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1 DOSSIER DE PRESSE FRANÇOISE ASCAL

ASCAL - mediatheque.ville-st-apollinaire.fr

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DOSSIER DE PRESSE

FRANÇOISE

ASCAL

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Françoise ASCAL

1 rue du vieux pressoir

77320 Saint-Barthélemy

Tél : 0612095043

Biographie

Françoise Ascal vit et travaille dans un village de Seine et Marne. Elle

est l’auteure d’une trentaine d’ouvrages. Elle collabore régulièrement avec

des peintres, vidéastes et musiciens. À travers différentes formes (poèmes,

récits, notes de journal, livres d’artistes) ses textes interrogent la matière

autobiographique, croisent l’intime et le collectif dans le souci de se

confronter, selon les mots de Pavèse, au “métier de vivre”.

En janvier 2010, elle a bénéficié d’une résidence de neuf mois au Parc

culturel de Rentilly dans le cadre du programme du Conseil Régional d’Île-de-

France.

En 2011, la Communauté de Communes de la Vallée de l’Hérault l’a

invitée, avec le photographe Philippe Bertin, à effectuer un travail de

mémoire sur l’abbaye d’Aniane.

Elle a été l’invitée de nombreux Festivals en France (Voix de la

Méditerranée, Les Tombées de la nuit, Musique et Mémoire, etc.) et à

l’étranger (Rencontre Internationale des Ecrivains de Montréal, Festival

Mondial de Poésie de Caracas au Venezuela).

Elle est membre du comité de rédaction de « remue.net ».

Bibliographie (poèmes, proses, récits)

Le Pré, Atelier La Feugraie, 1985.

La Part du feu, Atelier La Feugraie, 1987.

L’Ombre et l’éclat, Atelier La Feugraie, 1990.

Fracas d’écume, Coédition Atelier La Feugraie/Le Noroît (Québec), 1992.

Cendres vives, Éditions Paroles d’Aube (réunion en volume de Le Pré, La Part du

feu, L’Ombre et l’éclat), 1995.

Dans le sillage d’Icare, Éditions Cirrus (avec 12 dessins de Jacques-Pierre Amée),

1997.

Le Carré du ciel, Atelier La Feugraie, 1998.

Le Fil de l’oubli, Éditions Calligrammes, 1998.

Photo : © Michel Durigneux, 2009.

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L’Issue, Les Petits Classiques du Grand Pirate (avec une photographie de Gaël

Ascal), avril 1999.

Le Sentier des signes, Éditions Arfuyen (avec douze calligraphies originales de

Ghani Alani), 1999.

L’Arpentée, Éditions Wigwam, mai 2003.

Un automne sur la colline, Éditions Apogée, 2003.

La Table de veille, Éditions Apogée, 2004.

Mille étangs, avec des peintures de Philippe Aubry et une lettre de Denise

Desautels, Éditions Travers, 2006.

Cendres Vives suivi de Le Carré du ciel (nouvelle édition), Éditions Apogée, 2006.

Issues, Éditions Apogée, 2006.

Si seulement, Editions Calligrammmes (avec huit fusains d’Alexandre Hollan),

2008.

Perdre trace, Editions Tipaza (avec huit peintures d’Alain Boullet), 2008.

Rouge Rothko, Editions Apogée, 2009.

Un rêve de verticalité, Edition Apogée, 2011.

Lignées, avec des dessins de Gérard Titus-Carmel, éditions Æncrages & Co , 2012

(prix Louis Guillaume en 2014).

Levée des ombres, avec des photographies de Philippe Bertin, édition Atelier

Baie, 2013.

Noir-Racine précédé de Le fil de l’oubli, avec des monotypes de Marie Alloy,

édition Al-Manar, 2015.

Des voix dans l’obscur, avec des sérigraphies originales de Gérard Titus-Carmel,

édition Æncrages & Co, 2015.

Un bleu d'octobre, éditions Apogée, 2016.

Entre chair et terre, avec des huiles sur papier de Jean-Claude Terrier, éditions Le

réalgar, 2017.

CD-AUDIO

L'Arpentée, collection Dire, éditions EPM, 2016, avec les voix de Céline Liger,

Claire Delaporte, Françoise Ascal. Composition musicale Gaël Ascal.

LIVRES D’ARTISTE

L’Encre du sablier, Éditions Double Cloche (Livre d’artiste imprimé en sérigraphie,

tiré à quarante exemplaires, avec onze estampes du peintre Yves Picquet), 1999.

Le Vent seul, Éditions Double Cloche (avec cinq estampes d’Yves Picquet,

imprimé en sérigraphie, tiré à trente exemplaires), 1999.

La Hutte aux écritures, Éditions A Travers (livre d’artiste avec le peintre Jacques

Clauzel), 2001.

Noir-Racine, éditions Al Manar, livre d’artiste avec des aquarelles de Marie Alloy,

20 exemplaires, septembre 2009.

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Langue de sable, « livre pauvre » de Daniel Leuwers, manuscrit, six exemplaires,

avec des peintures de Jean-Pierre Thomas, septembre 2009.

Un désir d’aube, édition Atelier de Villemorge, livre d’artiste avec un bois gravé

de Jacky Essirard, 16 exemplaires, décembre 2009.

Cinq Poèmes sur 5 photographies de Jean-Pierre Thomas, manuscrit.

Dans la folle matière du monde, livre d’artiste à deux voix : Françoise

Ascal/Denise Desautels, avec des gravures de Jacqueline Ricard, édition La Cour

pavée, juin 2015.

Variation-Prairie, livre d’artiste, estampes d’Yves Piquet, éditions Double Cloche,

2016.

Le livre ouvert, Livre d’artiste, gravures de Jacqueline Ricard, éditions La Cour

pavée.

Prendre leçon sur la rivière avec Frédérique Germanaud, Marcelline Roux,

gravure Jacky Essirard, édition Atelier de Villemorge, 2017.

Sous la lampe, avec Sophie Chambard, janvier 2018 Livre pauvre, collection Le

singulier imprévisible, 6 exemplaires.

TRADUCTION:

Entre carne y tierra (Entre chair et terre, poèmes), traduit en espagnol par Juan

Luis Delmont, édition Pen Press, New York, 2007.

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Revue de presse

Article paru dans la revue « La Nouvelle Quinzaine littéraire », n°1149 (16 avril

2016) :

Se battre pour attacher la vie à nos pas

par Sabine Huynh

Françoise Ascal nous apprend dans l'incipit de « Lignées »,

un texte poétique que je qualifierais de radical par sa profondeur et

son intensité, qu' « il existe plus de treize mille espèces de fougères »,

et que les chemins enneigés qui la traversent la nuit alors qu'elle «

cherche la racine » en sont bordés. Léo Ferré chantait qu'il existe

plus de quatre-vingt-dix mille espèces de fleurs et nous incitait à

continuer à nous battre, en embrassant le « désordre » de leur

mystérieux hétéroclisme (« Il n'y a plus rien »).

Les poètes comme Françoise Ascal savent la force lumineuse que portent les mots,

savent combien l'obstination de la poésie est nécessaire pour ne pas s'enliser dans « la vase

des tréfonds », être aspiré par la « nuit de naissance », les « deux trous rouges au côté droit »

du « bleu du ciel », pour trouver sa voie par-delà les « flaques sales » noyant « l'eau native »,

le « goût de sang dans la bouche », la « prairie [qui] monte à la gorge », les « sanglots

rouillés » qui déraillent la voix et creusent prématurément sa tombe. Laisser enfin « l'au-delà

de soi confisqué sous les pores de la peau » affleurer, respirer, sortir de la « noirceur opulente

» du puits asséché.

« Une prairie croît dans mon bassin. Une prairie écarte mes os, pousse le plancher

pelvien. J'ai le ventre plein. Dents de lion, centaurées, trèfles pourpres. Au centre des racines,

les souvenirs étouffent. Lentement meurent, se fossilisent. Inutile d'appeler à l'aide. La

faucille veille. Quand ce n'est pas quelque faux longuement aiguisée sur la pierre. Ce qui

vient d'ailleurs, ce qui veut naître à l'air libre, est condamné. Condamné à rejoindre le bleu

perdu. Le bleu qui se défait à l'instant d'apparaître, lacéré par des geais criards. »

Entre les hommes « tous avalés par l'horizon un premier août 1914 aux environs de 16

heures » et « les faneuses » aux pieds ensanglantés, qui « rêvent de se jeter nues dans la

rivière », et dont elle hérite « des tabliers » anonymes, Françoise Ascal avoue sa soif et ses

tâtonnements dans sa recherche des origines du chant et des fondations de sa présence au

monde. Elle cherche les possibilités de la chair, de la trace, de l'ombre, et comprend peu à peu

qu'une quête uniquement irriguée par le sang des morts peut ramener au « cachot ». Il ne s'agit

donc pas de cesser de s'interroger, mais, pour retrouver la source, d'emprunter des chemins

autres que ceux, souterrains et méandreux, rampants, des racines des fougères, et de se laisser

porter par leur arborescence et l'élan de leurs feuilles lancéolées, afin de libérer ce qui en nous

demande à dire, à respirer en plein air : « Laisse aller. [...] Laisse pousser les tiges sur ton

crâne. Laisse le vent semer des myosotis sur tes seins. »

Le « piaillement des mésanges » — « voix de sirène », « voix sans lèvres » —

éclairant la cellule de leurs notes d'espoir, inaugure la venue du mot, « le mot qui bouge sous

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ma plante de pied », et que l'on hisse vers le haut, le regard se détachant des sous bois, se

tournant vers le ciel, lançant « des signaux en direction du soleil ». « Est-ce raisonnable ? »,

demande-t-elle. Qu'y a-t-il de plus et de moins « raisonnable » que de surmonter ses peurs de

« l'aller sans retour, droit en direction des nuages des merveilleux nuages » ? La danse, le

chant, « ruades », illuminent le forage dans le noir, créent les remous nécessaires à la

réanimation du corps.

Cependant, même les mots — « galets ronds » de questions » — peuvent devenir

encombrants. Pour maintenir le mouvement de « l'eau courante », il faudrait peut-être aller

au-delà du lit minéral de la rivière et revenir au monde végétal : c'est ce que les dessins de

Gérard Titus-Carmel, qui ponctuent ce texte de leurs chemins — lignes de crêtes, de failles, «

branches défeuillées », « lignée, ancêtres à peau rêche » — ont compris. Ils assistent la

démarche de Françoise Ascal, portent ses pas de marcheuse qui fouille le cœur de la « chair

du monde » pour en extraire une poésie tenace. Une poésie qui bouleverse les certitudes, les

généalogies, et qui tâche de transformer l'obscure présence au monde en une présence

lumineuse. Une poésie qui voit « l'or de l'énigme » posée par la mort et qui tisse la vie à nos

pas.

Sabine Huynh

Article paru dans la revue « Cahier Critique de

Poésie » :

Françoise Ascal : Entre chair et terre

par Antoine Emaz (14 septembre 2017)

Les quatre suites qui composent ce livre (Entre chair et

terre 1, L’encre du sablier, Ombres – Berlin, Entre chair et

terre 2) ont une forte unité qui tient à l’opposition ombre /

lumière, vie / mort, passé / présent, source / marais, ruine /

espoir… Les deux pôles ne s’excluent pas, ils créent une

tension que le poème cherche à canaliser, à rendre féconde,

pour trouver une voie, une issue « entre chair et terre », disons

entre vie libre et lien au passé, qu’il soit personnel comme dans

la première suite, ou historique comme pour Ombres – Berlin.

