changer à ton gré? — La récompense ou le

RELIGION. 243« châtiment sont-ils pour toi chose indifférente? « Eh! s’il existe ce juge dont tu veux chasser la « pensée, lorsqu’il t’appellera devant son tri- « bunal, lui répondras-tu : « Que m’importent te vos commandements et votre existence? » « Avant de te laisser emporter à ces paroles in- « sensées, jette un coup d’œil sur toi-même, sur « ton organisation si délicate que le plus léger « accident peut altérer et qu’un peu de temps va « détruire! — Assieds-toi sur une tombe, re- « cueille-toi et médite! »

§ III. —« Passage de l’indifférence à l ’examen.

Guéri de son indifférence, convaincu que la religion est l’intérêt le plus pressant de la vie, le penseur devra faire un pas en avant et raisonner ainsi : Est-il probable que toutes les religions ne soient qu’un amas d’erreurs et que la doctrine qui les rejette toutes soit la vérité?

Dieu! voilà ce qu’en premier lieu toutes les religions établissent ou supposent. Y a-t-il un Dieu? l’univers a-t-il étécréé?et par qui? — Lève tes yeux au ciel, promène tes regards sur la sur­face de la terre, étudie-toi toi-raème; et voyant partout ordre et grandeur, dis, si tu l’oses : « C’est le hasard qui a fait le monde; je suis

moi-même l’œuvre du hasard ; l ’œuvre m'étonne, mais l’ouvrier n’existe point. L’édifice est admi­rable; il s’est construit de lui-même et sans ar­chitecte. L’ordre règne sans ordonnateur; le plan a été dressé sans une intelligence pour le conce­voir, sans une puissance pour l’exécuter. » Ce raisonnement absurde, que l’on n’oserait appli­quer aux plus médiocres ouvrages, on l’admet lorsqu’il s’agit des merveilles de l’univers! Folie pour les travaux de l’homme! sagesse pour les grandes œuvres de Dieu!

§ IV. — Il n ’est pas possible que toutes les religions soient vraies.

Les religions sont en grand nombre sur la terre et diffèrent beaucoup entre elles. Est-il possible qu’elles soient toutes vraies? Le oui et le non, sur le même sujet, peuvent-ils être en même temps la vérité? Les juifs attendent le Messie ; les chrétiens affirment qu’il est venu sur la terre et qu’il a rempli sa mission. Les musul­mans proclament Mahomet un grand prophète ; les chrétiens accusent Mahomet d’imposture. Les catholiques admettent l’infaillibilité des décisions

tde l’Eglise en matière de dogme et de morale ; les protestants nient celte infaillibilité. Or la vérité ne peut être et n'être pas en même temps:

2 4 4 A u t d ’a r h i v e b a u v r a i .

les uns ou les autres se trompent. Prétendre que toutes les religions sont vraies est donc une ab­surdité1.

Bien plus; toutes les religions se proclament

1 * Hors de VÉglise, point de sa lu t! y> — Qu’est-ce à dire et que prétendez-vous? En plein dix-neuvième siècle, cette maxime stupide et barbare!....

Passons sur la formule ; il est en effet certaines vérités qui sont devenues, depuis un siècle, entre les mains des sophistes, comme ces banderoles écarlates que les p ica - dores agitent dans les fêtes espagnoles, pour détourner les regards du taureau et le mettre en fureur.

Allons au fond des choses. Admettez-vous cette propo­sition : hors de la vérité point de vérité ? et celle-ci : le vrai et le faux ne sont pas une même chose; et celle-ci encore : si la vérité est agréable à Dieu, le mensonge lui déplaît et l’un et l’autre ne sauraient venir de lui? etc.

Eh bien, mettez au défi tout homme intelligent et de bonne foi de trouver un sens philosophique, autre que celui de ces propositions, à la maxime intolérante et eruelle qui vous irritait si fort tout à l’heure.

— Mais l’Église catholique condamne à des peines éter­nelles quiconque ne vit point ou ne meurt point sous ses lois.

— L’Église catholique ne condamne personne ; comme son divin Maître elle mérite et prie pour tous, y compris ses persécuteurs. Mais, comme lui, et parce qu’elle est son représentant et son héritière, elle dit au monde : Je suis la lum ière , la vérité et la vie; celui qui me su it ne marche po in t dans les ténèbres, etc.

RELIGION. 2 4 o

14.

246 a b t d ’a r r i v e r a u v r a i .descendues du ciel. Celle-là seule, en effet, est la vraie religion qui peut prouver cette origine. Les autres ne sont qu’illusion ou mensonge.

— Soit! il n’en est pas moins vrai que cette mère si tendre damne sans pitié, et l'enfant mort sans baptême, et l'hérétique, et le sckismatique, etc.; enfin tout homme qui n'a point connu ses dogmes et reçu son enseignement, eût-il vécu sans péché devant Dieu.

— L’Église catholique enseigne et croit que le salut nous est acquis par les mérites du Sauveur ; elle a cela de com­mun avec tout ce qui est ou se dit chrétien. L'Église catholique enseigne et croit que tout homme est tenu de chercher, de connaître et de pratiquer la vérité, dans la mesure de son intelligence et des grâces qu’il reçoit à cet effet de la bonté de D ieu . Mais c’est tout; elle ne com­mande pas l’impossible.

Confiant à la miséricorde du Créateur l'enfant qui meurt sans baptême, elle dit à la mère en pleurs : le fruit que vous avez porté ne recevra point de récompense pour des mérites qui n'ont pu lui être acquis ; mais il ne sera point puni du malheur de sa mort. Ne regrettez pas de lui avoir donné l'être; la bonté de Dieu désarme sa justice même.

Elle dit de ceux qui meurent dans une ignorance invin ­cible de son enseignement et de ses dogmes : Dieu ne permettra point qu’une âme sainte soit à jamais privée de la lumière et bannie de son sein ; comptons plutôt sur un miracle de bonté. L’enfant qui meurt dans l’hérésie sans avoir pu connaître la vérité, l’homme simple qui sert Dieu, de bonne fo i9 chrétien de cœur et de vie, mais que l’éducation, l’état, les circonstances ont mis dans lïm -

RELIGION. 247§ V . — Il est impossible que toutes les religions soient également

agréables à Dieu.

Est-iL possible que toutes les religions, que tous les cultes soient également agréables à la Divinité? Mais la vérité infinie ne peut aimer l ’erreur ; mais le mal ne saurait plaire à la bonté infinie 1 Affirmer que toutes les religions sont également bonnes ; qu’au moyen d’un culte, quel qu’il soit, l ’homme remplit ses devoirs envers Dieu, c’est donc blasphémer la vérité, c’est insul­ter à la sagesse comme à la bonté du Créateur.§ VI. — Il est impossible que foules les religions soient une

invention humaine.

«Filles delà superstition, de l’intérêt ou de « la peur, toutes les religions, dit l’incrédule, « sont des inventions humaines. » — Et l’inven­teur, quel est-il? L’origine des religions se perd dans la nuit des temps h Partout où l’homme sepossibilité de marcher à ma lumière, ceux-là s’ils n’ap­partiennent à mon corps, appartiennent à mon âme. Ils sont mes fils par la croix du Sauveur qui me les a conquis.

Voilà l’enseignement de l’Église; elle n’en a jamais eu d’autre. Où donc est l’intolérance et la cruauté de l’Église?

(N o t e d u t r a d u c t e u r .)1 Elle date, au moins, de la création de l’homme ; la

2 4 8 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .montre en société, nous voyons apparaître aussi­tôt un prêtre, un autel, un culte. Quel est donc ce génie inventeur dont le nom s’est effacé de la mémoire des hommes, et dont les générations, sur toute la surface de la terre, se sont transmis les enseignements? Si l’invention a pris nais­sance chez un peuple civilisé, comment des peuples barbares, comment des sauvages même l’ont-ils adoptée ? Et, si la barbarie fut son ber­ceau , comment a-t-elle fait la conquête des peu­ples civilisés? Vous direz : « La religion est une « nécessité sociale; elle date de la naissance des « sociétés. » Mais à qui cette nécessité fut-elle révélée? qui trouva, le premier, les moyens de répondre à cet instinct profond ? par qui fut conçu ce système si propre à maîtriser l’homme, à le diriger? Après l’invention, qui donc a tenu dans sa main tous les cœurs, toutes les volontés pour les façonner & sa guise, pour leur communiquer les sentiments, les idées qui ont fait de la reli­gion la respiration de l’âme, et pour ainsi dire une seconde nature?première pulsation de la vie dut être, dans la créature inr telligente, un acte religieux ; à moins que l’intelligence ne soit sortiedes mains de Dieu, inintelligente, ou incomplète, ou qu’elle ne soit l’œuvre du hasard, c’est-à-dire qu’elle ne soit pas, car le hasard n’est rien.

Les découvertes les plus utiles, les plus né­cessaires, restent, durant des siècles, le privilège de certains peuples; elles ne sont transmises, à l'aide des relations, qu’avec une extrême len­teur, même aux nations les plus voisines; pour­quoi n’en a-t-il pas été de même de la religion? Comment se fait-il que, de cette invention mer­veilleuse, tous les peuples aient eu connais­sance, sans distinction de langue, de pays, de mœurs, de climat, de barbarie ou de civilisation ?

Ici, point de milieu. La religion procède d’une révélation primitive ou d’une inspiration de la nature. S’il y a révélation, Dieu a parlé; s’il n’y en a point, Dieu a donc gravé le sentiment reli­gieux au fond de notre cœur ? Non, non ! la reli­gion n’est point une invention humaine; et, bien qu’en différents siècles, en divers pays, cette fille du ciel ait été défigurée, avilie, déshonorée, elle conserve toujours quelque chose de son ori­gine immortelle. Notre âme elle-même garde comme un parfum d’en haut. Au milieu des monstruosités que nous présente l'histoire, les traces d’une révélation primitive sont encore vi­sibles à tous les yeux.

§ V II. ■— La révélation est possible.

« Dieu a-t-il pu révéler à l’homme certaines

RELIGION. 2 4 9

2 5 0 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .vérités? » C’est demander si celui de qui nous tenons la parole, c’est-à-dire le verbe uni à l’in­telligence, est inférieur à l’œuvre de ses mains. Si l’homme a le moyen de communiquer à l’homme ses pensées et ses affections, l'Étre infi­niment puissant et sage doit aussi pouvoir com­muniquer avec sa créature, et lui transmettre sa volonté. Il a fait les intelligences, et il ne pourrait les éclairer I

§ VIII. — Solution d ’une difficulté contre la révélation.

« Mais Dieu est trop grand pour s’abaisser jus­qu’à l’homme et converser avec lui. » Ajoutez alors qu’il était trop grand pour nous créer. La création nous a tirés du néant; la révélation complète l’œuvre. L’ouvrier a-t-il moins de mé­rite parce qu’il perfectionne son ouvrage? Toutes nos connaissances nous viennent de Dieu; c’est de lui que nous tenons la faculté de connaître, soit qu’il ait gravé les idées dans notre entende­ment, soit qu’il nous ait donné la puissance de les acquérir par des moyens qui nous sont in­connus. Si Dieu, sans rien perdre de sa gran­deur, a pu nous communiquer un certain ordre d’idees, n’est-il pas absurde de prétendre qu’il s’abaisserait en nous transmettant des vérités

d’un ordre différent par des moyens surnaturels? Donc la révélation est possible; donc nier cette vérité serait nier la toute-puissance, et jusqu’à l’existence même de Dieu l .

1 Que si les dogmes révélés, qui ne sont au fond que des confidences sublimes ou pleines de tendresse, de la raison divine à la raison de l’homme, répondent à des instincts que rien de créé ne saurait satisfaire ; s’ils résol­vent, sinon tous les doutes, au moins tous les problèmes dont la solution importe à l ’ordre présent; s’ils expliquent l’âme humaine à elle-même, Dieu et la création à notre âme ; s’ils répondent aux besoins du temps comme à ceux de l’éternité, à toutes les espérances, à tous les désirs, à toutesles grandeurs comme à toutes les misères de l’homme et de son cœur, ces dogmes, à défaut d’autres preuves, ne revêtent-ils point ainsi par leur nécessité seule, un carac­tère de grandeur qui manifeste leur origine ? — Disons-le sans hésiter; oui, les dogmes révélés par le christianisme viennent de Dieu, .le ne puis les saisir dans leur source parce que leur source est l’infini, mais je les saisis on moi-même. Mon âme raconte les merveilles du Créateur d’une manière plus sublime que les étoiles du ciel et la création tout entière, car elle se comprend , elle se sent elle-même et s’élève par un acte de reconnaissance intel­ligent et libre à son sublime auteur. L’incrédulité n’est qu’une ignorance ou une ingratitude. J’en appelle de l’homme agité par ses passions, emporté par le tourbillon des affaires ou des plaisirs, à l’homme demandant compte à la réflexion de ses devoirs et de ses destinées. « L’uni­vers (a dit quelque part Bossuet après Tertullien) s’é-

RELIGION. 2 5 1

a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .

§ IX, — Conséquences des précédents paragraphes.

Il nous importe infiniment de connaître la vérité en matière de religion. (Parag. il et 2.) Toutes les religions ne peuvent être vraies. (Parag. 4.) S’il y a une religion révélée, celle- là est la véritable. (Parag. 4.)

La religion ne peut être une invention hu­maine. (Parag. 6 .) La révélation est possible. (Parag. 7.) Il nous reste à savoir si elle existe, et où on doit la chercher.tonna dès l’avénement de l’Évangile de se trouver chré­tien. » Mot profond et sublime; coup d’œil del’a^ îe dans les mystères de notre nature. N’est-ce point ainsi que, dans les heures de paix, quand les vains bruits ont fait silence, et que la vérité longtemps muette peut enfin parler dans notre intelligence, nous nous étonnons de trouver en nous une foi, des principes, un enchaînement d’idées dont le christianisme est le fond. Nous sommes chrétiens quand même ; souvent, hélas ! par nos désirs et nos regrets lorsque nous ne pouvons l’être par nos œuvres.

Répétons-le : une révélation q u i, dans son ensemble comme dans ses détails, enseigne les vérités les plus hautes et les plus consolantes, cette révélation est de Dieu. — Elle porte avec elle les deux plus beaux caractères de la Divinité : la bonté et la grandeur.

(N o t e n u t r a d u c t e u r , ;

RELIGION. m

§ X. — Existence de la révélation.

Existe-t-il une révélation? Constatons d’abord un fait qui, seul, est une présomption puissante en faveur de l’affirmative. Tous les peuples de la terre ont gardé le souvenir d’une révélation; or l’humanité n’a pu se concerter pour tramer une imposture. Ce fait ne prouve-t-il point une tra­dition primitive, transmise des pères aux enfants, et qui, bien qu’altérée profondément, bien que défigurée par le temps et les passions, n’a jamais entièrement disparu de la mémoire des hommes?

« Mais l’imagination n’a-t-elle pu transformer en voix articulées le murmure des vents, en ap­paritions mystérieuses certains phénomènes de la nature? Ainsi ces êtres inconnus, conversant avec l’homme et révélant & sa curiosité les mys­tères des mondes invisibles, ne sont peut-être que des créations de la solitude et de l’isolement. » L’objection est spécieuse ; toutefois, il nous sera facile de prouver qu’elle ne résiste pas à l’examen.

1 1 est possible qu’un homme, en possession de cette idée : qu’il existe des êtres surnaturels et que ces êtres peuvent entrer en relation avec lui, incline à supposer ou à croire qu’il entend des voix prophétiques ou que des spectres, venus du monde invisible, se sont offerts à ses yeux. Mais

2Ü4 ART D’ARRIVER AU VRAI,il n’en est pas ainsi, il n’en saurait être ainsi de l’homme qui ne soupçonnerait même point l ’existence des êtres de cette espèce. Dans ce cas, d’où procéderait l’illusion? On ne peut le com­prendre.

L’observation nous apprend que les créations de notre cerveau, les plus incohérentes, sont formées d’une réunion d’images dont la réalité existe, et dont nous avons été frappés çà et là en des temps divers. Notre imagination surexcitée ou malade ne fait que les évoquer, les réunir, en former des ensembles bizarres. Les châ­teaux enchantés des livres de chevalerie, avec leurs châtelaines, leurs nains, leurs vastes salles, leurs souterrains, leurs enchantements, etc., doivent leur existence à cette faculté de l ’esprit. — Sur un fonds vrai, à l’aide de détails con­nus, empruntés au monde réel, le romancier brode des merveilles. 1 1 en est ainsi du fait qui nous occupe. La raison et l’expérience sont d’ac­cord pour attester ce phénomène idéologique. S’il n’a point l’idée d’une vie autre que la vie présente ou d’un monde différent du nôtre, s’il ne connaît d’autres vivants que ceux qui peuplent avec lui la terre, l’homme inventera des géants, des monstres, des nains,des gorgones, etc., mais non des êtres invisibles, non des révélations ve-

RELIGION. 2 j jnues (lu ciel qu’il ne connaît pas. Ce monde nou­veau, idéal, reslora fermé pour lui, parce que, si je puis m’exprimer ainsi, son esprit manquera de point de départ; et d’ailleurs, admettons, contre toute possibilité, que cet ordre d’idées se fût offert à un individu, comment l’humanité tout entière aurait-elle participé à cette décou­verte? Vit-on jamais pareille contagion intel­lectuelle et morale?

Quelle que soit la valeur de ces réflexions, passons aux faits; laissons ce qui a pu être, examinons ce qui a été.

§ XI. — Preuves historiques de l’existence de la révélation.

Une société existe qui prétend être l’unique dépositaire, l’interprète unique des révélations dont le ciel a favorisé la race humaine. Une pré­tention si haute doit appeler l’attention du phi­losophe qui cherche la vérité.

« Cette société, quelle est-elle? A-t-elle pris naissance de nos jours?»— Elle date de dix-huit siècles, et ces siècles, elle ne les compte que comme une période de son existence. Remontant le cours des âges, déroulant sa généalogie non interrompue, elle rattache son berceau aux pre­miers jours du monde. Que cette société ait dix-

huit siècles d’existence, que son histoire sc mêle à celle d’un peuple dont l’origine se perd dans l ’antiquité la plus reculée, ce sont des vérités aussi certaines que l’existence des républiques de Rome et de la Grèce.

« Quels titres présente-t-elle à l’appui de sa doctrine? » — Elle est en possession du livre le plus ancien que l'on connaisse; ce livre contient la morale la plus pure, un système admirable de législation, une histoire pleine de prodiges. Jus­qu’à ce jour, nul n’a mis en doute le mérite émi­nent de ce livre, ce qui doit étonner d'autant plus qu’il nous a été transmis par un peuple dont la civilisation fut loin d’égaler celle de plusieurs autres nations de l’antiquité.

« Cette société n’a-t-elle point d’autres titres pour justifier ses prétentions? » — Indépendam­ment des témoignages les plus nombreux et les plus imposants, en voici un qui seul pourrait suffire : elle affirme que la transition de la société antique à la société nouvelle s’est faite comme l ’annonçait le livre de ses mystères ; qu'au temps prédit est apparu sur la terre un homme-Dieu qui fut à la fois l’accomplissement de la loi ancienne et l’auteur de la nouvelle loi ; que l ’antiquité n’était qu’ombres et figures et que cet homme-Dieu a été la réalité ; qu’il fonda la

2>ÏÜ ART d ’a r r iv e r AU VRAI,

société que nous nommons Église catholique, lui promit son assistance jusqu’à la consomma­tion des temps, scella de son sang la doctrine qu’il avait apportée à la terre, brisa, le troisième jour après son supplice, les chaînes de la mort, envoya son Esprit comme il l ’avait promis, et qu’il doit reparaître à la fin des siècles pour juger le monde.

« Est-il vrai qu’en cet homme se soient accom­plies les prophéties antiques?»— Cela est incon­testable. On dirait, à lire quelques-unes de ces révélations, le récit évangélique lui-même.

« Cet homme donna-t-il des preuves de sa mission divine?» — Des miracles nombreux l’attestèrent; et ce qu’il a prophétisé lui-mème s’est accompli ou va s’accomplissant tous les jours avec une exactitude merveilleuse.

« Quelle fut sa vie? » — Il passa sur la terre en faisant le bien; il méprisa les richesses et les grandeurs; il supporta sans murmurer les pri­vations, les outrages, les tourments, enfin une mort honteuse. Sa vie et sa mort furent égale­ment au-dessus de l’humanité 1

« Et sa doctrine?» — Jamais l’esprit humain n’aurait pu s’élever jusque-là. — « Sa morale? » — Ses ennemis les plus violents sont forcés de lui rendre justice et de s'incliner devant elle.

RELIGION. 257

2 5 8 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .« Quel changement cet homme a-t-il opéré

dans la société?»— Souvenez-vous de ce qu’était le monde romain; voyez ce qu’est le monde au­jourd’hui. Comparez les peuples chez lesquels n’a point pénétré le christianisme à ceux qui, depuis des siècles, ont vécu sous son influence et conservent encore ses enseignements, bien que chez quelques-uns cet enseignementsoit défiguré.

«De quels moyens disposa-t-il? » — 11 n’avait pas où reposer sa tête ; il envoya douze hommes choisis dans les conditions les plus humbles; ceux-ci se dispersèrent aux quatre vents du ciel; la terre entendit leur parole et elle eut foi!

« Cette religion a-t-elle passé par le creuset des persécutions? Quelles ont été ses épreuves?» — Le sang de ses martyrs a été la semence des fidèles. La philosophie a épuisé contre elle tous les sophismes, toutes les passions de l’esprit et du cœur. On ne saurait faire un pas sans rencon­trer quelque monument des épouvantables luttes qu’elle a soutenues contre les puissants de la terre, contre les sages de ce monde, contre les vices, contre les intérêts, contre les préjugés, enfin contre tous les éléments de résistance qui se peuvent rencontrer ici-bas.

« Quels furent les moyens employés par les propagateurs du christianisme?»— L’exemple et

RELIGION. 259la prédication, confirmés par des miracles. Et ces miracles, la critique la plus scrupuleuse n’en saurait ébranler la certitude; elle n’y parvien­drait qu’en proclamant le plus grand de tous, la conversion du monde sans miracles.

Le christianisme a compté, il compte encore parmi ses enfants les intelligences les plus éle­vées, les plus nobles cœurs. La civilisation chré­tienne a dépassé de bien loin celle des peuples antiques les plus célèbres. 11 n’est pas de religion sur laquelle on ait tant disputé, tant écrit; les bibliothèques regorgent d’œuvres critiques, dog­matiques, philosophiques, scientifiques, litté­raires, œuvres capitales dues à des hommes qui ont soumis humblement leur intelligence à la discipline de la foi. Donc on ne peut accuser le christianisme de n’avoir fleuri que parmi les peuples ignorants et barbares; il a tous les ca­ractères de la vérité ; donc il vient de Dieu.

§ XII. — Les dissidents et l’Église catholique.

Dans ces derniers siècles, les liens de l’unitéont été rompus parmi les chrétiens ; les uns sont restes attachés à l’Église catholique; les autres, repoussant certains dogmes, ont cru pouvoir faire un choix dans le christianisme; mais, en

2 0 0 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .vertu du libre examen, établi par eux comme principe fondamental, principe qui laisse la foi à la discrétion du croyant, ils se sont fractionnés en sectes innombrables.

Où chercher la vérité? Les dissidents datent d’hier; l ’Église montre la succession de ses pas­teurs, remontant jusqu’au Christ. Les premiers ont varié, ils varient sans cesse dans leur ensei­gnement et leur doctrine ; l’Église catholique a conservé, elle conserve encore, une, invariable, intacte, la foi qu’elle a reçue des apôtres. D’une part, la nouveauté, la mobilité, c’est-à-dire le doute et l’angoisse; de l’autre, l’unité, l ’anti­quité, c’est-à-dire le repos dans la foi, la consé­cration, pour nos croyances, de la raison des siècles et du respect des aïeux. Bénissons Dieu de la part qu’il nous a faite.

