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Bernard Mezzadri Artémis et la nourrice In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 8, n°1-2, 1993. pp. 285-296. Résumé Artémis et la nourrice (pp. 285-296) Dans un récent article de Métis (V, 1-2, 1990), H. A. Shapiro reprend l'interprétation du revers de la coupe Tarquinia RC 6846. Au lieu d'un retour de Paris à Troie, il propose d'y voir un épisode de la geste de Thésée: soit un départ de Trézène pour Athènes, soit un départ de la cité d'Egée pour la Crète. Cette nouvelle lecture laisse cependant subsister quelques obscurités, dont la plus sérieuse est la présence d'un personnage féminin portant un arc, qu'il est ardu d'intégrer aux aventures de Thésée. Cette difficulté et quelques autres seraient levées si l'on interprétait la scène comme le transfert d'un jeune homme parvenu au seuil de l'âge adulte du foyer de son père à celui de son grand-père maternel. Or de cette situation abstraitement énoncée on connaît un avatar célèbre dans l'épopée: le séjour d'Ulysse chez Autolycos, et la référence à ce récit permet de trouver à chacun des personnages un répondant dans la narration. L'archère-initiatrice Artémis y intervient es qualités pour assurer l'acquisition du statut d'adulte et superviser la chasse au sanglier qui est le point fort du séjour. La nourrice Euryclée complète le couple parental et, suggère-t-on pour finir, ente l'espace iconique sur la mémoire épique. Citer ce document / Cite this document : Mezzadri Bernard. Artémis et la nourrice. In: Mètis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 8, n°1-2, 1993. pp. 285- 296. doi : 10.3406/metis.1993.1003 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/metis_1105-2201_1993_num_8_1_1003

Artémis Et La Nourrice

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  • Bernard Mezzadri

    Artmis et la nourriceIn: Mtis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 8, n1-2, 1993. pp. 285-296.

    RsumArtmis et la nourrice (pp. 285-296)Dans un rcent article de Mtis (V, 1-2, 1990), H. A. Shapiro reprend l'interprtation du revers de la coupe Tarquinia RC 6846.Au lieu d'un retour de Paris Troie, il propose d'y voir un pisode de la geste de Thse: soit un dpart de Trzne pourAthnes, soit un dpart de la cit d'Ege pour la Crte. Cette nouvelle lecture laisse cependant subsister quelques obscurits,dont la plus srieuse est la prsence d'un personnage fminin portant un arc, qu'il est ardu d'intgrer aux aventures de Thse.Cette difficult et quelques autres seraient leves si l'on interprtait la scne comme le transfert d'un jeune homme parvenu auseuil de l'ge adulte du foyer de son pre celui de son grand-pre maternel. Or de cette situation abstraitement nonce onconnat un avatar clbre dans l'pope: le sjour d'Ulysse chez Autolycos, et la rfrence ce rcit permet de trouver chacundes personnages un rpondant dans la narration. L'archre-initiatrice Artmis y intervient es qualits pour assurer l'acquisition dustatut d'adulte et superviser la chasse au sanglier qui est le point fort du sjour. La nourrice Eurycle complte le couple parentalet, suggre-t-on pour finir, ente l'espace iconique sur la mmoire pique.

    Citer ce document / Cite this document :

    Mezzadri Bernard. Artmis et la nourrice. In: Mtis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Volume 8, n1-2, 1993. pp. 285-296.

    doi : 10.3406/metis.1993.1003

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/metis_1105-2201_1993_num_8_1_1003

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_metis_108http://dx.doi.org/10.3406/metis.1993.1003http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/metis_1105-2201_1993_num_8_1_1003