L’emploi fréquent des interrogatives marque la difficulté,

sinon l’impossibilité d’en finir avec cette quête de libération :

« les morts / sont beaucoup trop vivants », et le temps présent

reste en dette vis-à-vis du passé, même s’il est devenu confus, réduit à l’état de traces

ou de figures anonymes, silhouettes sans poids. Ainsi, dans la première suite, cette

lignée ou généalogie de femmes qui émergent dans les « eaux blanches » entre

mémoire et rêve, et semblent appeler l’auteur : « à mon passage / quelque chose se

hausse en silence / me draine et me hale // quelque chose n’en finit pas ». Ce qui est

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remarquable chez Ascal, autant que l’ambivalence du passé (poids bloquant et lest

équilibrant), c’est l’obstination de l’espoir. Dans L’encre du sablier, elle interroge la

création, écriture et peinture ; il s’agit d’aller de l’ombre à la lumière, « De la pointe de

ton pinceau / tu guides vers le jour / ta part de nuit ». Un peu plus loin, on pourrait

considérer cet effort comme vain : « aucun nom / pour épeler / ce qui n’a pas de

nom », « un signe noir / sur fond de nuit ». Mais un peu plus loin encore, il y a « ce

que nos yeux entrevoient dans la lumière » et il faut reprendre le travail pour traduire

« notre effroi / notre espoir / (…faire) croître / une fleur de sens ». Cette poésie, qui ne

nie pas son lyrisme mais le mesure, est une bonne compagnie pour « traverser / la

saison rude / sans lampe ni boussole ».

Françoise Ascal : Un bleu d’octobre

par Claude Chambard (14 octobre 2016)

Cette façon de journal – d’atelier intérieur, comme

elle le nomme – que tient Françoise Ascal depuis 1980 et

dont le premier volume fut Cendres vives (plusieurs fois

réédité) est bouleversante. Les pages arrachées à l’oubli

qu’elle veut bien partager avec nous disent sans aucun doute

quelque chose de celles qu’elle a choisi d’ignorer pour la

publication. Du temps qu’elle a soustrait au temps. Les

seules dates sont celles de l’année, ici 2001 à 2012 – dans

les précédents volumes il était fait mention du mois. Le

rythme du livre est une invitation au partage et on y retrouve

êtres et lieux – Melisey, surtout, qu’on finit par, pour ainsi

dire, connaître –, comme après une absence, lorsque l’on

revient dans une maison amie où très peu de choses ont été

modifiées mais suffisamment pour donner envie de

répondre à chaque invitation de celle qui l’habite avec ses

fantômes. Au fond, c’est cela que cet atelier intérieur propose : une visite de quelques

lieux, de fragments de temps – qui sont le temps comme infini, à peine commencé déjà

passé – en compagnie de l’auteur qui nous parle avec patience, et quelquefois

brusquerie, de la vie, de la maladie, de la mort, de l’écriture, des livres, des écrivains,

de réparer une maison, de résidences d’écrivain, de voyages, de musique, de

peinture… toutes choses qui nous accompagnent chaque jour. Françoise Ascal a une

façon si personnelle de les énoncer, de les explorer, que l’on ne se lasse jamais de l’y

rejoindre dans ces pages-ci, dans ses récits, dans ses poèmes, dans cette façon de

perdre et de retrouver la parole, comme si le langage tout entier était contenu là, en

attente, et par le mystère de l’écriture explosait dans ce qui constitue une œuvre

majeure d’aujourd’hui, une de celles qui retrouve la source, l’essentiel dialogue infini.

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Article paru dans la revue « Texture », juin 2016 :

Françoise Ascal : « Noir-racine » précédé de « Le fil de l’oubli », (Editions

Éditions Al Manar, 2015) par Lucien Wasselin.

On écrit pour ne pas oublier d’où l’on vient. J’ignore tout

des origines de Françoise Ascal, mais je suppose que c’est elle la

narratrice de ce « Fil de l’oubli » et je me plais à imaginer qu’elle

est la petite-fille de Joseph et d’Élise… Il faut souligner d’emblée

que l’éditeur (Al Manar) a eu l’excellente idée de réunir dans ce

volume deux ouvrages publiés précédemment : « Le fil de l’oubli

» (chez Calligrammes en 1998) et « Noir-Racine » (sous forme de

livre d’artiste avec Marie Alloy (en 2009 aux éditions Al Manar).

Les deux livres se complètent et s’éclairent mutuellement.

« Le fil de l’oubli » - au titre significatif - est une suite à la

fois simple et complexe. Complexe parce que s’y mêlent

l’évocation de la guerre de 1914-1918 (actualité oblige en 2016

!), l’enfance et le milieu rural où la nature et les gestes

ancestraux ont une grande importance, où se mêlent vers et

proses (lettres du front en particulier). Rien de convenu dans le discours de Françoise Ascal qui évite

la pose héroïque et la bravoure des Poilus. Il faut s’arrêter sur l’évocation de la guerre : au contraire,

description de l’ordinaire de la vie du soldat, mise en évidence à travers les enveloppes (qui sont un

moyen de propagande du pouvoir de l’époque) du sentiment nationaliste qui laisse de côté les

intérêts de classes, alliance du sabre et du goupillon… Simple parce que dès la première page on

devine où Françoise Ascal veut amener son lecteur…

Quant à la vie des protagonistes restés au village, tout est dit : les joies modestes, les

craintes, les espoirs, le travail de la femme (manuel, bien entendu), le chauffage au bois, l’école,

l’écriture, le catéchisme… Mais Françoise Ascal ne respecte pas la chronologie, elle ignore la linéarité.

Quatre fils temporels sont identifiables : les lettres de Joseph à sa famille et les réactions de celle-ci,

le devenir de Gabriel le fils, le mariage (raté) de Marthe la fille, la petite-fille… C’est l’occasion pour

Françoise Ascal de reconstituer sans pesanteur l’histoire de cette famille ordinaire et des drames qui

vont la frapper (la mort de Joseph et celle de l’amoureux de Marthe car la guerre est avant tout vue

comme une boucherie, un carnage). Une histoire marquée par la double activité qui permet à Gabriel

d’échapper à la condition paysanne (tout est dit dans ces mots : « rompre le fil des générations

asservies à un trop dur labeur, sur une terre ingrate »), le suicide de l’oncle, l’alcoolisme de Marthe,

l’opiniâtreté d’Élise devenue veuve : tout est évoqué, avec une extrême pudeur, y compris l’amour

qui unit Joseph et Élise… Et Françoise Ascal évite le jugement moral : ce qui ne serait qu’atavisme

prend les allures d’une grandeur teintée de résignation. Et entraîne la révolte du lecteur.

À la recherche de ses racines, Françoise Ascal ne manque pas de poser cette fameuse

question « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? ». Et de réaliser le rêve de celle qui n’a « jamais cessé

d’entendre gémir les hommes au fond d’obscures tranchées » : lire et écrire. De prendre une

revanche sur la vie qui bafoue les promesses de l’enfance. De s’attacher à cet humble canif de fer-

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blanc qui prend une dimension symbolique car « il y a trop de morts de par le monde » et on ne finit

jamais de « brasser encore et encore du temps solidifié ».

Françoise Ascal n’aura fait que redonner une bouche à la langue du monde, redonner une voix à la

grand-mère et à la tante, avec discrétion. On n’en finit jamais de mourir de son enfance et c’est là

que les deux livres s’éclairent réciproquement : si on ne sait rien (et tout) « du sang répandu qui a

noyé son âme, de la boue des tranchées pétrifiée dans son corps, ensevelissant l’aimé, puis le frère

trop jeune, puis les rêves », la leçon est donnée, définitivement : « Lire, écrire. Contre l’obscur ».

Françoise Ascal ne manque pas de talent !

Lucien Wasselin

Article paru sur dans la revue « Europe », en

septembre 2016 :

Françoise ASCAL : Noir-racine précédé de Le Fil de l'oubli, monotypes de

Marie Alloy, par Pierre Lecœur.

Le Fil de l'oubli, poème narratif en prose publié dans une première version aux éditions

Calligrammes, explore une mémoire familiale hantée par le deuil impossible et l'omniprésence des

morts. Les cinq sections du récit s'attachent à restituer la destinée et la vie intérieure d'un homme,

Joseph, le grand-père, mort dans un hôpital de campagne en 1915, de son épouse, Élise, de ses deux

enfants, Marthe et Gabriel, et de sa petite-fille, non nommée car elle est celle qui dit « je ». Celle-ci

tente, au-delà de ses propres souvenirs et de ce qu'elle sait par ouï-dire, de restituer la présence de

ces êtres humbles, de porter leur drame à la lumière, pour mieux en révéler l'opacité, et la dimension

tragique. Elle y parvient si bien que le lecteur a à maintes reprises le sentiment de voir prendre forme

sous ses yeux sa propre histoire, collective mais également personnelle, intime, tant les expériences

relatées s'inscrivent sur fond d'universel – non pas l'universel de la généralité mais d'une singularité

qui paradoxalement est toujours la même.

Chaque section du poème est consacrée à l'un des membres de la famille ; chacune est

introduite par une carte postale écrite par Joseph à ses proches peu avant sa mort. Ce rappel d'un

drame fondateur est emblématique de la démarche de l'écrivain, dont le discours est hanté par

l'origine. Ces missives, retrouvées par la narratrice, ne contiennent que de pauvres paroles, celles

d'un homme du peuple qui souffre et ne songe pas à se plaindre, et si elles disent autre chose que les

linéaments du quotidien le plus banal (les symptômes du malade, les travaux des champs dont il est

exclu…), c'est en creux, comme il apparaît de manière saisissante dans le dernier courrier, alors que

Joseph se sait condamné. Quatre initiales inscrites avant la signature révèlent sans le dire tout ce qui

l'attache à son épouse, et que sa pudeur refuse de livrer au grand jour. Ce cryptogramme émouvant

renvoie, plus essentiellement, au secret de l'écriture, secret qui fascine Gabriel, quand, enfant, il

observe sa sœur Marthe répondre aux cartes de leur père. Toutefois, au pouvoir de l'écriture

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s'associe comme une ombre la conscience de son insuffisance. Dans les courriers de Marthe, « le

désir de découvrir et de dire » ne produit que des formules triviales. À cette fatalité s'ajoute le fait

que ce qu'affrontent ces êtres, dans la distance du désir ou le creux de la perte, c'est l' « obscur », «

la nuit végétale », des motions et des réalités primordiales associées souvent à des expériences

négatives ténébreuses, mais dont la dimension solaire et désirante produit par intervalles l'effet d'un

éblouissement ; ce sont les pages consacrées à l'enfance, et tout particulièrement au rapport

épiphanique que l'enfant noue avec la nature.

Alors se révèle pour lui, en la présence de chaque

chose, de chaque être, une promesse obscure et

rayonnante, la joie de découvrir le monde et de s'élancer

dans une durée qui aussi bien le loge, le berce, se confond

avec les battements de son propre sang. « Sous l'édredon de

plumes, la nuit sera longue, habitée par tous les délices du

jour qui reviennent en rêve : les ourses au bord de l'eau, la

pêche aux vairons, aux écrevisses, aux grenouilles, le goûter

de pain bis sur lequel Marthe a déposé une épaisse couche

de beurre et de gros sel. Elle ferme les yeux, tangue un

instant, s'abandonne au creux de la maison où chacun a sa

place, elle n'en doute pas. C'est le temps des chemins d'aube.

