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Georges ANGLADE [1944-2010] Docteur en géographie et Licencié en Lettre, en Droit et en Sciences sociales de l’Université de Strasbourg Fondateur du département de géographie de l’UQÀM. (1982) ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI AVEC 18 PLANCHES COULEURS Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web pédagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/ Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI.ciat.bach.anaphore.org/file/misc/224_1982_AtlasCritique.pdf · Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 3 Cette édition électronique a été réalisée

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  • Georges ANGLADE [† 1944-2010]

    Docteur en géographie et Licencié en Lettre, en Droit et en Sciences sociales de l’Université de Strasbourg

    Fondateur du département de géographie de l’UQÀM.

    (1982)

    ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI

    AVEC 18 PLANCHES COULEURS

    Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected] Site web pédagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/

    Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"

    Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi

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    mailto:[email protected]://www.uqac.ca/jmt-sociologue/http://classiques.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 2

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    teurs. C'est notre mission. Jean-Marie Tremblay, sociologue Fondateur et Président-directeur général, LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 3

    Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, bénévole, profes-seur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

    Georges ANGLADE ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI. Montréal : ERCE & CRC. Groupe d'Études et de Recherches Critiques d'Es-

    pace Département de Géographie, Université du Québec à Montréal. Centre de Recherches Caraïbes de l'Université de Montréal, 1982, 79 pp. Livre au format tabloïd (11" x 17").

    [Autorisation formelle accordée par l’auteur le 12 octobre 2009 de diffuser

    toutes ses publications dans Les Classiques des sciences sociales.]

    Courriel : [email protected]

    Polices de caractères utilisée :

    Pour le texte: Times New Roman, 12 points. Pour les citations : Times New Roman, 12 points. Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

    Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’) Édition numérique réalisée le 7 février 2010 à Chicoutimi, Vil-le de Saguenay, province de Québec, Canada.

    mailto:[email protected]

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 4

    Georges ANGLADE [† 1944-2010]

    Docteur en géographie et Licencié en Lettre, en Droit et en Sciences sociales de l’Université de Strasbourg

    Fondateur du département de géographie de l’UQÀM.

    ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI

    Montréal : ERCE & CRC. Groupe d'Études et de Recherches Critiques d'Es-pace Département de Géographie, Université du Québec à Montréal. Centre de Recherches Caraïbes de l'Université de Montréal, 1982, 79 pp. Livre au format tabloïd (11" x 17").

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 5

    Le livre est accessible, en versions numériques, sur le site Les Classiques des

    sciences sociales. Voir. Les planches couleurs sont aussi accessibles au format JPG haute définition,

    en taille réelle. Voir.

    http://classiques.uqac.ca/contemporains/anglade_georges/atlas_critique_haiti/atlas_critique_haiti.htmlhttp://classiques.uqac.ca/contemporains/anglade_georges/atlas_critique_haiti/atlas_critique_haiti_planches.html

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 6

    Table des matières Introduction : Espace et Société en Haïti

    1. Cadre théorique2. Méthode3. Discours

    PREMIÈRE PARTIE :

    De l'évolution de l'espace à sa métropolisation Problématique de l'évolution de l'espace Le projet colonial de morcellement La fédération des Provinces du XIXe siècle Le processus de centralisation au XXe siècleÉconomie politique de la métropolisation

    Planche 1. L'espace morcelé 1664-1803 Planche 2. L'espace régionalisé 1804-1915 Planche 3. L'espace centralisé 1915-1980 Planche 4. La "République" de Port-au-Prince Planche 5. L'espace social de Port-au-Prince Planche 6. Le centre-ville de Port-au-Prince

    DEUXIÈME PARTIE :

    De l'articulation de l'espace à sa dégradation Problématique de l'articulation de l'espace Une relecture de l'habitat : les bourgs-jardins Les carrefours de l'espace haïtienLes mécanismes de la cohésion d'espaceÉconomie politique de la dégradation

    Planche 7. Les bourgs-jardins Planche 8. Les marchés Planche 9. Les circuits Planche 10. Terre et nature Planche 11. Eaux et climats Planche 12. Sols et végétation

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 7

    TROISIÈME PARTIE : De l'organisation de l'espace à sa décentralisation

    Problématique de l'organisation de l'espace Les mythes fondateurs du politique Les réalités de l'économique Les mystifications de l'aide Économie politique de la décentralisation

    Planche 13. Le contrôle politique Planche 14. La gestion économique Planche 15. Les opérations étrangères Planche 16. L'économique du Nord-Ouest Planche 17. L'écologique du Nord-Ouest Planche 18. Le politique du Nord-Ouest

    Conclusion : Les ruptures nécessaires

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 8

    Le Programme d'aide financière aux chercheurs (PAFAC) de l'Université du

    Québec à Montréal et l'Association des Universités partiellement ou entièrement de langue française (AUPELF) ont fourni une aide à l'édition de l'Atlas critique d'Haïti.

