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OEDIPE ROI TRAGÉDIE Traduction nouvelle de Leconte de Lisle SOPHOCLE 1877 Publié par Gwénola, Ernest et Paul Fièvre, Février 2016 - 1 -

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OEDIPE ROITRAGÉDIE

Traduction nouvelle de Leconte de Lisle

SOPHOCLE

1877

Publié par Gwénola, Ernest et Paul Fièvre, Février 2016

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OEDIPE ROITRAGÉDIE

Traduction nouvelle de Leconte de Lisle

SOPHOCLE.Paris : impr. A. Lemerre

1877

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LES ACTEURS

OEDIPE.LE SACRIFICATEUR.JOCASTE, mère et femme d'Oedipe.CRÉON, oncle d'Oedipe, frère de Jocaste.OEDIPE.TIRÉSIAS.LE MESSAGER.LE SERVITEUR.

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Oedipe, Le Sacrificateur.

OEDIPE.Ô enfants, race nouvelle de l'antique Kadmos, pourquoivous tenez-vous ainsi devant moi avec ces rameauxsuppliants ? Toute la ville est pleine de l'encens qui brûleet du retentissement des paians et des lamentations. Jen'ai point pensé que je dusse apprendre ceci par d'autres,ô enfants ! Et je suis venu moi-même, moi, Oidipous,célèbre parmi tous les hommes. Allons ! Parle, vieillard,car il convient que tu parles pour eux. Qu'est-ce ? Quelleest votre pensée ? Redoutez-vous quelque danger ?Désirez-vous être secourus dans une calamité présente ?Certes, je vous viendrai en aide. Je serais sans pitié si jen'étais touché de votre morne attitude.

LE SACRIFICATEUR.Oedipe, ô toi qui commandes à la terre de ma patrie, tunous vois tous prosternés devant tes autels : ceux-ci quine peuvent encore beaucoup marcher, ces sacrificateurslourds d'années, et moi-même serviteur de Zeus et cetteélite de nos jeunes hommes. Le reste de la multitude,portant les rameaux suppliants est assis dans l?Agora,devant les deux temples de Pallas et le foyer fatidique del'Isménien. En effet, comme tu le vois, la ville, battue parla tempête, ne peut plus lever sa tête submergée parl'écume sanglante. Les fruits de la terre périssent, encoreenfermés dans les bourgeons, les troupeaux de boeufslanguissent, et les germes conçus par les femmes nenaissent pas. Brandissant sa torche, la plus odieuse desdéesses, la peste, s'est ruée sur la ville et a dévasté lademeure de Cadmos. Le noir Hadès s'enrichit de nosgémissements et de nos lamentations. Et voici que cesenfants et moi nous nous sommes rendus à ton seuil, nonque tu nous sembles égal aux dieux, mais parce que, dansles maux qu'amène la vie ou dans ceux qu'infligent lesdémons irrités, tu es pour nous le premier des hommes,toi qui, à ton arrivée dans la ville de Cadmos, nousaffranchis du tribut payé à la cruelle divinatrice, n'étantaverti de rien, ni renseigné par nous. En effet, c'est àl'aide d'un dieu que tu as sauvé notre vie. Tous le pensentet le croient. Or, maintenant, Oedipe, le plus puissant deshommes, nous sommes venus vers toi en suppliants, afinque tu trouves quelque remède pour nous, soit qu'unoracle divin t'instruise, soit qu'un homme te conseille, car

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je sais que les sages conseils amènent les événementsheureux. Allons, ô le meilleur des hommes, remets cetteville en son ancienne gloire, et prends souci de la tienne !Cette terre, se souvenant de ton premier service, tenomme encore son sauveur. Plaise aux dieux que,songeant aux jours de ta puissance, nous ne disions pasque, relevés par toi, nous sommes tombés de nouveau !Restaure donc et tranquillise cette ville. Déjà par uneheureuse destinée, tu nous as rétablis. Sois aujourd'huiégal à toi-même. Car, si tu commandes encore sur cetteterre, mieux vaut qu'elle soit pleine d'hommes quedéserte. Une tour ou une nef, en effet, si vaste qu'elle soit,n'est rien, vide d'hommes.

OEDIPE.Ô lamentables enfants ! Je sais, je n'ignore pas ce quevous venez implorer. Je sais de quel mal vous souffreztous. Mais quelles que soient les douleurs qui vousaffligent, elles ne valent pas les miennes ; car chacun devous souffre pour soi, sans éprouver le mal d'autrui, etmoi, je gémis à la fois sur la ville, sur vous et sur moi.Certes, vous ne m'avez point éveillé tandis que jedormais ; mais, plutôt, sachez que j'ai beaucoup pleuré etagité dans mon esprit bien des inquiétudes et des pensées; de sorte que le seul remède trouvé en réfléchissant, jel'ai tenté. C'est pourquoi j'ai envoyé à Python, auxdemeures de Phoebus, le fils de Ménoikeus, Créon, monbeau-frère, afin d'apprendre par quelle action ou parquelle parole je puis sauver cette ville. Déjà, comptant lesjours depuis son départ, je suis inquiet de ce qu'il fait ;car il y a fort longtemps qu'il est absent, et au delà de cequi est vraisemblable. Quand il sera revenu, que je soistenu pour un mauvais homme, si je ne fais ce qu'auraprescrit le dieu !

LE SACRIFICATEUR.Tu parles à propos, certes ; car ceux-ci m'annoncent queCréon est arrivé.

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Oedipe, Le Sacrificateur, Créon.

OEDIPE.Ô roi Apollon ! Puisse-t-il revenir avec un oracle aussipropice que son visage est joyeux !

LE SACRIFICATEUR.Comme il est permis de le penser, il est joyeux. Sinon, iln'arriverait pas la tête ceinte d'un laurier chargé de fruits.

OEDIPE.Nous le saurons promptement, car il est assez près pourêtre entendu. Ô roi, mon parent, fils de Ménoikeus, quelleréponse du dieu nous apportes-tu ?

CRÉON.Une excellente ; car quelque difficiles à faire que soientles choses, je dis qu'elles sont bonnes si elles mènent àune heureuse fin.

OEDIPE.Quel est l'oracle ? Tes paroles, en effet, ne me donnent niconfiance, ni crainte.

CRÉON.Si tu veux que ceux-ci entendent, je suis prêt à parler.Sinon, entrons dans la demeure.

OEDIPE.Parle devant tous. Je suis plus affligé de leurs maux queje n'ai souci de ma propre vie.

CRÉON.Je dirai ce que je tiens du dieu. Le roi Apollon nousordonne d'effacer la souillure qui a grandi dans ce pays,de l'extirper, loin de l'y entretenir, de peur qu'elle soitinexpiable.

OEDIPE.Quelle est la nature de ce mal ? Par quelle expiation ?

CRÉON.En chassant un homme hors des frontières, ou envengeant le meurtre par le meurtre, car c'est ce meurtrequi ruine la ville.

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OEDIPE.Quel est l'homme dont l'oracle rappelle le meurtre ?

CRÉON.Ô roi, Laïus commanda autrefois sur notre terre, avantque tu fusses le chef de cette ville.

OEDIPE.Je l'ai entendu dire, car je ne l'ai jamais vu.

CRÉON.L'oracle ordonne clairement de punir ceux qui ont tué cethomme qui est mort.

OEDIPE.Sur quelle terre sont-ils ? Comment retrouver quelquetrace d'un crime ancien ?

CRÉON.L'oracle dit que cette trace est dans la ville. On trouve cequ'on cherche, et ce qu'on néglige nous fuit.

OEDIPE.Mais, dis-moi : est-ce dans les champs, ici, ou sur uneterre étrangère que Laïus a été tué ?

CRÉON.On dit qu'étant parti pour consulter l'oracle, il n'est plusjamais revenu dans sa demeure.

OEDIPE.Aucun messager, aucun compagnon de route n'a-t-il vu etne peut-il raconter comment les choses se sont passées ?

CRÉON.Ils ont tous péri, à l'exception d'un seul qui s'est enfui deterreur et n'a dit qu'une seule chose de tout ce qu'il a vu.

OEDIPE.Quelle chose ? Un seul fait permettrait d'en découvrir unplus grand nombre, si nous avions un faiblecommencement d'espoir.

CRÉON.Il dit que des voleurs ont assailli Laïus, et qu'il a été tuénon par un seul, mais par un grand nombre à la fois.

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OEDIPE.Mais un voleur, s'il n'avait été payé ici pour cela, aurait-ileu une telle audace ?

CRÉON.Ceci fut soupçonné ; mais nul, au milieu de nos maux, nese leva pour venger Laïus mort.

OEDIPE.Quel mal empêcha de rechercher comment le roi étaitmort ?

CRÉON.La Sphinx, pleine de paroles rusées, nous contraignit delaisser là les choses incertaines pour les choses présentes.

OEDIPE.Je porterai la lumière sur l'origine de ceci. Il est digne dePhoebus et digne de toi aussi d'avoir pris souci du roimort. C'est pourquoi vous me verrez vous aider justementet venger le dieu et la ville. En effet, ce n'est pas enfaveur d'un ami éloigné, c'est pour ma propre cause queje punirai ce crime. Quiconque a tué Laïus pourrait mefrapper avec la même audace. En le servant, je me sersmoi-même. Donc, enfants, levez-vous du seuil etemportez ces rameaux suppliants. Qu'un autre appelle àl'Agora le peuple de Cadmos, car je vais tout tenter ! Ounous serons heureux avec l'aide du dieu, ou nous sommesperdus.

LE SACRIFICATEUR.Levons-nous, enfants, puisqu'il nous promet les chosespour lesquelles nous sommes venus. Que Phoebus, quinous a envoyé cet oracle, soit notre sauveur et nousdélivre de nos maux !

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Le Choeur, Oedipe.

LE CHOEUR.

Strophe I.Ô harmonieuse parole de Zeus, venue de la riche Pythôdans l'illustre Thèbes ! Mon coeur tremble et bat decrainte, ô paian Dalien ! J'ai peur de savoir ce que tu doisaccomplir pour moi, dès aujourd'hui, ou dans le retourdes saisons. Dis-le-moi, ô fille de l'espérance d'or, voixambroisienne !

Antistrophe I.Je t'invoque la première, fille de Zeus, ambroisienneAthéna, avec ta soeur Artémis qui protège cette terre, quis'assied sur un trône glorieux au milieu de l'Agora, etavec Phoebus qui lance au loin les traits. Oh ! Venez àmoi tous trois, guérisseurs des maux ! Si déjà, quand lemalheur se rua sur la ville, vous avez étouffé le feuterrible, venez aussi maintenant !

Strophe II.Ô dieux ! Je subis des maux innombrables ; mon peupletout entier dépérit, et l'action de la pensée ne peut leguérir. Les fruits de cette terre illustre ne mûrissent pas ;les femmes n'enfantent point et souffrent des douleurslamentables ; et l'on voit, l'un après l'autre, tels que desoiseaux rapides, avec plus d'ardeur que le feu indompté,tous les hommes se ruer vers le rivage du dieu occidental!

Antistrophe II.La ville est épuisée par les funérailles sans nombre ; lamultitude non pleurée et qui donne la mort gît sur la terre; et les jeunes mariées et les mères aux cheveux blancs,prosternées çà et là sur les marches de chaque autel,demandent par des hurlements et des gémissements la finde leurs maux déplorables. Le paian et le bruit plaintifdes lamentations éclatent et redoublent. Ô fille d'or deZeus, envoie-nous un puissant secours !

