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Article de couve Woods (avril 2016)

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Article de couve Woods (avril 2016, "magic revue pop moderne")

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Qu’il est loin le temps oùJeremy Earl braillait dansAYCE, un groupe de lycéeinfluencé par… le ska punkd’Operation Ivy ! Deses premières amourshardcore, le leader deWoods a gardé ce sensdu DIY et de l’émulation enpetit comité qui a façonnéle parcours de saformation depuis 2005.Auteurs de City Sun EaterIn The River Of Light, unneuvième album qui ajoutedes couleurs éthiopiennesou reggae au terreau dufolklore américain danslequel leur musique a prisracine, les New-Yorkaiscontinuent sans fracas depolir leur son et d’assouvirleurs ambitions stylistiques.L’écorcé vif Jeremy Earlnous raconte cette histoire,migration après migration.

ARTICLE & INTERVIEWJEAN-FRANÇOIS LE PUILPHOTOGRAPHIESMATT RUBIN

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erci qui ? Merci Alan “Blind Owl” Wilson pardi. Eh oui, sans leguitariste savant et chanteur intermittent du groupe de boogierock américain Canned Heat – “I’m gooooooing up the countryyy,babe don’t you waaanna goooooo?” lancé d’une voix de fausset àla Skip James sur un rythme de locomotive guilleret, c’est lui–, Jeremy Earl ne nous aurait peut-être jamais gratifiés de sesinflexions vocales aigües tellement expressives et attendris-santes (presque cartoonesques) qui rendent d’emblée lamusique de Woods unique et accueillante. Il nous raconte :“J’avais déjà dû entendre Going Up The Country quand j’étaispetit, mais c’est seulement des années après qu’un pote m’a transmisson goût pour les morceaux de Canned Heat chantés par Alan Wil-son. Je me suis alors plongé dans ce falsetto plein d’âme, magnifique.J’ai commencé à l’imiter et j’ai réalisé que j’avais une meilleure maî-trise dans cette tonalité élevée, que cette tessiture était la plus natu-relle pour moi. Le titre Time Was en particulier a été un modèle pourm’aider à trouver ma voix.” Si Alan Wilson, que son ami musi-cien John Fahey avait surnommé la chouette bigleuse pour semoquer de sa myopie et de son visage rondelet, mourut d’uneoverdose en 1970 à l’âge fatal de vingt-sept ans, Jeremy Earl aheureusement pour nous bon pied bon œil depuis près de dixans maintenant. Une décennie parsemée d’une charrette dechansons en or. Des vignettes personnelles en quête derédemption dont les paroles douloureuses sont aussi traver-sées de lueurs d’espoir au détour d’une phrase aimante oud’une suite d’accords emballante. Les figures tutélaires desneuf albums de Woods parus depuis 2005 relèvent de la tradi-tion : The Grateful Dead, Neil Young, Bob Dylan, Pink Floyd,Gene Clark, Willie Nelson, Can, Tom Petty, Will Oldham,Simon Joyner… Au sortir de ce musée d’influences à papa (outonton), il faut écouter des compositions comme Broke, NightCreature, Twisted Tongue, Born To Lose, Mornin’ Time, ImpossibleSky ou aujourd’hui Politics Of Free pour saisir à chaque fois, enà peine trois minutes accrocheuses, comment Woods a su aufil des ans faire siennes ces inspirations pour imaginer unemusique libre et bariolée. D’un folk des bois qui sonde lesentrailles à une pop électrisante dopée au psychédélisme,d’embardées krautrock chargées en tension à des accès decountry relâchée du lasso. Tels des mini-The Byrds du nouveaumillénaire ou les Wilco de l’underground, Earl et ses amis ontcajolé leurs racines folk acoustiques et électriques pour mieuxfaire bourgeonner une americana pop moderne bien à eux.

