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© 2015 ARRÊT SUR SCÈNE / SCENE FOCUS (IRCL-UMR5186 du CNRS) ISSN 2268-977X. Tous droits réservés. Reproduction soumise à autorisation. Téléchargement et impression autorisés à usage personnel. www.ircl.cnrs.fr
Nous dédions ce numéro à Jean-‐Marie Maguin,
dont les travaux pionniers ont exploré la nuit dans le théâtre de Shakespeare. Avec toute notre admiration.
Prologue
Florence MARCH IRCL-‐UMR5186 DU CNRS, Université Paul-‐Valéry Montpellier 3
Magali SOULATGES IRCL-‐UMR5186 DU CNRS, Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse
Patrick TAÏEB IRCL-‐UMR5186 DU CNRS, Université Paul-‐Valéry Montpellier 3
Objet vivant et actuel, entre espace et temps, la nuit se rencontre au sein de champs variés : certains sont attendus, consacrés par la tradition épistémologique (la littérature, l’histoire…), d’autres plus surprenants (l’urbanisme, l’écologie environnementale…). Le thème de la nuit est par ailleurs débattu selon des perspectives conceptuelles et méthodologiques elles-‐mêmes diversifiées, touchant des périodes chronologiques et/ou des aires géographiques plus ou moins étendues, et conduisant à réévaluer certains de ses enjeux, notamment politiques. Amples enquêtes ou micro-‐lectures, problématiques surplombantes ou au contraire ciblées, cadastrent ainsi un vaste domaine dans lequel les publications et/ou travaux récents fournissent de nombreux repères utiles, tout en confirmant la vitalité du sujet dans la recherche contemporaine. Citons pour exemples, qui adoptent une orientation historiographique, les monographies d’Alain Cabantous (Histoire de la nuit (XVIIe-‐XVIIIe siècle), 2009), de Craig Koslofsky (Evening’s Empire. A History of the Night in Early Modern Europe, 2011), mais encore l’ouvrage collectif issu du colloque de Clermont-‐Ferrand sur Les Nuits de la Révolution française en 20111. Citons également, avec
1 Alain Cabantous, Histoire de la nuit (XVIIe-‐XVIIIe siècle), Paris, Fayard, 2009 ; Craig Koslofsky, Evening’s Empire. A History of the Night in Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 2011 ; Philippe Bourdin, dir., Les Nuits de la Révolution française, Clermont-‐Ferrand, Presses universitaires Blaise-‐Pascal, 2013. Cet ouvrage est issu d’un colloque co-‐organisé à Clermont-‐Ferrand les 5 et 6 septembre 2011 par le Centre
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une perspective littéraire, la toute récente publication d’Antoine de Baecque, Les Nuits parisiennes, XVIIIe-‐XXIe siècle ; le Dictionnaire littéraire de la nuit dirigé par Alain Montandon (2013) ; la monographie de Daniel Ménager, La Renaissance et la nuit (2005), une enquête sur la place de la nuit dans la culture littéraire des élites ; et la publication issue du colloque de 2000 de Clermont-‐Ferrand, Penser la nuit2. Au carrefour de la géographie, de l’urbanisme et de l’astronomie, ce sont enfin les travaux du collectif « Sauver la nuit »3, et ceux de l’Association Nationale pour la Protection du Ciel et de l’Environnement Nocturnes (ANPCEN), qui entendent penser autrement les « territoires de la lumière », pas seulement urbaine.
Ces derniers exemples témoignent d’une tendance récente à aborder l’objet « nuit » en promouvant les approches croisées et pluridisciplinaires. Illustration en est donnée par la réflexion menée en 2004 à Cerisy lors du colloque (aux conclusions publiées) « La Nuit en question(s) »4, qui réunissait pour une lecture aussi ouverte que possible des chercheurs ou des « témoins » issus de différents domaines : philosophes, psychanalystes, anthropologues, artistes, acteurs économiques. Mais l’on peut également revenir sur l’exposition « Nuit » du Muséum d’Histoire naturelle, qui revendiquait une originalité dans le fait de « mobiliser des savoirs scientifiques et pluridisciplinaires : astronomie, biologie, éthologie, physiologie, anthropologie, neurologie, et évoquer également le monde de l’imaginaire au travers des divinités et des peurs nocturnes »5.
Ainsi, l’ouverture plurielle du sujet est telle aujourd’hui que, posant la question : à qui appartient la nuit ?, l’on se sent comme obligé de répondre : à tout le monde.
Pour autant, la nuit apparaît associée de plein droit et de façon privilégiée au champ de la création esthétique (littérature et arts), qui en propose depuis l’Antiquité de multiples représentations, et dont elle pourrait même constituer un régime spécifique – l’on s’interrogeait à Cerisy sur l’existence d’un « régime nocturne de la pensée » : ne devrait-‐on pas aller jusqu’à postuler un « régime nocturne de la pensée créatrice » ?