OEDIPE.Tu pries, et il te sera accordé ce que tu désires, un remèdeet un apaisement pour tes maux, si tu veux m'écouter etagir contre cette calamité. Je parlerai comme étranger àl'oracle et à la chose faite ; car je n'avancerai pasbeaucoup dans ma recherche, si je n'ai quelque indice.Maintenant, je vous dis ceci, à vous tous, citoyensKadméiones, moi le dernier venu ici après l'événement.Quiconque d'entre vous sait par quel homme a été tuéLaïus Labdacide, j'ordonne que celui-là me révèle tout.S'il craint ou s'il refuse de s'accuser, qu'il sorte sain etsauf de ce pays ! Il ne subira aucun autre châtiment dema part. Si quelqu'un sait qu'un étranger a commis cemeurtre, qu'il ne taise pas son nom, car je lerécompenserai et lui serai par surcroît reconnaissant !Mais si vous vous taisez, si quelqu'un d'entre vous,craignant pour soi ou pour un ami, rejette mes paroles,

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sachez ce que je ferai. J'ordonne que cet homme ne soitaccueilli par aucun habitant de cette terre où je possède lapuissance et le trône ; que nul ne soit son hôte, nel'admette aux supplications et aux sacrifices divins et nele baigne d'eau lustrale ; que tous le repoussent de leursdemeures, et qu'il soit pour nous comme une souillure,ainsi que l'oracle du dieu Pythique me l'a déclaré. Decette façon, je viens en aide au démon et à l'homme tué.Je maudis le meurtrier inconnu, qu'il ait commis seul cecrime ou que plusieurs l'aient aidé. Que le malheurconsume sa vie ! Que je souffre moi-même les maux quemes imprécations appellent sur lui, si je le reçoisvolontairement dans mes demeures ! Or, je vouscommande d'agir ainsi, pour moi, pour le dieu, pour cepays frappé de stérilité et d'abandon. Même quandl'oracle ne l'eût pas ordonné, il ne convenait pas de laisserinexpié le meurtre de ce très vaillant homme, de ce roimort ; mais il eût fallu s'en inquiéter. Maintenant,puisque je possède la puissance qu'il avait avant moi ;puisque j'ai épousé sa propre femme pour procréer d'elle,et que s'il avait eu des enfants, ceux-ci seraient devenusles miens ; puisque la destinée mauvaise s'est abattue sursa tête, j'agirai pour lui comme s'il était mon père, et jetenterai tout pour saisir le tueur du Labdacide, dudescendant de Polydoros, de Cadmos et de l'antiqueAgenôr. Pour ceux qui n'obéiront point à mes ordres, jesupplie les dieux qu'ils n'aient ni moissons de la terre, nienfants de leurs femmes, et qu'ils meurent du mal quinous accable ou d'un plus terrible encore. Mais, pourvous, Kadméiens, qui m'approuvez, je prie que la justiceet tous les dieux propices vous soient en aide !

LE CHOEUR.Puisque tu m'y contrains par ton imprécation, ô roi, jeparlerai. Je n'ai point tué et je ne puis dire qui a tué. C'està Phoebus qui a rendu cet oracle de dire qui a commis lecrime.

OEDIPE.Tu dis une chose juste, mais aucun homme ne peutcontraindre les dieux de faire ce qu'ils ne veulent pasfaire.

LE CHOEUR.J'ajouterai une seconde pensée à celle que j'ai dite.

OEDIPE.Même une troisième, si tu l'as. N'hésite pas.

LE CHOEUR.Je sais, ô roi, que le roi Tirésias, autant que le roiPhoebus, découvre avec certitude ce qu'on cherche à quil'interroge.

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OEDIPE.Je n'ai pas manqué de m'en inquiéter. Averti par Créon, jelui ai envoyé deux messagers. Je suis même étonné qu'ilne soit pas arrivé.

LE CHOEUR.À la vérité, toutes les autres rumeurs sont anciennes etfausses.

OEDIPE.Quelles sont-elles ? Tout ce qui s'est dit doit être su.

LE CHOEUR.On rapporte que Laïus a été tué par quelques voyageurs.

OEDIPE.Je l'ai entendu dire aussi, mais personne n'a vu ce qui estarrivé.

LE CHOEUR.Si le meurtrier ressent quelque crainte, dès qu'ilapprendra tes imprécations terribles, il ne les supporterapas.

OEDIPE.Qui ne craint pas de commettre un crime n'est pasépouvanté par des paroles.

LE CHOEUR.Voici celui qui le découvrira. Ils conduisent ici le divinprophète qui, seul de tous les hommes, possède la vérité.

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Oeidpe, Tirésias.

OEDIPE.Ô Tirésias, qui comprends toutes choses, permises oudéfendues, ouraniennes et terrestres, bien que tu ne voiespas, tu sais cependant de quel mal cette ville est accablée,et nous n'avons trouvé que toi, ô roi, pour protecteur etpour sauveur. Phoebus, en effet, si tu ne l'as appris déjàde ceux-ci, nous a répondu par nos envoyés que l'uniquefaçon de nous délivrer de cette contagion était de donnerla mort aux meurtriers découverts de Laïus, ou de leschasser en exil. Ne nous refuse donc ni les augures parles oiseaux, ni les autres divinations ; délivre la ville ettoi-même et moi ; efface cette souillure due au meurtrede l'homme qu'on a tué. Notre salut dépend de toi. Il n'estpas de tâche plus illustre pour un homme que de mettresa science et son pouvoir au service des autres hommes.

TIRÉSIAS.Hélas ! Hélas ! Qu'il est dur de savoir, quand savoir estinutile ! Ceci m'était bien connu, et je l'ai oublié, car je neserais point venu ici.

OEDIPE.Qu'est-ce ? Tu sembles plein de tristesse.

TIRÉSIAS.Renvoie-moi dans ma demeure. Si tu m'obéis, ce sera,certes, au mieux pour toi et pour moi.

OEDIPE.Ce que tu dis n'est ni juste en soi, ni bon pour cette villequi t'a nourri, si tu refuses de révéler ce que tu sais.

TIRÉSIAS.Je sais que tu parles contre toi-même, et je crains lemême danger pour moi.

OEDIPE.Je t'adjure par les dieux ! Ne cache pas ce que tu sais.Tous, tant que nous sommes, nous nous prosternons en tesuppliant.

TIRÉSIAS.Vous délirez tous ! Mais je ne ferai pas mon malheur, enmême temps que le tien !

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OEDIPE.Que dis-tu ? Sachant tout, tu ne parleras pas ? Mais tu asdonc dessein de nous trahir et de perdre la ville ?

TIRÉSIAS.Je n'accablerai de douleur ni moi, ni toi. Pourquoim'interroges-tu en vain ? Tu n'apprendras rien de moi.

OEDIPE.Rien ! Ô le pire des mauvais, tu ne diras rien ! Certes, tumettrais la fureur dans un coeur de pierre. Ainsi turesteras inflexible et intraitable ?

TIRÉSIAS.Tu me reproches la colère que j'excite, et tu ignores celleque tu dois exciter chez les autres. Et cependant tu meblâmes !

OEDIPE.Qui ne s'irriterait, en effet, en entendant de telles parolespar lesquelles tu méprises cette ville ?

TIRÉSIAS.Les choses s'accompliront d'elles-mêmes, quoique je lestaise.

OEDIPE.Puisque ces choses futures s'accompliront, tu peux me lesdire.

TIRÉSIAS.Je ne dirai rien de plus. Laisse-toi entraîner comme il teplaira, à la plus violente des colères.

OEDIPE.Certes, enflammé de fureur comme je le suis, je ne tairairien de ce que je soupçonne. Sache donc que tu mesembles avoir pris part au meurtre, que tu l'as mêmecommis, bien que tu n'aies pas tué de ta main. Si tun'étais pas aveugle, je t'accuserais seul de ce crime.

TIRÉSIAS.En vérité ? Et moi je t'ordonne d'obéir au décret que tu asrendu, et, dès ce jour, de ne plus parler à aucun de ceshommes, ni à moi, car tu es l'impie qui souille cette terre.

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OEDIPE.Oses-tu parler avec cette impudence, et penses-tu, parhasard, sortir de là impuni ?

TIRÉSIAS.J'en suis sorti, car j'ai en moi la force de la vérité.

OEDIPE.Qui t'en a instruit ? Ce n'est point ta science.

TIRÉSIAS.C'est toi, toi qui m'as contraint de parler.

OEDIPE.Qu'est-ce ? Dis encore, afin que je comprenne mieux.

TIRÉSIAS.N'as-tu pas compris déjà ? Me tentes-tu, afin que j'en disedavantage ?

OEDIPE.Je ne comprends pas assez ce que tu as dit. Répète.

TIRÉSIAS.Je dis que ce meurtrier que tu cherches, c'est toi !

OEDIPE.Tu ne m'auras pas impunément outragé deux fois !

TIRÉSIAS.Parlerai-je encore, afin de t'irriter plus encore ?

OEDIPE.Autant que tu le voudras, car ce sera en vain.

TIRÉSIAS.Je dis que tu t'es uni très honteusement, sans le savoir, àceux qui te sont le plus chers et que tu ne vois pas enquels maux tu es !

OEDIPE.Penses-tu toujours parler impunément ?

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TIRÉSIAS.Certes ! S'il est quelque force dans la vérité.

OEDIPE.Elle en a sans doute, mais non par toi. Elle n'en a aucunepar toi, aveugle des oreilles, de l'esprit et des yeux !

TIRÉSIAS.Malheureux que tu es ! Tu m'outrages par les parolesmêmes dont chacun de ceux-ci t'outragera bientôt !

OEDIPE.Perdu dans une nuit éternelle, tu ne peux blesser ni moi,ni aucun de ceux qui voient la lumière.

TIRÉSIAS.Ta destinée n'est point de succomber par moi. Apollon ysuffira. C'est lui que ce soin regarde.

OEDIPE.Ceci est-il inventé par toi ou par Créon ?

TIRÉSIAS.Créon n'est point cause de ton mal. Toi seul es ton propreennemi.

OEDIPE.Ô richesse, ô puissance, ô gloire d'une vie illustre par lascience et par tant de travaux, combien vous excitezd'envie ! Puisque, pour cette même puissance que la villea remise en mes mains sans que je l'aie demandée, Créon,cet ami fidèle dès l'origine, ourdit secrètement des rusescontre moi et s'efforce de me renverser, ayant séduit cementeur, cet artisan de fraudes, cet imposteur qui ne voitque le gain, et n'est aveugle que dans sa science ! Allons !Dis-moi, où t'es-tu montré un sûr divinateur ? Pourquoi,quand elle était là, la chienne aux paroles obscures,n'as-tu pas trouvé quelque moyen de sauver les citoyens ?Était-ce au premier homme venu d'expliquer l'énigme,plutôt qu'aux divinateurs ? Tu n'as rien fait ni par lesaugures des oiseaux, ni par une révélation des dieux. Etmoi, Oedipe, qui arrivais ne sachant rien, je fis taire laSphinx par la force de mon esprit et sans l'aide desoiseaux augurals. Et c'est là l'homme que tu tentes derenverser, espérant t'asseoir auprès de Créon sur le mêmetrône ! Mais je pense qu'il vous en arrivera malheur à toiet à celui qui a ourdi le dessein de me chasser de la villecomme une souillure. Si je ne croyais que la vieillesse t'arendu insensé, tu saurais bientôt ce que coûtent de telsdesseins.

