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ARTAMÈNEOU

LE GRAND CYRUS

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MADELEINE ET GEORGES DE SCUDÉRY

ARTAMÈNEOU

LE GRAND CYRUS

Présentation, notes, synopsis, index,glossaire, chronologie et bibliographie

parClaude BOURQUI

etAlexandre GEFEN

avec la collaboration deBarbara SELMECI

GF Flammarion

© Éditions Flammarion, Paris, 2005.ISBN : 2-08-071179-2.

PRÉSENTATION

La chimérique philosophie [de Des-cartes] réussit quelque temps parce queles romans étaient alors à la mode. Cyruset Clélie valaient beaucoup mieux, car ilsn’induisaient personne en erreur.

Voltaire, Le Siècle de Louis XIV.

Grandeur et décadence d’un chef-d’œuvre

« Son frère entassait des Bruegel, des Guide, desPoussin, des Raphaël, des Corrège. Elle entassait lestomes du Grand Cyrus : 13 095 pages remplies d’enlè-vements, de naufrages, de morts feintes, de sosies, deduels et de reconnaissances 1 », écrit Pascal Quignarddans une vie imaginaire de Madeleine de Scudéry(1608-1701), où l’empathie poétique tente de fairerevivre l’auteur d’une œuvre qui, après avoir représentéun temps le meilleur du pays de la « Romanie » – le ter-ritoire du roman –, connut une éclipse de trois siècles.

De fait, rouvrir Artamène ou le Grand Cyrus, quirelate la manière dont Cyrus, « le plus grand prince dumonde, après avoir été le plus malheureux de tous les

1. Pascal Quignard, « Des plaques blanches sur fond jaune »,Petits Traités, t. II, Gallimard, « Folio », 1997, p. 590.

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amants, se vit le plus heureux de tous les hommes, caril se vit possesseur de la plus grande beauté de l’Asie,de la plus vertueuse personne de la terre » (p. 217)– autrement dit la princesse Mandane, enlevée au hérosdans les premières pages du roman –, c’est, par-delàles controverses qui s’attachèrent à une romancièrequi fut considérée à tort ou à raison comme la « Reinedes Précieuses », se remémorer une figure légendairede notre imaginaire collectif. La jeune orpheline auphysique ingrat, née au Havre en 1607, qui conquit,par la grâce de sa conversation, la « chambre bleue »de l’hôtel de Rambouillet, alors animée par les jouteslittéraires de Voiture et les polémiques de Chapelain ;l’animatrice des « Samedis », réunions mondaines duMarais où l’on s’adonnait aux plaisirs de la poésiegalante, des jeux de rôles prenant pour thème l’Astréeou des subtiles analyses du cœur humain, au milieudes troubles de la Fronde et des arrestations suivant lachute de Fouquet ; l’inventrice enjouée, dans cet autre« roman fleuve » qu’est Clélie, histoire romaine (1654-1660), de la célèbre « Carte de Tendre » ; la chaste amiede Paul Pellisson, historiographe de Louis XIV aprèsavoir été protégé de Fouquet, aimé pendant quaranteans à demi-mot dans des billets quotidiens, mais tou-jours repoussé au nom d’un célibat érigé en valeuréthique (« Je veux un amant, sans vouloir un mari »,nous dira Sapho dans le Grand Cyrus, p. 514) ; la trèsvieille dame, sourde et impotente, qui, après avoir été lacomplice de Mme de Maintenon, la protégée de Chris-tine de Suède, finira ses jours dans une gloire quasi pos-thume, visitée de tous les étrangers de passage commeon visite un monument, sont autant d’images qui sesuperposent pour décrire celle que ses contemporainsitaliens surnommèrent « l’Universelle ».

« Sapho de notre siècle, qui ne ressemble à celle dela Grèce que par l’esprit et qui n’a pas moins de vertuque de savoir » pour le père Bouhours 1, impressionné

1. Pensées ingénieuses des Anciens et des Modernes, Paris, Mabre-Cramoisy, 1689.

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comme ses contemporains par l’ampleur de son talentpolygraphique (du « roman de longue haleine » à lanouvelle, de la poésie encomiastique aux recueils deconversations), Madeleine de Scudéry est l’incarna-tion de la première femme de lettres moderne, commel’attestent la reconnaissance que lui accorda l’institu-tion littéraire (elle faillit être la première femme àentrer à l’Académie française) et les tirages imposantsde ses romans.

C’est sans doute d’abord au titre de cette réputa-tion, s’étendant progressivement à l’Europe entière,que la grande dame de la littérature française duXVIIe siècle a subi les attaques de ceux qui assimilèrentles ambitions intellectuelles féminines à leur caricaturemoliéresque, celle des Précieuses ridicules (1659) ou celledes Femmes savantes (1672) 1. Mais les piques de Boi-leau, qui dans L’Art poétique nous déconseille « d’allerd’un Cyrus nous faire un Artamène » (chant III, v. 100),et qui, dans Le Dialogue des héros de roman, qualifieMadeleine-Sapho de « plus folle de toutes 2 », celles deFuretière, se gaussant de « la Pucelle du Marais 3 »– vexations et opprobres divers au travers desquelssont mis en jeu, à la fois, l’accès féminin à l’institutionlittéraire et un débat de civilisation sur les valeursgalantes – ne sont rien en proportion de l’anathème

1. Une telle assimilation, du reste, est fausse et injuste : l’« His-toire de Sapho », qu’on lira dans ce volume, propose, par le biais dupersonnage de Damophile qui « s’était mis dans la tête d’imiterSapho », une satire impitoyable du savoir féminin non ajusté auxexigences de la politesse mondaine : « on peut assurer que, commeil n’y a rien de plus aimable, ni de plus charmant qu’une femme quis’est donné la peine d’orner son esprit de mille agréables connais-sances quand elle en sait bien user, il n’y a rien aussi de si ridicule,ni de si ennuyeux, qu’une femme sottement savante » (p. 465 denotre édition).

2. Nicolas Boileau, « Les héros de roman. Dialogue à la manièrede Lucien », in Œuvres complètes, éd. A. Adam, Gallimard, 1966,p. 471.

3. Nouvelle allégorique ou Histoire des derniers troubles arrivés auroyaume d’éloquence (1658), éd. E. Van Ginneken, Genève, Droz,1967, p. 34.

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qui, reléguant aux oubliettes tout un âge de notre lit-térature, a frappé le roman de la première moitié duXVIIe siècle, dont Madeleine fut, avec Gomberville(1599-1674) et La Calprenède (1609-1663), la plusillustre représentante. Malgré l’admiration que luivouaient La Fontaine et Leibniz, en dépit de sa survieaux marges de l’histoire du genre (à l’étranger et dansles bibliothèques féminines), Artamène ou le GrandCyrus (1649-1653) a été victime de l’inflexion déter-minante de l’histoire des sensibilités, qui, en l’espacede quelques années, fit tomber en obsolescence le« grand » roman baroque, au profit d’un nouveaumode de narration promu par le biais du genre conqué-rant de la nouvelle.

En effet, l’immense célébrité des grands romansscudériens, dont la parution échelonnée mettait lapatience de Mme de Lafayette à l’épreuve 1 et dont lalecture faisait veiller la femme de Samuel Pepysjusqu’à minuit 2, au grand désespoir de son mari, s’esttrouvée, sur le plan esthétique, ruinée par une réputa-tion de longueur et d’illisibilité. Romans d’avant leroman tel que nous le concevons, d’avant La Princessede Clèves de Mme de Lafayette (1678), Artamène etClélie se sont trouvés condamnés parce qu’ils appa-raissaient comme dévoyés, eu égard aux nouvellesconceptions de la mesure et de la vraisemblance. Lacritique contemporaine a tenté de rendre compte dece basculement des goûts, pour aller chercher l’expli-cation du refus de l’invraisemblance romanesque dansune humanisation et une intériorisation progressives

1. Lettre à Ménage à propos de la Clélie (citée par N. Aronson,Madeleine de Scudéry ou le Voyage au pays de Tendre, Fayard, 1986,p. 48).

2. Diary of Samuel Pepys, éd. R.C. Latham et W. Matthews, Lon-dres, Bell and Sons, 1970, t. I, p. 312 ; trad. fr. : Journal de SamuelPepys (1660-1669), Mercure de France, 2001, p. 45. Voir égalementt. VII, p. 122 (trad. fr., p. 241-242) : « À midi, j’ai trouvé ma femmeencore de méchante humeur parce qu’hier soir en voiture, je l’avaisarrêtée au milieu de ses interminables histoires tirées du GrandCyrus, qu’elle s’obstinait à me raconter. »

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des idéaux (Thomas Pavel) 1, dans la substitution d’uneidéologie bourgeoise aux valeurs aristocratiquesqu’assumait auparavant le roman héroïque, ou encoredans l’influence du rationalisme sur les représenta-tions du monde. Sans doute faut-il aussi relativiser lecaractère radical de cette mutation 2 : ainsi, La Prin-cesse de Clèves a été rattachée par ses contemporains àune tradition précieuse dont on a voulu voir l’apogéedans Le Grand Cyrus et la Clélie, alors qu’à l’inverse« L’Histoire des amants infortunés », qu’on lira dansles pages qui suivent, offre quatre nouvelles qui n’ontrien à envier en termes de concentration, de natureldu récit et d’intériorisation des événements à la poé-tique de Mme de Lafayette.

Que l’on cherche à relativiser ou, tout au contraire,à assumer au nom d’une autre esthétique du roman lestraits les plus déconcertants de la poétique du GrandCyrus (dilatation de l’intrigue sur des milliers depages, redondance des situations et des motifs, multi-plicité des histoires insérées, abondance de person-nages), il n’en demeure pas moins que l’œuvre aconservé sa réputation d’illisibilité pour la postérité. SiArtamène figure dans la bibliothèque du jeune Rous-seau, qui tente de défendre contre ses détracteurs unroman qui « enchantait tant d’honnêtes lecteurs 3 », iln’évoque plus, pour Honoré de Balzac, que « les argu-ties minutieuses des femmes de Cyrus et de L’Astrée »(Mémoires de deux jeunes mariées, 1841). La critiquedes professeurs est à l’avenant : Laharpe, dans soninfluent Lycée ou Cours de littérature ancienne et moderne

1. La Pensée du roman, Gallimard, « NRF Essais », 2003, 1re par-tie : « La transcendance de la norme ».

2. On trouvera un bilan sur ce singulier phénomène d’histoire lit-téraire, ainsi que sur les interprétations qui lui ont été données, dansl’article de C. Esmein, « Le tournant historique comme constructionthéorique : l’exemple du “tournant” de 1660 dans l’histoire du roman »,Fabula LHT (Littérature, histoire, théorie), « Théorie et histoire litté-raire », juin 2005 (URL : http ://www.fabula.org/lht/0/Esmein.html).

3. « Lettre à M. Grimm », in Œuvres complètes, Gallimard, « Biblio-thèque de la Pléiade », 1995, t. V, p. 266.

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de 1799, félicite Boileau d’« avoir livré au ridicule lesextravagantes productions 1 » romanesques de Mlle deScudéry, Jules Lemaître fait des « dissertations amou-reuses et morales de la Clélie ou du Grand Cyrus » unrepoussoir 2 et Brunetière se moque des Trois Contesen assimilant l’érudition historique de Flaubert à cellede Mlle de Scudéry, auteur d’« un ou deux des plusinsupportables romans qu’il y ait au monde 3 ».

Il faudra, pour que le discrédit soit définitivementlevé et que les romans scudériens retrouvent un intérêtcritique durable, l’attention soutenue que notre époqueaccorde à la littérature féminine, que ce soit pour sou-ligner l’acuité de la réflexion menée par Madeleine surla condition de femme écrivain 4, ou pour déceler ledésir féminin à la recherche de son espace propre 5, enune quête éperdue dont Pascal Quignard tentera de sefaire l’interprète :

Qu’est ce qu’un roman pour Madeleine de Scudéry ?Un lieu utopique où les femmes règnent, où tous leshommes sont des chastes et des somnambules qui vantentleur gloire et se soumettent aux mille et trois épreuves queleur animosité édicte. Cette peur des hommes et la hainequ’ils inspirent aux femmes sont plus modernes que lesfables ou les tragédies que rédigeaient Jean de La Fontaineou Racine 6.

1. Voir La Critique littéraire de Laharpe à Proust (cd-rom), Édi-tions Bibliopolis, 1998, p. 3234 : « Je n’ai pas lu non plus, du moinsjusqu’au bout, la Clélie ni le Cyrus, dont Boileau s’est tant moqué etavec tant de raison. »

2. Impressions de théâtre (1887), in La Critique littéraire de Laharpeà Proust, ibid., p. 92.

3. Nouvelles Questions de critique (1890), in La Critique littéraire deLaharpe à Proust, ibid., p. 41.

4. Voir N. Grande, Stratégies de romancières. De Clélie à La Prin-cesse de Clèves (1654-1678), Champion, 1999, et R. Kroll, Femmepoète. Madeleine de Scudéry und die « poésie précieuse », Tübingen,Max Niemeyer, 1996.

5. Voir J. Dejean, Sapho : les fictions du désir (1546-1937), trad.F. Lecercle, Hachette, 1994.

6. Petits Traités, op. cit., p. 591.

PRÉSENTATION 13

Enfin et surtout, avec l’extension et l’éclatement,par les travaux de critique poéticienne ou historique,du territoire du roman, et la redécouverte des pra-tiques de composition ou de lecture dissimulées par lemodèle de livre, de lecteur et de lecture imposé pen-dant deux siècles par le roman dit « moderne », lespréjugés à l’égard du Grand Cyrus ont désormaisperdu toute pertinence. Le plus long roman de la lit-térature française, et sans doute l’un de ses plus ambi-tieux, est en passe de retrouver un lectorat appréciantà leur juste valeur complexité structurelle 1, édificesintertextuels 2 et virtuosité formelle.

Un auteur introuvable

La première, et non la moindre, des difficultés aux-quelles Le Grand Cyrus confronte le lecteur, c’est celleson auteur. L’examen de la page de titre de toutes leséditions du XVIIe siècle n’atteste que du nom deGeorges de Scudéry. L’absence de Madeleine estd’autant plus frappante que les contemporains sontunanimes à reconnaître l’importance prise par cettedernière dans la conception et la réalisation du projet.