La loi est ici celle d’une richesse foisonnante. Isoler quelques grands repères reviendrait donc à fausser le tableau d’ensemble, trahir l’inspiration quasi inépuisable à la source de la « nuit esthétique ». Cela donnerait aussi à penser que le lecteur de ce nouveau numéro d’Arrêt sur scène ne peut convoquer de lui-‐même ces « mille et une nuits » qui confinent parfois à la référence universelle, et touchent aussi bien à la littérature, la peinture, la musique, la sculpture, le cinéma, la photographie, les arts décoratifs, les « arts numériques » – un tutoriel en ligne du logiciel Photoshop nous propose même de « Créer
d’Histoire « Espaces et Cultures » (Université Clermont 2), la Société des Études Robespierristes et l’Institut d’ Histoire de la Révolution française (Université Paris 1-‐Sorbonne). 2 Antoine de Baecque, Les Nuits parisiennes, XVIIIe-‐XXIe siècle, Paris, Le Seuil, 2015 ; Alain Montandon, dir., Dictionnaire littéraire de la nuit, Paris, Honoré Champion, 2013 ; Daniel Ménager, La Renaissance et la nuit, Genève, Droz, 2005 ; Dominique Bertrand, dir., Penser la nuit (XVe-‐xvIIe siècles), Paris, Honoré Champion, 2003. Cet ouvrage collectif est issu du colloque international organisé à Clermont-‐Ferrand du 22 au 24 juin 2000 par le Centre d’Études sur les Réformes, l’Humanisme et l’Âge classique (CERHAC) de l’Université Blaise-‐Pascal. 3 https://hal.archives-‐ouvertes.fr/hal-‐00922395/document. Ce document a été élaboré à partir du travail de thèse de géographie de Samuel Challéat, « Sauver la nuit » : Empreinte lumineuse, urbanisme et gouvernance des territoires, Université de Bourgogne, 2010. Voir aussi, du même auteur : « La nuit, une nouvelle question pour la géographie ? », https://hal.archives-‐ouvertes.fr/hal-‐00924555. Site consulté le 01.10.2015. 4 Catherine Espinasse, Luc Gwiazdzinski, Edith Heurgon, dir., La Nuit en question(s), Actes du colloque de Cerisy-‐la-‐Salle 2004, La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, 2005, <halshs-‐00642970>. 5 Texte de présentation de l’exposition sur le site du Museum,
http://www.mnhn.fr/fr/visitez/agenda/expositions/nuit. Site consulté le 01.10.2015.
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une scène de nuit », pleine lune comprise ! Les nuits ont depuis bien longtemps également envahi notre espace culturel, au sens large : nuit des musées, « nuits » estivales telles les Nuits d’O de Montpellier ou les Nuits musicales d’Uzès, Fête des lumières à Lyon, Festival des Lanternes de Kyoto, et autres « Nuits blanches », de Rome à Saint-‐Pétersbourg.
Parce que l’objet nocturne entretient un rapport privilégié aux arts du spectacle, et que ceux-‐ci appellent une approche créatrice plurielle et cosmopolite (au sens que la langue classique donne à ce mot), achevons ce petit inventaire en convoquant l’actualité récente d’une nuit au cœur de la magie du spectacle : la représentation (à Bobigny début juin 2014, aux Nuits de Fourvière ensuite, puis à Épidaure), par le Théâtre Liyuan de Quanzhu (le plus ancien genre théâtral chinois), de La Veuve et le Lettré, pièce musicale et chorégraphique entièrement traversée par la nuit : nuit du tombeau du conseiller Peng, spectre du défunt et fantômes lui servant d’escorte, dialogue d’outre-‐tombe, nuit dramatique et scénique ponctuée par cinq « ballets des lanternes », nuit sonore d’un accompagnement musical ressuscitant un répertoire ancien oublié, nuit érotique de la veuve et du lettré triomphant de l’interdit sexuel prononcé par le mort, le tout mis au service d’un portrait subversif de l’intellectuel en vainqueur de forces infernales domptées par leur renvoi définitif à la nuit éternelle.
Pourquoi des « scènes de nuit » ? Au théâtre l’association des deux termes sonne a priori comme un paradoxe. Étymologiquement, le théâtre est le lieu d’où l’on voit, alors que la nuit fait obstacle à la vue. Dès lors, comment donner à voir la nuit ? Qu’il s’agisse de la codifier sur la scène à ciel ouvert de la Renaissance élisabéthaine ou dans le contexte de la réforme théâtrale du XVIIIe siècle en Europe, la représentation de la nuit défie le théâtre, l’incite à repousser ses limites pour se réinventer. De même, le spectateur, désigné étymologiquement par le regard qu’il porte sur la représentation (spectare : regarder), est invité à développer d’autres modes de perception et à appréhender d’autres réalités, bref, à redéfinir sa fonction dans le spectacle. Loin de l’annihiler, donc, la nuit appelle et cristallise la théâtralité. Par le biais de l’épisode nocturne, le théâtre tout entier devient masque, faisant ainsi retour sur lui-‐même pour mettre en scène ses propres artifices. Sur le plan métathéâtral, paradoxalement, la scène de nuit révèle autant qu’elle cèle. D’ailleurs, pour Olivier Py, « le théâtre est nyctalopie » dans Les Mille et une… non pas nuits, mais définitions du théâtre6, terme à ne pas confondre avec l’anglais nyctalopia qui, au contraire du français, signifie l’incapacité à voir la nuit. Au cœur de la dialectique du visible et de l’invisible, la nuit est consubstantielle au théâtre. Elle est même une obsession du théâtre.
L’ouverture emblématique du Hamlet de Shakespeare en fournit un exemple parlant. Au cœur de la nuit, sur les créneaux du château d’Elseneur, les gardes attendent la possible apparition d’un fantôme : « Who’s there ? / Qui est là ? ». Les premiers mots de la pièce soulignent le double niveau de communication du théâtre. D’une part, au niveau interne de la fiction, la nuit, propice aux apparitions et aux fantômes, construit l’ambiance de terreur et de suspicion propre aux tragédies de revanche. Cette nuit épaisse et noire empêche d’identifier le nouveau venu : s’agit-‐il d’un collègue venu prendre la relève ou d’un fantôme ? D’autre part, au niveau externe qui relie la scène à la salle, la question « Qui est là ? » s’adresse au public : qui est au rendez-‐vous ce soir ? (même si, à la différence des représentations données dans les théâtres privés, celles données dans les théâtres dits publics avaient lieu l’après-‐midi).
