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Anne Sauvagnargues Art mineur - Art majeur : Gilles Deleuze In: Espaces Temps, 78-79, 2002. A quoi œuvre l'art ? Esthétique et espace public. pp. 120-132. Citer ce document / Cite this document : Sauvagnargues Anne. Art mineur - Art majeur : Gilles Deleuze. In: Espaces Temps, 78-79, 2002. A quoi œuvre l'art ? Esthétique et espace public. pp. 120-132. doi : 10.3406/espat.2002.4188 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/espat_0339-3267_2002_num_78_1_4188

SAUVAGNARGUES a. Art Mineur Art Majeur Deleuze

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Crítica analisa expressões artísticas a partir dos conceitos de Deleuze

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  • Anne Sauvagnargues

    Art mineur - Art majeur : Gilles DeleuzeIn: Espaces Temps, 78-79, 2002. A quoi uvre l'art ? Esthtique et espace public. pp. 120-132.

    Citer ce document / Cite this document :

    Sauvagnargues Anne. Art mineur - Art majeur : Gilles Deleuze. In: Espaces Temps, 78-79, 2002. A quoi uvre l'art ?Esthtique et espace public. pp. 120-132.

    doi : 10.3406/espat.2002.4188

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/espat_0339-3267_2002_num_78_1_4188

  • RsumPour Deleuze, l'art n 'existe pas en dehors du corps social qu 'il transforme. La cration est d'emblepolitique, parce que le spectateur est transform par l'exprience qu'elle procure et que l'artisteabandonne ses traits subjectifs pour se faire l'oprateur du corps social. Ni agent du corps socialdtermin par le jeu de forces de la socit, ni subjectivit gniale qui s'mancipe de la collectivit,l'artiste est un oprateur, un mdecin de la civilisation. Il diagnostique des forces qui seraient restesinsensibles sans le procd qu 'il invente. Aussi l'art est-il critique et clinique. Il cre de nouvellesmanires de sentir et dpenser en inventant de nouveaux effets. Cela tant, les procds ont aussi leurhistoire. Une fois leur effet produit, ils ont tendance tre rifis par le corps social qui les transformeen normes majeures. Mais la cration reste un acte de minorit. Non qu'elle soit dpourvued'importance, ou l'expression des seules minorits, mais parce qu'elle mine les normes, explore etcontribue inventer de nouvelles dimensions du social.

    AbstractAccording to Deleuze, human art doesn 't exist when it is not included in society. If the creation is, atfirst, political, it means that the artist abandons its subjectives slanders in order to manage the socialbody. As a result, the one wich receives it gets transformed by this artistic experience. The artist : asocial operator, a doctor for the civilization who gives its diagnosis and creates forces that the spectatorreceives in order to make emerge its own sensibility and then give birth to real relationship between himand art. This is why art is critical and clinical. It creates new ways of thinking and feeling. Work of art is amachine of effects. But proceedes also have their history, and by the time they produce their effects,they are immediately adopted and gripped by the social body who adoptes them as major norms. Infact, creative art is always considered as a minority, not because it is not considered as important butbecause it destroys norms, invents and explores new social dimensions.

  • Anne Sauvagnargues

    Art mineur - Art majeur :

    Gilles Deleuze.

    Pour Deleuze, l'art n 'existe pas en dehors du corps social qu 'il transforme. La cration est d'emble politique, parce que le spectateur est transform par l'exprience qu'elle procure et que l'artiste abandonne ses traits subjectifs pour se faire l'oprateur du corps social. Ni agent du corps social dtermin par le jeu deforces de la socit, ni subjectivit gniale qui s'mancipe de la collectivit, l'artiste est un oprateur, un mdecin de la civilisation. Il diagnostique des forces qui seraient restes insensibles sans le procd qu 'il invente. Aussi l'art est-il critique et clinique. Il cre de nouvelles manires de sentir et dpenser en inventant de nouveaux effets. Cela tant, les procds ont aussi leur histoire. Une fois leur effet produit, ils ont tendance tre rifispar le corps social qui les transforme en normes majeures. Mais la cration reste un acte de minorit. Non qu'elle soit dpourvue d'importance, ou l'expression des seules minorits, mais parce qu'elle mine les normes, explore et contribue inventer de nouvelles dimensions du social.

    According to Deleuze, human art doesn 't exist when it is not included in society. If the creation is, at first, political, it means that the artist abandons its subjectives slanders in order to manage the social body. As a result, the one wich receives it gets transformed by this artistic experience. The artist: a social operator, a doctor for the civilization who gives its diagnosis and creates forces that the spectator receives in order to make emerge its own sensibility and then give birth to real relationship between him and art. This is why art is critical and clinical. It creates new ways of thinking and feeling. Work of art is a machine of effects. But proceedes also have their history, and by the time they produce their effects, they are immediately adopted and gripped by the social body who adoptes them as major norms. In fact, creative art is always considered as a minority, not because it is not considered as important but because it destroys norms, invents and explores new social dimensions.

    Anne Sauvagnargues. est Ater l'ENS Lettres et Sciences Humaines, membre du groupe de travail Art et philosophie, Cerphi/ENS Lettres et Sciences Humaines.

    EspacesTemps 78-79/2002, p. 120-132.

  • L} art n'existe pas en dehors du corps social qu'il transforme, et la cration a toujours un sens politique. Cette thse du philosophe Gilles Deleuze ne cautionne pourtant pas une explica

    tion sociologique de l'art, laquelle rendrait compte de la production, de la rception et du statut des arts par les conditions effectives de la socit. Deleuze ne souscrit pas non plus la position adverse, issue de Kant et du romantisme, selon laquelle l'artiste serait une individualit gniale s'exceptant du corps social. Une sociologie de l'art, par exemple celle qui est mise en uvre par Pierre Bourdieu1, interdit de comprendre l'agencement qui permet l'art de transformer la socit. La thorie du gnie, qui insiste bien sur la crativit de l'art, repose cependant sur une fausse conception de la subjectivit et ne peut rendre compte de la manire dont l'art explore et renouvelle la ralit sociale. Aussi Deleuze montre-t-il qu'une rflexion sur l'art implique une critique du sujet crateur autant que de la sociologie de l'art. L'artiste n'est pas l'agent du corps social dtermin par le jeu de forces de la socit, ni la subjectivit gniale qui s'mancipe de la collectivit, et anticipe sur l'avenir comme le veulent les thories de l'avant-garde. L'art se situe "au milieu", entre l'artiste et le corps social rcepteur et c'est son procd rel qu'il faut expliquer. C'est l'art comme exprimentation relle, qui explore et transforme nos conditions de sujets, agissant de ce fait mdiatement sur la socit.

