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Article Sur Les Écoles Dans Le Sunnisme

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Islam

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Les coles juridiques du sunnisme

par Slim LAGHMANI

| Le Seuil | Pouvoirs

2003/1 - n 104

ISSN 0152-0768 | ISBN 9782020573474 | pages 21 31

Pour citer cet article :

Laghmani S., Les coles juridiques du sunnisme, Pouvoirs 2003/1, n 104, p. 21-31.

Distribution lectronique Cairn pour Le Seuil.

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SLIM LAGHMANI

L E S C O L E S J U R I D I Q U E S

DU SUNNISME

1. AINSI FORMUL, le thme que je dois traiter peut sembler, en partie

au moins, familier au lecteur non initi la culture musulmane. Il renvoie

une notion quil croit connatre (cole juridique) dans un univers

culturel particulier quil connat peu ou prou (lislam sunnite). Il

convient donc avant daller de lavant de prciser ces notions.

Prciser ces notions signifie, en loccurrence, en prsenter une dfinition

qui les intgre dans leur cadre conceptuel dorigine et qui, en

mme temps, les rende comprhensibles dun point de vue externe,

cest--dire du point de vue du lecteur habitu aux catgories modernes.

Il faut en effet dans notre matire viter deux cueils : le premier

consiste rduire des concepts labors dans un cadre historique et

culturel spcifique des concepts occidentaux contemporains ; le

second consiste senfermer dans un point de vue interne et donner des

concepts en question la dfinition quen en donnait dans le contexte historique

et culturel qui les a produits. Le premier cueil mne une mauvaise

comprhension, le second perptue lignorance.

2. Le sunnisme drive de la Sunna. La Sunna dsigne la Tradition du

Prophte, elle comprend ses paroles (hadths)1, ses actes et ses pratiques

tablies. Le sunnisme, comme doctrine, peut tre apprhend

deux points de vue : politico-thologique et thologico-juridique.

Au premier point de vue, le sunnisme soppose au shisme et au

khrijisme propos de la question politico-thologique du califat. Les

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1. Dans un sens plus large, le terme hadth dsigne lensemble de la Sunna, il signifie alors

non pas la parole du Prophte, mais ce qui a t dit propos de ses paroles, de ses attitudes et

de ses actes.

sunnites qui prtendent reprsenter lorthodoxie musulmane se sont

dsigns par ce terme afin de marquer leur prtention dtre, parmi les

musulmans, ceux qui continuent et perptuent la Tradition du

Prophte. En fait, il sagit de ceux qui considrent comme lgitime le

pouvoir des quatre premiers califes dits les bien-guids (al-khulaf

al-rchidn) et qui considrent galement lgitime lordre dans lequel

ils se sont succd2. Il sagit aussi, bien que cela ne soit pas toujours dit

clairement, de ceux qui ont accept le pouvoir de Muwiyya aprs la

dfaite de Ali. En ralit, il sagit de limmense majorit des musulmans,

cest--dire de ceux qui ont accept le fait accompli. Les shites sont

dsigns par ce mot parce quils ont pris le parti (tashayyaa) de Ali,

cousin et gendre du prophte3, enfin les khrijites sont dsigns par ce

mot parce quils sont sortis (kharaja) des rangs de Ali lors de la

bataille de Siffn (657 apr. J.-C.) qui a oppos Ali Muwiya : ils reprochaient

Ali davoir accept larbitrage entre lui et Muwiya afin de

mettre un terme la grande discorde4 alors que de leur point de vue

Dieu est le seul juge, le seul arbitre (l hakama ill Allah).

Au second point de vue, le sunnisme ou plus prcisment les gens

de la tradition, les traditionnistes (ahl al-Sunna ou ahl al-hadth),

sopposent aux partisans de la libre opinion (ahl al-ray). Les premiers

affirment la ncessit de rattacher tout jugement au Coran ou la

Sunna, les seconds affirment la capacit de la raison fonder le jugement

en cas dabsence dun texte clair du Coran ou dune tradition certaine

du Prophte.

