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© L’Encéphale, Paris, 2008. Tous droits réservés. L’Encéphale (2007) 33 Cahier 3, 853–5 journal homepage: www.elsevier.com/locate/encep Aspects cliniques et neurophysiologiques de la dépression et de l’apathie M. Benoit*, P. Robert Centre Mémoire de Ressources et de Recherche, Hôpital Pasteur, 30 Voie Romaine, 06002 Nice cedex 1 La dépression et l’apathie sont des syndromes fréquents, mais leur distinction peut être difficile. Pour mieux conce- voir les éléments qui les différencient, il convient de les aborder conjointement sur un plan sémiologique, étiopa- thogénique et neurophysiologique. Si la définition de l’état dépressif fait l’objet d’un relatif consensus, il n’en est pas de même pour l’apathie, probablement en raison de la variabilité de l’expression du syndrome. La définition la plus couramment admise est celle d’un déficit de motiva- tion, c’est-à-dire de l’impulsion de l’action, qui va égale- ment moduler et coordonner le sens, l’énergie et les composantes des comportements dirigés [1]. Cela se tra- duit par une diminution d’intérêt pour la plupart des acti- vités, une diminution de la productivité, de la volonté et de l’initiative (Tableau 1). Ce n’est pas l’activité psychomo- trice qui est altérée mais la capacité du sujet à s’engager et à maintenir une action volontaire dirigée vers un but. Ce déficit induit une perturbation significative du fonctionne- ment socio-familial. Les patients apathiques deviennent en effet plus dépendants des personnes de l’entourage pour de plus en plus d’activités, ce qui induit un fardeau supplé- mentaire pour les aidants [2]. Il existe aussi une diminution des réponses affectives, que ce soit à des événements posi- tifs ou négatifs, ce qui altère d’avantage les capacités d’échange affectif. Les troubles de l’affectivité ne sont pas les mêmes dans la dépression, où les biais cognitifs font éprouver au patient une diminution de réactivité aux évé- nements positifs, mais une hyperexpressivité des événe- ments funestes et négatifs [3]. Alors que des échelles cliniques bien validées existent depuis longtemps dans la dépression, ce n’est que récem- ment que des échelles de mesure de l’apathie existent. L’Inventaire Apathie [4] permet une évaluation qualitative et quantitative simple des différentes composantes : perte d’initiative, perte d’intérêt et émoussement affectif. L’instrument peut être côté par l’aidant et par le patient, ce qui permet d’évaluer les différences de perception du syndrome. Il est fréquent, notamment dans certaines mala- dies neurodégénératives ou neurovasculaires, qu’on observe une anosognosie de la perte de motivation, ce qui est moins fréquent en cas de syndrome dépressif. Les études réalisées dans différentes affections neuro- logiques apportent des prévalences très différentes de dépression et d’apathie, ce qui plaide pour leur indépen- dance clinique [5]. Par exemple, dans la maladie d’Alzhei- mer, 40 à 50 % des patients sont apathiques, alors qu’ils ne sont qu’environ 10 % à éprouver un état dépressif majeur. Les états dépressifs seraient au contraire plus fréquents dans les maladies de Parkinson ou de Huntington. On n’ob- serve pas de corrélation entre les scores de dépression et d’apathie dans la plupart des études [6]. Néanmoins, le diagnostic différentiel entre dépression et apathie est parfois difficile, car de nombreux signes des deux affections peuvent être rattachés au vieillissement normal (la perte d’énergie ou d’anticipation) ou à des signes négatifs aspécifiques (diminution de la production verbale, de la production intellectuelle, de l’activité motrice) [7]. Certains symptômes sont probablement par- * Auteur correspondant. E-mail : [email protected] Les auteurs n’ont pas signalé de conflits d’intérêts. 4486_03_Benoi t . i ndd 853 4486_03_Benoit.indd 853 7/ 11/ 07 9: 44: 52 7/11/07 9:44:52 > XPress 6 Noir

Aspects cliniques et neurophysiologiques de la dépression et de l’apathie

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© L’Encéphale, Paris, 2008. Tous droits réservés.