Woods, c’est une aventure typiquement new-yorkaise… quine se limite pas à la seule New York City. “L’État de New Yorkdans son ensemble est une bonne représentation de notre son et denotre esthétique”, étaie Jeremy. “J’ai toujours vu Woods comme ungroupe de rock rural influencé par la ville.” À l’intérieur de cerayon d’action de l’État new-yorkais, l’histoire commence àdeux à l’heure dans les fourrés de Warwick, petite ville de30 000 habitants où Jeremy grandit. Elle s’accélère au sein del’université publique de Purchase, où notre homme des boisrencontre de futurs compagnons de route comme Jarvis Tave-niere, Christian Deroeck ou G. Lucas Crane. Puis elle se cris-tallise vers 2004 dans la grande ville, entre les murs d’une mai-son individuelle à Brooklyn. C’est là que Jeremy Earl et sespartenaires trouvent leur quartier général baptisé Rear House.Un fief restreint qui deviendra le lieu de tous leurs balbutie-ments puis de l’épanouissement… avant d’autres départs etallers-retours. Notre conversation avec l’affable et précisJeremy nous ramène souvent à cette idée : de disque en disque,Woods s’est fait le catalyseur des flux d’énergie différents nés

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de ces pérégrinations new-yorkaises et des frictions humainesou musicales qui ont pu les parcourir.

Une entreprise de maturation artisanale menée dans l’ombremais avec ténacité. Car là où les groupes qui veulent exister àtout prix aujourd’hui jouent la carte du renouveau stylistiqueopportuniste, de la pseudo-retraite suivie du come-back fracas-sant ou des projets parallèles à gogo, Woods a sobrement et inva-riablement creusé son sillon dans son coin. Une attitude d’autantplus remarquable que la bande s’est occupée de tout. Musicale-ment, Jeremy Earl a trouvé en JARVIS TAVENIERE un alter egosi complémentaire que leur binôme sonique a pu se développeren quasi-autarcie. Niveau logistique, Earl est responsable del’ensemble du graphisme de la formation et gère sa destinée viaWoodsist, le label qu’il a lancé en 2006 et sur lequel il a par ailleursaccompagné les carrières de nombre d’artistes qui ont fait la joiede ces pages (Vivian Girls, Blank Dogs, Wavves, Kurt Vile, RealEstate, Kevin Morby). Cet activisme et cette dévotion rappellentle sacerdoce DIY d’autres musiciens-patrons de labels américainscomme Mac McCaughan et Laura Ballance de Superchunk avec

Merge Records, Ian MacKaye de Fugazi avec Dischord, CalvinJohnson de Beat Happening avec K Records, Greg Ginn de BlackFlag avec SST Records, Mike Sniper de Blank Dogs avec CapturedTracks, John Dwyer de Thee Oh Sees avec Castle Face ou encoreJohnny Jewel de Chromatics avec Italians Do It Better. Autant dechroniques au long cours de l’indépendance faite musique, quirassemblent artistes et auditeurs autour de la même conscience :une passion profonde travaillée au corps.

Jeremy, décris-nous l’environnementdans lequel tu as grandi.J’ai vécu toute mon enfance à Warwick, un petit bled rural quise trouve à environ deux heures de route de New York City. C’estun super endroit pour grandir. On s’y sent à la fois en pleinecampagne et pas si loin de la ville. Je pouvais facilement prendrele bus pour Manhattan, me payer une bonne tranche de vie cita-dine, et à côté de ça m’adonner à des randonnées dans les bois,nager dans les lacs, être au contact de la nature. Ma famille étantdans la restauration, on a toujours habité au-dessus d’un restau-rant avec ma sœur et mon grand frère. Ça s’appelait l’Edenville

“MON PÈRE ÉTAIT D’ORIGINE ALLEMANDE ET MA MÈRE EST D’ORIGINE ESPAGNOLE.PLUSIEURS CULTURES COHABITAIENT. C’ESTDU CÔTÉ DE MON PÈRE QUE J’AI ÉTÉ INITIÉ À LA MUSIQUE ROCK AMÉRICAINE TYPIQUE.”

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Inn. Le style culinaire était… ce que tu pourrais appeler de lanourriture américaine. (Sourire.) Mais il y avait des influencesvenues du monde entier, d’Allemagne ou de France – on avait dela soupe à l’oignon au menu par exemple ! Mon père étaitd’origine allemande et ma mère est d’origine espagnole, plu-sieurs cultures cohabitaient à la maison. C’est du côté de monpère que j’ai été initié à la musique rock américaine typique. Ducôté de ma mère, il y avait toujours de la musique espagnole lorsdes réunions familiales, et on dansait beaucoup – ça m’a ouvertles oreilles à un jeune âge et transmis le goût du rythme. Per-sonne n’était vraiment musicien dans la famille, mais il y avaitconstamment de la musique autour de nous, particulièrementdans le resto. Il y avait même un piano au niveau du comptoir,j’aimais bien traîner autour. Les clients s’y installaient parfois etjouaient dessus. J’ai fini par le récupérer, il se trouve chez moiaujourd’hui. J’essaie d’apprendre à en jouer par moi-même.