Certes, un tel effacement ne surprend guère, si l’onconnaît les réticences auxquelles est sujette, jusqu’aumilieu du XVIIe siècle, la publication d’œuvres fémi-nines 3. De surcroît, lorsque l’auteur affiche des pré-tentions nobiliaires, comme n’hésitaient pas à le faireles Scudéry, fort sourcilleux sur la qualité mal assuréede leur ascendance, donner matière aux imprimeurs

1. Voir R. Godenne, Les Romans de Mademoiselle de Scudéry,Genève, Droz, 1983, et G. Molinié, Du roman grec au romanbaroque. Un art majeur du genre narratif en France sous Louis XIII,Publications de l’université de Toulouse, 1982.

2. Voir G. Penzkofer, « L’Art du mensonge ». Erzählen als barockeLügenkunst in den Romanen von Mademoiselle de Scudéry, Tübingen,Gunter Narr Verlag, 1998.

3. Pour un éclairage général sur cette question, on se reportera àN. Grande, Stratégies de romancières…, op. cit.

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et libraires ne va pas de soi 1 (souvenons-nous du casde Mme de Lafayette, dont aucune des œuvres narra-tives n’a paru sous son nom). Enfin, il importe de rap-peler qu’une des valeurs essentielles de l’idéologiemondaine, à laquelle adhère sans réserve l’animatricedes « Samedis », est celle de « négligence », dont MyriamMaître nous rappelle les conséquences pour la pro-duction littéraire : « Il faut, si on écrit, s’en défendretoujours, cacher résolument ses affres et ses ambi-tions, ne pas sembler attacher d’importance au destinde ses ouvrages et surtout ne pas y attacher sonnom 2. » Dès lors, quand on dispose d’un frère, dont laréputation, acquise par une longue et prestigieuse car-rière de poète et de dramaturge, est naturellementappelée au fronton des ouvrages, l’exhibition de laqualité d’auteur est un accessit auquel on n’éprouveguère de peine à renoncer. Il en ira de même, au reste,pour La Clélie, dont la publication (1654-1660)prendra immédiatement le relais de celle du GrandCyrus : les seules œuvres d’importance qui paraîtrontsous le nom de Madeleine sont certains des volumesde Conversations publiés entre 1680 et 1692.

Il n’en reste pas moins que les contemporains, parune volonté inédite de restitution de la vérité« auctoriale », se sont plu à relever systématiquementla distorsion causée par cet effacement. Jusqu’à le fairesavoir par voie de publication, à l’instar du savantPierre Daniel Huet, qui affirme, dans son Traité surl’origine des romans (1670), paru en préface de laZaïde de Mme de Lafayette :

1. L’argument, bien connu, selon lequel publier est en quelquesorte déroger, est repris explicitement par le personnage de Sapho :« Je vous dirai encore une fois qu’il n’y a rien de plus incommodeque d’être bel esprit ou d’être traité comme l’étant, quand on a lecœur noble et qu’on a quelque naissance », car « tous les jeunes gensde la cour traitent ceux qui se mêlent d’écrire, comme ils traitentdes artisans » (p. 475 et 476 de notre édition).

2. Les Précieuses. Naissance des femmes de lettres en France auXVIIe siècle, Champion, 1999, p. 399.

PRÉSENTATION 15

L’on n’y vit pas sans étonnement ceux [les romans]qu’une fille autant illustre par sa modestie que par sonmérite avait mis au goût du jour sous un nom emprunté,se privant si généreusement de la gloire qui lui était due,et ne cherchant sa récompense que dans sa vertu : commesi, lorsqu’elle travaillait ainsi à la gloire de notre nation,elle eût voulu épargner cette honte à notre sexe. Maisenfin le temps lui a rendu la justice qu’elle s’était refuséeet nous a appris que L’Illustre Bassa, Le Grand Cyrus etClélie sont les ouvrages de Mademoiselle de Scudéry 1.

Finalement, le rétablissement dont a bénéficié Made-leine aboutira à un spectaculaire renversement.Georges, décédé au moment où la gloire, immense,de sa sœur prend son essor, sera relégué au secondplan, puis, avec l’avènement de la critique littérairemoderne au XIXe siècle, verra sa participation à l’œuvrequ’il a signée de son nom presque totalement occultée,quand elle ne sera pas niée : explicitement ou implici-tement, érudits second Empire et critiques littérairesféministes contemporains jugeront que des ouvragesaussi bavards ne peuvent être œuvre mâle.

Or il faut bien reconnaître que les indices restentmaigres, qui permettraient de se prononcer ferme-ment sur la véritable répartition du travail et des res-ponsabilités entre frère et sœur. Toutes les formulesimaginées jusqu’ici ne reposent que sur des hypo-thèses, au pire des préjugés. Ainsi l’idée, avancée parVictor Cousin 2, de reconnaître la plume de Georgesderrière les récits et tableaux militaires, qui semblents’inspirer de détails de célèbres batailles contempo-raines (le siège de Cume serait par exemple celui deDunkerque) en s’appuyant sur des documents aux-quels l’ancien capitaine, rangé aux côtés du GrandCondé, aurait seul eu accès. De telles attributions – àl’homme la science des armes et des stratégies, la

1. Éd. critique par C. Esmein, in Poétiques du roman, Champion,2004, p. 534.

2. La Société française au XVIIe siècle d’après « Le Grand Cyrus » deMlle de Scudéry, Didier, 1858, passim.

16 ARTAMÈNE OU LE GRAND CYRUS

direction des opérations ; à la femme la conversationet la rêverie amoureuse, le patient tissage de l’intrigueet le labeur de la rédaction – relèvent autant de pré-jugés sexistes que d’informations vérifiables.

Et même dans le cas de figure, improbable, où laparticipation de Georges serait réduite à la portioncongrue, ce serait pécher par anachronisme que de luicontester la dénomination d’auteur. Est « auteur »celui qui s’engage pour le livre, qui s’en porte garant àla face du public. Lourde responsabilité qui impliquenécessairement la haute main sur l’ouvrage confié auxpresses, autrement dit, à tout le moins, la supervisionde son inventio. D’autant que, pas plus que Georges lesignataire, Madeleine ne peut prétendre à l’intégralitéde la composition du texte. En effet, si l’on refusel’explication ironique rapportée par Tallemant desRéaux, selon laquelle « la Providence paraissait en ce queDieu avait fait suer de l’encre à Mlle de Scudéry 1 », ilfaut bien admettre que Le Grand Cyrus, compte tenudu rythme de sa publication (quasiment deuxvolumes de plus de mille pages par an), n’a pu maté-riellement être rédigé sans la coopération d’une véri-table équipe. Formulée de manière catégorique parJoan Dejean 2, cette hypothèse ne peut cependant êtreaffinée au niveau des détails. S’il n’est pas inimagi-nable que la rédaction ait été sous-traitée (des étudesstylistiques et statistiques font encore défaut, quipourraient le confirmer ou l’infirmer), il apparaît pro-bable que les enquêtes historiques et philologiquesnécessaires à certains développements ont bénéficié, àtout le moins, du soutien ferme de connaisseurs, aveclesquels frère et/ou sœur ont établi une étroite colla-

1. Historiettes, éd. A. Adam, Gallimard, « Bibliothèque de laPléiade », 1961, t. II, p. 689.

2. « Les vastes romans de Mlle de Scudéry sont la production desalon la plus élaborée du XVIIe siècle : ils ne peuvent avoir étéachevés sans la collaboration d’écrivains ayant la responsabilité dequestions spécifiques » (Tender Geographies. Women and the Origin ofthe Novel in France, New York, Columbia University Press, 1991,p. 73 ; nous traduisons).

PRÉSENTATION 17

boration 1. D’autres passages du texte, ressortissantaux genres dits mondains, impliquaient quant à euxpar essence la collaboration et l’échange. Ainsi en va-t-il des conversations, des portraits, des lettres.

Surtout, l’autonomie des différentes « histoires »insérées dans le texte, qui ont pour effet essentiel dedifférer le dénouement ou d’étoffer la matière narra-tive, le recours fréquent à des résumés ou à des glosesdes noms de personnages permettant de ne jamaisperdre le fil (« vous savez aussi bien que moi… »), lestrès nombreuses prétéritions ou récapitulations (« pourabréger mon discours, je ne vous dirai point/je vousdirai juste que… ») qui semblent autant de bifurca-tions et développements programmés, puis aban-donnés faute de temps ou d’intérêt, suggèrent unecomposition par agrégation et expansion successived’épisodes plus ou moins directement rattachés àl’intrigue. Cette narration « à tiroirs », pour reprendreune formule de René Godenne, où chaque option oupéripétie possible était, peut-on imaginer, soumisepar la régisseuse Madeleine à l’appel à contributiond’un auteur délégué ou à une séance de rédactioncommune, témoigne d’une procédure de composi-tion bien particulière où le génie « auctorial » s’estd’abord défini par la parfaite maîtrise du tissage tex-tuel – puisque l’assemblage final est d’une cohésionsans défaut (on a pu notamment démontrer que lerécit ne commettait presque aucune erreur sur le nomet les relations qui nouent les quatre cents person-nages).

Tout invite donc à concevoir la composition duGrand Cyrus sur le modèle des ateliers d’écriture dont

1. On a pu avancer que les scènes de batailles navales, ainsi quenombre de références à l’histoire de l’Antiquité, sont redevables àl’expertise de Daniel Huet, éminent helléniste et féru d’histoire mili-taire ancienne (voir J. Dejean, Tender Geographies…, op. cit., p. 73).L’annotation des extraits du roman proposés dans les pages sui-vantes offre un éclairage sur la masse de textes consultés, impli-quant souvent une connaissance des langues anciennes, à laquellene pouvait prétendre Madeleine.

18 ARTAMÈNE OU LE GRAND CYRUS

le manuscrit des Chroniques du Samedi 1, recueil d’unepartie des productions littéraires du salon scudérienentre les années 1653 et 1654 – madrigaux, billets,saynètes et fictions allégoriques plus ou moins élabo-rées, conversations retranscrites ou annotées par plu-sieurs mains –, nous laisse deviner le fonctionnement :la création littéraire et l’art en général y sont consi-dérés comme des objets voués à la transaction et àl’échange, ainsi que le confirme, du reste, la représen-tation qu’en donne, à plusieurs reprises, le texte mêmedu Grand Cyrus 2. Dans le contexte de ce qu’on estdès lors légitimé à appeler une création collective,l’« auteur » s’affirme comme une entité multiple etcomposite intégrant pêle-mêle les fonctions disparatesdu signataire et du garant, du concepteur et du super-viseur, de l’archiviste et du rédacteur, mais aussi de la« présidence du salon où le roman fut rédigé » (JoanDejean). Un des défis posés à la critique est de par-venir à lire Le Grand Cyrus en rendant justice à lapolyphonie et l’ouverture nées de ce travail d’assem-blage et de collaboration.

Matières du Grand Cyrus

À un mode de genèse du texte étranger à notrereprésentation de l’auctorialité s’adjoint un autre fac-teur d’illisibilité, tout aussi majeur : l’inadéquation denotre conception moderne de la mimèsis à com-prendre le « réalisme » du Grand Cyrus.

Dès la seconde moitié du XIXe siècle, les pionniersde notre modernité critique, confondus devant l’abon-dance de matière qu’offre le texte – de sept mille àtreize mille pages selon les éditions, plus de quatre

1. Éd. critique par D. Denis, M. Maître et A. Niderst, Champion,2002.

2. Par exemple, dans les extraits présentés au sein de ce volume,la distribution des portraits peints de Sapho (p. 519) ou la circula-tion des poèmes de cette dernière (p. 527-528).

PRÉSENTATION 19

cents personnages, cent quatre-vingts noms de lieux,une trentaine d’histoires distinctes –, se sont efforcésde trouver une explication à cette profusion. Dansl’idée que l’immensité textuelle est nécessairement auservice de l’enregistrement détaillé de la réalité(l’exemple des monumentaux Mémoires de Saint-Simon a sans doute ici joué son rôle), ils n’ont vouluy reconnaître qu’une documentation à large échellesur la société mondaine (Le Grand Cyrus « n’est pointun monument, mais un document », pour reprendreune formule de Taine) 1, une « gazette », selon unterme récurrent dans la critique. Une telle interpréta-tion justifiait une recherche éperdue des indices per-mettant de faire apparaître derrière chaque person-nage un individu de la réalité auquel on fait tomber lemasque. Enquête exaltante pour des érudits détec-tives, dont la réussite suprême a consisté en l’élabora-tion d’un système d’équivalence, faisant coïnciderterme à terme noms de personnages et noms de lieuxavec des référents de la réalité contemporaine 2. Faut-il justifier le bien-fondé d’une telle recherche ? Onproduira alors pour preuve une « clé » (documentattesté d’époque, livrant la liste des coïncidences) et, sicette clé demeure introuvable, on se contentera depostuler son existence 3.

Certes, les contemporains, déchiffreurs passionnés,rompus à la pratique allégorique dont l’interprétationdes textes sacrés fournissait le modèle, étaient plus

1. Histoire de la littérature anglaise (1864), in La Critique littérairede Laharpe à Proust, op. cit., p. 312.

2. C’est ce qu’ont proposé Victor Cousin (op. cit.), puis, plusrécemment, Alain Niderst (Madeleine de Scudéry, Paul Pellisson etleur monde, PUF, 1976). Sur le plan historiographique même, la fra-gilité d’un tel système a été dénoncée à plusieurs reprises, entreautres par R. Godenne (Les Romans de Mademoiselle de Scudéry,op. cit., p. 83-96, et « Pour une seconde remise en cause des clés sup-posées des romans de Mademoiselle de Scudéry », in M. Bombartet M. Escola, Lectures à clés, numéro spécial de Littératures clas-siques 54, 2005, p. 247-256).