  • ARTMIS ET LA NOURRICE Une lecture de la coupe Tarquinia RC 6846

    Dans un rcent numro consacr l'iconographie, la revue Mtis a publi une tude de H. A. Shapiro1 . L'auteur y reconsidre, sur nouveaux frais, la scne reprsente au revers d'une coupe de Tarquinia et attribue au peintre de Brygos2. S'appuyant entre autres sur le constat que le geste de la dexiosis, tel qu'il apparat au centre de l'image, est employ trs frquemment par les artistes pour marquer la sparation -et plus particulirement la sparation du pre d'avec son fils au moment o celui-ci quitte son domicile pour partir la guerre-, et qu'il est en revanche impossible de fournir aucun contre-exemple o il signifierait indiscutablement l'accueil, Shapiro rejette l'interprtation traditionnelle propose jadis par Hampe et accepte par la majorit des rudits depuis Beazley3. D'aprs ces savants en effet nous serions en prsence d'un retour de Paris Troie, o le jeune homme serait accueilli par sa famille: tandis qu'Hcube embrasse son enfant retrouv, Hector lui tend la main en signe de bienvenue, Priam verse la libation en l'honneur de sa rintgration au foyer paternel, ses surs enfin marquent leur surprise, leur joie, et peut-tre leur inquitude s'il faut reconnatre Cassandre dans le personnage de l'extrme gauche qui, les paumes tournes vers le ciel, fait face aux spectateurs. Plus lucide

    1. H. A. Shapiro, "Comings and goings. The iconography of departure and arrivai on Attic vases", Mtis, V, 1-2, 1990: Autour de l'image.

    2. Tarquinia RC 6846; ARV2 369, 4; Addenda2 224. Nous utilisons les rfrences fournies par l'article cit note 1. La plus rcente publication est celle de Gloria Ferrari, / vasi attici a figure rosse del periodo arcaico, MMAT 11, Rome, 1988, pp. 130-133, et planches 71-73.

    3. R. Hampe, "Ruckkehr eines Junglings", in Corolla Ludwig Curtius, Stuttgart, 1937, pp. 142-147; on trouvera dans H. A. Shapiro (art. cit.) une rapide revue critique des autres interprtations proposes, ainsi que leurs rfrences.

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    que le reste de la maisonne, la prophtesse en son dlire4 prvoirait dj les dramatiques consquences qu'aura pour sa patrie la survie de l'enfant expos.

    Outre la probable intransitivit de la poigne de mains, dj signale, d'autres objections, non dpourvues de poids, sont adresses la thse de Hampe: l'phbe ne prsente aucune des caractristiques qui font d'ordinaire reconnatre Alexandre sur les images; le personnage barbu et dont la maturit est ainsi souligne se lit plus immdiatement, tant donn les nombreux parallles, comme un pre saluant son enfant que comme un frre; enfin la prsence, entre le vieillard libant et la femme qui embrasse le jeune homme, d'une figure fminine portant un arc (qui fait d'emble penser Artmis) reste inexplique puisque la prsence de la desse n'est pas mentionne dans les textes qui content l'pisode et servent de support cette thorie. Et sans doute ne suffit-il pas pour rsoudre cette dernire difficult que Paris arrive du domaine sauvage patronn par la chasseresse et que, par un mouvement d'intgration dont elle a aussi la charge, il entre dans le monde civilis de la cit: resterait alors en effet justifier la position de la desse qui, entre Hcube et Priam, serait insre parmi les personnages constituant le monde politique - en retrait duquel elle devrait demeurer. Une telle licence graphique, pour n'tre pas inconcevable, serait en tout cas de nature offusquer le sens de la scne.

    Sur ces prmisses, H. A. Shapiro avance donc une nouvelle solution, elle-mme ddouble. L'une et l'autre versions identifient Thse sous les traits de l'adolescent qui focalise les regards. Mais l'image peut correspondre deux tapes de sa carrire. Soit elle reprsente son dpart de Trzne: les personnages principaux sont alors, de droite gauche, son grand-pre Pitthe, sa mre Aithra, son tuteur Konnidas et les surs de sa mre. Soit elle figure les adieux prcdant l'embarquement pour la Crte; on reconnatrait alors dans le mme ordre le grand-pre (paternel, cette fois) Pandion, son pre Ege, les quatre femmes tant des mres athniennes qui confient le salut de leurs fils ou filles au hros, tout en manifestant par leurs gestes l'angoisse que leur inspire le sort qui les attend.