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LE CHOEUR.Autant que nous en jugions, ses paroles et les tiennes,Oedipe, nous semblent pleines d'une chaude colère. Il nefaut point s'en occuper, mais rechercher comment nousaccomplirons pour le mieux l'oracle du dieu.

TIRÉSIAS.Si tu possèdes la puissance royale, il m'appartientcependant de te répondre en égal. J'ai ce droit en effet. Jene te suis nullement soumis, mais à Loxias ; et je ne seraijamais inscrit comme client de Créon. Puisque tu m'asreproché d'être aveugle, je te dis que tu ne vois point detes yeux au milieu de quels maux tu es plongé, ni avecqui tu habites, ni dans quelles demeures. Connais-tu ceuxdont tu es né ? Tu ne sais pas que tu es l'ennemi des tiens,de ceux qui sont sous la terre et de ceux qui sont sur laterre. Les horribles exécrations maternelles et paternelles,s'abattant à la fois sur toi, te chasseront un jour de cetteville. Maintenant tu vois, mais alors tu seras aveugle. Oùne gémiras-tu pas ? Quel endroit du Cithéron neretentira-t-il pas de tes lamentations, quand tu connaîtrastes noces accomplies et dans quel port fatal tu as étépoussé après une navigation heureuse ? Tu ne vois pasces misères sans nombre qui te feront l'égal de toi-mêmeet de tes enfants. Maintenant, accable-nous d'outrages,Créon et moi, car aucun des mortels ne succombera plusque toi sous de plus cruelles misères.

OEDIPE.Qui pourrait endurer de telles paroles ? Va-t'en,abominable ! Hâte-toi ! Sors de ces demeures, et sansretour !

TIRÉSIAS.Certes, je ne serais point venu, si tu ne m'avais appelé.

OEDIPE.Je ne savais pas que tu parlerais en insensé ; car, lesachant, je ne t'eusse point pressé de venir dans mademeure.

TIRÉSIAS.Je te semble insensé, mais ceux qui t'ont engendré metenaient pour sage.

OEDIPE.Qui sont-ils ? Arrête ! Qui, parmi les mortels m'aengendré ?

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TIRÉSIAS.Ce même jour te fera naître et te fera mourir.

OEDIPE.Toutes tes paroles sont obscures et incompréhensibles.

TIRÉSIAS.N'excelles-tu pas à comprendre de telles obscurités ?

OEDIPE.Tu me reproches ce qui me fera grand.

TIRÉSIAS.C'est cela même qui t'a perdu.

OEDIPE.J'ai délivré cette ville et je ne le regrette pas.

TIRÉSIAS.Je m'en vais donc. Toi, enfant, emmène-moi.

OEDIPE.Certes, qu'il t'emmène, car, étant présent, tu me troubleset tu m'empêches ! Loin d'ici, tu ne me pèseras plus.

TIRÉSIAS.Je m'en irai, mais je dirai d'abord pourquoi je suis venuici sans peur de ton visage, car tu es impuissant à meperdre jamais. Cet homme que tu cherches, le menaçantde tes décrets à cause du meurtre de Laïus, il est ici. Onle dit étranger, mais il sera bientôt reconnu pour unthèbaien indigène, et il ne s'en réjouira pas. De voyant ildeviendra aveugle, de riche pauvre, et il partira pour uneterre étrangère. Il sera en face de tous le frère de sonpropre enfant, le fils et l'époux de celle de qui il est né,celui qui partagera le lit paternel et qui aura tué son père.Entre dans ta demeure, songe à ces choses, et si tu meprends à mentir, dis alors que je suis un mauvaisdivinateur.

Strophe III.Contrains-le de fuir, cet Arès le Pestiféré qui, sans sesarmes d'airain, nous brûle maintenant en se jetant surnous avec de grandes clameurs. Chasse-le hors de lapatrie, soit dans le large lit d'Amphitrita, soit vers lerivage inhospitalier de la mer Thrèkienne ; car ce que lanuit n'a point terminé le jour l'achève. Ô père Zeus,maître des splendides éclairs, consume-le de ta foudre !

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Antistrophe III.Roi Lykien ! puisses-tu, pour nous venir en aide, lancerde ton arc d'or tes traits invincibles ! puissent éclater lestorches flambantes avec lesquelles Artémis parcourt lesmonts Lykiens ! Et j'invoque le dieu éponyme de cetteterre, à la mitre d'or, Bakkhos-Évios, le Pourpré, lecompagnon des Mainades, afin qu'il vienne, secouant unetorche ardente contre ce dieu méprisé entre tous les dieux!

Le Choeur, Créon.

LE CHOEUR.

Strophe I.Quel est-il celui que le rocher fatidique de Pythô déclareavoir commis de ses mains ensanglantées le plusabominable des crimes ? Il est temps qu'il prenne la fuite,plus prompt que les chevaux rapides comme le vent, carle fils de Zeus, armé du feu et des éclairs, va se ruer surlui, suivi des Kères terribles et inévitables.

Antistrophe I.En effet, voici qu'une illustre voix, partie du neigeuxParnasse, dit de rechercher cet homme qui se cache. Il esterrant dans les forêts sauvages, sous les antres, parmi lesrochers, comme un taureau, et il vagabonde, malheureuxet d'un pied misérable, solitaire, afin d'échapper à l'oraclesorti du nombril de la terre. Mais l'oracle toujours vivacevole autour de lui.

Strophe II.Il me trouble horriblement, le divinateur augural, et je nepuis ni affirmer, ni nier ce qu'il dit. J'hésite, ne sachantcomment parler, et je reste en suspens, et je ne vois riende certain, ni dans le présent, ni dans le passé. Je n'aijamais entendu dire qu'il y ait eu aucune dissension entreles Labdacides et le fils de Polybos, et je n'ai jamaisdouté de l'excellente renommée d'Oedipe parmi tous leshommes, et qu'il puisse exister un vengeur du meurtreignoré du Labdacide.

Antistrophe II.Si Zeus et Apollon sont sages et connaissent les actionsdes hommes, je ne suis pas certain que ce divinateur,entre tous, sache plus que moi. Certes, un homme peut ensavoir plus qu'un autre homme ; mais, avant que sesparoles soient prouvées par le fait, je ne serai pas de ceuxqui condamnent Oedipe. Autrefois, quand parut la viergeailée, il a manifesté sa sagesse et sa bienveillance pour laville, et c'est pourquoi, jamais, par mon propre jugement,je ne le tiendrai pour coupable.

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CRÉON.Hommes citoyens, sachant que le roi Oedipe m'adressaitles plus odieuses accusations, je viens, pénétré d'unedouleur intolérable. Si, dans la calamité présente, il penseque, par mes paroles ou mes actions, je lui ai causéquelque mal, accusé d'un tel crime, je n'ai pas le désird'une plus longue vie. Ce ne serait pas peu, en effet,qu'une telle injure ; mais ce serait pour moi un très grandmalheur que d'être repoussé par la ville, par vous et parmes amis.

LE CHOEUR.Je pense que sa colère a exprimé cet outrage, plutôt quela réflexion de son esprit.

CRÉON.Comment est-il avéré que le divinateur a menti par mesconseils ?

LE CHOEUR.Il l'a dit en effet, mais je ne sais sur quelle preuve.

CRÉON.Ses yeux étaient-ils assurés, son esprit était-il calmequand il m'a accusé de ce crime ?

LE CHOEUR.Je ne sais, ne regardant point ce que font les princes.Mais le voici lui-même qui sort des demeure.

OEDIPE.Holà ! Toi ! Que fais-tu ici ? Ton audace et tonimpudence sont-elles si grandes que tu oses approcher demes demeures, toi qui me tues ouvertement, toi, le voleuravéré de ma puissance ! Allons, parle ! Je t'en adjure parles dieux ! As-tu vu en moi de la lâcheté ou de ladémence, pour avoir entrepris cela ? As-tu espéré que jene découvrirais pas ton dessein ourdi avec ruse, ou que,l'ayant découvert, je ne me vengerais pas ? Tes efforts nesont-ils pas insensés de vouloir saisir, sans le secours dupeuple et sans amis, la puissance royale qu'on ne peutobtenir que par les richesses et par la faveur du peuple ?

CRÉON.Comment faire ? Le sais-tu ? Il faut que je réponde à tesparoles. Quand tu sauras, tu jugeras.

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OEDIPE.Tu es un habile parleur, mais je suis un mauvaisécouteur, car je te sais injurieux et malveillant pour moi.

CRÉON.Sur ceci, écoute d'abord ce que j'ai à te dire.

OEDIPE.Va ! Ne me dis pas que tu n'es point mauvais.

CRÉON.Si tu penses qu'une obstination insensée est bonne, tu tetrompes.

OEDIPE.Et toi, si tu penses que tu outrageras un parent sans enêtre châtié, tu te trompes aussi.

CRÉON.Ce que tu dis est juste, je l'avoue ; mais apprends-moiquel outrage je t'ai fait.

OEDIPE.M'as-tu persuadé, ou non, d'envoyer un messager à cevénérable divinateur ?

CRÉON.Telle est encore ma pensée.

OEDIPE.Depuis combien de temps Laïus?

CRÉON.Qu'a-t-il fait ? Je ne comprends pas.

OEDIPE.A-t-il été enlevé par un coup mortel ?

CRÉON.Il y a de cela une longue suite d'années.

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OEDIPE.Ce divinateur exerçait-il alors sa science ?

CRÉON.Il était alors également savant et honoré.

OEDIPE.M'a-t-il nommé dans ce temps-là ?

CRÉON.Jamais, moi présent du moins.

OEDIPE.Et vous n'avez point fait de recherches au sujet du mort ?

CRÉON.Nous en avons fait sans doute. Nous n'avons rien appris.

OEDIPE.Et pourquoi ce savant divinateur ne disait-il pas alors lesmêmes choses ?

CRÉON.Je ne sais. J'ai coutume de me taire sur ce que je ne saispas.

OEDIPE.Il en est une du moins que tu sais et que tu diras, si tu essage.

CRÉON.Laquelle ? Si je la sais, je ne la nierai pas.

OEDIPE.Si le divinateur ne s'était pas concerté avec toi, il nem'accuserait pas d'avoir tué Laïus.

CRÉON.S'il a dit cela, tu le sais. Mais je veux t'interroger demême que tu m'interroges.

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OEDIPE.Interroge. Tu ne prouveras jamais que je suis le tueur deLaïus.

CRÉON.Dis : n'as-tu point ma soeur pour femme ?

OEDIPE.Je ne puis nier ce que tu demandes là.

CRÉON.Et tu commandes avec elle, ayant une part égale depuissance ?

OEDIPE.Je lui accorde toutes les choses qu'elle veut.

CRÉON.Ne suis-je pas, moi troisième, votre égal à tous deux ?

OEDIPE.Et c'est pour cela que tu te montres mauvais ami.