Nous prendrons le terme sunnisme au premier sens car, dune part,

cest celui qui simpose dans la structuration de la prsente livraison de

la revue Pouvoirs et, dautre part, parce que lopposition ahl alhadth/

ahl al-ray est le problme axial des coles juridiques.

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2. savoir dabord Ab Bakr al-Siddq (632-634) ensuite Omar Ibn al-Khttab (634-644),

ensuite Uthmn Ibn Affn (644-656) et enfin Ali ibn Ab Taleb (656-660).

3. Les shites considrent que la succession du Prophte doit revenir sa famille (Ahl al-

Beit) et prcisment Ali et ses descendants. Cette prtention, prsente ds la mort du

Prophte, sest surtout dveloppe lors du califat de Uthmn et a clat au grand jour aprs

lassassinat de ce dernier. Ali sera confront certains compagnons du Prophte, soutenus par

icha (pouse du Prophte), il sortira victorieux de cette confrontation suite la bataille

du Chameau , il sera ensuite confront Muwiya gouverneur de Syrie, chef du clan des

Umayyades et parent du calife Uthmn. Ali sera dfait. Il prira assassin en 661 ap. J.-C.

Muwiya est le fondateur de la dynastie des Umayyades (661-750 ap. J.-C). Ce conflit connu

sous de nom de al-Fitna al-Kubr (la grande discorde) aura dur de 656 661 ap. J.-C.

4. Cf. Hicham Djat, La Grande Discorde, Paris, Gallimard, 1989.

3. Lexpression arabe traduite par coles juridiques est madhhib

(pl. de madhhab). Ce mot signifie littralement la voie emprunte et,

par extension, le courant dopinion. Lide dcole est donc bien prsente,

mais cette cole peut-elle tre qualifie de juridique ? Cela serait

aller vite en besogne parce que cela signifierait la traduction du mot fiqh

par droit musulman .

Il nexiste pas de concept arabe correspondant exactement

lexpression franaise droit musulman . Littralement, cette expression

pourrait tre rendue par qunn islm ou tashr islm 5. Or, si ces

locutions correspondent effectivement un usage courant et contemporain,

elles ne font pas partie de lappareil conceptuel de ce qui sest

historiquement tabli et constitu comme tant le droit musulman .

considrer cet appareil, on dcouvre deux termes spcifiques : shara

et fiqh. Si maintenant on tente une approche interne de ces deux

concepts, on se rend immdiatement compte quils ne correspondent

pas parfaitement au mot droit dans son acception moderne.

4. La shara est la voie indique par Dieu pour le salut de ses cratures.

Elle comprend, de ce fait, des commandements qui relvent tout autant

du culte, que de la morale et du droit. Cest un tout intelligible par sa

fin. Le droit, dans cette perspective, nest quun moment dont la fin

immdiate organiser les rapports sociaux est au service dune fin dernire,

ultime : le Salut. La shara, ainsi dlimite, est consigne dans le

Coran et les Traditions du Prophte. Mais ces sources sacres ne comprennent

pas que des commandements ayant pour objet les actions ou

le for intrieur des croyants. Les commandements se trouvent mls

un discours (khitb) qui vise la constitution mme de la foi et qui utilise

souvent le rcit (qaas) comme vecteur de la conviction. Lentremlement

des diffrents niveaux du discours rend difficile, a priori, lidentification

de la shara. Il faudrait pour cela bien comprendre le texte afin

darriver isoler ce qui ressort proprement parler de la shara. Par

ailleurs, si les textes sacrs sont supposs contenir une solution toute

situation concrte, ils nont pas envisag pour autant, cela est vident,

toutes les actions humaines possibles et imaginables. Il faut donc pouvoir,

partir dune saine lecture et dune vraie connaissance des sources,

trouver dans la shara les principes de solution de tout cas nouveau.

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5. Littralement droit positif islamique dans le premier cas, et lgislation islamique

dans le second.

5. Cest pour rpondre ces deux attentes que sest constitue une

science humaine, la science de lintelligence de la shara : le fiqh.