Quand tu as commencé à écrire pour Woods, ta motiva-tion était-elle seulement musicale ou ressentais-tu lebesoin d’exprimer quelque chose ?C’était un mélange des deux. En réalité, les chansons qui setrouvent sur les deux premiers albums de Woods, How To Sur-vive In/In The Woods (2005) et At Rear House (2007), n’avaientpas vocation à être publiées. Je m’enfermais dans ma petitechambre à Rear House, je me mettais sur le lit et j’enregistraissur un 4-pistes sans imaginer qu’un jour des gens entendraientle résultat. C’est ce contexte intimiste qui donne un côté trèspersonnel à ces deux collections que j’ai réalisées tout seul. Cene devait être qu’une expérience éphémère, et c’est finalementen trouvant la confiance nécessaire pour envoyer mes démosau label Shrimper que tout s’est goupillé autrement. J’avaischoisi cette maison de disques parce qu’elle avait fait paraîtreles premières tentatives de Lou Barlow sous le nom de Sentri-doh et hébergé des artistes comme Herman Dune – Not On Top(2005) est une référence pour moi. Durant ces prémices, le titreDon’t Pass On Me qui ouvre At Rear House a marqué un tour-nant. Après l’avoir enregistré, je me rappelle m’être dit pour lapremière fois que ce que je faisais en tant que songwriter pou-vait valoir le coup. Sans Don’t Pass On Me, j’aurais peut-être prisune autre direction. À l’époque, si tu m’avais demandé ce queje faisais, je t’aurais répondu batteur, rien d’autre.

Car tu étais alors batteur dans Meneguar et Shepherds, quiont publié une poignée d’albums entre 2004 et 2007. Com-ment la situation s’est-elle décantée en faveur de Woods ?Meneguar a été mon premier groupe sérieux avec Jarvis Tave-niere et Christian Deroeck. Il existait dès l’université, avant quenous déménagions tous à Brooklyn. Nous faisions de l’indie rockà l’ancienne mais ce style n’était plus en vogue à l’époque à NewYork – la mode était à des choses plus dansantes. La carrière deMeneguar s’essoufflait en raison du peu d’attention que noussuscitions. À côté de ça, avec Christian, Jarvis et G. Lucas Crane –notre spécialiste ès textures sonores expérimentales et bidouil-lages de bandes –, nous avions formé Shepherds, un projet instru-mental orienté krautrock. À l’exception de Lucas, nous vivionstous ensemble à Rear House. L’un des événements décisifs qui afini de nous décider à nous concentrer sur Woods a été la ruptureavec Christian. Lui comme moi n’étions pas heureux de notresituation, il fallait que chacun prenne une direction différente.Une fois Christian parti, Jarvis s’est investi de plus belle. Lui,Lucas et moi avons alors réalisé le disque éponyme de WoodsFamily Creeps, qui est donc paru en 2008 sous un nom un peu dif-férent mais que je considère bien comme le troisième LP deWoods. C’est une œuvre charnière car c’est à partir de là que nousavons commencé à sortir de nos chambres pour nous produiresur scène en trio, à considérer Woods comme un vrai groupe plu-tôt que comme une occupation maison. Puis on a rencontréKevin Morby, d’abord en tant que simple colocataire à Rear House– il avait pris la chambre de Christian. Au moment de Songs OfShame (2009), nous lui avons proposé de devenir notre bassiste,les opportunités de concerts devenant plus nombreuses. Par lasuite, G. Lucas Crane a quitté l’aventure car nous voulions adop-ter en concert une instrumentation rock classique. Or ce queLucas faisait sur scène ne correspondait pas à cela. De toute façon,il était trop occupé par le lieu DIY qu’il cogère à New York, SilentBarn. Il a aussi son projet solo Nonhorse, qui est incroyable – jesuis sûr que je referai quelque chose avec Lucas à l’avenir.