Plus encore : l ’Église catholique enseigne qu’elle a seule le dépôt de la vérité -, que seule elle peut guider l’homme dans la voie du salut. Les dissidents reconnaissent que rien, dans les dogmes des chrétiens catholiques, ne saurait leur attirer l’éternelle condamnation. Les uns n’ont que leur opinion, toute seule, en faveur de la possibilité du salut dans la réforme ; les autres en ont deux, celle de leur Église et celle des dis­sidents eux-mêmes. La prudence humaine, à

défaut de motifs plus puissants, nous conseil­lerait de rester fidèles ou de revenir à la foi de nos pères.

Cette revue sommaire nous semble contenir la substance des raisonnements que peut faire un catholique, qui, sétant mis en état de rendre raison de sa foi, veut prouver qu’en suivant les enseignements de l’Église, il est loin de rompre avec la logique et le bon sens. Signalons main­tenant certains écueils contre lesquels les esprits inattentifs font trop souvent naufrage \

§ XIII. — Méthode employée par certains adversaires de la religion.

Cette méthode, la voici dans toute sa profon­deur et sa simplicité : prendre un dogme parti­culier, le séparer de l’ensemble dogmatique au­quel il appartient, relever certaines difficultés

1 On sait le mot du comte de Stolberg au prince de Saxe qui lui reprochait d’avoir abandonné le luthéranisme pour rentrer dans le sein de l’Église : « Je n’aime pas, lui disait ce prince, que l’on change de religion. — Prince, lui répondit M.de Stolberg, je suis heureux de me trouver dans les mêmes sentiments que Votre Altesse ; — et c’est pour réparer autant qu’il est en moi les torts de mon bisaïeul, que je rentre dans la foi de mes pères. »

(N o t e d u t r a d u c t e u r .)4Ü.

REUtiiON. 2 6 1

de détail, et, de ces difficultés, conclure hardi­ment au doute, ou même à la négation absolue du système religieux tout entier. Manière de procéder qui prouve non moins de présomption que d’ignorance.

En effet, il ne s’agit point de savoir si notre intelligence est à la hauteur des dogmes révélés, ou si nous sommes en état de résoudre toutes les difficultés qu’on peut élever contre tel ou tel dogme. La religion nous avertit elle-même que les secrets de Dieu, les mystères, sont au-dessus de notre raison ; que durant notre court passage sur la terre, nous devons nous résigner à ne voir les vérités qu’à travers des ombres. C’est pour cela qu’il exige de nous la foi ‘.

* Les mystères ont deux faces, dont l’une, s’il m’est permis de parler de la sorte, est tournée du côté du ciel, et l’autre du côté de la terre. La première échappe ù la raison parce qu’elle reflète l'inflni dont elle est comme le rayonnement divin. L’excès do la lumière éblouit, mais il prouve la lumière. Les anciens savaient qu’ou ne peut voir Dieu sans mourir.

La seconde do ces faces, tournée du côté de l’hommo, se prèle à la raison et lui devient accessible par les analogies, par les enseignements, par les révélations, par les demi- jours,* c’est le côté pratique.

Merveilleuse économie do la sagesse et de la bonté do Dieu ! Il s’élève du fond de notre nature des désirs et des

262 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .

Dire : « Je ne veux point croire, parce que je ne puis comprendre, » c’est énoncer une contra­diction. Si nous comprenions, la foi cesserait d’être une vertu ou même d’être quelque chose. Se faire une arme contre la religion de Tincom- préliensibilité de ses dogmes, c’est tourner con­tre elle une vérité qu’elle reconnaît, qu’elle ac-aspirations qui protestent contre la vanité stérile des choses du temps : instincts sublimes des plus belles de nos facul­tés, souvenirs d'une grandeur passée ou pressentiments d’une grandeur à venir. Pour satisfaire à ces instincts, l’in­fini, c’est-à-dire Dieu même, se laisse entrevoir sans so livrer et tient dans une aspiration constante ces facultés gé­néreuses. Mais, à la soif de connaître, au besoin de posséder et de voir qui dévore notre entendement, à ce côté positif et pratique de la raison qui demande à toucher pour cruirc, il fallait un élément saisissable même dans les choses de l’ordre surnaturel ; or Dieu satisfait encore à ce besoin de sa créature ; et c’est pourquoi, dans le temps même ou l’intelligence s’incline devant le mystère, en vertu d’un acte de foi qui n ’est au fond qu’un acte de soumission du fini à l’égard de l’infini, cetfe intelligence, abordant l’incompréhensible par ce qui touche à notre nature, à l’accomplissement des devoirs si multiples et si divers de la vie, à nos destinées présentes et futures, le soumet à l’analyse, le mesure à ses aspirations et à ses espérances, et par un acte libre et réfléchi le proclame raisonnable bien que supérieur, ou plutôt parce qu’il est supérieur à la raison.

RELIGION. 2 6 3

(N o t e d u t r a d u c t e u r .)

cepte, et sur laquelle, pour ainsi dire, elle appuie son édifice tout entier. Offre-t-elle des garanties de véracité? Est-elle à l’abri de l’erreur dans ses enseignements? Voilà ce qu’il faut examiner. Établissez l’infaillibilité de la religion, toutes les difficultés s’aplanissent. Si vous ne vous ap­puyez sur ce principe, vous ne sauriez faire un pas. Un voyageur digne de foi nous raconte des choses que nous ne comprenons point; lui refu­sons-nous pour cela notre confiance? Non, sans doute. Il en doit être ainsi de l’Église. Nous sa­vons qu’elle ne peut nous tromper; qu’importe que son enseignement soit au-dessus de notre raison? Il suffitquecet enseignement ne répugne point ou ne soit point contraire à la raison *.

Si l’impuissance où nous sommes de résoudre certaines difficultés suffisait en toutes choses pour

1 Tout acte de vertu implique un acte de la volonté ; et c'est parce que l'homme reste libre de donner son as­sentiment aux vérités révélées ou de le refuser que la foi est une vertu comme l’espérance et l’amour. Admettons que dans l’ordre religieux une évidence invincible sub­jugue et absorbe la foi; plus de m érite , la foi cessant d’être un effort. L’harmonie des facultés est rom pue; — je ne saurais dire ce qui adviendrait de l’âme dans cet état qui ne serait pas encore du ciel et qui ne serait plus de la terre.

2 6 4 a r t d ’a r r iv e r a u v r a i .

(N o t e du t r a d u c t e u r .'»

justifier le doute, que pourrions-nous croire? Où serait la vérité? On sait combien il est difficile quelquefois de se dégager des liens d’un sophiste habile. Certains esprits pourraient donc, à leur gré, semer l’incertitude et le doute 1 La Provi­dence leur aurait donc livré comme un jouet la conscience et la foi du reste des hommes!...

Dans les sciences, dans les arts, jusque dans les choses les plus simples de la vie, nous nous heurtons à tout instant contre l’incompréhensi­ble. Doutons-nous pour cela? Nous ne compre­nons point tel phénomène, mais des témoignages irrécusables en attestent l’existence; baissons la tète, nous souvenant des limites étroites de notre raison.

Rien de plus commun que ces paroles : « Ce que raconte cet homme me semble impossible ; cependant il est véridique : il sait ce qu’il dit. De tout autre, j’aurais peine à le croire; mais puisqu’il l’affirme, la chose est vraie. » Et, ce que nous disons d’un homme, nous hésitons à le penser, à le dire de l’Église1 !

1 II est à remarquer que la réforme accorde à chaque individu ce qu’elle refuse à l’ensemble. Elle proteste, au nom du libre examen et de la raison individuelle, contre l’Église catholique, sorte de raison universelle. Elle proteste contre le pape, chef visible de l’Église, et

BELIGIOS. 265

266 ART D’ ARRIVER AU VRAI.

§ XIV. — La plus haute philosophie d’aecord avec la foi.

Certains esprits légers se persuadent qu’en re­fusant de croire ce qu’ils ne comprennent point, ils se placentau nombre des penseurs. Ce travers confirme la parole de Bacon : « Un peu de philo­sophie éloigne de la religion ; beaucoup de phi­losophie y ramène. » S’ils avaient pénétré dans les profondeurs de la science, ils sauraient que le mot mystère est au fond de tout; que la nature nous cache le plus grand nombre de ses secrets; que les êtres, en apparence les plus faciles à con­naître, nous échappent dans leur essence et dans leurs principes constitutifs. Cet univers dont rimmensité épouvante notre intelligence, nous ignorons ce qu’il est; nous ignorons ce qu’est notre corps, ce qu’est l’esprit qui l’anime; nous nous sommes à nous-mêmes une énigme dont la foi seule a ie mot. Ils sauraient que la science, malgré ses elforts, malgré l’analyse la plus sa­vante, la plus attentive, n’a pu, jusqu’à ce jour, saisir les phénomènes qui constituent et nous font sentir la vie. Ils reconnaîtraient que le fruit

elle inflige une papauté infaillible, de fait, de devoir et de droit, au manœuvre qui ne sait pas lire !

RELIGION. 267le plus précieux de nos recherches, de nos médi­tations, de nos travaux de toutes sortes est une conviction profonde de notre faiblesse et de notre ignorance; que, modérer selon les conseils de la religion notre désir de savoir et de connaître, nous défier des forces et des lumières de notre esprit, est aussi conforme aux leçons d’une saine philosophie quà celles de la foi; ils sauraient enfin que renseignement religieux nous élève dès notre enfance en des régions que n’ont pu atteindre, par un travail de plusieurs siècles, tous les efforts de la sagesse humaine.

§ XV. — Celui qui abandonne la religion catholique ne saitoù sc réfugier.

Nous venons de jalonner la route qui mène à la religion catholique ; voyons ce qui se présente en dehors de cette voie. Au sortir de la foi de l’Église, où irons-nous? Yers laquelle des sectes dissidentes, car elles sont nombreuses. Quelles raisons avons-nous de préférer l’une à l’autre? Nous déciderons-nous au hasard? Ce serait té­moigner pour toutes un égal mépris. Nous lau- gerons-nous à la philosophie ? Qu’est-ce que la philosophie? Doutes, négations, ténèbres. Adop­terons-nous un symbole en dehors du dogme chrétien? Mais lequel? À moins, toutefois, que

2 6 3 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .l’islamisme ou l’idolâtrie ne séduisent notre raison

Donc abandonner le catholicisme, c’est abju­rer implicitement toute croyance dogmatique; et, cependant, les années s’amoncellent ; l’on s’avance dans la vie, sans guide pour le présent, sans lumières pour l’avenir; nous touchons au

1 On sait les efforts désespérés des ministres Claude et Jurieu pour échapper à la dialectique irrésistible de i’é - vèque de Mcaux. Irrésistible, en effet, car avec la supé­riorité du génie, Bossuet avait pour lui la vérité. Celui que Ton a justement surnommé l’aigle saisit, de son re­gard pénétrant dès son entrée dans la discussion, le point décisif et la solution victorieuse. La vérité révélée est une et souveraine et ne relève que de Dieu. En la soumettant au libre examen, vous la mettez à la discrétion de l’homme; le rationalisme avec toutes ses négations est là, il vous presse et le pas sera bientôt franchi. Vos distinctions arbitraires entre les articles fondamentaux et non fonda­mentaux, l’intervention immédiate de l’Esprit-Saint en faveur de toute intelligence, miracle permanent, au moins étrange, pour une école si difficile sur les miracles, ne sont que de vains subterfuges de la logique aux abois ; car, enfin, cette question revient toujours : Qui jugera que ces articles sont fondamentaux ou ne le sont point ; que telle intelligence obéit à l’esprit et non à ses vanités et à ses rêveries ?

Si Jésus-Christ est Dieu, a-t-il pu livrer au hasard et l’enseignement et l’interprétation de sa parole? S’il est

terme fatal, la tombe s’ouvre, le silence se fait snr nous et la justice de Dieu commence.

Toutes Ip s garanties de vérité que la raison peut offrir à la foi, toutes les garanties de vérité que les besoins du cœur, que nos instincts reli­gieux, que les nécessités individuelles et sociales peuvent donner à la raison, nous les trouvons dans le catholicisme; la loi qu’il nous impose est pleine de mansuétude; elle est juste, droite, en même temps que bienfaisante. Celui qui l’ac-venu sur la terre, s’il y a vécu, s’il y a enseigné, il y doit v iv re, il y doit enseigner d'une manière permanente et sensible jusqu’à la fin des temps. Or il y vit d’une manière sensible par les sacrements ; il y enseigne d ’une manière sensible par l’Église qu’il a établie gardienne et maîtresse de la vérité. Chose admirable 1 ce n’est pas seulement une partie du christianisme que l’Église catholique sauve­garde de l’hérésie, c’est le christianisme tout entier. Enlevez l’Église une, indéfectible, enseignante, et perpé­tuellement enseignante, la religion chrétienne n’est plus qu'une philosophie que chaque intelligence modifie et ré­trécit à sa mesure. Enlevez l’Église, et le protestantisme qui, depuis longtemps, a cessé d’être comme religion, et qui au fond n’a jamais été qu’une insurrection rationaliste, le protestantisme disparait; il perd jusqu’à son nom. Une protestation contre l’Église, une négation de l’Église, voilà tout le protestantisme ! ou du moins la seule unité du protestantisme !

RELIGION. 269

(Note n u t r a d u c t e u r .)

complit devient semblable aux anges. Il se rap­proche de la beauté idéale, il réalise en lui la plus haute poésie que l’humanité puisse rêver. Cette loi nous console dans nos infortunes; elle nous donne la paix dans les heures difficiles ; elle clôt nos yeux dans l’éternel repos; elle nous ap­paraît d’autant plus indubitable, d'autant plus éclatante de vérité, que nous sommes plus près de la mort. Dans sa bonté, la Providence a voulu placer les inspirations les plus douces, les plus consolantes de la foi sur les bords de la tombe, comme des hérauts, pour nous avertir que nous allons fouler le seuil de l’éternité *.

2 7 0 a b t d ’a r r i v e r a u v r a i.

CHAPITRE XXII.DE L’ENTEXDEUEXÏ PBATIQUE.

§ I. — Classification des actes.

J’appelle pratiques les actes de l’entendementon vertu desquels nous agissons. De là deux

1 Co préjugé a été longtemps répandu ot peut-être vit- il encore en beaucoup d’esprits fourvoyés dans les doc-

questions : Quelle fin nous proposons-nous dans l ’action? Quels sont les meilleurs moyens d’ob­tenir cette fin?

Nous agissons sur la nature matérielle sou­mise à la loi de la nécessité ; de là les arts dans toutes leurs branches. Nous agissons sur la na­ture morale et douée du libre arbitre; de là des règles de conduite relativement à nous-mêmes et à tous les êtres créés, c’est-à-dire la morale,

trines étroites du dix-huitième siècle, à savoir, que le sen- timent religieux pratique, la foi religieuse, la dévotion en un mut, est la marque d’un esprit petit et faible, taudis que l'incrédulité révèle la force et l'indépendance.

Erreur déplorable, véritable non-sons dont les esprits inattentifs bercent leur vanité. Ne disons-nous pas tous les jours qu’il est plus facile de nier que de comprendre? Oui, la négation religieuse est une faiblesse; — oui ! un peuple incroyant est un peuple en décadence. Proclamons- le hautement. L’esprit de foi donne aux caractères la force et la grandeur. Où trouverez-vous ailleurs que dans la foi religieuse le dévouement continu (je ne parle pas de l’en­thousiasme qui passe et tombe) ? Où trouverez-vous ailleurs l’héroïsme obscur et sans témoins, l’héroïsme de la pa­tience et de la charité, le plus sublime de tous, le seul héroïsme peut-être ?

La foi religieuse et chrétienne emporte avec elle ce ca­ractère divin, de s’approprier aux intelligences les moins cultivées et do les élever à une dignité morale qui les met do niveau avec lu génie lui-même ; c’est là une des

DE L ’ENTENDEMENT PRATIQUE. 2 7 1

les devoirs envers le prochain, la famille el l'État.Les règles que j’ai données sur l’art de penser,

en général, me dispensent de traiter d’une ma­nière particulière chacun de ces différents su­jets. En effet, si l’on s’est bien pénétré de ces règles, l ’on doit savoir comment, avant d’agir, on se propose une fin, et comment on trouve le meilleur moyen d’atteindre cette fin. Je vais, toutefois, sans sortir des limites que je me suis tracées, ajouter quelques observations pratiques qui, je l’espère, ne seront pas inutiles.merveilles de ta bonté de Dieu dans le christianisme. Toutefois, ne nous y trompons po in t, la compréhension religieuse, intelligence et sentim ent, ou la foi réglée, de­venue passion dominante et donnant à la vie pratique la dignité surhum aine, l’ampleur, l ’aspiration constante vers la perfection, la sécurité dans le b ien , vertus qui lui sont propres et qui n’appartiennent qu’à elle, une telle fo i, dis-je, est le cachet des natures d’élite ; tous y doivent aspirer; — peu se doivent flatter d’atteindre jusque-là.

Quel e s t, en effet, le propre de cette passion étroite et mesquine pour laquelle naguère encore on n’avait pas assez de dédains et de mots flétrissants? De tenir l’âme en présence des idées les plus hautes et les plus forti­fiantes : Dieu, le devoir, les destinées immortelles, le dé­vouement jusqu'au sacrifice, à l’exemple du maître! Posez en parallèle la négation philosophique et ses résultats ; — et soyez juges.

2 7 2 a r t d ' a r r iv e r a u v r a i .

( N o t e du t r a d u c t e u r .)

DE L’ ENTENDEMENT PRATIQUE.

§ II. Se proposer la fin voulue n’est pas toujours chose facile.

Je n’entends point parler de la fin dernière, du bonheur dans l ’autre vie; c’est à la religion de nous y conduire. Il ne peut être ici question que des fins de second ordre comme, par exemple : s’établir convenablement dans le monde; bien mener une affaire; sortir avec honneur d’une position difficile; se préserver des traits d'un ennemi; rompre les fils d’une intrigue; orga­niser un système politique, administratif ou domestique; détruire des coutumes nuisibles, et autres choses de ce genre.

Au premier abord, il nous semble que tout acte suppose, dans la pensée de l’agent doué de raison qui le produit, une fin déterminée; et, toutefois, l’observation nous apprend qu’ils sont rares, très-rares, même parmi les hommes d’ac­tion les plus énergiques, ceux qui ne livrent au hasard qu'une partie de leur fortune et d’eux- mêmes.

Nous voyons certains hommes parvenus au faite de la puissance et de la gloire, et nous sup­posons qu’en toutes choses ils ont dû suivre uu plan sagement prémédité; nous leur prêtons des projets vastes et profonds, une vue merveilleuse

274 a r t d ’a r r iv f .r a d v r a i .des obstacles, une appréciation pleine de saga­cité des moyens dont ils disposent, etc. Quelle erreur est la nôtre! Dans toutes les conditions, dans toutes les circonstances, n’importe l’éclat ou l’humilité de la vie, l’homme reste ce qu'il est, c’est-à-dire une chose très-petite et très-bor­née; ne se connaissant point lui-même, n’ayant presque jamais une idée vraie de ce qu’il peut, tantôt exagérant sa force et tantôt sa faiblesse, ne sachant ni où il va ni où il doit aller, vivant en proie au doute et à l ’incertitude. Que dis-je? ses intérêts les plus chers, souvent il les ignore, et son ignorance de ce qu’il peut s’augmente encore de ses incertitudes sur ce qu’il doit désirer.

§ III. — Examen du proverbe : Chacun est fils de ses œuvres.

Il est faux que l’intérêt privé soit un guide infaillible, et qu’il préserve toujours de l’erreur celui qui suit scs inspirations. En ceci, comme en beaucoup d'autres choses, nous marchons dans les ténèbres. N’avons-nous point, quelque­fois, travaillé nous-mêmes ànotremalheur! Triste expérience qui devrait dissiper nos illusions.

Cependant le proverbe est vrai : «Heureux ou malheureux, l’homme est fils de ses œuvres. »

Dans le monde moral comme dans le monde

physique, le hasard n’est qu’un mot. Le flux et le reflux des choses humaines renversent quel­quefois, il est vrai, les plans les mieux concertés, enlèvent le fruit des combinaisons les plus ingé­nieuses, des travaux les plus méritants, tandis qu’ilsfavorisentd’autresplans, d’autres travaux, d’autres combinaisons sans valeur, mais cela n’est point aussi commun qu’on le dit ou que l ’on semble le croire. Une observation attentive de ce qui se passe dans le monde rectifierait, je l’ose affirmer, bien des jugements trop légère­ment formés sur les causes delà bonne ou mau­vaise fortune qui s’attache à certaines personnes.

Il n’est pas un malheureux qui, à l’entendre, nesoit la victime des hommes ou du sort. Croyez- vous, toutefois, qu’en étudiant à fond le carac­tère, les mœurs, le jugement, la conduite du plus grand nombre, leurs habitudes, leurs con­versations , leursrelationsdefamille ou d’amitié, il nous fût impossible de découvrir quelques- unes des causes, sinon toutes les causes de leur in­fortune?

Nous ne savons voir que l’événement qui dé­cide du sort de la personne, sans réfléchir que ce dernier fait était préparé par beaucoup d’au­tres faits antérieurs, ou qu’il doit son influence décisive et funeste à la position particulière où le

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 2 7 0

276 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .malheureux se trouvait placé, par suite île ses erreurs passées, Je ses défauts ou de ses fautes.

Il est rare que la bonne ou mauvaise fortune aient une cause unique. Elles se compliquent le plus souvent d’une infinité de causes d’un ordre très-divers. Mais comme 0 11 ne peut suivre le fil des événements à travers les formes mobiles et multiples de la vie, on signale comme fait uni­que, principal ou déterminant, ce qui n’est sou­vent qu’une simple occasion; la goutte d’eau dans un vase plein.

§ IV. — L’homme haï.

Yoyez-vous cet homme pour qui même des amis d’autrefois n’éprouvent plus qu’éloigne- ment ou indifférence ; que ses parents haïssent, qui ne trouve dans la société personne qui s’in­téresse à lui, dont le nom soulève une animad­version générale; l’explication qu’il donne de son isolement, c’est « l’injustice des hommes ; « c’est l’envie qui ne peut souffrir l’éclat du mé- « rite; c'est l’égoïsme universel qui sacrifie à soi « la famille, l’amitié, la reconnaissance. Il ac- « cuse le genre humain de s'être ligué contre lui, « de s’obstiner à méconnaître son mérite, ses ver- « lus, l’élévation de son esprit et de son cœur. »

DE L ’ENTENDEMENT PRATIQUE. Ü 7 7 Ce qu’il y a de vrai dans cette apologie, l’apolo­gie elle-même vous le révélera peut-être; vous avez remarqué la vanité, l ’&prelé, l’emportement qui sont le fond de ce caractère; joignez à ces défauts l’ardeur de médire, et vous comprendrez la liaine des uns, l’éloignement des autres, enfin l’isolement que cet homme déplore trop tard.

§ V. — L'homme ruiné.

Celui-ci, « une bonté excessive, l’infidélité d’un ami, des malheurs imprévus ont ruiné sa fortune, en faisant échouer les combinaisons les plus prudentes et les plus sûres. »

La bonté de son cœur, l’infidélité d’un am i, ses malheurs, tout ce qu’il avance est vrai. Mais ce n’est point là, c’est dans ses conceptions aussi superficielles que rapides ; c’est dans la légèreté de ses jugements, dans sa manière de raisonner spécieuse, mais sophistique, dans son ardeur à former des projets, dans sa précipitation, dans sa témérité, qu’il faut chercher les causes de sa disgrâce. Elles sont assez nombreuses pour qu’il soit superflu de faire intervenir les bonnes qua­lités. La ruine de cet homme, loin d’ètre un ca­price du hasard, est la conséquence dernière d’une suite de fautes qui la préparaient depuis

16

278 a r t d ' a r r i v e r a u v r a i .longtemps. Il eût pu facilement éviter son mal­heur, prévenir l’infidélité de son ami, se mettre à l’abri des tristes conséquences de cette infidé­lité, s’il eût été plus discret, s’il eût moins im­prudemment placé sa confiance, s’il eût veillé sur lui-même, s’il eût apporté plus de soin, plus de vigilance à ses affaires.