    Ces deux lectures ont l'avantage d'attribuer au salut de la main sa signifi-

    4. Cette lecture s'accorde bien avec l'utilisation de la reprsentation frontale par les imagiers pour exprimer des "'situations o l'individu semble arrach son tat ordinaire", mise en vidence par Franoise Frontisi-Ducroux dans plusieurs tudes concordantes: cf. notamment "Au miroir du masque", in Claude Brard et alii, La cit des images. Religion et socit en Grce antique, Lausanne-Paris, 1984, pp. 147-161 , et "La mort en face", Mtis, I, 2, 1986, pp. 197-217, dont nous extrayons la citation (p. 205). Nous reviendrons infra sur cette question.

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    cation la mieux atteste, qui est de prluder un dpart; elles ne permettent pourtant pas une interprtation exhaustive de la scne, comme l'admet d'ailleurs leur auteur lui-mme qui conclut: " Once again, we reach the conclusion that no interprtation is perfect, none accounts satis- factorily for every dtail. If there were such a perfect interprtation, it would no doubt hve been seen long ago"5. La difficult qui motive ce constat dsabus est en fait l'une de celles qui grevaient les lectures antrieures: le caractre inattendu et dplac de la figure d'Artmis. Pas plus que dans l'pisode du retour de Paris la desse ne s'impose au dpart de Thse pour Athnes ou pour Cnossos. Seule la signification globalement initiatique de l'aventure pourrait tre invoque afin de la justifier. Pour tenter d'chapper ce problme, Shapiro suggre qu'au lieu de la desse on voie dans la femme tenant l'arc une simple comparse qui a momentanment dbarrass le hros de son arme pour qu'il puisse faire plus aisment ses adieux. Mais Thse n'est pas l'ordinaire arm d'un arc! A cela s'ajoute que le jeune homme lui-mme ne porte pas l'pe - que l'on attendrait au dpart de Trzne puisqu'elle est le signe () de l'origine athnienne du fils d'Ege et de son aptitude entreprendre le voyage - mais une lance, qui s'accorde avec sa tenue et avec la valeur cyngtique de la sur d'Apollon6. On voit mal de plus, surtout dans la seconde hypothse o il s'agit d'une simple Athnienne, pourquoi le peintre aurait confi l'arme paradoxale dont il souhaitait pourvoir Thse un personnage secondaire, crant ainsi une ambigut redouble qu'il et t simple de faire disparatre en liminant cet objet hors de propos. Relevons encore que le geste de l'embrassement semble indiquer entre le jeune homme central et l'une des femmes des relations troites, ce qui s'accorde mal avec la deuxime exgse selon laquelle elle ne serait que l'une parmi d'autres des mres dont les enfants sont promis au Minotaure. Un geste aussi intime est surprenant de la part d'une trangre au groupe familial.

    Sans esprer bien sr fournir l'explication qui, "perfect, (...) accounts satisfactorily for every dtail", nous proposerons donc de rexaminer la reprsentation en tenant compte de ces points. Mieux vaut sans doute ne pas luder la lecture qui pour le spectateur grec devait tre la plus obvie de l'archre, et poser qu'il s'agit bien de la sagittaire par excellence, Artmis,

    5. Art. cit., p. 123. 6. Cet ensemble de traits rend peu probable que nous ayons affaire un "dpart du

    guerrier", comme on l'a galement propos, qu'il s'agisse d'un combattant pique nommment identifi tel Achille ou Noptolme sur le point d'embarquer pour Troie , ou du guerrier-type s'engageant sur le chemin de la belle mort.

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    et non d'une dame quelconque charge par accident d'un instrument qui ne lui appartient pas. De mme suivrons-nous Shapiro lorsqu'il identifie le couple central masculin comme le pre et le fils , et leur serrement de mains comme l'indice d'une sparation imminente. A partir de cette hypothse, on ne peut qu'tre conduit interprter le personnage de droite, assis et la barbe blanche, comme appartenant la gnration prcdente: le peintre a pris soin de souligner les diffrences d'ge qui sparent le tout jeune phbe du barbu encore vert et qui se tient debout comme lui d'une part, du vieillard chenu qui trne et accomplit le rite solennel de la libation d'autre part. Comme ce dernier ne peut qu'tre concern par la scne qui se droule sous ses yeux et qu'il sacralise par son geste, il est logique de voir en lui, comme Shapiro dans ses deux suggestions, l'un des grands- pres du principal intress. Le systme des classes d'ge sera donc l'une des articulations ncessaires la comprhension de l'image.