TOWNES VAN ZANDTC’est drôle parce que depuis Songs Of Shame, chacun de

vos albums est présenté par rapport au précédent commeplus pop, plus propre, mieux produit, sonnant enfincomme une véritable formation live…(Sourire.) Mais c’est parce que ça correspond à une réalité, celled’un groupe en constant apprentissage. Nous faisons tout nous-mêmes et chaque disque représente une occasion de faire mieuxque la fois précédente, qu’il s’agisse de Jarvis avec la production oude moi avec le songwriting, le chant et la guitare. Je me suis misvraiment à la guitare pour pouvoir écrire les premières chansonsde Woods et je ne connaissais que des accords basiques. Tu peuxréécouter toute notre discographie sous l’angle de mon jeu de gui-tare rudimentaire qui s’améliore à chaque nouvelle parution.Nous savons quelle musicalité nous souhaitons atteindre, et peuà peu, nous nous rapprochons de notre but. Si je devais chapitrerla carrière de Woods, je réunirais les deux premières tentativesHow To Survive In/In The Woods et At Rear House sous la bannière

“ON NOUS TRAITE TOUJOURS DE HIPSTERS ! ON N’Y PEUT RIEN. BOB DYLAN DEVAIT DÉJÀÊTRE TRAITÉ DE HIPSTER QUAND IL S’EST MISÀ L’ÉLECTRIQUE DANS LES SIXTIES.”

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Quand as-tu rencontré Jeremy ?C’était à l’université. Lui et sa bande de potesavaient des looks très particuliers d’étudiants enarts. (Sourire.) Ils portaient tous des grandes che-mises à carreaux en flanelle et avaient la barbefournie. C’est notre passion pour la musique et lamanière d’en faire par ses propres moyens quinous a réunis. Il faisait partie de formations hard-core et moi j’étais plutôt dans l’indie rock. Viades connaissances communes, nous avons finipar jouer ensemble dans un groupe de punk quis’appelait I Am The Resurrection (ndlr. auteurd’un mini-album en 2001). Ce projet m’a permisde tourner pour la première fois aux États-Unis.Nous avons alors découvert à quel point la com-munauté hardcore était active. Nous trouvionstoujours des appartements ou des lieux alterna-tifs pour nous produire en live, et des gens coolavec qui traîner. Ces personnes n’étaient pas fer-mées d’esprit comme je pouvais le croire, ellesaimaient plein de styles musicaux. En voyageantavec Jeremy, j’ai compris que c’était quelqu’und’à la fois passionné et sérieux. En revenant detournée, nous avons commencé à collaborer enayant en tête que, grâce aux connexions que nousvenions d’activer, nous pouvions faire quelquechose de concret avec notre musique. Jeremy aintégré en tant que batteur Meneguar, le groupeindie rock que j’avais formé et dans lequel jouaitaussi Christian Deroeck. Après l’université, nousavons tous déménagé à Brooklyn pour nous ins-taller dans notre maison de Rear House.

Tu étais chanteur et compositeur dans Mene-guar. N’as-tu pas regretté d’abandonner cesfonctions dans Woods ?Je m’en fichais complètement. Ce qui m’intéressedans la musique, c’est l’aspect collectif,l’excitation créée par la vie d’un groupe. Or Mene-guar a commencé à perdre de cet attrait et les rela-tions entre les membres se sont délitées. Nousn’étions plus amis en dehors de Jeremy et moi. Jeme suis donc tourné naturellement vers Woods.C’était le prolongement logique de notre amitiéet un pas en avant vers la musique que nous vou-lions faire. Je suis porté par l’enthousiasme, et àl’époque, cette énergie s’était déplacée vers Woods.

Une composition a-t-elle marqué ton associa-tion avec Jeremy ?Suffering Season sur At Echo Lake (2010). Jeremy aécrit la base et j’ai essayé d’introduire des élé-ments nouveaux, notamment à la guitare quin’était pas son instrument de prédilection. Lui etmoi sommes très complémentaires. On a ima-

giné Suffering Season dans l’esprit de notre ver-sion de Military Madness de Graham Nash, ennous disant : “C’est vraiment top cette reprise, pour-quoi on n’essaierait pas de faire une chanson à nousdans ce style ?” C’était la dynamique de Woods ànos débuts : la spontanéité. Quand on avait uneidée ou des disques que nous aimions et dontnous voulions nous inspirer, on mettait tout çaen pratique rapidement et on enregistrait sans yréfléchir à deux fois.