    Ainsi, l'art occupe-t-il une position trs forte dans le devenir des cultures, l'histoire de la pense et l'expressivit de la vie. Il joue le triple rle de ferment esthtique, intellectuel et politique du devenir des cultures. Parce qu'il est identifi une pratique, l'art est li aux conditions effectives de ralisation (production, rception) qu'offre tel corps social. Mais l'art, comme la pense et la culture en gnral, sont des "agencements" qui connectent des ides, des mots, des signes non langagiers avec des pratiques, des pouvoirs et des corps. Chez Deleuze, les productions intellectuelles ne sont jamais isoles et indpendantes des corps sociaux et des vies singulires. Cela rclame une pragmatique du savoir, qu'il appelle une "thorie des multiplicits"2, une thorie du rapport entre valeurs intellectuelles (de l'art, comme de la pense en gnral) et pouvoirs sociaux3. Le grand art est celui dont l'action pragmatique s'atteste sur le corps social. Le rapport entre art et sociabilit prend donc sens dans la thorie deleuzienne de l'agencement : l'art n'existe pas en dehors d'un corps social qu'il transforme.

    Autrement dit, si l'art n'est pas autonome, il conserve pourtant cette valeur cratrice qu'on lui reconnat depuis Kant. Il y a bien chez Deleuze une thorie du chef-d'uvre, qui cre ses propres rgles et ne reproduit pas les recettes du pass4. Si la cration est dote d'une vertu politique, se montre critique l'gard des dispositions existantes, et cre bien "pour un peuple venir", l'artiste n'est pas un gnie, un individu autonome. L'efficace de l'art dpend, au contraire, de la facult par laquelle l'artiste abandonne ses traits subjectifs pour se faire "l'oprateur"5 du corps social. Deleuze conserve donc du gnie romantique le messianisme, la vertu provocante d'une ducation pour l'avenir. Il les conserve non parce que l'artiste se dtache du corps social et le contemple de loin, mais parce que la production d'art est "smiotique, esthtique et pragmatique"6.

    1 Pierre Bourdieu, 'lments d'une thorie sociologique de la perception artistique", Revue internationale des sciences sociales, vol. xx, n 4, 1968, p. 640-664 et surtout Pierre Bourdieu, Les rgles de l'art. Gense et structure du champ littraire, Paris : Seuil, 1992, en particulier, 3e partie "Comprendre le comprendre", p. 393-426.

    L'art est une exprimentation relle.

    2 Gilles Deleuze, Foucault, Paris Minuit, 1986, p. 18 et 23. 3 Gilles Deleuze, Pourparlers 1972-1990, Paris : Minuit, 1990, p. 86-87.

    4 Immanuel Kant, Critique de la facult djuger, 47-48, tr. Marc Philonenko, Paris : Vrin, 1968.

    5 Gilles Deleuze et Carmelo Bene, Superpositions, (premire dition italienne, Milan : Feltrinelli, 1978), Paris Minuit, 1979, p. 92. 6 Gilles Deleuze, Cinma-1. L'image-temps, Paris : Minuit, 1985, p. 44.

    Art majeur - Art mineur : Gilles Deleuze. 121

  • Par son pouvoir d'agencer des signes (smiotique) qui agissent sur la sensibilit (esthtique), la cration critique agit sur le social (pragmatique). Le messianisme en est par consquent transform. La thorie du chef-d'uvre (le grand art) est conserve, sans dpendre d'une figure de la subjectivit (le gnie). Mais l'exprimentation de l'art transforme celui qui cre et bouleverse le statut de l'art dans la socit en rendant sensibles les forces relles qui agitent les sujets sociaux. L'artiste n'est qu'un oprateur anonyme qui dtecte et rend visibles des forces qui seraient restes insensibles sans le procd qu'il invente. Ce procd, cet effet de l'art sont substitus au gnie. C'est le procd qui est crateur, et non l'individu : la cration chez Deleuze est anonyme, ou plutt collective, impersonnelle, non subjective. La notion d'oprateur indique le nouveau rapport que Deleuze entend instituer entre l'art et la socit, et qui fait de l'art une "critique clinique". L'art, critique l'gard des agencements sociaux et des formes subjectives constitues, est clinique, explore les rapports de force rels qui les sous-tendent. Il contribue donc la critique de la subjectivit et ne se rduit pas du tout une thorie du beau. Les signes de l'art ravissent certes la sensibilit7, mais ils oprent des effets pratiques sur le social et modifient nos manires d'tre des sujets. C'est pourquoi Deleuze qualifie le grand art d'art mineur".

    Prcisons tout de suite que "mineur" s'entend d'abord politiquement, comme revendication des minorits, dans une optique de lutte sociale, qui a d'ailleurs largement dtermin le mouvement mme d'mancipation par lequel la figure de l'artiste s'est dveloppe dans les socits europennes partir de la Renaissance. Mais, ce qui est beaucoup plus intressant (et permet d'chapper au dterminisme sociologique), la minorit s'entend ensuite politiquement parce qu'elle concerne d'abord l'pistmologie du rapport de toute production son type. On cre par affaiblissement de la norme. C'est en cela que consiste la notion d'art mineur. Cela confre l'art une efficacit, une effectivit qu'on ne peut rduire au plaisir des nantis, la contemplation des happy few. L'art crateur produit une nouvelle sociabilit, parce qu'il doit tre compris, dit Deleuze, comme une "exprimentation". Il s'agit ici d'approfondir cette exprimentation, en indiquant d'abord comment Deleuze peut donner l'art le statut d'une critique clinique qui transforme les sujets, avant d'aborder le statut politique de la cration avec la notion d'art mineur.

    Critique et clinique.

    Traiter l'art comme exprimentation permet d'laborer une thorie de la "critique clinique", qui prcise la critique de la subjectivit. La critique opre par l'art est clinicienne de deux points de vue : l'art constitue une "exprimentation" que l'artiste accomplit dans l'uvre et sur lui-mme, et qui transforme sa subjectivit : en ce sens, l'artiste est moins producteur de l'uvre qu'il n'est produit par elle. Ensuite, la thorie de l'art ou la critique d'art au sens courant doivent se faire cliniques, c'est--dire explorer les nouvelles formes de subjectivit que tel procd d'art rend sensibles, comme nous allons le voir avec

    L'artiste est un "oprateur" anonyme.

    7 II s'agit de la thorie de l'art comme producteur d'affects et de percepts, dvelopp dans Gilles Deleuze et Flix Guattari, Qu 'est-ce que la philosophie ?, Paris : Minuit, 1991.

    La cration critique agit sur le social.

    Comment l'crivain peut-il rendre sensible des complexes de forces ?

    122 quoi uvre l'art ? Esthtique et espace public.

  • Sacher-Masoch. Cette notion de critique clinique rend compte simultanment de l'uvre et du discours sur l'uvre et fait de l'artiste le symptomatologiste, le "mdecin de la culture". L'art explore le devenir des formes de subjectivits que nous avons trop tendance considrer comme intemporelles alors qu'elles dpendent des agencements sociaux et se transforment comme eux.

