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1 Association Marie-Louise von Franz et Carl Gustav Jung Bulletin n° 19 - février 2016 Paris et que l’une d’entre elles — un bourdon nommé « Marie 2  » — ferait résonner sa voix grave pour la première fois depuis deux cents ans. Quelle expérience que ce voyage à Paris ! 1. Sur le parvis de Notre- Dame de Paris… 1.1 Une intense expérience Ces dernières années, ma recherche sur l’archétype féminin m’a menée à l’étude des déesses antiques et à celle de la Vierge chrétienne avec ses at- tributs. Et, parmi les attributs de la Mère de Dieu, il y a la cloche que la foi catho- lique appelle le vas sacra — le vase sacré — dont j’ai compris la pleine si- gnification à l’occasion d’une intense expérience personnelle. Au printemps 2013 1 , j’ai appris que neuf nouvelles cloches serait dédica- cées en la cathédrale Notre-Dame de La symbolique de la cloche Auteur Brigitte Jacobs-Fröhlich, pratique comme analyste (didacticienne) près de Zürich. Diplômée de l’Institut Jung et membre de di- rection du Research and Training Center for Depth Psychology, ac- cording to C.G. Jung and Marie- Louise von Franz, elle consacre ses recherches à l’archétype du féminin. — L’article est traduit de l’an- glais par Chantal Delacotte. Exploration La symbolique de la cloche La cloche existe dans mon corps […] Le son de la cloche est dans la ré- ponse que je lui fais. La cloche et son signal sonore ont marqué l’imaginaire de- puis des millénaires : mythes, contes et légendes en témoignent. Brigitte Jacobs explore ici les multiples facettes de la symbolique de la cloche, intimement reliée au féminin, et observe les rôles joués par les cloches dans l’histoire culturelle et spirituelle de l’humanité. Avec sensibilité et authenticité, Brigitte nous fait aussi partager l’émo- tion qu’elle ressentit lors de la consécration des nouvelles cloches en la cathédrale Notre-Dame de Paris, en 2013. Emmanuel Bourdon Un des plus beaux vases d’Europe 1. Les nouvelles cloches de Notre- Dame de Paris ont été consacrées le 2 février 2013 et ont sonné pour la première fois lors de la solen- nité des Rameaux ouvrant la Se- maine Sainte, le 23 mars 2013 à 17 h. 2. « Marie », en l’honneur de la Vierge, fut déjà le nom du pre- mier bourdon de Notre-Dame, fondu en 1378.

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Association Marie-Louise von Franzet Carl Gustav Jung

Bulletin n° 19 - février 2016

Paris et que l’une d’entre elles — un bourdon nommé « Marie2 » — ferait résonner sa voix grave pour la première fois depuis deux cents ans. Quelle expérience que ce voyage à Paris !

1. Sur le parvis de Notre- Dame de Paris…

1.1 Une intense expérience

Ces dernières années, ma recherche sur l’archétype féminin m’a menée à l’étude des déesses antiques et à celle de la Vierge chrétienne avec ses at-tributs.Et, parmi les attributs de la Mère de Dieu, il y a la cloche que la foi catho-lique appelle le vas sacra — le vase sacré — dont j’ai compris la pleine si-gnification à l’occasion d’une intense expérience personnelle.Au printemps 20131, j’ai appris que neuf nouvelles cloches serait dédica-cées en la cathédrale Notre-Dame de

La symboliquede la cloche

AuteurBrigitte Jacobs-Fröhlich, pratique comme analyste (didacticienne) près de Zürich. Diplômée de l’Institut Jung et membre de di-rection du Research and Training Center for Depth Psychology, ac-cording to C.G. Jung and Marie-Louise von Franz, elle consacre ses recherches à l’archétype du féminin.

— L’article est traduit de l’an-glais par Chantal Delacotte.

ExplorationLa symbolique de la cloche

La cloche existe dans mon corps […] Le son de la cloche est dans la ré-ponse que je lui fais.

La cloche et son signal sonore ont marqué l’imaginaire de-puis des millénaires  : mythes, contes et légendes en témoignent. Brigitte Jacobs explore ici les multiples facettes de la symbolique de la cloche, intimement reliée au féminin, et observe les rôles joués par les cloches dans l’histoire culturelle et spirituelle de l’humanité.Avec sensibilité et authenticité, Brigitte nous fait aussi partager l’émo-tion qu’elle ressentit lors de la consécration des nouvelles cloches en la cathédrale Notre-Dame de Paris, en 2013.

Emmanuel Bourdon Un des plus beaux vases d’Europe

1. Les nouvelles cloches de Notre-Dame de Paris ont été consacrées le 2 février 2013 et ont sonné pour la première fois lors de la solen-nité des Rameaux ouvrant la Se-maine Sainte, le 23 mars 2013 à 17 h.

2. «  Marie », en l’honneur de la Vierge, fut déjà le nom du pre-mier bourdon de Notre-Dame, fondu en 1378.

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Des milliers de personnes s’étaient réunies sur le parvis de la ca-thédrale Notre-Dame, témoins d’un événement marquant le siècle.  Devant l’église, et pen-dant des heures, une foule dense et serrée attendit le premier son. Soudain résonna la première clo-che nommée « Gabriel » en hom-mage à l’ange de l’Annonciation. D’un seul coup, un grand calme se répandit sur la place  ; on au-rait pu entendre une mouche vo-ler. La plus ancienne cloche de Notre-Dame, le profond bourdon « Emmanuel », se mit à carillon-ner, suivi du bourdon « Marie » ; après deux siècles d’une si longue absence, les deux chambres d’écho commencèrent leur mystérieux dialogue. Dans la foule, chacun écoutait avec ferveur les cloches et le battement de son propre cœur. Un écran de télévision géant dé-voilait l’intérieur du beffroi et nous pouvions suivre le balan-cement lent et rythmé des vases sacrés accrochés là. Totalement impliqués, présents des yeux et des oreilles, respectueux, les gens ont commencé à se balancer au rythme des cloches, heureux, libres, en une douce harmonie.L’assistance répondait au mouve-ment des cloches.  Pour certains, c’était juste une sensation inté-rieure et beaucoup ont commencé à sourire.A ce moment-là,  l’adoration de Dieu par les sens — que décrivent tant de documents médiévaux — devint quelque chose de réel pour l’homme moderne et laïc du 21e siècle.