    Si maintenant on examine le mouvement du groupe axial, on remarque que la dynamique qui l'anime est complexe, et ne semble pas cadrer avec l'interprtation univoque d'H.A. Shapiro: les mains des deux protagonistes ne se touchent pas (dj plus?), et la femme qui embrasse le jeune homme tourne le dos celui que nous avons identifi comme son pre, comme si son geste avait pour consquence d'carter l'enfant de son gniteur, avec lequel pour l'heure la rupture n'est pas encore dfinitivement consomme puisqu'ils restent unis figurativement par l'entrecroisement de la lance et du bton. Tandis que le pre reste immobile, la femme s'avance vers l'phbe comme pour l'isoler de lui, de sorte que, par rapport l'axe du tableau qui passe entre les deux dextres disjointes, se constituent deux groupes distincts: l'un droite qui inclut la femme embrassante, le jeune homme, Artmis et le grand-pre, l'autre gauche comprenant le pre et deux autres femmes dont l'une contemple le spectateur. S'il en est bien ainsi, la sparation que signifie la dexiosis se fera entre pre et fils, mais pas entre le petit-fils et le grand-pre auxquels la femme de droite et l'archre restent lies. Cela nous permet de suggrer une double proposition complmentaire: chacun des deux adultes pourrait trs banalement tre accompagn de son pouse, et l'on verrait alors dans la femme de droite la grand-mre du protagoniste (l'pouse du vieillard assis) et dans la femme de gauche place derrire le pre sa propre pouse, la mre de l'enfant, faisant les gestes de l'adieu puisqu'elle doit tre en mme temps que son mari spare de son rejeton. Cette lecture s'accorde avec la diffrence d'ge qui parat avoir t marque entre les deux personnages fminins considrs, diffrence moins nette que celle qui existe entre les hommes mais qui se rvle dans la plus grande finesse de traits de

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    la femme de gauche7. Achevons de prciser notre ide: la scne montre le passage de l'phbe du domicile de ses pre et mre ( gauche) la maison de ses grands-parents ( droite) auxquels il est sur le point d'tre confi; la transition se fait dans ce sens, comme le montre la construction qui se trouve droite, l'endroit o sige le vieil homme. Le point fixe est donc le domicile du couple d'accueil, celui des aeux, o l'enfant va rester, tandis que le dplacement a t le fait du jeune homme et de sa proche famille, qui va repartir et dont la demeure -loigne- n'apparat pas.

    A ce point dj l'image reoit une interprtation plus prcise et plus systmatique, nous semble-t-il, que dans les hypothses prcdentes. Restent deux questions: 1) la prsence d'Artmis n'est toujours pas justifie, mais on peut admettre en accord avec les valeurs les plus courantes de cette puissance qu'elle dote le sjour chez les grands-parents d'une connotation initiatique, 2) l'un des personnages, la seconde femme qui sur le ct gauche parat ddoubler la mre, n'a pas reu d'explication. Mais poser la question en ces termes revient suggrer dj une solution: ce double de l'pouse , qui l'accompagne et reproduit presque exactement son attitude - avec un dcalage toutefois, sur lequel nous reviendrons-, doit tre intress aussi, d'une manire analogue celle de la mre, l'avenir du jeune homme; sa position indique cependant qu'elle occupe un rang infrieur celle-ci: de mme que l'pouse se trouve en retrait par rapport son mari charg des adieux ultimes au nom de tout le groupe et qui assure le dernier contact avec l'enfant8, de mme notre figure est place en arrire de la mre. Une telle dfinition conviendrait parfaitement une nourrice, soucieuse autant que la mre de l'enfant qu'elle a lev, mais