    Deleuze utilise d'abord le terme "clinique" en rfrence l'pist- mologie de la mdecine psychiatrique, en hommage aux travaux de Foucault8. Il recense en 1963 le Raymond Roussel de Foucault, avec une admiration dont il ne se dpartira jamais, mais il a dj publi, deux ans auparavant, un article sur Sacher-Masoch9 qui forme le premier jalon public de ses travaux sur la psychiatrie et la psychanalyse et indique la contribution de l'art la critique de la subjectivit. Il ne s'agit pas d'assigner la folie de fonction immdiatement cratrice, mme si Deleuze, avec ses thses extrmes, sur la schizophrnie, prte plus facilement au malentendu10, mais d'explorer, dans les franges de la raison, ces phnomnes que l'on classe comme "hors- normes" et qui permettent l'investigation du psychisme. Cela ne fait pas de l'artiste un fou, mais plutt un mdecin qui pratique la smiologie clinique, l'tude concrte des signes pour explorer la subjectivit humaine. Deleuze s'intresse ainsi aux crits de Sacher-Masoch, mais le considre comme un crivain, non comme un pervers, de mme qu'il considre Artaud comme un pote, non comme un schizophrne11. C'est parce que Sacher-Masoch est crivain qu'il peut diagnostiquer et "inventer" un complexe de forces invisibles avant sa cration littraire. C'est Sacher-Masoch qui cre l'effet masochiste et non Krafft-Ebing12, le mdecin psychiatre "inventeur" du masochisme. Prcisment, la littrature n'est ni tiologie ni thrapie (on n'crit pas pour se soigner). Mais la symptomatologie (l'exercice de lecture des signes, au sens de la doctrine stocienne) est le point de rencontre o spcialistes (mdecins) et non-spcialistes se retrouvent : "La symptomatologie se situe presque l'extrieur de la mdecine, un point neutre, un point zro, o les artistes et les philosophies et les mdecins et les malades peuvent se rencontrer"13.

    rebours de ce qu'on pense habituellement, Sacher-Masoch et Sade (c'est valable pour toutes les figures de "folie" littraire, en particulier pour Antonin Artaud) ne sont pas intressants parce qu'ils sont pervers. C'est l'inverse. Parce qu'ils sont de grands crivains, ils ont su, comme le voulait Friedrich Nietzsche, "capter des forces", et exhiber leurs symptmes. Ce sont des "oprateurs"14 qui inventent des formes permettant de rendre visibles des aspects de la subjectivit jusqu'alors invisibles15. La littrature - et c'est valable pour tous les arts - est une exprimentation, un procd stylistique qui invente de nouvelles formes de subjectivit. Dj, dans la premire version du texte (196l16), Deleuze objectait aux spcialistes de la science mdicale d'avoir invers l'ordre entre symptomatologie et tiologie. L'agent causal (tiologie) est toujours second et relatif par rapport la lecture des forces, des formes et des signes (symptomatologie). En s'ap- puyant sur la recherche des causes, les spcialistes de la psychiatrie naissante ont confondu les symptmes, identifiant tort selon

    8 Michel Foucault articule dans les annes 1960-1965 l'histoire de la folie, l'pistmologie de la clinique mdicale une thorie de la cration comme exprimentation des franges de la raison : Michel Foucault, Histoire de la folie l'ge classique, Paris : Pion, 1961, rd. Gallimard, 1972 ; Raymond Roussel, Paris : Gallimard, 1963, et la mme anne Naissance de la clinique, Paris, Puf, 1963 ; voir galement "La folie, l'absence d'ceuvre", La Table ronde, Situation de la psychiatrie, n 196, mai 1964, p. 11-12, rdit in 'Dits et crits, Paris : Gallimard, 1994, tome I, p. 412-420. 9 Gilles Deleuze, "De Sacher-Masoch au masochisme", Arguments, n 21, 1961, p. 40-46. Repris et rvis in Prsentation de Sacher-Masoch, Paris : Minuit, 1967 ; "Raymond Roussel ou l'horreur du vide" (recension du Raymond Roussel de Foucault), Arts, n 933, 23-29 oct. 1963, p. 4. 10 La schizophrnie reoit en effet, en 1972, avec \' Anti-dipe (dont le sous- titre est "Capitalisme et schizophrnie") une fonction complexe qui a ouvert la porte aux interprtations rductrices. L'loge apparent de la schizophrnie disparat partir des annes quatre-vingt au profit de la thorie de la philosophie comme construction et cration de concepts iQu 'est-ce que la philosophie F). 11 Gilles Deleuze, "Le froid et le cruel", in Gilles Deleuze et Leopold von Sacher-Masoch, Prsentation de Sacher-Masoch, Paris : Minuit, 1967. Deleuze introduit le roman de Sacher- Masoch, Vnus la fourrure. Sur Artaud, 'Logique du sens, Paris : Minuit, 1969. 12 Krafft-Ebing, Psychopathia sexua- lis, (Stuttgart, 1886, Paris, 1907), dit par le Dr Albert Moll (1923), tr. fr. Ren Lobstein, prfac par Pierre Janet, Paris : Payot, 1950 (dition que Deleuze consulte). Krafft-Ebing est l'inventeur du "masochisme" (ch. IX, p. 236-311 de l'dition franaise) comme du "sadisme" et "dcrit pour la premire fois d'une manire complte les troubles de la vie sexuelle" (Pierre Janet, Prface, p. 3). 13 Gilles Deleuze "Mystique et masochisme", interview par Madeleine Chapsal, La Quinzaine littraire, n 25,1-15 avril 1967, p. 12-13 ; p. 13. 14 Gilles Deleuze et Carmelo Bene, Superpositions, op. cit. n. 5, au dbut du texte. 15 Gilles Deleuze, Foucault, op. cit. n. 2, p. 131. 16 Gilles Deleuze, "De Sacher-Masoch au masochisme", op. cit. n. 9.

    Art majeur - Art mineur : Gilles Deleuze.

  • Deleuze, le masochisme un sadisme invers, parce qu'ils ont mconnu l'uvre de Sacher-Masoch. Ils n'ont pas prt attention ce que Sacher-Masoch crivait.