TENSIONDécris-nous votre fameuse “base arrière” de

Rear House et l’atmosphère qui y régnait.C’était à Brooklyn, dans le quartier de Bushwick.Il fallait d’abord entrer dans un immeuble puistraverser la cour. Au fond, il y avait une petitemaison de trois étages, c’était là. Nous avions lesdeuxième et troisième étages pour nous – le loyerétait très peu élevé. Le premier étage appartenaità une église qui donnait sur la rue. Des gens yséjournaient parfois, des pasteurs de passage. Il yavait également eu cette dame qui se remettaitd’un cancer. Elle n’avait pas les moyens de seloger et avait habité là avec sa famille pendantun an sans rien payer. On discutait avec ellequand on descendait pour une pause clope. Ellenous faisait à manger parfois – c’était uneambiance à la fois chouette et spéciale. Petit àpetit, j’ai transformé ma piaule en studio. Lesalon servait de local live et je traînais les câblesdepuis ma chambre à travers les escaliers. Nousavons enregistré dans ces conditions pendantdeux ou trois ans. Quand Woods a commencé àdécoller, l’atmosphère à Rear House est devenuetrès étrange car nous vivions toujours avec cer-tains de nos ex-camarades de groupe avec quinous ne nous entendions plus. Le niveau de ten-sion était assez élevé. Même s’il parlait toujoursde repartir dans sa campagne, cette situation trèsinconfortable a incité Jeremy à le faire vraiment.Grâce à Woods, j’ai retrouvé cet esprit commu-nautaire de la scène hardcore. Nous avons ren-contré des nouvelles personnes qui partageaientnotre vision des choses même si nos musiquesétaient différentes – les Vivian Girls, Kurt Vile,Real Estate, Blank Dogs, Wavves…

En dehors de Woods, tu as travaillé avec beau-coup de formations ces dix dernières années.S’agit-il à chaque fois d’histoires de camaraderie ?Oui, le plus souvent ce sont des artistes ou unemusique que j’apprécie. La musique me passionnepar tellement d’aspects qu’il y a toujours un élémentqui m’intéresse. Je ne suis pas très bon pour faire le

simple technicien, je préfère être impliqué dansl’enregistrement pour pouvoir m’exprimer pleine-ment et aider la musique à dévoiler tout son poten-tiel. Je privilégie donc les projets dans lesquels jepeux donner mon opinion sans risquer d’être tropintrusif, comme un songwriter en solo ou ungroupe qui n’a pas de bassiste par exemple. Jouer dela basse en studio est une bonne manière d’entamerune “discussion musicale” – je suis désoléd’employer cette expression douteuse. (Sourire.)

Quels sont les disques hors Woods dont tu esle plus fier ?Je suis très content du nouveau Quilt, Plaza(2016), que j’ai produit. Le premier LP éponymede Widowspeak qui remonte à 2011 tient uneplace particulière car c’est la première fois quej’ai eu l’impression de savoir ce que je faisais. Çam’a permis de revenir vers Woods avec plus deconfiance. Ce n’est pas un changement radical,mais on peut entendre la différence entre nosdisques Sun And Shade (2011) et Bend Beyond(2012). Le son est devenu plus soigné, et c’est enpartie grâce à cet album de Widowspeak qui m’apoussé dans cette direction.

As-tu des modèles en termes de production ?George Martin évidemment, qui vient de mou-rir. J’apprécie Nicolas Vernhes, il y a toujours deschoses passionnantes à retenir dans son travailau studio Rare Book Room. Il a mixé I Was BornAt Night (2005) de Meneguar, mais on a justepassé deux jours ensemble. Je n’ai pas retravailléavec lui depuis.

Tu avais un projet solo, Sheryl’s MagneticAura. Continues-tu de composer pour toi ?Non, je ne fais plus rien de ce côté-là. Je côtoie auquotidien des artistes pour qui le songwriting esttellement naturel – Kevin Morby, Jeremy Earl, Mar-tin Courtney… Pour moi, ça ne marche pas aussibien. (Sourire.) En revanche, j’arrive à avoir cenaturel pour la production, les arrangements, desremarques sur les parties rythmiques… Voilà mondomaine de prédilection. C’est ce qui me permet defaire partie du puzzle, ce dont ma communauté abesoin. Et ça correspond à ma personnalité. --------------------------------------------