Les cloches de la tour nord se firent alors entendre.  Ce fut d’abord une simple mélodie, puis un long carillonnage où progres-sion lumineuse et phases plus sombres alternaient avec, entre les deux et à intervalles régu-liers, le timbre singulier et grave de la cloche « Marie ».  Toutes les combinaisons, tous les change-ments culminèrent en un concert des dix cloches auquel se joignit le tintement des petites cloches de la flèche de Notre-Dame, ce qu’un journaliste exprima ainsi : «  Dix cloches magnifiques caril-lonnent.  La moitié de Paris a la chair de poule : Notre-Dame re-tentit comme elle le faisait avant la révolution. Tout aussi pleinement et admirablement. »Sur la place de la cathédrale l’at-mosphère était pleine de joie, d’émotion, de fierté.  Quelque chose était de retour, quelque chose lié aux cloches et qui avait été perdu. Comment ? Pourquoi ? Qui pouvait le savoir… Les mer-veilleux bourdonnements réta-blissaient une sorte de connexion entre le Ciel et la Terre. Messagers vivants de Dieu, les cloches divul-guaient ce secret.Le maire de Paris l’avait exprimé dans son discours de bienvenue : les Parisiens ont reçu un grand cadeau et, désormais, le splendide concert des cloches résonnerait au-dessus du bruyant trafic urbain comme ce fut le cas ce jour-là. Pendant que j’écoutais le son du carillon sur la place de la cathé-drale au milieu de la foule, j’ai tellement senti le cœur de cha-

cun battre en mon cœur que j’ai pensé qu’il allait éclater.  Un profond malaise et une grande joie m’ont parcourue, simultané-ment. Nous connaissons tous de tels sentiments : l’expérience d’un lien profond avec les autres, avec la vie et la mort, avec des per-sonnes dont nous ne savons rien, dont nous ne connaissons pas la vie mais qui - à ce moment précis - sont plus près de nous que ceux qui nous sont les plus proches et les plus chers. De quoi s’agit-il  ? Comment cela se produit-il ?Cette nuit-là, je fis ce rêve saisis-sant : Après un long voyage dans un la-byrinthe apparemment sans fin, j’entends un bruit et je regarde alentour, pleine de perplexité. D’où vient ce bruit doux et profond ?Autour de moi, il n’y a rien, nulle part. Alors je baisse les yeux et je vois qu’une cloche sonne dans mes mains jointes. J’ouvre les mains et, alors, s’élève la puissante volée de cloches innombrables.  Une fenêtre s’ouvre et je vois le monde. Le laby-rinthe disparaît.On perd souvent le contact entre son individualité et le monde et, dans beaucoup de nos enga-gements personnels, nous ou-blions la simple humanité qui nous relie à l’ensemble du vi-vant.  Évidemment, l’inconscient nous rappelle que le son de la clo-che rétablit ce lien et dissipe l’obs-curité du vagabond solitaire. Cette sagesse de l’inconscient collec-tif, tous les participants l’ont res-sentie, l’ont éprouvée lors de la

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pellerait Emmanuel. La prophé-tie, reprise en Matthieu 1/23, est immortalisée par la fresque « La mère et l’enfant », des catacombes de Rome3. C’est comme si la réu-nion des deux bourdons — « Em-manuel » et « Marie » — rappelait la prédiction et lui donnait une nouvelle vitalité. Symbole du fé-minin dans l’Église, la cloche « Marie » a repris sa place origi-nelle et légitime auprès d’Emma-nuel qui avait sonné seul durant plus de 200 ans. Qu’à la veille de la semaine sainte 2013, le tintement originel des cloches soit rétabli et honore Dieu en y incluant à nou-veau le féminin ne manque pas de sens… Rappelons-nous aussi que la parole de Dieu, incarnée dans son fils, est née d’une femme. Au Moyen Âge, le féminin fut cé-lébré à Notre-Dame sous les traits de la Madone couronnée d’étoiles.Mais, en 1793, la révolution française détruisit les statues de Marie remplacées par la figure de la déesse de la Raison : une belle et fière jeune femme en robe classique, réminiscence de Pallas Athéna, symbolisait l’équilibre en tenant une lance et le rouleau des Lois.

signification des cloches : les récits folkloriques disaient que ces deux cloches-sœurs souhaitaient rester ensemble et faire entendre à l’hu-manité leurs voix féminines par-lant de toutes les choses terrestres et mortelles, des relations entre Ciel et Terre, entre vie et mort.Cependant, durant la révolution, seul le gros bourdon alors nommé « Emmanuel » continua de reten-tir : un décret n’autorisant alors qu’une seule cloche par église, il reçut le statut de « cloche d’Etat ». Sa cloche-sœur, Marie, disparut sous les coups d’une machine in-fernale construite durant des se-maines par les révolutionnaires ! On fondit toutes les autres cloches pour fabriquer des canons et leurs boulets. Ensuite, quatre cloches de rechange ont bien été accrochées dans la tour nord pour accompa-gner le gros bourdon, mais elles étaient médiocres ; le son y était bancal, aigu, en disharmonie avec la cloche « Emmanuel » qui, fon-due sous Louis XIV en 1685, est encore aujourd’hui considérée par les experts comme la meilleure, un modèle de bourdon. Sa com-position et sa construction ont été analysées selon les méthodes scientifiques les plus modernes, sa formule a été copiée et les neuf nouvelles cloches ont été ouvrées pour être aussi proches que pos-sible de cet original.« Emmanuel » ou « Immanuel » — qui signifie « Dieu avec nous » — est associé à Jésus-Christ. Dans la Bible, ce nom renvoie à la prophé-tie de Jérémie annonçant qu’une vierge aurait un fils et qu’elle l’ap-

célébration de Notre-Dame et cette sagesse nous relie les uns aux autres.  Avec le symbole de la cloche nous expérimentons la médiation de la Mère de Dieu pour laquelle cette cathédrale fut construite il y a 850 ans.