Comme la shara, le fiqh ne peut tre rduit au droit ; il traite en effet

aussi bien de questions cultuelles que de questions morales nintressant

que le for intrieur ainsi que des questions juridiques au sens

contemporain du mot. Le fiqh peut tre dfini comme un ensemble

de qualifications ou jugements (ahkm, pl. de hukm) des comportements

et actions humaines. Ces qualifications sont au nombre de

cinq : lobligatoire (fardh), le recommand (mandb), le licite ou permis

(mubh), le dsapprouv (makrh) et linterdit (mahdr). Le

fiqh se prsente donc comme un expos des diffrents actes, rels ou

possibles, sous langle de leur qualification. Il faut tout de suite relever

que deux de ces cinq qualifications peuvent ne pas tre considres

comme juridiques au sens actuel du terme. Il sagit des qualifications

intermdiaires de dsapprouv et de recommand , les

actes intgrs dans ces deux catgories ne pouvant donner lieu des

controverses susceptibles dtre tranches par des tribunaux. Il ne

faudrait pourtant pas en conclure la ncessit doprer une coupe

dans le fiqh afin dy isoler ce qui correspond aujourdhui au concept

de droit. Ce serait l dtruire la cohrence interne du fiqh. Comme

systme, le fiqh, avec ses cinq qualifications, est parfaitement intelligible

puisquil vise apprcier laction humaine, de quelque nature

quelle soit, au regard des commandements divins et dans la perspective

finale du Salut.

6. Le fiqh se prsente donc comme un ensemble de qualifications de

comportements prcisment dfinis au cas par cas. Il peut tre apprhend

comme une casuistique thorique. Casuistique puisquil ne procde

pas par rgles gnrales. Casuistique thorique parce que les

recueils de fiqh ne sont pas lquivalent des recueils de prcdents tels

que les connaissent les pays de Common Law. Les cas envisags par les

fuqah (les docteurs de la Loi, pl. de faqh) sont souvent des cas imagins

et parfois extrmement improbables. La validit des recueils de

fiqh ne tient donc absolument pas au fait quils exposent des prcdents

judiciaires mais, uniquement, au fait que les qualifications des comportements

quils exposent sont le produit de la volont divine et quelles

peuvent y tre rapportes par des procds contrls.

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7. Cette casuistique thorique est le produit de lijtihd (effort intellectuel)

des matres fondateurs du fiqh : Ab Hanfa (m. 150 H/767

apr. J.-C.) ; Mlik Ibn Anas (m. 179 H/795 apr. J.-C.) ; Muhammed Ibn

Idrs al-Shfi (m. 204 H/820 apr. J.-C.) ; Ahmed Ibn Hanbal (m. 241

H/855 apr. J.-C.). ct de ces fuqah qui sont lorigine des madhhib

qui se sont historiquement imposs, dautres ont marqu leur

poque sans pour autant russir fonder des coles prennes : Sufyn

al-Thawr (m. 161 H/778 apr. J.-C.) ; Al-Awza (m. 157 H/774

apr. J.-C.) ; Ab-Thawr (m. 240/854 apr. J.-C.) ; Ab Sulaymn dwd

Ibn Khalaf (m. 270 H/884 apr. J.-C.) qui a fond lcole dhhirite, et

Tabar (310/923 apr. J.-C.). Les principales coles juridiques sunnites

qui se sont historiquement imposes sont donc lcole hanafite, lcole

malkite, lcole shfiite et lcole hanbalite6.