Celui où les anges, déployant leurs ailes, veillent sur les lits

clos et le monde ensommeillé. » Le primordial, tel qu'il se

révèle dans le désir encore indemne de la conscience du

temps, se dit naturellement dans les termes du mythe ou de

la légende : « Du matin au soir elle court, elle saute par-dessus les haies, ruisseaux, rochers, à la

poursuite de la proie mythique qui la tient en haleine été après été. Proie qui toujours se dérobe, proie

en perpétuelle métamorphose, prenant figure de poisson-soleil, de lézard, ou d'orchidée pourpre.

Proie dont l'éclat désirable brille dans les vergers autant que l'émeraude du Saint Graal. » Là est l'un

des détours qui permettent de pallier l'insuffisance des mots, d'échapper aux « sempiternelles

évocations » des adultes réunis à la veillée.

Lorsqu'Élise sentira la proximité de la mort, cette autre face de l'inconnu qui aimante le récit,

elle demandera qu'on l'appelle « mère-grand ». Quand la narratrice donne la parole à cette femme

discrète, c'est pour revendiquer ce recours à la fable : « Voyez le bord de mes paupières rougi d'avoir

trop pleuré, voyez mes mains raides et froides, inutilement jointes sur les genoux, entendez le

battement sourd de mon cœur affaibli, voyez mes cheveux rares et gris assemblés sur ma nuque

penchée que trois épingles neige suffisent à maintenir, voyez la forme de mon crâne pareil à une

simple boîte, un vieil ossuaire d'ivoire, il est temps pour moi de retourner à la forêt de nos contes, je

désire l'eau immémoriale qui dissout les corps, confond les visages et les cœurs, ne me retenez pas,

laissez-moi glisser vers l'oubli couleur d'étang. Que je le rejoigne enfin. » Le primordial se manifeste

également dans le quotidien des personnages, dans la peur religieuse de l'orage, les rituels de

l'enfant qui ménage dans ses jeux une place pour l'inconnu : « Au rythme des veillées, pendant que

les adultes sirotent un verre d'eau de vie, la petite fille incise patiemment l'écorce. Des motifs

géométriques, des frises en spirale apparaissent. Elle est une squaw. La neige encercle le tipi. […] La

blancheur du bois frais mis à nu se révèle. Elle y voit des signes, à elles seule adressés. » Un jour, ces

signes obscurs et ceux, malhabiles, que sa tante traçait sur des cartes postales, se rejoindront. Alors

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peut-être, il n'y aura plus de différence entre l'écriture et les points de la couture, de la broderie,

alignés patiemment par Élise, ce tissage qui assemble le sens et ce qui lui échappe, le passé et le

présent, les hommes et la terre : « Tu avances sur la toile comme sur le sillon de ton champ, lorsque

d'une main assurée, telle celle de ton homme autrefois, tu sèmes le blé, le seigle, la luzerne. » « Tu

redis les mêmes mots, les mots qui ont brûlé ta gorge autrefois entre ses bras et se confondent

aujourd'hui avec ton souffle. Les mots devenus pareils à des grains de chapelet polis et repolis.

Mélopée égrenée au rythme du piqué-tiré de ton aiguille […] ».

Cette langue affrontée au vertige d'être en ce monde, au poids lancinant de la perte, à

l'énigme des vivants que la mort accuse, est célébrée dans la prose poétique et fragmentaire de Noir-

racine. L'accent est mis, dans ce bref recueil, sur l'enfance, et sur « la chute dans le temps » de l'âge

adulte : « L'exil a la couleur de l'encre, l'odeur du papier. Bâtons répétés obstinément, lignes de lettres

et bientôt de mots, jetés d'une rive à l'autre, par-dessus l'absence. » Les mots qui créent la distance

irrémédiable mais qui, choses, permettent aussi de retrouver les choses. Il faut pour cela savoir

distinguer et associer leurs « dorures de cétoine », leurs « pigments de truite arc-en-ciel ». La

célébration du langage poétique débouche sur une sobre éthique de l'écriture. Si dans la poésie

actuelle l'emploi du mot « poème » dans le poème a souvent quelque chose de conventionnel, quand

il ne trahit pas la carence poétique, la réflexivité semble ici aller de soi. Puisqu'aussi bien « les mots

déferlent et courent sur le moindre brin d'herbe. Le monde est rempli de signes ».

L'exigence et la modestie qui président à la quête poétique de Françoise Ascal sont les

valeurs autour desquelles Marie Alloy, auteur de nombreux livres d'artiste (avec Guillevic, Dhainaut,

Emaz…), construit son œuvre peint, gravé et, plus rarement, écrit. Dans l'esprit d'un Sima, Marie

Alloy explore des confins où la matière parvient à une forme d'essentialisation. On reconnaît cette

recherche dans les monotypes qui accompagnent les mots de Françoise Ascal. Si le travail de l'encre

peut suggérer des réalités concrètes, végétales notamment, le jeu sur la réserve, sur le rythme qui

organise une matière brossée, ponctuée de jours, parsemée de traces et de griffures, ouvre à même

les deux dimensions de la feuille l'espace du temps, de la mémoire ou des signes qui se superposent

au monde pour le révéler. Ce milieu indécis et suggestif répond dans sa tonalité au chant étrange qui

ouvre et ferme Le Fil de l'oubli :

Entendez-vous parfois le bruit d'une faux ?

Une vibration dans l'air,

un bruissement de graminées qui chutent

Est-ce l'aube ?

Est-ce le crépuscule ?

Pierre Lecœur

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Articles parus sur le site « Terres de

Femmes : la revue de poésie & de

critique d’Angèle Paoli »

(Terres de Femmes n° 136 ― mars 2016)

Françoise Ascal, Noir-racine précédé de Le Fil de l’oubli, monotypes de Marie Alloy. - Ed. Al Manar, 2015.

par Isabelle Lévesque

On ne saura rien du sang répandu qui a

noyé son âme, de la boue des tranchées

pétrifiée dans son corps, ensevelissant l’aimé,

puis le frère trop jeune, puis les rêves.

F. A.

Sur « le bruit d’une faux », le livre s’ouvre. S’agit-il de couper l’herbe qui

nourrira le bétail ou est-ce le grand Faucheur qui tranche les fils d’une lignée ? Cet

ensemble affirme un paradoxe que la fin de la première page interroge, en

juxtaposant l’aube et le crépuscule et le questionnement, manifeste (présent cinq

fois en ces quelques lignes), réfute toute devise. Ici, rien n’est certain. L’observation

puis l’écoute de ce que le mouvement de faucher a généré suscite une analyse dont la

réponse reste en suspens. Le début est placé sous le signe d’une menace, d’un

trouble généré par la perception double, visuelle et auditive, qui fait osciller les

couleurs, vert (sombre puis pâle), jaune, avant que soit enfin capté le parfum.

L’éveil, là, en ce tumulte du « bruit de la faux », identique au premier monotype de

Marie Alloy qui le précède, rendu noir et blanc de mouvements contradictoires,

verticalité balayée par un pinceau large qui la réduit alors que des taches sombres se

concentrent sur la page. Fort à dire, pour ce qui concerne Françoise Ascal, de la

vocation du peintre dans ses livres et du lien « organique », elle a plusieurs fois

employé ce terme, entre la vision du peintre et la parole balbutiante qui s’efforce et

cerne, qui constate et demeure.

Ce volume assemble deux recueils précédemment publiés pour un tout cohérent

aux différentes facettes. Le Fil de l’oubli fut publié par les éditions Calligrammes

(Quimper) en 1998 et Noir-racine par les éditions Al Manar en 2009, sous forme de

livre d’artiste avec Marie Alloy.

Le Fil de l’oubli s’organise autour de cinq cartes postales écrites par Joseph, le

grand-père paternel de la narratrice, à son épouse Élise. Celui-ci est en train de

mourir à l’hôpital militaire de Besançon, elle a 34 ans. Chacune des cinq cartes

postales de Joseph, datées du 20 au 27 mars 1915, commence par « Chers Élise,

Marthe, Gabriel », l’épouse, la fille et le fils, par ordre de préséance, d’âge. Et

chacune est suivie de textes en prose suivant un fil de la lignée. Aux trois

destinataires des cartes postales s’ajoute la « petite fille », fille de Gabriel et petite-

13

fille de Joseph et Élise, que nous devinons être l’auteur. L’évocation de ces vies court

de 1915 à 1985. Le lieu central en est la ferme de Joseph et Élise, située près d’un

village non nommé. Un pont sur la rivière permet de rejoindre un autre village où se

trouve la ferme de l’oncle.

Le premier fil est celui de Gabriel, le fils de Joseph et Élise, frère de Marthe et

père de la « petite fille ». Fils, frère, père, les fils ne sont pas isolés et les liens

familiaux essentiels. Nous le suivons ici de 1915 à 1951. Il connaît l’essentiel, les

« signes que lancent l’herbe et le vent, l’arbre et l’oiseau ». Privé de son père par la

guerre, il met en pratique le déchiffrement de la nature enseigné sans mots. Qu’est -

ce qui se transmet et comment ? La parole n’est pas le seul vecteur et les lettres du

père que la guerre oblige à « parler » changent la transmission établie sur la

répétition des gestes que permet la proximité. Imitation silencieuse, gestes

accomplis ensemble avant la guerre comme un rite qui fonde une relation (père/fils)

mais aussi un enseignement efficace. Dans la remémoration des jours où fils et père

se trouvaient ensemble, le lecteur s’approprie une communication tandis que

Gabriel, qui ne sait pas écrire, observe sa sœur tracer des lettres sur le papier pour

répondre à leur père. Puis vient une écriture trouée, des vers qui n’atteignent pas la

phrase, pour évoquer ceux qui « avancent / piétinent / avancent », ce mouvement de

conquête et repli – ce qui revient au même. Alors la narration, elle-même percée,

progresse vers l’histoire remémorée de ceux qui furent, à travers leurs traces. Ici, le

temps n’est pas un simple flux. Le texte épouse ce mouvement qui va, cette force qui

hésite, la ligne est discontinue.

On retrouve des mots presque oubliés

(« la salle commune »), on revoit le visage

ouvert et souriant de jeunes filles inconnues,

sur les chromos, cartes postales anciennes, cela

qui n’est rien – un trésor de mémoire. On

imagine celle qui écrit, narratrice, poète,

cherchant, dans ces traces dénichées, un fil. Et

ce trésor, infime, l’écriture en est la matière,

qu’il s’agisse des traces manuscrites ou des

légendes courtes portées par les cartes

illustrées, que Gabriel voudrait « EN COULEURS ».

Les images révèlent aussi la vie à la caserne

(fusil, godillots ou juste à côté, ironique portée,

l’Arc de Triomphe de Paris). Succession

d’instants, le quotidien d’« une religieuse en

cornette », « une épouse », « des enfants réunis

autour d’une mappemonde », l’absence du père

est comblée par ce réseau d’images que les enfants voudraient traduire « en mots ».

Genèse. Rituel de plume et d’encrier — buvard. Or les mêmes mots s’écriront, « carte

très jolie… deux bons points… hâte de te voir ». Ici c’est déjà l’oubli que la poète

retient, ici un livre s’écrit. Le livre avance, de prolepse en fil rompu du temps

recousu (de 1915 à 1924), ce « fil des générations » qui couvre d’oubli le temps qu’on

peut à peine entrevoir, ce fil rompu entre la vie paysanne, « sur une terre trop

ingrate », et le destin de Gabriel qui la quitte. Dans le texte, la figure de la coupe

rythme les pages, « le soir tu es rompu », écho de la faux, ou plus tard, en 1937,

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« [l]a rivière sépare les deux villages »… Comment réparer les trous du temps, lier la

mémoire au texte et renouer le fil ? Un accident a blessé l’oncle cultivateur, « une

roue de chariot lui est passée sur le corps, l’estropiant pour toujours ». Une des

photographies, retrouvée par la narratrice, le montre « très droit, étrangement

crispé », appuyé sur les deux femmes, épouse et belle-sœur, qui l’entourent.