3. Ainsi la « clé » de Cousin, qu’il est le seul à avoir vue, n’a jamaisété retrouvée.

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enclins que nous à chercher un sens dissimulé derrièrechaque détail d’un univers fictionnel et, partant, àprendre plaisir aux jeux d’un référent qui s’offre et sedérobe, au gré des interprétations autorisées par departielles révélations, tantôt récusées par les dénéga-tions de l’auteur, tantôt confirmées par les réactionscontrastées des individus se reconnaissant dans la fic-tion. Les portraits, en particulier, dont la vogue ne selimite pas au roman, étaient l’occasion de jeux de dési-gnations partielles et subtiles de familiers ou de grandsqu’il s’agissait de flatter. Mais ces pratiques ludiqueset jamais univoques n’ont pas la raideur d’un système,encore moins la légitimité d’une herméneutique quipermettrait à la critique moderne de rendre comptedu texte de manière équilibrée 1, et surtout pasl’envergure d’un procédé de composition d’une œuvrecomportant plusieurs milliers de pages.

Au reste, le principe d’explication du texte parréférence à des realia entre souvent en concurrenceavec les données fournies par le matériau historiquelivresque, qui constitue, bien plus sûrement, la matièreprincipale du Grand Cyrus. Il suffit de passer en revuel’annotation des textes proposée dans ce volume pourconstater que nombre de lieux textuels, qu’il estd’usage d’expliquer par la référence à des personneset à des événements contemporains (jusqu’à certainsépisodes de la Fronde), sont en fait purement et sim-plement fondés dans les multiples sources historiques,lesquelles ne se limitent pas aux deux principauxpourvoyeurs que constituent Hérodote et Xénophon.Strabon, Pausanias, Diodore, Plutarque y sont convo-qués, mais aussi les philologues anciens et modernes,qui ont procuré texte, vies et commentaires desauteurs anciens, de Sapho à Ésope. Des recherchesplus affinées feraient sans doute apparaître quantitéd’autres sources érudites, à commencer par les histo-

1. Pour une mise au point sur la question des clés, tant dans laréalité de ses pratiques historiques que dans les usages qui en ontété faits dans la critique moderne, voir Lectures à clés, op. cit.

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riens mineurs Justin et Zonare, mentionnés dans l’avisau lecteur.

Le mode d’utilisation du matériau historique,cependant, ne doit pas non plus prêter à confusion.Depuis Boileau, mais surtout à la suite des investiga-tions érudites du XIXe siècle, il est d’usage de se fairedes gorges chaudes ou de se scandaliser de l’approxi-mation et du dévoiement de l’histoire auquel se livrentles Scudéry dans leurs fictions romanesques. On par-donnera aux critiques du second Empire, lecteursd’Alexandre Dumas, leurs attentes déplacées qui leurfaisaient envisager l’évocation de Cyrus, de Solon oude Sapho au travers du seul prisme du « roman histo-rique ». Il serait en revanche d’une grande injusticequ’après la diversité d’explorations et d’expériences àlaquelle a donné lieu la création romanesque auXXe siècle nous demeurions incapables d’agréer unepoétique qui entretient un rapport totalement diffé-rent du nôtre à la vérité historique.

En effet, pour les Scudéry et leurs contemporains,le discours des historiens n’est pas conçu comme larelation de vérités stables, mais plutôt comme unmatériau disponible, en attente de filtrage et de recon-naissance par le roman. Conformément à la dévalua-tion aristotélicienne de l’histoire dans la Poétique 1, lesauteurs d’Artamène tirent argument des contradictionsdes récits antiques 2 pour aménager par collage et cor-rections d’auteur leur propre version de la vie deCyrus II le Grand, roi de Médie (558-528 av. J.-C.).La romancière et son cercle conservent nombre decirconstances de la geste du conquérant perse telleque Xénophon (Cyropédie) et Hérodote (L’Enquête) larelatent, mais ils modifient totalement la motivationdes entreprises belliqueuses du héros en l’attribuant à

1. « La poésie est plus noble et plus philosophique que lachronique : la poésie traite plutôt du général, la chronique duparticulier », Aristote, Poétique, livre IX, 5b.

2. « […] dans les choses que j’ai inventées, je ne suis pas si éloignéde tous ces auteurs qu’ils le sont tous l’un de l’autre » (p. 58).

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la quête d’une femme aimée, Mandane, dont seul lenom est attesté par les sources historiques. Ils n’hési-tent pas, par ailleurs, à interposer des personnagescélèbres ayant vécu à d’autres périodes de l’Antiquitégrecque (au premier rang desquels Solon, Thalès,Sapho) et vont jusqu’à corriger sans vergogne leurssources pour infléchir le sens de la vie de Cyrus. Ainsi,alors qu’Hérodote clôt son chapitre consacré à Cyruspar la mort infamante de ce dernier, décapité parordre de la reine Tomyris, c’est, dans Artamène, unautre personnage qui meurt à sa place pour ménagerau roman une fin heureuse, avec le commentairesuivant :

Il s’est même trouvé des historiens célèbres qui n’ontpas été désabusés de cette erreur et qui ont laissé dansleurs histoires cette prétendue mort de Cyrus comme sielle eût été effective, quoique effectivement ce fût le mal-heureux Spitridate qui eût perdu la vie et qui eût passépour être cet illustre conquérant 1.

Ce traitement désinvolte de la matière historiquecorrespond, ne l’oublions pas, à l’un des principes dela poétique classique, à laquelle le roman, genredéprécié parce que dépourvu de légitimité théorique,s’efforce de satisfaire. Sélection et réappropriation dessources par ajout, suppression ou permutation sontdès lors des procédés aussi légitimes dans la compo-sition romanesque que dans l’« invention » d’uneépopée ou d’une tragédie 2. Il n’y a pas de raison queles « embellissements » que l’on tolère ou que l’onadmire chez Corneille (Horace) ou Racine (Iphigénie)soient jugés inacceptables lorsqu’ils sont l’œuvre desScudéry ou de La Calprenède.

Il est vrai qu’à la différence des genres tragique etépique, le roman scudérien, en matière de sources

1. Site « Artamène », p. 7291.2. Pour un développement plus étendu concernant l’influence du

modèle épique dans le traitement de la matière historique, voir lanotice de l’histoire principale, p. 47-48.

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antiques, fournit l’abondance et la diversité – aurisque de la confusion. C’est aussi que l’une de sesfonctions est d’offrir un savoir de base à destinationdes milieux mondains, une forme de cultural literacy(bagage culturel élémentaire dont chaque honnêtehomme ou femme se doit de disposer), pour reprendreune notion devenue étrangère à notre culture, maisencore bien vivace outre-Atlantique. Il ne faut pasperdre de vue la dimension éducative d’une œuvreconçue également comme une sorte d’encyclopédiedu monde antique, dans un contexte où les femmesn’avaient pas accès à l’éducation classique (dans unpamphlet, l’abbé Cotin se moque de la méconnais-sance qu’avait Madeleine du latin) 1 et où les salonsprécieux, fréquentés essentiellement par des épousesde la grande bourgeoisie parisienne, servaient d’abordà l’acquisition d’une sorte de culture d’imprégnation.Mlle de Scudéry évoque ainsi, dans sa correspon-dance, une amie « qui n’eût jamais connu Xénophonni Hérodote, si elle n’eût jamais lu le Cyrus, et qui, enle lisant, s’est accoutumée à aimer l’histoire 2 ». Qu’ils’agisse d’offrir quelques bribes de la philosophiepythagoricienne (« Comme vous le savez sans doute,Seigneur, ce philosophe est si grand ami du silence,qu’il veut que ses disciples étudient cinq ans sansparler 3 »), de présenter le fabuliste Ésope à l’occasiond’un « Banquet des sept sages » issu de Plutarque(Partie IX, Livre 2) ou encore d’évoquer les mœurségyptiennes antiques (« Histoire de Sésostris et Tima-rète », Partie VI, Livre 2), le roman se veut un véritablevade-mecum des lieux communs de la culture clas-sique, fonction didactique à laquelle l’œuvre doit sansdoute une part essentielle de son succès.

1. « Remontrance à Gilles Ménage », cité par N. Aronson, op. cit.,p. 57-58.

2. Cité par Rathery et Burton, Mlle de Scudéry, sa vie et sa corres-pondance, Léon Tachener, Paris, 1873, p. 295.

3. Site « Artamène », p. 3876.

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Mais Le Grand Cyrus est loin d’être constitué uni-quement de matériau historique, même dans un mon-tage complexe et hétérogène. La mise en forme de cematériau fait appel à un volumineux intertexte roma-nesque – puisé dans la plupart des formes qui ont pré-cédé le roman scudérien dans l’histoire du genre –, cequi donne à l’ouvrage un caractère de somme : l’in-trigue reprenant et organisant ces données historiquesest tissée de structures et d’éléments empruntés auxmodèles du roman hellénistique et du roman pastoral,mais aussi à celui du roman de chevalerie 1.

Dès lors, ces emprunts multiples à la mémoire deslettres, historique ou romanesque, interdisent depenser l’intérêt du roman en termes d’originalité tex-tuelle ou de vérité réaliste. Bien au contraire, si l’onreconnaît, à la suite de Jean-Marie Schaeffer, lesgrands traits du « romanesque » 2 dans l’importanceaccordée aux affects et aux passions, au manichéismedes protagonistes, au refus de la réalité telle qu’elle sedonne et à l’extensibilité d’une aventure qui repoussetoujours plus loin la résolution de l’intrigue, l’habilesynthèse de Mlle de Scudéry fait d’Artamène ou leGrand Cyrus un des archétypes du roman « roma-nesque » occidental.

Un atelier des valeurs

Ce déni « romanesque » de la réalité est mis au ser-vice de la création de valeurs. On apprend à vivre et àpenser dans Le Grand Cyrus, on y analyse et on y phi-losophe, en entretenant un espoir d’éducation etd’émulation des esprits et des mœurs. Cette paideiaconstitue le dessein profond de l’ouvrage : Artamène

1. De plus amples précisions sont fournies dans la notice de« L’histoire principale », p. 45-48.

2. Voir Jean-Marie Schaeffer, « La catégorie du romanesque », inGilles Declercq et Michel Murat (éd.), Le Romanesque, Presses de laSorbonne Nouvelle, 2004, p. 310 sq.

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offre l’une des formes les plus riches et les plus élabo-rées de roman ambitionnant de proposer à ses lecteursdes modèles et des lois. Certes, le roman ne saurait sesubstituer à la philosophie. Comme le suggère la miseen scène des malheurs familiaux de Solon, législateurd’Athènes, qui constate que, si la philosophie « donnedes lois et des préceptes pour la conduite des répu-bliques et des États », elle « se trouve faible en desoccasions moins éclatantes 1 », c’est à la fiction roma-nesque d’appréhender le domaine des sentiments,espace premier de construction de l’univers socialselon Madeleine de Scudéry.

Même si elles sont moins nombreuses que dans laClélie, les « conversations » du roman sont la premièremarque d’une telle finalité : ces entretiens ritualisés dela réunion mondaine, où les personnages échangent àtour de rôle leurs points de vue dans une quête deconsensus, constituent autant de débats. Les protago-nistes du roman s’y donnent souvent la fonction d’uneassemblée ou d’un tribunal : on se propose, en pre-nant en compte diverses facettes, de discuter un pro-blème de morale amoureuse formulé en question :« Peut-on aimer deux fois la même personne ? »« Comment réagir face à la passion de quelqu’un quel’on n’aime pas ? » « Quand doit-on se déclarer ? »« L’amour et la vieillesse sont-ils incompatibles ? »Parfois enjouées, parfois graves, ces conversationssont souvent riches d’enjeux métatextuels : elles nousrenseignent, par exemple, sur le statut que Madeleinede Scudéry et son groupe assignaient à la fictionromanesque. « Est-il nécessaire de connaître l’amourpour savoir en parler ? » se demandent les amis deSapho, partagés entre Phaon, persuadé, après lecturedes poèmes de celle-ci, qu’elle est amoureuse ensecret, et ceux qui affirment que, puisque « [Sapho]parle admirablement de guerre sans y avoir été, ellepeut aussi parler admirablement d’amour sans enavoir eu » (p. 532) : entamé par un amoureux inquiet,

1. Site « Artamène », Partie II, Livre 3, p. 1278.

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le débat soulève un authentique problème de théorielittéraire.

L’échange de vues se fonde souvent sur des exemples,prélevés dans l’histoire antique ou construits ad hoc.Parmi les nombreux dispositifs fictionnels servant àexemplifier les options morales possibles et à nourrir ledébat, le cas le plus élaboré est celui mis en jeu dans« L’histoire des amants infortunés » : quatre récitsd’amours malheureuses invitant à prononcer un « arrêt »,c’est-à-dire à juger lequel est le plus à plaindre, de celuiqui est séparé de sa maîtresse, de celui qui l’a perdue parla mort, de celui qui l’aime sans contrepartie ou de celuiqui est jaloux (c’est Martésie, suivante de Mandane, quiprononce le « jugement », mais son avis est ensuiteapprouvé tour à tour par chacun des auditeurs priscomme jurés). De tels débats 1, remarquons-le, relèventà la fois de l’analyse morale et de l’esthétique littéraire :dans la mesure où chacun des amants a cherché àconvaincre du caractère supérieurement insupportabledu mal qui l’atteint, son récit a été jugé à l’aune del’empathie qu’il a su susciter auprès de ses auditeurs.

Si la qualité esthétique est indissociable de l’expé-rience morale, c’est sans doute parce que la réflexionpar « modélisation » de situations s’enrichit des pro-cessus d’identification propres à la lecture (à l’« im-mersion fictionnelle », selon le concept élaboré parJean-Marie Schaeffer) 2. Autrement dit, le débat intel-lectuel doit s’incarner en des histoires qui ne sauraientrester des expériences de pensée ou des exemples abs-traits. « Il y a longtemps que je me suis déclarée hau-tement contre certaines machines cartésiennes, sansemployer pourtant contre ce philosophe que monchien, ma guenon et mon perroquet » ira jusqu’à direà la fin de sa vie Madeleine 3. Penser par cas conduit

1. On en trouve un autre exemple dans l’histoire du « Banquetdes sept sages », Partie IX, Livre 2.

2. Voir Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Seuil, 1999,passim.

3. Lettre à Huet de 1689 (voir Rathery et Bouteron, Mlle de Scu-déry, sa vie et sa correspondance, op. cit., p. 312).

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dès lors à penser par récit. Sans aller jusqu’à substi-tuer l’intuition à la spéculation, les valeurs et les solu-tions proposées par le roman sont indissociables descontextes qui les suscitent et des émotions qui lesaccompagnent, ne serait-ce que parce que l’anthropo-logie scudérienne a pour fondement la question desrelations amoureuses.