    Mais, en 1967, Deleuze est beaucoup plus radical. Il ne s'agit plus seulement de redresser la thorie mdicale ni d'objecter la psychiatrie qu'elle mconnat la diffrence clinique entre sadisme et masochisme. Il s'agit de subordonner l'tiologie scientifique une thorie de la cration artistique. Ainsi le philosophe conteste l'unit clinique du sado-masochisme en se plaant principalement sur le plan stylistique et littraire. "Sado-masochisme est un de ces noms mal fabriqus, un monstre smiologique"17. Ce que la psychiatrie prend pour "un signe apparemment commun" n'est qu'un "syndrome grossier", indtermin, mal construit, qui ne rend pas compte des symptmes rels. L'erreur mthodologique de la psychiatrie consiste confondre "des troubles trs diffrents" - le masochisme et le sadisme - "sous un nom mal fabriqu", le sado-masochisme. En opposant de manire binaire le sadique et le masochiste, comme ayant des rapports inverses la loi, la douleur et au plaisir, la psychiatrie s'interdit de comprendre ce qui fait la spcificit du masochisme.

    L'erreur est smiologique. Le nom gnral "sado-masochisme" connote l'ensemble arbitraire d'une perversion en gnral. Son unit nosologique est fictive, parce qu'elle repose sur l'exclusion de pratiques sexuelles sommairement identifies par un rapport la loi que Deleuze s'attache au contraire distinguer. l'encontre de l'tiologie htive et moraliste, le philosophe, qui n'est pas concern par l'exclusion morale de ces pratiques sexuelles, peut porter sur ce syndrome "un diagnostic diffrentiel" qui expose leurs diffrences stylistiques. Deleuze montre qu'on ne peut assimiler l'art du "suspens esthtique" de Masoch, "me slave qui recueille le romantisme allemand", "matre du fantasme" et l'obscnit apathique et dmonstrative de Sade. Ainsi, "L'tiologie, qui est la partie scientifique ou exprimentale de la mdecine, doit tre subordonne la symptomatologie, qui en est la partie littraire, artistique."18

    C'est pourquoi l'ouvrage consacr Masoch et la discussion avec la clinique psychiatrique s'ouvre par cette question sartrienne : " quoi sert la littrature ?"19 II faut la prendre la lettre. La littrature sert quelque chose. Elle a une positivit, une force d'clairage. Elle produit quelque chose. Elle a un ergon. Ce quoi elle sert, c'est ce qu'elle fait. Elle n'est pas ratiocinante mlope sur l'uvre. Elle sert au moins dsigner, par des noms d'auteurs, des complexions pulsionnelles. On pourrait croire que cela signifie que la littrature claire la folie (argument dj plus intressant que l'inverse, selon lequel la folie clairerait la littrature). Mais l'hypothse est encore trop faible. L'crivain n'est pas un mdecin par surcrot. Il obtient un rsultat comparable celui du mdecin, par un procd diffrent. Comme le mdecin, il dresse un tableau clinique et, comme le mdecin, il arrive qu'on donne son nom aux troubles ainsi rpertoris. Mais, dans le premier cas, l'crivain y parvient par une capture des forces, alors que, dans le deuxime cas, c'est le mdecin qui fait acte smiologique : "Quand un mdecin donne son nom une maladie, il y a l

    L'art diagnostique mieux les modes de subjectivit que la psychiatrie.

    17 Gilles Deleuze, Prsentation de Sacher-Masoch, op. cit. n. 11, p. 113-114

    18 Ibid., p. 114.

    19 Ibid., p. 15.

    Nommer, c'est crer et faire voir.

    124 quoi uvre l'art ? Esthtique et espace public,

  • un acte la fois linguistique et smiologique trs important, dans la mesure o cet acte lie un nom propre et un ensemble de signes, ou fait qu'un nom propre connote des signes."20

    Dira-t-on alors que le mdecin fait acte de littrature ? Non plus. Cet acte smiologique et linguistique consiste extraire des forces, les identifier, puis les rendre perceptibles par la nomination qui rassemble, abrge, donne une existence assignable un faisceau de forces inaperues auparavant. L'art capte donc des forces par son pro- cdeP. Et la symptomatologie est un acte d'art. Ainsi, nommer, c'est crer et faire voir, rendre des complexes de forces sensibles. Ici, Deleuze suit Nietzsche : l'artiste est le mdecin de la culture parce qu'il est clinicien. Si "ce sont les cliniciens qui sont les meilleurs mdecins", c'est que la mdecine, comme toute pratique relle, implique une smiologie. Donc, artistes et mdecins ont en commun d'tre experts en signes, pour des besoins diffrents. Krafft-Ebing repre le gnie clinicien de Masoch, et cre le nologisme "masochisme" afin de rendre hommage la finesse avec laquelle Sacher-Masoch, dans ses uvres, est capable d'identifier le symptme et de le dgager de T'algolagnie", d'une qute de la douleur. Krafft-Ebing prcise fort bien qu'il a nomm ce trouble d'aprs Sacher Masoch "non parce qu'il avait une sensibilit de cette sorte" mais "parce que, dans les uvres de Sacher Masoch, cette sorte de sentiment de la vie est dcrite avec dtail."22 Sacher Masoch cre ce complexe de forces parce qu'il est capable d'exprimer littrairement ce phnomne et non d'en prouver l'tat.

    On peut maintenant rpondre la question : " quoi sert la littrature ?" ou plutt quoi sert l'art ? crer de nouvelles manires de sentir et de penser, travers des formes capables de les rendre sensibles. C'est en ce sens que l'art est exprimentation, ni dcouverte d'une structure objective, ni invention car l'imagination n'est pas ici en cause - mais une capture de forces relles. De cette faon, Deleuze construit une thorie de l'thologie de la culture et de l'imitation comme devenir. Les forces ne deviennent sensibles que par le travail littraire qui manifeste la puissance pragmatique de la langue et dtecte les forces non diffrencies en les faisant passer du non-senti au senti. En cela, l'art est phnomnotechnique, au sens utilis par Gaston Bachelard, une technique, ici un procd langagier, qui rend visible des phnomnes qu'on n'aurait pu dtecter sans ce dispositif.

    Le mrite de Deleuze est d'inscrire, l'instar de Foucault, la rflexion sur l'art dans l'optique pistmologique de Bachelard, de Georges Canguilhem, et de Gilbert Simondon23. Refusant la discrimination de l'art vis--vis de la science, il lui applique des principes pis- tmologiques qui valent pour l'invention scientifique. Masoch fait uvre de symptomatologiste pour la culture. Il ne se contente pas de chercher produire un effet esthtique sur la sensibilit du rcepteur (du public), mais accomplit une uvre de diagnostic. Rendant perceptibles des forces relles, il cre le symptme qui porte son nom. une pistmologie des effets qui caractrise la science contemporaine selon Bachelard24, Deleuze ajoute les effets de l'art, les complexes de sensations sur lesquels nous avons maintenant prise, en nous habi-

    20 Ibid., p. 16.

    21 Deleuze reprend le terme qu'emploie Raymond Roussel propos de ses inventions stylistiques, et dont Foucault propose un commentaire profond.

    22 Krafft-Ebing, op. cit.n. 12, p. 143.

    L'art est une phnomnotechnique.