Perception des êtres en ce à quoi ils appartiennent : terre nourricière qui façonne les

personnes, leur donnant un visage et l’âme de ce qu’ils sont, voués au travail, au

sacrifice peut-être :

« Qui est-il sans la chaleur de ses bœufs sous la paume, sans leur dialogue

complice, attelés ensemble pour l’éternité ? »

Oncle claudiquant, livré au manque, les prépositions privatives lui ôtent sa

vocation, homme voué à creuser sillon pour retourner la terre, la rendre féconde et

l’on retourne à la faux initiale, au fil rompu des herbes qui furent avant la coupe. On

le dit fou, on le condamne, les femmes prient pour le garder du diable, elles toutes

qui cherchent à le protéger. De lui-même, elles ne le pourront pas, il se pend. Le fil

et la corde, en écho.

Ainsi, le récit lacunaire avance : bond de

quelques années et le futur simple pour évoquer ce

qui se serait passé, autre trame ou la même, celle du

fil noir de l’encre que la poète tisse, Pénélope de la

mémoire elliptique retenant le temps, suggérée par

plusieurs clichés retrouvés. Parfois les verbes

d’action occupent le devant de la scène (« il fera…

allumera… regardera… sortira… choisira »),

prophétie à l’envers d’un temps passé troué, inventé.

Gestes rituels :

« Puis il sortira son couteau, et avec lenteur,

circonspection, il choisira deux branches bien

droites, qu’il coupera avec soin. »

Penser au geste séculaire de la taille (branches

de noisetier), fondre le geste individuel en ceux des

autres : bâton de marche, appui, comme écrire se fonde sur la remémoration

nécessaire et créative d’un passé que l’on ne peut que supposer. Les traces sont trop

infimes pour être fidèles à chaque mouvement, mais la restitution existe et l’arbre ne

vit pas sans racine. Entre la mère et le fils, Gabriel, le patois à mi-voix lorsqu’ils se

retrouvent, pour partager ce qu’il est devenu : parti, pour un autre métier plus sûr.

Ce dialecte du pays où les clochers sont en forme de bulbe ne sera plus parlé par les

enfants partis près de Paris.

Que reste-t-il de ceux qui nous précèdent lorsque la faucheuse, passée, a coupé

tous les fils, lorsque les branches de l’arbre ont été sectionnées ? L’interrogation

suscite également l’idée des destins alignés. La ligne pour Françoise Ascal est

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cruciale : ligne des combattants de guerre, lignée des descendants, nervures des

feuilles, irriguées.

Dans L’Évolution créatrice, Bergson montre que « comme l’univers dans son

ensemble, comme chaque être conscient pris à part, l’organisme qui vit est chose qui

dure. Son passé se prolonge tout entier dans son présent, y demeure actuel et

agissant ». L’anthropologue anglais Tim Ingold prolonge la réflexion du philosophe

en montrant que les arbres généalogiques rendent mal compte des lignées : chaque

personne y est un point. Les lignes n’y sont que des connecteurs indiquant un lien :

union (avec ou sans amour ?), filiation (avec ou sans amour ?). Alors que les vies ne

sont pas des points mais des lignes, entrelacées, chacune partant d’une autre, en

divergeant lors des séparations ou des éloignements, puis se rapprochant des mêmes

ou d’autres. Le fil de la vie qui se transmet est aussi constitué d’histoires racontées,

de gestes enseignés, d’habitudes, de regards. La transmission s’établit des parents

aux enfants, mais souvent aussi des grands-parents aux petits-enfants. Tim Ingold

évoque « la tresse de la vie ».

Gabriel adolescent, poussé par sa mère qui rêve d’une vie autre que la sienne

pour son fils, quitte la ferme pour faire des études et passer un brevet de technicien.

Puis ce sera un emploi dans la banlieue parisienne, le mariage, un enfant.

Divergence alors, éloignement, une vie.

Jeux de points de vue déplacés, les cartes

postales de Gabriel s’éteignent à l’hôpital de

Besançon. Intercalées, elles forment un récit

troué, obus tombés dans la mémoire dont le fil se

noue pour révéler un passé qu’on suppose, les

traces d’une fin de vie. Cette transposition

s’apparente à l’appropriation, tentative pour lire

et faire sien le destin des aïeux, leur trace

menacée entre dans une préservation. Alors les

fils (du trousseau) apparaissent encore,

métaphore filée du destin : en 1926, Marthe

brode sa robe de mariée, mariage « sans amour,

mais sans aigreur », « [e]lle trace des

arabesques, rehausse de satin la taille » et se

souvient de celui qui partit – ne revint.

« [V]isage pétrifié » : ôtée par la guerre, la

promesse de l’amour a cédé. Les mots se

succèdent (père et l’aimé secret), les soirs

d’orage, les sauts dans le temps (1953), le basculement d’une génération à l’autre et

le mot « zébrures », répété, dans le ciel d’orage ou parce que le cri et les

gémissements des hommes, dans les tranchées, percent les âges comme le

grondement du tonnerre. La terre rappelle qu’à elle on revient, « porteuse d’os et de

fleurs », vie et mort mêlées, deux fils qui se joignent ou un seul promis à disparaître.

Guerre et la veuve, guerre et le mari ou le fils ôtés, ce sont les enfants qui

porteront « une poignée de champignons fraîchement cueillis. Ce sont les premières

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girolles que la chaleur de juillet mêlée aux brèves ondées ont fait jaillir en une nuit

sous les sapins. »

En bout de récit, un fil se coupe : Joseph mort à l’hôpital militaire, laissant un

message humble où l’amour murmure la mort prochaine pressentie. La narratrice

clôt ce récit en décrivant le cimetière qui semble oublié, où les tombes abîmées, la

végétation se mêlent et emmêlent les noms, « [o]n finit par ne plus savoir ce que l’on

cherche ». Des os exhumés apparaissent, morts remontés, terre retournée,

fragments :

« On marche sur d’anciens corps de femmes, d’hommes, d’enfants, on avance

parmi des morts remontés de terre, affleurant sous sa croûte durcie. »

« Trop de morts », ici, partout, dans la maison à l’abandon qui fut celle des

vivants où trouver les cinq cartes postales et le « canif de fer-blanc » qui laisse

passer les souvenirs, pour tapisser la mémoire. La faux revient, son ombre sur la fin,

fil de l’oubli passé par le tranchant d’un objet intercesseur :

« Coquillage au creux de l’oreille des vivants pour prolonger leur murmure. »

Entre l’aube et le crépuscule – nul choix, la faux s’abat. Mais le cœur bat trop

fort de tous ses morts au secret, même le fil dénoué d’une narration trouée les

entend encore.

Dans le livre déjà cité, Tim Ingold, à propos de

la lecture au Moyen Âge, évoque le souvenir comme

un cheminement : « La mémoire doit donc

s’entendre comme un acte : on se souvient d’un

texte en le lisant, d’un récit en le racontant et d’un

voyage en le faisant. […] un texte, un récit ou un

voyage est un trajet qu’on accomplit et non un objet

qu’on découvre. Et même si chaque trajet couvre le

même terrain, chaque déplacement est

unique. » Françoise Ascal nous entraîne dans son

cheminement. Les lignes de son grand-père Joseph,

traces de sa vie, permettent de faire venir à la

mémoire les fils liés à cette vie. Et chaque lecteur

est renvoyé à lui-même et à sa propre tresse de vie.

Dix poèmes, à la fin du livre, pour Noir-

racine et le sème de l’obscurité agglutine les deux

textes, c’est l’ombre vouée de la frontière entre

l’enfance et l’âge adulte qui force – point. L’odeur de fermentation des fruits guide

ces pages, elle actionne un temps qui fait surgir les êtres dans l’ombre. Silence. Ne se

délivre pas la mémoire, en terre, elle bat. Ne débute pas (ni début ni fin : tout

déborde).

Obscurité dans la ferme, la tenue de deuil, noir des secrets et des non-dits : ces

générations qui précèdent et dont nous ne savons rien. Et puis le noir des

disparitions à venir.

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Ce qui a si bien noué ces fils de sorte qu’ils puissent ici réapparaître, c’est la

force de l’amour, celui d’Élise et Joseph. Jamais Élise n’a voulu se remarier malgré

les sollicitations, et Joseph a continué de vivre en elle. Amour encore, celui de

Marthe pour un jeune homme à peine connu et mort à la guerre, jamais oublié lui

non plus. Enfin l’amour d’Élise pour son fils dont l’éloignement est un sacrifice et

puis celui de la narratrice pour sa grand-mère…

Lignes et traces se tressent en fil de broderie, sillons des labours, lignes

d’écriture, fil de laine du tricot, lignes courbes tracées par la faux, chemin de

mémoire allant de trace en trace, de vie en vie, vies mêlées et enchaînées.

Pour ces derniers poèmes, une ligne encore, les mots, pour « les soulever, un à

un, avec précaution, comme on lève les pierres au fond de la rivière pour voir

apparaître ce qu’on ignorait ». L’écriture, alors, contre ce noir, juste pour regarder

en face et franchir.

Isabelle Lévesque

(Terres de Femmes n°133, décembre 2015)

Françoise Ascal, Des voix dans l’obscur, dessins de Gérard Titus-Carmel. - Editions Æncrages & Co, 2015.

par Angèle Paoli

LA VOIX TÉNUE DE LA JOIE

« Se peut-il que le mot joie disparaisse du vocabulaire humain ? », interroge

Françoise Ascal. À la lecture de son dernier recueil, Des voix dans l’obscur, réflexion

sur les tragédies qui saignent notre monde et mettent à vif la sensibilité de la poète,

la tentation est de répondre : oui. Car les morts de Françoise Ascal sont

innombrables, qui l’assaillent sans crier gare. Que faire de toutes ces voix ? Sinon

écrire :

« j’écris pour m’extraire de leurs songes

rejoindre les vivants ».

Même « absentes », les voix sont coriaces têtues tenaces, qui manifestent leur

présence, tentent une percée dans la chair vive, jusque sous la peau de la poète :

« ce sont mes bourreaux

mes aimés »,

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écrit-elle, et l’on comprend en lisant les poèmes de ce recueil que la poète vit

avec ses ombres dans le partage d’un espace qui la divise, prise entre affection pour

ces fantômes siens qui l’habitent et désir de s’en détacher pour vivre enfin sa vie de

vivante. Les morts de Françoise Ascal sont tribus, silhouettes sans visage, parfois

venues de très loin, d’un « lointain intérieur » dont les frontières se dissolvent. D’où

venus au juste et combien ? De sorte que se superposant aux voix anciennes les voix

d’aujourd’hui effacent les « voix d’amont », les entraînant ainsi dans une mort

nouvelle :

« les voix d’amont sont devenues inaudibles

mortes ? »

Les voix sont là qui trépignent pour l’assaillir tout entière, griffures qui

s’agrippent, laissant de leur passage une empreinte semblable aux traces dessinées

par Gérard Titus-Carmel pour accompagner ce recueil. La poète interroge. Elle

questionne ses semblables, les interpelle avec insistance ; elle prend à partie ses

contemporains, investis comme elle sans doute de la présence obsédante des morts :

« vous-mêmes vous connaissez dites-moi quand et comment dites-moi à

quel instant les autres tous les autres sortent de votre peau quittent votre cerveau

vos pensées vos émotions vos muscles votre souffle à quel instant s’apaise assez le

fracas ordinaire pour qu’un vent de solitude caresse votre visage à quel instant

vous parvenez à vous détacher de la ronde au point de vous croire seul »

Comment faire pour rejoindre un espace de solitude alors même que les voix se

manifestent, exigeantes, sans laisser place au répit ? Au milieu du vacarme des voix,

celui des morts d’antan mêlé aux voix sans bouche des cadavres d’aujourd’hui

comment distinguer ce qui appartient en propre à la poète ?