CRÉON.Tu ne diras point cela, si tu veux, comme moi, pensersagement. Songe à ceci d'abord : penses-tu qu'on puisseaimer mieux commander au milieu des terreurs quedormir tranquille en possédant la même puissance ? Pourmoi, certes, j'aime mieux faire ce que font les rois qu'êtreroi, et tout homme sage pense ainsi. En effet, maintenantj'obtiens tout de toi sans crainte, et, si j'étais roimoi-même, je ferais un grand nombre de choses contremon gré. Comment donc me serait-il plus doux de régnerque d'être puissant et tranquille ? Je ne suis pas insenséau point de désirer autre chose que les biens qui meprofitent. Maintenant tous m'honorent, chacunm'embrasse. Ceux qui souhaitent quelque chose de toi meflattent, car l'accomplissement de leurs voeux est dans mamain. Pourquoi, je te prie, perdrais-je ces avantages pourrégner ? Un esprit pervers nourrirait là des desseinsinsensés. Je n'ai nullement les désirs que tu me prêtes etje ne voudrais jamais les satisfaire avec l'aide d'un autre.Voici la preuve de ceci. Va demander à Pythô si je t'airapporté fidèlement l'oracle. Alors, si tu me convaincs dem'être concerté avec le divinateur, tue-moi, non par unseul suffrage, mais par deux, le mien et le tien. Mais nem'accuse pas sans preuve, car il n'est pas juste de décidertémérairement que les bons sont mauvais et que lesmauvais sont bons. Qui rejette un ami fidèle agit plusmal, je le dis, que s'il rejetait sa propre vie qui est le bienqu'on aime le plus. Avec le temps tu te convaincras de

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tout ceci, car le temps seul montre quel est l'hommeirréprochable, tandis qu'en un seul jour tu reconnaîtras unpervers.

LE CHOEUR.Tu avoueras qu'il a bien parlé, ô roi, si tu crains de faillir,car ceux qui jugent en hâte ne sont sûrs de rien.

OEDIPE.Là où quelqu'un est prompt à me tendre des piéges, ilimporte que je sois prompt à me décider. Si je restetranquille, il accomplira ses desseins, et les miens serontvains.

CRÉON.Que veux-tu donc ? Me chasser de la ville ?

OEDIPE.Non. Je veux que tu meures, non que tu sois exilé.

CRÉON.Soit, mais après que tu auras prouvé en quoi je te porteenvie.

OEDIPE.Résisteras-tu, et me désobéiras-tu ?

CRÉON.Je vois que tu es insensé.

OEDIPE.Je suis sage en ce qui me concerne.

CRÉON.Tu dois être sage aussi en ce qui me regarde.

OEDIPE.Tu es mauvais.

CRÉON.Quoi ! Si tu pensais mal ?

OEDIPE.Tu n'en dois pas moins obéir.

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CRÉON.Mais non à un mauvais maître.

OEDIPE.Ô ville ! Ô ville !

CRÉON.Et moi aussi je suis de cette ville. Elle n'est pas à toi seul.

LE CHOEUR.Cessez, ô rois. Je vois en effet Jocaste qui sort à proposdes demeures. Il importe qu'elle apaise cette querelle.

JOCASTE.Ô malheureux, pourquoi engagez-vous cette mêléeinsensée de paroles ? Ne rougissez-vous pas, cette terreétant si éprouvée, de soulever des dissensions privées ?Toi, rentre dans la demeure ; et toi, Créon, va vers latienne. Craignez de faire une grande querelle de ce quin'est rien.

CRÉON.Soeur, Oedipe, ton mari, se prépare à me traiter trèscruellement, me donnant à choisir de deux maux, soitqu'il me chasse de la ville, soit qu'il me tue.

OEDIPE.Je l'avoue, car je l'ai saisi, femme, ourdissant contre moiun dessein plein de ruses perfides.

CRÉON.Que je ne goûte plus aucune joie, que je meure voué auxexécrations, si j'ai fait ce dont tu m'accuses !

JOCASTE.Par les dieux, Oedipe, crois ce qu'il jure et atteste au nomdes dieux, par respect pour moi autant que pour ceux quisont ici.

LE CHOEUR.

Strophe I.Consens, et accorde ceci dans ta sagesse, ô roi, je t'ensupplie.

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OEDIPE.En quoi veux-tu que je cède ?

LE CHOEUR.Respecte celui qui auparavant n'était pas sans raison, etqui maintenant est couvert par la sainteté du serment.

OEDIPE.Mais sais-tu ce que tu demandes ?

LE CHOEUR.Je le sais.

OEDIPE.Dis-moi donc toute ta pensée.

LE CHOEUR.Ne châtie point, pour un fait douteux, comme coupabled'un crime incertain, un ami qui s'est lié par un serment.

OEDIPE.Mais, toi, sache que ce que tu demandes n'est rien moinspour moi que la mort ou l'exil.

LE CHOEUR.

Strophe II.Non, certes ! J'en atteste le dieu Hélios le premier de tousles dieux ! Détesté des dieux et des hommes, que jemeure par les pires supplices, si j'ai pensé cela ! Mais lemalheur de ma patrie déchire d'autant plus mon coeur quede nouveaux maux s'ajoutent par vous à ceux qui nousaccablaient déjà.

OEDIPE.Qu'il s'en aille donc, même s'il faut que je périsse ou que,méprisé de tous, je sois chassé violemment de cette ville !Ta parole, non la sienne, m'a remué de pitié. Mais pourlui, il me sera odieux, où qu'il soit.

CRÉON.Tu es inexorable, même en cédant. Ceci te sera dur,quand ta colère sera éteinte. De telles natures sontchâtiées par ellesmêmes.

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OEDIPE.Laisse-moi donc, et va-t'en !

CRÉON.Je m'en vais, non connu de toi ; mais je suis toujours pourceux-ci ce que j'étais déjà.

Le Choeur, Jocaste.

LE CHOEUR.

Antistrophe I.Femme, pourquoi tardes-tu à ramener Oedipe dans lademeure ?

JOCASTE.Je saurai auparavant quelle était cette querelle.

LE CHOEUR.Elle est née de paroles obscures. Une fausse accusationirrite l'esprit.

JOCASTE.S'accusaient-ils tous deux ?

LE CHOEUR.Sans doute.

JOCASTE.Et quelles étaient leurs paroles ?

LE CHOEUR.Assez, c'est assez pour moi. Au milieu des calamités decette ville, je m'arrête où s'est arrêtée la querelle.

OEDIPE.Vois où tu en arrives ! Bien que tu sois un homme sage,tu faiblis et tu brises mon coeur.

LE CHOEUR.

Antistrophe II.Ô roi, je l'ai dit et je le redis, sache que je serais sansraison et inhabile à bien penser, si je me séparais de toiqui as dirigé dans la bonne voie ma chère patrieimpuissante à lutter contre les flots de la mauvaisedestinée. Maintenant encore, si tu le peux, dirige la

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heureusement !

JOCASTE.Par les dieux, dis-moi, ô roi, la cause de ta violentecolère.

OEDIPE.Je parlerai, plutôt pour toi que pour eux. C'est que Créona ourdi de mauvais desseins contre moi.

JOCASTE.Parle, si tu peux prouver, en expliquant la querelle, que tuas justement accusé Créon.

OEDIPE.Il dit que je suis le tueur de Laïus.

JOCASTE.Le sait-il par lui-même, ou l'a-t-il entendu dire par unautre ?

OEDIPE.Il a suscité un misérable divinateur, car, en ce qui leconcerne, il a dégagé sa langue.

JOCASTE.Laisse tout ceci et ce qui s'est dit. Écoute mes paroles etsache que la science de la divination ne peut rien prévoirdes choses humaines. Je te le prouverai brièvement.Autrefois, un oracle fut révélé à Laïus, non par Phoebuslui-même, mais par ses serviteurs, qui disait que sadestinée était d'être tué par un fils qui serait né de lui etde moi. Cependant des voleurs étrangers l'ont tué à larencontre de trois chemins. À peine l'enfant, étant né,eut6il vécu trois jours, qu'il chargea des mains étrangèresde le jeter, les pieds liés, sur une montagne déserte. AinsiApollon n'a point fait que le fils fût le meurtrier du père,ni que Laïus souffrît de son fils ce qu'il en redoutait.Voilà comment se sont accomplies les divinationsfatidiques. N'en aie nul souci. En effet, ce qu'un dieu veutrechercher, il le découvrira facilement lui-même.

OEDIPE.Ô femme, combien, en écoutant ceci, mon âme est agitéeet mon coeur est frappé !

JOCASTE.De quelle nouvelle inquiétude es-tu troublé ?

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OEDIPE.Je t'ai entendu dire, il me semble, que Laïus avait été tuéà la rencontre de trois chemins ?

JOCASTE.Certes, on l'a dit, et ce bruit n'a pas été nié.

OEDIPE.Et dans quel lieu cela est-il arrivé ?

JOCASTE.Dans la contrée qu'on nomme Phocide, là où les routesqui viennent de Pythô et de Daulis n'en font plus qu'uneseule.

OEDIPE.Y a-t-il longtemps de cela ?

JOCASTE.Ces choses furent annoncées dans la ville un peu avantque tu devinsses roi de cette terre.

OEDIPE.Ô Zeus, qu'as-tu voulu que je fisse ?

JOCASTE.Oedipe, d'où te vient cette épouvante ?

OEDIPE.Ne me demande rien encore. Mais, dis-moi, quel étaitl'aspect de Laïus ? Quel était alors son âge ?

JOCASTE.Il était de haute taille, et sa tête commençait à blanchir, etson visage ressemblait au tien.

OEDIPE.Malheur à moi ! Il semble que, sans le savoir, je me suisjeté à moi-même d'horribles imprécations !

JOCASTE.Que dis-tu, je t'en conjure ? Certes, je tremble de teregarder, ô roi !

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OEDIPE.Je ne redoute que trop la clairvoyance de ce divinateur.Tu m'éclaireras mieux si tu me dis encore une seulechose.

JOCASTE.Je suis épouvantée. Cependant, je te dirai, si je la sais, lachose que tu me demandes.

OEDIPE.Faisait-il son chemin avec un petit nombre decompagnons, ou avait-il de nombreux satellites, selon lacoutume d'un homme royal ?

JOCASTE.Ils étaient cinq, et, parmi eux, un héraut. Un seul charportait Laïus.

OEDIPE.Hélas, hélas ! Ceci est clair désormais. Mais qui arapporté ces choses, ô femme ?

JOCASTE.Un des serviteurs, le seul qui revint sain et sauf.

OEDIPE.Est-il maintenant dans la demeure ?

JOCASTE.Non, car dès qu'il fut revenu et qu'il t'eut vu enpossession de la puissance royale, et Laïus mort, il mesupplia ardemment, en me prenant la main, de l'envoyerdans les champs paître les troupeaux, afin de rester trèséloigné de cette ville. Et je le laissai aller, car il étaitdigne de récompense, bien qu'esclave.

OEDIPE.Est-il possible de le faire revenir très promptement versnous ?

JOCASTE.Ceci est très aisé. Mais pourquoi le désires-tu ?

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OEDIPE.Je crains, ô femme, que trop de choses m'aient été ditesdéjà. C'est pourquoi je voudrais voir cet homme.

JOCASTE.Certes, il viendra. Mais, dans l'intervalle, je crois êtredigne d'apprendre, ô roi, ce qui attriste ton coeur.