    23 Dans Diffrence et Rptition, Deleuze montre que c'est l'pistmo- logie franaise que revient le mrite de poser le problme comme une catgorie objective (Bachelard, Lautman, Canguilhem) et emprunte Simondon le concept de "problmatique".

    24 Voir par exemple dans Gaston Bachelard, Le pluralisme cohrent de la chimie moderne, Paris : Vrin 1932, p. 229.

    Art majeur - Art mineur : Gilles Deleuze. 125

  • tuant l'effet-Proust (la sexualit), l'effet-Kafka (la bureaucratie), l'ef- fet-Bacon (le devenir-viande), l'effet-Beckett (les subjectivations partielles et passives). Deleuze confirme le rapport entre art et science par cette thorie de l'effet problmatique, qui conteste l'tiologie objective de la science, sans pour autant identifier la rationalit scientifique la production smiotique de l'art. La science rsout ses problmatiques sur le plan de la thorie et du calcul (fonctions), alors que l'art les exhibe, et surtout les conserve sur le mode du sentir (affects et percepts). Il n'en demeure pas moins vrai que l'art autant que la science recourt la smiologie de l'effet, et que l'tiologie objective, chez Deleuze, fait place une thorie du signe produit par la problmatique laquelle il rpond : "Le propre de l'effet, au sens causal, c'est de faire de l'effet au sens perceptif et de pouvoir tre dnomm par un nom propre (effet Seebeck, effet Kelvin...) parce qu'il surgit dans un champ d'individuation proprement diffrentiel, symbolisable par un nom."25

    Minorit et logique du devenir.

    L'nonc du "rapport entre littrature et clinique psychiatrique"26, que Deleuze cherchait formuler en s'intressant Masoch, ne concerne donc pas le rapport entre folie et cration. Il concerne le rapport entre folie et norme. C'est ici que Le normal et le pathologique rvle son influence profonde et sa fcondit dans la thorie de l'art et de la culture. Ce que Georges Canguilhem crit du vivant, savoir qu'il "tourne autour de sa norme", Deleuze l'applique la thorie de la culture27.

    Il s'agit moins de rcuser les normes que de modifier leur statut. La conformit la norme doit s'entendre comme une conformation, dans laquelle la norme n'est pas donne comme idal transcendant le vivant, mais comme une variation immanente que chaque vivant singulier transforme. Il n'y a pas une norme, donne une fois pour toutes pour tous les vivants, mais chaque vivant, dans sa singularit, fait sortir la norme de ses bords.

    De mme, toute production culturelle est relative sa rception par la culture. Elle est donc spontanment conforme, au sens d'une conformation, et cette conformation dcide de sa communicabilit. La recevabilit de la production dpend de son rapport avec la norme. Un excs d'originalit n'est pas communicable de fait, ou ne le devient qu' la condition d'une transformation de la norme. Mais la conformation devient conformit lorsqu'elle utilise la norme comme un modle transcendant inerte qu'elle cherche imiter. C'est ce que Deleuze appelle l'usage "majeur" de la production culturelle, et il en fait un critre de dmarcation entre les uvres. La cration fait de la norme un usage mineur, l o l'art majeur, qui applique la norme sans la transformer, dbouche sur l'imitation strotype. travers ce statut de la norme, le rapport du singulier son type est pens sur un mode nouveau. La variation de la norme n'est plus dfinie comme dviation anormale, en fonction de caractres spcifiques ou gn-

    25 Gilles Deleuze, Diffrence et rptition, Paris : Puf, 1968, p. 294.

    26 Gilles Deleuze, "Mystique et masochisme", op. cit. n. 13, p. 13.

    27 Cf. Pierre Macherey, "Pour une histoire naturelle des normes", in Michel Foucault philosophe. Rencontre internationale, Paris, 9, 10, lljanv. 1988, Paris : Le Seuil, 1989, p. 203- 221.

    Comment se pose la question de la norme.

    126 quoi uvre l'art ? Esthtique et espace public.

  • riques, mais elle devient, comme chez Canguilhem, une exception singulire, une anomalie. L'application d'une philosophie des normes vitales la culture permet Deleuze de penser la cration comme anomale, variation de la norme, et non comme anormale, dviation ou dgnrescence. Mineur ne qualifie plus l'art dit mineur, l'art marginal, ou l'art populaire par opposition l'art d'exception, la russite exemplaire. Il qualifie un exercice de minorit, de minoration qui dsquilibre les normes majeures d'une socit. La thorie de la cration en art conduit Deleuze fonder une nouvelle logique des sciences humaines, sur le double plan mthodologique (c'est la logique des multiplicits) et ontologique (c'est la thorie de l'art et l'thologie des cultures).

    Deleuze, en collaboration avec Flix Guattari, en dveloppe la thorie propos de l'uvre de Franz Kafka, dans le livre ponyme qui porte galement le titre Pour une littrature mineure, au chapitre intitul "La littrature mineure" - redoublement qui insiste sur l'importance du concept28. L'art y est dfini par trois rapports de minoration, qui concernent le mdium, le corps social et le sujet producteur. Le rapport au mdium, la matire expressive - la langue dans le cas de la littrature - dtermine un critre linguistique de minorit. Le rapport au corps social, metteur des singularits que l'uvre prend pour objet et rcepteur des visibilits produites par l'uvre, dfinit un critre politique. Enfin, le rapport l'auteur, qui loin d'tre un sujet transcendant ou un narrateur omniscient doit au contraire s'astreindre un exercice de dpersonnalisation, dtermine un critre asubjectif.

    Ces trois critres, linguistique, politique et asubjectif, s'articulent selon l'axe de la critique pragmatique du sujet. Son enjeu est immdiatement politique, quoiqu'il reste thorique, en ne s'engageant pas sur le terrain des luttes sociales effectives. La littrature mineure se dfinit par un usage mineur de la langue, qui concerne moins l'tat d'une langue que l'usage qu'on en fait : "une littrature mineure n'est pas celle d'une langue mineure, mais plutt celle qu'une minorit fait dans une langue majeure". De ce traitement mineur du matriau signifiant dcoule la corrlation entre les critres politique et asubjectif : "tout y est politique", "tout y prend une valeur collective"29. Les trois critres s'enchanent donc systmatiquement.

    Minorit renvoie d'abord une situation dans la langue. Pour Kafka, cette situation correspond une impasse relle, celle d'un sujet locuteur, parlant, au dbut du xxe sicle, Prague, dans la capitale du royaume de Bohme insre dans l'Empire austro-hongrois. Impasse qui dtermine un blocage. Mais, conformment la thorie spinozis- te du mal, la privation apparente est une dtermination positive. Ce blocage ne correspond pas un manque, mais une configuration qui produit ce que Deleuze appelle une "ligne de fuite" : le frayage d'une solution de recours, l'invention d'une ressource nouvelle. Pour Kafka, il s'agit d'une triple impossibilit : impossibilit de ne pas crire, jointe l'impossibilit d'crire en allemand et l'impossibilit d'crire autrement30. L'allemand, Prague, est dans une situation pragmatique qui relve du concept de "dterritorialisation". En s'ex- portant vers l'Est, l'allemand s'est dterritorialis en imposant au

    Qu'est-ce qu'un art mineur ?