Par conséquent, s’il offre bien un savoir élaboré surle sentiment amoureux, sur les passions en général etsur l’usage qui peut en être fait en société, Artamène oule Grand Cyrus n’en reste pas moins un roman, c’est-à-dire une structure où les fables s’incarnent dans desactions et où les connaissances les plus essentielles res-tent inscrites dans des tissus de relation et dans descorps, aussi abstraits soient-ils. On retrouve ici, sur unautre plan, la distinction établie avec fermeté parSapho entre une femme qui « sait le monde » et une« femme savante », « car ces deux caractères sont sidifférents qu’ils ne se ressemblent point » (p. 503).Tout savoir est, selon les propos que les Scudéry attri-buent à la poétesse de Lesbos, un savoir d’usage etd’action : « Ce n’est pas que celle qu’on n’appellerapoint savante ne puisse savoir autant et plus de chosesque celle à qui on donnera ce terrible nom, mais c’estqu’elle se sait mieux servir de son esprit et qu’elle saitcacher adroitement ce que l’autre montre mal àpropos ». Il est d’ailleurs frappant de constater que,tout autant que le tyran Pisistrate, Ésope, dont on citeles « ingénieuses fables, qui cachent une morale sisolide et si sérieuse, sous des inventions naïves etenjouées 1 » devient, dans Le Grand Cyrus, un person-nage de roman dont nous suivons les amours et lesinterrogations sur les lois des sentiments : la vérité dela fable, c’est la vie amoureuse de celui qui l’écrit.

Dans sa souplesse et sa complexité, cette philoso-phie littéraire participe d’un projet civilisateur qui,depuis l’humanisme, a confié aux Belles-Lettres latâche d’instituer l’homme dans le monde social. La

1. Site « Artamène », Partie IV, Livre 1, p. 2158.

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préciosité qui s’efforcera, selon un terme inventé parMme de Rambouillet et repris par Mlle de Scudéry,de « débrutaliser 1 », c’est-à-dire de sublimer la nuditédes pulsions par une politesse ritualisée dont le groupeélabore les règles en commun (« il y a des lois pourl’amour et des juges qui ne connaissent que des chosesqui regardent cette passion », explique Sapho p. 586),n’en est que le prolongement. Nécessité de dépasserl’héroïsme viril par un idéal galant, espoir de trouverdes solutions honnêtes aux conflits amoureux, défini-tion d’un amour idéal ou, au moins, des moyens dedépasser l’intransitivité de la passion (« l’amour, cettepassion capricieuse, qui ne se satisfait que par elle-même 2 »), évaluation des cas de conscience auxquelsl’« honnête homme » est parfois confronté : les projetset interrogations qui animent le récit participent tousde ce processus de civilisation des mœurs. Le roman,ainsi, subsume le fait d’armes glorieux au débat pré-cieux, l’action guerrière à l’intrigue galante (la « noblepassion » de l’amour est « la source des actions les plushéroïques », proclame l’avertissement « Au lecteur »,p. 57), en même temps qu’il « sentimentalise » le romanhéroïque, au grand dam de nombre de ses lecteursmasculins, qui se plaignirent, comme Boileau, de laféminisation et de la « psychologisation » du « plusgrand conquérant de la terre » :

Au lieu de représenter comme elle devait, dans la per-sonne de Cyrus, un roi promis par les prophètes, tel qu’ilest exprimé dans la Bible, ou comme le peint Hérodote, leplus grand conquérant que l’on eût encore vu, ou enfin telqu’il est figuré dans Xénophon, qui a fait aussi bienqu’elle un roman de la vie de ce prince ; au lieu, dis-je,

1. Voir R. Kroll « Poésie précieuse/poésie des précieuses : ques-tions de genre et de gender », in D. Denis et A.-E. Spica (dir.),Madeleine de Scudéry : une femme de lettres au XVIIe siècle, actes ducolloque international de Paris, Arras, Artois Presses Université,2002. Pour la critique allemande, l’usage du préfixe « de » est lamarque linguistique de la « manière dont Madeleine de Scudéry sejoue de l’autorité, des hiérarchies et des polarités » (p. 175).

2. Site « Artamène », Partie I, Livre 2, p. 231.

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d’en faire un modèle de toute perfection, elle composa unArtamène, plus fou que tous les Céladons et tous les Syl-vandres, qui n’est occupé que du seul soin de sa Man-dane, qui ne sait du matin au soir que lamenter, gémir, etfiler le parfait amour 1.

En clouant au pilori la « folie » émotive de Cyrus,Boileau met le doigt sur l’essentiel : derrière l’aspira-tion du roman à inscrire toute réponse dans une pro-blématique amoureuse, on peut reconnaître non seu-lement un projet anthropologique, mais également untrouble, une inquiétude ontologique, manifestée parune angoisse proprement baroque à l’égard de l’équi-voque des signes. À la différence des personnages de« l’immortel Héliodore » ou du « grand Urfé », la maî-trise de soi, pour leurs congénères du Grand Cyrus,est un éternel combat de l’être contre sa propre insta-bilité – à l’exemple de l’inconstante Lysidice qui avoueà Thrasyle « ne pouv[oir] répondre le matin de quellehumeur elle sera le soir 2 ». À cette fragilité de lavolonté vient s’ajouter l’adversité de la fortune dont lessoubresauts font cahoter le récit dans une vaste déro-bade des valeurs et des référents. Roman ouvert par lapeinture d’un incendie gigantesque où seul le feu« permettait de distinguer toutes choses » (p. 61), LeGrand Cyrus est un voyage tourmenté à travers unmonde instable d’identités défaillantes : on s’occupe àtrouver le sens d’énigmes (celui « qui ne flatte non plusles rois que les bergers », « ne parle point et conseille »et se « multiplie par sa ruine », c’est le miroir, révèle« L’énigme à la princesse de Corinthe », que personnene parvient à déchiffrer) 3, à déterminer l’identité de lafemme peinte dans un portrait ; on cherche à dévoilerl’auteur d’une lettre ou d’un poème perdu, et l’onmédite mélancoliquement sur l’écoulement des flots :

1. « Les héros de roman », in Œuvres complètes, op. cit., p. 444-445.2. Site « Artamène », Partie VII, Livre 3, p. 5043.3. Ibid., Partie IX, Livre 2, p. 6196 sq.

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[…] passant de l’espérance à la crainte, il s’entretenait lui-même sans entretenir personne, et il vint à rêver si pro-fondément qu’il s’appuya sur le bord de la barque et semit à regarder attentivement ce bouillonnement d’écumequi paraît toujours à la proue des vaisseaux et des barquesqui vont avec rapidité (p. 546).

Le thème dominant reste celui d’amours inquiétéespar des rêves mélancoliques (la mélancolie est, depuisla Renaissance, le revers d’une médaille dont lajalousie est l’avers) ou des présages obscurs, ou encorecelui d’une jalousie définie à la fois comme aveugle-ment et comme délire interprétatif. « La jalousie estd’une nature si capricieuse, si bizarre et si malignequ’elle agrandit tous les objets, comme ces fauxmiroirs qu’ont inventé les mathématiques » (p. 231-232) : elle en vient à conduire au malheur Otane, lerival d’Aglatidas, qui « souffrait pourtant tous les sup-plices d’un jaloux et plus même qu’un jaloux ordinairene peut souffrir », puisque

s’il voyait de loin un paysan un peu propre traverser unbois qu’il avait, il croyait que c’était peut-être Aglatidasdéguisé. S’il voyait parler les femmes d’Amestris àquelques gens qu’il ne connaissait point, il voulait savoirce qu’on leur disait et s’imaginait qu’on leur avait donnédes lettres d’Aglatidas pour leur maîtresse. Afin qu’elle nepût gagner par des présents celles qu’il mettait auprèsd’elle, il fit faire un rôle [une liste] fort exact de toutes sespierreries et le garda toujours lui-même, les revoyant detemps en temps pour voir si tout y était 1.

Par-delà la névrose passionnelle propre au person-nage, démasquer les déguisements, conserver la maî-trise de la communication, imposer la transparencedes cœurs sont des procédures communes à la jalousieet à l’entreprise de codification galante du roman.Attitude dont une conversation, recueillie en 1686dans La Morale du monde et intitulée « De l’incer-

1. Ibid., Partie IV, Livre 2, p. 2361.

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titude », résumera les enjeux en des termes presquepascaliens. Mlle de Scudéry y fait débattre les « Déci-sifs » et les « Incertains » jusqu’à convenir, contre le« château de cartes » cartésien qui « hasarde l’éternitésur un simple doute », que, si la « Foi » et les « Loisnaturelles » sont des choses certaines, « toute la phy-sique sans exception est lieu d’incertitude 1 », toutautant que le champ des goûts humains et des opi-nions. En refusant la solution cartésienne, Madeleinede Scudéry est conduite à prendre acte « qu’il y agrand nombre de choses sur lesquelles chacun peutprendre tels sentiments qu’il lui plaît et que les lois etla raison soumettent à la volonté pure et simple 2 » : leslois générales de la morale ne forment qu’un vastecadre sans prise sur la variabilité et la complexité ducœur. Quelque trente-cinq ans plus tôt, la réponse duGrand Cyrus, qui renvoyait l’amour à son mystèrepremier (« de sa nature l’amour est mystérieux 3 »),s’avérait déjà aux antipodes de l’idéal de supériorité del’esprit affirmé par Descartes dans le traité des Pas-sions de l’âme (œuvre strictement contemporaine de larédaction du roman et dont on sait qu’elle fut l’objetde lectures et de débats durant les « Samedis ») – touten aspirant peut-être à une identique quête de refon-dation face aux profonds bouleversements de l’épis-témé qui se manifestent au cours du XVIIe siècle.Confronté à la versatilité du microcosme et du macro-cosme, l’être humain ne peut, par conséquent, trouverespoir de régulation que dans ces dispositifs de ratio-nalité collective, de connaissance par simulation et demaîtrise par imitation que sont les romans. Devenulecteur, il doit se contenter de rêver d’un monde iré-nique gouverné par l’amour – au sein d’une « une îledéserte où nous allions vivre ensemble et où je nepuisse rien aimer que le bruit des fontaines, le chant

1. Choix de conversations de Mlle de Scudéry, éd. par P.J. Wolfe,Ravenne, Longo Editore, 1977, p. 118.

2. Ibid.3. Site « Artamène », Partie V, Livre 3, p. 3321.

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des oiseaux et l’émail des prairies », comme le propo-sera Phaon à Sapho (p. 579-580).

Peut-être faut-il, pour conclure, faire sien le juge-ment de Chateaubriand, pour lequel « tout ce sys-tème d’amour, quintessencié par Mlle de Scudéry, sevint perdre dans la Fronde, gourme du siècle deLouis XIV 1 », peut-être, comme Pascal Quignard,faut-il laisser Madeleine au milieu « des fleurs d’oran-gers ou des fleurs de jasmin, qu’elle trouvait les plusdouces choses du monde ». Peut-être doit-on secontenter de faire du Grand Cyrus l’exemple caracté-risé des difficultés des classements de l’histoire litté-raire et des problèmes épistémologiques posés par sesconceptualisations. Mais peut-être encore peut-onapprendre des questions morales posées par la sommeromanesque des Scudéry, être troublé par la sourdeinquiétude qui en émane, et refaire avec Le GrandCyrus le double pari, abandonné avec le roman réa-liste, mais rappelé par nos éthiques contemporaines,d’un gouvernement de nos vies par des modèlesidéaux et d’un savoir du roman producteur de valeursou, au moins, médiateur des conflits sociaux. Àl’exemple de l’amour secret et intellectualisé de PaulPellisson et de « l’amazone Sappho, qui possédaitpresque tout le domaine de la Romanie 2 », qui sedécouvre et se formule par le truchement d’un voyagechimérique de treize mille quatre-vingt-quinze pagesdans l’édition originale, et se cristallise en silence dansce qui est, peut-être, la plus belle page du roman :

Ces deux personnes qui, en commençant cette conver-sation, ne savaient que se dire et qui avaient dans le cœurmille sentiments qu’ils croyaient qu’ils ne se diraientjamais, se dirent, à la fin, toutes choses, et firent unéchange si sincère de leurs plus secrètes pensées qu’onpeut dire que tout ce qui était dans l’esprit de Sapho passa

1. François René de Chateaubriand, Vie de Rancé, Livre I, GF-Flammarion, 1991, p. 30.

2. Furetière, Nouvelle allégorique, op. cit., p. 53.

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dans celui de Phaon et que tout ce qui était dans celui dePhaon passa dans celui de Sapho. […] Jamais l’on n’a vudeux cœurs si unis, et jamais l’amour n’a joint ensembletant de pureté et tant d’ardeur. Ils se disaient toutes leurspensées, ils les entendaient même sans se les dire, ilsvoyaient dans leurs yeux tous les mouvements de leurscœurs, et ils y voyaient des sentiments si tendres que, plusils se connaissaient, plus ils s’aimaient (p. 562-563).

Claude BOURQUIet Alexandre GEFEN.

NOTE SUR L’ÉDITION

Notre édition d’Artamène ou le Grand Cyrus (1649-1653) de Madeleine et Georges de Scudéry proposeun choix d’extraits de l’œuvre originale. Elle revêt unedimension particulière, dans la mesure où elle estcoordonnée avec le site Internet « Artamène » (http://www.artamene.org), qui offre l’intégralité du roman.La lecture et l’utilisation du présent volume n’impli-quent pas pour autant l’accès à la « toile ». Le choixdes extraits, leur disposition, les notes et les commen-taires qui les accompagnent ont été réalisés en veillantà préserver l’autonomie du livre.