§ VI. — L’homme d’esprit insolvable et le rustre opulent.

«Intelligence, esprit, savoir, il atout pour « lui. D’où vient que non-seulement il n’a pas « accru, mais qu’il a gaspillé sa fortune, tandis « que son voisin, homme lourd et dépourvu de « toute espèce de culture, a centuplé la sienne? » Hasard, fatalité, mauvaise étoile? Ainsi dit-on, sans réfléchir que l’on mêle d’une façon déplo­rable les idées les plus opposées; que l’on associe les uns aux autres, que l’on fait dépendre les uns des autres des faits qui n’ont aucun rapport.

Le premier est un homme spirituel et rempli d’instruction ; c’est un homme du monde : l’autre, un ignorant, complètement illettré. Mais il s’agit d’affaires, non d’une œuvre d’art; de marchés à conclure, non d’une œuvre littéraire à juger. Je conviens que la parole du premier est plus fa­cile, que ses idées sont plus variées, ses observa-

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 279 tions plus piquantes, ses répliques plus promptes et plus incisives; mais il n’existe aucun rapport entre cet ordre de choses et ce qui nous occupe, c’est-à-dire l’habileté en affaires. Nous passons d’un fait particulier à des faits tout différents.

Observez avec attention ces deux hommes; et, je l’ose affirmer, vous ne tarderez pas à recon­naître que la prospérité de l’un comme la ruine de l’autre ont des causes très-naturelles.

Celui-ci, j’cn conviens, parle, écrit, forme des projets, calcule avec une extrême facilité; il apprécie tout, répond à tout; avantages, incon­vénients, chances heureuses et contraires, il a tout vu, tout dit, tout prévu : la matière est épuisée.

L’autre a le coup d’œil, le jugement, la pa­role moins rapides ; mais, en échange, il voit plus clair, plus profondément, avec plus de justesse et de sûreté. Il ne peut opposer calculs à calculs, raisonnements à raisonnements ; mais le tact, le discernement, développés en lui par l’observa­tion, par l’expérience, l ’avertissent, pour ainsi dire, d’une manière infaillible. Ses facultés se résument toutes en une seule, le bon sens ; l’es­prit n’en est que la contrefaçon brillantée. Il n’importe que le regard de cet homme embrasse un moindre horizon, s’il voit mieux ce qu’il doit

i8U a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .voir; qu’il n’ait point une grande facilité de pensées et de paroles, facultés brillantes, mais, en affaires, véritable hors-d'œuvre.

§ VII. — Observations. L’esprit (lo sophisme et lel)on sens.

La vivacité n’est point la pénétration ; l’abon­dance des idées ne suppose point toujours la clarté des idées et l’exactitude de l’esprit; un jugement trop rapide est justement suspect; le sophisme se cache souvent dans ces raisonne­ments où la subtilité déroute la raison et prend insensiblement sa place.

Démêler le sophisme et le signaler sous le charme de la parole ou du style est un travail plein de difficultés. Les ressources de l’esprit sont infinies; certains hommes possèdent des qualités si entraînantes, ils savent présenter les objets avec tant d’art, que le bon sens, le savoir, le jugement le plus sûr, réduits au silence et à bout de preuves, se voient quelquefois forcés d’en appeler au temps, à l’expérience, au calme revenu, pour avoir raison de leurs sophismes.

En effet, il est des choses qui se sentent mieux qu’elles ne se comprennent; il en est qui se voient et ne se prouvent pas. Il est des détails minutieux, des rapports pleins de délicatesse,

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 2 8 1que l’on ne peut démontrer, qui restent â jamais cachés, s’ils ne sont aperçus du premier coup d’œil. Il est des perspectives si fugitives, qu’il est impossible de les retrouver, si l’on n’a su les saisir au moment favorable, et pour ainsi dire au passage.

§ VIII. — La pratique seule révèle certains phénomènesintellectuels.

Il se révèle dans l ’exercice de l’intelligence, ou même de toutes les autres facultés de l'âme, des phénomènes que la parole ne saurait expri­mer. Pour comprendre celui qui les éprouve, il faut les avoir éprouvés soi-même ; chercher à se rendre intelligible à qui ne les a point sentis, c’est tenter de donner une idée des couleurs & un aveugle de naissance.

Ces phénomènes particuliers et pleins de déli­catesse, ces nuances, si je puis m’exprimer ainsi, abondent dans tous les actes pratiques de l’es- prit; c’est pourquoi nous ne saurions trop nous garder des abstractions vaines, des vues à priori, des systèmes absolus et de pure invention. Sachons prendre les choses, non selon nos désirs ou nos rêves, mais pour ce qu’elles sont en effet. Sans cela, les idées que nous nous formons se trouvent toujours en désaccord avec la réalité; nos plans

10.

282 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .les mieux concertés s’évanouissent en fumée.

Observons encore que dans la pratique, et surtout en ce qui touche aux rapports que les hommes ont entre eux, l’influence de l’entende­ment n’est point isolée, et que les autres facultés se développent simultanément avec cette faculté. Il n’y a pas seulement communication d’intelli­gence & intelligence, mais de cœur à cœur. Outre l ’influence réciproque des idées, il y a l’influence non moins vive des sentiments.

§ IX. — Les absurdités.

N’oublions point, et cette observation nous sera très-utile dans la pratique de la vie, qu’il est des hommes mal doués à qui manquent cer­taines facultés de l’esprit ou du cœur. Ils sont, relativement à ceux qui possèdent ces facultés, ce que le malheureux privé d’un ou plusieurs organes est à l’homme bien constitué.

Qui n’a souri quelquefois des elforts tentés par un esprit de bonne foi sur certaines intelligences fourvoyées?Un homme énonce de sang-froid une absurdité; la discussion s’engage, et vous vous efforcez de prouver à qui ne peut vous com­prendre une vérité incontestable. Peine inutile. Est-ce l’intelligence qui manque à votre adver­saire? Non, mais le sens commun. Scs disposi-

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 283tions naturelles, ses habitudes l’ont fait ce qu’il est; vous devriez comprendre qu’un esprit ca­pable d’admettre et de soutenir une absurdité n’est pas en état de saisir la force des arguments dirigés contre cette absurdité.

§ X. — Esprits faux.

Il est des hommes dont l’esprit est naturelle­ment défectueux (il le semble du moins), car ils ne voient rien sous un jour véritable. Est-ce folie? est-ce absence complète de jugement? Non. Stériles par excès d’abondance, une insuppor­table loquacité les caractérise ; ils nouent et dé­nouent, avec une facilité désespérante, des argu­ment sans valeur; prononcent hardiment sur toutes choses, cl presque toujours à faux. Que si, par hasard, ils rencontrent la bonne voie, ils passent sans s’arrêter : le sophisme les entraîne. Vous pourrez quelquefois entrevoir dans leurs aperçus certaines perspectives séduisantes, mi­rages qui les trompent eux-mêmes, parce qu’ils les prennent pour des réalités solidement éta­blies. Le secret de leurs erreurs, le voici : ils ont avancé comme incontestable un fait douteux, inexact ou complètement erroné; ils ont établi comme principe d’éternelle vérité une suppo-

2 8 4 a r t d ' a r r i v e r a u v r a i .sition gratuite; ils ont pris une hypothèse pour la réalité. Impérieux, pleins de présomption, n’écoutantrien ; sans autre guide que leur raison faussée; entraînés par une ardeur invincible de discuter, de parler; égarés, perdus dans le tour* billon de leurs idées, dans le bruit de leurs pa­roles, ils oublient leur point de départ; ils ne remarquent point que l’édifice qu’ils élèvent manque de solidité ou même ne porte sur rien.

§ XI. — Leur incapacité dans les affaires.

Malheur aux affaires dans lesquelles ces hom­mes mettent la main, et souvent aussi malheur à eux-mêmes s’ils sont abandonnés à leur propre direction ! Les qualités essentielles d’un esprit pratique sont la maturité, le bon sens, le tact ; ceux-ci en sont privés au plus haut degré. Il faut, pour arriver à la vérité, passer des idées aux choses; ils oublient presque toujours les choses pour ne s’occuper que des idées. Dans la pratique delà vie, il importe de raisonner, non sur ce qui devrait ou pourrait être, mais sur ce qui est; ils ne s’occupent point de ce qui est, mais de ce qui devrait ou pourrait être.

Ce qu’un esprit droit voit clairement, l’esprit faux ne sait même point l'apercevoir. Tel fait,

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 2 8 5hors de doute pour celui-là, paraît très-contesta­ble à celui-ci. Que le premier pose une question d’une manière simple et naturelle, le second l’en­visage aussitôt sous un autre aspect. Ils ne se comprennent point ; ils ne pourront jamais s’en­tendre. L’un de ces deux hommes, frappé d’une sorte de strabisme intellectuel, déconcerte et confond celui qui regarde et voit les objets dans leur direction véritable.

§ XII. — Ce défaut Intellectuel naît ordinairement d ’une cause morale.

Que si l’on cherche le pourquoi de cette aber­ration, on le trouvera aussi souvent, plus souvent peut-être, dans le cœur que dans le cerveau. La vanité est le vice dominant de celte sorte d’es­prits. Un amour-propre mal entendu les pousse à se singulariser en toutes choses; et ne voulant ni penser ni parler comme le reste des hommes, ils en viennent insensiblement à se mettre en lutte avec le sens commun.

La constance même de leur opposition prouve que, livrés àleur raison seule,ils rencontreraient plus fréquemment la vérité; elle prouve que leurs extravagances sont moins des erreurs de juge­ment qu’un désir ridicule de se singulariser, converti en habitude. Si ce défaut tenaitau juge­

ment, ils ne prendraient point la contradictoire sur toutes les questions. Chose remarquable! Un moyen sûr de les amener à la vérité, c’est de sou­tenir l’erreur en leur présence.

Je veux que le plus souvent les hommes de ce caractère ne se rendent point compte de leur ma­nière d'être; qu’ils n’aient point une conscience bien claire de cette inspiration de la vanité qui les subjugue et les dirige; mais elle 1 1’en existe pas moins. Que s’ils s’en aperçoivent, le mal n’est pas sans remède; surtout si l’âge,la position so­ciale, la flatterie n’ont point entièrement perverti leur raison. Souvent, d’amers dégoûts, les humi­liations cruelles suivent l’abus qu’ils ont fait de leur esprit. Abattus par l’adversité, instruits par l’expérience et parla douleur, ils ont des inter­valles lucides que peut mettre à profit une amitié sincère.

Mais lorsque la réalité n’a pas encore détrompé leur amour-propre; lorsque, dans l’accès de la passion, ces hommes s’abandonnent à la vanité de leurs projets et de leurs rêves, ne leur résistez point; ce serait inutile; gardez le silence, et, les bras croisés, la tête baissée, attendez avec une impassibilité stoïque que l’avalanche ait passé. Cette froideur produira peut-être de salutaires effets; le silence enlève tout motif à la dispute;

2 8 6 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 2 8 7 on ne peut faire d’opposition lorsqu’on n’a plus d’adversaire. Il n’est pas rare de voir ces querel­leurs intraitables, ramenés au sang-froid par le silence, rentrer en eux-mêmes et s’excuser de leur vivacité. Esprits ardents, inquiets, vivant de contradiction, ayant besoin de l’éprouver à leur tour, ils s’en dégoûtent lorsqu’elle n’est plus une occasion de lutte ; surtout s’ils viennent à comprendre que, loin de se trouver en présence d'un adversaire résolu, toujoursprêt à combattre, ils n’ont devant eux qu’une victime volontaire, s’immolant tous les jours à leur triste défaut.

§ XIII. — L’humilité chrétienne dans ses rapports avecl e c o m m e r c e d u m o n d e .

L’humilité ! vertu qui nous indique les limites de nos forces, qui nous révèle nos défauts, qui nous empêche d’exagérer notre mérite, de nous élever au-dessus d’autrui, de rabaisser autrui; qui nous porte à faire notre profit de tous les bons exemples, de tous les bons conseils; qui enseigne à regarder comme indigne d’un esprit sérieux la recherche des applaudissements, le vain plaisir, la fumée des louanges; qui ne nous laisse point croire à notre perfection; qui dessille nos yeux et nous montre ou l’immense car­rière qui nous reste à parcourir, ou la supériorité

288 a r t d ' a r r i v e r a u v r a i .de ceux qui marchent devant nous; l’humilité! l’humilité ! c’est-à-dire la vérité appliquée à la connaissance de nous-mêmes et de nos rapports avec les hommes et avec Dieu; guide infaillible au milieu des écueils que l’amour-propre sème sur notre route ; l’humilité, dis-je, vertu pra­tique par excellence, et non-seulement utile dans les choses de Dieu, mais encore dans les choses de la vie.

Les avantages de cette vertu sont immenses, même au point de vue purement humain. L’or­gueilleux achète bien cher les satisfactions de son amour-propre. Il ne voit point, l ’insensé, qu’il immole le plus souvent à l’idole qu’il a dressée dans son cœur ses intérêts les plus chers, sa ré­putation, peut-être même la gloire qu’il pour­suit avec une ardeur si inquiète.

§ XIV. — Dangers de la vanité et de l'orgueil.

Que de réputations ternies, effacées, sinon per­dues, par une vanité misérable ! Combien promp­tement se dissipe l’espèce d’émotion respectueuse qu’un grand nom nous inspire si, dans celui qui le porte, nous trouvons un homme ne sachant parler que de lui, rapportant tout à lui ! Modeste, on l’eût admiré; son orgueil indispose, il pro-

voquu la satire. L’affectation d’une supériorité,même légitime, a quelque chose d’irritant et de ridicule à la fois; la sottise est fille de l’orgueil, L’orgueilleux s’engage eu des entreprises désas­treuses, il se discrédite et se perd parce qu’il n’a foi qu’en ses propres pensées. Quo lui importent les réflexions, le savoir, les enseignements d’au­trui? S’il daigne écouter un conseil, il craindrait de s’abaisscr en le suivant; ce faux dieu ne descend plus dans les régions où végètent les humbles mortels.

Voyez! son front hautain semble menacer le ciel; son regard impérieux exige le respect; ses lèvres respirent le dédain; sur toute sa physio­nomie débordent un contentement suprême, une confiance absolue; ses gestes affectés, compassés, révèlent l’homme plein de lui-même, et qui porte avec une vénération respectueuse et jalouse sa propre supériorité. 1 1 prend la parole : faites si­lence ! — Que si vous essayez de lui répondre, il vous interrompt et poursuit. Insistez-vous pour avoir votre tour: même dédain, mais, cette fois, accompagné d’un regard impérieux qui impose l’attention. Il se tait, euûn, de las­situde et d’épuisement; vous voulez saisir l’oc­casion longtemps attendue d’exposer votre pen­sée: vains efforts! le demi-dieu ne vous écoule

i;

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 2 8 0

pas; il est distrait; il adresse la parole à d’au­tres; à moins, toutefois, qu’absorbé dans une méditation profonde, les sourcils froncés, les lèvres entr’ouvertes, l’oracle ne se prépare à déployer de nouveau les solennelles merveilles de son éloquence.

Comment un homme si profondément infatué de son mérite ne tomberait-il pas en de grandes erreurs? Et qu’on ne s’y trompe point : il est des orgueilleux de cette espèce, bien que l’orgueil n’atteigne pas toujours ces proportions déplora­bles. Malheur à celui qui, dès ses premières années, ne s’accoutume point à repousser la louange et à l’estimer ce qu’elle vaut ; qui ne sait point rentrer en lui-méme et se tenir en garde contre les conseils perfides de l’amour-propre! Lorsque l’âge des affaires et de l’indépendance est venu pour lui ; lorsque sa réputation méritée ou imméritée est faite ; lorsqu’il a des inférieurs, les amis deviennent moins indépendants et moins sincères, les flatteurs plus nombreux ; livré tout entier à la vanité dont il #st désormais l’esclave, il s’abandonne chaque jour en aveugle à ses inspirations; il s’enfonce de plus en plus dans son isolement, dans la confiance absolue en lui- mëme et dans ses lumières : ce n’est bientôt plus de l’amour-propre, c’est de l ’idolâtrie.

2 9 0 a r t d ’a r r iv e r a u v r a i .

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 2 9 1

§ XV. — L’orgueil.

La vaine gloire ne se révèle pas toujours sous les mêmes aspects. Chez les hommes d’une trempe forte et d’une intelligence élevée, ce sentiment devient orgueil ; il reste vanité dans les esprits et les caractères médiocres. L’objet est le même; les moyens seuls diffèrent. L’orgueil est une sorte d’hypocrisie de la vertu ; la vanité a la franchise de sa faiblesse. Flattez l’orgueilleux, il repous­sera la louange dans la crainte de nuire par le ridicule à sa renommée. On a dit de l’orgueil­leux, avec une grande vérité, qu’il était trop fier pour être vain. Au fond, il éprouve pour la louange un grand attrait; mais il sait qu’elle cesse d’être honorable lorsqu’on s’en laisse en­ivrer. Aussi ne vous mettra-t-il jamais l’encen­soir à la main; il saura même exiger qu’on le tienne à distance.

Le dieu permet qu’on lui dresse des temples magnifiques; il aime un culte splendide, mais il veut rester caché dans les mystérieuses pro­fondeurs du sanctuaire.

Cette passion, plus coupable aux yeux de Dieu que la vanité, est toutefois moins exposée au ri­dicule. Je dis seulement moins exposée, parce

292 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .qu’il est bien difficile que l’orgueil prenne pos­session d'un cœur sans dégénérer en vanité; la fiction ne se peut prolonger indéfiniment. Se complaire aux louanges et témoigner qu’on les dédaigne, se poser pour objet principal les jouis­sances de la gloire et feindre des sentiments tout différents : une telle dissimulation est au-dessus des forces humaines. Le voile se déchire tôt ou tard et laisse voir enfin la vérité dans sa nudité honteuse.

L’orgueilleux ne peut donc se confondre avec l’homme vain. Il nous inspire un sentiment plus défavorable encore : comme l’homme vain, il provoque la raillerie, et de plus l’indignation.

§ XVI. — La \anité.

La vanité n’irrite pas, elle fait pitié; c’est l ’aliment quotidien de la satire. Loin de mépri­ser les autres hommes, le vaniteux les respecte, les admire peut-être, et surtout redoute leurs jugements. Mais il est dévoré de la soif des louanges. Ces louanges, il a besoin de les enten­dre lui-même et sans intermédiaire; il a besoin de savoir que c'est lu i, que c’est bien lui qu’on loue; de se complaire longuement dans cette suprême jouissance, de se montrer reconnaissant

DE L'ENTENDEMENT l'BATJq u e . 293 aux âmes bienveillantes qui chatouillent ainsi sa faiblesse, de leur exprimer, avec un innocent sourire, sa joie intime, son bonheur, sa profonde gratitude. A-t-il fait une bonne action : par pitié, parlez!... qu’il sache qu’elle vous est connue et que vous l’admirez; ne le faites pas languir; ne voyez-vous point qu’il brûle d’amener la conver­sation sur le sujet aimé? Cruel ! qui ne voulez pas comprendre qu’il vous met sur la voie ; qui le forcez, avec vos distractions, à devenir de plus en plus explicite, à vous supplier enfin !

Avez-vous approuvé ce qu’il a fait, dit, écrit : quelle joie! Mais, remarquez, il doit tout à l’in­spiration, à la fécondité de sa veine ! Appréciez- vous comme il convient ces traits heureux, ces beautés exquises : de grâce, n’éloigncz point vos. yeux de ces merveilles; gardez-vous d’intro­duire autre chose dans la conversation. Laissez- le jouir de son bonheur; il n’est ni hautain, ni dédaigneux, ni même exclusif. Que d’autres soient loués, il ne s’en irrite point, pourvu qu’on lui fasse sa part.

Avec quelle complaisance ingénue il raconte ses travaux et ses aventures ! sa parole ne tarit pas, il parle de lui-même; sa vie est une véri­table épopée. Les faits les plus insignifiants de­viennent des épisodes du plus grand intérêt; les

294 a r t d ' a r r i v e r a u v r a i .vulgarités, des traits de génie; les dénoûments les plus naturels, le résultat de combinaisons profondes. Il ramène tout à lui; l’histoire de son pays et de son temps n’est qu'un grand drame dont il est le héros; rien ne lui plaît s’il n’y trouve son nom.

§ XVII.— Dans les affaires, l'influence de l'orgueil est plus funeste que celle de la vanité.

Ce défaut n’a point, dans la pratique, les mêmes inconvénients que l’orgueil, bien qu’il soit plus ridicule. Comme il est un attrait pour la louange plutôt qu’une passion de supériorité, il n’exerce pas sur l’entendement une influence aussi malfaisante. C’est le cachet des caractères faibles, comme le prouve l'entraînement avec lequel l’homme vain se laisse aller à son incli­nation. Loin de repousser les conseils comme l’orgueilleux, il les recherche quelquefois : l’un ne veut rien devoir qu’à lui seul et dédaigne tout honneur partagé ; l’autre accepte de toutes mains, et glane volontiers dans le sillon d’au­trui. Quelques flatteries à recueillir après le succès, un parfum de louanges, quel qu’il soit, c’est assez pour la vaine gloire.

DE L'ENTENDEMENT PRATIQUE • 295

§ XVIII. Gomparalaon de l'orgueil et de la vanité.

L’orgueil renferme plus do malice, la vanilé plus de faiblesse ; l’un concentre les facultés de l’âme; l’autre les dissipe ; l’orgueil peut inspirer de grands crimes; la vanité suggère des peti­tesses ridicules; l’orgueil est accompagne d’un sentiment énergique d’indépendance et de supé­riorité; la vanité s’allie avec la défiance de soi, et même avec la soumission ; l'orgueil tend les ressorts de l’âme, la vanité les relâche ; l’orgueil est violent, la vanité caressante ; l’orgueil re­cherche la gloire, mais avec une certaine di­gnité, avec hauteur, avec empire : il ne se dé­grade pas; la vanité la recherche aussi, mais avec abandon, avec mollesse, avec une certaine langueur; la vanité est, si je puis m'expliquer ainsi, l ’effémination de l’orgueil ; aussi est-elle surtout particulière aux femmes. L’enfance a plus de vanité que d’orgueil; l'orgueil est, par excellence, le défaut viril, le défaut de l’âge mûr.

Bien que, théoriquement, ces deux vices se distinguent par les caractères que nous venons de signaler, il ne faut pas croire, néanmoins, que les formes sous lesquelles ils se montrent dans la pratique soient toujours aussi tranchées.

296 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .Le plus souvent ils sont mêlés et confondus clans le cœur de l’homme, ayant tour à tour, non-seu­lement leurs époques, mais leurs jours, leurs heures, leurs moments. On dirait deux couleurs à peine distinctes; seules, certaines nuances, certaines irrégularités, des reflets, des cha­toiements particuliers les signalent à des yeux exercés.

A vrai dire, l’orgueil et la vanité ne sont qu’une même chose : la forme, l’apparence chan­gent selon les rayonnements dujour ou les reflets de la lumière : 1 e fond, c’est l’exagération del’a- mour-propre, le culte du moi. L’idole se couvre d’un voile ou se présente aux adorations avec un visage affable et riant ; mais c’est la mêmeidolc, l’homme! l'homme qui, sur un autel qu’il dresse dans son propre cœur, brûle lui-même l’encens des louanges, et voudrait voir à ses pieds le reste des mortels.

§ XIX. — Combien cette passion est générale.