    28 Gilles Deleuze et Flix Guattari, Kafka. Pour une littrature mineure, Paris : Minuit, 1975.

    29 Gilles Deleuze et Flix Guattari, ibid, p. 29, 30 et 31, Mille plateaux, Paris : Minuit, 1980, p. 130 sq.

    Il faut entendre Kafka dans sa langue.

    30 Gilles Deleuze et Flix Guattari, Kafka, op. cit. n. 28, p. 29. Ils s'appuient sur une lettre Max Brod de juin 1921, cite par Klaus Wagenbach, Franz Kafka. Annes de jeunesse (1883-1912), (Berne, 1958), tr. fr. . Gaspar, Paris : Mercure de France, 1967, p. 84-85.

    Art majeur - Art mineur : Gilles Deleuze. 127

  • tchque un rapport de sujtion politique et culturel. Du coup, Prague manque d'une langue majeure. Certes, le tchque est bien disponible, comme langue courante, mais non pour la littrature, au sens o Kafka et son milieu germanophile l'entendent. L'allemand dterrito- rialis, en Bohme, est mineur, de mme que le tchque est en situation de minorit vis--vis de l'allemand dominant31.

    Pour reprendre les distinctions de Henri Gobard32, qui intressent Deleuze cette poque parce qu'elles permettent une analyse multi- fonctionnelle de la langue33, la langue vernaculaire de ces Praguois (langue maternelle, prive, courante, familiale) est le tchque, mtin de yiddish, mme si Kafka est germanophone34. La langue vhiculai- re de commerce et de circulation dans l'Empire austro-hongrois, celle que Kafka, sujet adulte, utilise dans ses interactions professionnelles, est l'allemand bureaucratique ; la langue rfrentiaire, rfrence nationale et culturelle de l'Empire austro-hongrois, de sa littrature et de sa production symbolique est l'allemand de Goethe, l'allemand classique, le Hochdeutsch ; quoi s'ajoute pour Kafka encore une quatrime langue, la langue mythique, qui renvoie, l'poque du sionisme naissant, la terre spirituelle, l'hbreu.

    L'auteur est pris dans une go-linguistique qui est, en mme temps, une politique de la langue - et cela concerne toutes les langues. Ce n'est pas Franz Kafka qui produit cette situation linguistique. C'est lui qui est produit par elle. Le traitement mineur qu'il impose cette langue, qu'il reconnat lui-mme comme rfrence majeure, est favoris par la situation de cette langue (l'allemand) prise Prague dans un coefficient de dterritorialisation qui assure en mme temps sa dtermination comme majeure35. Kafka n'est donc pas un auteur important, susceptible de devenir majeur, parce qu'il se trouve, de fait, dans une situation de minorit. Mais le dsquilibre mineur dans lequel il est plac l'oblige former cette nouvelle territorialit, ce rapport territorial en devenir, que Deleuze et Guattari appellent une "reterritorialisation". La rfrence au "territorial" ne doit donc pas s'entendre comme l'enracinement dans un terroir, au sens o la langue entranerait un rapport homogne avec un territoire sociopolitique stable et donn comme constante. Comme l'indique l'expression de territorialisation, il s'agit d'un rapport d'quilibre fluctuant et mouvant avec une population elle-mme en devenir36.

    Cette conception golinguistique de la langue dtermine une pragmatique contestant la linguistique normative (par exemple celle de Noam Chomsky) que Deleuze juge idaliste, et inclut une stylistique. La dfinition proustienne du style - "les chefs-d'uvre sont crits dans une sorte de langue trangre" , retenue par Deleuze, depuis ses tudes proustiennes de 1964, pour caractriser le chef- d'uvre, trouve ici sa formulation thorique. Cette "sorte de langue trangre" ne consiste pas dans l'htrognit de deux langues trangres l'une l'autre, mais revient appliquer une langue quelconque un devenir-mineur. Il s'agit, affirme Deleuze, de devenir tranger dans sa propre langue. D'o la valeur toujours collective de renonciation cratrice, qui conteste la thorie du gnie, en conservant le statut de singularit atypique et de russite exceptionnelle du chef-

    31 Gilles Deleuze et Flix Guattari, Mille plateaux, op. cit. n. 29, p. 131. 32 Henri Gobard, "De la vhiculante de la langue anglaise", Les langues modernes, Lxvie, n 1, 1972, p. 59-66. 33 Gilles Deleuze, "Avenir de linguistique", prface Henri Gobard, L'Alination linguistique, Paris : Flammarion, 1976, p. 9-14 (publi galement sous le titre "Les langues sont des bouillies o des fonctions et des mouvements mettent un peu d'ordre polmique", La Quinzaine littraire, 1-15 mai, 1976, p. 12-13) ; les rfrences sont donnes dans Gobard, L'Alination linguistique, p. 9- 34 Klaus Wagenbach, Franz Kafka, op. cit. n. 30, p. 25 : le pre est judo- tchque mais fait lever les enfants dans la langue de ses aspirations sociales, l'allemand, qu'il parle lui- mme difficilement.

    35 Gilles Deleuze et Carmelo Bene, Superpositions, op. cit. n. 5, p. 102.

    36 Gilles Deleuze, "Avenir de linguistique", op. cit. n. 33, p- 13-

    "Les chefs-d'uvre sont crits dans une sorte de langue trangre." (Proust)

    128 quoi uvre l'art ? Esthtique et espace public*

  • d'uvre, mais en l'expliquant comme "agencement collectif d'non- ciation", irrductible la substantialit d'un sujet (l'agencement collectif s'oppose l'origine subjective), ou l'invariance d'un code (les mouvements de territorialisation s'opposent la structure invariante). La norme en variation conteste la position pistmologique du majeur, conu comme universel invariable, incapable d'expliquer le devenir des langues relles (leur modulation dialectale) comme celle des uvres (leur diffrence constitutive). la norme transcendante, que Deleuze assimile une thologie du jugement incapable de prendre en compte le nouveau37, s'oppose la physique des agencements, ventuellement cruels, que Kafka dcrit dans son uvre.