1.2 La cloche « Marie »,symbole du féminin

Avant la révolution française, ca-rillonner des cloches était très ré-pandu. Entre 1163 et 1792, vingt cloches différentes ont lancé leurs voix vers le ciel de Paris. Le petit bourdon «  Marie » voisinait avec le gros bourdon qui fut d’abord nommé « Emmanuelle », un pré-nom féminin. En effet, au-delà des interprétations ecclésiastiques, la tradition populaire des contes et légendes éclaire les relations et la

3. Les catacombes romaines conservent l’image la plus ancienne de la Vierge (cimetière de Priscille, Via Salaria). La fresque date de la première moitié du IIIe siècle et représente la Vierge avec l’Enfant Jésus sur ses genoux face à un prophète qui indique une étoile, allu-sion à la prophétie messianique.La cloche Marie

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Sa fête — la fête de la Raison — fut célébrée le 10 novembre 1793 : dans les cortèges, au lieu des sta-tues, on glorifiait des actrices très belles et soigneusement costu-mées, assises sur un trône ou ju-chées sur un piédestal.Elles déclamaient des textes so-lennels sur la victoire de la raison, le triomphe de la liberté, de l’égali-té, de la fraternité.Cependant, cette pratique n’a pas duré longtemps…Aujourd’hui, la Vierge chrétienne, Mère de Dieu, est à nouveau ho-norée en sa cathédrale et il est si-gnificatif que son culte s’exprime par le symbole profondément fé-minin d’une cloche ; d‘autant que cet attribut terrestre de la Reine du Ciel, travail du métal et de la pierre, voisine avec le gros bour-don Emmanuel, longtemps le So-litaire de la tour sud de la cathé-drale !

1.3 Neuf nouvelles cloches

Pendant les semaines précédant la sonnerie inaugurale, les neuf nouvelles cloches ont été expo-sées à l’admiration des 30.000 personnes venues contempler ces œuvres d’art. Les gens étaient autorisés à les toucher, laissant d’innombrables empreintes sur les surfaces miroitantes. Huit clo-ches s’échelonnaient selon la taille avec, devant elles et en neuvième place, le bourdon « Marie » dont la couleur sombre se distinguait du brillant de ses sœurs : un procédé spécial lui a donné l’exacte cou-leur d’Emmanuel. Sur sa face ex-térieure, on trouve un médaillon de la Mère et de l’Enfant couron-nés d’étoiles, une admirable copie de la statue de Notre-Dame et, sous la couronne de la cloche, on peut lire des textes de l’épiphanie, des noces de Cana et l’Ave Maria

avec les dates de la première clo-che « Marie » qui sonna de 1378 à 1792.Toutes les cloches portent une croix et une citation de saint Augustin — « querit de viatores », « Je suis la voie qui cherche des voyageurs4 » — devise choisie pour le 850e anniversaire de la cathédrale Notre-Dame de Paris ; mais chaque cloche a son propre nom5 et son propre motif avec une phrase de l’Angélus. Le 2 février 20136, jour de la consécration des nouvelles clo-ches de Notre Dame, tous les enfants de Paris étaient invités à être témoins de la cérémonie et, le jour du jubilé, des jeunes gens étaient là, alignés des deux côtés de la nef et encadrant les cloches prêtes pour leur baptême. Chaque cloche avait un parrain, une mar-raine et deux filleuls et, quand le cardinal commença le rituel spé-

4. On trouve cette phrase dans deux sermons de saint Augustin (354-430) évêque d’Hippone, aujourd’hui Annaba, en Algérie.

5. En complément du bourdon Emmanuel, les neuf nouvelles clo-ches des tours nord et sud portent les noms de Marie, deuxième bour-don dans la tour nord, et de Gabriel, Anne-Geneviève, Denis, Marcel, Étienne, Benoît-Joseph, Maurice et Jean-Marie dans la tour sud.

6. Les nouvelles cloches de Notre-Dame ont été bénies le 2 février 2013 par le cardinal André VINGT-TROIS, Archevêque de Paris, en la fête de la Présentation au Temple marquée par le Jubilé des enfants qui a rassemblé plusieurs milliers de jeunes du diocèse de Paris.— Les nouvelles cloches de Notre-Dame

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confection de vêtements ou de bannières ecclésiastiques. C’est une coutume antique de don-ner un présent à la divinité pour pouvoir ressusciter au royaume sacré ; de même, la cloche repré-sente l’offrande faite à Dieu et aussi un cadeau fait à l’humanité. D’ailleurs, beaucoup de légendes populaires racontent d’extraordi-naires événements autour de l’ins-tallation des cloches. Par exemple, celle d’une cloche qu’un homme porta jusqu’au beffroi de l’église de Marie à Cracovie, alors que qua-rante personnes n’auraient pu la déplacer ! On dit aussi que, dans une tour, un autre Hercule sou-leva sans aide une cloche de 300 kilos. Il y a également de belles histoires racontant qu’à lui seul un ruban de pure soie a eu la force de soulever la cloche quand les autres cordes s’étaient cassées.Lors de leur baptême, le nom donné à la cloche renvoie au nom du donateur, du saint patron de l’église ou, comme dans le cas des cloches de Notre-Dame, au nom d’un pape ou d’un bienfaiteur que l’on veut honorer. Avec le temps, on attribua aux cloches des noms plus familiers, plus communs et se référant à leur fonction : « cloche de l’après- midi », « cloche du soir » ou « clo-che de l’enfant » qui sonnait aux baptêmes. La « cloche du pauvre pécheur » résonnait avant le ser-vice de communion durant la se-maine et annonçait les exécutions. On peut énumérer beaucoup de noms désignant les usages de la vie quotidienne : « la cloche de

d’une prière espagnole de l’an 700 : « Baissez les yeux avec la grâce et l’indulgence et bénissez ces clo-ches travaillées du métal.Soyez comme les petites cloches sur la robe longue du grand prêtre Aaron, de sorte que l’entrée de votre maison s’ouvre (…) » Autrefois, les consécrations se te-naient également devant l’église. La veille au soir, un coup de ca-non annonçait la bénédiction et, le jour suivant, maire et conseil paroissial accompagnaient la clo-che à l’église ; là, elle était accro-chée à un arbre, à un échafaudage ou placée sur un chevalet dans le sanctuaire. Quant au rituel du cortège, il ap-partient à l’activité culturelle la plus ancienne de l’humanité. Rap-pelons-nous la procession d’Isis le long du Nil où, avec la vénération due au sacré, les prêtresses por-taient les attributs de la déesse : mi-roir, sistre et réceptacle pour l’eau de la vie. Un instrument de mu-sique, dans ce cas le sistre, accom-pagnait toujours la marche consa-crée et, habituellement, le cortège avait lieu au printemps pour s’ac-corder au réveil de la nature. Le culte rituel de la divinité se perpé-tue dans la cérémonie catholique de la royauté de Marie, comme il le faisait dans les fêtes de mai des traditions populaires où jeunes et vieux ornaient la couronne de la cloche de guirlandes, de fleurs ou de rubans blancs et colorés. A certains endroits, on garnissait la cloche de travaux réalisés par les marraines : crochet ou dentelles qui plus tard seraient utilisés à la

cial de consécration, il appela les filleuls de chaque cloche en leur demandant : « Quel nom don-nez-vous à la cloche ? » ; ce qu’ils dirent. Puis il s’adressa au parrain ou à la marraine : « Que dites-vous à ce nom ? », la personne interpel-lée exposant ensuite l’origine de la dénomination. Alors le cardinal interpellant directement la cloche lui rappela ses fonctions : « Vous devez sonner au nom de Dieu et au service de l’Église. Parlez fort et n’ayez pas peur. » Enfin il fit un pas en avant avec les parrains, tira la corde et laissa la cloche sonner trois fois. Cette consécration per-pétuait une ancienne tradition.