    7. On pourrait objecter que les diffrences de gnration tant plus accentues entre les hommes qu'entre les femmes, le "mari" du couple de droite semble nettement plus vieux que celle dont nous souhaitons faire son pouse. A cela deux rponses. La premire in contextu: comme nous allons le montrer, l'enjeu de la scne est l'accession du jeune homme au statut d'adulte; il est donc logique que l'attention soit focalise sur les trois stades de la carrire masculine. La seconde plus sociologique: les mariages grecs taient, d'aprs ce qu'on en peut savoir, conclus la plupart du temps entre des conjoints d'ge trs ingal, et l'cart prenait rgulirement la forme d'une plus grande jeunesse de l'pouse (un rapport moyen de 15/30 Athnes selon Pierre Brl - cf. La fille d'Athnes. La religion des filles Athnes l'poque classique, Annales littraires de l'Universit de Besanon, Paris, 1987, pp. 361-367: "L'ge au mariage" et "Un mariage prcoce"). Le dcalage qui se manifeste sur la coupe du peintre de Brygos est donc loin d'tre un obstacle dirimant notre lecture: pour un Grec il constituait la norme.

    8. La mme structure hirarchique se rpte, en chiasme, sur la partie droite de l'image: tandis que la grand-mre se charge du volet affectif de l'accueil en baisant le jeune homme, l'aeul -trnant impassible- en assume l'aspect religieux et symbolique.

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    socialement minore par rapport l'pouse lgitime. Cette identification pourrait trouver confirmation dans la mise en valeur du sein, qui se dessine nettement travers le vtement de cette troisime femme, alors que les matrones sont plus svrement drapes.

    Au fur et mesure que se sont mises en place les pices de la construction, le lecteur aura sans doute devin que de cette situation gnrique de l'enfant confi ses grands-parents par une famille complte d'une nourrice assez importante pour tre associe l'action, on peut rapprocher un modle pique: le sjour d'Ulysse adolescent chez son grand-pre Autolycos9. Pour en prouver la pertinence et la valeur heuristique, substituons dsormais les noms aux statuts sociologiques. A droite, en son palais du Parnasse, trne Autolycos en personne. Son pouse Amphithe, mre d'Anticle, treint son petit-fils dans ses bras, conformment la description homrique:

    ' ' ' .

    "la mre de sa mre, Amphithe, l'treignit, baisa son front et baisa ses beaux yeux"10.

    Elle l'accueille en sa demeure et l'loign de Larte, qui fait en direction de son fils le geste de l'adieu. Derrire lui se tient Anticle dont les gestes (inspirs peut-tre par des sentiments de confiance -puisqu'elle remet son fils ses propres parents- et de rsignation) marquent l'abandon temporaire11 de son droit de regard sur l'enfant, redoublant sur un mode mineur la dexiosis paternelle12. Enfin, dans la mme attitude, la nourrice, la trs clbre Eurycle, laquelle Y Odysse confie un rle si important - bien au-del de ce qu'aurait pu laisser supposer son statut servile-, prcisment dans les rapports entre Larte et sa belle-famille. Rappelons en effet que quelques annes avant les vnements qui nous occupent, lorsque Autolycos tait venu en Ithaque voir pour la premire fois le fils de

    9. Odysse, XIX, 386-473. 10. Ibid., 416-417, texte de l'dition P. von der Muhll, Ble, 1971 (1945); traduction

    Ph. Jaccottet, Paris, 1982 (Club Franais du Livre, 1955). 11. Temporaire si l'on considre qu'Ulysse reviendra en Ithaque peu de temps aprs.

    Mais si l'on songe qu'il sera alors devenu pleinement adulte, c'est--dire qu'il se sera totalement dtach du monde fminin de l'enfance, la sparation reoit une signification plus radicale.

    12. Ils sont celle-ci comme le baiser de la grand-mre la libation du grand-pre: le versant affectif (donc fminin) et quelque peu confus d'un geste technique et efficace (cf. note 8).