« est-ce que quelque chose est à moi ici dans ce cachot dévasté du XXIe siècle »

Les maux d’une humanité exsangue, « sac de misérables créatures jetées entre

ciel et terre », absorbent jusqu’à la moindre parcelle d’un moi défait, composition

hybride dont il est devenu impossible de se retrancher, ne serait-ce qu’un instant :

« est-ce que j’existe moi qui mâche les mots chaque nuit les miens les vôtres et

suis sommée de veiller jusqu’au matin »

À cette inquiétude vient s’ajouter la vision cauchemardesque d’un mur

insaisissable incompréhensible qui ne cesse de s’élever, toujours plus imposant, qui

enserre toujours davantage, s’immisce s’insinue jusque sous les pores de la peau :

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« il occupe la chair avec ses moellons d’angoisse ses cailloux-caillots ses os

poussiéreux ses morts décomposés ses cris rentrés ses silences délétères ses

fondations toujours plus profondes toujours plus envahissantes »

« se peut-il qu’il soit illimité », s’alarme Françoise Ascal.

Pourtant ces voix qui sont légions et qui l’habitent, la poète les écoute. Elles

cachent en elles d’autres voix plus imperceptibles, qui veillent sur le monde. La

poète guette. Elle se penche à la margelle du puits. Elle laisse affluer vers elle tous

ces murmures qui montent. Prise dans les litanies infinies des morts, bercée par

leurs longues mélopées, elle adopte pour épouser leur rythme intarissable, une

écriture sans ponctuation, faisant naître sous ses mots une sorte de lallation

ininterrompue qu’il faut lire sans reprendre son souffle, en épousant son flux. Seuls

les blancs entre les strophes permettent de reprendre haleine mais c’est pour mieux

saisir ce qui dans la langue de la poète berce notre propre voix intérieure, sensible

aux allitérations aux répétitions aux analogies phoniques ainsi qu’à une cadence très

personnelle. La poète compose une succession de tableaux, observations d’après

nature : vaches myrtilles taupes. Partout elle cherche « la joie, la joie spacieuse/ou

son reflet ou son écho/son mirage ». Mais toujours sa quête du vivant la ramène à la

mort innombrable :

« les morts sont plus nombreux que les vivants grenouilles scarabées vaches

hommes femmes couleuvres enfants fourmis vieillards merles amibes millénaire

après millénaire le tas des morts prospère… »

Dès lors que la mort enserre de toutes parts, que faire ? Que faire sinon poser

« des mots-sutures sur ce qui souffre ». Mais « les mots eux-mêmes blanchissent/la

terre seule persiste à saigner ». Et la tentation est grande de céder à « l’effacement

la disparition l’oubli ». Dans cette optique, Françoise Ascal semble privilégier la

mort par les plantes :

« plutôt confier tes nuits aux pavots plutôt avaler des colchiques mâcher de la

datura te rouler dans la belladone »

Une voix autre cependant se fait entendre. Une voix imprévue et ténue :

« comme un fil d’Ariane une voix portée par les effluves d’un jasmin d’hiver »,

celle-là même qui appelle la poète et lui glisse la note de joie que nous espérons

tant. Plus que jamais sans doute :

« la vie est ronde

l’avenir attend ton retour ».

Angèle Paoli

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(Terres de Femmes n° 94 ― septembre 2012)

Françoise Ascal, Lignées, dessins de Gérard Titus-Carmel. - Editions Æncrages & Co, 2012.

par Angèle Paoli

UN RÊVE MINÉRAL

Marche à travers la forêt obscure des

signes, Lignées est l’énigme d’une vie

immémoriale, semée de figures sans visages. La

narratrice/la poète, semblable à celles

qu’accueillent les fougères, pétrie de froid ou de

peur, chemine vers les lointaines collines du

« grand est » originel, inaccessible et rêvé. En

lisière de la quête se vit/se dit le manque.

Manquent la lumière et l’air, « la solitude et son

vertige », « la mystérieuse banalité offerte à

fleur de terre ». « Une vie entière à poursuivre la

lumière, est-ce raisonnable ? », interroge

Françoise Ascal. Manque, dès avant la

naissance, la matrice douce d’une mère aimante.

Au cœur de l’écriture, arrimée à la noirceur de la naissance, gît l’enfance confisquée.

« Froidure/effroi » dominent, même si le parfum mentholé de la lumière ruisselle

parfois dans le cresson. Comment se désengluer « du sans-forme du sans-fond » et

retrouver la pureté du silex ? Comment rejoindre la passe, en franchir les eaux

sombres, et, du doigt, soudain, toucher « l’or de l’énigme » ?

En quête d’une histoire et d’un passé, en quête surtout d’une issue lumineuse,

Françoise Ascal fait lever sa lignée. Au fil des pas et des pages, une « ancêtre

bienveillante », des tisseuses de chanvre « aux mains usées par le fil », des mineurs

forant des trous dans le noir, des serfs et des « faneuses de juillet », accompagnent

la poète dans son cheminement. Dans la lignée manque la mère, dont ne demeure

que la « Mémoire ombilicale en forme de laisse », manquent les hommes « tous

avalés par l’horizon un premier août 1914 aux environs de 16 heures . » Comme dans

certains contes nordiques, au cœur même de l’épaisse noirceur, survient une

marraine à « voix de sirène », qui scande à l’oreille de la marcheuse de mystérieuses

formules pour lui montrer la voie : « Tire, tire comme sur un fil de soie, dit-elle.

Arrondis ton geste et tire délicatement. »… « Respire, dit-elle, laisse faire le souffle. »

Écartant ronces et salamandres, secouant les scolopendres qui s’agitent dans sa

chevelure, la narratrice se fraie un chemin parmi les obstacles. « Je cherche le

passage », écrit-elle.

Plus près de nous, du côté de l’écriture, Montaigne-le-vif et René Crevel

― cerveau de viande qui fait mal ―, « en visite » sous sa peau, sèment leurs signes. Les

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frontières s’effacent un instant mais les questions demeurent, paumes ouvertes sur

le vide. Plus proche encore et plus présent, Arthur Rimbaud-le voyant. Les poèmes

en prose de Françoise Ascal s’inscrivent dans la lignée du poète « aux semelles de

vent ». L’enfant se voudrait magicienne, capable de traverser la vitre, « d’entendre

ruisseler la lumière » et d’atteindre enfin la clarté. Mais la réalité est autre. Les eaux

de la naissance et de la mort se rejoignent. Entre sexe et sang, intimement mêlés,

Eros et Thanatos noient le rêve de l’exploratrice dans la même soue.

« Un goût de sang emplit ta bouche. Le bleu du ciel a deux trous rouges au côté

droit ».

À travers les poèmes des épreuves ― « Je dois courir vers le puits, écouter

encore et encore le chant de la poulie qui se fige » ―, face au rien qui enveloppe

toute chose et tout être, surgissent le mot et sa cohorte exigeante de verbes,

d’adjectifs, de rythmes et de scansions (3/2/3/2), ses images d’herbes folles et ses

tiges plantées à même le crâne. Dans l’univers d’inexistence de la poète, c’est un

univers foisonnant qui lève, corps et plantes, graminées et chiendent, « paumes

pleines de syllabes rouges encore vivantes ». Gonflé de « sève obscure », taillant à

vif, le mot se fraie un passage, s’anime, se forge une présence, s’immisce dans la

brèche. Il prend corps dans le corps de l’absente ― absente à elle-même. Le rythme

s’accélère, emplit la page d’une respiration forte que les dessins de Gérard Titus -

Carmel accompagnent, forêt dense, entre le noir et les ocres. Le mot s’insinue « sous

les pores de la peau », force les cavités et les résistances.

« Il ne faut pas avoir peur, pas reculer, texte/peau même combat pour la vie,

pour l’expansion dans la lumière… », confie la poète.

Sous « la nostalgie de silex », le « rêve minéral » peut enfin s’accomplir.

Angèle Paoli

[Le Prix du Poème en Prose Louis-Guillaume 2014 a été décerné à Françoise

Ascal pour le recueil Lignées.]

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(Terres de Femmes n° 108 ― novembre 2013)

Françoise Ascal, Levée des ombres, photographies de Philippe Bertin. - Éditions Atelier Baie, 2013.

par Angèle Paoli

ANIANE, DU MAUVE SANG AUX PREMIÈRES VIOLETTES

Tramée sur la page de faux-titre, mêlée à une écriture manuscrite fine où il est

possible de déchiffrer quelques symboles et formules mathématiques —

1re leçon – Mesure des temps —

une clé, rattachée à une corde en fibres naturelles.

Au-dessus se détache le titre de l’ouvrage : Levée des ombres. Signé par

Françoise Ascal pour le texte courant, l’ouvrage est jalonné de photographies de

Philippe Bertin.

Dès la première de couverture, les ombres sont annoncées par un montage de

deux photographies juxtaposées. L’une à dominante de couleur proche du magenta

(mauve saturé de sang : « émeraude, fuchsia, noir corbeau | acrylique fauve d’un

siècle flashy »), l’autre vert vif. À l’intérieur de l’ouvrage, les photos sont tout

pareillement mises en page : la mauve à gauche, la verte à droite. Les photos de

droite sont exemptes de personnages. Univers déserté par le temps et par les

hommes. Corridors, cellules, murs avec tags et graffitis, lavabos ébréchés, tapisseries

décollées, escaliers avec rampe, bureau et tiroirs vides. En lisant la préface de

Françoise Ascal, on apprend qu’il s’agit de photos prises à l’infrarouge par Philippe

Bertin en 2011 ; tandis que les clichés en mauve, animés de personnages, sont en

réalité des négatifs qui remontent 80 ans en arrière. On y voit des hommes au

travail, debout devant d’énormes métiers à tisser ; d’autres dans des ateliers, aux

machines, à la cantine, aux douches, dans les salles de classe ou dans une salle de

théâtre. Toujours sous surveillance. On y voit plus loin, confortablement installé

dans un fauteuil et trônant dans un salon luxueux, un « patron »/« un directeur »,

entouré de portraits-médaillons. Deux mondes coexistent dans le même espace, deux

mondes antagoniques qui jamais ne se rencontrent. Celui du monde libre et celui du

monde carcéral.

La juxtaposition de ces photos étranges intrigue. Les photos en elles -mêmes,

surréelles, dérangent. Passé et présent semblent se souder, du mauve au vert vif. Ou

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du vert vif au mauve. Dans une même déchirure. Dans une même souffrance. Une

même douleur qui abolit l’espace-temps. Ouvrage-diptyque où textes et photos se

répondent en contrepoint. Progressivement, le lecteur, attentif à suivre les traces,

traverse ce lieu. Revient en arrière. Passe et repasse, d’un texte à l’autre, d’un

diptyque photographique à l’autre. Voyage improbable dans un même lieu qui a

inspiré aux deux artistes ce travail de remontée du temps. Nous sommes à Aniane,

dans une abbaye bénédictine fondée en 782 par Witiza, futur saint Benoît d’Aniane.