2. L’ancestrale consécration des cloches

2.1 Une ancienne tradition

La première mention d’une dé-dicace de cloche fut effectuée par le pape Jean XIII en l’an 968. Le rituel de cette consécration, fait « au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit », ne diffère pas d’un baptême ou d’une ordination sa-cerdotale. Cependant, malgré les ressemblances, l’Église refuse de baptiser les objets inanimés et l’expression « Je te baptise » est soigneusement évitée, même si on emploie la formulation trinitaire et si la cloche, rendue chrétienne, reçoit un nom. Il est remarquable que la consé-cration faite à Notre-Dame ait suivi l’usage ancestral que dé-crivent d’anciens textes, tel celui

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l’école », « du tribunal ».Le ton de la cloche peut également évoquer son nom : il y a les « crieuses », les « bourdons », « les pleureuses » ou les « rossignols ».Leur appellation est aussi inscrite, telles « Mon nom est Marie », « saint Pierre est mon nom », « Je m’appelle Antoine »…Dans beau-coup d’endroits, on note le nom de « Donna » ou « Domina », « Susan-na » ou « Anna Susanna » considé-ré comme le vocable le plus cou-rant7. Les gens appellent souvent leur cloche « Susanna », même si elle a été baptisée autrement, à cause de l’inscription : « Je m’ap-pelle Osanna (Hosanna) » : cette transcription de l’hébreu est cri de joie, de supplication et signifie « sauvez-nous », « aidez-nous ». Sur les cloches, les mentions concernent habituellement des ci-tations de la bible dont le message principal appelle à la paix comme « O rex gloriae Christe veni cum pace », message singulier à faire entendre à l’approche d’un conflit armé !Au cours du temps, les fondeurs de cloche ont placé leurs propres marques sur l’ouvrage, gravant par exemple sur le précieux vase : « Je l’ai sorti de la chaleur et du feu, fonte d’untel… ». Dans une for-mulation plus poétique, on trouve aussi : « Clair son de cloche, divise les heures, tinte pour la fête et les adieux ». Le texte le plus connu est celui du poème de Schiller « La chanson de la cloche » : « Elle son-nera pendant de longues années ; bien des hommes l’entendront re-tentir à leurs oreilles, pleurer avec

les affligés et s’unir aux prières des fidèles. »La consécration des cloches ne protège plus des démons comme au temps du paganisme. Elles ne sont plus les cloches du feu ou des tempêtes et résonnent rarement pour avertir de l’approche d’une armée ; elles ne fonctionnent plus comme les voix de toutes les forces noires pouvant détruire la communauté. De telles supers-titions se sont dissipées. C’était le but sous-jacent du baptême : sanctifier le profane et diviniser, transformer la matière en son es-sence spirituelle.La personnification de la cloche, en lien avec les cérémonies de consécration, est profondément enracinée dans la tradition folk-lorique. La cloche y est un être vivant, animé, devenu enfant de Dieu par son baptême. Membre de la communauté, elle habite la tour de l’église et se relie intime-ment à la vie communautaire : ses sonnailles accompagnent chacun de la naissance à la mort. Quant à l’Angélus, appel marial, il rythme les prières journalières. Même aujourd’hui, consciem-ment ou inconsciemment, le ca-rillon des cloches permet à l’âme de se connecter et c’est Alexandre Soljenitsyne qui écrivit dans son essai « Le long de la rivière Oka » : « L’humanité a toujours été égoïste et souvent moins que bonne, mais les cloches du soir ont sonné, flot-té au-dessus des champs, au-des-sus de la forêt. Elles ont exhorté les gens à mettre de côté les choses terrestres sans signification pour

consacrer du temps à penser l’éternel. Leur son a sauvegardé les êtres humains de devenir des créatures quadrupèdes. »Une affection mutuelle existe entre les êtres humains et leurs cloches. Le destin des cloches est le destin de l’humanité : ils sont liés entre eux, s’aident et protestent si l’on essaye de les séparer. Chants po-pulaires, légendes et contes de fées en témoignent.

3. L’effet apotropaïque8

des cloches

Un enfant non baptisé pourrait être emporté par le diable et, en-fant volé, pourrait être damné ; de même, Satan pourrait peser de son pouvoir sur les cloches.C’est pourquoi, contrairement à toutes les prescriptions théo-logiques, la consécration reli-gieuse des cloches signifie bien plus qu’une simple coutume et leur dédicace diffère de celle des autres objets religieux. En effet, une cloche possède des compé-tences particulières : elle peut agir, exécuter des actes. Oui, elle peut même parler. Une cloche chré-tienne doit être arrachée aux puis-sances menaçantes et souterraines du monde païen et doit régner au service de l’Eglise.

7. C’est le cas, notamment, Outre-Rhin8. Un objet apotropaïque (du grec

apotropein, « détourner ») conjure le mauvais sort, vise à détourner les in-fluences maléfiques.