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    sa fille peine n, c'tait Eurycle qui tenait, pour la prsentation, le bb sur ses genoux et avait demand au visiteur de lui donner un nom13. Elle ne serait donc pas dplace un moment o Ulysse doit, nous allons le voir, franchir une nouvelle tape. Tous les personnages humains trouveraient ainsi une correspondance satisfaisante.

    Mais Artmis n'est-elle pas une nouvelle fois en trop? Si l'espace de droite est bien le domaine des grands-parents, que vient-elle y faire? De fait Odysse ne dit mot de la desse. Mais elle nous offre un pisode en tout congru sa personnalit, car non seulement le sjour d'Ulysse chez Autolycos a lieu au moment o le hros atteint les bornes de l'adolescence et doit franchir la frontire qui le spare de l'ge mr, mais il est pour lui l'occasion de faire ses preuves dans une activit caractristique des jeunes phbes: la chasse au sanglier. Mieux mme, la chasse laquelle le fils de Larte se livre sur le Parnasse a des connotations initiatiques videntes, jusque dans la trace qu'elle laisse sur le corps de l'imptrant devenu adulte (la cicatrice qui dnoncera Ulysse lorsque, revenu en Ithaque, il cherchera se dissimuler sous les dehors d'un mendiant). C'est assez pour que soit convoque la Sagittaire: non seulement l'exploit d'Ulysse, accompli dans le royaume montagnard du "Loup Mme", se situe dans l'espace de confins cher la chasseresse et relve de sa spcialit, mais c'est elle en outre qui a en charge le franchissement du seuil devant lequel se trouve le hros et qui lui ouvrira l'accs du monde viril14. Place l'intrieur du groupe form par les grands-parents, Artmis rvle la signification sociologique du sjour chez eux et de la mise l'cart temporaire de l'enfant par rapport la famille qui l'a lev: l'initiation implique cette sgrgation momentane du milieu o le candidat a pass son enfance. Si l'on pousse la comparaison son terme , on notera que la desse du monde sauvage -prsente sur l'image et non dans le rcit odyssen- est en position de substitut (en termes linguistiques, sur l'axe paradigmatique) par rapport aux fils d'Au-

    13. Odysse, XIX, 399-415. Eurycle, comme il appert en une situation particulirement dramatique, a nourri au sein le petit Ulysse. Quand le fils de Larte se rend compte que la servante a perc le secret de son dguisement, et craint qu'elle ne le trahisse, il l'apostrophe en ces termes

    , ' ; ' -

    "Nourrice, veux-tu donc me perdre, alors que c'est toi qui m'as nourri ton sein?..." (Odysse, XIX, 482-483 d. cit., notre traduction)

    A rapprocher de la poitrine mise en vidence de la jeune femme peinte sur la coupe? 14. Cf. Jean-Pierre Vernant, La mort dans les yeux. Figures de l'Autre en Grce an

    cienne. Artmis, Gorg, Paris, 1985, pp. 15-24.

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    tolycos -mentionns dans le rcit, absents de la peinture- qui seront les compagnons de chasse d'Ulysse. Comme si le peintre, ayant choisi d'voquer le contexte cyngtique par la figure plus immdiatement identifiable de l'archre15, avait limin les jeunes chasseurs qui eussent ds lors t tautologiques.

    Par ricochet, la rfrence l'pisode du sanglier conforte le rapprochement du personnage de l'extrme gauche avec la nourrice Eurycle: c'est elle qui, lorsqu'elle baigne le hros dguis, reconnat la blessure que l'animal farouche a inflige Ulysse, dclenchant dans Odysse tout le rcit du sjour chez Autolycos. Il serait parfaitement comprhensible dans ces conditions que le peintre ait tenu intgrer la scne une figure si troitement lie cette aventure.