6 Olivier Py, Les Mille et Une définitions du théâtre, Arles, Actes Sud, 2013, 607e définition, p. 171.
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La nuit est donc non seulement la nuit tragique qui marque le retour du fantôme du roi assassiné, du refoulé, mais c’est aussi la temporalité du théâtre. Le fantôme de la pièce, que tous les personnages ne voient pas (Gertrude, par exemple, ne le voit pas), est comme cette « ombre » qui, dans le théâtre shakespearien, désigne l’acteur derrière le personnage7. Illusion ou réalité, figure de la présence et de l’absence, le fantôme est un embrayeur de théâtralité. Cet exemple illustre la richesse et la complexité des fonctions de la nuit au théâtre. Si la nuit peut être source de confusion, de quiproquos, d’erreur de perception, ici, elle fait voir double : le fantôme et son double, le roi assassiné ; le fantôme et son double : le rien, la vacance, le néant ; le fantôme et son double : le théâtre, pour parodier Artaud8… Or, comme le montre le philosophe Clément Rosset dans Le Réel et son double. Essai sur l’illusion, le double est la structure fondamentale de l’illusion9. De la délusion (l’erreur de perception) à l’illusion (le voir-‐double, la coexistence de deux univers, réel et fictionnel), l’ouverture d’Hamlet au cœur de la nuit nous entraîne au cœur même du théâtre.
Un rapide état des lieux montre que le théâtre revendique la nuit sinon comme élément structurant, du moins comme espace-‐temps privilégié. L’on mentionnera, entre autres, le numéro thématique de la revue Studia UBB Dramatica publié en 2013 sous le titre Le Théâtre et la nuit ; les travaux de Georges Banu en études théâtrales : Nocturnes : Peindre la nuit, jouer dans le noir (2005), La nuit nécessaire (2003).
Concernant la période qui nous intéresse, à partir du milieu du XVIe siècle, les corpus de théâtre anglais redécouvrent l’efficacité dramatique des épisodes nocturnes, soigneusement évités durant les cent cinquante années qui précèdent. C’est ce que montrent les travaux de Jean-‐Marie Maguin consacrés à La Nuit dans le théâtre de Shakespeare et de ses prédécesseurs, ou encore l’ouvrage collectif La Nuit dans les œuvres de Shakespeare et de ses contemporains publié en 1998, qui fait suite au colloque organisé par Simone Kadi à l’Université de Valenciennes10.
Comme son titre l’indique, A Midsummer Night’s Dream / Le Songe d’une nuit d’été (comp. 1595-‐96, pub. 1600) de Shakespeare se fonde sur une véritable dramaturgie de la nuit : son action est à 75% nocturne. Au cours du second XVIIe siècle, le théâtre de la Restauration anglaise (1660-‐1710) continue à exploiter les possibilités dramatiques de la scène de nuit, influencé en outre par la commedia dell’arte : The Feign’d Curtezans ; or, A Night’s Intrigue (1679) d’Aphra Behn en témoigne.
Dans le domaine français, on peut citer Les Aventures de nuit, comédie de Jean Simonin, dit Chevalier (1666). Mais la nuit, même si elle a une fonction dramatique importante, figure peu en tant qu’objet dans le titre des pièces de théâtre de la période considérée, sauf à la fin du XVIIIe siècle pour le vaudeville et l’opéra comique.
Les angles sous lesquels aborder la question de la nuit au théâtre sont multiples : dramatique ; générique, dans la mesure où l’espace-‐temps nocturne joue un rôle fondamental dans la définition et la tentative de classification du texte et/ou du spectacle, tantôt catalyseur d’effets comiques lorsqu’il est source de péripéties, de quiproquos et de confusion, tantôt ressort du tragique lorsqu’il favorise la transgression, l’introspection et 7 Voir par exemple William Shakespeare, Le Songe d’une nuit d’été, épilogue, et The Tragedy of Macbeth, 1606, trad. J.-‐M. Déprats, Shakespeare. Œuvres complètes, vol. 2 (2002), V.v.26. 8 Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1938. 9 Clément Rosset, Le Réel et son double. Essai sur l’illusion, Paris, Gallimard, (1976) 1984, p. 19. 10 Jean-‐Marie Maguin, La Nuit dans le théâtre de Shakespeare et de ses prédécesseurs, 2 vol., Lille, ANRT, 1980. Simone Kadi, dir., La Nuit dans les œuvres de Shakespeare et de ses contemporains, Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, 1998.
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l’incertitude, engendre la peur, le chaos et la mort ; scénique puisque la nuit implique une codification particulière des différents langages du théâtre, du geste au décor ou dispositif, en passant par l’éclairage et les objets scéniques, la réforme théâtrale du XVIIIe siècle modifiant radicalement ces codes ; mais aussi poétique, socio-‐politique, philosophique, voire métaphysique. Bref, « la nuit remue », pour le dire avec Henri Michaux11 !
Le théâtre lyrique offre une ressource supplémentaire pour caractériser la nuit au théâtre : la musique. Que cette dernière soit expressive ou descriptive, c’est-‐à-‐dire qu’elle exprime une humeur propre à la nuit ou bien qu’elle donne à entendre les bruits nocturnes, il semble que la nuit et la musique aient fait bon ménage, et de plus en plus au cours du XVIIIe siècle. Mais parler de la nuit à l’opéra, lorsque l’on s’intéresse au théâtre lyrique en France au XVIIIe siècle, oblige à dédoubler le regard. Deux genres, au moins, se côtoient qui constituent ensemble l’opéra français : la tragédie lyrique et l’opéra-‐comique.