8. En aval du travail du faqh, se situe le travail du juge ou qdhi qui

consiste, en application des recueils des fuqah et de leurs commentaires

autoriss, trancher des litiges, concrets cette fois, cest--dire historiquement

situs. Ces recueils vont servir aux juges (qdhi) de sources

formelles du droit. Certes le qdhi peut tre faqh, mais il peut galement

ne pas ltre, de mme que le faqh peut ne pas tre juge, ce qui fut

le cas de Ab Hanfa. Ce fait confirme dailleurs lide que le fiqh est

une casuistique thorique. Il est utile cet gard de prciser que ce ne

sont pas les ouvrages majeurs des fondateurs des diffrentes coles7 qui

vont remplir loffice de source formelle du travail du juge, mais des

manuels rgionaux, voire locaux, gnralement des commentaires des

ouvrages fondateurs. Ainsi, les manuels de rfrence de lcole hanafite

sont les Mukhtaar de Qdur et de Mjid al-Dn. Pour lcole malkite,

le Mukhtaar dIbn al-Hjib (m. 646 H/1249) fait rfrence, encore

quau Maghreb il est surtout fait usage de deux prcis inspirs dIbn al-

Hjib : le Mukhtaar de Khall (m. 767 H/1365) et la Tuhfa dIbn Asim

(m. 829 H/1424). Cest le Mustasf dal-Ghazl qui est principalement

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6. Lcole hanafite est aujourdhui encore prsente en Turquie, en Asie centrale, en

Afghanistan et en Inde ; lcole malkite domine au Maghreb et en Afrique occidentale ;

lcole shfiite est reprsente en gypte, au Kurdistan, en Malaisie, en Indonsie ; quant

lcole hanbalite, elle est sous sa version wahhabite (Muhammed ibn Abd al-Wahhab,

m. 1206 H/1792) la doctrine officielle de lArabie Saoudite.

7. Quand de tels ouvrages existent. On sait par exemple quAb Hanfa na laiss aucun

ouvrage crit. Il reviendra ses lves, Ab Youssef (m. 182 H/798) et Ab al-Hassan al-

Sheybni (m. 189 H/805), le soin de codifier, si lon peut ainsi sexprimer, le rite hanfite.

utilis par les shafiites et le Prcis de droit dIbn Qudma qui est le classique

des hanbalites8.

9. En amont du travail du faqh se situe le travail du usl. La science des

usl al-fiqh a t codifie par Muhammed Ibn Idrs al-Shfi dans son

ouvrage intitul al-Risla (lptre). Cette discipline pose les normes de

la casuistique des fuqah. Sa fonction consiste prcisment poser les

rgles de la dcouverte du jugement ou hukm partir des adilla

shariyya. Les adilla, pluriel de dall, sont littralement les preuves :

preuve de la vrit du jugement ; et ces preuves, ce sont les sources

sacres. En langage moderne, elles sont la fois les sources et le fondement

de validit des jugements. Lusli noncera les sources, posera les

normes de lexgse du Coran, les conditions de validation ou dauthentification

dune Tradition du Prophte, les conditions de validit de

lijm (consensus) ainsi que les rgles de dduction, par raisonnement

analogique, des qualifications lgales non voques par les sources

sacres, partir de celles qui sont voques par ces sources. Ce procd

sappelle le quiys. Cette science normative expose, enfin, les conditions

qui doivent se trouver runies en une mme personne afin quelle puisse

prtendre au statut de mujtahid, cest--dire de personne autorise

dcouvrir les qualifications.

10. La structure du droit musulman se prsente donc comme une

construction trois niveaux dont le centre est le jugement, le hukm ; la

base, lapplication des qualifications et des consquences qui y sont attaches,

et le sommet, le Coran et la Sunna du Prophte, qui peuvent tre

tenus pour des sources matrielles. Le passage des sources matrielles

aux sources formelles, que sont les compilations casuistiques considres

comme valables par les diffrentes coles de fiqh, seffectue conformment

des normes poses par la science des usl al-fiqh.

Tel est donc le systme du droit musulman , tel quil se prsente

au terme de son volution, cest--dire la fin du IIIe sicle de lHgire

(IXe sicle de lre chrtienne).

11. Il est communment entendu dans la littrature relative au fiqh que

les quatre coles classiques se reconnaissent mutuellement et quelles

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8. Cf. Chikh Bouamrane, Le droit musulman et son volution , in Panorama de la pense

islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 89-95 ; Joseph Schacht, article Fikh , in Encyclopdie

de lIslam.

acceptent leurs divergences dans la mesure o celles-ci ne concernent

pas les fondements (les usl) mais uniquement les branches (les fur).