    Il convient d'introduire ici, sous forme de parenthse, une remarque d'ordre mthodologique. Nous n'ignorons pas qu'il peut tre aventureux de vouloir rendre compte d'une peinture de vase en la rapportant un texte pique (mme aussi universellement connu en Grce que Odysse) dont elle serait la reprsentation, et le propos de cette note n'est pas de se livrer un forage qui viserait identifier dfinitivement les personnages pour figer la scne en une signification univoque. D'vidence la situation de rfrence excde le cas d'Ulysse et peut recevoir une valeur plus gnrale. Il n'en reste pas moins que la description du sjour chez Autolycos permet de donner sens au groupement de personnages et l'organisation de l'image. Elle fournit un paradigme explicatif qui nous parat satisfaisant la fois par les concordances d'ensemble des schmes pictural et discursif et par les divergences ponctuelles (notamment la substitution Artmis/fils d'Autolycos). Sans donc vouloir plaquer l'image sur la littrature, la mise en parallle de l'une et de l'autre peut tre enrichissante. C'est dans le cadre de ce dialogue sur fond de distance que nous placerions une autre diffrence entre rcit et peinture. Rien ne prouve en effet qu'il y ait jamais eu un pisode narrant une visite de la famille d'Ulysse chez Autolycos pour lui confier le jeune homme16, et il n'est pas ncessaire d'en postuler l'existence pour comprendre la juxtaposition des deux groupes sur la coupe de Tarquinia. En les runissant, le peintre de Brygos exprime la logique abstraite de la situation, le systme d'oppositions qui la sous-

    15. Dont l'arme emblmatique n'a pas de secret pour Ulysse, comme il en fera la dmonstration au grand dam des prtendants.

    16. U Odysse, en tout cas, ne signale rien de tel. Ulysse semble partir seul pour le Parnasse: ' ' , , "Aussi Ulysse s'y rendit-il, afin qu'il lui donnt les superbes prsents" (XIX, 413, d. cit., notre traduction).

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    tend: il ne raconte pas une histoire. Solidairement, les personnages n'ont pas tre nomms. Les exgtes les plus circonspects pourront s'arrter sur ces injonctions la prudence. Continuons pour les autres17.

    Nous venons de rappeler le rle d'embrayeur narratif que joue le personnage d'Eurycle dans V Odysse: sa dcouverte de la cicatrice amne l'pisode de la chasse chez Autolycos, comme si elle crait par l l'espace ncessaire au dploiement d'un rcit dans le rcit, quelque chose d'analogue une profondeur de champ18. C'est la mmoire individuelle (tactile)19 de la servante20 qui donne lieu l'insertion par l'ade d'un morceau de mmoire pique. Or la figure que nous avons rapproche de la nourrice homrique possde galement une particularit qui la distingue et l'isole des autres sur la coupe de Brygos: alors que la rgle du profil est par ailleurs strictement respecte, elle offre au spectateur son visage de face. Franoise Frontisi-Ducroux a justement insist sur importance de ces reprsentations frontales et la rupture qu'elles introduisent dans le systme des regards interne l'image, produisant comme une ouverture de l'espace iconique, un point de fuite par rapport au monde d'ordinaire clos sur lui-mme de la reprsentation21. En prolongeant la logique de notre interprtation, n'est-il pas possible de reconnatre l l'quivalent pictural de l'embrayage narratif de l'Odysse? En d'autres termes, l'ouverture de l'espace de la reprsentation gnre par la frontalit ne conciderait-elle pas avec la fonction de mise en abme qui est celle d'Eurycle dans l'pope? Les deux figures se recouvriraient alors non seulement du fait de leur position homologue dans deux systmes de personnages semblablement structurs, mais aussi du fait de leur commune fonction rhtorique qui les rend excentriques, dcales22. Un pas encore et nous pourrons suggrer

    17. S'il en est. 18. Ce qu'a bien vu, sa manire, Victor Brard, qui athtise le passage (dition des

    Belles Lettres, Paris, 1967 (1924), pp. 84-86). 19. Elle reconnat la blessure ttons, en palpant: , vers 468. 20. Cette fonction rhtorique de la nourrice n'est pas sans rapport probablement avec

    la position ambigu qui est la sienne dans Voikos: sans appartenir la famille au sens strict puisqu'elle n'est qu'une esclave, elle en partage nanmoins l'existence jusque dans ses aspects les plus intimes. A la fois intrieure et extrieure, elle est le pivot idal pour une ouverture du groupe domestique sur l'extrieur (la famille d'Autolycos) et du rcit sur un autre rcit...