Un soldat au service de la musique qui l’anime, tel est Jarvis Taveniere,partenaire indéfectible de Jeremy Earl dans Woods… mais pas que.De Widowspeak à EZTV en passant par Vivian Girls, Ducktails, MartinCourtney ou Nic Hessler, le New-Yorkais a usiné ses talents de multi-instrumentiste, ingénieur du son et producteur pour nombre de formationsdu cru. Il nous donne sa vision de l’aventure Woods – et du reste.INTERVIEW JEAN-FRANÇOIS LE PUIL

JARVIS.TAVENIERE’

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“folk en chambre lo-fi”. Ensuite, Woods Family Creeps, Songs OfShame, At Echo Lake (2010) et Sun And Shade (2011) vont ensemblecar ce sont les LP sur lesquels nous apprenons à faire de la musiquecomme un vrai groupe. Enfin, je mets dans le même sac BendBeyond (2012), With Light And With Love (2014) et le nouveau CitySun Eater In The River Of Light. Les deux plus récents sont nos pre-miers efforts enregistrés dans un véritable studio et les trois sontreprésentatifs de ce que nous sommes devenus, avec plein de nou-velles colorations ajoutées à notre son d’origine.

À vos débuts, vous jouiez la carte du mystère, c’était difficilede vous avoir en interview. Cela a donné lieu à nombred’interprétations. On vous a qualifiés de drogués, d’ermites,de rockeurs progressifs, de hippies, de hipsters, etc.On nous traite toujours de hipsters ! On n’y peut rien. Je nesais même pas ce que ça veut dire. Bob Dylan devait déjà être

traité de hipster quand il s’est mis à l’électrique dans les six-ties. (Sourire.) Nous n’essayons pas de représenter quelquechose ou d’avoir une image particulière, nous essayons sim-plement de faire une musique qui vaut la peine. Nous exis-tons pour cela et pour rien d’autre.

Un autre malentendu concerne la perception de votremusique, parfois vue comme radieuse. En réécoutanttoute votre discographie, la sensation qui domine estpourtant celle d’une très grande mélancolie.Oui, c’est le sentiment qui me porte plus que n’importe quelautre lorsque j’écris. Je suis naturellement attiré par les chan-sons tristes. (Sourire.) Même quand le décor musical estenjoué, les paroles restent sombres. Le son de Woods naît enpartie de ce contraste.

Sun And Shade et Bend Beyond sont marqués par la dispari-tion de ton père.En vérité, je crois que depuis qu’il est mort, tous mes albumssont liés à cela. C’est un épisode compliqué à dépasser, unepartie de ma vie qui reste difficile à gérer. Quand je meretrouve devant ma feuille blanche avec mon stylo, c’estl’expérience qui me revient le plus souvent.

En tant qu’auditeur, des artistes t’aident-ils à évacuer cegenre de pensées chagrines ?

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La musique de Townes Van Zandt est pas mal pour cela. Ildépeint avec beaucoup de perspicacité les tourments de la vie.C’est à la fois simple et très pur.

Dans quel état d’esprit étais-tu au moment de l’écrituredu tout neuf City Sun Eater In The River Of Light ?En 2010, j’avais décidé de quitter Brooklyn pour retournervivre à Warwick. J’habitais à Rear House depuis cinqans, j’avais le groupe et le label à gérer. Il me fallait moins dedistractions et plus d’espace – que ce soit physiquement oumentalement – pour mener cela du mieux possible. J’étaisfatigué du mode de vie urbain. En revenant à Warwick, pasloin du tout de l’endroit où j’ai grandi (le restaurant est devenuune résidence depuis), je retrouvais un environnement paisi-ble où le temps passe moins vite, où la vie semble moinspesante. Je consacrais toutes mes journées à la musique et SunAnd Shade comme Bend Beyond, qui ont été réalisés essentiel-lement à Warwick, sont représentatifs de cela. Puis vers 2014,j’ai recommencé à passer le plus clair de mon temps à NewYork – pour des raisons sentimentales ou liées à Woods. Et j’airessenti à nouveau l’anxiété et la tension inhérentes au quo-tidien dans une grande métropole. Je ne m’y sens pas mal, c’estjuste que la cacophonie ambiante dans une grande ville finittoujours par te saisir. With Light And With Love était déjà unpeu marqué par ces sentiments et City Sun Eater In The RiverOf Light l’est encore plus. Notre nouvel album est celui du

retour à la ville. Son intitulé m’est venu alors que je marchaisdans les rues de Brooklyn pendant une journée très chaude etensoleillée. Les rues paraissaient étinceler sous le soleil brû-lant. Cette impression m’a frappé – la chaleur de l’asphalte, lebouillonnement humain, toutes ces sensations urbainesmêlées. Aujourd’hui, j’habite dans le quartier de Greenpointà Brooklyn et je retourne fréquemment à Warwick où se trou-vent les locaux de Woodsist.