Plus, chaque musulman peut suivre lcole de son choix ou en changer

sans aucune formalit ; il peut mme, si cela lui convient, ou pour

toute autre raison qui lui est propre, propos dun acte ou dune transaction

particulire, choisir la doctrine dune cole autre que celle quil

suit habituellement9 .

Certes, chacune de ces coles a des particularits. Cest ainsi que le

hanafisme est caractris par le recours de son fondateur la libre opinion

(ray) et listihsn10 alors que le malkisme est marqu par la place

prpondrante quil accorde aux Traditions du Prophte, la coutume

de Mdine, ville du Prophte, ainsi quau consensus (ijm) des docteurs

de Mdine. Le shfiisme est gnralement prsent comme une voie

mdiane entre les deux premires doctrines. Le hanbalisme est marqu

par la place essentielle quil accorde aux Traditions du Prophte, par sa

mfiance lgard de lanalogie et sa conception restrictive de lijm

rduit laccord des seuls compagnons du Prophte. Mais ces divergences

propos des sources, qui ont videmment des implications pratiques,

sont minimises par le recours deux arguments fondamentaux,

le premier est que les quatre coles saccordent propos des quatre

sources fondamentales : le Coran, la Sunna, lijm et le quiys. Le

second est que les quatre coles admettent unanimement la rgle de validit

suprme du fiqh : les ahkm (qualifications) doivent imprativement

tre rattachs la volont divine.

12. Cet unanimisme a t tabli partir du IIIe sicle de lHgire, mais

il nen avait pas toujours t ainsi. La constitution du fiqh en science au

cours du IIe sicle de lhgire (VIIIe s. ap. J.-C.) sest articule autour dun

dbat fondamental entre deux tendances intellectuelles : les partisans de

la libre opinion et les traditionnistes (ahl al-ray et ahl al-hadth) qui

correspondent deux aires gographiques Kfa (Irak) et Mdine

(Arabie), voire deux personnages fondateurs Ab Hanfa et Mlik Ibn

Anas. Muhammed Ibn Idrs al-Shfi aura, certes, un apport consid-

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9. Joseph Schacht, Introduction au droit musulman, Paris, Maisonneuve et Larose, 1999,

p. 62, note 10.

10. Le concept mme distihsn est controvers : ses partisans le prsentent comme une

analogie cache prfre une analogie explicite, ses dtracteurs le prsentent comme une libre

opinion. Il sagit en fait du raisonnement qui mne carter la solution inspire par lanalogie

(quiys) au profit dune autre dicte par lintrt gnral.

rable comme thoricien du traditionnisme puisquil lui est revenu la

mission de systmatiser le traditionnisme et de fonder la science normative

des usl al-fiqh, mais dans le domaine du fiqh cest un traditionniste

modr. loppos, Ahmed Ibn Hanbal peut tre qualifi de

traditionniste rigoureux11. Au total, si lon avait classer les courants de

pense eu gard limportance quils accordaient aux Traditions du

Prophte, on aboutirait deux grandes tendances : le hanafisme dune

part et les trois autres coles dautre part.

De Ab Hanfa, rien, ou presque, ne nous est parvenu directement.

Sa doctrine en matire de fiqh a t rapporte et systmatise par deux

de ses disciples : Ab Ysuf (m. 182 H/798) et Ab al-Hassan al-

Sheybni (m. 189 H/805). Or, il est tabli que tous deux ont t relativement

influencs par Mlik Ibn Anas. Il sen est suivi que le hanafisme

officiel est un hanafisme dulcor notamment par la transmutation du ray

en quiys. Or, cest en ce lieu trs prcis que sest joue lhistoire du fiqh.

Car partir du moment o il est pos en dogme que le ray des hanafites

est un quiys, cest--dire la mise en oeuvre du raisonnement analogique,

lme mme du ray entendu comme libre opinion (opinio prudentium)

disparat et laffirmation dune orthodoxie devient possible, concrtise

par laccord, le consensus (ijma) des fondateurs (aimma pl. de imm)

propos des fondements du fiqh : Coran, Sunna, ijm et quiys.

Or, il semble bien que telle ntait pas la position de Ab Hanfa.