La première constitue le répertoire de l’Académie royale de musique. La convention qui la définit, c’est la présence continue de la musique, comme chant, comme danse ou comme sonorisation du spectacle (« symphonie », « bruit »). La tragédie lyrique est un spectacle entièrement chanté que des sujets, souvent mythologiques et incluant le merveilleux, mais aussi des conventions spectaculaires et son rituel social, rattachent à l’Ancien Régime et à une tradition scénique baroque héritée du Grand Siècle. L’opéra-‐comique se présente comme un ensemble de sous-‐genres, plus ou moins cousins, dont la convention essentielle est le mélange du parlé et du chanté. Ce mélange a pris différentes voies : chansons (timbres) sur lesquelles on écrit des paroles nouvelles ou des airs nouveaux (« ariettes »). Le régime musical, timbre ou ariette, détermine les sujets, allégoriques, parodiques, sensibles, mais aussi les lieux de représentation et les moyens de chacun d’eux.
La nuit lyrique a donc plusieurs visages qui sont déterminés par les genres, et que la présente publication explore à cette aune. Au XVIIIe siècle, elle a connu une vogue croissante, considérable sur la scène de l’Opéra-‐Comique de la deuxième moitié du siècle. Elle est parfois conforme à un héritage qui remonte à la commedia ou à un répertoire forain que l’on rapproche de cette dernière. Quiproquo, lazzi, dégradation comique de situations sérieuses, tous les procédés traditionnels de ce répertoire trouvent dans la nuit les ressources du détournement parodique et d’un comique visant à faire éclater de rire. Après 1760, elle est, aussi et plus souvent peut-‐être, motivée par l’aspiration du théâtre « moderne » à un réalisme accru dans la représentation. Elle précise le déroulement de l’action au sein des vingt-‐quatre heures. Du crépuscule à l’aurore, agitée ou reposante, dans l’entracte ou au cœur de l’acte, amoureuse, érotique, périlleuse, elle exploite la musique à des fins multiples. L’entracte « peint la nuit », peut-‐on lire, dans plusieurs partitions des années 1760-‐1800, mettant ainsi à l’épreuve l’énoncé de Rousseau dans l’article « Imitation » du Dictionnaire de musique qui s’émerveille que la musique puisse peindre jusqu’au silence.
Mais la nuit n’intervient pas uniquement comme espace temporel inscrit dans le temps fictif. En plein jour, la nuit surgit aussi comme pensée de la nuit à venir, comme évocation d’une échéance menaçante, rassurante ou exaltante. La prolifération des didascalies descriptives, informant sur l’éclairage, le costume des protagonistes, le lieu de la scène (chambre, forêt) indique l’interaction de l’œil et de l’oreille, et les potentialités
11 Henri Michaux, La Nuit remue, Paris, Gallimard, 1935.
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qu’elle ouvre à l’imaginaire théâtral. Et l’imaginaire musical s’élargit en retour : utilisation de la sourdine pour feutrer le son des cordes, exécution pianissimo de tout l’orchestre, tempo, instrumentation, solo d’instruments à vent. L’orchestre peut intervenir en contraste avec l’obscurité et avec le calme visible pour révéler l’agitation intérieure ou, au contraire, comme une pause, un arrêt sur le songe, au sein d’une scène animée. L’arsenal musical de la nuit connaît une inflation telle, à la mesure de l’essor de la scène de nuit devenue un topos, LE topos, du théâtre sensible, qu’un langage musical romantique point à l’horizon. Ce numéro de la revue Arrêt sur scène / Scene Focus s’inscrit dans le programme du même nom développé à l’Institut de recherche sur la Renaissance, l’âge Classique et les Lumières (IRCL, UMR 5186 CNRS – Université Paul-‐Valéry Montpellier 3), qui se donne pour finalité l’étude d’un motif ou d’un procédé à l’échelle d’une scène ou d’un type de scène, dans les théâtres français, anglais, et plus largement européen, de la première modernité. Il constitue l’aboutissement des travaux conduits lors d’un colloque-‐festival qui a fait dialoguer théorie et pratique à Montpellier pendant trois jours, du 18 au 20 juin 2014, dans la lignée des colloques-‐festivals consacrés aux scènes de reconnaissance (Montpellier, avril 2012) et aux scènes de dispute (Paris, juin 2014, en collaboration avec l’ANR Agon et l’université Paris-‐Diderot). Le caractère multimédia de la revue permet d’appréhender un même objet de recherche en combinant des approches scientifiques et artistiques différentes et complémentaires, et de réunir des travaux de nature variée. Ce numéro rassemble ainsi : articles, captations de courts spectacles, d’une conférence-‐lecture et d’une conférence-‐concert, formes hybrides dont l’idée est née avec la préparation du colloque-‐festival initial, conférences filmées et enregistrements de débats avec le public.
La première partie de ce numéro est consacrée à l’étude des scènes de nuit à partir d’un double prisme, historique et théorique. Pour interroger plus avant les enjeux théâtraux de ce type de scène, il apparaît nécessaire d’envisager d’abord celle-‐ci selon une perspective surplombante. Dans un très riche texte d’ouverture qui reprend quelques pistes stimulantes de ses travaux12, Alain Cabantous s’étonne de ce qu’il ait fallu attendre le début des années 2000 pour que la nuit soit perçue par les historiens comme un objet résolument historiographique : car il existe bien une « histoire de la nuit », même si celle-‐ci tend à se faire en convoquant et croisant des sources d’origines diverses, notamment littéraires. Comment expliquer cet intérêt tardif des historiens pour l’espace-‐temps nocturne ? Longtemps perçue comme un simple « envers diurne » et assignée par les pouvoirs à n’être qu’un temps suspendu – n’est-‐elle pas faite, au fond, pour dormir ? –, la nuit grouille pourtant d’activités multiples, économiques, sociales, culturelles, politiques, sur un mode tant collectif qu’individuel. Sources de peurs anthropologiques (angoisses existentielles, espace propice aux transgressions), les heures nocturnes sont parallèlement génératrices de peurs politiques, entraînant des réponses institutionnelles parfois radicales destinées à garantir l’ordre public ; symptômes s’il en est d’une autonomie de fait du régime nocturne dans l’économie humaine… Pour alimenter cette histoire de la nuit et comprendre tous les ressorts à l’œuvre, qu’ils soient réels et/ou imaginaires, il importe ainsi, nous dit Alain Cabantous, d’interroger conjointement les sources littéraires, tant le concret et le fantasmé interfèrent toujours dans la construction des images sociales de la nuit.