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des généraux romains ; elles de-vaient à la fois répandre la peur et repousser le mal. Parfois, on accrochait aussi une petite cloche au cou d’un criminel condamné à mort afin que son mauvais œil ne nuise pas à celui qui croiserait son regard.Pendant un cortège funèbre, les cloches qui se faisaient entendre soulignaient non seulement la solennité du moment mais conju-raient les démons ; à cet effet, les participants au cortège avaient souvent des cloches à la main. Quant à l’usage d’accrocher des cloches au cou des vaches et des moutons, ce fut sans doute da-vantage pour les maintenir loin du mal que pour garder les trou-peaux… Les cloches continuent d’évo-quer des puissances « païennes » dans l’imaginaire populaire, ce qu’étayent d’ailleurs les termes de la bénédiction des cloches. Et c’est à bon droit que dans un verset de son épître aux Ephésiens l’apôtre Paul identifie les lieux élevés comme demeure des mauvais es-prits : « Car ce n’est pas contre des adversaires de sang et de chair que nous avons à lutter mais contre les Principautés, les Puissances, contre les Régisseurs de ce monde de ténèbres, contre les esprits du mal qui habitent les espaces cé-lestes.10 » Ephésiens, 6/12

vant et ils la cherchèrent en vain. Alors Joder dit : Dona lit ! La clo-che commença alors à résonner sous terre, sortit de sa cachette et le pape en fit cadeau à Joder. Ain-si, pour retourner à Sion, le diable fut obligé de porter la cloche à l’in-térieur de laquelle l’évêque s’était mis à l’aise et, à leur arrivée en Va-lais, la prière du soir retentissait déjà. Le diable ne put qu’écouter le méchant cliquetis du carillon et constater qu’il avait perdu le pari. Rempli de rage, Satan jeta la cloche avec une telle force qu’elle s’enfonça de neuf coudées dans la terre et vola en éclats. Alors l’évêque Joder lança cet appel : Dona lit ! Dona lit ! La cloche son-na à nouveau et fut depuis appelée la « cloche Saint Jodern » ou « Le carillon romain » (Kramer) Faire tapage et vacarme pour ex-pulser de mauvais esprits est une ancienne croyance populaire qui survit dans nos coutumes de car-naval. Les tirs de canon combat-taient les tempêtes et les pestes que provoquaient les forces mau-vaises ; les maladies pouvaient être chassées en frappant un soc avec un marteau, le tout placé sur le lit du patient. On utilisait aus-si toutes sortes de cymbales et de petites cloches. Ces pratiques ne datent pas de la christianisation des 6e et 7e siècles, mais celle-ci les a probablement accentuées. On employait petites cloches et son-nailles pour éviter tout mauvais sort ou pour avertir de sa venue. Les cloches se fixaient aux bou-cliers des Anciens pendant les batailles et décoraient les chars

En Suisse, une amusante histoire le révèle, celle de l’évêque Théo-dule et de la cloche romaine. Saint Théodule fut le premier évêque du Valais et siégeait à Martigny9. Sa signature atteste qu’il parti-cipa au synode d’Aquilée en l’an 381 et probablement à celui de Milan en 396. Comme c’est le cas avec Benoît et beaucoup de saints, nombre de miracles, histoires vraies ou légendes humoristiques courent sur lui. En Valais, Théodule est connu sous le nom de Jodocus ou Joder et, un soir, l’évêque Joder vit trois diables danser joyeusement dans la ville de Sion. Il leur demanda pourquoi ils étaient si heureux. Ils répondirent que le pape allait commettre un péché et que c’était la raison de leur bonheur. Joder en eut froid dans le dos. Il deman-da alors aux diables qui des trois était le plus rapide. Le premier dit qu’il allait aussi vite que le vent, le deuxième qu’il était aus-si vif qu’un boulet de canon. Le troisième rit et assura : « Je peux voler aussi promptement que les pensées d’une femme. » Alors l’évêque s’élança vers Rome avec le troisième diable auquel Joder pro-mit son âme et tout le Valais s’ils revenaient avant l’heure de la clo-che sonnant la prière vespérale. A Rome, l’évêque frappa à la porte du pape. Après lui avoir raconté sa rencontre avec les trois diables, l’avoir instruit contre le péché, il lui demanda la plus grande cloche de Rome en remerciement. Mais les Romains avaient enterré cette cloche bien des années aupara-

9. La ville valaisanne de Martigny por-tait alors le nom d’Octodure.

10. Traduction en français de la Bible de Jérusalem.

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Les mauvais esprits habitant sous le ciel se manifestaient également dans la tempête. Les gens avaient peur des ouragans, de la grêle, du tonnerre et de la foudre qui pouvaient détruire maisons, bâ-timents de ferme et récoltes : de telles catastrophes venaient du diable. Les mauvais esprits er-raient sous le ciel mais, si on son-nait la cloche bénie par l’évêque, on était protégé et la calamité pouvait être évitée. Le son de la cloche rappelait les trompettes de Dieu et éloignait les puissances démoniaques. Cette croyance est restée ancrée jusqu’à la Réforme où le besoin de clarification a fané de telles convictions. Le clergé ca-tholique lui-même n’a pu conti-nuer d’affirmer que seule la prière pouvait dissiper des tempêtes et a reconnu l’explication scienti-fique des physiciens aux 16e et 17e siècles : ce n’était plus la sono-rité des cloches qui dispersaient les nuages. À certaines époques, le son de cloche annonçant les conditions météorologiques fut presque interdit, mais la supersti-tion a persisté dans la population.Aujourd’hui encore, il y a des en-droits où la « cloche de météo » carillonne quand une tempête approche ; cela réconforte les gens qui croient que les conditions cli-matiques à venir ne seront pas malfaisantes et que le tintement brisera les nuages puisque la clo-che fut bénie à cette fin par le prêtre. A Sargans, dans le canton de Saint Gall, une ancienne cloche porte ce dicton :

Mariä heiss iWind und Wetter weiss i,Lüte mi nu zur rechte zyt,Denn mach i flux s Wetter flieht

Marie est mon nom,Vent et temps je peux apprivoiser.Au bon moment sonnez-moi,Et vite je ferai fuir le temps.

D’autres inscriptions n’exaltent pas la capacité de la cloche à calmer la tempête mais en inscrivent le souhait ou font une prière à Dieu qui donne ce pouvoir. Souvent une cloche est appelée du nom d’un saint tutélaire de conditions météorologiques. Sainte Agathe en est un bon exemple : elle évite les dévastations liées aux sorts que jettent les sorcières et qui pro-voquent tempêtes, feux, risques de gel, attaques ennemies. Vous serez piteux si vous ne respectez pas la « cloche de météo » ; elle peut faire des merveilles ! Ainsi, la commune d’Hemishofen11 qui, jusqu’alors, avait été protégée des tempêtes, fut ravagée par orages et gelées après avoir échangé ses deux grandes « cloches de météo » par deux plus petites… Mais finalement, c’est toujours la protection de la mère de Dieu qui est invoquée. Oui, elle est allée elle-même à la chapelle de Loreto12 pour sonner les cloches juste au moment où des sorcières allaient faire tomber un rocher pour dé-truire le sanctuaire. Et on raconte nombre d’histoires sur les criaille-ries stridentes et diaboliques des sorcières qui influencent le type

de temps qu’il va faire. D’une cer-taine manière, ces sorcières sont plus proches des humains que le diable et suggèrent l’exil du fémi-nin dans l’image chrétienne de Dieu ; ceci indique aussi le rôle de la Vierge Marie comme média-trice pour l’humanité.