OEDIPE.Je ne te refuserai pas ceci, quand il ne me reste que cetteespérance. À qui, en effet, plutôt qu'à toi, me confier enune telle incertitude ? Mon père était Polybos lecorinthien et ma mère Mérope de Dôris ; et j'étais tenupour le premier parmi les hommes de Corinthe, quand ilm'arriva une aventure, digne d'étonner sans doute, maisnon telle cependant que j'eusse dû m'en inquiéter autant.Pendant le repas, un homme plus que pris de vin,m'appela un enfant supposé. Subissant l'injure avecdouleur, je me contins à peine durant ce jour-là ; mais, lelendemain, j'allai vers mon père et ma mère et je leurdemandai ce qui en était, et ils furent très indignés contrecelui qui avait parlé ainsi, et j'étais très joyeux de leursparoles. Cependant, cet outrage me brûlait toujours, car ilavait pénétré dans mon esprit. Je partis donc pour Pythô,à l'insu de mon père et de ma mère. Phoebus me renvoyasans aucune réponse aux questions pour lesquelles j'étaisvenu, mais il me prédit clairement d'autres chosesterribles et lamentables : que je m'unirais à ma mère, queje produirais à la lumière une race odieuse aux hommeset que je tuerais le père qui m'avait engendré ! Ayantentendu cela, je quittai la terre de Corinthe, me guidantsur les astres, afin de fuir et de me cacher là où je neverrais jamais s'accomplir ces oracles lamentables ethonteux. Faisant mon chemin, j'arrivai au lieu où tu disque le roi a péri. Or, je te dirai la vérité, femme. Commeje marchais non loin de la triple voie, un héraut et unhomme tel que tu l'as dit, porté sur un char attelé dechevaux, vinrent à ma rencontre. Le conducteur du charet le vieillard lui-même voulurent m'écarter violemmentdu chemin. Alors, plein de colère, je frappai leconducteur qui me repoussait. Mais le vieillard, mevoyant passer à côté du char, saisit le moment et mefrappa le milieu de la tête de son double fouet. Il nesouffrit pas un mal égal, car, aussitôt atteint du bâton quej'avais en main, il roula à la renverse du haut de son char; et je tuai aussi tous les autres. Si cet homme inconnu aquelque chose de commun avec Laïus, qui, plus que moi,peut être en horreur aux dieux ? Nul, étranger ou citoyen,ne me recevra, ni ne me parlera ; et chacun me chasserade ses demeures ; et personne autre que moi-même nem'accablera de mes propres imprécations ! Et mes mains,par lesquelles il a péri, souillent le lit du mort ! Ne suis-jepas un scélérat impur, puisqu'il faut que je m'exile et fuiesans revoir les miens et sans remettre le pied sur la terrede la patrie ? Sinon, je dois me marier avec ma mère ettuer mon père. Ne penserait-il pas sagement celui qui

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dirait que cette destinée m'a été faite par un démoninexorable ? Ô sainteté du dieu ! Que je ne voie point cejour ! Que je disparaisse du milieu des mortels avantd'être souillé d'une telle horreur !

LE CHOEUR.Ces choses, ô roi, nous frappent de terreur ; mais, jusqu'àce que tu saches tout de celui qui était présent, nedésespère pas.

OEDIPE.Certes, l'attente où je suis de ce bouvier est le seul espoirqui me reste.

JOCASTE.D'où vient que tu seras rassuré quand il sera ici ?

OEDIPE.Je te l'apprendrai. S'il dit les mêmes choses que toi, alorsje serai garanti de tout mal.

JOCASTE.Quelle parole si grave as-tu entendue de moi ?

OEDIPE.Tu disais tenir de lui que Laïus avait été tué par desvoleurs. Si, maintenant encore, il parle de leur nombre, jen'ai point tué ; car un seul ne peut être pris pour plusieurs.Mais s'il dit qu'il n'y avait qu'un homme, alors il seramanifeste que j'ai commis le crime.

JOCASTE.Sache qu'il a ainsi annoncé la chose, et il ne lui est pointpermis de dire le contraire. Toute la ville l'a entendu, etnon moi seule. Même s'il s'écartait de son premierlangage, il ne certifiera point cependant, pour en jugerselon l'oracle, que tu as commis ce meurtre, puisqueLoxias a déclaré que Laïus devait être tué de la main demon fils. Or, le petit malheureux ne l'a point tué, puisqu'ilétait mort auparavant. C'est pourquoi aucune divinationne me fera plus reculer.

OEDIPE.Ta pensée est sage. Cependant, envoie quelqu'un quiramène cet esclave. N'y manque pas.

JOCASTE.J'enverrai très promptement. Mais entrons dans lademeure, car je ne ferai rien qui ne te plaise.

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La Choeur, Jocaste.

LE CHOEUR.

Strophe I.Puisse cette destinée m'être faite de garder la saintehonnêteté des paroles et des actes, selon les lois sublimesnées dans l'éther Ouranien, dont l'Olympos est le seulpère, que la race mortelle des hommes n'a pointengendrées et que jamais l'oubli n'endormira ! Un granddieu est en elles et la vieillesse ne les flétrira point.

Antistrophe I.L'insolence engendre le tyran ; l'insolence, s'étantrassasiée dans sa folie de nombreuses actions insensées etmauvaises, parvenue au faîte le plus haut, est précipitéeau fond de son destin d'où elle tente en vain de sortir.Puisque le salut futur de la ville est dans ce combat, jeprie le dieu de ne point permettre qu'il reste inachevé. Jene cesserai jamais de prendre le dieu pour protecteur.

Strophe II.Si quelque homme se manifeste insolemment par sesparoles ou ses actions, s'il ne vénère point la justice, niles demeures des démons, qu'une mauvaise destinée lesaisisse à cause de ses iniques délices, s'il ne s'inquiètepoint des gains honnêtes, s'il ne s'abstient point des actesimpies, si, dans sa démence, il porte les mains sur ce quine doit pas être touché ! Quel homme alors pourrait seglorifier de repousser de son coeur les traits de la colère ?Car, si ces actions impies sont honorées, à quoi me sert-ilde me mêler aux choeurs sacrés ?

Antistrophe II.Je n'irai plus vénérer le nombril sacré de la terre ni letemple Abaisien, ni celui d'Olympia, si ces oracles nesont point manifestes à tous les hommes. Mais, ô toi quicommandes, Zeus, si tu es le vrai maître de toutes choses,que rien ne soit caché à ton immortelle puissance ! Déjàles oracles qui concernent Laïus sont dédaignés ; Apollonne resplendira plus d'honneurs, et les choses divinesdisparaissent !

JOCASTE.Rois de cette terre, il m'est venu dans l'esprit d'aller versles temples des dieux, ayant en mains ces bandelettes etcet encens, car Oedipe a l'âme troublée de nombreusesinquiétudes, et ne juge point, comme un homme sage, lesrécents oracles d'après les oracles passés ; mais il croitcelui qui lui annonce des épouvantes. Puisque je ne lerassure en rien, je viens à toi en suppliante, avec cesoffrandes, ô Apollon Lykien, qui es le plus proche de nosdemeures, afin que tu donnes une heureuse fin à ceci, carnous sommes tous saisis de torpeur en voyant ainsiépouvanté celui qui tient la barre de la nef.

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LE MESSAGER.Que je sache de vous, ô étrangers, où est la demeure duroi Oedipe ! Dites-moi où il est lui-même, si vous lesavez.

LE CHOEUR.Ces demeures sont les siennes, et il s'y trouve, ô étranger.Cette femme est la mère de ses enfants.

LE MESSAGER.Qu'elle soit heureuse et entourée d'heureux, la vénérableépouse d'Oedipe !

JOCASTE.Sois heureux de même, ô étranger ! Tu le mérites à causede tes bonnes paroles. Mais dis pourquoi tu es venu etquelle nouvelle tu apportes.

LE MESSAGER.Des choses heureuses pour ta demeure et pour ton époux,femme.

JOCASTE.Quelles sont-elles ? Qui t'a envoyé vers nous ?

LE MESSAGER.Je viens de Corinthe. Je pense que ce que je dirai te seraagréable. Pourquoi non ? Cependant tu en seras peut-êtreattristée.

JOCASTE.Quelle est cette nouvelle ? Comment aurait-elle cedouble résultat ?

LE MESSAGER.On dit que les habitants de l'Isthme vont faire Oedipe roi.

JOCASTE.Est-il vrai ? Le vieillard Polybos ne commande-t-il plus ?

LE MESSAGER.Non, certes, car la mort l'a renfermé dans le tombeau.

JOCASTE.Que dis-tu, vieillard ? Polybos est mort ?

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LE MESSAGER.Si je ne dis vrai, que je meure !

JOCASTE.Femme, hâte-toi d'entrer et d'annoncer cela trèspromptement à ton maître. Ô oracles des dieux, oùêtes-vous ? Oedipe, craignant de tuer cet homme, avaitfui autrefois de sa patrie, et voici qu'il a subi sa destinée,mais non par Oedipe !

OEDIPE.Ô très chère tête de Jocaste, pourquoi m'as-tu appelé de lademeure ?

JOCASTE.Entends cet homme, et, quand tu l'auras entendu, vois oùen sont venus les oracles véritables du dieu.

OEDIPE.Quel est-il, et que m'annonce-t-il ?

JOCASTE.Il arrive de Corinthe pour t'annoncer que ton pèrePolybos ne vit plus, mais qu'il est mort.

OEDIPE.Que dis-tu, étranger ? Explique toi-même ce qui est.

LE MESSAGER.S'il faut d'abord que je parle clairement, tiens pour certainque Polybos a quitté la vie.

OEDIPE.Par un meurtre ou par maladie ?

LE MESSAGER.Un seul moment suffit pour coucher dans la mort lescorps vieillis.

OEDIPE.Le malheureux est donc mort de maladie ?

LE MESSAGER.Certes, et après avoir longtemps vécu.

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OEDIPE.Ah ! Ah ! Femme, pourquoi s'inquièterait-on encore desautels fatidiques de Pythô, ou des oiseaux criant dansl'air, et par lesquels je devais tuer mon père ? Voici qu'ilest mort et enfermé sous terre, et moi, qui suis ici, je nel'ai point frappé de l'épée ! À moins qu'il ne soit mort deme regretter, car, ainsi, on pourrait dire encore que je l'aitué. Donc, Polybos est couché dans le Hadès, emportantavec lui tous ces oracles vains !

JOCASTE.Ne t'ai-je pas dit cela depuis longtemps ?

OEDIPE.Tu l'as dit sans doute, mais j'étais troublé par la crainte.

JOCASTE.Ne laisse plus rien de tout ceci entrer dans ton esprit.

OEDIPE.Dois-je aussi ne plus redouter le lit nuptial de ma mère ?

JOCASTE.Que peut craindre l'homme, quand la destinée mènetoutes les choses humaines et que toute prévision estincertaine ? Le mieux est de vivre au hasard, si on peut.Ne crains pas de t'unir à ta mère, car, dans leurs songes,beaucoup d'hommes ont rêvé qu'ils s'unissaient à leurmère ; mais celui qui sait que ces songes ne sont rien,mène une vie tranquille.

OEDIPE.Tes paroles seraient sages, si ma mère ne vivait encore ;mais, puisqu'elle survit, bien que tu parles avec sagesse,rien ne peut faire que je ne craigne pas.

JOCASTE.La mort de ton père est une grande consolation.