12 Alain Cabantous, Histoire de la nuit (XVIIe-‐XVIIIe siècle), Paris, Fayard, 2009.
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Pour Jean-‐Marie Maguin, l’on ne saurait davantage, tentant d’appréhender les enjeux théâtraux du « nocturne », faire l’impasse sur l’évolution des techniques picturales employées depuis le Moyen Âge pour représenter l’ombre. L’histoire de l’art est ici convoquée pour étayer une démonstration sur la manière dont la scène anglaise tragique, du Moyen Âge à la Renaissance et plus particulièrement à l’époque élisabéthaine, s’est attachée à figurer les nocturnes en s’éloignant du simple signe rhétorique (allégorique notamment) et en se rapprochant au plus près de la nuit réelle, plus tôt expérimentée qu’elle sur la « scène » picturale. Or contre toute attente, l’histoire exposée à grands traits par Jean-‐Marie Maguin révèle à quel point les procédés élaborés pour « faire voir » la nuit (gestuelle des comédiens, éclairages, etc.) aboutissent, après une longue période (plus d’un siècle) d’évitement pur et simple de ces scènes particulières, à… « faire entendre la nuit », le langage poétique apparaissant in fine, par son extraordinaire puissance de suggestion, comme le truchement par excellence d’un nocturne difficile à représenter de façon réaliste, ou au moins plausible. Histoire de l’art et histoire du théâtre, si la première informe indiscutablement la seconde, ne marchent donc pas toujours d’un même pas lorsqu’il s’agit d’expliquer la figuration de la nuit dramatique dans le théâtre anglais antérieur au XVIIe siècle. À partir d’une importante iconographie picturale, en dialogue avec son propos, Jean-‐Marie Maguin donne ainsi lui-‐même à « voir » et à « entendre » cette nuit théâtrale partagée entre deux modes majeurs de représentation. Son texte entre en résonance avec la captation vidéo de la conférence donnée à la Maison des Chœurs de Montpellier lors du colloque-‐festival de juin 2014.
Prolongeant les conclusions de cet exposé quant aux conditions matérielles et aux conventions de la représentation des nocturnes anglais jusqu’à l’orée du XVIIe siècle – des acquis pour la période ultérieure –, le texte d’Andrew Hiscock, qui porte sur les théâtres londoniens de la Restauration à 1760, dresse un inventaire de nocturnes, depuis la simple « situation » vespérale ou nocturne fournissant un cadre à l’action dramatique jusqu’à la « scène de nuit » proprement dite. Sont ainsi tour à tour envisagés les théâtres élisabéthain, jacobéen, de la Restauration et du premier XVIIIe siècle, selon une démarche classificatoire qui permet de dégager quelques grandes significations symboliques de la « nuit monstrueuse » durant cette période. Il ressort de cet imposant panorama que tous genres confondus (tragédies, comédies, théâtre lyrique), les heures nocturnes s’offrent souvent comme un espace-‐temps propice aux délits – quels que soient la nature, le degré et le traitement dramatique de ceux-‐ci –, en rapport évident avec la « part obscure » de la psyché humaine. Des infléchissements thématiques se font néanmoins sentir au siècle des Lumières : si le XVIIe reste attaché à des motifs issus d’un réservoir convenu de « leitmotive signifiants » (enlèvements, intrigues, passions illicites, conspirations, sabbats maléfiques, présences surnaturelles, etc.), le XVIIIe siècle pour sa part, au moyen d’une nuit synonyme de « crépuscule » de l’histoire, entend s’approprier les territoires de la satire, en particulier politique. C’est au courant gothique, bientôt en lice – on s’accorde à considérer The Mysterious Mother d’Horace Walpole, publiée (mais non représentée) en 1768, comme la première œuvre emblématique de ce mouvement –, que reviendra ensuite de porter un nouveau regard sur la nuit dramatique et ses « scènes à faire ».
Dans le même temps en France, à l’âge classique, théâtre et opéra proposent une grammaire singulièrement différente, où peuvent diverger ces deux genres, comme le démontre Catherine Kintzler dans un ensemble de réflexions sur le théâtre héroïque parlé et lyrique de cette période. Trois grands types de nuits, dont on ne peut dire qu’elles donnent nécessairement lieu à des « scènes de nuit », se dégagent d’un corpus puisant dans les grands textes canoniques classiques (Corneille et Racine pour le théâtre parlé,
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Quinault/Lully et Cahusac/Rameau pour le théâtre lyrique) : la nuit quotidienne, la nuit spectaculaire, et la nuit absolue. La première engage une question de poétique dramatique à travers la règle de l’unité de temps, suffisamment contraignante pour brider chez les poètes, qui la confondent avec l’impératif d’une action diurne, le recours à des nocturnes ; ce malgré le remarquable contre-‐exemple de Corneille, qui résout la question au plan théorique, et dont le théâtre offre quelques « vraies » scènes de nuit. La nuit spectaculaire donne, elle, sa pleine mesure à l’opéra, dont elle apparaît même comme une modalité essentielle : tournée vers l’éclat de la représentation, la scène lyrique ne peut faire l’économie du nocturne, déjà amplement présent dans les fables elles-‐mêmes (fêtes et cérémonies nocturnes, retraites souterraines, enfers mythologiques, etc.), pour créer un effet de contraste maximal avec la lumière exposée, sinon surexposée. Mieux : la nuit, en ce qu’elle est la condition de cette lumière, doit être vue comme l’image même du théâtre, au plan symbolique. Théâtre et opéra, in fine, se rejoignent dans cette nuit absolue, ou primitive, consubstantielle de la précédente, de laquelle ils se détachent le temps de la représentation. Cosmologique et morale à la fois, cette nuit absolue recoupe la nuit fondamentale : celle, métaphysique, de notre « part maudite », reléguée dans le hors-‐scène par le théâtre parlé, exhibée avec force lumière par le théâtre lyrique.