Les extraits du roman réunis dans ce volume con-sistent en trois grandes unités, correspondant à :

– une sélection de morceaux choisis de l’histoire deCyrus et Mandane, qui constitue la trame principaledu roman (« Histoire principale : Cyrus et Mandane »,p. 60-218) ;

– une histoire, tirée de la Partie III, Livre 1 de l’édi-tion originale, présentée dans son intégralité (« His-toire des amants infortunés », p. 228-432) ;

– une histoire, tirée de la Partie X, Livre 2 de l’édi-tion originale, présentée avec quelques coupes(« Histoire de Sapho », p. 444-587).

Ce choix a été effectué de façon à procurer uneexpérience de lecture cohérente qui, tout en demeu-rant partielle, n’en est pas moins représentative de

NOTE SUR L’ÉDITION 35

l’œuvre originale, par la diversité des passages pro-posés. De même, le volume est muni d’un appareilcritique qui en assure la parfaite intelligibilité indépen-damment de l’accès à l’œuvre intégrale : pour faciliterle repérage dans l’abondance et la complexité structu-relle du Grand Cyrus, le lecteur trouvera à la fin de cevolume un synopsis, un index des personnages et unglossaire auquel renvoient les termes suivis d’un asté-risque.

La perspective d’un accès spontané et sans limites àla totalité du roman, tel que l’offre le site Internet,constitue cependant un avantage certain pour la pré-sentation des extraits choisis. Notre lecteur est sou-vent invité à se reporter à la version en ligne, en parti-culier dans les notes de bas de page, lorsque nousrenvoyons à d’autres passages du Grand Cyrus. Cesrenvois sont particulièrement justifiés par la récur-rence des motifs, propre à l’esthétique du romanbaroque, et par les apparitions épisodiques de nom-breux personnages dont les aventures sont dévelop-pées en d’autres lieux.

Les références au site, indiquées entre crochets,sont précisées selon deux modalités, adoptées enfonction de la dimension du passage auquel il est faitréférence :

– par l’indication de la page, selon la paginationpropre au site, appliquée à l’intégralité du texte et dis-tincte de celle des éditions originales ;

– par les intertitres structurant les résumés duroman disponibles sur le site. Ces résumés constituenten effet le mode d’accès par défaut du texte lorsqu’onen sélectionne une « Partie », puis un « Livre », sur labarre de menu de gauche. Les paragraphes qui appa-raissent alors constituent un résumé de premierniveau qui, par un simple clic, fait apparaître unrésumé de second niveau, d’une plus grande préci-sion, lequel, par un autre clic, fait apparaître le textedu roman.

36 ARTAMÈNE OU LE GRAND CYRUS

Le texte qu’on pourra lire dans les pages qui suiventa été établi sur la base de la dernière édition du roman(Paris, Courbé, 1656), comprenant dix tomes (ouparties) et sept mille quatre cent quarante-trois pages.Dans la mesure où cette édition de référence est éga-lement celle reproduite sur le site « Artamène » et que,dès lors, le lecteur désireux d’accéder à l’original peutà tout moment s’y reporter, nous avons pris le parti dedonner du texte une version privilégiant le confort dulecteur moderne plutôt que de reproduire scrupuleu-sement les particularités formelles de l’original.

C’est ainsi que l’orthographe a été conformée auxnormes modernes, y compris en ce qui concerne lesnoms propres, lorsque ceux-ci disposent d’un équi-valent déjà imposé par une tradition graphique, parexemple : Alcée (édition de 1656 : Alcé), Tomyris(Thomiris), Cyaxare (Ciaxare), Assyrie (Assirie), Ialyse(Ialise), etc. Nous avons toutefois conservé la gra-phie d’origine dans les cas où la divergence s’étend àla prononciation : Sardis (terme moderne : Sardes) ;Aglatidas (selon les traductions modernes de Xéno-phon : Aglaïtadas) ; Pittacus (Pittacos).

C’est sur ce principe également que nous avons res-pecté les usages en vigueur au XVIIe siècle en matièred’accord du participe passé : l’adoption des règlesmodernes aurait entraîné, dans certains cas, l’ajout oula suppression d’une syllabe. En revanche, nous avonspris la liberté de procéder à l’élision systématique du« es » au sein des très nombreuses occurrences de lapréposition « jusques à », transformée en « jusqu’à ».

Le texte, qui se présente dans les éditions duXVIIe siècle comme un bloc continu étendu à l’échelled’un livre, a été « aéré » par l’introduction régulière deparagraphes.

Enfin, la ponctuation que nous proposons est uneponctuation totalement reconstruite en tenant comptedes exigences qu’impose la lecture intime et silen-cieuse pour laquelle est conçu ce volume. L’usage dupoint, de la virgule, du point-virgule et des deux pointsa été profondément modifié de façon à correspondre

NOTE SUR L’ÉDITION 37

aux usages familiers des lecteurs. De même, la présen-tation du discours rapporté a été adaptée aux normestypographiques modernes. Cette ponctuation diffèredonc très nettement de la ponctuation des éditions duGrand Cyrus parues au XVIIe siècle, conçue pour satis-faire aux critères de la lecture à haute voix. Pour quisouhaite retrouver les signes originaux, il suffira dese reporter au site « Artamène », dont le texte estconforme, sur le plan de la ponctuation comme surcelui de la graphie, à l’édition de 1656.

REMERCIEMENTS

La rédaction de ce volume ainsi que la conceptionet le développement du site « Artamène » ont été réa-lisés dans le cadre d’un projet financé par le Fondsnational suisse de la recherche scientifique (universitéde Neuchâtel).

Les auteurs tiennent à remercier Delphine Denis etCamille Esmein, dont les conseils et remarques avisésont nourri leur réflexion.

ARTAMÈNE

OU LE GRAND CYRUS

L’HISTOIRE PRINCIPALE :CYRUS ET MANDANE

NOTICE

La composition d’Artamène ou le Grand Cyrus obéit, sur leplan narratif, au principe qu’avait établi L’Astrée (1607-1627) d’Honoré d’Urfé et qu’avaient repris nombre deromans des années 1630-1640 : celui d’un équilibre entre,d’un côté, une histoire principale, dont le développementoccupe, par tranches régulières, l’œuvre dans toute sonétendue et, de l’autre, un certain nombre d’histoires secondes,d’ampleur mineure, d’importance accessoire, et d’intérêtmarginal – mais non insignifiant – à l’égard de cette histoireprincipale. On se tient ainsi à mi-distance entre deux pôles.Le premier est représenté par l’archétype que constitue leDécaméron de Boccace (1349-1351) : l’histoire principale seréduit à une simple péripétie cadre, offrant prétexte à la nar-ration des histoires secondes ; le deuxième correspond aumodèle instauré par le fort répandu Don Quichotte (1605-1620) de Cervantès : les histoires secondes font officed’appoint occasionnel à une histoire principale largementprédominante en termes de volume et de signification.

Histoire principale et histoires secondes, deux compo-santes d’importance quantitative équivalente, se répartissentd’une manière que les Scudéry ont voulue régulière, selonune « économie du roman », pour reprendre le terme descontemporains, qui n’est pas sans rappeler le rigoureuxordonnancement du recueil boccacien : chacun des trente

42 L’HISTOIRE PRINCIPALE : CYRUS ET MANDANE

livres qui subdivisent le roman, au rythme de trois par partieou tome, contient une histoire, encadrée par le développe-ment de l’histoire principale, mais mise en évidence par desprocédés paratextuels (titre et séparation typographique).La rigueur du principe est même renforcée par une pratiquegénéralisée dans le roman baroque : les histoires secondessont systématiquement ramenées à un niveau diégétiqueinférieur – toutes sont narrées par un personnage de l’his-toire principale s’exprimant devant un auditoire constituéde ses pairs. Par ce biais, l’histoire principale ne connaît pasde concurrente 1 et, du même coup, agrège toutes les autreshistoires ainsi subordonnées.

Encore faut-il bien clarifier ce qu’on entend par « histoireseconde ». Le seul critère du niveau diégétique est lui-mêmetrompeur. Il est difficile de placer sur le même plan les deuxgroupes d’histoires narrées par les personnages de l’histoireprincipale : les récits rétrospectifs, nécessités par le début inmedias res qu’impose le modèle du roman hellénistique 2, etla série des histoires non constitutives de l’histoire « cadre »,procédant, à l’égard de cette dernière, d’un principe d’exten-sion ou d’un principe d’addition 3. La frontière se situeraitdonc plutôt entre une histoire cadre pourvue de ses récitsrétrospectifs et une série d’autres histoires adventices.Même si, dans ce cas, l’opposition ne saurait encore êtreradicale (René Godenne relève l’habileté des Scudéry àfondre tout le système) 4, on fait ainsi nettement la part dedeux sources distinctes d’intérêt narratif : les aventures deCyrus et Mandane, d’un côté, et, de l’autre, celles de per-

1. Dans L’Astrée d’Honoré d’Urfé, en revanche, l’histoire deDiane et de Silvandre, de même niveau que celle de Céladon etd’Astrée, avait pu prendre des proportions presque aussi volumi-neuses que cette dernière.

2. Au reste, certains de ces récits rétrospectifs, moins amples, nesont pas érigés explicitement au rang d’« histoire », et ne se distin-guent dès lors pas clairement au sein du texte de premier niveau.

3. Par « extension », nous entendons un développement d’intrigueprolongeant la narration principale par le biais de personnagescommuns ; par « addition », un développement d’intrigue sans rapportavec la narration principale et recourant à des personnages distincts.

4. Les Romans de Mademoiselle de Scudéry, Genève, Droz, 1983,p. 98-108. On trouvera dans ces pages une description de la cons-truction narrative alternative à celle que nous proposons, mettantl’accent sur la distinction entre les histoires dites « intégrées » et les« ajoutées ».

NOTICE 43

sonnages mineurs de l’histoire principale, voire quasimentétrangers à cette dernière 1.

Nous avons par conséquent pris le parti, dans ce volume,de dissocier ces deux composantes, en présentant, de manièreséparée, deux histoires secondes (celle des « Amants infor-tunés » et celle de « Sapho ») précédées d’un regroupementd’extraits de l’histoire principale. En raison des contraintesimposées par le fractionnement qu’appelle le principeanthologique, toute autre option aurait abouti à un déséqui-libre en déplaçant l’accent sur l’un ou l’autre des éléments.

On trouvera donc, dans le premier des trois extraits quenous proposons, une version, abrégée et détachée de ses his-toires secondes, de l’histoire principale de Cyrus et Man-dane. Débutant là où Le Grand Cyrus débute, elle renonceaux récits rétrospectifs pour s’arrêter sur certains épisodesque nous avons jugés caractéristiques, et se clôt par la scènede mariage qui conclut le roman. Dans sa forme réduite,cette version offre néanmoins un aperçu aussi représentatifque possible de l’histoire principale, de sa conformité aumodèle du roman dit « héroïque », mais également de sessingularités.

Dès les premières lignes de ce texte, qui coïncident avecl’incipit du roman, est mise en place la dynamique d’intriguequ’ont célébrée ou dénoncée les commentateurs de touttemps : la quête qu’entreprend Cyrus pour retrouver Man-dane et l’arracher des mains de l’un de ses ravisseurs (laprincesse sera enlevée quatre fois au cours de l’histoire parquatre soupirants différents). La scène spectaculaire et mys-térieuse qui, à l’exemple de l’ouverture des Éthiopiquesd’Héliodore, occupe les pages initiales, établit clairementl’enjeu de la narration qui va s’étendre sur les dix tomes :l’incendie de Sinope apparaît très rapidement au lecteur,dont le point de vue épouse celui de Cyrus, comme le signede la perte de Mandane, et se mue bientôt en décor pour lesexploits d’un héros ayant repéré celui qu’il croit être le ravis-seur. L’épisode historique (ou pseudo-historique, en l’occur-rence) 2 ne prend sens qu’au travers de la poursuite de la

1. On trouvera, à la fin du volume, un synopsis offrant une vued’ensemble des histoires contenues dans Le Grand Cyrus.

2. La ville de Sinope, mentionnée à plusieurs reprises par Héro-dote dans son développement consacré à Cyrus, n’a cependantjamais été conquise par ce dernier, ni incendiée.

44 L’HISTOIRE PRINCIPALE : CYRUS ET MANDANE

femme aimée. L’action amoureuse informe l’action héroïque :le chef militaire engage ses troupes dans la lutte contrel’incendie – et contre les ennemis qui tentent de s’opposer àl’exécution de cette noble tâche –, sans jamais perdre de vueson objectif premier : retrouver Mandane et la délivrer.Cyrus fait partie de ces héros de roman pour lesquels « ilsemble que [l’]amour dépende de leur vaillance, que laconquête des cœurs soit l’ouvrage de leurs mains 1 ».

On a beau jeu de démontrer le caractère élémentaired’une intrigue définie par la poursuite d’un objectif affirméd’entrée de jeu et de manière univoque : « Cyrus par-viendra-t-il à délivrer Mandane et à se faire aimer d’elle ? »Le déroulement des événements à venir n’est voilé d’aucunmystère, la seule attente consiste dans le suspens du pro-chain obstacle à s’interposer. Et ce roman « jeu de l’oie »s’étend sur des milliers de pages au gré des surprises, desavantages et des pénalités que les auteurs octroient au héros.La structure apparaît rapidement comme répétitive, cons-truite qu’elle est sur une chaîne d’échos et de similitudescaractéristique de l’esthétique qui fonde le roman de la pre-mière moitié du XVIIe siècle 2. C’est bien le refus d’entrerdans ce jeu, dépourvu des attraits de l’originalité, qui amotivé le rejet critique dont ont longtemps pâti les monu-ments scudériens 3.

Faire au Grand Cyrus le reproche de son défaut d’origina-lité relève toutefois du procès d’intention. En effet, l’intrigueque choisissent les Scudéry pour leur histoire principale neconnaît guère d’antécédents. Aussi triviale que puisseparaître la trame proposée, force est de constater qu’ellen’avait guère été utilisée auparavant. Dans L’Astrée, Céla-don, certes, est tout entier tendu vers la reconquête d’Astréedont un malentendu a provoqué la jalousie. Mais l’entre-prise est d’ordre sentimental uniquement ; elle ne dépend àaucun titre de hauts faits, elle n’implique pas d’affrontervaillamment les obstacles. Polexandre, le héros de Gomber-

1. M. de Pure, La Précieuse ou le Mystère des ruelles (1658), inC. Esmein, Poétiques du roman, Champion, 2004, p. 276. Tout lepassage reproduit une conversation sur la convention du héros par-fait de roman.