On peut l’affirmer, l’orgueil est la plus géné­rale de toutes les passions. Apart quelques âmes d’élite, submergées et perdues dans les ardeurs de l’amour divin, il n’est pas d’exceptions. L’or­gueil aveugle l’ignorant comme le sage, le pau-

vre comme le riche, lo faible comme le fort, l’en­fant comme le vieillard. Tout plie sous sa loi. Il domine le libertin et trouble le cœur de l’homme austère; il a planté son drapeau dans le monde, et se glisse dans les cloîtres les plus humbles et les plus retirés; il resplendit sur les traits de la femme altière, reine des salons par les talents, par la beauté, par la naissance, et se laisse aper­cevoir dans la parole timide ou sous le voile de la recluse, qui, sortied’une famille obscure, s’est ensevelie dans une maison de paix, et là, inconnue des hommes, n’attend qu’une tombe ignorée.

Il est des cœurs chastes, des cœurs exempts de cupidité, d’envie, de haine, de vengeance ; mais des cœurs entièrement libres de cette exagération d’amour-proprequi, selon la forme qu’elle revêt, se nomme orgueil ou vanité, non, il n’en existe pas ! Le savant se complaît dans sa science ; l’igno- rantsavoure sa propre sottise;l’hommecourageux aime à raconter ses prouesses, l’homme du monde ses aventures, l’avare son économie, le prodigue sa générosité, l'homme léger sa vivacité, l’esprit lourd son aplomb ; le libertin s’enorgueillit de ses désordres; l’homme austère se laisse aller avec complaisance à la pensée que des traits amai­gris révèlent ses macérations et ses jeûnes.

C’est le défaut universel, c’est la plus insatiable<7.

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 2 9 7

298 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .des passions lorsqu’on lui lâche les rênes, la plus insidieuse et la plus habile àse soustraire au joug. Si, par l ’élévation, par la maturité de l’esprit, par l’énergie du caractère, l’homme parvient à s’en rendre maître, l’orgueil tourne aussitôt ses nobles qualités contre elles-mêmes : il pousse ce cœur victorieux à se complaire dans la contem- plationdeses propres vertus. Quesivousrésislezà l’orgueil avec les seules armes vérit ablement puis­santes, l ’abnégation chrétienne, il ne s'avoue pas vaincu : craignez ses trahisons et ses embûches, l is e cache jusque dans l ’humilité; le reptile arraché de votre sein se traîne encore et s’en­roule à vos pieds : vous lui écrasez la tête, il vous mord au talon.

§ XX. — Une lutte continuelle est nécessaire.

Puisque l’orgueil est une des imperfections de notre humanité, puisque nous devons vivre avec cet ennemi dans une lutte sans repos, ne le per­dons jamais de vue ; renfermons-le dans le cercle le plus étroit; élevons sans cesse contre lui de nouvelles barrières. Si le mal est incurable, sa­chons du moins en arrêter les progrès et nous placer à l’abri du dernier malheur. Maître de l'orgueil, l’honnne est maître de lui-même; son

DE L'ENTENDEMENT PRATIQUE. 299jugement se mûrit et se perfectionne; il fait des progrès plus rapides dans la connaissance des choses et des hommes; lagloire elle-même, gloire d’autant plus méritée qu’il la recherche moins, devient souvent le fruit de cette conquête.§ XXI. — L’orgiicil n ’est pas le seul défaut qui nous cache la fin

que nous devons nous proposer,

Pour ne point se tromper dans le choix du but vers lequel on doit tendre, pour se proposer une fin réalisable, il faut, avant toutes choses, se con­naître soi-même. Nous l’avons dit, la plupart des hommes marchent à l’aventure, parce qu’ils ne fixent point à leurs efforts une fin déterminée, ou que celle qu’ils se proposent n’est point en rap­port avec leurs moyens. Dans la vie privée comme dans la vie publique, bien connaître ce que l’on peut n’est pas chose facile. L’homme se crée des illusions sans nombre sur l’étendue de ses forces, sur l’usage qu’il en doit faire, sur le moment où il s’en doit servir. Souvent la vanité les exagère, parfois aussi la pusillanimité les atténue au delà de la vérité. Le cœur de l’homme est un abîme de contradictions. Nous élevons avec une extrêmefa- cilité d’immenses tours deBubel, dans l’espérance insensée d’atteindre le ciel. Un jour s’écoule : la timidité succède à l’audace, et nous n’osons bâtir

même un humble toit de chaume. Véritables enfants, qui tantôt espèrent, en gravissant la colline, toucher de la main la voûte des cieux, et tantôt prenant pour des étoiles les exhalaisons rampantes et fugitives, les feux follets qui traî­nent sur le sol, les placent à des distances incom­mensurables dans l’espace infini. Peut-être ces enfants osent-ils parfois plus qu’ils ne peuvent, mais parfois aussi ils ne peuvent rien, parce qu’ils n’osent rien.

Quel est donc ici le moyen d’arriver à la vé­rité? Question difficile, à laquelle on ne saurait répondre que par de vagues à-peu-près. L’homme s’ignore lui-même; comment connaîtrait-il ce qu’il peut ou ne peut point? L’expérience, dira- t-on. L’expérience est un maître habile; mais elle ne s’acquiert qu’avec lenteur, et souvent ne donne son fruit qu’au déclin de la vie.

Je ne dis point, il est bon de l’observer, que cette vérité soit hors de notre portée; au con­traire, et, dans plusieurs parties de cet ouvrage, je crois avoir indiqué les moyens de l’atteindre. Je signale la difficulté, non l’impossibilité; or cette difficulté, loin de nous abattre, doit encou­rager nos efforts et exciter notre ardeur.

3 0 0 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 301§ XXII. — Développement des forces latentes.

Il est dans l’esprit humain certaines facultés qui restent à l’état de forces latentes jusqu’à ce qu’uneoccasionleséveilleou les mette en mouve­ment. Ceux qui les possèdent ne les soupçonnent même pas. La plupart des hommes descendent dans la tombe sans avoir jamais eu conscience de ce trésor, sans qu’un rayon de soleil se soit réfléchi jamais sur ce diamant pur qu’un hasard heureux aurait pu placer, le premier peut-être, entre les joyaux d’un brillant diadème.

Une scène inattendue, une lecture, un mot quelquefois, une révélation remuent l’àme dans ses profondeurs; aussitôt elle entend comme des voix, elle reçoit des inspirations mystérieuses. Froide, insensible, inerte jusque-là; désormais, cratère ouvert et lançant des tourbillons de feu que nul ne soupçonnait en elle. Qu’est-il arrivé ? Un léger obstacle qui empêchait la communi­cation avec l’air libre a été écarté; on a présenté à la masse électrique un corps attrayant, et le fluide s’est élancé : il a jailli avec la rapidité de la foudre.

L’esprit se développe par le contact avec d’au­tres esprits, par la lecture, par les voyages, par la contemplation des grandes scènes de la nature

ou des grandes œuvres de Fart, et, chose remar­quable, moins en vertu de ce qu’il reçoit du de­hors que des découvertes qu’il fait au dedans de lui-même. Si la faculté qu’une heureuse rencon­tre a révélée à l’homme se conserve en lui vive et entière, il importe peu qu’il oublie ce qu’il a vu ou entendu et ce qu’il a lu dans les livres. Le foyer est allumé; il brûle sans s’éteindre : qu’a-t-il besoin de l’étincelle qui a produit l’in­cendie?

Une âme inexpérimentée dort du sommeil de l ’innocence : ses pensées sont les pensées de l’ange sous l’œil de Dieu; ses illusions ou ses rêves ont la pureté de ces flocons de neige que le vent d’hiver amoncelle au flanc des montagnes; mais une heure, heure fatale, a sonné : le voile tombe, l’illusion fait place à la réalité, le monde paisible de l’innocence a disparu, et l’horizon calme et serein se convertit en une mer de feux et de tempêtes. Une lecture, une conversation imprudente, la présence d’un objet séducteur, voilà l’histoire du réveil de nos passions; c’est aussi l’histoire du réveil d’un grand nombre de nos facultés. Attachée au corps par un nœud in­compréhensible, noire intelligence est faite pour entrer en contact avec d’autres intelligences; cer­taines de ses puissances restent enchaînées jus-

3 0 2 a r t d ’a r r iv e r a u v r a i .

DE L'ENTENDEMENT PRATIQUE. 303 qu’ à ce qu’une impulsion extérieure vienne bri­ser leurs liens.

Si nos aptitudes particulières nous étaient connues, il nous serait facile, en les appliquant aux objets de leur choix, de les développer et d’en tirer parti. Mais il arrive souvent qu’une fois engagé dans la carrière de la vie, l’homme ne peut revenir sur ses pas, et remonter le che­min que l’éducation, la profession imposée ou choisie lui ont fait déjà parcourir. Qu’il sache alors accepter les choses telles qu’elles sont, s’ai­dant du bien, évitant le mal autant qu’il est. en lui : c’est là toute la sagesse humaine.§ XXIII. — Il faut, en se proposant unn tin, se gardera la fois et

de la présomption et d’une déGanee excessive.

Dans toutes les carrières, dans toutes les posi­tions, et quels ffue soient ses talents, ses goûts, son caractère, l’homme doit s’aider de la raison, soit pour découvrir et se poser d’avance un but réalisable, en rapport avec les facultés qu’il a reçues, soit pour chercher les moyens d’at­teindre ce but.

Que la fin soit proportionnée aux moyens; ces moyens sont les forces intellectuelles, morales et matérielles dont on dispose. Yiser à un but hors de sa portée, c’est dépenser inutilement ses for-

304 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .ces; mais rester dans l’inaction, ou n’oser pré­tendre à ce que l ’expérience et la raison nous désignent comme un but légitime, c’est en quel­que sorte méconnaître les vues de la Providence ; c’est résister à ses desseins sur nous.

§ XXIV. — La paresse.

S'il est prudent de se défier de sa présomption, s’il ne faut point se lancer à la légère en des en­treprises difficiles ou périlleuses, il importe aussi de ne pas oublier que la paresse peut se cacher sous une apparence de résistance aux inspira tions de l’orgueil et de la vanité.

L’orgueil est un mauvais conseiller et un mau­vais guide; il est difficile de se préserver de ses embûches. Eh bien ! il trouve, ou peu s’en faut, dans la paresse, une rivale digne de lui. L’homme aime les richesses, la gloire, les plaisirs; mais il aime aussi à ne rien faire; jouissance véritable à laquelle il sacrifie souvent sa réputation et son bien-être. Dieu connaissait bien la nature hu­maine lorsqu’il l’a punie par le travail. Manger son pain à la sueur de son front est pour l’homme un châtiment de toutes les heures, souvent bicu lourd à porter.

I)E L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 305

§ XXV. — Un avantage de la paresse sur les autres passions.

Pour nous subjuguer, la paresse, c’est-à-dire la passion du repos, a un avantage sur les autres passions : c’est do ne rien exiger de nous. En effet, l’objet delà paresse est purement négatif. On ne peut conquérir une position élevée sans beaucoup d’activité, d’efforts et de constance. Un nom glo­rieux suppose des titres à la renommée, et ces titres ne s’acquièrent point sans fatigue. L’a­mour des richesses impose un travail persévérant, des combinaisons habiles; les plaisirs même les plus efféminés veulent qu’on les recherche; ils sont le prix de certains efforts. Toute passion exige un labeur; seule, la paresse n'exige rien. Vous la contenez mieux assis que debout, en­core mieux couché qu’assis, mieux encore en­dormi qu'éveillé. Sa tendance est le néant ; le néant est sa limite extrême. Plus le paresseux s’anéantit dans son existence, plus il est heureux.

§ XXVI. — Origine de la paresse.

Ne cherchons pas ailleurs que dans notre or­ganisation et dans la manière dont s’exercent en nous les fonctions vitales l ’origine de la paresse.

306 a r t d ’a r r i v e r a d v r a i .Toute actioD entraîne une dépense des forces, donc elle contient un principe de fatigue et par­tant de douleur. Lorsque la dépense est insigni­fiante ou qu’elle n’a lieu que durant le temps né­cessaire au développement des forces organiques, la souffrance est nulle ; il se peut même qu’il y ait plaisir. Mais bientôt la perte devient sensible et la fatigue commence. Voilà pourquoi les pa­resseux eux-mêmes entreprennent souvent cer­tains travaux avec joie. Nous disons, remar­quez-le, entreprennent. C’est peut-être pour une semblable raison que les hommes les plus vifs sout rarement laborieux. L’ardeur et l’intensité de leurs efforts doivent exciter en eux, plutôt que dans des organisations calmes, le sentiment de la fatigue; ils prennent plus facilement le tra­vail en aversion.

§ XXVII. — Paresse d ’esprit.

Tout exercice des facultés intellectuelles étant accompagné de certains actes organiques, la pa­resse joue un rôle, et se fait sa part dans les phé­nomènes actifs de l’intelligence, comme dans ceux du corps: ce n’est pas l’espril qui se fatigue, mais les organes corporels qui sont au service de l’es­prit. De là vient que parfois l’on éprouve, à pen-

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 307 ser ou à vouloir, la même répugnance qu’aux travaux manuels les plus pénibles. Remarquez que ces deux paresses ne sont pas nécessairement simultanées et peuvent exister l’une sans l’autre.

La fatigue du corps, la fatigue purement mus­culaire, ne produit pas toujours la prostration intellectuelle ou morale; nous en avons tous fait l ’expérience. De même, après des travaux d’esprit intenses ou trop prolongés, lorsque nos forces intellectuelles touchaient à l’épuisement, nous avons quelquefois exercé nos forces physiques avec un véritable plaisir. Ce phénomène s’expli­que par ce fait : que les altérations du système musculaire sont loin d’être proportionnées aux altérations du système nerveux.§ XXVIII. — Raisons à l’appui de oe que nous venons de dire

sur l’origine de la paresse.

A l’appui de ce que nous avons établi, que la paresse est un instinct de précaution contre la souffrance, on peut faire les observations sui­vantes : 1° Que l’action, loin de répugner, de­vient attrayante lorsqu’elle a pour objet le plaisir; 2 ° qu’au début d’un travail la répugnance est plus grande, parce que, pour mettre les organes en action, un effort particulier est nécessaire; 3° que la répugnance est nulle lorsque, l’impul-

308 a r t d ’a r r i v e r AU v r a i .sion ayant été donuée, il ne s’est pas écoulé assez de temps pour que la fatigue qui naît de l’épui­sement des forces ait pu sc produire encore; 4° que la répugnance reparait et s’accroît à me­sure que la fatigue se produit ; 5° que les hommes d’une grande vivacité sont plus sujets que les autres à éprouver cette répugnance, parce qu’ils sont les premiers à sentir la douleur; 6 ° que les caraétères mobiles et légers sont rarement exempts de ce défaut, par cette raison que l’ef­fort exigé par le travail n’est pas le seul qui leur soit imposé, et que, pour vaincre leur inclination au changement, ils ont besoin de se dompter eux-mêmes.

§ XXIX. — L’inconstance ; sa nature et son origine.

L’inconstance, excès apparent d’activité, puis­qu’elle nous pousse à nous occuper sans cesse d’objets nouveaux, n’est au fond qu’une paresse déguisée. L’inconstant substitue un travail à un travail pour éviter l’ennui d’assujettir son atten­tion et pour échapper à la continuité d’une ac­tion déterminée. Voilà pourquoi les paresseux sont, en général, grands faiseurs de projets. Les projets, vaste carrière ouverte aux divagations, n’exigent aucun assujettissement d’esprit. C’est

DE l ’eNTENDEMÊNT PRATIQUE. 309 pour la même raison qu’ils se lancent avec une extrême facilité dans toutes sortes d'entreprises, à la condition, toutefois, qu'ils n’en mèneront aucune à bonne fin .

§ XXX. — Preuves et applications.

Que d’hommes sacrifient à leur inconstance les intérêts et les devoirs les plus saints! Certains tra- vauxleursont-ils imposés:— ilsles abandonnent pour d’autres, plus pénibles peut- être, mais qu’ils choisissent eux-mêmes; — uneaffaire importante les appelle; le temps presse :— ils s’oublient en d’inutiles conversations. On doit agiter en leur présence des questions du plus haut intérêt; avec quelques heures d’étude, quelques efforts, ils se mettraient en état de donner leur avis eu con­naissance de cause : — et ces heures, que le de­voir réclame, ils les prodiguent à des discussions vaines. La politique, la guerre, les sciences, la littérature, toute chose leur est bonne, pourvu qu’elle ne soit point obligatoire.

Mais se promener, converser, discuter, c’est agir; c’est exercer ou les facultés du corps ou celles de l’esprit; et toutefois les promeneurs, les bavards abondent, tandis que les hommes véri­tablement laborieux sont très-rares. Pourquoi? C’est que la promenade, la discussion, la con-

310 ART D'ARRIVXR AU VRAI,vcrsatiou ne contrarient point l’inconstance, n’exigent aucun effort, admettent la variété, le changement, et entraînent avec elles des alter­natives d’exercice et de repos, entièrement libres ou ne relevant que du caprice.

§ XXXI. — Sage milieu entre les extrêmes.

Éviter la faiblesse sans fomenter la présomp­tion; soutenir, exciter l ’activité sans éveiller l ’a- mour-propre ; donner à l’esprit le sentiment de ses forces sans l’aveugler par l’orgueil : science bien difficile lorsqu’il s’agit d’autrui, bien plus difficile encore lorsqu’il s’agit de soi-même; c’est la science que l’Évangile enseigne, c’est le triomphe delà raison. Les écueils que je viens de signaler, nous devons les côtoyer sans cesse, non avec l’espoir de les éviter tous et d’y échapper toujours, mais avec le désir et l’espérance de sur­vivre aux naufrages.

La vertu est difficile; elle n’est point impos­sible. Celle de l’homme se trouve mêlée de beau­coup de faiblesses, mais il la peut perfectionner. La raison est un monarque condamné à une lutte sans repos contre des sujets révoltés; mais Dieu lui a donné les forces nécessaires pour combattre et pour vaincre : 1 utte terrible, pleine de hasards

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 3 1 1et de périls, mais par là même d’autant plus digne de tenier les âmes généreuses.

En vain essaye- t-on, dans notre siècle, de pro­clamer la toute-puissance ou l’ascendant irrésis­tible des passions sur la raison de l’homme. Emanation sublime delà Divinité, l’âme immor­telle n’a point été abandonnée par son créateur. Non, il n’est donné à aucune puissance d’éteindre le sentiment de la morale, soit dans l'individu, soit au sein des sociétés : dans l’individu, ce sen­timent survit à tous les crimes; dans les sociétés, il survit à toutes les tempêtes. Le remords, chez l’homme coupable, réclame et venge ses droits méconnus ; dans les sociétés, d’héroïques dévoue­ments protestent en son nom.§ XXXII. — La morale est le meilleur guide de l’entendement

pratique.

La morale! voilà le guide par excellence de l'entendement pratique. Dans le gouvernement des peuples, la politique petite est celle des inté­rêts égoïstes, de l'intrigue et de la corruption ; la grande politique est celle de l’intérêt général, de la raison et du droit. Dans la vie privée, il y a aussi petitesse et grandeur : l’une inspire les basses menées, les vues étroites, le vice; l’autre, la générosité, le dévouement, la vertu.

3 1 2 AllT d ’a P.RIVKII AI' v h a i.Le juste et l’utile semblent quelquefois mar­

cher séparément, mais cette séparation n’est pas de longue durée ; ils suivent en apparence des chemins opposés, mais le but vers lequel ils tendent est le même. Dieu veut éprouver ainsi la constance de l'homme, bien qu’il ne remette pas toujours à l'autre vie la récompense de nos efforts. La ferait-il attendre, cette récompense, nous n’aurions point à nous en plaindre. Est-ce donc peu que de descendre dans la tombe, pleins d’espérance, l'âme tranquille et sans remords?

Oui, l’art de gouverner n’est autre chose que la morale et la raison appliquées au gouverne­ment des États. Oui, l’art de se bien conduire soi-même n’est autre chose que l’Évangile en action. Ni les sociétés, ni les individus n’oublient impunément les principes éternels de la morale; que s’ils opposent à ces principes les vils conseils de l’intérêt, ils périssent tôt ou tard dans leurs propres combinaisons. L’intérêt que l’on érige en idole ne tarde point à devenir victime à son tour : l’expérience est là pour l’attester. Cette vérité se trouve écrite à toutes les pages de l’histoire en caractères de sang !§ XXXIII, — L’harmonie de l’univers protégée par le châtiment.

Toute faute reçoit son châtiment. L’univers

DE L’ ENTENDEMENT PRATIQUE. 3 1 3 est soumis à uneloi d’harmonie; celui qui trouble cette harmonie souffrira dans son organisme ou dans son cœur. La douleur matérielle suit l’abus des facultés physiques; aux égarements de l’es­prit succèdent le repentir et le remords. Tel qui poursuit la gloire avec une excessive ardeur ren­contre le ridicule et la honte; tel autre, dans son orgueil sans mesure, voudrait voir l’univers à ses pieds; il soulève contre lui l’indignation, la résistance, les humiliations et l'insulte. Le pares­seux s’endort dans L’inaction, mais cette inaction dévore ses ressources : le besoin frappe à sa porte; l’excès du travail et de l’activité devra remplacer un repos coupable. Le prodigue dissipe ses ri­chesses dans les plaisirs et l’ostentation : voici venir un vengeur, la pauvreté affamée et cou­verte de haillons ! Les privations succèdent aux jouissances; au luxe, à la somptuosité, à l’appa­rat succède la misère honteuse qui rougit d’elle- même. L’avare entasse l’or parla crainte de lapau- vreté, et au milieu de ses richesses il endure toutes les rigueurs de cette pauvreté qui l’épou­vante. Il ne hasarde rien pour ne rien perdre; il. se défie des personnes dont il est le plus aimé (si tant est que l’avare puisse être aimé) ; dans le si­lence de la, nuit, au sein des ténèbres, il se lève, il visite ses cuflfivs-forls pour s’assurer que son

or, c’est-à-dire son âme, est toujours là. Mais voici que l’œil d’un serviteur infidèle a surpris son secret, et la pauvreté, réelle cette fois, sera désormais le seul hôte de son foyer.

Dans les arts, dans la littérature, comme dans le commerce du monde, qui veut trop plaire s’expose à déplaire : l’excès de la délicatesse dé­génère en mauvais goût, le sublime touche au ridicule, la finesse devient affectation, l’amour démesuré de la symétrie produit les contrastes les plus discordants.

Dans le gouvernement des sociétés, l’abus du pouvoir entraîne la ruine du pouvoir ; l’abus de la liberté mène à la servitude. Un peuple qui veut trop étendre ses frontières se voit refoulé en deçà de ses limites naturelles ; le conquérant qui s’o­piniâtre à accumuler les couronnes sur sa tête s’expose à les perdre toutes; et tel que u’a pu satisfaire la jouissance d’un empire gigantesque va se consumer sur un roc solitaire perdu dans l’Océan. De ceux qui ambitionnent la puissance suprême, le plus grand nombre rencontre la pro­scription ou la mort. Ils convoitaient le palais d’un monarque, ils perdent leur foyer domestique ; ils rêvaieut un trône, ils s’éveillent dans l’exil ou sur l’écbafaud.

3 1 4 a r t d ’a r r iv e r a d v r a i .

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 3 1 5

§ XXXIV. — Observations touchant les avantages et les désavan­tages de la vertu dans le maniement des affaires.