Des genres de nuits sur la scène française à la « nuit genrée » sur la scène anglaise : s’appuyant sur les travaux de Jean-‐Marie Maguin13 et de Gérard Genette14, qui émettaient l’idée d’une nuit féminine, voire « maternelle », Yan Brailowsky propose de soumettre scrupuleusement deux textes shakespeariens (Roméo et Juliette, Macbeth) à l’épreuve de cette hypothèse interprétative. Une épreuve sémantico-‐grammaticale et prosodique plus précisément : l’analyse menée se fonde en effet sur un relevé des occurrences du mot « night », dénué de genre grammatical en anglais, et sur le réseau sémantique qui lui est associé par le biais de la rime et de l’harmonie notamment, dans des pièces où la nuit occupe une place dramatique importante en lien avec des personnages féminins. Corrélés aux conditions matérielles particulières du théâtre anglais (représentations en journée, acteurs uniquement masculins), les jeux ménagés autour du mot « night » en viennent, pense Yan Brailowsky, à déborder le simple cadre linguistique pour démultiplier les sens possibles de la nuit, amoureuse et sexuelle dans Roméo et Juliette, criminelle dans Macbeth. Dans ces deux cas, l’enjeu majeur semble celui d’une nuit révélatrice de l’identité féminine, sur un mode en apparence paradoxal puisque cette identité s’avère in fine toujours menacée, ce que préfigurait d’une certaine manière la neutralité grammaticale du mot « night ».
La deuxième partie de ce numéro d’Arrêt sur scène/Scene Focus traite des dramaturgies et scénographies liées aux scènes de nuit des corpus de théâtre français et anglais de la première modernité. Elle se compose d’études de cas théoriques et pratiques.
L’exploration des scènes de nuit dans le théâtre de la Renaissance anglaise amorcée par Yan Brailowsky sous un angle théorique se poursuit ici à travers les captations d’expérimentations artistiques et pédagogiques. Une conférence-‐lecture réunit étudiants en master d’études anglophones et élèves comédiens de l’École nationale d’art dramatique de Montpellier, la Maison Louis Jouvet, pour mettre en voix, commenter et confronter des extraits de scènes de nuit tirées du théâtre tragique, historique et comique
13 La Nuit dans le théâtre de Shakespeare et de ses prédécesseurs, thèse d’État soutenue à l’Université Paul-‐Valéry Montpellier 3 en 1977, Lille, ANRT, 1980. 14 « Le jour, la nuit », Langages, no 12, 1968, p. 28-‐42.
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de Shakespeare. Ces morceaux choisis mettent en relief différentes fonctions de la nuit : dramatique, comique ou tragique, érotique, spectaculaire et/ou introspective, métathéâtrale. Ils donnent à entendre l’architecture sonore et sémantique d’une nuit qui se construit par le verbe à une époque où les représentations dans les théâtres publics ont lieu en plein jour. Une première version de cette conférence-‐lecture a été donnée en décembre 2013 à la Maison Louis Jouvet, avant d’être reprise à la Maison des Chœurs lors du colloque-‐festival de juin 2014, la configuration des lieux appelant une mise en espace différente de la part de Julie Méjean.
Night-‐Horses est un spectacle créé par Jacquelyn Bessel à l’occasion du colloque-‐festival, avec la collaboration de la chorégraphe Phyllida Crowley, et interprété par les élèves comédiens de la Guildford School of Acting. Mêlant musique, danse et théâtre, il revisite des scènes de nuit tirées du Dr Faust de Christopher Marlowe et de quelques-‐unes des pièces les plus connues de Shakespeare, dont Le Songe d’une nuit d’été et Macbeth. Cette expérimentation artistique, accueillie à la Chapelle Gély, chapelle désacralisée au cœur de la cité gitane de Montpellier15, plonge le public dans l’univers d’une Renaissance peuplée de rêves et de cauchemars.
En contrepoint de cette création, Nathalie Rivère de Carles s’attache, quant à elle, à montrer l’évolution de la dramaturgie de la scène de nuit en Angleterre à la charnière des époques élisabéthaine et jacobéenne. De maléfique et inquiétant, peuplé de nécromanciens, de sorcières et de meurtriers, le temps nocturne devient extension du temps diurne, espace de négociation politique et spirituelle articulé autour de la figure clé de l’ambassadeur, véritable « faiseur d’une nuit matérielle et symbolique ». L’analyse de scènes nocturnes tirées de quatre pièces : The Maid’s Tragedy de Beaumont et Fletcher, Catiline de Ben Jonson, Hamlet de Shakespeare et If you know not me, you know nobodie (part 2) de Thomas Heywood, démonte les nouvelles stratégies de représentation d’une nuit qui se donne à concevoir plutôt qu’à voir.