2. Voir les analyses de G. Molinié, Du roman grec au romanbaroque, Publications de l’université de Toulouse-Le Mirail, 1982,1re partie, chap. II et III.

3. Voir la Présentation, p. 11-12.

NOTICE 45

ville, poursuit lui aussi son Alcidiane, mais l’inaccessibilitéde celle-ci ne doit rien à l’opposition de rivaux auxquels ils’agit de se mesurer. L’Orondate de la Cassandre (1642) deLa Calprenède enchaîne les exploits pour accéder à sa Sta-tira bien-aimée ; mais il n’est pas, comme Cyrus, unconquérant du format des Alexandre ou des Tamerlan. SeulCyrus associe étroitement, essentiellement, entreprise mili-taire et entreprise amoureuse. En fait, il apparaît que l’histoiredu souverain perse, telle que la refondent les Scudéry, est àl’échelle du développement précédent du genre romanesque,remarquablement singulière. Si l’on est enclin à lui trouverune impression de « déjà vu », c’est que cette histoire, commel’a démontré Gerhard Penzkofer 1, constitue une fusion origi-nale de plusieurs grandes traditions romanesques occiden-tales, lesquelles, en raison de leur prégnance, confèrent uneapparence de familiarité à la synthèse qui les rassemble.

Dans ses lignes directrices, le modèle de la « quête » deCyrus est redevable – même si les Scudéry se gardent biende le souligner dans leur préface – à l’archétype de ce romande chevalerie que les contemporains affublent un peu dédai-gneusement du qualificatif de « vieux ». La compositionfondée sur la répétition des obstacles imposés au héros, dansune enfilade autorisant des développements infinis, corres-pond au stade final qu’avait atteint le cycle espagnol desAmadis (XVe-XVIe siècles), dont les versions en prose fran-çaise sont imprimées jusque bien avant dans le XVIIe siècle.L’agir du héros scudérien, du reste, laisse apparaître leslinéaments courtois qui le structurent. De même que lehéros de chevalerie, Cyrus engage toute l’énergie de son êtrepour délivrer une dame prisonnière qui, de son côté, main-tient son soupirant dans la soumission : toute faute conduiraau bannissement – et c’est effectivement ce qui se produiralors d’un malentendu qui amènera Mandane à soupçonnerd’infidélité son chevalier servant. Les rivaux s’opposent ennombre aux desseins du héros. Il les affronte sur le champde bataille, en combat singulier. Comme il se doit, il entriomphe invariablement, à mesure qu’ils surgissent et qu’ilsressurgissent sous de nouvelles identités (Philidaspe était

1. « L’Art du mensonge »…, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1998,chap. III-VI. Pour le rôle exercé par les divers modèles et paradigmesdécrits (roman de chevalerie, roman hellénistique, roman pastoral,théorie de l’épopée) dans le développement général du roman auXVIIe siècle, voir C. Esmein, Poétiques du roman, op. cit., p. 23-35.

46 L’HISTOIRE PRINCIPALE : CYRUS ET MANDANE

donc le roi d’Assyrie ! Anaxaris était donc Aryante !) ou par letour de passe-passe du narrateur tout-puissant (Mazaren’était donc pas mort ! Aribée n’avait donc pas succombésous l’effondrement des ruines !). Mais le premier obstacle,provisoirement insurmontable, qui s’oppose à l’accomplisse-ment du héros est la dissimulation de son origine à laquellel’ont contraint les circonstances : enfant « supposé » (c’est-à-dire substitué à un autre), comme Amadis, pour de sombresraisons de succession au trône, il ne lui reste de choix qued’évoluer sous le couvert d’un nom d’emprunt (Artamènecache le Grand Cyrus), entravant le plein développement deson potentiel « généreux ». Le motif n’avait rien pour sur-prendre les contemporains. Charles Sorel, dans son romanparodique du Berger extravagant (1627), brocardait déjà cetopos du récit de chevalerie : « L’enfant est toujours perdu ounourri secrètement quelque part, puis, quand il est grand, ilfait tant de beaux exploits qu’il est assez connu 1. »

Le Grand Cyrus ne saurait pour autant être réduit à unavatar ultime du roman de chevalerie. À cette structured’action se superposent nombre de motifs empruntés auroman hellénistique et au roman pastoral, modèles parfaite-ment assumés cette fois, puisque ouvertement déclarés dansl’« Avis au lecteur » (p. 56). La scène de rencontre des héros(ainsi que le lieu de cette rencontre, le temple), les nom-breuses tempêtes qui occasionnent autant de naufrages, etsurtout l’épreuve que constitue la soumission des amants à lamalfaisance d’une autorité toute-puissante (en l’occurrence,Tomyris, la souveraine passionnée des Massagettes) n’ontd’autre source qu’Héliodore et ses épigones. La jalousie deMandane, en revanche, renvoie directement à celle d’Astrée,de même que les diverses chaînes amoureuses à l’égard des-quelles le couple héros tient lieu d’aboutissement 2.

Mais cette synthèse romanesque est encore passée au filtrede l’épopée. Au genre « bas » du roman, en quête de légitimité,la poétique épique fournit le cadre théorique qui confère pres-tige et reconnaissance. Dès les années 1630, le roman se

1. Éd. originale, p. 681. Cité par C. Esmein, Poétiques du roman,op. cit., p. 32.

2. Par exemple, Istrine est promise au roi d’Assyrie qui aimeMandane qui aime Cyrus (et en est aimée en retour). Ou encore :Indathyrse aime Tomyris qui aime Cyrus qui aime Mandane (et enest aimé en retour).

NOTICE 47

conçoit comme « épopée en prose » et revendique le qualifi-catif d’« héroïque », dans un effort de mutation dont les Scu-déry sont les principaux promoteurs, entre autres par la pré-face d’Ibrahim (1641). Georges, du reste, n’hésite pas à tracerle parallèle dans la préface de son Alaric (1654), l’épopée qu’ils’attache à composer durant les années de rédaction du GrandCyrus : « Le poème épique a beaucoup de rapport, quant à laconstitution, avec ces ingénieuses fables que nous appelonsdes romans 1. » Le héros du roman – divisé en dix parties,comme l’Alaric le sera en dix livres – est un conquérant issu del’une des plus hautes lignées de sa nation et auquel ne cèdentpeut-être dans toute l’Antiquité que César et Alexandre. Sesexploits seront donc d’ordre militaire et tout le roman bruiradu son des trompettes et du piétinement des troupes. Commele héros épique, il triomphera de la félonie – ainsi lors ducombat des deux cents qui le verra affronter le traître Artane 2.La première apparition de Cyrus, déboulant de son couvert« à la tête de quatre mille hommes » (p. 62) le situe clairementdans la lignée à la fois des Roland (L’Arioste, Le Rolandfurieux, 1516) et des Clovis (Desmarets de Saint-Sorlin,Clovis ou la France chrétienne, 1654). L’amalgame ne présenteau fond rien d’insolite : depuis le XVIe siècle italien et le monu-ment du Tasse (La Jérusalem délivrée, 1575), l’épopée a réussila fusion de la chevalerie et du modèle antique.

Or le modèle épique infléchit nettement la nature du sujetet des épisodes proposés : la matière requiert forcément unsubstrat historique – de ce point de vue, la traduction fran-çaise d’Hérodote que Pierre Du Ryer vient de publier en1645 a certainement joué un rôle décisif dans le choix duconquérant perse comme héros 3. Le roman du GrandCyrus s’inscrit en ce sens dans une série qui, à la suite del’Ibrahim, fait se succéder en quelques années les Cassandre(1642) et Cléopâtre (1647) de La Calprenède, Bérénice

1. Éd. R. Galli Pellegrini, Didier, 1998, p. 95.2. « Histoire d’Artamène : Guerre contre le roi de Pont, combat

des deux cents hommes » et « Guerre contre le roi de Pont, lejugement » [Partie I, Livre 2].

3. Les Histoires d’Hérodote, mises en français par P. Du Ryer, Paris,Sommaville, 1645. De manière semblable, la Clélie (1654-1660)bénéficiera de la traduction de Tite-Live par le même auteur. LesScudéry n’étaient pas les seuls à jeter leur dévolu sur Cyrus : en1647, le roman anonyme Axiane l’avait déjà pris pour héros (voirM. Magendie, Le Roman français au XVIIe siècle, de l’Astrée au GrandCyrus, Paris, 1932, p. 201-202).

48 L’HISTOIRE PRINCIPALE : CYRUS ET MANDANE

(1648-1649) de Segrais et autres Mithridate (1648) de LeVayer de Boutigny.

À la différence toutefois que, dans la version scudérienne,les données historiques sont traitées sur le mode de la vrai-semblance, « pierre fondamentale » de l’édifice du roman 1,au même titre que de celui de la tragédie, genre familier deGeorges le dramaturge. Ce qui implique au premier chefque la nature des événements narrés ne doit jamais entraverl’adhésion du lecteur. Car « les actions qui sont vraisem-blables, d’autant qu’elles ont quelque ombre de vérité parmileur mensonge, sont plus propres à émouvoir à compassionque celles où ce mensonge se fait voir à découvert 2 ». Dèslors, le poète est légitimé à opérer sélections et modificationsau sein des données fournies par l’histoire. Il « n’est pasl’esclave de l’historien et, bien loin de le suivre toujours, ilest de son devoir de le quitter fort souvent et d’inventer plusqu’il n’imite 3 ». Et, dans ce subtil mélange de fiction et devérité, c’est finalement la fiction qui obtient le dernier mot,« car, après tout, c’est une fable que je compose et non pasune histoire que j’écris » (p. 58).

Rien ne s’oppose donc à la relecture de l’histoire quiattribue pour motivation aux conquêtes de Cyrus la libéra-tion et la séduction de Mandane : « quelque passion que j’aiepour la gloire, et quelque ambitieuse que soit mon âme, jen’aurais pas porté le feu par toute l’Asie, je n’aurais pas ren-versé tant de provinces, ni conquis tant de royaumes, sil’amour que j’ai pour elle n’avait donné un fondement rai-sonnable à toutes les guerres que j’ai faites 4 ». La quêteamoureuse, si elle se nourrit de l’absence, ne suffit pascependant à constituer une authentique relation. De fait,Mandane et son soupirant n’ont guère l’occasion de se fré-quenter au cours des milliers de pages sur lesquelles s’étendle roman : une première rencontre au temple, quelquesvisites, quelques échanges prometteurs entre la fille du souve-rain et celui qui n’est encore qu’Artamène, puis la séparationet l’interminable quête – l’amour, il est vrai, ne se conçoit quedans l’attente et dans la poursuite infinie d’un équilibre,comme nous l’apprendra l’« Histoire de Sapho ».

1. Préface d’Ibrahim, in C. Esmein, Poétiques du roman, op. cit.,p. 139.

2. Préface d’Alaric, ibid., p. 97.3. Ibid., p. 105.4. Site « Artamène », p. 3501.

NOTICE 49

Cyrus, certes, s’affirmera comme un amant indéfectible-ment adonné au service de sa dame : « En effet, quand jesaurais d’une certitude infaillible qu’elle aurait cessé dem’aimer, je ne pourrais cesser d’avoir de l’amour pour elle,sans cesser de vivre, ni souffrir qu’un autre la possédât, sansfaire tout ce que je pourrais pour l’en empêcher, quandmême il faudrait exposer mille et mille fois ma vie, que je nepréfère jamais à ma gloire ni à mon amour » (p. 188). Resteque cet amour de « courtoisie » et de distance ne proposeaucune solution, par le biais de la fiction, à l’épineux pro-blème de la cohabitation des sexes. Cyrus a beau respecter,faisant sa cour, les prescriptions les plus rigoureuses ducode galant, la relation élémentaire qu’il entretient avecMandane ne semble guère correspondre aux attentes dupublic mondain de la future « Reine de Tendre », fort sour-cilleux en matière de mixité et d’égalité des sexes.

Il ne faut pas se méprendre sur le rôle et la signification decette relation : les amours de Cyrus et de Mandane dessi-nent la matrice originelle dont les innombrables autres casamoureux (dont ceux des « amants infortunés », voirp. 228 sq.) s’efforceront d’explorer parallèlement les varia-tions, les déviances, les possibles. Cyrus lui-même écoutera,comparera et parfois sera directement confronté à certainesde ces « extravagances ». Celle, par exemple, de Tomyris,l’amante passionnée au point de perdre de vue ce qu’elledoit à sa « gloire », au point d’être incapable de réaliserl’action magnanime – sur le modèle de la « clémence d’Au-guste » (Pierre Corneille, Cinna, 1643) – qu’appellent les cir-constances. En effet, le personnage historique de la reine desMassagettes fait l’objet d’une réorientation nécessitée par latransformation du violent Cyrus hérodotien en héros irrépro-chable. L’action célèbre par laquelle, après avoir fait décapiterle cadavre du conquérant envahisseur de son royaume, elle enplongea la tête dans un vase rempli de sang, était perçue parles contemporains comme un geste héroïque, accordant à sonauteur le statut de « femme forte », à l’égal de Judith, Cléo-pâtre, Lucrèce et Clélie 1. Dans Le Grand Cyrus, en revanche,

1. Voir, à ce propos, l’ouvrage richement illustré de B. Baumgär-tel et S. Neysters, Die Galerie der starken Frauen, Münich, Klink-hardt und Bielmann, 1995. Tomyris avait été prise pour sujet dereprésentations picturales célèbres (tableau de Rubens au Louvre).Voir également la gravure de Chauveau contenue dans La Femmehéroïque (1645) de Du Bosc.

50 L’HISTOIRE PRINCIPALE : CYRUS ET MANDANE

la vaillante amazone devient une opposante à l’amour du ser-viteur chevaleresque de Mandane, sur le patron de la malé-fique Arsacé des Éthiopiques et sur celui de Fauste ou dePhèdre : comme les deux reines amoureuses, Tomyris, loin derenoncer magnanimement à sa passion dévoyée au profit ducouple héros, n’hésite pas à recourir à la calomnie pour tenterde perdre l’homme amoureux d’une autre.