Dieu n’a point laissé ses lois désarmées ; il leur a donné pour bouclier le châtiment qui suit la faute, même dès cette vie. Voilà pourquoi les cal­culs basés sur des intérêts en opposition avec la loi morale sont ordinairement trompés. L’immo­ralité tombera dans les pièges qu'elle tend elle- même. Que l’on veuille bien comprendre toute­fois : je n’entends point dire que les conditions de lutte entre l’homme de bien et le méchant ne soient souvent désavantageuses au premier. Oui, celui que nulle considération n’arrête, à qui tout moyen, s’il mène au but, paraît légi­time, celui-là, j ’en conviens, a de grands avan­tages sur l’honnête homme que l ’idée seule de l’injustice épouvante. N’avoir qu’un moyen pour se défendre, c’est s’exposer à être vaincu ; mais s’il est incontestable qu’en certains cas isolés l’avantage appartient aux méchants, il ne l’est pas moins qu’avec le temps la balance se rétablit ; la Providence se charge du contre-poids ; et j ’ose affirmer qu’il n’est pas rare de voir, à la fin, l ’homme droit dans ses vues et dans sa conduite atteindre le but qu’il s’est discrètement posé, tandis que l’homme immoral expie, à l’heure

316 A HT d 'ARRIVER AU VRAI,marquée, ses iniquités ou ses crimes, trouvant sa propre perte au bout de ses voies tortueuses.

g XXXV. — Une accusation injuste contre la vertu.

L'homme de bien tombé dans le malheur éprouve un certain penchant à présenter la vertu qu’il aime comme l’origine de ses disgrâces. C’est une occasion pour lui de se faire valoir, ou un moyen de cacher ses imprudences ; car on peut commettre des imprudences en dépit (les inten­tions les pluspuresetlesplusdroites. La vertu ne saurait être responsable des maux qu'entraînent l’imprévoyance et la légèreté; cependant, on l’en accuse avec une facilité extrême. « Ma bonne foi m’a perdu!» s’écrie l ’homme de bien victime d’une perfidie. Ce qui l ’a perdu, ce n’est point sa bonne foi, mais une confiance irréfléchie ou absurde, alors que tout l’avertissait de se défier et de craindre. Les méchants ne se prennent-ils donc point aux pièges du méchant? La perfidie met-elle toujours à l’abri d’un perfide?

La vertu nous montre le chemin ; c’est à notre prévoyance, à notre jugement, à notre pénétra­tion d’éviter les embûches que le mal dresse sous nos pas. Ces qualités n’excluent point la vertu; elles vivent même avec elle en parfaite

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 317 harmonie, mais ne sont point une même chose. Amie fidèle dont rien ne rebute le dévouement, la vertu prend asile dans le cœur de touthomme sans s’informer de la richesse ou de la pauvreté de son esprit.

§ XXXVI. — Une accusation non fondée contre la science.

On a osé dire : «Le savoir est mauvais en soi ; les grands talents inclinent fatalement au mal. » Blasphème contre l’intelligence et la bonté du Créateur! La vertu aurait-elle donc besoin des ténèbres? N’émane-t-elle pointdes mêmes sources que la science, c’est-à-dire de l’océan de lumière et de sainteté qui est Dieu? Si l’élévation de l’in­telligence conduisait au mal, la méchanceté des êtres serait donc en proportion de leur grandeur? Comprenez-vous les conséquences de ceraisonne- ment ?—Eh ! pourquoi ne les tirerions-nous point, ces conséquences?— La science infinie serait la méchanceté infinie; nous voilà dans l’erreur de Manès, établissant au sommet de l’échelle des êtres un principe mauvais ; mais que dis-je ? notre erreur serait plus détestable encore; elle exclu­rait le bon principe, à qui Manès du moins fait une part. Le génie du mal présiderait seul et sans rival aux destinées du monde. Le roi des

18.

sombres régions placerait son trône dans les splendeurs de l’empyrée.

Non ! l'homme ne doit pas fuir la lumière par crainte du mal. La vérité ne redoute pas le grand jour. Le bien moral lui-même n’est autre chose qu’une grande vérité. Plus une intelligence est éclairée, mieux, elle connaît l’ineffable beauté de la vertu, et cette connaissance lui rend plus facile la pratique du bien. Presque toujours les sentiments participent des idées et s’élèvent avec elles; les sentiments élevés sont déjà la vertu ou une disposition heureuse à la vertu.

Que l’on étudie la nature de l’âme. Cette étude fournira des preuves en faveur des talents et du savoir. Certaines facultés, on le sait, ne se per­fectionnent en nous qu’aux dépens d’autres fa­cultés moins soigneusement développées. Or cultiver les qualités supérieures, c’est diminuer d’autant la force des passions grossières, source des vices.

L’histoire nous apprend, en effet, que les hom­mes pervers ont été rarement doués d’un esprit très-élevé; parmileshommesd’élite, au contraire, beaucoup ont brillé par d’éminentes vertus. Si quelques-uns ont eu des faiblesses, c’est qu’ils étaient hommes. Les méchants sont l’exception, non la règle.

318 a r t d ’a r r iv e r a u v r a i .

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 319Savez-vous pourquoi la dépravation d’un

homme supérieur est si compromettante? pour­quoi elle met en suspicion les dons de l’intelli­gence et du génie, en donnant occasion de tirer d’un fait particulier des conclusions générales? C’est que tous les yeux sont ouverts sur l’homme de génie; c’est que le contraste entre le vice et la science a quelque chose de repoussant qui rend le vice plus odieux encore. Ainsi l’on est plus douloureusement frappé du relâchement d’un ministre de Dieu, revêtu par le sacerdoce d’un ca­ractère sacré, que des faiblesses d’un homme du monde; ainsi on ne remarque point une tache dans un cristal terni, tandis que dans un cristal pur le plus léger défaut attire et blesse les regards.g XXXVII. — Les passions sont de bons instruments, mais de

mauvais conseillers.

Nous avons signalé, chapitre XIX, l’influence funeste des passions dans la recherche de la vé­rité, même de la vérité spéculative. Les règles générales que nous avons données à ce sujet sont d’une application constante. Faut-il agir, les pas­sions seront d’excellents auxiliaires; mais gar­dez-vous de les appeler au conseil et de leur don­ner voix délibérative. Dépourvu du ressort des passions, l’homme resterait enseveli dans une

320 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .sorte d’engourdissement et d’inertie; li\ré tout entier à ses passions, il marche en aveugle : il désire et s’assouvit à la manière des brutes.

Diriger appartient à la raison; exécuter appar­tient aux passions ; voilà ce que nous enseigne une étude attentive de nos facultés. La raison porte ses regards non-seulement sur le présent, mais sur le passé, mais sur l ’avenir; les passions ne voient que le moment actuel, l’impression ac­tuelle. La raison, guide plein de sollicitude, se préoccupe de ce qui peut servir ou nuire aujour­d’hui, demain, toujours; les passions, chargées uniquement d’exécuter, forces pleines d’énergie, mais subordonnées, n’ont souci que de l’heure et de l’impression présentes. La raison ne se pro­pose pas uniquement le plaisir, mais l’utilité, la moralité, l’honneur; les passions foulent aux pieds l’honneur, la moralité, l’utilité, tout ce qui n’est pas l ’impression agréable que l’acte leur procure.

§ XXXVII f. — Hypocrisie ties passions.

Par le mot passions, je n’entends point seule­ment ces affections violentes et pleines de tem­pêtes qui sont à notre âme ce que les orages sont à l’Océau, mais encore ces inclinations plus

DE L'ENTENDEMEÎi'l PRATIQUE. 321 douces, plus spiritualisées, qui semblent se rap­procher des régions supérieures de l’àme, et que l ’on nomme sentiments. Orageuses ou tendres, les passions sont au fond les mêmes : elles ne diffèrent que dans la forme, dans l’intensité, dans la manière de se porter vers leur objet. D’autant plus redoutables qu’elles inspirent moins de crainte, leur délicatesse est une séduc­tion de plus.

Lorsque la passion se présente à nous dans toute sa difformité, heurtant brutalement notre esprit pour l’entraîner dans ses voies, celui-ci se tient sur ses gardes; il se prépare à la lutte, et souvent l’héroïsme de la résistance est en raison de l’impétuosité de l’attaque. Mais si, dépouil­lant ses formes violentes, et cachant pour ainsi dire ses vêtements grossiers sous le manteau de la raison, elle donne à ses inspirations ou à ses penchants déréglés les noms d’amitié, de volonté droite, éclairée, mais inflexible, etc., veillez et soyez pleins de crainte. La citadelle aurait résisté à un assaut; elle va peut-être ouvrir ses portes d’elle-même et succomber par trahison.

§ XXXIX. — Exemple. Deux formes de la > engeance.

Un homme tient dans ses mains le dcnoùmeut

d’une affaire de laquelle dépend le sort de son ennemi; cet homme songe aux offenses qu’il a reçues, et le ressentiment s’éveille dans son âme; au ressentiment succède la colère, à la colère la soif de la vengeance. Pourquoi ne se vengerait-il point? L’occasion ne saurait être plus favorable. Quelle volupté ! voir de ses yeux le désespoir de son ennemi 1 de son ennemi trahi dans ses espé­rances, raillé par le sort, plongé dans la misère ou l’obscurité 1— « Vengeance ! et que cet homme abhorré sache que la vengeance vient de toi! rends-lui le mal pour le mal. 11 a joui de ta dis­grâce, triomphe de la sienne : rassasie-toi de ses larmes. Il a des fils innocents qu.i partageront son malheur; — il n’importe! qu’ils meurent, et sa race tout entière avec lui! Il a un vieux père que le chagrin peut conduire au tombeau ; — qu’il meure! Ainsi les blessures de ton en­nemi seront plus nombreuses; ainsi tu verseras dans son âme toute l’amertume, tout le fiel qu’un jour il versa dans la tienne. Vengeance ! point de pitié pour qui fut impitoyable ! pas de géné­rosité pour qui ne fut point généreux ! »

Ainsi parle la haine exaltée par la colère; mais ce langage est trop dur, trop violent; un cœur généreux ne pourra l’entendre ; l’amour-propre lui-même se révoltera contre des conseils odieux.

3 2 2 ART d ’a r r i v e r AU VRAI,

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 323 « Eh quoi! je me réjouirais de la ruine d’une famille; je précipiterais dans la misère des fils innocents; je pousserais un vieillard dans la tombe! Non! ce ne sont point là les enseigne­ments de l’honneur 1 La vengeance est un plaisir bas et cruel! la générosité est la vertu des grandes âmes. Si mon ennemi a été sans pitié, je serai généreux ; son regard se baissera devant le mien ; la rougeur couvrira son front; son cœur sentira le remords; il me rendra justice et je serai vengé. »

L’espritdevengeances’étaitmontréimpérieux, dur, exigeant, absolu; l’âme s’est révoltée. La pitié, la justice, un noble orgueil sont venus à son aide : ces sentiments ont fait pencher la ba­lance. Autre peut-être aurait été le résultat, si la vengeance eût couvert d’un masque ses traits repoussants; si, cachée dans les replis les plus secrets du cœur et distillant de là ses poisons, elle eût adouci sa voix et parlé au nom de la justice. «Lui! mériter une telle faveur! il en est mille fois indigne. L’indignité de ton ennemi, voilà le seul motif de ton opposition! Peut-être éprouves-tu quelque plaisir à le sentir sous ta main, à te placer à rencontre de ses espérances; mais tu ne te laisses point aller à ce sentiment; le bien public commande, tu obéis. Que si, mal­

gré loi, tu fais une légère pari à tes rancunes, la prudence, la justice, la raison, sont du moins d’accord avec l’inclination de Ion cœur; et le mal n’est pas grand, si tu sais être sur tes gardes. Procède avec calme, afin que l’on voie que tu n’agis point dans un esprit de haine ou de partialité, que tu ne fais qu’user d’un droit, ou même que tu cède à regret à la voix impé­rieuse du devoir. »

La vengeance impétueuse, violente, franche­ment injuste, avait été vaincue; la vengeance pacifique, insidieuse, hypocritement déguisée sous le masque de la raison, de la justice et du devoir, triomphe sans efforts.

Voilà pourquoi les haines exercées au nom du zèle sont si redoutables. Une âme haineuse, se trompant elle-même et croyant obéir à des inspi­rations légitimes, que sais-je? à la charité peut- être, est comme l’oiseau sous la fascination du serpent; fascination d’autant plus dangereuse que l’âme ne s’en aperçoit pas. Alors l’envie dé­chire sans remords les réputations les plus pures et les plus éclatantes; les rancunes deviennent inexorables et marchent sans relâche au but qu’elles se sont posé; alors la vengeance impla­cable se complaît dans les angoisses, dans les convulsions, dans le désespoir de ses victimes.

3 2 4 a r t d ’a r r iv e r a d v r a i ,

Le Sauveur du monde accomplit sa mission sur la terre : les peuples se pressent en foule sur ses pas; il passe au milieu des hommes en faisant le bien. Affable avec les petits, plein de compassion pour les malheureux, indulgent envers les cou­pables, il répand à pleines mains les trésors de sa toute-puissance et de son amour. Il n’a pour toutes les misères du cœur que des paroles de douceur et de pardon; on dirait qu’il réserve contre les hypocrites seuls le langage d’une indignation sainte et terrible : son regard majestueux et sévère a pénétré le fond de leur cœur et a mis à nu leur fausseté. Les hypocrites ne peuvent lui pardonner la confusion dont il les a couverts; la soif de la vengeance les dévore. Mais parleront-ils au nom de la haine? agiront-ils au nom de la vengeance? Non ! « Cet homme est un blasphé- « mateur, disent-ils au prince des prêtres; il « séduit le peuple ; c’est un ennemi de César. La « fidélité au prince, la tranquillité publique, la « religion exigent qu’il périsse. » On marchande la trahison d’un disciple : l’agneau innocent est traîné devant un tribunal. Son calme sublime, ses réponses de vérité redoublent la rage des faux docteurs ; le chef de la synagogue déchire ses vêtements en s’écriant : Il a blasphémé! et le peuple trompé demande la mort du Juste.

19

DE L ’ENTENDEMENT PRATIQUE. 325

3 2 6 ART D’ARRIVER AU V R A I.

§ XL, — Précautions.

L’homme ne saurait trop méditer sur les mys­tères de son cœur : il ne saurait surveiller avec trop de vigilance les mille portes par lesquelles l ’iniquité s’insinue; il ne saurait trop se tenir en garde contre les pièges qu’il se tend à lu i- même. Ce n’est point lorsqu’elles se montrent telles qu’elles sont, à visage découvert, que les passions sont à craindre. Si le sens moral, si tous les germes de vertu ne sont pas encore éteints dans l’homme, à la vue du vice, du vice hideux et sans voiles, il entend s’élever dans son âme comme un cri d'indignation et d’épouvante. Mais quels dangers ne court-il point lorsque, changeant de nom, déguisant leurs traits, elles se présentent à lui sous les dehors de la raison, du droit, du devoir; lorsqu’elles placent sur ses yeux un prisme trompeur à travers lequel il verra désormais toutes choses !

L’écueil le plus dangereux pour l’innocence n’est point dans l’entrainement brutal de pas­sions grossières; craignez plutôt l’attrait de ces sentiments qui charment par leur délicatesse et séduisent par leur douceur. La peur pénètre dans un cœur noble sous le masque de la prudence;

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 327sous le nom d’économie et de prévoyance sage l’avarice se glisse dans une âme généreuse et l’avilit ; l’orgueil se cache à l’ombre de la dignité personnelle; la vanité va glanant ses jouissances puériles sous le vain prétexte d’entendre et de mettre à profit la critique ; la vengeance se pare du nom de justice; la colère s’appelle une sainte indignation; la paresse invoque le besoin du re­pos; et l’envie, implacable vautour, l’envie, qui s’attache aux réputations les plus méritées, qui flétrit de son haleine impure les vertus les plus saintes, accomplit ses œuvres de mort en parlant d’impartialité, de justice, d’amour de la vérité, des dangers d’une admiration ignorante et d’un enthousiasme puéril.

§ XLI. — Hypocrisie de l’homme envers lui-même.

L’homme use d’hypocrisie envers lui-même, plus peut-être qu’envers autrui; il est rare qu’il se rende un compte exact et scrupuleux du mo­bile de ses actions; c’est pourquoi les vertus les plus pures, passées au creuset, laissent toujours un peu de cendre. L’amour divin, voilà l’or sans alliage 1 mais cet amour pur n’est pas de la terre. Durant notre épreuve ici-bas, nous portons en nous un principe mauvais qui tue, affaiblit

ou déflore nos vertus. Empêcher ce germe fatal de tout envahir, c’est l’œuvre, c'est le labeur de toute la vie ; œuvre difficile, labeur pénible et plein d’angoisses. Cependant, quelle que soit notre faiblesse, nous avons reçu de la main de Dieu même une lumière pour nous guider; lumière qui ne s’éteint jamais, et nous aide à distinguer le bien du mal; raison qui nous éclaire ou con­science qui nous punit. Nous cherchons à nous tromper nous-mêmes, parce que nous redoutons cette lumière, c’est-à-dire l’opposition de la con­science contre nos penchants ; nous fermons nos oreilles pour ne point entendre les plaintes de cette conseillère inflexible que rien ne peut cor­rompre; nous cherchons à nous persuader que les principes qu’elle nous rappelle ne sont pas, du moins, applicables à la circonstance présente. A cela, nos passions viennent aider d’une façon déplorable, en nous prêtant l’appui de leurs so­phismes. L’homme ne se résigne point à paraître méchant, même à ses propres yeux : il manque d’audace et devient hypocrite.

§ XLII. — Connaissance de soi-même.

Le défaut que nous venons de signaler revêt toutes les formes et se modifie à l’infini. C’est

3 2 8 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 329pourquoi nous ne saurions trop méditer ce pré­cepte des anciens empreint d’une sagesse si pro­fonde : Connais-toi toi-même ! Il n’est pas jus­qu’aux qualités communes à tous les hommes qui ne prennent, selon les individus, une phy­sionomie particulière. Chacun de nous a, pour ainsi dire, un ressort secret auquel il obéit, et qu’il importe de connaître. Ce ressort, c’est l’in­clination dominante. Toutes nos passions parti­cipent de cette inclination; elle les subordonne, elle les soumet toutes & son objet; elle se mêle à tous les actes de la vie, et constitue ce que l’on nomme le caractère. S’il nous est nécessaire de découvrir ce ressort dans autrui pour régler nos rapports avec le monde, combien ne l’est-il pas davantage de le découvrir en nous ! Cette con­naissance est le secret des grandes choses, bonnes ou mauvaises.

§ XL1II. — L’homme se fuit lui-même.

Si nous savions résister au penchant qui nous incline & nous fuir nous-mêmes, si notre répu­gnance à contempler en nous l’homme intérieur était moins profonde, il nous serait facile de dé­couvrir notre psssion dominante; mais nous n’aimons pas à lire dans notre âme, nous n’évi­

tons rien tant que la vue de notre âme : le pre­mier de nos intérêts est à peine notre dernière préoccupation. Que d'hommes descendent dans la tombe non-seulement sans se connaître, mais sans avoir essayé de se connaître ! La sagesse nous dit : Tenez vos yeux constamment ouverts sur votre coeur pour étudier ses inclinations, pénétrer ses secrets, régler ses penchants, corri­ger ses travers ou ses vices ; et, loin d’écouter la voix de la sagesse, loin de vivre de cette vie in­térieure dans laquelle chaque pensée, chaque sentiment éclôt, pour ainsi dire, sous le regard de la conscience, de cette vie dans laquelle l’âme ne se met en rapport avec les objets extérieurs qu’après avoir soumis la volonté au contrôle de la raison, nous nous livrons à toutes les inspira­tions et à tous les caprices du cœur; nous nous attachons aveuglément aux objets qui nous atti­rent; nous vivons sans cesse hors de nous- mêmes, n’accordant pas un instant àlaréflexion. Que de belles, que de nobles intelligences dis­sipent de la sorte les dons précieux qu’elles ont reçus du Créateur, et laissent évaporer, si je puis m’exprimer ainsi, sur les places publiques et dans les carrefours, l’arome qui, dans les jours mauvais, devait être et leur force et leur joie !

On raconte de Pascal qu’il abandonna l’étude

3 3 0 a r t d ’a r r iv e r a u v r a i .

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 331des mathémathiques et des sciences naturelles parce qu’il trouvait trop rarement l’occasion de converser sur ces matières peu cultivées de son temps. Croyant échapper à son isolement, il ap­pliqua son esprit à l’étude de l’homme. Mais il ne tarda point à s’apercevoir que les vrais mora­listes étaient encore moins nombreux que les na­turalistes et les mathématiciens. C’est encore aujourd’hui comme au temps de Pascal. Obser­vez ce qui se passe dans le monde, et vous verrez combien sont rares ceux qui s’adonnent à ce genre d’étude, surtout pour en faire l'applicar tion sur eux-mémes.

§ XL1V. — Heureux résultats de l’élude des passions.

Connaître ses passions, les analyser, signaler leurs tendances, ce n’est pas les avoir vaincues. L’homme peut avoir conscience de sa faiblesse, rougir de sa faiblesse, et céder à ses passions. Toutefois, s’il les connaît, il se défie de leur vio­lence; il est aveugle, mais il sc défie de son aveu­glement; c’est un commencement de sagesse. Quant à celui qui ne rentre jamais en lui-mêmc, qui se livre, les yeux fermés, à tous les caprices de son cœur, celui-là court à sa perte. L’instinct, la volonté, les conseils de la raison, les irnpul-

sions de l’organisme ne Sont bientôt pour lui qu’une même chose. La raison ne commande plus, elle obéit ; au lieu de diriger, de modérer, de corriger les inclinations révoltées, elle devient le complice de leurs désordres; esclave avili, pourvoyeur sans repos et sans pudeur de leurs insatiables caprices !

§ XLV, — Avec quelle sagesse la religion chrétienne dirige les âmes.

La religion chrétienne, en nous invitant à ré­fléchir sur nos inclinations, à nous étudier nous- mêmes, est d’accord avec la plus saine philoso­phie et révèle une connaissance profonde du cœur humain. Ce qui manque à l’homme, en général, ce n’est point la connaissance spéculative du bien, mais la science pratique, la connaissance détaillée du bien faire. Qui ne sait et n’a répété mille fois que les passions nous égarent et nous perdent? Est-ce donc là seulement ce qu’il faut savoir ? Connaître la passion qui dans tel ou tel cas fait pencher la balance, la passion qui prédo­mine en nous; connaître le déguisement sous lequel elle se présente à l’esprit qu’elle veut sé­duire; savoir comment il faut repousser ses attaques ou se garder de ses stratagèmes ; et le savoir, non pas à peu près, mais d’uue manière

3 3 2 ART U’ARRIVER AU V RAI,

exacte, nette, précise, de telle sorte que nous ayons toujours, pourainsi dire, nos armes prêtes, et que nous puissions, à l’instant, prendre une résolution, quelle que soit la circonstance; voilà ce qui nous importe. Art difficile, mais le pre­mier de lous les arts.

Dans les sciences, ce qui distingue l’homme su­périeur de l’homme médiocre, c’est que l ’homme supérieur possède à fond et pratiquement ce que l’homme médiocre ne sait qu’à peu près et d’une façon confuse. La supériorité n’est pas dans le nombre, mais dans la qualité des idées. En effet, le premier ne sait rien qui ne soit coDnu du se­cond; tous deux ont leurs regards tournés vers le même objet; mais la vue de l’un est plus par­faite que celle de l’autre ; l’un voit mieux que l’autre.

11 en est ainsi dans la pratique de la vie. Un homme profondément immoral peut parler de la morale de manière à prouver qu’il n’en ignore point les règles ; mais ces règles, il n’en a jamais fait l’application. Il n’a point expérimenté par lui-même les obstacles qui peuvent entraver la pratique. Son coup d'œil n’est point assez sûr pour reconnaître le moment décisif de s’en ser­vir. Ni sa volonté n’écoute, ni son intelligence ne comprend une autre voix que la voix des pas-

49.

DE l ’ENTENDEMENT PRATIQUE. 3 3 3

334 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .sions. Il tient les principes moraux enfermés au plus profond de son cœur comme eu des archives, se gardant d’y jeter les yeux, même par curiosité, de peur d’éveiller le remords.