    Le graphisme de la couverture est de Renée COHEN. Le lettrage est de André

    PARENT. La composition typographique est de Composition F enr. Dans l'établissement des cartes (été 1978) j'ai eu la collaboration de l'étudiante

    Jacinthe Aubin. La mise au propre des planches a été assurée à l'Atelier de carto-graphie de l'Université du Québec à Montréal (été 1979) par les étudiantes Johan-ne Couture, Guylaine Hébert, Lise Leclerc et Odile Reiher.

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 9

    ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982)

    INTRODUCTION

    ESPACE ET SOCIÉTÉ EN HAÏTI

    Au souvenir de François Borgia Charlemagne

    FÉRALTE

    1er prix de Géographie d'Haïti 1901 *

    Retour à la table des matières

    C'est vraiment un signe que depuis plus d'une dizaine d'années l'ensemble des sciences sociales recourent à des métaphores spatiales pour se dire. L'espace est en pleine effervescence de définitions qui cherchent à produire une théorie de sa relation à la société. C'est à une renaissance du géographique que nous assistons dans cette conjoncture de convergence de discours qui, dépassant l'enfermement dans le paysage accessible aux sens, s'ouvrent à l'espace socialement construit 1

    * Lire Roger Gaillard Premier écrasement du cacoïsme 1915, Le Natal, 1981,

    chapitre IV "Les Péralte", page 67. 1 Sur l'espace social, Henri Lefebvre assume depuis deux décennies un dé-

    blayage théorique au carrefour de la sociologie et de la philosophie, notam-ment son chapitre II "L'espace social" dans La Production de l'espace, An-thropos, 1974, p. 83-195. Georges Condominas dans sa longue introduction sur "L'espace social" dans L'espace social à propos de l'Asie du Sud-Est. Flammarion, 1980. p. 11-94, condense l'apport de l'anthropologie par un essai sur les systèmes de relations caractéristiques d'un groupe. L'économie spatiale cherche des voies de débordement de la perception empirique d'un espace homogène et neutre (de Löcsh et von Thunen à Alonso), cc qu'explore Alain Lipietz dans Le Capital et son espace, Maspéro, 1977. En géographie j'ai es-sayé de faire le point des apports disciplinaires dans "L'Émergence d'une géo-

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 10

    pour travailler ses abstractions principales que sont les formes, les structures, et la dynamique. Tel est aussi notre objet dans cet Atlas critique d'Haïti où nous cher-chons plus particulièrement les éléments d'une politique de l'espace haïtien ; quête qui s'intègre à une triade 2 dans laquelle Espace et liberté poursuit les perspecti-ves de cette politique de l'espace haïtien, et Hispaniola situe le contexte de cette politique de l'espace haïtien.

    Cet essai introductif constitue un bilan d'étape dans lequel nous tentons de donner une réponse articulée à un ensemble de questions de la littérature géogra-phique actuelle. Les trois parties sont reliées les unes aux autres par des proposi-tions de construction d'un champ de concepts jusqu'à la pièce maîtresse des entités structurantes d'espace qui donnent à penser la dynamique d'espace dans son rap-port à la dynamique sociale et circonscrivent les éléments capables de porter une alternative sociétale en Haïti.

    1. Cadre théorique

    Retour à la table des matières

    C'est dans une mise en relation de l'espace à la formation de l'État et de la Na-tion que se donne le géographique. Deux processus sont à la base de cette liaison : les étapes de la construction d'un marché national et l'évolution des modalités

    graphie critique", York University, Toronto, Lecture series no 5, 1980-1981, repris au chapitre III, "La raison d'espace", dans Espace et liberté en Haïti, ERCE 1982. Signalons quatre autres textes pour leur apport théorique et leur perspective originale sur l'espace social : Lo geografico, Vadell, 1977. de Ra-mon A. Tovar sur la liaison du social au pédagogique en géographie ; Le Vau-dou, un espace pour les "voix", Galilée, 1976, de Willy Apollon, une incur-sion dans le religieux et l'oralité ; "Sobre la construccion social del espacio" CENDES, 1976, de Sonia Barrios pour son insistance sur la place de la "natu-re" dans le social ; et finalement Philippe Rouzier, sur le façonnement de l'es-pace commercial entre les nations (The shaping of the exchange space) no-tamment son texte en français Échanges et développement, Presses de l'Uni-versité d'Ottawa, 1981.