Qui pourrait s’en douter ?

Dans sa préface, Françoise Ascal évoque le passé historique de l’abbaye, depuis

sa fondation au cours du Haut Moyen Âge jusqu’à l’année 2012, date de l’acquisition

par la Communauté de Communes de la Vallée de l’Hérault de cet ensemble

architectural, classé depuis 2004 au titre des Monuments Historiques. Entre ces

deux dates butoir, l’abbaye a traversé les âges et connu bien des vicissitudes et bien

des reconversions. Devenue filature de coton en 1810, puis centrale de détention

pour adultes en 1845 (elle appartient alors au ministère de la Justice), elle devient

en 1885 une colonie pénitentiaire pour mineurs délinquants.

Lieu de mémoire hanté par l’histoire de l’enfermement, l’ouvrage duel de

Françoise Ascal et de Philippe Bertin interroge les murs de cet espace de détention,

soulevant les strates historiques qui le constituent, afin que se lèvent les ombres,

afin que se libère le silence qui pèse entre les pierres. Prenant appui sur des

documents d’archives ainsi que sur des négatifs d’époque, textes et photos s’en

détachent cependant pour laisser libre cours aux images et à l’émotion que suscite

l’emprise d’un tel lieu.

Daté du 8 novembre 2011, le texte de Françoise Ascal s’ouvre par un poème qui

ancre l’écriture dans un présent immobile, figé dans son labyrinthe de pierres

écaillées. Il faut secouer ce qui oppresse, se dégager de la pesanteur de l’atmosphère

pour pouvoir affronter la descente dans les « plis » de l’histoire. Et d’une histoire de

la réclusion. Abbaye/Filature/Prison. Mais la langue se dérobe et les mots

manquent. Comment faire surgir les vies qui ont peuplé cette ville autarcique sous

haute surveillance ? Comment aller au cœur de ce qui a été vécu ? Enfermement,

asservissement, rabaissement de l’humain ? Que disent les murs délabrés, les

enfilades de couloirs, les « cages à poule » grillagées suspendues destinées à punir

les récalcitrants, les niches, les cloisons, les lourdes portes ?

Descendre encore plus loin, gratter plus avant, creuser au-delà des documents

d’époque, pour tenter de comprendre à quelle existence se trouvait assujettie la

« racaille » d’alors, dont la société se débarrassait à bon compte en tou te bonne

conscience.

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« Il faut soumettre l’enfant, s’il continue à fauter, c’est que la discipline n’est

pas suffisante », est-il déclaré, en 1890, au cours d’un congrès sur les colonies

pénitentiaires. Comment se protéger du « péril jeune », sinon en mettant à l’écart

Apaches, Blousons noirs et autres délinquants ? Sinon en les pliant sous la férule,

sous une discipline de fer. École, Discipline, Travail, lit-on sur l’arcade de la salle de

théâtre.

En 1889, 515 jeunes colons sont enclos dans 18 000 m 2. Une « ruche

monstrueuse ». Dans la nuit de Noël 1898, la ruche explose. Mutineries, rébellion,

évasions qui se soldent par une répression.

Françoise Ascal s’insurge contre les violences qui toujours resurgissent à

l’identique, d’une époque à l’autre, sous des terminologies différentes. La nouvelle

génération de scientifiques qui s’ingénient à mettre au point in utero des techniques

de dépistage des criminels en herbe, la révulse. L’ombre maléfique du docteur

Lombroso plane sur le rapport Bockel. Le visage terrifiant du monstre vert surgit

sous l’œil du photographe. Le masque de la mort impose le sien aux vivants.

Curieuse révolution que celle qu’a connue l’abbaye de Benoît d’Aniane. Conçue

pour la lumière et pour la spiritualité, elle a basculé dans l’ombre et y a perdu son

âme. Ainsi, au-delà de la misère qui griffe les murs, la poète interroge le passé

religieux de l’enceinte bénédictine. À quelle vie les moines reclus dans les cellules

ont-ils été conviés sinon à une vie soumise à l’acédie ?

Et ce lieu, qui aurait dû être celui de la prière et de l’amour, s’est mué, en cours

de route, en repaire de haine. Une haine « souterraine » qui

« soudain explose

frappe, enflamme, consume

calcine

chair et cœur ».

Ailleurs, Françoise Ascal martèle par le rythme des vers, par les répétitions et

par les anaphores, ce qui la hante la bouleverse la révolte :

« Tags sur les mondes blancs de notre amnésie, de nos abandons,

sur les tabous, les absences, les silences

Tags sur les “plus jamais ça”

renaissant sans cesse

25

Tags

entre ronces et barreaux

sur le carrelage d’une ancienne infirmerie

Tags à la place du sang qu’on ne

verra pas ».

Et le poème, dans tout cela ? Quel rôle peut-il jouer ? Quelle vérité peut-il

transmettre ? Sans doute aucune... mais aussi tant d’autres. Son rôle de levier est

modeste. Mais peut-être ouvre-t-il la voie aux poèmes à venir. Celui de Françoise

Ascal « s’enracine dans une abbaye dévastée, une fabrique oubliée, une prison

désaffectée, un éphémère centre de rétention… ». Il prend place parmi d’autres

témoignages (d’ethnologues, d’historiens, de mémorialistes) qui se stratifient dans le

silence. Mais le poème est là. Il résiste et il tient tête. Il agit subrepticement. De

cette présence subreptice est né l’espoir. Un matin. Un beau matin de printemps.

Des enfants ont fait irruption, réveillant de leurs cris et gambades les ombres

ensevelies. À la manière de Prévert, ils ont inventé des listes « insolites », lancé des

mots à la volée, réinventé la vie.

« Ce matin-là, il suffisait de se pencher sur l’herbe que foulaient les grappes

d’enfants pour découvrir, discrète entre les tiges, la poussée irrépressible des

premières violettes. »

Angèle Paoli

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Articles parus sur le site « Poezibao »

lundi 04 avril 2016

(note de lecture) Françoise Ascal, « Un bleu d’octobre », par

Antoine Emaz

Quand on repose ce l ivre, c’est un peu avec

l ’ impression d’avoir fait une promenade et pris des nouvelles

d’une amie après une longue absence. Car si Un bleu

d’oc tobre peut être lu en soi, i l poursuit également le travail

commencé avec Cendres vives (1980-88), Le carré du ci e l (1988-

96), La tabl e de vei l l e (1996-2001), l ivres publiés ces dernières

années chez le même éditeur, Apogée. Au départ, c’est un

travail de diariste, mais dès le début Françoise Ascal s’est

écartée de la forme du journal intime en ne faisant mention

que des années et des mois. Dans ce dernier volume, la note

s’émancipe encore un peu plus puisque seules les années sont

indiquées : 2001 – 2012. 130 pages : 10 ans. Cela donne une idée de

l ’ « écrémage » effectué dans le « journal » d’origine. Cette re lation complexe

entre une prat ique quot idienne d‘écri ture et l ’élaboration l i ttéraire d’un volume

de notes est évoquée à plusieurs reprises : « Ce cahier va disparaître, ou bien

n’être plus que de brèves notes pour mémoire. / Il se dévital ise. Il est de plus

en plus troué. Lorsque les trous se rejoindront, je serai « détachée ». Délivrée du

journal. Et je me lamenterai après sa fonction heureuse. » (p 18) ; « Ecrémage

du journal 2001-2002 pour commencer à concevoir une suite à La table de vei l l e .

Atterrée. Aucun espoir de dire mieux ou autrement que dans les volumes

précédents. / Ne pas donner à publier des kilos de Carré du cie l et compagnie . »

(p 49) ; « Je prends conscience de l ’ambiguïté de l ’appel lation « journal » dans

mon cas, puisqu’i l y a sélection et re -travail . « Atelier intérieur » conviendrait

mieux.» (p 68) ; « Comment être sûre que ces cahiers seront détruits à ma mort,

ainsi que je le veux ? Qui fera le geste ? A qui le demander ? / Honte à l ’ idée

qu’i ls pourraient être lus dans leur ensemble, et pourtant, besoin de poursuivre

ces journaux, avec leurs niaiseries, leurs rebuts. » (p 90)

Ce quest ionnement vivant de l ’écrivain sur sa propre pratique est l ’un des

fi ls conducteurs à travers la variété des notes, et le grand mérite d’Ascal est de

ne jamais prendre de posture ; el le réfléchit seulement sur son « métier », de

27

façon très directe. Ainsi lorsqu’el le parle de ses anciens l ivres ou des projets en

cours (pp 19, 22, 42, 101…), ou qu’el le se pose la question de récrire un texte à

l ’occasion d’une réédition (p 46). On la suit aussi dans ses rencontres pour des

lectures publiques, ou des résidences comme celle d’Aniane (pp 110 à 116). On

voit varier les pratiques d’écri ture : carnet/stylo ou écran/clavier (p 89, 98).

Plutôt que de longs développements théoriques, l ’auteure nous invite à partager

une expérience d’écrire, y compris celle des moments d’échec (p 110), et sa

quête de principes susceptibles de guider à la fois l ’écriture et la vie. Pour

l ’écri ture : « Plus aucun temps à perdre. / Aller vers le simple. / Elaguer. » (p

39) ; « Assumer un langage clair, accessible , est une position éthique et

poli tique. Pas d’obscurité ou d’hermétisme pour faire masque. » (p 79) Cet idéal

de « transparence » et de « simplici té », « une ascèse presque » (belle note p 48)

rejoint une exigence globale que l ’on pourrait qualif ier de morale, celle de la

vérité. « Trouver la vérité par l ’écriture. La véri té m’intéresse plus que tout, plus

que l ’écriture. » (p 20) ; « Je ne cherche pas à construire une image cohérente de

mon travai l . Je ne suis pas « une ». Al ler vers plus de vérité condamne à ne pas

se censurer, à accepter les écarts, l ’ imprévu, le non -connu de soi.

Quitte à en payer le prix sur le plan de la reconnaissance. » (p 88) ; « Mon

rapport à l ’écri ture : encore et toujours « le métier de vivre ». Pas le souci de

construire une œuvre « l i ttéraire », mais l ’ambit ion de repousser, s i peu que ce

soit, une part de ténèbres – en soi comme à l ’extérieur. » (p 45) On voit bien

dans cette dernière note comment la « vérité » est l ’articulation entre écr ire et

vivre : c ’est la même quête de c larté. Et ce n’est pas facile lorsque la vie

malmène et que la maladie et la viei l lesse frappent à la porte, et s ’ imposent.