Il admettait videmment le Coran comme source, sagissant des Traditions

du Prophte, il tait extrmement exigeant et nhsitait pas

rejeter les traditions rapportes par des individus isols. Quand, sur une

question, la tradition rapportait plusieurs opinions des Compagnons du

Prophte, il choisissait en raison celle qui lui semblait convenir le mieux

et nhsitait pas le cas chant ne pas en tenir compte. En dehors de

cela, il recourait son jugement. Il recourait videmment au quiys, mais

nhsitait pas en corriger le rsultat par le recours listihsn qui lui

permettait de tenir compte des circonstances et de lintrt gnral.

Lensemble de ces lments permet de prsenter Ab Hanfa comme un

cas part radicalement distinct des trois autres fondateurs.

Cette opinion est conforte par un aspect de lactivit intellectuelle

dAb Hanfa qui est marginalis par les fuqah. Il est aujourdhui

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11. Ce rigorisme saccentuera avec le hanbalite Ibn Taymiyya (727/1327) et avec le dhhirisme

qui rejette purement et simplement le recours au quiys. Ce dernier courant est

notamment reprsent, outre son fondateur Dwd ibn Khalaf, par Ibn Hazm al-Andalus

(456/1065).

tabli que Ab Hanfa ntait pas seulement un faqh mais galement un

thologien (mutakallim)12 qui a exerc une influence considrable13 .

Or, il se trouve quau IIe sicle de lHgire le dbat thologique opposait

les rationalistes aux volontaristes. Les rationalistes taient reprsents

par les mutazilites et les volontaristes prcisment reprsents

par les traditionnistes. Ab Hanfa tait-il mutazilite ? Le fait est que

dans une lettre adresse Uthmn al-Batti, il dfendait des convictions

murjites, et que dans son al-fiqh al-akbar il sest attaqu aux khrijites,

aux quadarites, aux shites et aux djahmites sans jamais sattaquer

aux murjia ou aux mutazilites14 . notre sens, mme si Ab Hanfa

ntait pas proprement mutazilite, il figure parmi les prcurseurs de ce

mouvement de pense qui trouvera dans le traditionnisme son antagoniste

principal15. Du reste, le fait mme que lon attribue Ab Hanfa

un ouvrage de thologie intitul al-fiqh al-akbar (le fiqh suprme)

montre quil avait rflchi aux rapports qui devraient stablir entre les

sciences islamiques et quil attribuait ilm al-kalm une place prpondrante,

ce que feront plus tard les mutazilites qui considrent que

les fondements du fiqh se trouvent dans ilm al-kalm. En effet, dans la

perspective des mutazilites, la raison humaine a la capacit de qualifier

les choses de belles ou de laides en toute autonomie (al-tahsn wa altaqbh

al-aqliyyayn), ce qui suppose que les choses ont une nature,

quil y a une nature des choses. Ce postulat thologique de nature des

choses fonde dans le domaine du fiqh la possibilit dun droit naturel,

or il nous semble que le ray auquel a recouru Ab Hanfa produit bel

et bien du droit naturel au sens aristotlicien du terme.

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12. Le mutakallim est le spcialiste de ilm al-kalam. On a coutume de dfinir ilm alkalm

comme une apologie dfensive de la foi, non comme une thologie (Louis Gardet et

Georges Anawati, Introduction la thologie musulmane, Paris, Vrin, 3e d., 1981, p. 38-39).

Nous considrons pour notre part que, dans un premier temps, le ilm al-kalm a bien t une

thologie et ce nest quaprs la dfaite du courant rationaliste reprsent par les mutazilites

quil sest transform en apologie dfensive. Voir Slim Laghmani, lments dhistoire de la philosophie

du droit, t. I, La Nature, la Rvlation et le Droit, Tunis, FNRS-Crs Production,

1993, p. 175-178.

13. Joseph Schacht, Ab Hanfa al-Numn , in Encyclopdie de lIslam, p. 123, notre

traduction.