    21. F. Frontisi-Ducroux, "La mort en face" (supra, note 4). Elle crit par exemple (p. 208): "Ce dtournement vers l'extrieur, sur une troisime dimension, aboutit une sortie hors de l'espace figuratif".

    22. D'une manire trs semblable celle dont - l'intrieur de ces deux modes d'expression qui possdent chacun leur autonomie mais entre lesquels on peut relever des

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    que le regard tourn vers nous de la nourrice de la coupe, en laissant entendre que la scne s'ouvre sur un ailleurs, n'est pas auto-suffisante, nous invite dcouvrir au-del de l'image, en arrire-plan, sa version pique, que son orientation aberrante permet d'articuler deux formes de discours, celui du vase, celui de l'ade. Illusion d'optique ou clin d'il du peintre?

    (Universit d'Aix) Bernard MEZZADRI

    isomorphismes- l'apostrophe adresse par l'ade au guerrier sur le point de succomber peut correspondre au regard frontal que le peintre de vase attribue ce mme mourant (cf. F. Frontisi-Ducroux, art. cit.).

  • Alan Shapiro (Rponse B. Mezzadri)

    Bernard Mezzadri's paper proposes to read the scne on the cup Tar- quinia RC 6846 as the young Odysseus arriving at the palace of his maternai grandfather Autolykos on Parnassos (Odyssey 19.414-17). The other figures would include Amphithea, wife of Autolykos; Odysseus' mother Antikleia and his father Laertes; and his nurse Eurykleia. The prsence of Artemis holding a bow, which proved difficult for my interprtation as the departure of a young hero (possibly Theseus) , is explained as a rfrence to the hunt on Parnassos that will leave Odysseus with his famous scar, rec- ognized many years later by Eurykleia.

    As Mezzadri concdes, there is no pisode narrated in the Odyssey that corresponds exactly to this scnario. We are not told that Odysseus' parents and his nurse delivered him personally to Autolykos; they might hve sent him alone to Parnassos, or with a young maie companion, as Tele- machos travelled with Peisistratos the son of Nestor. "Le peintre de Brygos exprime la logique abstraite de la situation". To combine familiar figures from more than one pisode would indeed be typical of the kind of liberties that the vase-painters regularly take with their literary sources.

    To me more problematical in Mezzadri's paper is an approach to which I alluded in the opening remarks of my article, in speaking of 19th century interprtations of Greek vases. Because such a small corpus of Attic vases had by then been well published, it was impossible to say with any confidence what mythological subjects did or did not belong to the rpertoire of the painters. But today we hve a much better idea. Not only is the pisode suggested by Mezzadri not represented anywhere in ancient art, but there is no established iconography at ail for Autolykos or Amphithea, Antikleia or Laertes. Each of thse figures occurs at most one or twice, and ne ver in Attic, but on South Italian or Hellenistic vases (see L/MCs.vv.). Furthermore, Odysseus himself, though relatively popular, is invariably shown as a mature, bearded figure. No pisode from his childhood or youth is attested, and he is first shown at Troy.

  • 296 ALAN SHAPIRO (REPONSE A B. MEZZADRI)

    In short, Mazzadri's interprtation seems to me to fit comfortably with several proposed for this cup in the late 19th c. (cf. p. 116 of my article): Meleager setting out to fight the Kouretes or Jason departing from Pagasai for the Fleece. In ail cases the myth has good epic sources and would hve made a fine subject for the vase-painters, but we hve no vidence to suggest that they ever took it up.

    Naturally we cannot exclude Mezzadri's interprtation (or any other) on the argumentum ex silentio alone. Very occasionally a new vase turns up with a myth previously unrecognized in Greek art. In the case of the Odys- sey, however, the range of pisodes depicted in antiquity, which has been so admiraboly studied by Odette Touchefeu-Meynier, is surprisingly li- mited, and thse few tend to be repeated many times. Indeed, most of them carry over from Achaic and Classical Greek art to Hellenistic, and on into Roman.

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