4. La cloche dans les légendes et les contes de fée

4.1 Des cloches et des hommes…

Nombre de symboles se cachent dans les contes sur les cloches. Les récits de leurs sonneries, liées à l’histoire de l’Église, recèlent le trésor précieux de la vie arché-typique. Ces narrations disent, encore et encore, les interactions entre les cloches, les humains et le lien au divin.On y apprend que ceux qui pos-sédaient les plus grandes cloches jouissaient de richesses, d’une grande estime et du pouvoir dans leurs relations avec les autres pa-roisses. Parce qu’elles avaient un grand prix, les cloches ont souvent été volées. En temps de guerre, il fallait les cacher, par exemple sous terre, et les protéger de près afin

11. Hemishofen est une commune suisse du canton de Schaffhouse.

12. Loretto, commune italienne de la province d’Ancône en Italie centrale, est l’un des plus célèbres sanctuaires dédiés à la Vierge Marie.

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climatique ou à la guerre, mais aussi à cause d’un mauvais com-portement humain. Le manque de spiritualité, la cruauté, la cupidité, la discorde et la profanation du fé-minin révèlent que la connexion à l’inconscient collectif a été igno-rée.

4.2 Contes et légendes de lacloche et du Féminin maternel

Une légende rapporte que des cloches s’étaient cachées profon-dément sous la terre, mais qu’un sanglier a creusé le sol et que le paysan a trouvé la litière de sa plus grosse truie dans le corps de la cloche. Très souvent, quand on re-cherche la signification de la clo-che, on rencontre le cochon qui, comme le bœuf, est animal sacré de la Grande Mère13 : ainsi, on re-présente la déesse nordique Freyja montée sur le dos d’un sanglier et on connait les sacrifices por-cins de Déméter, Perséphone et Hygiea14. Partout où le culte de la Grande Déesse est mentionné, on découvre aussi le lien entre la Grande Mère et la cloche, aspect de guérison et de salut.

quelque sorte les esprits gardiens du lieu, les veilleurs spirituels de la communauté.Beaucoup de récits mettent en scène un vagabond, souvent une jeune fille, qui entend la voix de la cloche lui disant qu’elle s’est égarée en chemin ; alors cette personne aide à récupérer la cloche. C’est habituellement une cloche non consacrée qui veut entrer dans la tour du sanctuaire et doit donc être baptisée. Elle indique claire-ment où elle veut aller et se plaint si le transport ne va pas comme il faudrait. La tradition veut que ces voix soient celles d’esprits empri-sonnés qui souhaitent se libérer. Notre imaginaire nous montre l’aspect des cloches comme étant des pots renversés, des abris pour lutins et sirènes, des contenants semblables à des malles ou à des coffres, mais elles ont toutes une forme féminine. Le battant est leur voix, leur âme emprisonnée est enchaînée. Les cloches dé-sirent sortir de l’eau ou du sol et naître grâce à l’aide fraternelle de l’homme.Les cloches cachées apparaissent au matin des fêtes — Nouvel An, Pâques ou Noël et, dans les lé-gendes, elles arrivent souvent à midi le jour du solstice d’été. Des sacrifices sont également associés aux retrouvailles avec les cloches ; c’est le cas, par exemple, d’un étang sacré où l’on entend une clo-che et qu’on appelle « le bassin du sacrifice » (Opferweiher). La tra-dition populaire dit que la cloche peut disparaître lors d’une sou-daine catastrophe liée à un aléa

qu’elles ne soient pas capturées et emportées. Les cloches affichent une très sin-gulière attitude quant à la justice, à l’ordre et au pouvoir. Dès que ceux-ci ne sont plus en équilibre, les cloches se vengent : elles vont manquer, disparaître et, d’une manière ou d’une autre, elles sont perdues. Elles volent à travers l’es-pace, descendent sous terre ou se cachent au fond d’un lac, d’une rivière, d’un étang, d’un marais : eaux sacrées proches d’un village en ruine, d’une ville ou d’un mo-nastère. Là, les cloches se lamentent et lancent un appel. Toutes les histoires parlent de leur grande nostalgie. Les cloches voudraient réintégrer la tour de l’église, leur demeure parmi les hommes, là où elles communi-quaient autrefois avec eux, là où elles étaient le lien entre le Ciel et la Terre — si essentiel à l’huma-nité —, là où entre le ci-dessus et le ci-dessous, elles étaient des in-termédiaires qui réprimandaient mais qui étaient surtout des com-pagnes. Les cloches ont une voix, oui ; elles ont même une langue. Dans leur tour, elles sont en

13. Ainsi, dans la cosmogonie de l’Egypte antique, la déesse mère cos-mique Nout peut-être représentée sous les traits d’une vache céleste ou ceux d’une truie et Rheret, la truie, est un des noms d’Isis comme mère universelle.

14. Hygie ou Hygieia est la déesse grecque de la santé, de l’hygiène ; elle est aussi belle-fille d’Asclépios.

Le manque de spiritualité,la cruauté, la cupidité,

la discordeet la profanation du féminin

révèlent que la connexionà l’inconscient collectif

a été ignorée.

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Le féminin-maternel, perdu dans les profondeurs de l’inconscient collectif, doit être découvert et se connecter au conscient afin de remplir sa fonction de médiateur entre l’esprit et le corps. Une des légendes raconte que la cloche du monastère de Müns-terkirchen était restée longtemps sous la terre. Les gens l’enten-daient de temps en temps. Un jour, une jeune fille s’endormit sous un aulne près d’un ruisseau et rêva que deux hommes sauvages se querellaient sur la butte voisine. En même temps, elle entendit le tintement de la cloche. Quand elle se réveilla, elle vit deux jeunes bœufs se combattre sur la colline : dans leur rage, ils piétinaient le sol et la fille se précipita, éloignant les animaux. Mais, là où les bœufs avaient combattu, elle vit que la couronne d’une cloche dépassait du sol. Elle ôta sa ceinture, l’atta-cha à une anse de la cloche et fixa l’autre à un arbuste. Puis, elle cou-rut au village pour demander aux habitants de déterrer la cloche. Ce motif est embelli dans un conte de fées où il est dit qu’une cloche était enfouie dans un marais.Des porcs vautrés dans la boue dé-couvrirent sa couronne et le por-cher appela à l’aide ; mais personne n’osa entrer dans l’eau jusqu’à ce que, finalement, quelques coura-geux s’y essayèrent en tirant sur la bélière. Cependant, la cloche re-fusa d’être transportée et un équi-page de chevaux ne réussit pas à la déplacer ; la cloche ne bougea pas, cassant cordes et chaînes, dérou-tant tout le monde.