OEDIPE.Grande je le sais ; mais ma mère vit, et c'est pourquoi jecrains.

LE MESSAGER.Quelle est cette femme qui vous inquiète ?

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OEDIPE.Mérope, ô vieillard, qui était mariée à Polybos.

LE MESSAGER.Qu'y-a-t-il en elle qui vous effraie ?

OEDIPE.Un oracle divin et terrible, ô étranger !

LE MESSAGER.Peut-il être dit ? Est-il défendu qu'un autre le connaisse ?

OEDIPE.Le voici. Loxias a dit autrefois que je coucherais avec mamère et que je verserais de mes mains le sang paternel.C'est pourquoi j'ai habité longtemps loin de Corinthe, etcertes, heureusement, bien qu'il soit très doux cependantde voir ses parents.

LE MESSAGER.Est-ce par suite de cette crainte que tu t'es exilé ?

OEDIPE.Je ne voulais pas devenir le tueur de mon père, vieillard.

LE MESSAGER.Pourquoi donc, ô roi, ne t'ai-je pas affranchi de cettecrainte, puisque je suis venu vers toi dans un espritbienveillant ?

OEDIPE.Certes, je te donnerai une récompense méritée.

LE MESSAGER.Je suis venu surtout, afin que, de retour dans ta demeure,j'eusse de toi cette récompense.

OEDIPE.Jamais je n'habiterai avec mes parents !

LE MESSAGER.Ô fils, il est clair que tu ne sais ce que tu fais?

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OEDIPE.Comment, ô vieillard ? Par les dieux ! Instruis-moi.

LE MESSAGER.Si tu fuis ta demeure à cause de tes parents.

OEDIPE.Je crains que Phoebus n'ait été véridique en ce qui meconcerne.

LE MESSAGER.Redoutes-tu quelque souillure à cause de tes parents ?

OEDIPE.C'est cela même, vieillard, qui m'effraie toujours.

LE MESSAGER.Ne sais-tu pas que tu n'as aucune raison de craindre ?

OEDIPE.Pourquoi donc, si je suis né d'eux ?

LE MESSAGER.Parce que Polybos ne t'était point uni par le sang.

OEDIPE.Que dis-tu ? Polybos ne m?a-t-il point engendré ?

LE MESSAGER.Tout autant que moi-même, et pas plus.

OEDIPE.Comment celui qui m'a engendré serait-il tel que celuiqui ne m'est rien ?

LE MESSAGER.Ni lui, ni moi ne t'avons engendré.

OEDIPE.Pourquoi donc me nommait-il son fils ?

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LE MESSAGER.Afin que tu le saches, c'est qu'il t'avait reçu autrefois demes mains.

OEDIPE.Et il a aimé aussi vivement celui qu'il avait reçu d'unemain étrangère ?

LE MESSAGER.Il t'a aimé parce que depuis longtemps il manquaitd'enfants.

OEDIPE.Et m'as-tu donné à lui, m'ayant acheté ou trouvé parquelque hasard ?

LE MESSAGER.Trouvé dans les gorges boisées de Cithéron.

OEDIPE.Pourquoi étais-tu dans ce lieu ?

LE MESSAGER.Je gardais là les troupeaux montagnards.

OEDIPE.Tu étais donc un pasteur mercenaire, et tu menais une vievagabonde ?

LE MESSAGER.En ce temps-là, ô fils, je fus ton sauveur.

OEDIPE.Quel était mon mal dans cette calamité, quand tu m'assecouru ?

LE MESSAGER.Les articulations de tes pieds peuvent le dire.

OEDIPE.Ô dieux ! Pourquoi rappeler cette ancienne misère ?

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LE MESSAGER.Je détachai tes pieds qui étaient liés.

OEDIPE.Certes, j'ai ces marques depuis l'enfance, et il n'est rien enelles dont je me glorifie.

LE MESSAGER.C'est pour cela qu'on t'a donné le nom que tu as.

OEDIPE.Oh ! Par les dieux ! Dis-moi si ce fut par l'ordre de monpère ou de ma mère.

LE MESSAGER.Je ne sais. Celui qui te donna à moi le saurait mieux.

OEDIPE.Tu m'as donc reçu d'un autre ? Tu ne m'as pas trouvétoi-même ?

LE MESSAGER.Non. Un autre pasteur t'a donné à moi.

OEDIPE.Quel est-il ? Peux-tu me le nommer ?

LE MESSAGER.Il se disait serviteur de Laïus.

OEDIPE.De celui qui, autrefois, était roi de cette terre ?

LE MESSAGER.Précisément. Il était pasteur de ce roi.

OEDIPE.Vit-il encore ? Puis-je le voir ?

LE MESSAGER.Vous qui habitez cette terre, vous le savez mieux quemoi.

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OEDIPE.Y a-t-il quelqu'un d'entre vous, qui êtes ici, qui connaissece pasteur dont il parle, soit qu'il l'ait vu aux champs, ouà la ville ? Répondez, car le temps est venu d'éclaircirceci.

LE CHOEUR.Je pense qu'il n'est autre que ce campagnard que tudésirais voir ; mais Jocaste te le dira mieux que tous.

OEDIPE.Femme, penses-tu que l'homme à qui nous avonscommandé de venir soit le même que celui dont il parle ?

JOCASTE.De qui a-t-il parlé ? Ne t'en inquiète pas ; ne te souviensplus de ses paroles vaines.

OEDIPE.Il ne peut se faire qu'à l'aide de tels indices je ne rendepas manifeste mon origine.

JOCASTE.Par les dieux ! si tu as quelque souci de ta vie, nerecherche pas ceci. C'est assez que je sois affligée.

OEDIPE.Aie courage. Même si j'étais esclave depuis troisgénérations, tu n'en serais abaissée en rien.

JOCASTE.Cependant, écoute-moi, je t'en supplie ! Ne fais pas cela.

OEDIPE.Je ne consentirai point à cesser mes recherches.

JOCASTE.C'est dans un esprit bienveillant que je te conseille pourle mieux.

OEDIPE.Ces conseils excellents me déplaisent depuis longtemps.

JOCASTE.Ô malheureux ! Plaise aux dieux que tu ne saches jamaisqui tu es !

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OEDIPE.Est-ce que quelqu'un ne m'amènera pas promptement cepasteur ? Laissez celle-ci se réjouir de sa riche origine.

JOCASTE.Hélas, hélas ! Malheureux ! C'est le seul nom que jepuisse te donner, et tu n'entendras plus rien de moidésormais !

LChoeur, Oedipe, Le Message, Le Serviteur

LE CHOEUR.Oedipe, pourquoi s'en va-t-elle, en proie à une âpredouleur ? Je crains que de grands maux ne sortent de cesilence.

OEDIPE.Qu'il en sorte ce qu'il voudra ! Pour moi, je veuxconnaître mon origine, si obscure qu'elle soit.Orgueilleuse d'esprit, comme une femme, elle a hontepeut-être de ma naissance commune. Moi, fils heureux dela destinée, je n'en serai point déshonoré. La bonnedestinée est ma mère, et le déroulement des mois m'a faitgrand de petit que j'étais. Ayant un tel commencement,que m'importe le reste ? Et pourquoi ne rechercherais-jepoint quelle est mon origine ?

LE CHOEUR.

Strophe.Si je suis divinateur, et si je prévois bien selon mon désir,ô Cithéron, j'en atteste l'Olympos, avant la fin d'une autrepleine lune, nous te vénérerons comme le nourricier et lepère d'Oedipe et comme son concitoyen, et nous tecélébrerons par des choeurs, parce que tu auras apporté laprospérité à nos rois ! Phoebus ! qui chasses les maux !que ces désirs soient accomplis !

Antistrophe.Ô enfant, quelle fille des bienheureux t'a conçu, s'étantunie à Pan qui erre sur les montagnes, ou à Loxias ? carcelui-ci se plaît sur les sommets boisés. Est-ce le roiKyllénien, ou le dieu Bakkhos, qui habite les hautesmontagnes, qui t'a reçu de quelqu'une des nymphesHelikoniades avec lesquelles il a coutume de jouer ?

OEDIPE.S'il m'est permis, vieillard, de pressentir un homme avecqui je n'ai jamais vécu, il me semble voir ce pasteur quenous attendons depuis longtemps. Sa vieillesse rappellel'âge de cet autre homme, et je reconnais pour messerviteurs ceux qui l'amènent ; mais tu en jugeras plus

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sûrement que moi, toi qui as déjà vu ce pasteur.

LE CHOEUR.En effet, je le reconnais, sois-en certain ; car il était àLaïus et lui était plus fidèle qu'un autre, comme pasteur.

OEDIPE.À toi d'abord, étranger Corinthien ! Est-ce l'homme quetu as dit ?

LE MESSAGER.C'est lui-même que tu vois.

OEDIPE.Holà ! toi, vieillard, regarde-moi en face et réponds à ceque je te demande. Étais-tu autrefois serviteur de Laïus ?

LE SERVITEUR.J'étais esclave, non acheté, mais élevé dans la demeure.

OEDIPE.Quel était ton travail et que faisais-tu de ton temps ?

LE SERVITEUR.J'ai passé la plus longue partie de ma vie à paître lestroupeaux.

OEDIPE.Quels lieux fréquentais-tu davantage ?

LE SERVITEUR.Le Cithéron et le pays voisin.

OEDIPE.Te souviens-tu d'avoir connu cet homme ?

LE SERVITEUR.Que faisait-il ? De quel homme me parles-tu ?

OEDIPE.De celui-ci. Ne l'as-tu point rencontré quelquefois ?

LE SERVITEUR.Non assez pour que je puisse dire que je me le rappelle.

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LE MESSAGER.Ceci n'est point surprenant, maître ; mais je rappellerai àsa mémoire ce qui s'en est effacé ; car je sais qu'il doit sesouvenir que nous errions tous deux sur le Cithéron, moin'ayant qu'un troupeau, et lui en ayant deux, troissemestres durant, du printemps à l'Arktouros. Je poussais,à l'hiver, mes troupeaux vers mes étables, et lui les siensdans celles de Laïus. Ce que je dis est-il vrai, ou non ?

LE SERVITEUR.Ce que tu dis est vrai, mais il y a longtemps de cela.

LE MESSAGER.Allons ! Parle. Te souvient-il que tu m'as donné un enfantpour l'élever comme s'il était à moi ?

LE SERVITEUR.Qu'est-ce ? Pourquoi m'interroges-tu ainsi ?

LE MESSAGER.Le voilà, ô ami, celui qui était enfant alors.

LE SERVITEUR.Tu causeras un malheur ! Te tairas-tu ?

OEDIPE.Ah ! Ne blâme point cet homme, vieillard ! Tes parolesseules sont à blâmer, non les siennes.

LE SERVITEUR.En quoi ai-je failli, ô très excellent maître ?

OEDIPE.En ne disant rien de l'enfant dont il parle.

LE SERVITEUR.Il ne sait ce qu'il dit et il s'inquiète en vain.

OEDIPE.Ce que tu ne dis pas de bon gré, tu le diras de force.

LE SERVITEUR.Je t'en conjure par les dieux, ne frappe point un vieillard.

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OEDIPE.Qu'un de vous lui lie promptement les mains derrière ledos !

LE SERVITEUR.Malheureux que je suis ! Pourquoi ? Que veux-tu savoir ?

OEDIPE.Lui as-tu donné cet enfant dont il parle ?