Mais lorsque la vertu a poussé dans une âme de vives et profondes racines, ces mêmes règles deviennent une sorte de génie familier qui pré­side à toutes les pensées comme à tous les actes de la vie ; ce génie veille, et se tient sur scs gardes au moindre danger ; il promet des récompenses avant la lutte, et tourmente la conscience lors­qu’elle a désobéi. La présence permanente des règles morales dans l’esprit est le bienfait de la vertu, laquelle doit à son tour à cette intimité sa force et sa durée ; aussi la religion recommande cette pratique avec instance, bien convaincue qu’elle donnera de bons fruits tût ou tard.

§ XLYI. — Les sentiments moraux auxiliaires de la vertu.

Les sentiments sont les auxiliaires naturels des idées morales, car il est des sentiments très- moraux et très-généreux. Si Dieu permet aux tem­pêtes de se déchaîner dans notre cœur, il y fait aussi souffler les brises sous lesquelles les va­gues soulevées tombent et s’apaisent. L’habi­tude de l'obéissance aux règles morales déve-

loppc et vivifie les sentiments moraux. Alors, dans ses efforts vers le bien, l’homme peut op­poser les bons penchants aux inclinations mau­vaises. La lutte n’offre plus autant de dangers pour lui; surtout, elle n’est plus aussi doulou­reuse. L’influence d’une passion est combattue par la passion contraire ; la joie d’un triomphe compense la douleur d’un sacrifice, et l’on est à l’abri de ces déchirements que l’âme éprouve lorsque la raison est seule à lutter contre les in­clinations du cœur.

Développer les sentiments moraux, appeler au secours de la vertu les passions elles-mêmes, et par leur intervention, dissiper les ténèbres que les instincts mauvais élèvent dans l’intelligence, c'est faire la guerre aux frais de l’ennemi, et la porter sur son territoire : règle de conduite d’une incontestable sagesse.

Dans cette opposition des passions aux pas­sions, les combinaisons sont infinies. La dignité personnelle balance l’amour des plaisirs; la crainte de se rendre odieux enchaîne l’orgueil ; la vanité est tenue en bride par la peur du ridi­cule; l’amour de la gloire stimule la paresse ; l’on redoute de s’oublier, et la colère s’apaise ; l'honneur qui suit la générosité tempère la soif de la vengeance. Le bien sert de contre-poids au

DE L ’ENTENDEMENT PRATIQUE. 3 3 5

mal. Les germes impurs qui fermentent dans le cœur humain sont neutralisés, et l’homme est vertueux sans cesser d’étre sensible.

§ XLVII. — Une règle à suivre dans nos jugements pratiques.

Le ressort principal de notre cœur étant connu, les sentiments nobles et généreux ayant reçu les développements dont ils sont susceptibles, il nous reste encore à connaître la manière de di­riger notre entendement vers la vérité dans les jugements pratiques.

Première règle : s’abstenir de toute délibéra­tion cl suspendre tout j ugement sur un objet lors­que cet objet nous passionne. Sommes-nous sous l’empire de la colère: un mot, un geste, un fait insignifiant font déborder la coupe : « Non-seu- u lement on a l’intention de nous blesser, mais « on joint l’insulte au mal que l’on nous fait. « Le sang peut seul laver un tel affront; sans « doute, il faut savoir se contenir et pardonner ; n mais l’honneur a ses exigences 1 sans doute, « il faut être prudent ; mais se laisser fouler « aux pieds, est-ce là ce que l’on appelle pru- « dencc ? » Ainsi raisonne la colère. Que si l’on nous dit : la colère ne raisonne pas ; erreur ! la colère raisonne, car elle subjugue l'intelligence

336 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 337et la force à servir ses intérêts; et les services qu'elle en reçoit, elle les lui rend à son tour avec usure. On sait quelle énergie les passions don­nent à l’esprit, et les ressources imprévues que l’esprit déploie sous leur inspiration.

Que la colère tombe, et l’échafaudage de rai­sonnements qu’elle avait élevé s’écroulera de lui- même ; ce qui prouve que cette passion nous ca­chait la vérité. Jugerons-nous de même après qu’avant? Si notre cœur est droit, peut-être nous verra-t-on reconnaître avec franchise notre er­reur devant cet homme, dont tout à l’heure, nous demandions la vie.

§ XLVIII. - Autre règle.

De là cette nouvelle règle : lorsque vous vous sentez sous l’influence d’une passion, efforcez- vous, ne serait-ce que pour un instant, d’ima­giner quelle serait, dans un autre état moral, votre façon de penser ou de sentir. La réflexion, quelque rapide qu’elle soit, jetant notre âme dans un ordre nouveau d’idées et de sentiments, et, pour ainsi dire, dans une autre atmosphère, doit la calmer. Une impulsion s’amortit au choc d’une impulsion contraire. Étouffer en nous tout ce qui leur fait oppositiou, surexciter tout ce qui

les favorise, voilà le secret des passions, le secret de leurs succès et de leur puissance. Si l’atten­tion se divise, la comparaison survient; on cesse d’être exclusif. Les forces intellectuelles et mo­rales, qui n’ont pas été complètement subju­guées, se réveillent, et la passion perd nécessai­rement de son énergie parce qu’elle partage avec d’autres facultés l’empire dont elle était seule à jouir.

Ce n’est pas seulement sur l’expérience, mais sur la nature même de notre organisation que s’appuie la règle pratique que nous venons d’in­diquer. Tout acte de nos facultés intellectuelles ou morales est aussitôt suivi d’un acte organi­que. Or nos organes matériels ont reçu une cer- t aine somme deforce vitale qu’ils dépensent en des proportions différentes, de telle sorte que les uns vont s’affaiblissant à mesure que les autres se fortifient. S’il est vrai que l'énergie des passions diminue en proportion de l’activité donnée aux organes de l’intelligence, il est doDc utile d’exer­cer ceux-ci comme contre-poids des passions.

Observons toutefois que pour obtenir le ré­sultat cherché, l’effort de l’intelligence doit être dirigé en sens contraire des inclinations mauvai­ses; que si l’intelligence, au lieu de lutter contre ces inclinations, se met à leur suite, un pareil

338 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 339secours les surexcite à l’excès, Cequ’elles peuvent perdre alors, par la diversion, en énergie pure­ment organique, elles le retrouvent au centu­ple en énergie morale, par la multiplication des moyens d’atteindre leur objet, et par cette espèce de bill d’indemnité que l’esprit semble leur donner en les appuyant au lieu de les com­battre.

Ce travail sur les passions n’est pas une vaine théorie. J’en appelle à l'expérience. Il est vrai qu’on ne trouve pas toujours le moyeu sûr de modérer, de conduire ou d’étouffer la passion déjà maîtresse obéie; que, même après qu’on Va trouvé, ce moyen peut rester inutile en des mains inhabiles; mais celui qui cherche exerce déjà une surveillance plus grande sur lui-même; il ap­prend à résister aux premiers mouvements et possède, dans ses jugements pratiques, une rè­gle de vérité qui manque à ceux qui n’ont jamais appris à réagir sur leur propre cœur.

§ XL1X. — L’homme se raillant lul-mfime.

Il est une arme que l’observation nous apprend à tourner utilement contre nous-mêmes. Cette arme redoutée des passions est le ridicule; le ri­dicule, sel placé dans le cœur et sur les lèvres

de l’homme comme un préservatif contre la cor­ruption intellectuelle et morale ; le ridicule, qui non-seulement corrige les défauts d’autrui, mais qui, stigmatisant nos propres défauts, effraye notre amour-propre et nous inspire l’aversion du mal, par peur de la satire. Acteur et spectateur & la fois, l’homme voit ses travers impitoyable­ment mis en lumière, impitoyablement flagellés par un adversaire mordant et de bonne humeur; cet adversaire, c’est lui-même. La victime,c'est encore lui. Eh ! n’est-ce point en quelque sorte sur autrui que tombe la raillerie, alors même que nous en usons contre nous ?

N’y a-t-il pas en nous deux hommes qui ne s’accordent jamais, qui, dans une lutte inces­sante, acharnée, se disputent l’empire? Après avoir opposé vainement la force de la volonté, l’autorité de la raison, à l’homme aveugle, im­moral, insensé qui se révolte, l’homme intelli­gent, moral, prévoyant et sage appelle à son aide la satire : satire qui peutet doit être d’autant plus spirituelle et libre, qu’elle n’a pas de témoins, qu’elle n’enlève rien à la réputation, qu’elle ne fait rien perdre dans l’opinion d'autrui, puis­qu’elle n’est point exprimée par la parole, et que le sourire railleur qu’elle dessine sur les lèvres s’efface au moment de naître.

3 4 0 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 341II en est d’une pensée railleuse tombant au

milieu de l’exaltation des passions comme de ces traits incisifs, pénétrants, ironiques, pleinsde sel et d’à-propos, lancés par un orateur habile au milieu d’une assemblée en tumulte. I/effet est le même. N’a-t-on point vu souvent un seul regard changer la disposition d'esprit d’un homme déjà sous l’influence d’une passion près d’éclater? Eh! qu’exprimait ce regard ? Un appel au sentiment des couvenances, au respect pour le lieu, pour les personnes; un souvenir d'amitié, une ironie délicate, rien autre chose peut-être qu’une invi­tation au sens commun. La passion est tombée comme l’écume lorsque les flots cessent d'être battus des vents. Cette influence sur nous, que nous laissons prendre à autrui, pourquoi ne la prendrions-nous point nous-mêmes?

§ L. — Perpétuelle enfance de l’homme.

Si l ’homme se laisse facilement égarer et sé­duire, il est vrai que souvent il faut peu de chose pour le ramener.

Plus faible que méchant, il ne s’obstine point au mal par cela seul qu’il a commencé à mal faire; non, il entre, avec une facilité déplorable, dans l’une ou l’autre voie selon l’impulsion qu’il

reçoit. Enfant jusqu’àla vieillesse, il veut surtout être pris au sérieux et déguise avec soin, sous un extérieur de gravité, son éternelle enfance, bien qu’au fond il s’estime ce qu’il vaut et rougisse de lui-même. Il n'est pas de héros pour son valet de chambre. C’est-à-dire, tout homme vu de près perd de son prestige. Les vertus humaines demandent une certaine perspective. Ajoutons que l’homme se connaît encore mieux qu'il n’est connu; voilà pourquoi, jusque dans ses meilleu­res années, il a besoin de se cacher à lui-même les puérilités de son coeur.

L’enfant rit, joue, folâtre, et bientôtil se plaint, il entre en fureur, il pleure, souvent sans savoir pourquoi. L’enfant subit l’influence de son or­ganisme, du bon ou mauvais état de sa santé, du vent, du soleil, du nuage qui passe; l’instant qui s’écoule, il l’oublie; l’avenir est pour lui comme s’il n’était pas. N’en est-il point ainsi, bien que ses caprices prennent d’autres noms, de l’homme sérieux, de l’homme grave, du plus sage d’entre les hommes? Enfant, moins les grâces de l’en­fance.

Intelligence unie à un corps que mille in­fluences modifient, mobile comme la feuille, l’homme cède à tout souffle du vent ; ses impres­sions se succèdent avec une incroyable rapidité;

3 4 2 a r t d ’a r r iv e r a u v r a i .

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 343 il change et il suppose que les objets ont changé ; il leur attribue sa propre inconstance !

§ LI. — Un changement à vue.

X est entré, depuis un nombre d'années dont il fait mystère, dans l’âge mûr. Homme de juge­ment, de savoir et d’expérience, il ne se laisse jamais emporter à l’impression du moment... pesant toutes choses dans la balance d’une raison calme, et ne donnant aux passions que la part d’influence qu’il ne peut leur ravir.

Le projet d’une spéculation considérable lui est soumis, pour laquelle on compte sur son ha­bileté particulière en cette sorte d’affaires. Il entre résolûment dans le projet qu’on lui pré­sente, offrant une partie notable de sa fortune. Qu’a-t-il à craindre, en effet? Les obstacles? il sait comment on les écarte; les rivaux? il en- a vaincu de plus puissants. Des affaires autrement épineuses ont passé par ses mains; il n y a rien laissé de son honneur. Tout entier à l’idée qui le flatte, il s’exprime avec une facilité merveilleuse; les idées abondent, les gestes se multiplient, son regard s’allume, sa physionomie devient expres­sive; il a retrouvé ses vingt-cinq avrils.— Yous diriez le dieu de la jeunesse, si quelques cheveux

blancs indiscrets, se dérobant sous la chevelure d’emprunt qui les cache, ne trahissaient les vic­toires du temps.

L’affaire est conclue; quelques détails man­quent encore; mais rendez-vous est pris pour les compléter dans une prochaine entrevue. Demain? Non, point de retard. 11 faut finir dès le jour même. C’est ainsi que X conçoit et mène les af­faires; donc, à ce soir!

A l'heure marquée, vous vous trouvez fidèle­ment au rendez-vous. La chaleur est accablante; vous surprenez votre partner dans un déshabillé complet. A moitié couché sur une dormeuse, il vous reçoit par un salut affectueux où, malgré la politesse et le savoir-vivre, percent l’effort et l’ennui.

— Ainsi, nous sommes convenus que...— Oui, nous en reparlerons; mais rien ne

presse, et la teinte d’ennui devient plus prononcée sur le visage de votre interlocuteur.

— Comme vous m’aviez indiqué ce soir...— Vous avez été d’une exactitude bien ai­

mable; mais...— Ce sera quand vous voudrez.— Sans doute... 11 est bon de réfléchir mûre­

ment, et...— Des difficultés, il y en a, je le sais; mais

344 a r t d ’a r r i v e r a d v r a i .

vous voyant si résolu ce matin, il m’avait sem­blé que tout s’aplanissait.

— Résolu, oui! — et je le suis encore... Toute­fois, ne nous pressons point... il faut voir... Enfin, nous y reviendrons, ajoute-t-il d’un air qui signifie : gardez-vous de me compromettre et ne comptez pas sur moi.

X est-il le même homme que tout à l'heure ? Oui, il exprime ce soir ce qu’il ressent, comme il l ’exprimait ce matin : l’audace, l’activité, les moyens de mener à bonne fin l'entreprise, tout a disparu ! Les obstacles n’étaient rien, ils sont devenus insurmontables. Les rivaux étaient sans valeur, ils sont invincibles.

A-t-il pris des informations? — il n'a vu per­sonne. A-t-il médité sur l'affaire ? — il n’y avait point songé avant votre arrivée. — Mais alors pourquoi cette révolution si soudaine? Qu’est-il donc survenu? Rien. — Ne vous jetez point dans les conjectures. — Petites causes, grands effets.

Et d’abord, l’atmosphère est lourde, la cha­leur accablante, tandis que ce matin une fraîche brise circulait dans l’air. X est abattu. Yous avez bien mal choisi votre heure. Que ne regardiez- vous le ciel, vous auriez vu qu’il se couvrait et menaçait d’un orage. — N’est-ce donc point assez pour changer l’esprit d’un homme grave?

DE L ’ENTENDEMENT PRATIQUE. 3 4 5

346 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .Qu’importait le rendez-vous et qu’êtes-vous venu faire ? Encore une fois, vous avez mal choisi votre heure.

Tel est l’homme : la moindre chose le décon­certe et le change. Sa volonté, dont il croit être le maître, obéit au nuage qui cache le soleil, à la brise qui passe.

§ LU. — Le sentiment tout seul est un guide peu sûr.

Livrer l'âme à la merci du sentiment, du sen­timent sans contre-poids et sans contrôle, c'est lancer un vaisseau sans pilote sur les flots sou­levés ; c’est proclamer l ’infaillibilité des passions; c’est dire & l’homme : « Écoute les conseils de l ’instinct et n’en écoute point d’autres; obéis en aveugle à tous les mouvements de ton cœur; » c’est dépouiller l’homme de son intelligence et de son libre arbitre; c’est le convertir en un instrument passif de la sensibilité.

« Les grandes pensées viennent du cœur, » a dit un écrivain célèbre ; c’est du cœur que vien­nent également les grandes erreurs, les grandes extravagances, les grands crimes. Toutes choses y prennent naissance. Harpe merveilleuse qui rend tous les accords, depuis les bruits lugubres et formidables du séjour de la mort et de l’épou-

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 347 vante, jusqu’aux plus délicates, aux plus suaves harmonies des régions de la paix et du repos éternel.

L’homme qui n’a d’autre guide que son cœur est le jouet des inclinations les plus contradic­toires. Comme la paille sèche qu’emporte la tem­pête, il va, vient, tourne, s’élève, et retombe sans trêve et sans repos. Comptez les sentiments qui peuvent, en quelques heures, se presser dans son âme : moins nombreux sont les sables delà mer. L’homme passe, à l’improviste, et sans en con­naître la cause, de la sympathie à la répulsion, de l’amour à la haine; maintenant, plein de cou­rage et d’ardeur; l’instant d’après, hésitant, abattu, timide. Qui ne sait l'influence qu’exer­cent sur lui l’âge, le temps, le changement d’état, la position sociale, etc. ? Tout ce qui affecte son intelligence ou son organisme, de quelque ma­nière que ce soit, modifie en même temps sa ma­nière de sentir. De là vient l’inconsistance de ceux qui s’abandonnent à leurs passions ; de là cette mobilité des organisations trop sensibles, qui n’ont pas su veiller sur elles-mêmes, réagir courageusement contre elles-mêmes et se maî­triser.

Les passions ont été données à l’bomme comme des stimulants, comme des moyens d’action, et

non pour éclairer son intelligence ou régler sa conduite. On dit souvent : « Le cœur ne trompe pas ! » Erreur déplorable ! Qu’est-ce donc que la vie? Un tissu d’illusions ourdi par notre cœur. Si quelquefois, en nous livrant aux inspirations du sentiment, nous avons rencontré la vérité, com­bien plus souvent ces inspirations nous séduisent et nous égarent ! Savez-vous pourquoi l’on attri­bue au cœur un instinct si sûr ? C’est que ses moindres succès jouissent, par leur rareté même, du privilège d’exciter au plus bant degré notre admiration ; c’est que nous nous émerveillons de le voir, au milieu de sod aveuglement, trouver la vérité, lorsque nous l'avons surpris si souvent dans une voie contraire. L’excep tion n ous éblouit; nous oublions les torts de notre cœur et nous lui faisons honneur d’un discernement qu’il n’a point, qu’il ne saurait avoir.

Donner à la morale le sentiment pour base, c’est bâtir sur un sable mouvant; régler sa con­duite sur les inspirations du sentiment, c’est se condamner à marcher au hasard, et souvent par des chemins mauvais. La littérature française à notre époque, littérature que l’on s’efforce d’in­troduire en Espagne, divinise les passions : ce sensualisme est un grave danger. Que sont, en effet, les passions divinisées, sinon extravagance,

3 4 8 a r t d ’a r r i v e r a d v r a i .

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 3 4 9 immoralité, corruption? Le malheur et le crime sont presque toujours les fruits amers de cet arbre maudit.

§ LUI, — Ne point suivre uniquement les inspirations de la sensibilité ; appeler à son aide la morale et la raison.

Dans les actes ayant pour objet l’utile sous le rapport matériel comme dans les actes moraux et de conscience, L’homme doit se gouverner non se­lon ses impressions, mais selon des règles sûres et constantes; dans ses actes moraux,par les maximes éternelles de la vérité; dans ce qui touche aux intérêts matériels, par les conseils d’une raison saine et prévoyante. L’homme est une créature bornée ; toutes choses ne sont point parfaites en lui par cela seul qu’elles sont en lui. Les im­pressions qu’il reçoit, modifications de sa propre nature, n’altérent en rien les lois étemelles. Une chose juste ne cesse point de l’être, parce qu’elle lui déplaît ; une injustice ne cesse point d’être une injustice, bien qu’il l’approuve. L’homme implacable qui se venge sent un plaisir féroce en plongeant le poignard dans les entrailles de son ennemi ; toutefois, son action n’en est pas moins un crime. L’ange de charité qui, sous le doux nom Je sœur, veille au chevet du malade, éprouve souvent de cruels dégoûts, et toutefois son ac-

20

3 5 0 a r t d ’a r r iv e r a ü v r a i .tion ne laisse point d’être un acte héroïque devertu.

Même en dehors de l’ordre moral, il faut envi­sager les choses non selon qu’elles nous affectent, mais selon ce qu’elles sont en effet. La vérité n’est point essentiellement dans nos impressions; elle est dans les choses. Si nos impressions sont en désaccord avec les choses, ces impressions nous trompent et nous égarent : le monde réel ne res­semble point au monde des poëtes et des roman­ciers. Sachons le voir tel qu’il est, et réglons notre conduite sur cette vue. Point de vaines rê­veries ; terre à terre, pratique et positif, voilà ce qu’est le monde.

§ LIV. — Sentiment bon par loi-même, rendu mauvais par l’exagération.

La religion ne cherche point à détruire et ne supprime point les sentiments ; elle les modère et les dirige. La prudence ne repousse point le se­cours des passions ; elle se garde seulement de leur donner l’empire. L’harmonie s’établit dans le cœur de l’homme non par l’essor absolu, non parle développement simultané de ses penchants, mais par leur répression. Ce n’est point seule­ment dans les passions contraires que nous trou­verons un contre-poids aux sentiments que nous

laissons agir en nous; c’est surtout dans la rai­son et dans la morale. L’opposition des inclina­tions bonnes aux inclinations mauvaises cesse elle-même d’être salutaire lorsque la raison ne préside point à cette lutte ; les inclinations bonnes ne sont telles qu’autant que la raison les mo­dère : abandonnées à elles-mêmes, elles s’exa­gèrent et se pervertissent \

Un homme de guerre est chargé de la défense d’un poste dangereux ; le péril s’accroît d’instant en instant; autour de lui ses compagnons tom­bent sous la mitraille comme des épis sous la faux du moissonneur; les ennemis s’approchent; la résistance est impossible, et l’ordre de se replier

1 Livrez les passions à elles-mêmes, — vous les verrez bientôt se raDger, en esclaves, sous le despotisme de la passion dominante et n’avoir d’énergie que pour la servir. Dans cet état, l’homme n’a plus de volonté ; c’est la pas­sion qui veut en lui, la passion victorieuse de la raison eüe-môme. L’essor absolu des passions ou de la liberté instinctive aboutit à la destruction de la volonté ou de la liberté raisonnable et réglée. — Dans le socialisme néga­tif d’une certaine école, le dernier terme de la civilisation est l’anarchie; l’on sait où mène l’anarchie. Dans le socia­lisme sensualiste, l'affranchissement ou le libre essor des passions aboutit au même résultat. Le pondérateur vrai, le seul pondérateur, c'est le devoir, — Dieu et la conscience!

( N o t e d u t r a d u c t e u r .)

DE L ’ENTENDEMENT PRATIQUE. 351

n’arrive pas. Le découragement est près d’entrer dans le cœur du brave : « Pourquoi mourir sans « utilité pour sa cause 1 La discipline etl'honneur « exigent-ils un sacrifice inutile ? Ne vaudrait-il « pas mieux abandonner son poste, en invoquant a auprès du général l’impérieuse loi de la néces- « sité?— Non, nonl c’est de la lâcheté qui se « couvre du nom de prudence ! Que diraient tes « amis ! que dirait l’armée? Ëntre la mort et la « honte, la mort! sans hésitation, la mort! »

Peut-on blâmer ces réflexions par lesquelles un soldat s’est roidi contre les tentations de la peur? Et cet attachement à l’honneur, cette horreur de la honte qui suit la lâcheté, n’est-ce point un sentiment? Oui, mais un sentiment noble, géné­reux , dont l’ascendant a fait pencher la balance du côté du devoir. Sous la mitraille et les boulets, à la vue de la mort, parmi les gémissements des blessés, le brave a eu un moment d’hésitation. Sa raison, livrée à elle-même, aurait succombé peut- être ; mais il a appelé à son aide une passion plus puissante que la crainte de la mort, le sentiment de l’honneur, et la raison a triomphé : la passion dirigée vers un but légitime a produit un résul­tat heureux.

L’ordre de se replier arrive. L’officier rejoint son corps d’armée après avoir perdu presque tous

352 a r t d ’a r r i v e r a d v r a i .