L’Encéphale (2007) 33 Cahier 3, 853–5

journa l homepage: www.e l sev ier.com/ locate/encep

Aspects cliniques et neurophysiologiques de la dépression et de l’apathieM. Benoit*, P. Robert

Centre Mémoire de Ressources et de Recherche, Hôpital Pasteur, 30 Voie Romaine, 06002 Nice cedex 1

La dépression et l’apathie sont des syndromes fréquents, mais leur distinction peut être diffi cile. Pour mieux conce-voir les éléments qui les différencient, il convient de les aborder conjointement sur un plan sémiologique, étiopa-thogénique et neurophysiologique. Si la défi nition de l’état dépressif fait l’objet d’un relatif consensus, il n’en est pas de même pour l’apathie, probablement en raison de la variabilité de l’expression du syndrome. La défi nition la plus couramment admise est celle d’un défi cit de motiva-tion, c’est-à-dire de l’impulsion de l’action, qui va égale-ment moduler et coordonner le sens, l’énergie et les composantes des comportements dirigés [1]. Cela se tra-duit par une diminution d’intérêt pour la plupart des acti-vités, une diminution de la productivité, de la volonté et de l’initiative (Tableau 1). Ce n’est pas l’activité psychomo-trice qui est altérée mais la capacité du sujet à s’engager et à maintenir une action volontaire dirigée vers un but. Ce défi cit induit une perturbation signifi cative du fonctionne-ment socio-familial. Les patients apathiques deviennent en effet plus dépendants des personnes de l’entourage pour de plus en plus d’activités, ce qui induit un fardeau supplé-mentaire pour les aidants [2]. Il existe aussi une diminution des réponses affectives, que ce soit à des événements posi-tifs ou négatifs, ce qui altère d’avantage les capacités d’échange affectif. Les troubles de l’affectivité ne sont pas les mêmes dans la dépression, où les biais cognitifs font éprouver au patient une diminution de réactivité aux évé-nements positifs, mais une hyperexpressivité des événe-ments funestes et négatifs [3].

Alors que des échelles cliniques bien validées existent depuis longtemps dans la dépression, ce n’est que récem-ment que des échelles de mesure de l’apathie existent. L’Inventaire Apathie [4] permet une évaluation qualitative et quantitative simple des différentes composantes : perte d’initiative, perte d’intérêt et émoussement affectif. L’instrument peut être côté par l’aidant et par le patient, ce qui permet d’évaluer les différences de perception du syndrome. Il est fréquent, notamment dans certaines mala-dies neurodégénératives ou neurovasculaires, qu’on observe une anosognosie de la perte de motivation, ce qui est moins fréquent en cas de syndrome dépressif.

Les études réalisées dans différentes affections neuro-logiques apportent des prévalences très différentes de dépression et d’apathie, ce qui plaide pour leur indépen-dance clinique [5]. Par exemple, dans la maladie d’Alzhei-mer, 40 à 50 % des patients sont apathiques, alors qu’ils ne sont qu’environ 10 % à éprouver un état dépressif majeur. Les états dépressifs seraient au contraire plus fréquents dans les maladies de Parkinson ou de Huntington. On n’ob-serve pas de corrélation entre les scores de dépression et d’apathie dans la plupart des études [6].

Néanmoins, le diagnostic différentiel entre dépression et apathie est parfois diffi cile, car de nombreux signes des deux affections peuvent être rattachés au vieillissement normal (la perte d’énergie ou d’anticipation) ou à des signes négatifs aspécifi ques (diminution de la production verbale, de la production intellectuelle, de l’activité motrice) [7]. Certains symptômes sont probablement par-

* Auteur correspondant.E-mail : [email protected] auteurs n’ont pas signalé de confl its d’intérêts.

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tagés : ralentissement, sensation de fatigue, perte d’inté-rêt ou d’élan. La perte de motivation, d’initiative, de persévérance, l’émoussement des affects et le retrait social passif évoquent d’avantage un état apathique alors que les sentiments de tristesse ou de désespoir, les idées d’auto-accusation et de suicide, les perturbations du som-meil et de l’appétit sont plus spécifi ques de la dépression, quelle que soit la situation étiologique.

La neuropsychologie clinique permet de mieux compren-dre les mécanismes de ces syndromes. On observe une cor-rélation négative entre l’incidence de l’apathie et le niveau de détérioration mesuré par le MMSE, y compris chez des patients en début de détérioration cognitive [6]. La pré-sence d’un défi cit de motivation majore presque toujours le handicap fonctionnel du patient, quel que soit le degré de détérioration. Ce n’est généralement pas le cas pour la dépression. Les défi cits neuropsychologiques les plus impor-tants concernent les fonctions exécutives, mesurées par des tests plus ou moins spécifi ques : le Wisconsin Card Sorting Test, la fl uence verbale, le Boston naming test, les taches d’attention divisée ou le test de Grober et Buschke. On peut mettre en évidence les mêmes perturbations dans la dépres-sion, mais elles sont de moindre gravité par rapport aux situations d’apathie isolée ou concomitante.

Ces défi cits suggèrent une altération fonctionnelle de circuits fronto-sous-corticaux impliqués dans l’initiation, la planifi cation et le maintien de l’action volontaire, mais aussi dans la régulation des émotions associées [8].