Soudain, une belle jeune fille, que personne ne connaissait, offrit de faire entrer la cloche dans le cha-riot.Elle était habillée fort différemment des gens du lieu et attirait ainsi l’attention de chacun : elle portait une très courte jupe, des bas rouges lumineux avec les goussets bleus, des chaussures jaunes, un gilet de velours noir, une lourde chaîne argentée avec une grande pièce de monnaie, un chapeau en paille pointu décoré d’une guirlande de fleurs des champs. À la main, elle tenait un léger bâton de marche15.Les hommes rirent mais, d’une seule main, la jeune fille fit ce qu’elle avait dit. Ensuite, elle leur dit qu’à chaque sonnerie des clo-ches dans la tour, les gens de-vraient se souvenir d’elle et crier « Fand du Su, bande de Mäggen », ce qui signifie « Une truie l’a trou-vée ; le ruban d’une fille l’a tirée. » Puis la demoiselle disparut et nul ne la revit jamais. La description de la jeune fille — chapeau de paille pointu cou-ronné de fleurs et baguette ma-gique — rappelle les attributs des déesses païennes de la fertilité en-fouies au plus profond de l’âme et réprimées par le conscient ; mais cela rappelle aussi le dénigrement des valeurs féminines inscrites dans l’air du temps. Ces mémoires veulent apparemment être re-trouvées, connectées à l’esprit du christianisme et attirent l’atten-tion sur le féminin symbolisé par les vaisseaux terrestres enfoncés dans le sol : les cloches souhaitent habiter le clocher de l’église afin

que, comme les cloches « Marie », elles annoncent la connexion entre Ciel et Terre à ceux qui ont des oreilles pour entendre.

4.3 La légende d’Edigna von Puch

La légende de sainte Edigna dé-montre aussi la profondeur du symbolisme de la cloche reliée à la spiritualité humaine. Edigna von Puch est une sainte ou, plus précisément, une femme sanctifiée par l’église catholique pour ses actes pieux et ses mi-racles posthumes.Selon la légende, elle est arrivée en Allemagne depuis la France au 11e siècle. Fille du roi Henri 1er, elle s’échappa de la cour pa-ternelle déguisée en mendiante et dans un char à bœufs pour échap-per à un mariage arrangé. À un moment de sa fuite, alors qu’elle tombait de sommeil, le coq em-barqué dans le chariot chanta et la petite cloche qu’elle portait se mit à sonner. Elle demanda au charre-tier en quel lieu ils étaient lors de ces événements ; il répondit qu’ils se trouvaient près du tilleul juste derrière elle. Edigna y vit un signe divin lui enjoignant de pratiquer sa dévotion et son ministère à cet endroit. Ainsi, elle vécut en er-mite à Puch16 durant 35 années, dans le creux d’un tilleul joux-tant l’église du 8e siècle et dont on

15. Gottschalck, contes populaires, 184616. Puch en Bavière.

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Europe, le prêtre va à la fonderie bénir une cloche libérée de son moule.En Chine, la fonte et le réglage des cloches étaient d’une importance capitale pour l’État et la société. L’ordre politique devait être en ac-cord avec l’ordre cosmique et tout le système chinois de mesures dépendait de la précision des normes ; autour de l’an 500 av J.C., Confucius en était responsable en tant que ministre de la justice. On croyait que le pays vivrait en har-monie avec le cosmos grâce aux tons qu’il avait établis : toutes les cloches accordées à ce standard ont alors reçu le même diamètre, la même longueur, le même vo-lume mesuré à partir de boisseaux de grains. Considérée comme la mesure de toutes choses, la cloche a servi de diapason aux orchestres et exprimait la voix céleste qui comprend tout. Confucius était convaincu que la musique des cloches purifiait l’esprit et créait la paix, mais l’art de l’écoute en était la condition préalable. Un Taoïste du 8e siècle écrivit : « L’écoute est comme frapper une cloche avec son battant. La cloche est dans mon corps, dans la forme de mon oreille. Le son de la cloche est dans la réponse que je lui fais. » Celui qui est touché et ému par la résonance d’une cloche décide ce que le son signifie pour lui. Il ressent la diversité des différentes

chrétiennes. Le tilleul rappelle en effet le culte de l’arbre des déesses antiques de la fertilité et Edigna rappelle aussi Nerthus17, déesse primordiale, Terre-Mère des peu-ples germaniques. Nerthus vivait dans un bois sacré sur une île océanique et Tacite nous dit qu’on l’aimait parce qu’elle se préoccu-pait de la vie des gens ordinaires. La déesse voyageait dans un cha-riot tiré par des vaches et on la fêtait une journée entière par des acclamations et des hymnes de joie, tandis que les armes étaient interdites : Nerthus apportait la paix. Quant à Edigna, guéris-seuse et enseignante, elle repré-sente aujourd’hui une connexion entre l’Est et l’Ouest et aussi le droit à l’autodétermination pour la femme qui a le courage de son autonomie.

5. L’histoire culturelle de la cloche

5.1 Le rôle de la Chine

Originaire de Chine, la cloche fut un très haut capital culturel de l’Asie longtemps avant que le monachisme ne la propage en Eu-rope. L’usage des cloches s’est dé-veloppé il y a 5000 ans à partir de phonolites (pierres résonnantes), de calebasses et de bols chantants. Les Chinois possédaient à la per-fection l’art de fondre les cloches, un art qui force notre admiration quand on sait la richesse en sym-boles de ce lent et complexe pro-cessus. Encore aujourd’hui, en

dit qu’il aurait plus de mille ans. Edigna qui enseigna au peuple la doctrine chrétienne, la lecture, l’écriture, est aussi vénérée par l’église orientale puisque, d’après son hagiographie, elle serait une arrière-petite-fille de saint Vladi-mir, Grand-Duc de Kiev.Chaque année on fête Edigna le 26 février, jour de sa mort en 1109, et le pèlerinage s’achève par une procession qui fait trois fois le tour de l’autel et où l’on fait son-ner une cloche tenue à la main. Cette cloche est conservée dans l’église à côté des reliques de la Bienheureuse et des images vo-tives témoignant de ses miracles ; elle est notamment honorée pour son aide dans la récupération des objets perdus. À Puch, la légende d’Edigna est mise en scène tous les dix ans et cet événement ré-vèle le profond enracinement de la tradition folklorique ainsi que la permanence des coutumes pré-

17. Nerthus est évoquée par Tacite dans sa « Germanie » bien avant les dé-couvertes archéologiques sur le culte de cette déesse.