    Revenons alors sur le rapport de la russite stylistique au collectif social. Ce que nous avions not sur le plan de l'exprimentation interne, intra-psychique, chez Sacher Masoch, se transfre avec Kafka sur le plan du corps social. D'un champ de force intrioris par le psychisme humain, on passe "l'extriorit" des forces sociales. Mais il s'agit moins d'tendre la "clinique" au corps social et de passer d'une conception psychologique une conception sociologique de la clinique, que de contester sur le plan thorique la division entre l'intime priv et le collectif public, invalide par les rsultats de Y Anti-dipe?8. Deleuze suit ici Guattari, qui affirme le caractre immdiatement politique des forces inconscientes, dans la mesure o l'inconscient n'est pas un noyau subjectif, mais est dtermin par l'extriorit constitutive du champ social, travers de modes d'individuations, parmi lesquels les personnages familiaux ne sont ni les principaux ni ceux qui intressent le plus Kafka. Si le psychisme n'est plus entendu comme reliquat d'intriorit, l'inconscient quant lui, compris comme modulation des forces sociales, doit ncessairement tre compris comme inconscient et collectif. Non parce que le sujet serait dtermin socio- logiquement, mais parce que la distinction entre sujet et champ sociologique est conteste. Le sujet est le rsultat variable d'un agencement social dtermin, et par consquent il est aussi fluctuant que lui. Il n'y a pas dtermination d'un invariant (le sujet) par un autre (l'objectivit sociale). Il y a coproduction, historiquement fluctuante, de modes sociaux et de processus de subjectivation. Dans cette mesure, il y a toujours une politique de l'inconscient. Les affects sont sociaux, ne procdent ni des consciences ni des "Moi". Ils sont activement dtermins par l'extriorit du champ social, produit par des processus sociaux de subjectivations au lieu de rsulter de points d'intriorit. Ce que Deleuze appelle un agencement permet une dfinition de la littrature comme actuelle, portant ncessairement sur l'actuel prsent. La nouveaut du style ne fait qu'un avec cette sensibilit indite au tissu social rel39.

    Cela implique pour la littrature une forme d'engagement. La littrature se trouve ici mise au service d'une cartographie de la socit qui fait directement rfrence Michel Foucault. L'crivain est arpenteur, le philosophe cartographe : tous deux extraient de nouvelles visibilits du corps social. La thorie des visibilits de Surveiller et punir comme celle des noncs de L'archologie du savoir alimentent l'interprtation directement politique de l'uvre de Kafka. L'uvre,

    37 Gilles Deleuze, Critique et Clinique, Paris : Minuit, 1993, p. 168.

    38 Ce parcours est celui de la critique de la psychanalyse que Deleuze amorce dans les annes 1961, date du premier article sur Masoch, et qui s'achve dans les annes 1970-1980 avec V Anti-dipe, Kafka et Mille plateaux.

    Les forces inconscientes ont un caractre immdiatement politique.

    39 Gilles Deleuze et Flix Guattari, Kafka, op. cit. n. 28, p. 147. Ici, l'i

    nfluence de Foucault est patente, comme l'indique d'ailleurs suffisamment la proximit des analyses. Kafka se prte spcialement l'analyse fou- caldienne {Kafka, p. 102, n. 3).

    Art majeur - Art mineur : Gilles Deleuze. 129

  • en prise avec la ralit sociale, nonce les effets qui structurent et travaillent l'actualit, les puissances qui traversent le corps social et sont venir dans la mesure o elles sont encore indites40. C'est pourquoi l'nonc est "toujours collectif, mme quand il semble mis par une singularit solitaire comme celle de l'artiste". L'artiste est une figure anonyme. On n'est singularit artiste, on ne se forme singularit artiste que par le biais d'une svre dpersonnalisation, l'issue de laquelle on devient fonction d'une communaut. Cette fonction (la "fonction K") renvoie directement l'exprimentation, comme production d'un effet. D'o la substitution du "machinique" (qui "machine" son effet) "l'esthtique" ou au "lyrisme" convenu. Un nonc devient crateur dans la mesure o il quitte le terrain de la subjectivit normale ou majeure, se dpersonnalise, pour devenir la fonction d'une communaut et rendre visible les devenirs qui travaillent la socit historique. Mais il faut se garder de comprendre cette avance comme une avant- garde41 qui reviendrait penser l'art comme acteur d'un processus causal devanant le progrs historique. Cette critique de l'avant-garde est un point dcisif. Elle relve du refus, par Deleuze, d'une vision causale et dterministe de l'histoire, qui substantifie l'avenir et le pass comme des donnes relles. L'auteur mineur n'a ni avenir ni pass, il n'a qu'un devenir. l'avant-garde, Deleuze oppose la soustraction, l'amputation cratrice. Le devenir-mineur ne devance pas l'actualit, mais s'chappe au contraire du prsent, en traant une ligne de fuite sociale, qui conteste la norme actuelle, sans pour autant valoir elle-mme pour la norme de demain, ni d'ailleurs souhaiter conqurir cette posture majeure.

    En ce sens, l'auteur mineur n'a ni avenir ni pass. Il n'a qu'un devenir. Il n'est pas historique, il est intempestif42. Ce n'est pas le peuple absent qui est invoqu par l'auteur. L'auteur ne "reprsente" pas les forces politiquement muettes du futur. Son rapport au public est toujours mdiat. Mme s'il est priv de public, dans une situation de minorit culturelle, il peut tre porteur de renonciation collective. C'est l'agencement qui prend la parole, articule l'artiste anonyme la communaut virtuelle43 et indique un devenir humain44. Deleuze passe ici d'une dfinition du chef-d'uvre comme devenir atypique une thorie de l'art qui dpasse le clivage du mineur et du majeur. Les formations d'art sont aussi intressantes dans leurs strotypes que dans leurs russites, et la vie des formes et des genres, de la production courante et rptitive compte autant pour comprendre l'efficace rel de l'art que l'uvre que l'on prfre45.

    L'opposition du majeur et du mineur.

    En conclusion, "mineur" doit s'entendre comme une pistmolo- gie de la norme, permettant une dfinition du style qui thorise le rapport de l'art la sociabilit. Il s'agit de contester la position thorique du "majeur". Cela implique une critique de la mthodologie des sciences humaines, et spcialement de la linguistique applique la thorie de l'art. C'est pourquoi le concept de mineur apparat l'oc-

    40 Ibid., p. 149.

    Devenir mineur et non soupirer devenir majeur.

    41 On la trouve dans Kafka, mais galement dans Superpositions, op. cit. n. 5, p. 95-103.

    42 Ibid., p. 95-96.

    43 Gilles Deleuze et Flix Guattari, Kafka, op. cit. n. 28, p. 150. 44 Gilles Deleuze, Critique et Clinique, op. cit. n. 37, p. 114.

    45 Gilles Deleuze, Le pli. Leibniz et le Baroque, Paris : Minuit, 1988, p. 166.

    130 quoi uvre l'art ? Esthtique et espace public.%

  • casion d'un travail sur la littrature qui thorise l'effet de l'art propos du statut de la fonction-sujet dans la langue et du rle de la norme en linguistique. Deleuze montre que le statut pistmologique de la norme ne doit pas tre confondu avec un invariant, que l'invariant exerce en thorie une fonction pragmatique justiciable d'une critique politique. En substituant la norme transcendante et inerte - modle fixe auquel les sujets auraient se conformer - une normativit immanente et fluctuante, une thorie de la variation, Deleuze produit trois rsultats.