Le spectacle Nuit baroque, mis en scène par Anne-‐Guersande Ledoux et interprété par des étudiants des départements de lettres et d’arts du spectacle de l’Université Paul-‐Valéry Montpellier 3, dialogue pour sa part avec les articles de Bénédicte Louvat-‐Molozay et de Boris Donné sur le théâtre français du XVIIe siècle. Abordant les pratiques d’interprétation scénique de l’époque, fondées sur la déclamation et la gestuelle, il s’articule sur un choix de scènes du théâtre d’Alexandre Hardy, de Jean Mairet, de Pierre Corneille, de Molière et de Jean Racine, qui dramatisent plusieurs formes de scènes de nuit, issues de genres différents.
Bénédicte Louvat-‐Molozay observe que des sujets (Antigone) dont les sources anciennes ne comportaient aucune scène de nuit l’incluent dans la représentation au début du XVIIe siècle. Le théâtre des années 1620-‐1630 aurait-‐il été favorable à la nuit ? Par quels moyens la représentait-‐il sur la scène lorsque sa présence ne se limitait pas à une narration dont l’objet est rejeté hors champ ? L’exploration porte sur les quatre genres d’une première période (1620-‐1630), puis sur les deux genres consacrés par les années 1660-‐1670, sans oublier l’opéra (Corneille, Desmarets de Saint-‐Sorlin, Hardy, Molière, Nanteuil, Quinault, Rotrou et Scudéry), et dégage de l’étude une présence importante mais discontinue déterminée par les genres et par l’application de l’unité de temps. Les scènes étudiées permettent de discerner deux techniques destinées à produire la nuit, dont l’utilisation dépend des circonstances de la représentation.
15 Suite à une baisse drastique de la subvention annuelle allouée par la Mairie de Montpellier, son principal partenaire financier, ce lieu de fabrique artistique a fermé ses portes en février 2015, au terme de seize années d’activité.
Scènes de nuit/Night Scenes ARRÊT SUR SCÈNE/SCENE FOCUS 4 (2015)
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Boris Donné s’intéresse au corpus particulier de Molière, dans lequel il identifie six ou sept scènes de nuit, dont l’action se déroule exclusivement en extérieur, selon la définition qu’il s’attache à établir. À la faveur d’une analyse systématique, qu’il appelle « ronde de nuits », il en repère les constantes, reconnaît les modèles qui les ont inspirées (la commedia dell’arte, la comedia espagnole et les comédies de Corneille), examine leurs fonctions spécifiques et leurs potentialités scéniques. Abordant la question de l’actualisation scénographique de la nuit, il ouvre des pistes de recherche en étudiant leur qualité éminemment picturale dans les pièces de Molière, à une époque où le théâtre français nourrit des liens étroits avec la peinture, alors même que le dramaturge montre un intérêt marqué pour cet art et sa théorie, et que se manifeste l’influence de la peinture de nuits qui émerge au cours du premier XVIIe siècle. Tout bien considéré, la scène de nuit selon Molière cristalliserait la nature et les enjeux de la comédie, sa dimension métathéâtrale renvoyant à la conception que le dramaturge se faisait de son art.
Les cinq textes suivants portent sur des traditions théâtrales du XVIIIe siècle. Les corpus abordés, anglais et français, orientent l’analyse vers l’apport italien de la commedia dont l’influence pèse sur le théâtre des deux capitales au début du siècle. Les débats esthétiques du milieu du siècle et les changements qu’ils provoquent dans le choix des sujets, dans le jeu et dans la mise en scène, enrichissent le topos de la scène de nuit en l’orientant vers de nouvelles thématiques.
Marc Martinez dresse un panorama du XVIIIe siècle anglais englobant les lazzi de Sorin et Baxter dans le répertoire londonien de la commedia, la comédie contemporaine (John Thurmond, Garrick et Colman l’Ancien, Henry Fielding, Oliver Goldsmith ou R. B. Sheridan), et les reprises d’œuvres créées au XVIIe siècle. Dans la pantomime anglaise qui sert d’entracte aux représentations du répertoire sérieux, la scène de nuit se nourrit du jeu archétypal de la farce : arlequinades, quiproquos, culbutes. Elle migre ensuite dans la comédie sérieuse, à mesure que la vertu touchante et édifiante gagne du terrain sur le ridicule frappant le vice, et profite du perfectionnement des techniques d’éclairage de la scène. La séduction, la rencontre et l’entretien nocturnes apparaissent alors comme autant de déclinaisons du balcon de Roméo et Juliette.
Pauline Beaucé explore le répertoire savoureux de la « parodie dramatique », celle qui prend pour cible la totalité d’une œuvre, en portant l’attention sur le rapport entre la source et sa parodie tel qu’il s’exprime au travers des scènes de nuit. L’investigation couvre tout le siècle (1728 à 1797), depuis le théâtre forain jusqu’aux auteurs moins connus des années 1770 à 1800 qui, continuant une pratique traditionnelle de dégradation comique du grand spectacle d’opéra, appliquent des procédures anciennes ou renouvelées aux opéras de Gluck, à celui de Beaumarchais (Tarare) ou au personnage de Médée (Cherubini). Les auteurs (Favart, Lesage, Piis, Fuzelier, Bassompierre, Biancolelli et Romagnesi, Dorvigny) s’adressent à un public savant qui leur ouvre une possibilité accrue de pratiquer la parodie, d’enrichir ses procédés et de réinvestir les scènes de nuit en les chargeant de significations nouvelles (comique, satirique voire érotique) et en proposant un mélange original de traditions scéniques.