14. Ibid., p. 123-124.

15. Contra Mohamed bed Jbir, Critique de la Raison arabe, I, La Constitution de la

Raison arabe, Centre culturel arabe pour ldition et la distribution, 3e d., 1987, p. 101 (en

langue arabe).

13. Par contre, toute la stratgie des traditionnistes a t dliminer

toute incursion de la raison suffisante dans le fiqh, et lapport considrable

de al-Shfi a t de constituer la science normative des usl alfiqh

afin de rompre les liens entre le fiqh et ilm al-Kalm et dordonner

le fiqh au dogme volontariste en le liant par des rgles de mthode

dont la seule rationalit est de nautoriser aucun hukm (jugement), sil

nest tabli que celui-ci procde du Coran ou de la Sunna ou quil peut

y tre rattach par des procds contrls. Cest dailleurs pour cette raison

que al-Shfi condamnera violemment tout recours listihsn en

considrant que toute personne qui recourt listihsn est, en fait, en

train de lgifrer16.

La vision classique des coles juridiques en Islam, qui rduit cellesci

quatre et qui affirme laccord des quatre coles propos des fondements

(usl), ne reflte donc pas lessentiel du dbat qui a eu lieu au

IIe sicle de lHgire au moment de la constitution de la science du fiqh ;

elle reflte la situation qui sest installe la suite de la dfaite du courant

rationaliste au milieu du IIIe sicle de lHgire. Dans une version

unanimiste des choses, les coles de fiqh sont rduites des nuances

dune seule couleur, une sorte de dgrad de lintervention des Traditions

du Prophte et du quiys : ainsi lon passe insensiblement

du hanbalisme au malkisme, au shfiisme, au hanafisme dans une

ambiance bon enfant daccord profond. Cette vision a t videmment

conforte par la fermeture des portes de lijtihd, cette dcision historique

qui na t prise par personne et qui a momifi le fiqh et rduit le

travail des fuqah au taqlid (commentaire).

14. Faut-il alors rouvrir les portes de lijtihd ? La rponse cette question

dpend de la situation dans chacun des tats musulmans et du statut

du fiqh dans ces tats. En effet, le droit positif effectif chappe largement

au fiqh et ce depuis longtemps. Sous le califat des Abassides,

dj, la police (shurta) avait en charge lessentiel des questions criminelles,

et en marge du fiqh une vritable justice administrative fut organise

(les madhlim)17. Si lon ajoute cela les codifications ottomanes,

les lgislations coloniales et celles des tats nouvellement indpendants,

on ralise que la place du fiqh dans le droit vivant est aujourdhui, du

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16. Rapport par Abdelwahhab Khallf, Ilm usl al-fiqh, Tunis, al-Hud, sans date, p. 83.

17. Cf. Yadh Ben Achour, Justice des madhlim et justice administrative moderne ,

Rev. int. sc. adm., 1985, n 2, p. 109 sq.

point de vue purement juridique, marginale18. Seul le statut personnel

et, dans un degr encore moindre, le droit pnal sont encore dans certains

tats sous lemprise du droit musulman. Dans ces conditions rouvrir

les portes de lijtihd signifie trs prcisment rouvrir le dbat propos

de la capacit de la raison humaine discerner en toute autonomie

le juste de linjuste, lutile du nfaste. Un tel dbat permettrait de fonder

le droit positif tatique, omniprsent et clandestin en mme temps,

et de critiquer le fiqh, marginal au plan juridique et hgmonique au

plan culturel. Rouvrir les portes de lijtihd aurait alors pour fonction

et pour mission de permettre au musulman dassumer, daccepter, voire

de revendiquer, sa modernit juridique.

R S U M

Il ne sagit pas dans cette contribution de dcrire les diffrentes solutions proposes

par chacune des coles juridiques du sunnisme, mais de dvelopper

une comprhension, culturellement engage, du pluralisme et de lvolution

des coles de fiqh. Une telle approche suppose un expos de la structure du

systme thologico-juridique musulman.

L E S C O L E S J U R I D I Q U E S D U S U N N I S M E

18. Joseph Schacht, Introduction au droit musulman, op. cit., p. 69 s. 31