    Sur le plan philosophique, le mineur qualifie une "logique des multiplicits", une logique du multiple immanent. Le mineur ne s'applique donc pas aux arts sans commander une dtermination ontologique du multiple oppose la logique de l'Un. La critique de la norme invariante dborde le domaine initial de la linguistique, comme celui de la thorie des arts et de la cration du style (art majeur, art mineur). Elle concerne le rapport du concept et de son application, de la science et de l'empirique. Dans tous les cas, une logique de la multiplicit, des variables qui oscillent autour de leur axe, s'oppose la logique binaire de l'un, la majorit. C'est pourquoi le concept de "minorit" est d'abord un problme pour la philosophie, comme Deleuze le souligne avec force dans un article de 1978. Cela indique qu'on a affaire une logique qui s'applique bien aux arts, mais qui concerne d'abord le statut de la norme, du normal et du majeur. La norme majoritaire concerne la position de l'universel comme "systme homogne et constant"46 et sa domination (politique) ne s'exerce que lorsqu'elle produit du minoritaire. Cette production s'opre de deux manires : sur un mode normatif et exclusif, la norme produit positivement des minorits, comme "sous-systmes", des tats de faits mineurs, mais dans la mesure o elle produit ces tats de faits minoritaires, leur rapport produit un devenir-minoritaire qui modifie ensemble le majeur et le mineur.

    Opposer le mineur au majeur et revendiquer l'mancipation du mineur relve d'une confusion philosophique autant que d'une illusion politique. Ce qui intresse Deleuze, c'est le devenir, qui implique non pas l'tat de fait "tre mineur", mais un gauchissement, un travail sur la norme : un devenir-minoritaire. La distinction du majeur et du mineur qualifie l'interaction de deux tenseurs relatifs, qui ne valent que l'un par l'autre, et cet enjeu mthodologique est valable pour tous les concepts d'opposition binaire que Deleuze affectionne. Ainsi en va-t-il du couple nomade et sdentaire, reterritorialisation et dterri- torialisation. Ce deuxime rsultat commande la logique de Deleuze. Il ne s'agit pas d'opposition dialectique, de contradiction, de termes confronts par une exclusion rciproque, mais de relatifs positifs, mis en "en tension" rciproque47. Le devenir mineur s'applique alors autant au mineur qu'au majeur et disqualifie leur opposition.

    Le concept de mineur implique, troisimement, une thorie du devenir des cultures. "Il n'y a de devenir que minoritaire", cela implique bien que c'est le majeur qui est affect d'un devenir. La tche de l'art, de tous les arts, est de tailler un usage mineur dans les codes majeurs dont nous sommes affects : c'est en cela que consiste sa

    Dpasser l'opposition du majeur et du mineur.

    46 Gilles Deleuze, "Philosophie et Minorit", Critique, n 34, fvrier 1978, p. 154-155.

    47 Isabelle Stengers, Cosmopolitiques, t. 7, Pour en finir avec la tolrance, Paris/Le Plessis- Robinson : La Dcouverte/ Les Empcheurs de tourner en rond, 1997, p. 86-87.

    Art majeur - Art mineur : Gilles Deleuze. 131

  • vertu politique. Le devenir-minoritaire montre quelles relations unissent l'art au corps social, et en quoi l'art peut tre affect d'une fonction crative mais mdiate de socialisation. Le concept de devenir couple l'esthtique (l'effet de l'art sur la sensibilit, la manire dont l'art nous affecte et nous transforme) et la critique (la dimension politique ou sociale de l'art). Cela explique pourquoi Deleuze exige que la critique soit clinique en mme temps. La thorie de l'art qui reste sur le plan de l'histoire n'est capable de produire qu'une tiologie de l'art, alors que la clinique prend appui sur l'uvre comme acte smio- logique qui dchiffre l'actualit. L'effet de l'art se produit "entre" le corps social et la fonction auteur et les transforme en mme temps : comme l'indique le concept de "devenir", il s'agit d'une mtamorphose commune entre le producteur d'art et le rcepteur (le corps social). Ce devenir-entre confre l'art une fonction de cration politique : "Bref, il y a une figure universelle possible de la conscience minoritaire, comme devenir de tout le monde, et c'est ce devenir qui est cration."48

    En ce qui concerne la thorie de l'histoire et le rle crateur de l'art pour le devenir des cultures, on peut maintenant saisir pourquoi l'histoire, comme succession ordonne, a toujours tendance rifier la norme et produire l'opposition du mineur et du majeur, tandis que le devenir conserve sa vertu mineure, son devenir qui dpasse cette opposition49. La cration est cette opration minorante qui injecte du devenir dans le cours majeur de l'histoire : "II n'y a d'histoire que de majorit, ou de minorits dfinies par rapport la majorit."50

    Nanmoins, tout vnement mineur a tendance tre compris sur le mode majeur, particulirement lorsqu'il produit son effet mineur, qu'il est collectivement reu comme un chef-d'uvre parce qu'il transforme son public. Il y a l un procs continuel dans l'histoire des styles. Ce qu'on notait propos du caractre corrlatif des concepts de mineur et majeur s'applique immdiatement en histoire de l'art. Certes, "les vrais grands auteurs, ce sont les mineurs, les intempestifs"51 ; mais tout auteur mineur est susceptible d'tre "lev au majeur" et court le risque de la normalisation. La pense se majore en doctrine, l'vnement en histoire, la tentative hardie en recette : "On prtend ainsi reconnatre et admirer, mais en fait on normalise."52 On s'interdit par l de comprendre le devenir des arts.

    Le problme de la cration d'art concide donc avec celui des devenirs des cultures : l'art est une "opration", qui opre (voire ampute chirurgicalement) l'interstice entre l'artiste et le corps social et les fait devenir tous deux. Le problme de la cration peut tre dfinit avec force : "Comment "minorer", imposer un traitement mineur ou de minoration, pour dgager les devenirs contre l'Histoire, des vies contre la culture, des penses contre la doctrine, des grces ou disgrces contre le dogme."53

    48 Gilles Deleuze, "Philosophie et Minorit", Critique, n 34, fvrier 1978, p. 155.

    49 L'influence bergsonienne est ici vidente, cf. Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris : Puf, 1932. 50 Gilles Deleuze et Flix Guattari, Mille plateaux, op. cit. n. 29, p. 358.

    51 Gilles Deleuze et Carmelo Benc Superpositions, op. cit. n. 5, p. 96.

    52 Ibid., p. 97.

    53 Ibid.

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