De même qu’on ne saurait prendre l’amour de Cyrusautrement que comme point de fuite de la perspectiveamoureuse, on ne saurait non plus s’étonner du caractèrehyperbolique que revêt l’héroïsme du personnage. Lasomme de qualités mentales, physiques et morales cumu-lées, l’absence complète de défaut confèrent à Cyrus uneinvincibilité de principe, qui est aussi celle de ses congénèresdu roman « héroïque » : jamais le héros ne sera vaincu encombat régulier, jamais la défaite du chef de guerre nepourra être mise sur le compte d’une erreur d’appréciation.Est-il fait prisonnier ? c’est à la suite d’une trahison ou d’unconcours de circonstances malheureux. Les hauts faits seconfinent d’ailleurs dans l’abstrait : Cyrus abat des milliersde soldats anonymes, mais ne tue aucun de ses rivaux. Cesderniers rentrent dans le rang, avouent leur impuissance ousont éliminés par l’opération d’autres forces destructrices.Le héros est même protégé par des doubles (des dou-blures ?), des sosies (la comédie homonyme de Rotrou,parue en 1637, était encore bien présente dans les esprits) :le cadavre de Spitridate subit à la place du sien l’opprobreque Tomyris lui a réservé. De manière générale, la face noirede la réalité est projetée sur le double : le roi d’Assyrie, nobleet vaillant lui aussi, est un anti-Cyrus, de même que, dansl’« Histoire de Sapho », Thémistogène est un anti-Phaon.

Manifestement, les dieux sont du côté de Cyrus-Arta-mène, même si, contrairement à ce qu’il en est dans l’épo-pée, leur présence n’est jamais manifestée autrement quepar les oracles. Mais leur pouvoir est délégué à la toute-puis-sante Fortune, qui détient la maîtrise complète du destin duhéros et qui ne se prive pas de faire alterner à son gré lesdivers accidents dont elle dispose. Régulièrement, Cyrusconstate, commente et déplore, selon un autre topos duroman baroque 1, son rôle de jouet de la fortune : « Le destin

1. Voir G. Molinié, Du roman grec au roman baroque, op. cit.,p. 311-358.

NOTICE 51

capricieux qui règle mes aventures ne me montre jamaisaucun bien, que pour m’en rendre la privation plus sen-sible : je ne connais la douceur que pour mieux goûterl’amertume et je n’apprends que je suis aimé que lorsque,par l’excès de mes infortunes, je suis contraint de haïr la vieet de souhaiter la mort » (p. 87). Comme un héros dethéâtre, il apostrophe à de fréquentes reprises l’impitoyablepuissance qui tient son sort entre ses mains : « Ô destins !rigoureux destins ! déterminez-vous sur ma fortune, rendez-moi absolument heureux ou absolument misérable, et ne metenez pas toujours entre la crainte et l’espérance, entre la vieet la mort » (p. 91).

La vie intérieure de Cyrus est ainsi fréquemment repré-sentée – jusqu’au discours rapporté des pensées, très forma-lisées, du personnage. Cet accès privilégié à l’intimité duhéros est un impératif de la mimèsis romanesque : les exploitset les destins surhumains des protagonistes principauxappellent en compensation une humanisation par le biais dela parole. « Il faut faire juger par leurs discours quelles sontleurs inclinations ; autrement l’on est en droit de dire à ceshéros muets ce beau mot de l’Antiquité : “Parle, afin que jete voie” 1. » C’est à cette condition seule que l’on peut s’atta-cher au héros : « Que sais-je si dans ces événements la for-tune n’a point fait autant que lui ? si sa valeur n’est pointune valeur brutale ? s’il a souffert en honnête homme lesmalheurs qui lui sont arrivés ? ce n’est point par les chosesdu dehors, ce n’est point par les caprices du destin que jeveux juger de lui ; c’est par les mouvements de son âme etpar les choses qu’il dit 2. »

Il faut bien voir que le héros scudérien est un être bifrons,alternant continuellement chacune de ses deux facettes : unhabitus héroïque qui le fait confronter à des obstacles que,tôt ou tard, il vainc irrésistiblement ; et une vie intérieureréduite à l’expression d’un florilège des sentiments suscitéspar ces obstacles. Il en va de même, après tout, qu’authéâtre : là où les stances, par convention, reproduisent ladouce musique secrète du personnage, les monologues roma-nesques au discours rapporté, par une autre convention,font entendre la voix mélodieuse de l’intimité, en contre-point à l’agir débridé dans le monde.

1. Georges de Scudéry, préface d’Ibrahim, op. cit., p. 143.2. Ibid., p. 142.

52 L’HISTOIRE PRINCIPALE : CYRUS ET MANDANE

Mais l’avantage procuré par cette ouverture sur la vieintérieure de Cyrus et sur celle de certains de ses pairs estfinalement restreint. Certes, le lecteur voit ce qu’aucun autrepersonnage n’est en mesure de voir ; mais, en contrepartie,il est souvent confiné au point de vue et au champ de visiondu héros. Les premières pages du roman l’illustrentparfaitement : dès le moment où Artamène est introduit, lanarration adopte son point de vue pour raconter la traverséede l’incendie et la recherche de Mandane. Le lecteur par-court la scène dans le sillage du héros, retrouve l’espoir, leperd à nouveau en même temps que lui : Sinope a-t-elle étéravagée par l’incendie ? c’est donc que Mandane est morte ;une personne de qualité est-elle signalée au sommet de latour préservée par le feu ? peut-être est-ce la princesse qui asurvécu aux flammes. On apprend alors que la personnerescapée n’est autre que le rival, le roi d’Assyrie, et quecelui-ci, de plus, s’est fait ravir Mandane à son tour : nou-veau désespoir. Une galère en fuite apparaît soudain àl’horizon : raison légitime d’espérer avec Cyrus. Et ainsi desuite… Jusqu’à la nouvelle, qui atteindra au même instantlecteur et héros : Mandane est morte noyée dans le naufragedu vaisseau. Cette diffusion filtrée et dosée de l’informationpermet une relance continuelle d’un intérêt narratif fondémoins sur le suspens que sur le rebond par surprise.

Au reste, personnage et lecteur, par la perception frag-mentaire qu’ils partagent, ne disposent pas toujours desinformations leur permettant de donner une explication à cequi arrive. « Que les apparences sont trompeuses, disait-il, etqu’il y a de témérité à juger des sentiments d’autrui, à moinsque d’en être pleinement informé ! » (p. 86). Ces lacunessont comblées par de fréquents récits rétrospectifs. Parfoisce sont les lettres, témoignages figés et partiels, qui assu-ment cette fonction. À d’autres occasions, l’incertitude danslaquelle sont maintenus personnage et lecteur produit deseffets d’un genre inconnu dans le roman de chevalerie oudans le roman hellénistique. Lancé à la poursuite de Man-dane, Cyrus, aventuré dans le lit d’un ruisseau, en perdbientôt la trace. Il aperçoit soudain sa bien-aimée, assisedans une prairie ; le temps de la rejoindre, elle a inexplica-blement disparu. Il faudra que, bien plus tard, le récit deMartésie fournisse l’explication merveilleuse de ce phéno-mène surnaturel : la pierre héliotrope avait rendu Mandaneet ses ravisseurs invisibles.

NOTICE 53

Éprouve-t-on le besoin de savoir ce qui se passe ailleurs,hors du champ de vision et de connaissance du héros ? Onchangera alors de point de vue restreint, en passant cette foisà celui d’un autre personnage. Le récit manifeste alors uneoscillation entre divers angles de vision (ainsi s’expliquentles fréquentes transitions par « cependant ») : le narrateur,dans la position des dieux de l’épopée qui dominent lechamp des batailles humaines, descend braquer son regardchez chacun des protagonistes à tour de rôle, dans chacundes camps. Quitte, parfois, à reprendre la même scène sousdeux points de vue distincts 1.

Le lecteur d’Artamène est donc appelé, en suivant l’his-toire de Cyrus et Mandane, à adopter une attitude diffé-rente de celle qui lui est familière. Le roman ne lui fournirapas ce que le genre promet à son public depuis la fin duXVIIe siècle : l’accès immédiat au monde, que ce soit par labrièveté et l’efficacité de la narration ou par l’exactitude del’observation. Au contraire, l’appréhension correcte del’œuvre implique une forme d’abandon, semblable à celuique requiert la lecture à haute voix, mode de consommationmajoritaire de ce genre de textes. Il faut accepter d’êtrebaladé de point de vue en point de vue, d’être cahotéd’impasses en relances et, surtout, comme on l’a déjà dit, devoir si longtemps différer une fin qui n’apporte aucune révé-lation, qui se limite à une simple marque de clôture – Cyrusfinira par épouser Mandane, personne n’en doute dès lapremière page. La lecture du Grand Cyrus, incontestable-ment, implique qu’on renonce complètement à l’impatience,qu’on accepte que l’intérêt ne réside pas tant dans la desti-nation à atteindre que dans le chemin parcouru. Les extraitsprésentés dans les pages qui suivent n’offriront, il est vrai,

1. La scène dans laquelle Artamène, sans s’en rendre compte,vient en aide au ravisseur de sa bien-aimée [Partie II, Livre 1,« Suite de l’histoire d’Artamène : retour d’Artamène auprès deCyaxare », puis « L’homme seul contre douze assaillants »], estracontée une seconde fois, d’après le point de vue de Martésie, sui-vante de Mandane [Partie II, Livre 2, « Histoire de Mandane : enlè-vement par le roi d’Assyrie », puis « Artamène, auxiliaire à son insude Philidaspe »]. De même, dans le présent volume, l’épisode quiraconte comment Cyrus, poursuivant Mandane, la repère dans unchamp de l’autre côté de la rivière, puis constate son inexplicabledisparition (p. 112-113), est repris et complété à partir des infor-mations dont dispose Martésie (p. 139-141).

54 L’HISTOIRE PRINCIPALE : CYRUS ET MANDANE

qu’un bref parcours le long de ce chemin. Pour retrouver levrai rythme de la progression, pour goûter toutes les vertusde l’itinéraire, on ne peut qu’inviter le lecteur à reprendrel’histoire intégralement, de la première à la dernière ligne.

AU LECTEUR

Le héros que vous allez voir n’est pas un de ceshéros imaginaires, qui ne sont que le beau songe d’unhomme éveillé 1 et qui n’ont jamais été en l’être deschoses. C’est un héros effectif, mais un des plusgrands dont l’histoire conserve le souvenir et dont elleait jamais consacré la mémoire immortelle à la glo-rieuse éternité. C’est un prince que l’on a proposépour exemple à tous les princes, ce qui fait bienconnaître quelle était la vertu de Cyrus, puisqu’unGrec a pu se résoudre de louer tant un Persan, de fairetant d’honneur à une nation qui était ennemie irrécon-ciliable de la sienne et contre laquelle Xénophon avaitfait lui-même de si belles actions 2. Enfin, lecteur, c’estun homme dont les oracles avaient parlé comme d’un

1. L’expression « songe d’un homme éveillé », que l’on retrouvep. 115, désigne ce que nous appelerions de nos jours une chimère.Trois ans auparavant, en 1646, elle avait servi de titre à unecomédie d’un certain Brosse (éd. critique par G. Forestier, STFM,1984). Les Scudéry font vraisemblablement allusion ici aux romansde Gomberville (Polexandre, 1637 ; Carithée, 1642), fort appréciésdans les années 1630-1640, qui recouraient abondamment au mer-veilleux (avec son lot de géants, de monstres, de sortilèges).

2. Le Grec Xénophon, auteur de la Cyropédie, l’un des deuxtextes de l’Antiquité offrant une version étendue de l’histoire deCyrus, avait lui-même participé aux guerres médiques en tant quemercenaire dans le conflit opposant Cyrus le Jeune (voir note 1, p. 56)et Artaxerxès II.

56 ARTAMÈNE OU LE GRAND CYRUS

dieu, tant ils en avaient promis de merveilles, et dontles prophètes ont plutôt fait des panégyriques que desprédictions, tant ils en ont avantageusement parlé ettant ils ont élevé la gloire de cet invincible conquérant.

Je vous dis tout ceci, lecteur, pour vous faire voirque, si j’ai nommé mon livre Le Grand Cyrus, la vaniténe m’a pas fait prendre ce superbe titre ; que, par cemot de « grand », je n’ai rien entendu qui me regarde,comme il vous est aisé de le connaître, puisque effec-tivement ce prince dont j’ai fait mon héros a été le plusgrand prince du monde et que l’histoire l’a nommé« grand », comme moi, et pour ses hautes vertus, etpour le distinguer de l’autre Cyrus, qu’elle a appelé lemoindre 1. Au reste, lecteur, je me suis si bien trouvédes règles que j’ai suivies dans mon Illustre Bassa 2,que je n’ai pas jugé que je les dusse changer en com-posant ce second roman, de sorte que, pour ne redirepas deux fois les mêmes choses, c’est à la préface de cepremier que je vous renvoie, si vous voulez voir l’ordreque je suis en travaillant sur ces matières. Je vous diraidonc seulement que j’ai pris et que je prendrai tou-jours pour mes uniques modèles l’immortel Héliodoreet le grand Urfé 3. Ce sont les seuls maîtres que j’imiteet les seuls qu’il faut imiter, car quiconque s’écarterade leur route s’égarera certainement, puisqu’il n’en est

1. Ce second Cyrus, généralement dénommé Cyrus le Jeune, avécu au Ve siècle avant J.-C. Il est resté célèbre pour le conflit auquelXénophon a participé.

2. Il s’agit du roman Ibrahim ou l’Illustre Bassa, publié sous lenom de Georges de Scudéry en 1641. Sa préface constitue un jalonimportant de la réflexion théorique sur le genre romanesque auXVIIe siècle. On en trouvera des extraits dans H. Coulet, Le Romanjusqu’à la Révolution, Armand Colin, 1967, t. II, p. 44-49, ainsiqu’une version intégrale dans G. Berger, Pour et contre le roman.Anthologie du discours théorique sur la fiction narrative en prose duXVIIe siècle, Tübingen, Biblio 17, 1996, p. 79-88, et dans C. Esmein,Poétiques du roman, op. cit., p. 137-150.