DE L’ENTENDEMENT l'HATIQL'E. 353 ses soldats. « Nous vous croyions mort, lui dit en «souriant un compagnon d'armes! mais (et je « m’en réjouis) vous n’avez pas oublié les lois « de la prudence. » L’officier se croit outragé ; il demande une réparation, et peu d’instants après, l’imprudent railleur a cessé de vivre. Le même sentiment qui vient d’enfanter un acte héroïque provoque une sorte d’assassinat. L’honneur, la crainte d’être accusé de lâcheté, avaient élevé un homme jusqu’au mépris de la vie; l’honneur, la crainte d’être accusé de lâcheté viennent de rou­gir les mains de cet homme du sang d'un ami. La passion, réglée, dominée par la raisoD, s’était grandie jusqu’à l’héroïsme; livrée à son aveugle impétuosité, elle s’est dégradée jusqu’au crime.

L’émulation lutte avec avantage contre la pa­resse, contre l’abandon de soi-même, contre toutes les inclinations qui font obstacle au développe­ment de nos facultés. A l’aide de ce sentiment, le maître stimule ses élèves, le père de famille combat les inclinations mauvaises de son fils; un grand capitaine obtient de ses troupes des prodi­ges de constance, de bravoure et de dévouement. Désir d’un avancement légitime, amour du suc­cès et du devoir, crainte des reproches, boute de nous voir dépassés par ceux que nous aurions pu vaincre, toutes ces formes de l'émulation u’out

rien que l’on ne puisse avouer : elles aplanissent les difficultés sur la route du bien ; nous leur devons souvent des inspirations sublimes, et nos plus mâles vertus.

Eh bien 1 ce sentiment qui fortifie l’âme et l’é­lève, pour ainsi dire, au-dessus d’elle-méme, se change, s’il devient excessif, en un poison qui la ronge. L’émulation fait place à l’envie : le senti­ment est le même au fond, mais il est exagéré. Le désir légitime de s’avancer s’est converti en une soif dévorante du succès ; le chagrin de se voir surpassé, en une rancune mortelle contre le vain­queur. Ce n’est plus cette rivalité noble qui sa­vait s’allier avec l’amitié, qui s’efforçait d’adou­cir la défaite par des témoignages de tendresse et par de sincères louanges; qui, satisfaite d’avoir conquis le laurier, le cachait pour épargner l’a- mour-propre des vaincus : c’est une fureur véri­table; c’est un chagrin poignant, moins de ses propres revers que des triomphes d’autrui; c’est une haine profonde contre un rival heureux ; un désir ardent de rabaisser son mérite; c’est une médisance amère, un dédain faux et méchant, sous lequel on a peine à couvrir une haine mal comprimée; c’est un sourire sardonique qui ne parvient pas & dissimuler les tourments de l’âme.

Quoi de plus conforme à la raison que le sen-

354 a b t d ’a r r i v e r a d v r a i .

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 355 timent de la dignité personnelle? sentiment qui se révolte contre les conseils des passions dégra­dées, qui rappelle l ’homme au devoir par l ’hon­neur; sentiment qui, selon les circonstances et dans toutes les couditious de la vie, inspire à l’homme de cœur l’attitude convenable ; senti­ment qui remplit de majesté les traits du magis­trat chargé de prononcer les arrêts de la justice; qui donne à la physionomie d’un pontife l’onction auguste et la gravité sainte; qui éclate dans le regard de feu d’un grand capitaine et dans son at­titude résolue, hardie, imposante; sentiment qui ne permet ni au bonheur une joie désordonnée, nia l’infortune un lâche abattement; qui met un sceau sur les lèvres ou les ouvre pour une parole honorable et ferme; qui établi la ligne délicate entre l’affabilité et une familiarité excessive, entre la franchise et l’abandon, entre le naturel et la grossièreté;sentiment enfin quifor tifie l’homme sans l’eudurcir, qui lui enseigne la douceur sans faiblesse, la flexibilité sans inconstance, la con­stance sans obstination. Eh bien ! que ce senti­ment s’exagère, qu’il cesse d’être réglé, d’être di­rigé par la raison, il devient orgueil, l’orgueil qui enfle le cœur, et enseigne à porter le front haut; l ’orgueil qui donne à la physionomie un caractère agressif, aux manières une affectation

aussi irritante que ridicule ; l’orgueil, plein de présomption, qui se crée des obstacles et rend le succès impossible -, l’orgueil père de tous les vi­ces; l'orgueil qui provoque la haine et le mépris, qui rend l’homme insupportable aux autres, et souvent à lui-même.

Est-il un sentiment plus raisonnable que ce­lui qui nous porte à nous assurer le nécessaire, à préparer le bien-être de ceux qui nous sont chers, de ceux que le devoir confie à nos soins ? Ce sentiment prévient la prodigalité et les excès ; il enseigne la sobriété et la modération dans les désirs ; il favorise le goût du travail. Poussé outre mesure, ce même sentiment impose des mortifi­cations que Dieu ne demande ni n’accepte; il inspire une négligence coupable pour la santé, conseille l’abandon des proches dans leurs mala­dies; accable la famille de privations, ferme le cœur à l’amitié, le cœur et la main aux misères des pauvres ; il rend insensible à toutes les infor­tunes ; il tourmente l’esprit de soupçons et de vaines terreurs; il prolonge les veilles, il engen­dre l ’insomnie et poursuit par des apparitions les courts moments du sommeil de l’avare.

Le riche avare qui, dans son lit étroit,S’éveille baigné de la sueur de l’cpouvante.

356 a r t d ’a r r i v e r a d v r a i .

DE L’ENTENDEMENT l'UATHjUE. 357 E l rico avaro en el angosto lecho,V que sudando con terror despierte.

La vertu finit où l’excès commence. Les meil­leurs sentiments deviennent mauvais par l’exa­gération ; le sentiment seul est un guide peu sûr et souvent dangereux. C'est à la raison de le con­duire selon les principes éternels de la morale, de le guider vers ce qui est bon et utile. L’homme ne saurait donc s’étudier lui-même avec trop de soin. Aucun effort ne lui doit coûter pour ac­quérir ce critérium qui enseigne la vérité prati­que, la vérité qui doit présider à tous les actes de la vie. Marcher à l’aventure, s’abandonner aveuglément aux inspirations du cœur, c’est s’exposer à tous les périls et à toutes les souil­lures; c’est s’avancer d’erreur en erreur, de chute en chute, jusqu’au bord de cet abîme d’où l’homme tombé ne remonte plus, car le vertige passe de son cœur dans sa raison; créature d’au­tant plus misérable après sa chute, qu’elle ne voit plus, qu’elle ne compte plus, qu’elle ne sent plus ses blessures.

§ LV. — Utilité du savoir relativement à la pratique.

Pour tout ce qui concerne les objets soumis à des lois nécessaires, c’est-à-dire la matière, il est

évident que la connaissance des lois auxquelles ces objets sont soumis est au moins d’une grande utilité, si cette connaissance n’est point indis­pensable. Regarder la théorie comme inutile et n’avoir d’estime que pour la pratique, c’est se priver d’un moyen puissant de progrès. La science, lorsqu’elle est digne de ce nom, se pro­pose de découvrir les lois qui régissent la na­ture. Le concours de la science peut donc et doit être en toutes choses d’une importance décisive.

'Voyez ce qui s’est passé depuis trois siècles en Europe, c’est-à-dire depuis que l’on cultive les mathématiques et les sciences naturelles : les arts ont fait des progrès étonnants ; chaque jour est marqué par les découvertes les plus ingé­nieuses. Eh ! que sont les découvertes, sinon les applications de la science ?

La routine, qui ferme les yeux et dédaigne la théorie, fait donc preuve d’un orgueil inintelli­gent. C’est surtout par sa raison que l’homme se distingue de la brute. Se priver, même dans les actes les plus simples, des lumières de la raison, c’est se montrer ingrat envers la bonté du Créa­teur. Pourquoi ce flambeau nous a-t-il été donné? Si l’on doit à la science tant de grandes concep­tions, pourquoi ne la consulterions-nous point ?

358 a r t d ’a r r i v e r a d v r a i .

pourquoi ne lui demanderions-nous point de nous guider dans la pratique?

Il est vrai que presque toutes les sciences sem­blent avoir des parties purement spéculatives, et pour ainsi dire de luxe, que l’on est tenté de croire inutiles; mais si l’on pénètre dans ces pré­tendus hors-d'œuvre, il devient facile de s’aper­cevoir qu’on ne peut les détacher de l'ensemble sans détruire la science tout entière, ou qu’elles ont avec l’art des relations immédiates que nous ne soupçonnions pas. Leur inutilité n’est qu’à la surface ; le temps et le génie se chargent quelquefois de tirer de ces parties obscures des flots de lumière et des conséquences pratiques aussi inutiles qu’inattendues.

Nous pourrions citer des exemples sans nom­bre à l’appui de cette vérité. Rien de plus pure­ment spéculatif et de plus stérile, en apparence, que les fractions continues; et cependant c’est avec leur aide qu’üuyghens est parvenu à déter­miner les dimensions des roues dentelées dans la construction de sa machine planétaire.

La pratique sans la théorie reste stationnaire, on ne marche qu’avec une extrême lenteur; à son tour, la théorie sans la pratique demeure stérile. La théorie ne se consolide point sans lo secours dcl’observation, et l’observation s’appuie

DE L ’ENTENDEMENT PRATIQUÉ. 359

sur la pratique. Que serait la science agricolesans l’expérience du laboureur?

Que l ’on se prépare donc à la pratique d’un art, quel qu’il soit, par l’étude des principes de la science sur laquelle cet art repose. Combien nos ouvriers deviendraient plus habiles s’ils éta­blissaient leur expérience sur les éléments bien compris de la chimie, de la géométrie, de la mé­canique, etc.! s'ils employaient à l’étude prépa­ratoire des sciences en rapport avec la carrière qu'ils doivent embrasser le temps misérablement perdu dans les écoles publiques à des exercices qui ne mènent à rien 1 Que l’on y songe, et, nous l ’osons affirmer, l’État, les individus, la famille, la société tout entière retireront plus de fruit des sacrifices qu’ils s'imposent.

Il est bien qu’un jeune homme cultive les let­tres; mais à quoi lui serviront des connaissances uniquement littéraires, lorsque, dans un établis­sement commercial ou manufacturier, il aura besoin d’apprécier les qualités ou les défauts d'une machine, les avantages ou les inconvé­nients de tel ou tel procédé? A chaque chose sa place, à chaque arbre son fruit, à chacun son œuvre et sa spécialité : c’est une loi d’harmonie dans l’ordre moral comme dans l’ordre maté­riel, et surtout dans l’ordre pratique. L’archi-

3 6 0 a r t d ’a r r iv e r a u v r a i .

d e l ’e n t e n d e m e n t p r a t iq u e . 3 0 1 tecte et l’ingénieur auront-ils appris, en des études littéraires, philosophiques ou politiques, à construire un édifice élégant, solide, propre au service auquel on le destine et de bon goût, à dresser avec habileté le plan d’une route ou d'un canal, à diriger des travaux avec intelligence, à élever une chaussée, à jeter un pont sur un fleuve ?

§ LYJ. — Inconvénients de l’universalité.

La science s’acquiert lentement, péniblement, et la vie est courte. Cependant l’homme disperse ses facultés sur mille objets divers, caressant ainsi à la fois et sa vanité et sa paresse : sa vanité, parce que cette universalité apparente lui donne un certain vernis de savoir; sa paresse, parce qu’il est beaucoup plus difficile et plus pénible de se fixer à une science, de l’approfondir, de l’embrasser tout entière, que d’acquérir quel­ques notions vagues et générales sur toutes les branches des connaissances humaines.

On apprécie tous les jours dans l’industrie les avantages de la division du travail, et l’on ne veut pas voir que ce principe est également ap­plicable à la science. Les hommes nés avec d’heu­reuses dispositions pour toutes choses sont très-

rares. Et tels qui pourraient devenir de bril­lantes spécialités en s’adonnant d'une manière particulière ou môme exclusive à certaines études, se rendent inutiles par une affectation d'universalité. Ainsi se consument sans fruit des forces qui, mises en œuvre avec intelligence, au­raient pu rendre de grands services à la société. Yaucanson et Watt ont fait des prodiges en mé­canique; ils seraient sans doute restés médio­cres dans les beaux-arts ou la poésie. La Fon­taine s’est immortalisé par ses fables ; on connaît son incapacité dans les affaires.

Il est vrai, toutefois, que les connaissances acquises sont comme des degrés par lesquels on s’élève à des connaissances nouvelles, et que la lumière qui se projette d’une science sur une autre facilite le travail de l’intelligence en lui ouvrant des horizons nouveaux. Les différentes parties de la science forment comme une chaîne dont les anneaux, malgré leur diversité, com­posent un tout harmonieux et complet; mais peu d’hommes sont capables de rassembler ces an­neaux épars, de parcourir la chaîne tout entière, et je persiste à penser que le grand nombre, parmi eux, doit circonscrire et concentrer ses efforts.

Ainsi, dans les sciences comme dans les arts, il

3C2 ART D A IIR IV K R AU V RAI,

DE L’ENTENDEMENT PRATIQUE. 363 importe de choisir, selon l’aptitude particulière, la carrière que l’on doit suivre, et, le choix fait, de s’y tenir et de s’y livrer tout entier.

La multiplicité des moyens d’instruction, li­vres, journaux, manuels ou encyclopédies, ne fait pour ainsi dire que multiplier l’ignorance en in­vitant à tout effleurer. Notre richesse, héritage des siècles qui ont dû leur gloire au travail, est devenue un écueil au lieu d’être un avantage. Beaucoup d’esprits perdent en profondeur ce qu’ils gagnent en étendue. Combien de faux sa­vants se complaisent dans leur science univer­selle, qui n’ont en réalité d’universel que leur présomption et leur ignorance.

Une science, une seule science, dont on veut savoir le dernier mot (ce dernier mot, on ne le sait jamais), suffit pour absorber la plus longue vie. Il en est de même des professions. Si l’on oublie cette vérité, les forces de l’esprit vont se disséminant sans ordre et se consument sans ré­sultat ; c’cst ainsi que dans une machine mal con­struite la force motrice est paralysée parle défaut de concentration ou par la disposition défectueuse des ressorts chargés de distribuer cette force à chacune des parties du mécanisme.

On se demande la cause de l’affligeante stéri­lité du mouvement intellectuel à notre époque,

3 0 4 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .malgré l'activité toujours croissante des esprits. Peut-être les observations que nous venons de faire nous mettront-elles sur la voie. Les forces, individualisées à l ’excès, fractionnées à l ’infini, se dissipent et se perdent, faute de direction; les intelligences marchent sans but et à l’aventure. Tel suivait une carrière avec succès, il l’aban­donne pour une carrière nouvelle qui semble lui présenter de plus grands avantages ou qui flatte sa vanité ; le désordre est partout ; nul ne sait ou ne veut rester à sa place. L’avocat aspire à la di­plomatie, le militaire à la vie politique, le ban­quier à gouverner l’État; le juge devient écono­miste; l’homme de rien devient tout-puissant. Le vertige des idées et de l’ambition va s’aug­mentant chaque jour, et tous les progrès sont enrayés.

§ LVII. — Force de la volonté.

11 y a presque toujours dans l’homme une grande somme de forces qu’il laisse inactives. S’exploiter soi-même avec intelligence serait un secret merveilleux pour faire beaucoup de choses et de grandes choses. On reste confondu d’éton- nement devant certains travaux accomplis par la nécessité. Sous l'empire de la nécessité, l'homme

D E L ’ E N T E N D E M E N T P R A T I Q U E . 3 G ose transforme et change pour ainsi dire de na­ture. L’intelligence s’agrandit; elle acquiert une pénétration, une lucidité, une précision merveil­leuses; le cœur se dilate; rien n’étonne son au­dace; le corps même acquiert plus de vigueur. Et pourquoi? De nouvelles facultés sont-elles créées dans l ’homme? Non, mais des facultés qui dormaient s’éveillent. Là où tout était repos, tout devient mouvement, tout converge vers un but déterminé. La volonté, aiguillonnée par lepéril, se déploie dans son irrésistible puissance; elle ordonne impérieusement à toutes les facultés de concourir à l’action commune; elle leur prête son énergie et sa décision. L’homme s’étonne de se sentir tout autre; ce que naguère il n’au­rait osé rêver, l ’impossible d’hier, devient le fait accompli du jour présent.

Ce qui se fait dans ces circonstances extrêmes et sous l’empire de la nécessité nous montre ce que nous pouvons dans le cours ordinaire de la vie. Pour obtenir, il faut vouloir ; mais vouloir d’une volonté décidée, résolue, inébranlable; d’une volonté qui marche au but sans se laisser décourager parles obstacles ou les fatigues. Nous croyons avoir une volonté, lorsque nous n’avons que des velléités. Nous voudrions, mais nous ne voulons pas. Nous voudrions, s’il ne fallait point

300 a r t d ’a r r iv e r a u v r a i.rompre avec notre paresse, affronter certains pé­rils, surmonter telles difficultés; mais notre vo­lonté manque d’énergie; nous déployons nos facultés avec mollesse, et nous tombons en dé­faillance à moitié chemin.

§ LVÏIÏ. — Fermeté de la volonté.

Vouloir avec fermeté! Cette fermeté assure le succès dans les entreprises difficiles; par elle nous nous dominons nous-mémes, condition in­dispensable pour dominer les choses. Il est deux hommes en nous : l’un, intelligent, actif, élevé, noble dans ses pensées et dans ses désirs, soumis aux lois de la raison, plein de hardiesse et de gé- nérosité;l’autre, inintelligent, sans ressort, sans élan, n’osant élever ni sa téte ni son cœur au- dessus de la poussière, enseveli tout entier dans les instincts ou dans les intérêts matériels. Celui- ci est un être de sensations et de jouissances; ni souvenir d’hier, ni prévision du lendemain ; pour lui, l’heure présente, la jouissance présente, voilà le bonheur; tout le reste n’est rien. Le premier, au contraire, s’instruit aux leçons du passé, il sait voir dans l’avenir; il a d’autres intérêts que ceux du moment ; il ne circonscrit point dans ce cercle étroit que l’on appelle la vie l’essor de

l’âme immortelle. Il sait que l’homme est une créature faite à l’image de Dieu; il élève sa pen­sée et son cœur vers le ciel ; il connaît sa dignité, il se pénètre de la noblesse de son origine et de ses destinées, il plane au-dessus de la région des sens. Que dirai-je encore? à la jouissance, il préfère le devoir.

Nul progrès solide et permanent, si l ’on ne fa­vorise la partie noble de l’âme en lui assujettis­sant l’homme inférieur. Celui qui se domine lui-même domine facilement les circonstances. Une Volonté ferme et persévérante, abstraction faite des autres qualités, rallie ou subjugue les volontés plus faibles, et leur impose naturelle­ment et sans efforts sa supériorité.

L’obstination est un défaut très-grave, puis­qu’elle ferme notre oreille aux conseils; puis­qu’elle nous enchaîne & nos sentiments, à nos pensées, à nos résolutions, en dépit de toute con­sidération de prudence ou de justice : plante vi­vace dont la racine est l’orgueil. Toutefois, les dangers de l ’obstination sont moins grands peut- être que ceux de l’inconstance : si l’une nous aveugle en concentrant nos facultés sur un seul point, quelquefois sur une erreur, l’autre énerve ces facultés, soit en les laissant oisives, soit en les appliquant, avec une mobilité sans repos, à

D8 L ’ENTENDEMENT PRATIQUE. 3G7

mille objets divers. L’inconstance nous rend in­capable de terminer une entreprise; elle cueille le fruit avant sa maturité; elle recule devant les plus faibles obstacles : une fatigue légère, un léger péril lui font peur; elle nous livre à la merci de toutes les passions, de tous les événe­ments ou de tout homme qui peut avoir intérêt à nous dominer; enfin eile ferme notre oreille aux conseils de la justice, de la raison et du devoir.

Voulez-vous acquérir une volonté persévérante et ferme et vous prémunir contre l’inconstance : formez-vous des convictions arrêtées, tracez-vous un système de conduite, et ne livrez au hasard rien de ce que vous pouvez lui enlever. Les évé­nements, les circonstances, votre prévoyance à courte vue et presque toujours trompée, vous forceront souvent à modifier les plans que vous aurez conçus; il n’importe : cela ne doit point vous empêcher d’en former de nouveaux; cela ne vous autorise point à vous livrer aveuglément au cours des choses et à marcher à l’aventure. N’avons-nous point reçu la raison comme un guide et comme un appui?

Tracer d’avance sa ligne de conduite et n’agir qu’après de mûres réflexions, marque infaillible de supériorité sur la foule que mène le hasard ! L’homme qui se conduira par ces principes

3 6 8 a r t d ’a r r iv e r a u v r a i .

D E L ’ E N T E N D E M E N T P R A T I Q U E . 3 6 9deviendra, je l’ose affirmer, le premier parmi ses égaux, et sans avoir besoin d’y prétendre. Ceux-ci se rangeront d’eux-mêmes sous ses or­dres; nul ne lui disputera sa royauté de fait; s’il a des ennemis, il leur résistera sans peine et leurs traits impuissants viendront tomber à ses pieds.

Conscience droite et paisible, volonté ferme, plan bien conçu, voilà donc les moyens de mener à bonne fin les entreprises difficiles. Tout cela demande de nous quelques sacrifices, j ’en con­viens; tout cela suppose un travail intérieur énergique et persévérant; car il faut commencer par se vaincre soi-même; mais, dans l’ordre intellectuel et moral, comme dans l’ordre phy­sique, dans les choses du temps comme dans celles de l’éternité, celui-là seul mérite la cou­ronne et l’obtient,, qui sait affronter les fatigues et les périls de la lutte.

§ L I X . — F e r m e t é , é n e r g i e , i m p é t u o s i t é .

Volonté ferme, volonté énergique, volonté im­pétueuse, ne sont point une même chose. La pre­mière diffère delà seconde, et encore plus do la troisième, qui diffère, à son tour, dos deux autres.

Toutes trois distinctes, toutes trois indépen­dantes , il n’est même pas rare que ces volontés s’cxcluent. L’impétuosité est un accès de pas­sion, une convulsion de la volonté entraînée par la passion; c’est, pour ainsi dire, la passion elle- même. Un accès momentaué ne constitue point l’énergie : l’énergie suppose la force avec une certaine durée. Dans l’impétuosité il y a explo­sion : le coup part, mais le projectile tombe à courte portée. Il y a pareillement explosion dans l’énergie, avec moins de fracas peut-être, mais le trait porte plus loin.

La fermeté ne requiert ni l’impétuosité ni l’é­nergie, et quelquefois elle les repousse toutes deux ; toutefois elle admet la passion, ou plutôt elle l’exige presque toujours, mais la passion constante, fixe dans sa direction, la passion ré­gulière. L’impétuosité détruit en un moment tous les obstacles ou elle se brise; l’énergie pro­longe plus longtemps la lutte, mais elle se brise également, après certains efforts. La fermeté écarte les difficultés, s’il lui est possible; sinon, elle les évite ou les tourne. Que si elle ne peut les éviter ni les tourner, elle s’arrête et attend.

Il ne faut point croire cependant que, dans certains cas, la fermeté ne puisse devenir éner­gie ou impétuosité. Après avoir patienté long­

3 7 0 a r t d 'a r r i v e r a u v r a i .

temps, elle s’irrite enfin. Une résolution extrême est d’autant plus redoutable qu’elle a été plus .longuement préméditée. Les hommes froids en apparence, mais en qui brûle un foyer intérieur comprimé, sont terribles lorsque vient le mo­ment décisif, et qu’ils disent : « Allons, c’est l’heure ! » Leurs regards enflammés s’attachent à leur proie; ils s’élancent rapides comme la foudre, irrésistibles comme elle...

