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Histoire des Arts - Première - Statut de l’artiste - L’atelier selon Buren 1 Histoire des Arts Première 2012-2013 Statut de l’artiste - L’atelier selon Buren « De tous les cadres, enveloppes et limites – généralement non perçus et certainement jamais questionnés – qui enferment et « font » l’œuvre d’art (l’encadrement, la marquise, le socle, le château, l’église, la galerie, le musée, le pouvoir, l’histoire de l’art, l’économie de marché, etc.), il en est un dont on ne parle jamais, que l’on questionne encore moins et qui pourtant, parmi tous ceux qui encerclent et conditionnent l’art, est le tout premier, je veux dire : l’atelier de l’artiste. L’atelier est, dans la plupart des cas, plus nécessaire encore à l’artiste que la galerie ou le musée. De toute évidence, il préexiste aux deux. De plus, et comme nous allons le voir, l’un et l’autres sont entièrement liés. Ils sont les deux jambages du même édifice et d’un même système. Mettre en question l’un (le musée ou la galerie par exemple) sans toucher à l’autre (l’atelier) c’est – à coup sûr – ne rien questionner du tout. Toute mise en question du système de l’art passera donc inéluctablement par une remise en question de l’atelier comme un lieu unique où le travail se fait, tout comme du musée comme lieu unique où le travail se voit. Remise en question de l’un comme de l’autre en tant qu’habitudes, aujourd’hui habitudes sclérosantes de l’art. Mais quelle est la fonction de l’atelier ? C’est le lieu d’origine du travail. C’est un lieu privé (dans la grande majorité des cas), cela peut être une tour d’ivoire. C’est un lieu fixe de création d’objets obligatoirement transportables. Un lieu extrêmement important comme on peut déjà s’en rendre compte. Premier cadre, première limite dont tous les autres vont dépendre. […] En tant que lieu privé, l’atelier est un lieu d’expérience dont seul l’artiste-résident pourra juger, puisqu’aussi bien ne sortira de son atelier que ce qu’il voudra bien en laisser sortir. Ce lieu privé permet également d’autres manipulations indispensables celles-là à la bonne marche des galeries et des musées. Par exemple, c’est le lieu où le critique d’art, l’organisateur d’expositions, le directeur ou conservateur de musée, pourront venir choisir en toute quiétude parmi les œuvres présentes (et présentées par l’artiste) celles qui figureront dans telle ou telle exposition, telle ou telle collection, telle ou telle galerie, tel ou tel ensemble. L’atelier est alors une commodité pour l’organisateur quel qu’il soit. Il peut ainsi « composer » à sa guise son exposition (et non celle de l’artiste, mais généralement l’artiste se laisse bien gentiment manipuler dans cette situation, trop content d’exposer) au moindre risque, car non seulement il a déjà sélectionné l’artiste participant, mais encore il sélectionne, dans son atelier même, les œuvres qu’il désire. L’atelier est donc aussi une boutique. C’est là que l’on trouvera le prêt-à-porter à exposer. L’atelier est également le lieu où, avant qu’une œuvre ne soit publiquement exposée (musée ou galerie), l’artiste peut inviter les critiques et autres spécialistes dans l’espoir que leur visite permettent la « sortie » de quelques œuvres de cet endroit privé – sorte de purgatoire – pour aller s’accrocher à quelques cimaises publiques (musée/galerie) ou privées (collection) – sorte de paradis des œuvres ! L’atelier joue donc le rôle de lieu de production d’une part, de lieu d’attente d’autre part, et enfin – si tout va bien – de diffusion. C’est alors une gare de triage. Daniel Buren, Cabane éclatée, 2005

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Histoire des Arts - Première - Statut de l’artiste - L’atelier selon Buren 1

Histoire des ArtsPremière 2012-2013Statut de l’artiste - L’atelier selon Buren

« De tous les cadres, enveloppes et limites – généralement non perçus et certainement jamais questionnés – qui enferment et « font » l’œuvre d’art (l’encadrement, la marquise, le socle, le château, l’église, la galerie, le musée, le pouvoir, l’histoire de l’art, l’économie de marché, etc.), il en est un dont on ne parle jamais, que l’on questionne encore moins et qui pourtant, parmi tous ceux qui encerclent et conditionnent l’art, est le tout premier, je veux dire : l’atelier de l’artiste.

L’atelier est, dans la plupart des cas, plus nécessaire encore à l’artiste que la galerie ou le musée. De toute évidence, il préexiste aux deux. De plus, et comme nous allons le voir, l’un et l’autres sont entièrement liés. Ils sont les deux jambages du même édifice et d’un même système. Mettre en question

l’un (le musée ou la galerie par exemple) sans toucher à l’autre (l’atelier) c’est – à coup sûr – ne rien questionner du tout. Toute mise en question du système de l’art passera donc inéluctablement par une remise en question de l’atelier comme un lieu unique où le travail se fait, tout comme du musée comme lieu unique où le travail se voit. Remise en question de l’un comme de l’autre en tant qu’habitudes, aujourd’hui habitudes sclérosantes de l’art.