Ces dix années sont ponctuées par des notes rares, brèves, dignes, qui

forment un fond aussi discret que sombre : « Contrôle de routine. Choc : après

trente ans de rémission, le spectre de la maladie reprend corps. » (p 10) ;

« Aucun signe de rémission, comme je l ’espérais secrètement. Faire avec. Ne pas

perdre de vue que c’est « v ivable ». » (p 47) ; « Analyses : pas de rémission en

vue. » (p62) ; « Il semble que je sois désormais en rémission. » (p 92) ; « Au

courrier, les dernières analyses. Mauvaises. » (p 116) ; « Rechute confirmée avec

aggravation. » (p 119)… Le lecteur n’en saura guère dava ntage, et on entend

bien dans ce si lence tenu la différence entre journal et notes. Mais ce

rétrécissement imposé de vivre n’empêche pas la poursuite du travail sur soi. Il

prend un tour particulier dans les années 2005 à 2008 : les lectures sont

davantage d’ordre philosophiques, notamment les stoïciens, mais pas seulement,

Lao-Tseu et Bachelard, également. Pourtant, en 2007, cette tentative

(tentation ?) de mise en ordre du moi, du « magma des émotions » par la pensée

semble progressivement délaissée (pp 62, 64, 66…) au profit d’un autre mode

d’apaisement ou d’équil ibre , qui a toujours été présent mais devient

prépondérant : le rapport à la nature. « Qu’est-ce que je suis venue apprendre

ici , opiniâtre à la table, face à une prair ie et sa l isière d’arbres q ui bougent

imperceptiblement ? On dirai t de vastes poumons qui se soulèvent. (…) Ils ont

28

beau, eux aussi , être de passage, on les croirai t de toute éternité, i ls nous

délivrent d’un poids d’inquiétude, i ls disent plus que mes phrases de maladresse

renouvelée, mes phrases bégayantes, mes phrases d’incomplétude. » (p 122)

Cette adhésion au monde naturel va être incarnée par un l ieu, « Melisey »,

la viei l le maison familiale perdue dans la campagne. « Balade sur le plateau,

lumineux comme dans mes rêves. Immer sion dans la fraicheur, la vivacité de

l ’a ir , avec les lointains vosgiens largement découverts. Exactement ce qu’i l me

fal lai t . Poser mes fardeaux. Faire si lence. » (p 14) Tout au long du l ivre, et de

ces années, Melisey apparaît comme un « vrai l ieu », une expérience renouvelée

de pacif ication et de réunification de soi : « Drôle d’impression dans la maison

de Melisey. Il y aurait une clé cachée, une réponse attendue et toujours différée,

une clé perdue, dans l ’enclos, la prairie, ou la grange. La c lé de m on être qui

m’attend, qui attend et aspire e l le -même à être trouvée. I l me faut continuer la

quête. » (p 119) Plus largement, i l y a de nombreuses et belles notes sur la

lumière, le jardin, la rivière… comme si la nature permettai t un ressourcement

de soi, un regain d’énergie , et la possibil i té toujours renouvelée de faire cette

expérience que l ’ult ime note du l ivre donne presque comme une devise : « Frôler

à nouveau le bord incandescent du vivant. »

Cette expérience peut être aussi fai te via l ’art, que ce soit la musique

(Bach, Haydn, Buxtehude…), la peinture ou la l i ttérature avec des références

mult iples à des œuvres d’époques et d’horizons très divers. L’object if reste le

même, un « acharnement à haïr la mort » (p 17), « Et le désir de regarder la

beauté en face. / C’est toujours possible . / I l y a place, l ieu et temps pour

quelques secondes d’éveil . Je veux le croire. » (p 27) Ce l ivre n’est pas un l ivre

de sagesse au sens ou quelques préceptes promettra ient d’atteindre un bonheur

moutonnier, et ce n’est pas non plus un l ivre narcissique replié sur l ’ intime ; i l

ouvre simplement une perspective de dépassement lucide, donc précaire et

l imité, des tensions qui nous l ient à nous -mêmes, au monde, à l ’écri ture.

Antoine Emaz

Mardi 23 mai 2012

(note de lecture) Françoise Ascal, « Lignées », par Antoine Emaz

« Une vie entière à poursuivre la lumière, est -ce raisonnable ? » La poésie de Françoise Ascal est bien cette quête, sans doute impossible ou au moins diffic i le, pour dépasser ou se dégager de ce qui est enchevêtrement intérieur, souffrance et mort . Une quête spir ituelle, même si l ’on ne ressent à la lecture aucune dimension re ligieuse à proprement parler. Plutôt la conscience qu’une vie humaine est tout et r ien à la fois, fragile et merveil leuse, juste une peau vive pour un temps face au « Tout glouton », « l ’ infini fossoyeur ». La poésie d’Ascal maintient la contradict ion entre ce qui nous entraîne vers le

29

sombre, les peurs archaïques, les ratés d’enfance, les morts laissés derrière et revenants… et puis une force d’affirmation de vivre , d’un possible bonheur qu’i l faut al ler chercher sans être jamais sûr de sa durée. Les végétaux, très présents dans ce l ivre , sont un bon exemple de cette ambivalence :

« C’est un bleu vaci l lant, qu’un moindre souffle émeut. Il s ’étend derrière la vil le, oublie le béton, et d’un seul é lan simule la mer. Fleurs de l in. Corolles sans poids. Entrer dans cette eau tendre ? Rustauds fauci l lant dans mes songes, je vous a i vus, à genoux dans vos champs jusqu’à la nuit . Celui- là n’était qu’un serf parmi les serfs. Un sans-nom cloué au sol, comme un clandestin rivé à sa Singer. Est-ce le bleu de ses yeux – bleu sans âge et sans haine – qui trouble ma vision, ou l ’ombre de la corde de l in avec laquelle i l s’est pendu ? » On voit bien ic i comment l ’adhésion au monde ne peut durablement s’établir en une forme de bien-être, de naïveté béate. Elle se fissure et passe au premier plan l ’autre versant du réel : la détresse et le sombre. Le mouvement peut s’ inverser, tout aussi bien : on peut partir de l ’ i l l i sible enfance, par exemple, pour al ler vers le cla ir, le possible, l ’ouvert. C’est alors revenir aux « herbes folles de l ’enfance fauchées par la grêle », à cette « mémoire ombilicale en forme de la isse », sans se laisser enfermer dans ce passé étouffant. Une phrase résume peut-être le parcours du l ivre : « Je cherche le passage. » La fin du l ivre ne présente d’ai l leurs pas une sorte de paix atteinte, de sagesse zen ou autre. Elle indique vivre comme une déma rche intérieure à poursuivre, avec et contre soi, à contre -courant du passé qui enlise comme de l ’ i l lusion, même poétique :

« La forêt n’est pas vierge, la page n’est pas blanche, et les chemins n’existent pas. Tu dois marcher longtemps dans le blanc éblo uissant du trop-plein de signes, dans le noir incertain des ombres mêlées. Les morts en attente , al ignés comme des troncs, dressent leurs branches défeui l lées. Tu dois marcher sans t’arrêter. Sans t’encombrer de mots. Que rien ne te ret ienne, si tu veux franchir la passe, si tu espères toucher du doigt l ’or de l ’énigme. »

Les dessins de Titus-Carmel, souvent à partir de structures végétales noires sur

fond clair, répondent très bien à la tension des poèmes. D’une part, on peut les

saisir comme des gri l les sombres interdisant le plus c lair, au fond. Mais on peut

tout autant être sensible à leur force de surgissement, d ‘é lévation végétale que

l ’on retrouve chez Titus -Carmel dans la série des Jungles ou celle des Feuil l ée s .

Antoine Emaz

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Mardi 27 janvier 2009

« Rouge Rothko » de Françoise Ascal (une lecture d’Antoine

Emaz)

Il est peut-être aussi diffici le d’écrire à partir de

sa propre vie que d’écrire à partir de l ’œuvre d’un

artiste, qu’i l soit peintre, chorégraphe, music ien… Le

risque existe alors de piéger l ’écriture dans une sorte de

mimétisme, d’i l lustration descript ive, ou bien dans

l ’analyse de tableau et la crit ique esthétique. Dans Rouge

Rothko , on l it une suite de courts textes, à la fois

poétiques et réflexifs, à partir d’œuvres picturales qui

appartiennent au « musée imaginaire » de l ’auteur. Reste

à trouver le bon angle de vue, le bon réglage de

l ’appareil d’écriture. Françoise Ascal y parvient d’abord

par un passage très l isse et constant de la prose au vers

l ibre, une sorte d’al lure de la rêverie : on n’est pas

surpris de voir passer « mon vieux Bachelard » au détour de la page 35. Un autre

élément vise à désacraliser l ’art (a lors même que l ’ensemble du l ivre est bien un

exercice d’admiration) en bougeant les hiérarchies établies : des peintres

inconnus voisinent avec des peintres i l lustres, et même chez ces de rniers, aucun

« chef d’œuvre » n’est évoqué. Pour Dürer par exemple, c’est un bouquet de

violettes qui est élu, parce que « monumentale présence du presque r ien ». De

plus, Françoise Ascal ne part pas d’une vue au musée ou d’une reproduction

dans un catalogue précieux, mais de simples cartes postales glanées au fi l de ses

visi tes d’exposit ions. L’œuvre n’est plus saisie dans la distance respectueuse

qu’impose le musée, el le a été appropriée ; el le est passée dans l ’espace intime,

dans le carnet ou sur la table de travail . Enfin, l ’emploi fréquent du tutoiement

pour s’adresser au peintre ou au modèle recentre à nouveau le texte sur une

forme de proximité , d’ intimité avec l ’œuvre. Ce qui est donné à l i re,

poétiquement, c’est une expérience, une résonance, une rêverie, un dialogue…

Chaque texte est certes rel ié à une œuvre mais i l est surtout autonome et se

développe à partir du tableau. L’écri ture n’est pas au service des toiles ; el les

sont une occasion d’écrire et de sa isir au passage ce qui en e l les, int imement,

nous ret ient à travers sièc les et pays.

On ne sera donc pas étonné de retrouver dans ces pages des tensions

part icul ières à Françoise Ascal . La mort est très présente, notamment via l ’étang

ou la végétation dense (la mort est verte chez Ascal) , avec u ne puissance égale

d’att irance et de répulsion. Mais tout autant, comme dans un arc électrique, à

l ’autre pôle, nous retrouvons l ’affirmation de la vie, et les forces de la joie et du

désir. Le texte sur le peti t portra it de Frederico Barocci est très asca lien en cela .

31

Autre tension manifeste : ces œuvres d’art sont comme hors -temps (même

si el les sont dans leur histoire), dans un calme esthétique qui peut sembler bien

loin de notre époque où la violence, l ’ injust ice, l ’oppression pèsent sur les vies,

reviennent sans cesse sur les écrans. Ce l ivre ne nie pas cet écart, ne l ’oubl ie

pas ; l ’art n’est pas considéré comme un arrière -monde protégé où i l fera it bon

se réfugier. Les textes sur Munch, Dürer, Bonnard… indiquent bien que

l ’artiste, pas plus que le spectateur, ne sont dans une tour d’ ivoire. Ceci posé,

mettre cap au pire n’est pas une obligation ; aff irmer encore la beauté peut -être

une forme de lutte contre un monde mal respirable et encombré par la laideur.

Articles parus sur le site de la revue numérique :

Des voix dans l’obscur

« féroce / le siècle offusque la lumière », Françoise Ascal

Elles viennent de loin ces voix détachées des êtres qui les

portaient tout en continuant pourtant d’émettre, à destination des

vivants, des messages (des plaintes, des cris, des souvenirs) qui

lacèrent le présent. Elles empêchent celle qui ne cesse de les

entendre de trouver ce calme auquel elle aspire.

« j’écris pour m’extraire de leurs songes

rejoindre les vivants »

Se faufilant dans l’invisible, semant des chapelets de mots entre les cailloux, sous la

terre, dans l’eau des rivières, parfois même au fond du puits qu’est devenu – à force

d’encaisser – un corps anéanti par ce trop-plein de paroles emmêlées, elles ne reconnaissent pas plus le jour que la nuit et parlent en continu.