Les forces morales sont comme les forces phy­siques : il ne faut point en user à tout propos. Celui qui sait les ménager et les mettre en ré­serve les retrouve plus puissantes au moment op­portun : les volontés les plus fortes ne sont pas celles qui se heurtent à chaque instant à toute chose; les volontés emportées cèdent lorsqu’on leur résiste et attaquent lorsqu’on leur cède. La fermeté oe se prodigue point ; elle ne fait point, aux choses indifférentes, l’honneur de se mesu­rer avec elles. Aussi, dans l’usage de la vie, les hommes forts sont-ils, pour la plupart, condes­cendants, faciles, prompts à céder; ils se prêtent sans répugnance aux volontés d’autrui. Mais, que le moment soit venu de déployer une grande force dans une affaire importante, ou daus une moindre affaire, de cesser les condescendances et de dire : C’est assez ! terribles comme des lions daus l’at-

DE L ’ENTENDEMENT l'K A lly l'E . 371

372 A R T D ’ A R R I V E R A U V R A I .taque, ils sont, dans la résistance, inébranlablescomme des rocbers.

Cette force de volonté qui donne la bravoure dans les combats, la fermeté dans la douleur, qui triomphe de toutes les résistances, qui ne recule devant aucun obstacle, que les revers ne rebutent point, que les chocs les plus rudes ne sauraient briser; cette volontéqui,selon le temps et la circonstance, devient glace ou volcan; qui fait passer sur les traits toutes les tempêtes de l’âme, ou imprime à la physionomie une séré­nité plus formidable encore ; cette force de vo­lonté qui est aujourd’hui ce qu’elle était hier, ce qu’elle sera demain, et sans laquelle on ne sau­rait terminer une entreprise difGcile ou de longue durée ; cette force de volonté, caractère distinctif des hommes qui ont laissé dans l’hu­manité l’empreinte de leurs pas, de ces hommes qui vivent encore dans les monuments qu’ils ont élevés, dans les institutions qu’ils ont fondées, dans les révolutions qu’ils ont faites, ou dans les digues par lesquelles ils les ont contenues ; celte force de volonté qu’ont possédée les fondateurs d’empires, les chefs de sectes, les chercheurs de nouveaux mondes, les inventeurs qui consument leur vie à la poursuite d’une idée, les politiques qui, de leur main de fer, jetant les sociétés en

fusion dans un moule nouveau, les ont frappées d’une empreinte que les siècles n’ont pu effacer; cette force de volonté qui, d’un humble moine, fait un Sixte-Quint ou un Ximenès ; cette force de volonté qui arrête comme un mur d’airain la réforme au pied des Pyrénées, qui lance sur l ’Angleterre une armée gigantesque, qui écoute, impassible, la nouvelle de la ruine de cette ar­mée, qui soumet le Portugal, triomphe à Saint- Quentin, élève l’Escurial, et qui, de l ’angle som­bre d’un monastère, contemple d’un œil serein la mort qui s’approche, pendant que :

« Une agitation étrange, de tristes clameurs « remplissent le palais de Philippe, et se râpan­te dent avec des lamentations pleines d’angoisses « dans les cloîtres et parmi le peuple ; »

Cette force de volonté, dis-je, exige deux con­ditions, ou plutôt résulte de l’action combinée de deux causes; ces deux causes sont : une idée et un sentiment. Une idée claire, vive, arrêtée, puissante, qui absorbe l’entendement, qui le possède, qui l’envahisse tout entier; un sentiment fort, énergique, maître exclusif du cœur, et com­plètement subordonné à l’idée. Si l’une de ces conditions vient à manquer, la volonté fléchit et vacille.

Lorsque l’idée n’est point soutenue par le sen-

DE L ’ENTENDEMENT PRATIQUE. 3 7 3

3 7 4 a r t d ’a r r iv e r av v r a i.timent, la volonté est nulle ; que si le sentiment no s’appuie pas sur une idée, la volonté flotte ; elle est inconstante. L’idée est la lumière qui in­dique le chemin; elle est le point lumineux qui fascine, qui attire, qui entraîne; le sentiment est l’impulsion, la force qui met en mouvement et lance la volonté.

Lorsque l’idée manque de vivacité, l’attrac­tion diminue, l’incertitude commence, la volonté reste en suspens ; lorsque l’idée n’est point arrê­tée, permanente, lorsque le point lumineux change de place, la volonté flot te incertaine; que si l’idée se laisse offusquer ou remplacer, la vo­lonté change d’objets, elle est inconstante; et lorsque le sentiment n’est pas suffisamment fort, lorsqu’il n’est point dans une juste proportion avec l’idée, l’entendement contemple cette idée avec plaisir, avec amour, avec enthousiasme peut-être, mais l’âme n’ose point se mesurer avec elle et se trouve inférieure ; son vol ne peut s'é­lever jusque-là; la volonté ne tente rien, ou se décourage au premier essor et retombe.

Ce que peuvent ces deux forces unies est in­croyable; et, chose étrange! leur influence ne se fait point sentir seulement en ceux qui les possèdent; elle est surtout expansive et sympa­thique. Quel merveilleux ascendant les hommes

D E L ’ E N T E N D E M E N T F R A T 1 Q U E . 373 qui eu sout doués n’exercent-ils point sur les autres hommes! La force de la volonté, soute­nue, dirigée par la puissance d’uue idée, a quel­que chose de mystérieux qui semble investir l’homme d’un droit supérieur et lui donner le commandement. C’est elle qui inspire la con­fiance sans limites, l’obéissance aveugle aux héros que le génie a marqués de ce signe; les ordres qu’ils donnent seraient-ils insensés, on n’a garde de les croire tels; on les attribue à un plan secret que l ’on ne peut comprendre. « Il sait bien ce qu’il fait », disaient les soldats de Napoléon; et ils couraient à la mort.

Dans les actes ordinaires de la vie, les qualités dont nous parlons ue sont pas nécessaires à un degré supérieur; mais les posséder dans une juste mesure, proportionnellement au talent, au caractère, à la position sociale, c’est chose tou­jours très-utile et souvent indispensable. Certains hommes doivent à ce don leur supériorité dans le maniement des affaires ; et nous pouvons affir­mer que l’absence complète de ces qualités accuse une incapacité radicale.

Les grandes choses exigent de grandes forces; de moindres forces suffisent pour les petites choses ; mais rien ne se fait sans l’intervention d’une force quelconque. La différence est dans

3 7 G a r t d ’ a r r i v e r a u v r a i .l’intensité de la force ou dans l’objet auquel on l ’applique, non dans la nature des difficultés ou de leur développement. Chez le grand homme comme chez l’homme vulgaire, l’intelligence dirige; la volonté et la passion donnent l'impul­sion. Dans l ’un et l’autre, la permanence de l ’idée et la force du sentiment son t les deux prin­cipes qui impriment à la volonté fermeté et énergie. Le grain de poussière qu’emporte le vent est soumis aux mêmes lois que la masse d’un monde.

§ L X . — C o n c l u s i o n e t r é s u m é .

L’art d’arriver au vrai est le premier, le plus utile de tous les arts, l’art pratique par excel­lence. La vérité dans les choses est la réalité des choses-, la vérité dans l’entendement, c’est la connaissance de ce qui est ; la vérité dans la vo­lonté, c’est la droiture, c’est l’acquiescement aux règles de la saine morale; la vérité dans la con­duite, c’est l’action, soumise aux lois d’une vo­lonté droite. Pour celui qui se propose une fin, la vérité, c’est, eu égard aux circonstances, la convenance et la justice; enfin, dans le chois des moyens, la vérité, c’est la moralité de ces moyens, c’est leur aptitude à remplir la fin qu’on se propose.

Vérités de différentes sortes, parce qu’il existe différentes sortes de réalités; moyens divers de parvenir au vrai. Toutes choses ne doivent point être considérées de la même manière ; chacune doit l'être par le côté qui permet de la mieux saisir. L'homme a reçu des facultés multiples ; aucune n’est inutile, aucune n’est mauvaise en soi ; mais nous en faisons un mauvais usage : leur stérilité ou leur malice viennent de nous. Une bonne logique devrait embrasser l’homme tout entier, car la vérité présente des relations avec toutes les facultés de l’homme : développer l’une et négliger l’autre, c’est souvent nuire à la pre­mière en paralysant la seconde. L’homme est un microcosme. Ses facultés sont nombreuses et diverses et il a besoin d’harmonie : or, point d’harmonie sans une juste combinaison de toutes choses; point de juste combinaison, à moins que chaque chose ne soit à sa place et n’entre eu mouvement ou ne s’arrête à propos. On a com­paré l’homme à une harpe ; les facultés de son âme sont comme des cordes harmonieuses. L’homme laisse-t-il inactives quelques-unes de ces facultés, l’instrument est incomplet; il le met en désac­cord s’il les tend outre mesure ou s’il les touche d’une main inhabile. La raison est froide, mais clairvoyante : échauffez-la sans l’obscurcir. Les

DE L ’ENTENDEMENT PRATIQUE. 3 7 7

3 7 8 a r t d ’a r r i v e r a u v r a i .passions sont aveugles, mais pleines d'énergie; dirigez-les, mettez leur énergie à profit. L’enten­dement assujettià la volonté, la volonté assujettie à la morale, les passions soumises àl’entendement et à la volonté, toutes les facultés éclairées, diri­gées par la religion, voilà l’homme complet, l’homme par excellence t En cet homme la raison dirige; elle éclaire de son flambeau les réalités de la vie : l’imagination tient le pinceau etfournit les couleurs, le sentiment vivifie, la religion divinise.

TABLE DES MATIÈRESCONTENUES DANS CE VOLUME.

CHAPITRE PREMIER.Pages.

A M. Arthur de Larochefoucauld-d’Estissac. . . 1

P r é f a c e . 3Considérations préliminaires...............................13

1. Bien penser; qu'est-ce que la v é rité? . . . 1 3

II. Différentes manières de connaître la vérité. . 14

III. Diversité des esprits...............................................15

IV. Chacun excelle dans son art, selon qu’il en

connaît mieux toutes les parties............................ 17

V. II importe à tous les hommes de bien penser. 18

VI. Comment on doit enseigner l’art de bien

penser...........................................................................19

CHAPITRE II.

Inattention...........................................................................20I. Définition de l'attention. Nécessité de l'atten­

tion. ................................................20

II. Avantages de l'attention ; inconvénients du

défaut contraire....................................................... 21

III. Ce que doit être l'attention. Esprits légers ou

absorbés......................................................................22

IV. Les interruptions........................................................... 24

3 8 0 TABLE DES MATIÈRES.

CHAPITRE III.Pages.

Choix d’une carrière....................................................25I. Signification vague du mot talcnir . . . . 25

II. Un instinct nous indique la carrière pour la*

quelle nous avons le plus d'aptitude. . . 30

III. Épreuves pour discerner les aptitudes particu­

lières d'un enfant..................................................... 31

CHAPITRE IV.

De la possibilité...............................................................33I. Classification des actes de notre entendement.

Questions à poser.................................................... 33

II. Le possible et l'impossible. Classification. . 34

III. En quoi consiste l'im possibilité métaphysique

ou absolue.................................................................36

IV. L ’impossibilité absolue et la toute-puissance

divine.......................................................................... 36

V. L’impossibilité absolue et les dogmes . . 37

VI. Impossibilité physique ou naturelle. . . . 38

VIL Manière de juger qu’une chose est naturelle­

ment impossible........................................................39

VIII. Solution d'une difficulté sur les miracles. . 11

IX. Impossibilité morale ou ordinaire............................44

X. Impossibilité de sens commun, improprement

confondue avec l'im possibilité morale. . . 45

CHAPITRE V.

De l'existence ; connaissances acquises par le témoignage immédiat des sens. . . . 4 8

I. Nécessité du témoignage des sens ; di fié rentes

TABLE DES MATIÈRES. 3 8 1Pagres.

manières dont ils nous procurent la connais­

sance des choses.........................................................48

II. Erreurs auxquelles nous sommes exposés à

l’occasion des sens. Moyens de remédier à

ces erreurs. Exemples.............................................52

III. Il est nécessaire, dans certains cas, d’employer

plusieurs sens, afin de comparer leur témoi­

gnage........................................................................... 54

IV. Sains de corps, malades d’esprit.............................. 55

V. Sensations réelles, mais sans objet externe. . 57

VI. Les maniaques et les hommes absorbés en

eux-m êm es...................................................................59

CHAPITRE VI.

Connaissances acquises médintement 9 au moyen des s e n s . ........................................................01

I. Transition du connu à l ’inconnu, de ce qui est

perçu par les sens à ce que les sens ne per­

çoivent point................................................................Cl

H. Coexistence et succession..........................................65

III. Deux règles sur la coexistence et la succes­

sion................................................................................. 65

IV. De la causalité. Observations. Une règle de

dialectique....................................................................68

V. Raison d’un acte qui nous paraît purement

instinctif........................................................................70

CHAPITRE VII.

lia logique d’accord avec la charité. . . 7 1I. Sagesse de la loi qui défend les jugem ents

té m é r a ir e s ..................................................................71

Paçes.II. Examen de cette maxime : Crois le m al, et tu

ne te tromperas pas .................................................79III. Quelques règles pour juger la conduite des

hommes. Réglé première........................................74

Règle deuxièm e........................................................ 77

Règle troisièm e.........................................................79

CHAPITRE VIII.

De l ’autorité humaine en général...........................83

382 TABLE DES MATIÈRES.

I. Deux conditions pour valider un témoignage. 83

II. Examen et application de la première condi­

tion...................................................................... 83

III. Examen et application de la seconde condi­

tion...................................................................... 83

IV. Une observation............................................................. 86

V. Il est difficile d'arriver à la vérité lorsqu'elle

est placée loin de nous par le temps et par

la distance....................................................................87

CHAPITRE IX.

lies journaux......................................................................... 89

I. Une illusion....................................................................89

II. Les journaux ne disent pas toute la vérité sur

les personnes...............................................................89

III. Les journaux ne disent pas toute la vérité sur

les choses...................................................................... 93

CHAPITRE X.

Relations de voyages...................................................... 9-1

I. D is tin c tions........................................................................ 9 t

TABLE DES MATIÈRES.

Vagps.II. Origine et composition de certaines relations

de voyages...................................................................93

III. Manière d’étudier un pays...........................................09

CHAPITRE XI.

Histoire...............................................................................100I. Importance des études historiques. Manière

d’étudier l’histoire................................................... 100

II. Distinctions entre le fait et les circonstances

du fait. A pplications................................................ 101III. Quelques règles pour servir h l ’étude de l’his­

toire..............................................................................104

CHAPITRE XII.

Considérations générales snr les moyens de connaître la nature des êtres, leurs pro­priétés et leurs relations.....................................115

I. Une classification des sciences.................................. 115

II. Prudence scientifique; moyens de l’acquérir. 115

III. Les grands hommes. Évocation.............................. 121

CHAPITRE XIII.

lia perception...................................................................127I. L ’idée.............................................................................. 127

IL Bien penser. — R ègles...............................................129

III. Dangers de l’analyse.................................................. 154

IV. Le teinturier et le philosophe................................. 133

V. Objets vus d’ un seul côté..........................................150

VI. Inconvénients d’une peiceplion trop rapide. 157

3 8 4 TABLE DES MATIERES.

CHAPITRE XIV.P.'l£CK.

Le J amendent......................................................................158I. Qu’est-ce que le jugement? — Source d'er­

reurs....................................................................... 138II. Axiome? faux.......................................................... 139III. Propositions trop générales.................................M lIV. Définitions inexactes............................................. 112V. Expressions mal définies. — Examen du mot

cgaUté. . t ................................................................................... M 3VI. Suppositions gratuites........................................... 150

VU. Préjugés...................................................................152CHAPITRE XV.

l e raisonnement..............................................I. Ce que valent les règles de la dialectique.

II. Du syllogisme. — Observations. . . .III. L'enthymème..................................................IV. Réflexions sur le terme moyen.....................V. Utilité de la dialectique................................

CHAPITRE XVI. lie raisonnement n’est pas le seul moyen de

trouver la vérité.........................................................172I. L’inspiration. . . . . . . . . . 172II. La méditation....................................................... 174III. Invention et enseignement................................... 175IV. L’intuition............................................................. 177Y. La difficulté n’est pas de comprendre, mais

de trouver. — Les joueurs d’écliecs. — So- bieski................................................................... 177

. 155

. 135

. 156

. 159

. 160

. 162

VI. Règles sur la méditation..................................... 180VII. Caractère des intelligences élevées.—Remar­

quable doctrine de saint Tbomas d’Aquin. 180 VU I. Nécessité du travail..............................................183

CHAPITRE XVII.liVmeignement..........................................................

I. Deux objets de l’enseignement. — Les profes­seurs.................................................................

II. Génies inconnus aux autres et à eux-mêmes.III. Un moyen de découvrir les talents cachés et

d’en apprécier la valeur..................................IV. Nécessité des études élémentaires. . . .

CHAPITRE XVIII.L’tnTeidiou..............................................................................................................................

I. Ce que doit faire l’homme qui n’est pas douédu talent créateur............................................

II. Autorité scientifique............................................III. L’autorité scientifique s’est modifiée de nos

jours....................................................................IV. Le talent d’invention. — Carrière du génie.

TABLE DES MATIÈRES. 3 8 5

Pages,

CHAPITRE XIX.Inintelligence, le coeur et l'imagina tiou. . 201

I. Déployer à propos chaque faculté de l’âme. —Didon, Alexandre................................................201

II. Influence du cœur sur la raison ; causes eteffets.................................................................... 204

III. Un seul jour de la vie......................................... 207

195

195196

197200

184

m187

188 191

l'aies,IV. Une opinion politique.......................................212V. So prémunir contre l’influence que le cœur

exerce sur le jugement.................................. 215VI. Un exemple........................................................ 218VII. Nos jugements en politique.............................220

VIII. Dangers d’une sensibilité excessive. — Lesgrands talents, les poëtes.............................222

IX. 11 est nécessaire d’avoir des idées arrêtées. 22 iX. Le poëte et le monastère.................................. 225XI. Devoirs de l’écrivain, du poëte, de l’orateur

et de l’artiste...................................................227XII. Pensées revêtues d’images. — Sources d’er­

reurs..................................................................231

CHAPITRE XX.P h i lo s o p h ie d e l ’h i s to i r e ......................................252

I. Philosophie de l’histoire; ce qu’elle est; diffi­cultés de cette science.....................................252

II. Un moyen de faire des progrès dans la philo­sophie de l’histoire........................................... 25 i

III. Application de ces principes à l'histoire del’esprit humain.................................................. 255

IV. Exemple tiré de la physionomie de l’homme. 250

CHAPITRE XXI.R e l ig io n .........................................................................210

I. Raisonnements insensés des indifférents enmatière de religion.......................................... 210

II. L’indifférent et le genre humain. . . . 2 HIII. Passage de l’indifférence à l’examen...................... 13

3 8 6 TABLE DES MATIÈRES.

IV. Il n’est pas possible que toutes les religionssoient vraies......................................................24 i

TABLE DES MATIÈRES. 387Pages.

V. Il est impossible que toutes les religions soientégalem ent agréables à D ieu ......................2 i7

VI. Ilestimpossibleque toutes les religions soientune invention humaine............................ 247

VU. La révélation est possible.......................... 249Vlil. Solution d’une difficulté contre la révélation. 250

IX. Conséquence des précédents paragraphes. . 252X. Existence de la révélation........................ 255

XL Preuves historiques de l’existence de la révé­lation........................................................... 255

XII. Les dissidents de l’Église catholique. . . 259XIII. Méthode employée par certains adversaires

de la religion.............................................. 261XIV. La plus haute philosophie d’accord avec la

foi.................................................................266XV. Celui qui abandonne la religion catholique

ne sait où se réfugier...............................267CHAPITRE XXII.

lie l'entendement pratique. . . . . . . 270I. Classification des actes.............................................270II. Se proposer la fin voulue n’est pas toujours

chose facile......................................................... 275III. Examen du proverbe : Chacun est fils de ses

œuvres.................................................................274IV. L’homme haï.......................................................... 276V. L’homme ruiné.......................................................277

VI. L’homme d’esprit insolvable, et le rustre opu­lent...................................................................... 278

Vil. Observations. L'esprit de sophisme et lebon sens. ................................

Vllï. La pratique seule révèle certains phéno­mènes intellectuels.....................................

IX. Les absurdités...............................................X. Esprits faux. . . . . . . . . .XI. Leur incapacité dans les affaires. . . .

XII. Ce défaut intellectuel naît ordinairementd’une cause m orale ......................................

XIII. L'humilité chrétienne dans ses rapportsavec le commerce du monde. . . .

XIV. Dangers de la vanité et de l’orgueil. . .XV. L’orgueil..........................................................

XVI. La vanité.........................................................XVII. Dans les aftaires, l’influence de l’orgueil

est plus funeste que celle de la vanité. XVMI. Comparaison de l'orgueil et de la vanité.

XIX. Combien cette passion est générale. , .XX. Une lutte continuelle est nécessaire. . .

XXI. L orgueil n’est pas le seul défaut qui nouscache la fin que nous devons nousproposer......................................................

XXlh Développement des forces la ten tes. . .XXIII. Il faut, en se proposant une fin, se garder

à la fois et de la présomption et d’une défiance excessive....................................

XXIV. La paresse.......................................................XXV. Un avantage de la paresse sur les autres

passions......................................................XXVI. Origine de la paresse..................................

XXVII. Parusse d’esprit..............................................

3 8 8 TABLE DES MATIÈRES.

Pages.

280

281282285284

285

287£88

291292

29 i295296 298

299501

305 30 i

505505506

XXVill. Baisons à l'appui de ce que nous venons de dire sur l’origine de la paresse. .

XXIX. L’inconstance ; sa nature et son origine.XXX. Preuves et applications................................XXXI. Sage milieu entre les extrêmes. . - .

XXXII. La morale est le meilleur guide de l'en­tendement pratique..................................

XXXIii. L’harmonie de l’univers protégée par le châLiment............................................ •

XXXIV. Observations touchant les avantages etles désavantages de la vertu dans le maniement des affaires............................

XXXV. Une accusation injuste contre la vertu. •XXXVI. Une accusation non fondée contre la

science.......................................................XXXVII. Les passions sont de bons instruments,

mais de mauvais conseillers...................XXXV111, Hypocrisie des passions................................

XXXIX. Exemple. — Deux formes de la ven­geance.........................................................

XL. Précautions....................................................XL1. Hypocrisie de l'homme envers lui-même.

XL1L Connaissance de soi-même.......................XLHI. L’homme se fuit lui-même.......................XL1V. Heureux résultats de l’étude des passions. XLV. Avec quelle sagesse la religion chré­

tienne dirige les âmes............................XLVI. Les sentiments moraux auxiliaires de la

vertu.......................................................XLV11. Une règle à suivre dans nos jugements

p r a t i q u e s , .............................................

TABLE 1>ES HA'UÈUKS.

307308309 340

511

312

3 8 9

313316

317

519320

321326327328329 331

532

534^ m j ioob

XLV1H. Autre règle....................................................XLIX. L’homme se raillant lui-même. . . .

L. Perpétuelle enfance de L’homme. . . .LI. Un changement à vue..................................

LU. Le sentiment tout seul est un guide peusûr...............................................................

LUI. Ne point suivre uniquement les inspira­tions de la sensibilité ; appeler à son aide la morale et la raison. . . .

LIV. Sentiment hon par lu i-m êm e, rendumauvais par l’exagération......................

LV. Utilité du savoir relativement à la pra­tique. • » » * * » • • • • •

LVL Inconvénients de l’universalité. . . .LVli. Force de la volonté.......................... . .

LV1I1. Fermeté de la volonté...............................L1X. Fermeté, énergie, impétuosité. . . .LX. Conclusion et résumé..................................

3 9 0 tab ijK des m a t iè r e s .

FIN.

Pages.337330341343

316

349

350

357361364366369376

Pans. ■— lu i iMii^rio de P.-A. BOl HUIER et C10, rue Mazariue, 3fl.