Mais quelle est la fonction de l’atelier ?

C’est le lieu d’origine du travail.

C’est un lieu privé (dans la grande majorité des cas), cela peut être une tour d’ivoire.

C’est un lieu fixe de création d’objets obligatoirement transportables.

Un lieu extrêmement important comme on peut déjà s’en rendre compte. Premier cadre, première limite dont tous les autres vont dépendre.

[…]

En tant que lieu privé, l’atelier est un lieu d’expérience dont seul l’artiste-résident pourra juger, puisqu’aussi bien ne sortira de son atelier que ce qu’il voudra bien en laisser sortir.

Ce lieu privé permet également d’autres manipulations indispensables celles-là à la bonne marche des galeries et des musées. Par exemple, c’est le lieu où le critique d’art, l’organisateur d’expositions, le directeur ou conservateur de musée, pourront venir choisir en toute quiétude parmi les œuvres présentes (et présentées par l’artiste) celles qui figureront dans telle ou telle exposition, telle ou telle collection, telle ou telle galerie, tel ou tel ensemble. L’atelier est alors une commodité pour l’organisateur quel qu’il soit. Il peut ainsi « composer » à sa guise son exposition (et non celle de l’artiste, mais généralement l’artiste se laisse bien gentiment manipuler dans cette situation, trop content d’exposer) au moindre risque, car non seulement il a déjà sélectionné l’artiste participant, mais encore il sélectionne, dans son atelier même, les œuvres qu’il désire. L’atelier est donc aussi une boutique. C’est là que l’on trouvera le prêt-à-porter à exposer.

L’atelier est également le lieu où, avant qu’une œuvre ne soit publiquement exposée (musée ou galerie), l’artiste peut inviter les critiques et autres spécialistes dans l’espoir que leur visite permettent la « sortie » de quelques œuvres de cet endroit privé – sorte de purgatoire – pour aller s’accrocher à quelques cimaises publiques (musée/galerie) ou privées (collection) – sorte de paradis des œuvres !

L’atelier joue donc le rôle de lieu de production d’une part, de lieu d’attente d’autre part, et enfin – si tout va bien – de diffusion. C’est alors une gare de triage.

Daniel Buren, Cabane éclatée, 2005

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L‘atelier, premier cadre de l’œuvre, est en fait un filtre qui va servir à une double sélection, celle faite par l’artiste d’abord, hors du regard d’autrui, et celle faite par les organisateurs d’expositions et les marchands d’art ensuite pour le regard des autres.

Ce qui apparaît aussi, immédiatement, c’est que l’œuvre ainsi produite passe – afin d’exister – d’un abri à un autre. Elle doit donc être à tout le moins transportable et si possible manipulable sans trop de restrictions pour celui qui (en dehors de l’artiste lui-même) prendra le droit de la « sortir » de ce premier lieu (originel) afin de lui faire accéder au second (promotionnel).

L’œuvre donc, parce que produite en atelier, ne peut être conçue qu’en tant qu’objet manipulable à l’infini et par quiconque. Pour se faire et dès sa production en atelier, l’œuvre se trouve isolée du monde réel. Cependant, c’est quand même à ce moment-là, et à ce moment-là seul, qu’elle est le plus proche de sa propre réalité. Réalité dont elle n’arrêtera pas ensuite de s’éloigner pour parfois même en emprunter une autre que personne, pas même celui qui l’a créée, n’a pu imaginer et qui pourra lui être complètement contradictoire, généralement pour le plus grand profit des mercantiles et de l’idéologie dominante.

C’est donc quand l’œuvre est dans l’atelier et seulement à ce moment qu’elle se trouve à sa place. D’où une contradiction mortelle pour l’œuvre d’art, et dont elle ne se remettra jamais, puisque sa fin implique un déplacement dévitalisant quant à sa réalité propre, quant à son origine. Par contre, si l’œuvre d’art reste dans cette réalité – l’atelier – c’est l’artiste alors qui risque de mourir… de faim !

L’œuvre que nous pouvons voir est donc totalement étrangère à son lieu d’accueil (musée, galerie, collection…), d’où le hiatus sans cesse grandissant entre les œuvres et leur place (et non leur placement), gouffre béant qui, si on le voyait (et on le verra tôt ou tard) précipiterait l’art et ses pompes (c’est-à-dire l’art tel que nous le connaissons aujourd’hui et dans 99% des cas l’art tel qu’il se fait) dans les oubliettes de l’histoire. Cet abîme est cependant partiellement colmaté par le système qui nous fait accepter à nous-mêmes, public, créateur, historien, critique et autres, la convention du musée (de la galerie) comme cadre neutre inéluctable, lieux uniques et définitifs de l’art.

Lieux éternels en fonction de l’éternité de l’art ! […] »

Daniel Buren, Parking des Célestins, 1994

Daniel Buren, « Fonction de l’atelier », 1971,

in Ecrits vol. 1, Bordeaux, CAPC-Musée d'art contemporain,

1991, pp. 195-205 (extraits)