LE SERVITEUR.Je le lui ai donné. Plût aux dieux que je fusse mort cejour-là !

OEDIPE.Cela t'arrivera, si tu ne dis la vérité.

LE SERVITEUR.Je mourrai bien plus tôt, si je parle.

OEDIPE.Cet homme, semble-t-il, gagne du temps.

LE SERVITEUR.Non certes. Je dis que je le lui ai donné depuislongtemps.

OEDIPE.De qui te venait-il ? Était-il à toi ou à un autre ?

LE SERVITEUR.Il n'était point à moi ; je l'avais reçu de quelqu'un.

OEDIPE.De quel citoyen de cette ville ? de quelle demeure ?

LE SERVITEUR.Par les dieux ! maître, n'en demande pas plus !

OEDIPE.Si je te demande ceci une seconde fois, tu es mort.

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LE SERVITEUR.Eh bien ! C'était un enfant de la demeure de Laïus.

OEDIPE.Était-il esclave, ou de la race même de Laïus ?

LE SERVITEUR.Ô dieux ! C'est pour moi la chose la plus horrible à dire !

OEDIPE.Et pour moi à entendre. Mais je dois l'entendre.

LE SERVITEUR.On disait qu'il était fils de Laïus. Mais ta femme qui estdans ta demeure te dirait bien mieux comment les chosesse sont passées.

OEDIPE.C'est elle-même qui t'a livré l'enfant ?

LE SERVITEUR.Oui, ô roi.

OEDIPE.Dans quelle intention ?

LE SERVITEUR.Pour que je le tuasse.

OEDIPE.Elle ! Qui l'avait enfanté ! La malheureuse !

LE SERVITEUR.Par crainte de lamentables oracles.

OEDIPE.Desquels ?

LE SERVITEUR.Il était prédit qu'il tuerait ses parents.

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OEDIPE.Pourquoi donc l'as-tu donné à ce vieillard ?

LE SERVITEUR.Par pitié, ô maître ! J'ai cru qu'il emporterait l'enfant dansun pays étranger ; mais il l'a sauvé pour de plus grandsmalheurs. Si tu es celui qu'il dit, sache que tu esmalheureux.

OEDIPE.Hélas, hélas ! Tout apparaît clairement. Ô lumière, je tevois pour la dernière fois, moi qui suis né de ceux dont ilne fallait point naître, qui me suis uni à qui je ne devaispoint m'unir, qui ai tué qui je ne devais point tuer !

Le Choeur, Le Messager.

LE CHOEUR.

Strophe I.Ô générations des mortels, je vous compte pour rien,aussi longtemps que vous viviez ! Quel homme n'a pourplus grand bonheur que de sembler heureux et ne déchoitensuite ? En face de ton démon et de ta destinée, ômalheureux Oedipe, je dis qu'il n'est rien d'heureux pourles mortels.

Antistrophe I.Tu as poussé ton désir au delà de tout et tu as possédé laplus heureuse richesse. Ô Zeus ! ayant dompté la viergeaux ongles recourbés, la prophétesse, tu as été le mur dela patrie et tu as défendu les citoyens contre la mort, et tuas été nommé roi et revêtu de très hauts honneurs, et tucommandes dans la grande Thèbes.

Strophe II.Et maintenant, si nous avons compris, qui est plusmisérable que toi ? Qui a été plongé, par les changementsde la vie, dans un désastre plus terrible ? Ô tête illustred'Oedipe, à qui un seul sein a suffi comme fils et commemari, comment celle que ton père a fécondée a-t-elle pute subir en silence et si longtemps ?

Antistrophe II.Le temps qui voit tout t'a révélé contre ton gré etcondamne ces noces abominables par lesquelles tu es à lafois père et fils. Ô fils de Laïus, plût aux dieux que je net'eusse jamais vu, car je gémis violemment et à hautevoix sur toi. Cependant, je dirai la vérité : c'est par toique j'ai respiré et que mes yeux se sont assoupis.

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LE MESSAGER.Ô vous, les plus grandement honorés de cette terre,quelles actions vous allez apprendre et voir, et que degémissements vous pousserez, si, comme il convient àceux de même race, vous avez encore souci de la maisondes Labdacides ! Je pense, en effet, que ni l'Istros ni lePhasis ne pourraient laver les souillures inexpiables quecache cette maison et celles qui vont paraîtred'elles-mêmes à la lumière. Or, les maux les pluslamentables sont ceux qu'on se fait à soi-même.

LE CHOEUR.Ils sont très amers, ceux que nous connaissons déjà. Quenous annonces-tu de plus ?

LE MESSAGER.Afin que je dise tout en paroles très brèves et que voussachiez : la divine tête d'Jocaste est morte !

LE CHOEUR.Ô malheureuse ! Quelle a été la cause de sa mort ?

LE MESSAGER.Elle-même. Ce qui est le plus lamentable en ceci vous estcaché, car vous n'avez point vu la chose. Cependant,autant qu'il me souvienne, vous saurez sa destinéemisérable. Dès que, consumée de fureur, elle se fut jetéedans le vestibule, elle alla droit à la chambre nuptiale,arrachant ses cheveux à deux mains. Étant entrée, elleferma violemment les portes en dedans et invoqua Laïus,mort depuis longtemps, et le souvenir de leur ancienneunion d'où était sorti ce fils qui devait tuer son père, etpar qui, en des noces abominables, sa propre mère devaitenfanter. Et elle pleura sur ce lit où, deux foismalheureuse, elle eut un mari d'un mari, et d'un filsconçut des enfants. De quelle façon elle périt ensuite, jene sais. En effet, Oedipe se précipita à grands cris, et,pour cela, il ne me fut point permis de voir la fin deIokaste, tandis que je regardais celui-ci qui courait çà etlà. Et il allait et venait demandant une épée, et cherchantsa femme qui n'était point sa femme, et qui était sa propremère et celle de ses enfants ! Quelqu'un des démonsrenseigna sa démence, car ce ne fut aucun de nous quiétions là. Alors, avec d'horribles cris, comme si le cheminlui était montré, il se jeta contre les doubles portes,arrachant les battants des gonds creux, et se rua dans lachambre où nous vîmes la femme suspendue à la cordequi l'étranglait. Et, la voyant ainsi, le misérable frémitd'horreur et dénoua la corde. Et la malheureuse étanttombée contre terre, une chose horrible eut lieu. Ayantarraché les agrafes d'or des vêtements de Jocaste, il encreva ses yeux ouverts, disant que ceux-ci ne verraientplus les maux qu'il avait soufferts et les malheurs qu'ilavait causés ; qu'engloutis désormais par les ténèbres, ilsne verraient plus ceux qu'il ne devait plus voir, et qu'ilsne reconnaîtraient plus ceux qu'il désirait voir. Et, en

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faisant ces imprécations, il frappait encore et encore sesyeux aux paupières levées ; et ses prunelles saignantescoulaient sur ses joues, et il ne s'en échappait pointseulement quelques gouttes de sang, mais il en jaillissaitcomme une pluie noire, comme une grêle de sang.L'ancienne félicité était ainsi nommée de son vrai nom ;mais, à partir de ce jour, rien ne manque de tous les mauxqui ont un nom, les gémissements, le désastre, la mort,l'opprobre !

LE CHOEUR.Et, maintenant, que fait le malheureux dans la trêve deson mal ?

LE MESSAGER.Il crie que les portes soient ouvertes et qu'on montre àtous les Kadméiens le tueur de son père, et dont la mère?Paroles impies que je ne puis répéter. Il veut être chasséde cette terre ; il refuse de rester plus longtemps danscette demeure, souillé des imprécations dont il s'estchargé. Mais il manque d'un appui et d'un conducteur, carla violence de sa douleur est très-grande, et il ne peut lasupporter. Ceci te sera bientôt manifeste, car les battantsdes portes s'ouvrent et tu vas assister à un spectacle telqu'il exciterait la pitié d'un ennemi même.

Le Choeur, Oedipe.

LE CHOEUR.Ô misère effroyable aux hommes ! Ô la plus affreuse detoutes celles que j'aie jamais vues ! Quelle démence t'asaisi, ô malheureux ? Quel démon, par de tels maux, arendu pire la destinée mauvaise que la Moire t'avait faite? Je ne puis te regarder, bien que je désire t'interroger surbeaucoup de choses, ni t'entendre ni te voir, tant tu mepénètres d'horreur !

OEDIPE.Hélas, hélas ! Ah ! Malheureux que je suis ! Où vais jesur la terre, malheureux ? Où s'envole ma voix ? Ôdémon, où m'as-tu jeté ?

LE CHOEUR.Dans une horrible détresse qu'on ne peut ni voir, nientendre.

OEDIPE.

Strophe I.Ô nuage exécrable de ma nuit, qui m'as envahi,lamentable, invincible, irrémédiable ! Hélas sur moi !Hélas ! Encore. Les pointes amères de mon mal et lesouvenir de mes crimes me déchirent à la fois.

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LE CHOEUR.Il n'est pas étonnant, certes, qu'en proie à tant de misères,tu ressentes une double peine et un double fardeau.

OEDIPE.

Antistrophe I.Ô ami ! Tu m'es encore un serviteur fidèle ! Puisque tuprends souci de moi aveugle. Hélas ! Hélas ! Tu ne m'espoint caché, et bien qu'enveloppé de ténèbres, jereconnais clairement ta voix.

LE CHOEUR.Oh ! Quelle violence tu as commise ! Comment as-tu osét'arracher ainsi les yeux ! Quel démon t'a poussé ?

OEDIPE.

Strophe II.Apollon ! C'est Apollon, amis, qui m'a fait ces maux,tous ces maux ; mais nul ne m'a frappé, si ce n'est moimême. Que m'importait de voir, puisque rien ne m'étaitdoux à voir ?

LE CHOEUR.Certes, cela est ainsi que tu le dis.

OEDIPE.

Strophe III.Que me reste-t-il, amis, que je puisse voir ou aimer ?Avec qui me plairait-il de parler ? Emmenez-moi trèspromptement hors d'ici ! Emmenez, amis, ce scélérat,cette tête vouée aux exécrations, de tous les mortels leplus en horreur aux dieux !

LE CHOEUR.Ô malheureux par la pensée de ta misère autant que par tamisère même, que ne t'ai-je jamais connu !

OEDIPE.

Antistrophe II.Qu'il périsse celui qui rompit les entraves cruelles de mespieds et me sauva de la mort ! Je ne l'en remercie pas,car, si j'étais mort en ce temps-là, je ne serais, ni pourmes amis, ni pour moi, la cause d'une telle douleur.

LE CHOEUR.Et moi aussi je le voudrais.

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OEDIPE.

Antistrophe III.Je ne serais pas devenu le tueur de mon père ; on ne diraitpas de moi que j'ai été le mari de celle dont je suis né ! Etme voici impie, fils d'impies ! et, misérable, j'ai couchéavec ceux qui m'ont fait naître ! Enfin, s'il est quelquemalheur plus affreux que celui-ci, Oedipe l'a subi.

LE CHOEUR.Je ne puis louer ta résolution. Il vaudrait beaucoup mieuxpour toi ne plus être que de vivre aveugle.