D’où viennent les influences éthiopiennes que l’onentend sur le nouveau morceau Sun City Creeps ?Nous avons écouté beaucoup de musique éthiopienne pendantnos dernières tournées – Mulatu Astatke, les compilations Éthio-piques… On écoutait également du free jazz, de la soul, Miles Davis,Herbie Hancock, du reggae. Tout cela nous a imprégnés. Pour lescuivres deSun City Creeps, c’est la première fois que nous avons tra-vaillé avec des musiciens professionnels que nous avons embau-chés exprès – encore un petit pas en avant pour nous. (Sourire.)

“EN REVENANT À WARWICK, PAS LOIN DE L’ENDROITOÙ J’AI GRANDI, JE RETROUVAIS UN ENVIRONNEMENTPAISIBLE OÙ LE TEMPS PASSE MOINS VITE, OÙ LA VIE SEMBLE MOINS PESANTE.”

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Vous aviez déjà usé d’influences mondialistes sur le titreWhite Out en 2011. Mais c’était plutôt lié à la musiqueindienne.Absolument. Je trouve d’ailleurs que White Out est une compo-sition mésestimée dans notre catalogue. Elle représente pourmoi une belle progression dans notre capacité à intégrer desidées inédites dans notre musique. À l’époque, j’écoutais le com-positeur indien Ali Akbar Khan tous les matins à la maison.

Politics Of Free a des paroles plutôt engagées. Peut-on lescomparer à votre reprise de Graham Nash en 2009, Mili-tary Madness ?Ce sont des sujets similaires, oui. Le texte de Politics Of Freem’est venu suite à de nouvelles fusillades dans des écoles auxÉtats-Unis. J’essaie de dire qu’il faut savoir profiter au quoti-dien des instants où l’on peut se détacher de ce monde de plusen plus sauvage pour regarder du côté lumineux – même si cesmoments de répit ne durent que quelques secondes.

MENTORTa formation universitaire est liée aux arts visuels. As-

tu déjà imaginé t’y consacrer pleinement plutôt qu’à lamusique ?À l’université, j’ai étudié la gravure et les beaux-arts. J’ai grandien admirant Keith Haring et le pop art. J’apprécie aussi le tra-vail de Corita Kent par exemple. Celui qui m’a le plus influencédans ce domaine est l’artiste Antonio Frasconi (ndlr. mort en2013 à l’âge de quatre-vingt-treize ans), qui a été l’un de mesprofesseurs à l’université de Purchase. C’était un vrai mentorqui débordait de vie et irradiait les gens autour de lui. Il incitaità travailler toujours plus longtemps et plus durement pours’améliorer dans ce que l’on savait faire de mieux. Grâce à lui,j’ai adopté une approche artistique libérée là où j’avais tendanceà avoir une vision rigide des choses. J’ai appliqué ses enseigne-ments dans mon travail musical et dans ma vie de tous les jours.Après mes études, je me suis lancé dans la musique parce queles événements en ont décidé ainsi. J’adorerais être peintre ougraveur à plein temps – j’ai le sentiment de ne pas avoir donnéune vraie chance à cette partie de ma créativité. En vieillissant,je crois que je me consacrerai davantage aux disciplinesvisuelles et moins à la musique. L’année dernière, dans unepetite galerie à New York, j’ai fait une exposition de sérigra-phies en noir et blanc représentant des paysages (ndlr. sous lenom de Jeremy Bradley Earl). Et j’ai fait une peinture murale dumême genre pour l’une des chambres de l’Ace Hotel à New

York ! C’est la chambre 625, si vous voulez aller voir. (Sourire.)Je fonctionne de la même manière quand je dessine que quandj’écris une chanson. Je laisse d’abord les choses prendre formespontanément, sans idée précise en tête, et à partir de ce qui agermé ainsi de manière instinctive, j’essaie de développerquelque chose de cohérent et solide.