En portant l’attention sur l’opéra-‐comique de la deuxième moitié du siècle, celui que l’on pourrait qualifier d’« opéra-‐comique des Lumières » pour indiquer sa proximité avec l’Encyclopédie, Judith le Blanc cerne un répertoire méconnu où la scène de nuit a trouvé un terrain propice à l’invention. Une annexe complète utilement les relevés scénographiques (didascalies et description de la scène) commencés par David Charlton dans des travaux
F. MARCH, M. SOULATGES & P. TAÏEB, Prologue
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antérieurs16. Chez Sedaine, par exemple, qui a été librettiste beaucoup plus qu’auteur dramatique, le quiproquo traditionnel apparaît en déclin, au profit de scènes sérieuses exploitant la nuit comme un moment de « décrochage », comme un « changement de plan ». Le comique cède le pas au fantastique, au poétique ou au féérique. Introduisant plus volontiers le registre du sentiment ou de la psychologie, la nuit convoque des moyens scénographiques multiples, dont la musique qui est chargée de peindre ce que l’œil voit ou de compléter par ses moyens propres ce qui ne peut se montrer ou se dire. Le genre de l’opéra-‐comique apparaît comme un laboratoire d’une dramaturgie moderne où Judith le Blanc repère les prémices du romantisme. Certaines scènes de Zémire et Azor et de Richard Cœur-‐de-‐Lion (Sedaine et Grétry, 1771 et 1784) qu’elle analyse, ont été interprétées par les étudiants du département de musicologie de l’Université Paul-‐Valéry Montpellier 3 et par les élèves du Conservatoire de Montpellier (voix et orchestre) au cours d’une conférence-‐concert dont la captation est publiée dans ce numéro d’Arrêt sur scène. Conçue par Patrick Taïeb, avec la collaboration de l’Orchestre inter symphonique de Montpellier dirigé par Clément Lanfranchi, dans une mise en espace de Julie Méjean, la conférence-‐concert « Scènes de nuit dans l’opéra-‐comique à l’époque de Diderot… et des bougies » présente des extraits du répertoire de l’opéra-‐comique français de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Interprétés à la Maison des Chœurs de Montpellier, contextualisés, commentés et mis en lien les uns avec les autres par des récitants, ils donnent à voir l’émergence et la construction d’un langage musical de la nuit.
Renaud Bret-‐Vitoz étudie, quant à lui, les processus de réécriture textuelle et scénique de la grande scène de nuit qui marque le dénouement de Didon, tragédie de Lefranc de Pompignan, publiée d’abord en 1734 puis en 1746 dans une version remaniée par l’auteur. À l’aune de l’écart entre ces deux états du texte et de leur représentation se mesurent non seulement l’évolution de l’art dramatique de Lefranc, mais également les enjeux de la réforme théâtrale amorcée dans la tragédie française dès la première moitié du XVIIIe siècle.
Franck Salaün analyse de près l’usage qu’ont fait de la nuit deux promoteurs du genre sérieux au cours des années 1760 : Diderot et Mercier. Dans ce théâtre qui substitue aux passions et aux caractères les conditions et les relations, qui campe à cette fin des personnages proches de l’expérience sociale du spectateur et pousse leur caractérisation jusqu’au réalisme, la nuit est un marqueur social supplémentaire. Elle permet de porter à la scène des activités nocturnes contrastées cherchant à souligner l’appartenance sociale des protagonistes et accentuant leur différence – ceux qui travaillent / ceux qui se divertissent. Elle convie une scénographie immédiatement signifiante pour le public du XVIIIe siècle par le choix d’accessoires réalistes qui confrontent le spectateur aux objets ordinaires de son existence. Ce faisant, la nuit traduit une tendance du théâtre « moderne », consistant à accentuer la perception du temps et à tirer profit de la règle d’unité en l’orientant vers d’autres fins.
Il fait nuit ? Ça dépend. Ça dépend de quoi ? De nous17.
16 David Charlton, « Sight Meets Sound : Fifty Years of Musical Scenography at the Opéra-‐Comique », The Opéra-‐comique in the Eighteenth and Nineteenth Centuries, dir. Lorenzo Frassà, Turnhout, Brepols, 2011, p. 37-‐79. 17 Eugène Guillevic, Sphère, Paris, Gallimard, 1963.
Scènes de nuit/Night Scenes ARRÊT SUR SCÈNE/SCENE FOCUS 4 (2015)
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Nous tenons à remercier Fabrice Belmessieri du service de production audiovisuelle (DSI) de l’Université Paul-‐Valéry Montpellier 3, Barthélémy Py et ses étudiants en études cinématographiques, Sarah Lacombe et Sarah Guizal, étudiantes en Master 1 Recherche en études anglophones, qui ont filmé et réalisé les captations des conférences-‐lectures, de la conférence-‐concert et des spectacles qui entrent en résonance avec les articles scientifiques. Nous remercions également Brigitte Belin (IRCL) et Vanessa Kuhner-‐Blaha (IRCL), pour leur aide à tous les stades de l’organisation du colloque-‐festival et de la mise en ligne de ce numéro de la revue Arrêt sur scène / Scene Focus. Notre gratitude s’adresse aussi aux étudiants qui ont participé à la logistique (Léa Chevrollier, Sarah Guizal, Sarah Lacombe, Fernando Morrison, Emmy Ribet), ainsi qu’à nos partenaires institutionnels qui ont apporté au colloque-‐festival initial leur soutien financier (départements d’études anglophones et de musicologie, UFR1 et UFR2 de l’Université Paul-‐Valéry Montpellier 3, CNRS, Institut Universitaire de France, Conseil départemental de l’Hérault, Festival Printemps des comédiens, Chapelle Gély, Guildford School of Acting) et leur participation artistique (École nationale supérieure d’art dramatique de Montpellier : ENSAD – Maison Louis Jouvet, Orchestre inter symphonique de Montpellier, Guildford School of Acting). C’est à la difficulté du contexte socio-‐politique et culturel dans lequel s’est tenu le colloque-‐festival que nous mesurons la solidité de ces partenariats, issus d’une véritable convergence de projets et d’une volonté de confronter, pour les enrichir, différentes approches d’un même objet et de corpus communs.