« la solitude connais pas n’ai jamais connu même au fond de mon corps lorsqu’il

ressemble à un puits

la solitude j’en rêve quelquefois

ce serait reposant »

Il faudrait, pour cela, que les morts (et porteurs de morts) payent leur dû au silence,

qu’ils acceptent de vivre ailleurs, qu’ils cessent de tirer vers le bas – vers un passé révolu

– ceux qui ont encore, pour un temps, les pieds sur terre. Et si c’est trop leur demander,

et manifestement ça l’est, reste à trouver des subterfuges et à s’armer pour ne pas

sombrer sous leurs incessants coups de boutoir. C’est ce que fait Françoise Ascal. Elle

sait que ces voix qui la traversent appartiennent à des êtres qui lui étaient chers (« ce

sont mes bourreaux / mes aimés ») et qu’elle ne pourra les faire taire. Elle peut, par

contre, et c’est ce qu’elle met ici en place, détourner leur trajectoire initiale, couper la

route terre-chair, se saisir du moment présent, se rapprocher du paysage qui bouge

32

autour d’elle, tout en nuances et en variations, pour atténuer leurs effets et leurs

incessants retours en arrière.

« loin de l’ocre éventré

loin des éclats métalliques abreuvant les sillons loin des croix alignées blanches blanches à perte de vue »

Elle ouvre des brèches en elle. S’éprouve en quête de signes, de sons, de sens. Note

d’infimes bruissements de vie. Trouve et assemble des mots simples. Eux aussi viennent

de loin. Mais à la différence des voix, ils sont capables de créer un équilibre fragile entre

un corps douloureux et une pensée qui aimerait s’apaiser, en un siècle qui (elle le répète régulièrement) ne s’y prête guère.

« peut-être est-ce mon corps troué que je cherche à rejoindre dans la moindre faille »

Jacques Josse - 14 janvier 2016

Lignées

« Laisse renaître ce que tu croyais disparu », Françoise Ascal.

Le prix 2014 du Poème en prose Louis Guillaume est décerné

à Françoise Ascal pour Lignées.

L’étroite relation qui se noue, sans qu’on y prenne garde, entre le

paysage de nos origines et notre corps, ce qui en lui court, vibre, se

tend, se détend (d’eau, de sang, de nerfs et de chair vivante) au

contact du dehors, est au cœur des Lignées de Françoise Ascal. Elle

touche aux liens secrets qui se sont tissés, au fil du temps, entre elle et ce monde

végétal et minéral qu’elle interroge en particulier, y trouvant des éléments de réponse

qui vont du territoire initial au corps en tamponnant au passage la pensée. Une odeur, un

froissement de branche, une flaque sale peuvent raviver sa mémoire et celle de ceux qui

l’ont précédée. Ce qui revient en surface est souvent fragile et douloureux.

« Une prairie me monte à la gorge. Entre les herbes, je m’obstine. Cherche les grains

d’ambre de leurs chapelets. Trouve quelques sanglots rouillés. Pas de maris fils frères amants. Tous avalés par l’horizon un premier août 1914 aux environs de 16 heures. »

Il n’y a évidemment rien de bucolique dans ce parcours où « les morts à foison » affûtent

parfois la faux qui les a emportés en demandant aux vivants d’y fixer durant quelques secondes leur visage.

« Visages d’argile commune. Regards qu’on pourrait croire uniques. Vous-mêmes,

sentez-vous parfois votre crâne devenir un lieu de traverse, un corridor ouvert à tous

vents, un hall fourmillant, tandis que vos pas sur le sol ne laissent aucune trace, votre

chair aucune ombre ? »

Le côté éphémère de toute présence au monde incite à s’immiscer avec ardeur et

intensité entre un passé qu’il faut bien porter en soi et un avenir incertain. C’est en

33

prenant appui sur les mots, et en les serrant au plus près de ses sensations physiques,

que Françoise Ascalconçoit ce long cheminement intérieur. Elle ne peut le mener sans se

frotter à l’extérieur, au grand dehors, à ces mouvements d’air et de lumière, à ce « bleu perdu » que lacèrent les cris des geais.

« Je ferme les yeux et laisse le mot venir, le mot qui bouge sous ma plante de pied, le

mot que je froisse à chaque pas mais qui se redresse toujours, graminée têtue,

chiendent de consolation. »

Les mots qui viennent à elle ont souvent à voir avec l’eau, la source, le puits, les rivières.

« Eau pure, eau lustrale, fonts baptismaux. Lâcher les eaux, perdre les eaux. Naissance. Flux. Grandes orgues. »

Lignées d’eau, de terre, de lichens, de sang ou d’herbes folles. Qu’elle resserre, qui

coulent en elle, tiennent dans une paume, dans un livre. Où la présence des dessins de

Gérard Titus-Carmel (auteur du récent Ressac chez Obsidiane) détournent et griffent,

eux aussi, « le noir incertain des ombres mêlées ».

Jacques Josse - 19 janvier 2014

Travailler l’inquiétude

À l’hiver 2009, Françoise Ascal devient résidente, pour

presque une année, au parc culturel de Rentilly. Elle a

tenu le récit, partiel, dispersé, de ce séjour, dans ce

dossier « résidence en Ile-de-France », entamé à mi-

chemin du terme. Le livre qui parait ces jours-ci chez

Apogée reconstitue le trajet, d’un hiver à l’automne

suivant, effectuée par Françoise, succession des saisons constituant ce "journal d’inquiétude".

Ce parc immense (plus de 50 hectares) qui l’accueille, en son immensité enclavée, cette

nature domestiquée, l’incitent à creuser cette question du statut de la nature dans notre

monde contemporain. Relisant à cet effet les travaux de Gaston Bachelard consacrés aux

éléments, elle est saisie par leur pertinence et leur liberté – et c’est Bachelard qui s’invite et s’installe au cœur de la résidence.

Ce dialogue avec Bachelard, qu’elle a tenu (autant qu’il semble l’avoir tenue), seule ou

en compagnie d’autres (elle a en effet convié d’autres écrivains à répondre à la

« question » Bachelard : Antoine Emaz, Laurent Contamin, Florence Trocmé, par

exemple, y ont répondu à leur façon), cette conversation fait le fil de ce recueil comme

elle fut le fil de sa résidence : un fil dénoué, lâche – le livre tient de la méditation, jamais

de la dissertation. Le philosophe y éclaire les choses considérées et leurs rapports, et

cette lumière naturelle chauffe, réchauffe – brûle. Ce qui vit, ce qui vibre, est mouvant, tremblant – inquiet.

Journal d’une inquiétude, donc, que ce livre hybride ainsi que le qualifie Antoine Emaz

sur Poezibao, d’une inquiétude en ouverture, d’un refus du repli, des nostalgies et

enkystements confortables – d’une lucidité. Les saisons passent et leur passage ne

cautérise pas l’inquiétude, chacune l’éclaire de ses teintes propres.

34

Inquiétudes, vrille et persistance :

(En hiver :)

Quelques flocons.

Le silence

Sensation de profondeur, de calme.

Espace qu’il va falloir apprivoiser.

Temps suspendu, derrière les grandes fenêtres, temps de blancheur dans lequel je dois

me glisser.

En douceur.

Ou peut-être en violence. Je ne sais pas encore.

(De printemps :)

"Comprendre, c’est comprendre qu’on n’avait pas compris." C’est bien ce qui épuise.

Jamais de repos. Toujours en marche, dans une vision parcellaire que chaque pas doit rectifier.

(D’été :)

Qui, il y a peu, aurait parié sur l’union du mot "semence" avec le mot "stérile" ?

La nature est plus que jamais une construction politique et sociale.

(D’hiver :)

La très modeste "grande surface" de ma campagne propose ce jour une nouvelle

promotion : au rayon entretien, voici les poubelles "intelligentes". Le couvercle s’ouvre à l’approche de la main. Automatisme/intelligence sont désormais synonymes.

L’inquiétude, persistante, de Françoise Ascal a son motif.

Garder pied sur la terre qu’elle soit ferme ou meuble, tenir l’assise à la table de travail,

tenir les mots en respect, tenir bon : citant Bachelard comme elle le fait :

« En somme, tout compte fait des expériences de vie, des expériences écartelées,

écartelantes, c’est bien plutôt devant mon papier blanc, devant la page blanche placée sur la table à juste distance de ma lampe, que je suis vraiment à ma table d’existence ».

Guénaël Boutouillet - 20 septembre 2011

35

levée des ombres, un texte

de Françoise Ascal, des

photographies de Philippe

Bertin

La destination de l’abbaye d’Aniane, dans le département de l’Hérault, a beaucoup

varié au cours de son histoire. Fondée au VIIIe siècle par celui qui deviendra saint Benoît

d’Aniane, détruite pendant les guerres de religion, reconstruite au XVIIe par une

congrégation mauriste, l’abbaye est vendue comme bien national à la Révolution. Une

filature de coton s’y installe en 1810. En 1843 l’entreprise fait faillite, la met en vente. Le

ministère de la Justice rachète l’abbaye, l’aménage en maison centrale de détention en

1845, la transforme en colonie pénitentiaire pour mineurs en 1885, fonction qu’elle

conservera jusqu’en 1994.

C’est cet endroit que nous fait parcourir levée des ombres, le beau livre né de la

collaboration entre l’écrivain Françoise Ascal et le photographe Philippe Bertin. Le texte

de Françoise Ascal s’appuie sur les travaux des historiens et sur l’« émotion toute

subjective que suscitent les lieux eux-mêmes ». Écrit en vers et en prose, c’est un texte

éclaté en questions, récits, descriptions, faits de bribes arrachées au silence des pierres

et à l’espoir des mots, aux ombres brouillées d’adolescents disparus, à leurs présences

imaginées dans les salles, les cellules, les couloirs, recroquevillées sur un banc de la

cour, pleurant, rêvant peut-être, ou déjà se révoltant en pensée avant de passer à l’acte

comme cela se produisit pendant la nuit de Noël 1898. De la réclusion des moines à

l’enfermement des mineurs, des siècles se sont écoulés, pourtant rien ne s’est effacé de

ce qui contraignait les corps et les esprits. Philippe Bertin a utilisé des négatifs de

documents d’archives, tous avec figures, qu’il a juxtaposés à des prises de vue à

l’infrarouge, composant des diptyques en deux couleurs, silhouettes solitaires et murs

taggés, rangées de crânes rasés et feuilles de papier dispersées par le vent.

Levée des ombres touche le lecteur de façon à la fois douce et brutale. Il faut faire

douceur en soi pour évoquer ceux qui ont vécu là, y ont travaillé, y ont été brutalisés,

isolés, oubliés, y sont tombés malades, y sont morts. Le travail de Françoise Ascal et

Philippe Bertin rappelle à chacun ce qu’il en est de l’exclusion : elle crée des exclus.

De quel droit parler de ce qu’on ignore ?

approcher avec précaution

Mitard

on répète ce mot

on laisse venir les clichés

cachot trou basse-fosse cage cave puits tombeau

froid humide silence absence nuit macération aveuglement

charivari d’insectes fureur de rats

On lit ce qu’ils en disent, eux,

leurs témoignages, mythes, mensonges, douleurs

Mitard

on croit entendre tourner des gonds, on voudrait de l’eau, mouiller leur front

36

Mitard,

23 heures sur 24

brise l’échine

ni coup ni trace

Mitard,

23 heures sur 24

broie la cervelle

rend fou

Mitard,

23 heures sur 24

tue l’enfance

en toute impunité

Dominique Dussidour - 13 octobre 2013