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tonalités et décrypte le secret de leur message, comme l’ont fait poètes, peintres et philosophes à travers les âges. Grandes et petites, les cloches sont aussi chez elles dans l’hin-douisme et le bouddhisme. Elles sont caractéristiques du monde des dieux indiens et on accroche d’innombrables petites clochettes sur les robes de la déesse Dur-gâ18, ainsi qu’à l’entrée des pago-des et des temples ; sans oublier l’importance de la légendaire clo-che de Mingun au Myanmar, la plus grosse cloche du monde qui compte 5 m de large et pèse 90 tonnes... L’humanité a choisi la cloche comme symbole d’harmonie. Le mal ne peut pas pénétrer là où vibre son archet sonore. Cette croyance se renouvelle chaque jour dans les temples grâce à l’exé-cution scrupuleuse des rituels par les moines. Ils demeurent au ser-vice de la grande harmonie entre Ciel et Terre et maintiennent la connexion avec le monde profane, toujours conscients de leur per-ception et de leur compréhension du son de la cloche.

5.2. La cloche, très ancien instru-ment liturgique

Très tôt, la cloche a joué le rôle d’instrument liturgique. En Haute-Egypte, les découvertes des écrits en langue copte signalent divers instruments de bois frap-pés avec des marteaux, des caisses de résonance faites de bronze et de laiton et des petites cloches em-

ployées par les moines coptes qui, par dévotion chrétienne, offraient leurs timbres à Dieu. Et les croix attachées aux cloches sont des symboles du christianisme copte : on peut les voir dans des images découvertes en Haute-Égypte ou dans des sanctuaires chrétiens au nord du Soudan. Lors de la transition menant de la vie solitaire et recluse des Pères du désert à la vie communautaire des moines, la cloche prit de plus en plus le sens de Signum ecclesiae. La frappe de la cloche fut appel à se réunir et on trouve le terme de signum dare ou signum tan-gere dans toutes les règles monas-tiques. Et la cloche a joué un grand rôle dans la christianisation de l’Eu-rope. Venue d’Egypte et du sud de la France comme attribut des moines errants, la cloche est ar-rivée au nord de l’Europe au 6e siècle. Un centre spirituel de mo-nachisme s’était alors instauré dans l’île d’Iona sur la côte ouest de l’Ecosse19 et ses émissaires, en-voyés par l’abbé saint Colomba, ont diffusé le message chrétien dans les régions septentrionales européennes. Armé du Livre, de compagnons de marche et de clo-ches, saint Colomba fut lui-même un de ces messagers. Il atteignit le lac de Constance autour l’an 610 avec Gallus, un jeune acolyte. Ils possédaient une cloche faite de tôle de fer, la plus ancienne cloche connue venant d’Irlande. La vie de saint Gallus relate qu’une ter-rible tempête surgit un jour où il pêchait sur le lac. Colomba sentit

le danger autour de Gallus ; il sor-tit de son sommeil, se hâta d’aller vers le lac et frappa vigoureuse-ment sa cloche irlandaise avec un marteau de métal. Réveillés, les autres moines s’unirent à lui pour ramener leur frère en sécuri-té au rivage. Une autre chronique donne une version différente : sur le lac, Gallus fut attaqué par des démons contre lesquels il se protégea par des signes de croix. À son retour, il raconta cet épi-sode à l’abbé et celui-ci appela les frères par « le signal familier de la cloche » ; après quoi, tous allèrent prier à la chapelle. On raconte que « les voix des esprits, cris rauques et hurlements furent entendus » à travers les montagnes avant que les démons ne disparaissent. En outre, saint Antoine — le plus célèbre ermite — est décrit tenant la croix dans une main et une sorte de clochette dans l’autre : ces deux attributs évoquent le saint transmettant son message ; ajou-tons que le cochon est un autre de ses emblèmes bien connus20.

18. Dans l’hindouisme, Durgâ est une incarnation de Devî, la Déesse-Mère, et symbolise l’unité des forces divines.

19. L’abbaye d’Iona, sur l’île d’Iona, est située près de l’île de Mull à l’ouest de l’Écosse. C’est l’un des plus anciens et des plus importants centres reli-gieux de l’Europe occidentale. On y trouve des traces de la communauté monastique de Saint Colomba.

20. Saint Antoine le Grand ou l’Egyp-tien est, dit-on, le fondateur de la vie monastique ; il est pratiquement toujours représenté avec un cochon à ses pieds.

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rappelle la figure cosmique de la mère de Dieu, de la Sophia qui crée le monde et qui est sagesse divine. Sophia est une puissance cosmique universelle. Dans sa robe étoilée, elle construit un pont allant d’Isis « Regina Caeli » — « Reine du Ciel » — à Aphrodite « Ourania » et conduit à la Femme de l’Apocalypse qui, poursuivie par le dragon, couronnée d’étoiles, est une matrice.

La cloche est messagère. Le son de la clocheest dans la réponse que je lui fais…

minines résonant sous le symbole de la cloche afin d’être entendues, d’être artisanes de paix et d’ac-compagner les humains. Trésor caché, enterré profondé-ment dans la terre ou au fond d’un lac, la cloche souhaite être révélée. Attribut du féminin, son symbo-lisme a une puissante significa-tion spirituelle. Elle allégorise ce qui, dans l’inconscient, voudrait devenir conscient afin de relier les hommes. L’emblème inscrit sur le bourdon « Marie » — la Vierge couronnée d’étoiles et se tenant sur la lune — a la signification de Mater Na-tura (Mère Nature). Ceci nous

Ainsi, la tradition et l’histoire de l’Église certifient l’importance es-sentielle de la cloche.

Sainteté et humanitéde la cloche

Depuis très longtemps la cloche fonctionne comme signal, pour-voyeuse de signes, de communi-cation pour employer un terme moderne. Les contes et légendes mentionnés ici manifestent de cette importance sommeillant dans l’inconscient collectif. Toutes les histoires parlent des valeurs fé-