3. Avec L’Astrée (1607-1620) d’Honoré d’Urfé et les Éthiopiquesd’Héliodore (IIIe siècle apr. J.-C.), les Scudéry invoquent pourmodèles deux romans que leurs contemporains plaçaient parmi lesréussites universelles du genre. Pour un examen détaillé de l’influencede ces illustres précédents sur Le Grand Cyrus, on se reportera àG. Penzkofer, « L’Art du mensonge »…, op. cit., chap. V et VI.

AU LECTEUR 57

point d’autre qui soit bonne, que la leur, au contraire,est assurée et qu’elle mène infailliblement où l’on veutaller : je veux dire, lecteur, à la gloire.

Comme Xénophon a fait de Cyrus l’exemple des rois,j’ai tâché de ne lui faire rien dire ni rien faire qui fûtindigne d’un homme si accompli et d’un prince si élevé ;que, si je lui ai donné beaucoup d’amour, l’histoire ne luien a guère moins donné que moi, la 1 lui ayant faittémoigner même après la mort de sa femme, puisque,pour faire voir combien il en était touché, il ordonna undeuil public d’un an par tout son empire 2. Et puis,lorsque l’amour est innocente, comme la sienne l’était,cette noble passion est plutôt une vertu qu’une faiblesse,puisqu’elle porte l’âme aux grandes choses et qu’elle estla source des actions les plus héroïques 3.

J’ai engagé dans mon ouvrage presque toutes lespersonnes illustres qui vivaient au siècle de mon héroset vous verrez, tant dans ces deux parties que danstoutes les autres jusqu’à la conclusion, que je suisquasi partout Hérodote, Xénophon, Justin, Zonare etDiodore Sicilien 4. Vous pourrez, dis-je, voir qu’encore

1. Le pronom se rapporte à l’« amour », de genre féminin danscette occurrence.

2. Ce deuil public est attesté par Hérodote (II, 1), mais la duréen’en est pas précisée ; de plus, l’épouse en question n’est pas la fillede Cyaxare (que celle-ci s’appelle Mandane ou non).

3. Sur le rôle de l’amour, voir notice, p. 48-49.4. L’Histoire (ou L’Enquête) d’Hérodote (Ve siècle av. J.-C.) et la

Cyropédie de Xénophon (début du IVe siècle av. J.-C.) constituent,aujourd’hui encore, les deux sources d’information principales surCyrus. Les Scudéry s’en sont abondamment servis pour la compo-sition de leur roman. Justin (II-IIIe siècle apr. J.-C.) est un historienlatin, à qui est attribué un Abrégé des histoires philippiques de TroguePompée (une histoire de la Grèce ancienne). Zonare, moinebyzantin du XIIe siècle après J.-C., et le Grec Diodore de Sicile(Ier siècle av. J.-C.) ont compilé des histoires universelles. Ces troisderniers auteurs faisaient figure d’autorités dans le domaine del’histoire de la Grèce ancienne. Il n’est pas possible, en l’état desrecherches actuelles, de déterminer si les Scudéry les invoquent àtitre d’alibi ou s’ils en ont véritablement fait usage. Tous ces textes,à l’exception de celui de Justin, étaient disponibles dans des versionsfrançaises, datant généralement du siècle précédent. Hérodote, enparticulier, venait d’être traduit, en 1645, par Pierre Du Ryer.

58 ARTAMÈNE OU LE GRAND CYRUS

qu’une fable ne soit pas une histoire et qu’il suffise àcelui qui la compose de s’attacher au vraisemblablesans s’attacher toujours au vrai, néanmoins, dans leschoses que j’ai inventées, je ne suis pas si éloigné detous ces auteurs qu’ils le sont tous l’un de l’autre 1.Car, par exemple, Hérodote décrit la guerre desScythes, dont Xénophon ne parle point, et Xénophonparle de celle d’Arménie, dont Hérodote ne dit pas unmot. Ils renversent de même l’ordre des guerres dontils conviennent ensemble, car celle de Lydie précèdecelle d’Assyrie dans Hérodote, et celle d’Assyrie pré-cède celle de Lydie dans Xénophon. L’un parle de laconquête de l’Égypte 2, l’autre n’en fait mentionaucune, l’un fait exposer Cyrus en naissant 3, l’autreoublie une circonstance si remarquable, l’un met l’his-toire de Panthée 4, l’autre n’en parle en façon dumonde, l’un le fait mourir encore assez jeune, l’autrefort vieux, l’un dans une bataille, l’autre dans son lit,toutes choses directement opposées. Ainsi j’ai suivitantôt l’un et tantôt l’autre, selon qu’ils ont été plus oumoins propres à mon dessein et quelquefois, suivantleur exemple, j’ai dit ce qu’ils n’ont dit ni l’un nil’autre, car, après tout, c’est une fable que je composeet non pas une histoire que j’écris 5. Que si cette raison

1. Sur la question de l’utilisation de l’histoire dans Le GrandCyrus, voir la notice, p. 48.

2. Hérodote (II). Ces informations fourniront, dans Le GrandCyrus, la matière de l’« Histoire de Sésostris et Timarète »[Partie VI, Livre 2].

3. Hérodote (I, 108-113). L’histoire est reprise dans le roman[Partie I, Livre 2, « Histoire d’Artamène : origines de Cyrus », puis« Naissance et abandon de Cyrus »].

4. Xénophon (V à VII). Les Scudéry reprennent ces donnéesdans l’« Histoire de Panthée et d’Abradate » [Partie V, Livre 1] etdans « Funérailles d’Abradate et suicide de Panthée » [Partie VI,Livre 1].

5. Par « fable », il faut entendre un récit dont la matière, prove-nant, pour l’essentiel, de l’imagination de l’auteur, n’a pas de pré-tention à la véracité. En d’autres termes, une fiction. L’« histoire »désigne ici, à l’opposé, un récit qui, se fondant sur d’autres récitshistoriques qui font autorité, affiche une prétention de véracité.L’auteur de l’avis au lecteur insiste donc sur le fait qu’il se comporteen romancier et non en historien.

AU LECTEUR 59

ne satisfait pas pleinement les scrupuleux, ils n’ontqu’à s’imaginer, pour se mettre l’esprit en repos, quemon ouvrage est tiré d’un vieux manuscrit grecd’Hégésippe 1, qui est dans la Bibliothèque Vaticane,mais si précieux et si rare qu’il n’a jamais été impriméet ne le sera jamais. Voilà, lecteur, tout ce que j’avais àvous dire.

1. Il existe au moins trois auteurs qui, dans l’Antiquité, portent lenom d’Hégésippe. Mais l’Hégésippe auquel il est fait référence iciest sans doute l’historien que les contemporains des Scudéry tantôtdistinguent, tantôt identifient à Flavius Josèphe (auteur de référencesur les événéments de Judée à l’époque du Christ) et qui apparaît,dès cette époque, comme plus ou moins imaginaire.

L’HISTOIRE PRINCIPALE :CYRUS ET MANDANE

PARTIE I, LIVRE 1 1

L’embrasement de la ville de Sinope 2 était si grandque tout le ciel, toute la mer, toute la plaine et le haut

1. Ce premier extrait correspond aux pages 1-52 de l’édition enligne proposée par le site « Artamène ».

2. Conformément au modèle des Éthiopiques, le roman débute inmedias res par une scène à grand spectacle. Les lecteurs de l’éditionintégrale du roman devront attendre, pour jouir de la pleine intelli-gence de la situation, les trois récits rétrospectifs des Parties I et II duroman [Partie I, Livre 2 : « Histoire d’Artamène » ; Partie II, Livre 1 :« Suite de l’histoire d’Artamène » ; Partie II, Livre 2 : « Histoire deMandane »], qui restitueront progressivement les informations man-quantes. Ils apprendront que Sinope, ville de Cappadoce, est le siègedu trône de Cyaxare, oncle de Cyrus, auprès de qui ce derniercombat sous le pseudonyme d’Artamène, dans la guerre qui l’opposeau roi de Pont. La cause du conflit est l’enlèvement de Mandane, fillede Cyaxare, par ce roi voisin, à qui la main de la princesse a étérefusée. Or Cyrus lui-même est amoureux de Mandane, qu’il a vuepour la première fois à Sinope. Il est même parvenu à la délivrer.Mais, pendant son absence, Mandane a été à nouveau enlevée, cettefois par le roi d’Assyrie, alias Philidaspe. Cyrus-Artamène poursuitce rival jusqu’à Babylone, vainc ses armées, puis se lance dans unepoursuite qui le ramène à Sinope. C’est à ce moment qu’il découvrele spectacle de l’embrasement de la ville.

L’incendie de Sinope n’est pas attesté par les sources historiques :il n’en est fait aucune mention ni chez Hérodote, ni chez Xénophon.

L’HISTOIRE PRINCIPALE : CYRUS ET MANDANE 61

de toutes les montagnes les plus reculées en recevaientune impression de lumière qui, malgré l’obscurité de lanuit, permettait de distinguer toutes choses. Jamaisobjet ne fut si terrible que celui-là : l’on voyait tout à lafois vingt galères qui brûlaient dans le port et qui, aumilieu de l’eau dont elles étaient si proches, ne laissaientpas de pousser des flammes ondoyantes jusqu’auxnues. Ces flammes, étant agitées par un vent assezimpétueux, se courbaient quelquefois vers la plusgrande partie de la ville, qu’elles avaient déjà touteembrasée et de laquelle elles n’avaient presque plus faitqu’un grand bûcher. L’on les voyait passer d’un lieu àl’autre en un moment et, par une funeste communica-tion, il n’y avait quasi pas un endroit en toute cettedéplorable ville qui n’éprouvât leur fureur. Tous les cor-dages et toutes les voiles des vaisseaux et des galères, sedétachant toutes embrasées, s’élevaient affreusementen l’air et retombaient en étincelles sur toutes les mai-sons voisines. Quelques-unes de ces maisons, étant déjàconsumées, cédaient à la violence de cet impitoyablevainqueur et tombaient en un instant dans les rues etdans les places dont elles avaient été l’ornement. Cetteeffroyable multitude de flammes, qui s’élevaient de tantde divers endroits, et qui avaient plus ou moins de forceselon la matière qui les entretenait, semblaient faire uncombat entre elles, à cause du vent qui les agitait et qui,quelquefois les confondant et les séparant, semblaitfaire voir en effet qu’elles se disputaient la gloire dedétruire cette belle ville. Parmi ces flammes éclatantes,l’on voyait encore des tourbillons de fumée qui, par leursombre couleur, ajoutaient quelque chose de plus ter-rible à un si épouvantable objet, et l’abondance desétincelles, dont nous avons déjà parlé, retombant àl’entour de cette ville comme une grêle enflammée, fai-sait sans doute que l’abord en était affreux.

Au milieu de ce grand désordre et tout au plus basde la ville, il y avait un château, bâti sur la cime d’ungrand rocher qui s’avançait dans la mer, que cesflammes n’avaient encore pu dévorer et vers lequeltoutefois elles semblaient s’élancer à chaque moment,

62 ARTAMÈNE OU LE GRAND CYRUS

parce que le vent les y poussait avec violence. Ilparaissait que l’embrasement devait avoir commencépar le port, puisque toutes les maisons qui le bor-daient étaient les plus allumées et les plus proches deleur entière ruine, si toutefois il était permis de mettrequelque différence en un lieu où l’on voyait éclater*partout le feu et la flamme. Parmi ces feux et parmices flammes, l’on voyait pourtant encore quelquestemples et quelques maisons, qui faisaient un peu plusde résistance que les autres et qui laissaient encoreassez voir de la beauté de leur structure pour donnerde la compassion de leur inévitable ruine. Enfin, ceterrible élément détruisait toutes choses ou faisait voirce qu’il n’avait pas encore détruit si proche de l’êtrequ’il était difficile de n’être pas saisi d’horreur et depitié par une vue si extraordinaire et si funeste.

Ce fut par cet épouvantable objet que l’amoureuxArtamène, après être sorti d’un vallon tournoyant 1 etcouvert de bois, à la tête de quatre mille hommes, futétrangement* surpris. Aussi en parut-il si étonné*qu’il s’arrêta tout d’un coup et, sans savoir si ce qu’ilvoyait était véritable, et sans pouvoir même exprimerson étonnement par ses paroles, il regarda cette ville,il regarda le port, il jeta les yeux sur cette mer, quiparaissait toute embrasée par la réflexion qu’elle rece-vait des nues que ce feu avait toutes illuminées, ilregarda la plaine et les montagnes, il tourna ses yeuxvers le ciel et, sans pouvoir ni parler, ni marcher, ilsemblait demander à toutes ces choses si ce qu’ilvoyait était effectif ou si ce n’était point une illusion.Hidaspe, Chrysante, Aglatidas, Araspe, et Phéraulas 2,

1. Méandre d’une rivière, lieu idéal pour mettre à couvert des troupes.2. Les noms de ces compagnons d’armes de Cyrus-Artamène sont

tirés de la Cyropédie de Xénophon (Hystaspe, Chrysantas, Aglaïtadas,Araspas, Phéraulas). Ces cinq personnages accompagneront le hérostout au long du roman. Certains d’entre eux seront les protagonistesd’histoires insérées [voir « Histoire d’Aglatidas et d’Amestris », Partie I,Livre 3 et Partie IV, Livre 2] ; d’autres – Chrysante et Phéraulas –assumeront le rôle important de narrateurs des récits rétrospectifs del’« Histoire d’Artamène » [Partie I, Livre 2 et Partie II, Livre 1]. Rappe-lons qu’un Index des personnages figure p. 599-607.

628 ARTAMÈNE OU LE GRAND CYRUS

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SUR LE FRANÇAIS AU XVIIe SIÈCLE

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TABLE

Présentation 7Note sur l’édition 34

Artamène ou le Grand Cyrus

Notice 41AU LECTEUR 55L’HISTOIRE PRINCIPALE : CYRUS ET MANDANE 60

Notice 219HISTOIRE DES AMANTS INFORTUNÉS 228

Notice 433HISTOIRE DE SAPHO 444

Synopsis 588Index des personnages 599Glossaire 608Chronologie 612Bibliographie 621