Les techniques d’imagerie cérébrale fonctionnelle peu-vent différencier ces deux syndromes. La dépression est fré-quemment associée à un hypofonctionnement préfrontal, notamment orbito-frontal, des noyaux de la base et moins constamment temporal, thalamique, ou cingulaire. L’implication des circuits préfrontaux et limbique élargi peut permettre de comprendre cette répartition des défi cits méta-boliques. Pour l’apathie, on a pu démontrer chez des patients atteints de maladie d’Alzheimer une corrélation entre le score d’apathie à l’Inventaire Neuropsychiatrique et une diminution de la perfusion cingulaire antérieure mais aussi au niveau orbitofrontal, dorsolatéral et temporal antérieur [9]. Nous avons confi rmé ces résultats par plusieurs méthodes de corrélation, mais aussi de comparaison entre des patients apathiques et non apathiques, en utilisant la scintigraphie SPECT au Technétium [10-12]. On retrouve constamment une diminution de la perfusion du cortex cingulaire antérieur chez les patients apathiques. La comparaison de patients atteints de maladie d’Alzheimer et apathiques à des sujets témoins appariés permet de retrouver le même résultat, avec des défi cits préfrontaux plus marqués au niveau du cor-tex cingulaire antérieur supra et sub-génual [13].

Dans la dépression comme dans l’apathie, les trois cir-cuits fronto-sous corticaux (dorso-latéral, orbito-frontal et cingulaire antérieur) sont susceptibles d’être atteints, mais la répartition des défi cits diffère selon le syndrome. Le cor-tex cingulaire est particulièrement impliqué dans l’apa-thie, car il s’agit d’un nœud de connexion entre des afférences motivationnelles du système limbique, des effé-rences du système viscéral et musculaire et de nombreux circuits impliqués dans les cognitions [14].

Ces résultats amènent à essayer de mieux rapprocher le défi cit de motivation d’autres modèles neuropsychologiques. Chez l’animal, la motivation a été étudiée surtout sous l’an-gle des comportements modifi és par les mécanismes d’aver-sion et de récompense. Kent Berridge et al. ont proposé que si la récompense est essentielle pour la motivation et les comportements dirigés vers un but, elle ne repose pas sur un mécanisme unique mais sur des processus distincts qu’ils réunifi ent sous le terme de « incentive salience » [15]. Deux processus sont probablement complémentaires pour l’initia-tion d’une action dirigée vers un but : le « liking » qui sous-tend le plaisir spécifi que qui est recherché, et le « wanting » qui déclenche l’action et la recherche du but indépendam-ment de l’émotion associée à cette recherche. Il apparaît qu’une atteinte de cette dernière composante s’exprime dans les pertes d’initiative et d’intérêt de l’apathie.

Les dysfonctions des circuits sous-cortico-frontaux qui sont à l’origine des syndromes dépressifs et apathiques conduisent à une diminution de la production et du turn-over des monoamines : dopamine, sérotonine, noradréna-line, acétylcholine. Les voies dopaminergiques sont plus impliquées dans les syndromes apathiques, notamment par atteinte des voies mésolimbiques. Cette hypothèse est à l’origine de voies de recherche qui pourrait déboucher vers des solutions thérapeutiques par agents dopaminergiques (inhibiteurs de la monoamine oxydase, antidépresseurs mixtes).

Conclusion

Apathie et dépression sont deux syndromes distincts, qui peuvent être associés, en particulier dans diverses patholo-gies neuropsychiatriques dont ils aggravent le pronostic fonctionnel. Ils sont liés à des dysfonctions exécutives qui impliquent les régions corticales préfrontales et plus parti-culièrement pour l’apathie, le turn-over dopaminergique. Les implications thérapeutiques qui en découlent restent à développer davantage.

Tableau 1 Critères diagnostiques d’apathie [16]

1. Un manque de motivation du sujet comparativement à son niveau antérieur de fonctionnement ou aux standards d’âge et de culture2. La présence d’au moins un symptôme appartenant à l’un des trois domaines suivants :– diminution des comportements dirigés vers un but (manque d’efforts, dépendance par rapport aux autres pour organiser ses activités),– diminution des cognitions dirigées vers un but (manque d’intérêt),– émoussement affectif, perte des réponses émotionnelles.3. Ces symptômes causent une altération cliniquement signifi cative du fonctionnement social et occupationnel du sujet4. Ces symptômes ne sont pas dus à une réduction du niveau de conscience ou à l’effet physiologique d’un traitement pharmacologique ou d’un produit toxique.

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