Le crâne, la chouette, l’œil omniscient, le serpent, lamain… Tu es friand de symboles dans les pochettes quetu imagines pour Woods ou d’autres sorties du labelWoodsist.L’œil est presque devenu le logo de Woods, c’est ce qui nousreprésente le mieux. On le trouve toujours quelque part dansnos artworks. Je le vois comme quelque chose de positif –regarder vers la lumière, scruter l’avenir…

Les crânes que tu as dessinés pour City Sun Eater… rappel-lent ceux de The Skygreen Leopards.C’est vrai, je n’avais pas fait le rapprochement. Je suis unimmense fan des Skygreen Leopards, ils ont été une grandesource d’inspiration musicalement. C’est leur musicien GlennDonaldson qui réalise toutes leurs pochettes. Pour moi, lecrâne symbolise à la fois quelque chose d’horrible mais ausside très beau, mystique et magique. Glenn avait gentimentaccepté de venir de Californie pour jouer sur Sun And Shade.

Si tu devais choisir un artiste sans lequel Woods ne seraitpas Woods, lequel citerais-tu ?(Longue réflexion.) Neil Young via Crosby, Stills, Nash &Young. On avait leur album Déjà Vu (1970) en vinyle et en cas-sette à la maison. J’étais très jeune quand j’ai entendu ces mor-ceaux pour la première fois, puis je les ai retrouvés plus tarddans ma vie en comprenant à quel point ils avaientété formateurs – j’ai eu ce même genre de révélation à retarde-ment avec The Grateful Dead. Je crois que si Déjà Vu n’étaitjamais paru, je n’aurais jamais fait de musique. Parmi lesinfluences plus décalées qui n’ont jamais été vraiment rele-vées à notre sujet, il y a Don Cherry. Personne ne pense à luien écoutant notre musique, mais cette forme de free jazz a puorienter des idées rythmiques chez nous. Brown Rice (1975) aété un mantra pour moi ces dernières années, j’aimerais quema musique dégage le même genre de vibrations. Et l’art tex-tile de sa femme Moki Cherry (ndlr. elle a réalisé plusieurspochettes pour Don) est aussi très inspirant.

Votre parcours a été lié à celui de vos amis de Real Estate, quisont chez Domino aujourd’hui. Y a-t-il eu une influencemutuelle entre toi et leur leader Martin Courtney ?Non, en vérité, je n’ai pas beaucoup écouté ce qu’ils ont faitdepuis leur premier album chez Woodsist (Real Estate, 2009).Ceci dit, Martin a été élevé comme moi dans un petit bled

“J’ADORERAIS ÊTRE PEINTRE OU GRAVEUR À PLEINTEMPS. EN VIEILLISSANT, JE CROIS QUE JE ME CONSACRERAI DAVANTAGE AUX DISCIPLINESVISUELLES ET MOINS À LA MUSIQUE.”

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rural, à Ridgewood dans le New Jersey – ce n’est pas très loinde là où j’ai vécu. Peut-être que grandir dans le même envi-ronnement fait que nous avons une manière similaire de voirles choses et de nous exprimer.

Vers 2009, tu as eu l’opportunité de faire grandir Woodsisten t’associant à un label de grande envergure. Tu as fina-lement reculé et annulé le partenariat. Agirais-tu de lamême manière si c’était à refaire ?C’est quelque chose auquel j’ai souvent repensé… Plus les annéespassent, plus il me paraît évident que j’ai fait le bon choix. Toutgérer nous-mêmes représente une telle fierté. Le groupe et le labelfont partie d’un tout uni et solidaire. Maintenir ces activités à uneéchelle modeste paraissait la meilleure chose à faire. Après, nousavançons en âge, le groupe grandit, et peut-être que Woods pour-rait aujourd’hui tirer avantage des moyens d’une plus grossestructure. Je serai définitivement à l’écoute si une proposition dece genre arrive. En attendant, on se débrouille très bien comme ça.

L’université de Tulsa vient d’acquérir les archives de BobDylan, qui s’est dit heureux de voir son travail inscrit dansl’héritage du folklore américain pas très loin de celui deWoody Guthrie ou d’objets amérindiens. As-tu le senti-ment d’appartenir à ce folklore ?Oui, au bout du compte, nous ne sommes que le prolongementde cela. La musique folk. La musique des gens pour les gens.J’écris constamment des chansons et beaucoup s’inscriventdans cette tradition folk et country. Ça fait longtemps que j’aienvie de faire un disque uniquement dans ce genre-là. QuandWoods prendra un peu de repos, je sortirai cet album solo. --------------------------------------------

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