OEDIPE.Ne tente pas de me prouver que je n'ai pas fait pour lemieux, ni ne me conseille davantage. Je ne sais, en effet,descendu chez Aidès, avec quels yeux j'aurais regardémon père et ma mère malheureuse contre qui j'ai commisdes crimes exécrables, de ceux que la pendaison nepourrait expier. Et la vue de mes enfants m'eût-elle ététrès désirable, eux qui sont nés de la sorte ? Non, certes,jamais ! Et non plus que la vue de la ville, des murailleset des images sacrées des démons, dont je me suis privémoi-même, misérable, quand, très glorieux dans Thèbes,je commandai à tous de chasser cet impie, de la race deLaïus et en horreur aux dieux. Quand je manifestai enmoi une telle souillure, pourrais-je les regarder avec desyeux fermes ? Certes, non ! Et si je pouvais fermer lessources de l'ouïe, je ne tarderais pas, puisque je fermeraisainsi tout mon malheureux corps et que je serais à la foisaveugle et sourd ; car il est doux de ne rien sentir de sesmaux. Ô Cithéron, pourquoi m'as-tu reçu ? Pourquoi nem'as-tu pas tué aussitôt, afin que je ne pusse jamaisrévéler aux hommes de qui j'étais né ? Ô Polybos etCorinthe ! Ô vieille demeure, qu'on dit celle de mespères, vous m'avez nourri, rongé de maux sousl'apparence de la beauté ! Car, maintenant, je suis tenupour coupable et né de coupables. Ô triple route, valléeombreuse, bois de chênes et gorge étroite où aboutissentles trois voies, qui avez bu le sang paternel versé par mespropres mains, vous souvenez-vous encore de moi, ducrime que j'ai commis encore, étant venu ici ? Ô noces !Noces ! vous m'avez engendré, puis vous m'avez uni àqui m'avait conçu, et vous avez montré au jour un père àla fois frère et enfant, une fiancée à la fois épouse etmère, toutes les souillures les plus ignominieuses quisoient parmi les hommes ! Mais, puisqu'il n'est pointpermis de dire les choses honteuses à faire, je vous adjurepar les dieux de me cacher promptement quelque parthors la ville ; ou tuez-moi, ou jetez-moi dans la mer, làoù vous ne me verrez plus désormais. Venez ! nedédaignez point de toucher un misérable. Consentez, neredoutez rien. Nul d'entre les mortels, si ce n'est moi, nepeut supporter mes maux.

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LE CHOEUR.Voici Créon qui vient pour consentir à ce que tudemandes et te conseiller. Il ne reste que lui qui puisseêtre à ta place le gardien de ce pays.

Oedipe, Créon.

OEDIPE.Hélas ! Quelles paroles lui adresserai-je ? Quelle foipuis-je avoir en lui pour qui j'ai été récemment siinjurieux ?

CRÉON.Je ne viens point pour te tourner en dérision, Oedipe, nipour te reprocher rien de tes premiers crimes. Mais sinous ne respectons pas la race des hommes, respectonsau moins la flamme de Hélios, nourricière de touteschoses, en ne révélant pas ouvertement une telle souillureque ne peuvent supporter ni la terre, ni la pluie sacrée, nila lumière elle-même. Conduisez-le promptement dans lademeure. Il est bon et équitable, seulement pour desparents, d'entendre et de voir les maux de leurs parents.

OEDIPE.Par les dieux ! puisque tu as trompé mon espérance etque tu es venu, homme irréprochable, vers le pire deshommes, écoute-moi. Je parle, en effet, dans ton intérêt etnon dans le mien.

CRÉON.Qu'attends-tu de moi ?

OEDIPE.Jette-moi très promptement hors de cette terre, en un lieuoù je ne puisse parler à aucun des mortels.

CRÉON.Certes, je l'aurais fait, sache-le, si je ne voulais avant toutdemander au dieu ce qu'il faut faire.

OEDIPE.Sa parole est manifeste pour tous : il faut me tuer, moi,parricide et impie.

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CRÉON.Sans doute ses paroles sont telles ; cependant, dans l'étatprésent des choses, il est mieux de demander ce qu'il fautfaire.

OEDIPE.Vous l'interrogerez donc sur le malheureux homme queje suis ?

CRÉON.Certes, et, maintenant, tu ne pourras plus n'en pas croirele dieu.

OEDIPE.Je te demande donc et je t'adjure d'ensevelir comme tu levoudras celle qui gît là, dans la demeure. Tu seras louéd'avoir rempli ce devoir envers les tiens. Mais, pour moi,il ne faut pas que la ville de mes pères puisse me gardervivant. Permets que j'habite sur les montagnes, sur leCithéron, mon seul pays, où, à peine vivant, mon père etma mère avaient marqué mon tombeau, afin que jepérisse par ceux qui voulaient me faire mourir. Ce que jesais sûrement, c'est que je ne mourrai ni de maladie, ni dequelque autre façon. Je n'aurais point été préservémaintenant de la mort, si je ne devais périr par quelquemalheur terrible. Mais que ma destinée soit ce qu'elle doitêtre ! Ne prends point souci de mes fils, Créon. Ils sonthommes. Où qu'ils se trouvent, ils ne manqueront pointde nourriture ; mais prends soin de mes malheureuses, demes lamentables filles qui n'ont jamais été éloignées dema table et en ont toujours reçu leur part. Je demande quetu t'inquiètes d'elles, et je te supplie surtout de permettreque je les touche de mes mains et que nous déplorionsnos misères. Allons, ô roi ! sorti d'une noble race,consens ! Si je les touche de mes mains, je croirai que jeles vois encore et que je les conserve ! Mais que dire ?Par les dieux ! n'entends-je point mes très chères fillesfondre en larmes ? Créon, ayant pitié de moi, m?a-t-ilenvoyé les plus chères de ma race ? Ai-je dit vrai ?

CRÉON.Tu l'as dit. Je les ai amenées moi-même, dès que j'ai suque tu désirais cette grande joie.

OEDIPE.Que toutes les félicités t'arrivent ! Qu'un démon veillemieux sur toi que sur moi ! Ô mes enfants, où êtes-vous ?Venez ici, venez toucher mes mains, ces mainsfraternelles qui ont fait, des yeux naguère brillants devotre père, ce qu'ils sont maintenant ! de votre père, ômes filles, qui, ne voyant, ni ne sachant, a fécondé le seinqui l'avait conçu ! Je vous pleure, car je ne puis vousvoir, en songeant combien votre vie sera cruelle

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désormais parmi les hommes. À quelles assemblées decitoyens irez-vous ? à quelles théories, d'où vousreviendrez dans la demeure, pleurant et non joyeuses dece que vous aurez vu ? Et quand vous atteindrez l'âge desnoces, qui osera, ô mes enfants, subir tant d'opprobres quiaccableront de misères mes parents et les vôtres ? Quelmalheur, en effet, n'ai-je pas subi ? Votre père a tué sonpère, il s'est uni à la mère qui l'avait conçu, et il vous afait naître du sein dont il est né ! Vous subirez cesreproches. Qui donc vous épousera ? Personne, ô mesenfants, et il vous faudra mourir vierges et stériles ! Ô filsde Ménoikeus, puisque tu restes seul pour être leur père,car nous qui les avons engendrées, nous sommes tousdeux morts, ne souffre pas qu'elles mendient, sans époux,sans famille, ni qu'elles vagabondent çà et là sans enfants.N'égale pas leurs maux aux miens ; mais prends pitiéd'elles que tu vois si jeunes, privées de tout appui, hors letien. Promets, ô bien né ! Et donne-moi ta main en gagede ta foi. Pour vous, ô enfants, si vous pouviez mecomprendre je vous donnerais de nombreux conseils ;mais, du moins, je ferai ce voeu que, là où vous vivrez,vous jouissiez d'une meilleure destinée que celle du pèrequi vous a engendrées !

CRÉON.C'est assez pleurer. Rentre dans la demeure.

OEDIPE.Il faut obéir, bien que cela soit dur.

CRÉON.Toutes choses faites à temps sont bonnes.

OEDIPE.Sais-tu à quelle condition j'irai ?

CRÉON.Dis-la, afin que je sache.

OEDIPE.C'est que tu me chasseras loin de cette terre.

CRÉON.Ce que tu demandes dépend du dieu.

OEDIPE.Mais je suis très détesté des dieux.

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CRÉON.C'est pourquoi tu seras promptement exaucé.

OEDIPE.Dis-tu vrai ?

CRÉON.Je n'ai pas coutume de dire ce que je ne pense pas.

OEDIPE.Emmène-moi donc d'ici.

CRÉON.Viens donc et laisse tes enfants.

OEDIPE.Je te conjure de ne pas me les arracher !

CRÉON.Ne demande pas à tout avoir. Ce que tu as possédé déjàn'a pas fait ta vie heureuse.

LE CHOEUR.Ô habitants de Thèbes, ma patrie, voyez ! Cet Oedipe quidevina l'énigme célèbre ; cet homme très puissant qui neporta jamais envie aux richesses des citoyens, par quelletempête de malheurs terribles il a été renversé ! C'estpourquoi, attendant le jour suprême de chacun, ne ditesjamais qu'un homme né mortel a été heureux, avant qu'ilait atteint le terme de sa vie sans avoir souffert.

FIN

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PRESENTATION des éditions du THEÂTRE CLASSIQUE

Les éditions s'appuient sur les éditions originalesdisponibles et le lien vers la source électronique estsignalée. Les variantes sont mentionnées dans de rarescas.Pour faciliter, la lecture et la recherche d'occurences demots, l'orthographe a été modernisée. Ainsi, entre autres,les 'y' en fin de mots sont remplacés par des 'i', lesgraphies des verbes conjugués ou à l'infinitif en 'oître' esttransformé en 'aître' quand la la graphie modernel'impose. Il se peut, en conséquence, que certaines rimesdes textes en vers ne semblent pas rimer. Les mots 'encor'et 'avecque' sont conservés avec leur graphie anciennequand le nombre de syllabes des vers peut en être altéré.Les caractères majuscules accentués sont marqués.La ponctuation est la plupart du temps conservée àl'exception des fins de répliques se terminant par unevirgule ou un point-virgule, ainsi que quand lacompréhension est sérieusement remise en cause. Unenote l'indique dans les cas les plus significatifs.Des notes explicitent les sens vieillis ou perdus de motsou expressions, les noms de personnes et de lieux avecdes définitions et notices issues des dictionnaires comme- principalement - le Dictionnaire Universel AntoineFuretière (1701) [F], le Dictionnaire de Richelet [R],mais aussi Dictionnaire Historique de l'Ancien LangageFrançais de La Curne de Saint Palaye (1875) [SP], ledictionnaire Universel Français et Latin de Trévoux(1707-1771) [T], le dictionnaire Trésor de languefrançaise tant ancienne que moderne de Jean Nicot(1606) [N], le Dictionnaire etymologique de la languefrançoise par M. Ménage ; éd. par A. F. Jault (1750), LeDictionnaire des arts et des sciences de M. D. C. del'Académie françoise (Thomas Corneille) [TC], leDictionnaire critique de la langue française par M. l'abbéFeraud [FC], le dictionnaire de l'Académie Française[AC] suivi de l'année de son édition, le dictionnaired'Emile Littré [L], pour les lieux et les personnes leDictionnaire universel d'Histoire et de Géographie deM.N. Bouillet (1878) [B] ou le DictionnaireBiographique des tous les hommes morts ou vivants deMichaud (1807) [M].

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