    2 Volume 1 - Atlas critique d'Haïti, ERCE & CRC, 1982. Volume 2 - Espace et liberté en Haïti, ERCE & CRC, 1982. Volume 3 - Hispaniola, ERCE & UCMM de Santiago R.. 1982.

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 11

    d'exercice des pouvoirs. Les formes géographiques sont celles du contrôle écono-mique et de la gestion politique telles qu'elles se réalisent dans une société don-née.

    Ces formes principales s'articulent de manière différente dans le temps sous l'influence de la dynamique interne d'une société qui. elle, répond des conditions de son insertion dans un ordre politique et économique englobant. À chaque mo-ment, une structure dominante d'espace livre passage à une organisation particu-lière des formes.

    Ces structures dominantes d'espace ayant la caractéristique d'évoluer (la rela-tion Espace/Temps), se pose alors la question de ce qui fait spécifiquement la dynamique d'espace et son autonomie relative dans le tout social. La dynamique d'espace répond du mode d'existence des rapports sociaux tels que médiatisés en spatialités.

    À chaque moment, c'est au niveau de l'entité structurante d'espace que se dé-ploient les contradictions de base de la société.

    1.1 Des formes

    La formation d'un marché actuellement national est passée par trois phases. C'est d'abord la multitude des marchés locaux de la période coloniale du XVIIIe siècle. Il y a autant d'unités qu'il y a de plantations directement reliées à la métro-pole. À la limite, il n'y a pas de marché saint-dominguois mais seulement des ex-tensions saint-dominguoises des lieux d'approvisionnement du marché des pro-duits des colonies en France. Chacune des unités de production agricole obéit à l'ordre colonial d'autarcie, d'exclusive et de dépendance à un négociant consigna-taire de France.

    Le nouvel ordre qui émerge de l'indépendance, en 1804, regroupe les entités précédentes en onze marchés centrés chacun sur une ville-port d'exportation de produits agricoles et chacun de ces onze centres est le siège d'une oligarchie qui vit de son arrière-pays. Ces villes, marchés centraux de zones d'approvisionne-ment bien découpées, sont à la fois l'affirmation des classes dominantes en émer-gence et la condition de leur existence en tant qu'oligarchies régionales.

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 12

    Au XXe siècle, Port-au-Prince achève de gagner sa course à la centralité en remodelant l'ensemble en un marché national dans lequel toutes les unités de pro-duction de tous les lieux sont reliées, plus ou moins directement, à Port-au-Prince.

    Ce marché actuel, point d'aboutissement de trois siècles d'évolution, est une totalité de lieux de production, de réseaux de commercialisation et de rapports de production et de commercialisation.

    La seconde forme 3 est celle de l'exercice des pouvoirs. C'est d'abord au lieu de chaque plantation coloniale que s'érige un système privé pour maintenir l'ordre d'esclavage. Il y a bien une garnison de soldats métropolitains et un pouvoir re-présentatif du Roi de France, mais c'est autant pour prêter main forte aux polices des plantations que pour parer aux velléités autonomistes des colons et défendre Saint-Domingue de la convoitise des puissances coloniales dans la Caraïbe. La maille de base pour l'exercice de la violence coloniale est celle que tissent les 5 000 plantations.

    Au XIXe siècle, l'État qui surgit de l'indépendance ne peut immédiatement ré-aliser son projet de centralisation, il lui faut le construire. Passant par des étapes de sécession, le modus vivendi qui finit par s'imposer est celui d'une fédération de provinces dans laquelle des partenaires, jouissant d'une autonomie relative, s'al-lient et se combattent au rythme d'une histoire qui voit la centralisation se renfor-cer de plus en plus. L'occupation américaine de 1915-1934 renforce et parachève la tendance en cours par l'élimination des armées régionales, des budgets régio-naux, des marchés régionaux, des ports d'exportation des provinces au profit d'un centre unique, Port-au-Prince. C'est dans le cadre d'un découpage hiérarchisé que vont s'implanter les appareils de légitimation et de défense du nouvel ordre social et spatial strictement centré sur la capitale.

    3 Ces formes d'espace à construire théoriquement à partir d'éléments du paysage

    peuvent aussi bien faire l'objet d'une analyse fonctionnelle, canalisation des prélèvements et légitimation de l'ordre de chaque moment, d'une analyse sé-miologique, perceptions et symboles, imaginaire et projections, que d'une ana-lyse environnementale, le rapport du milieu physique au social dans la techno-logie des transformations de la nature. C'est donc dire que ces formes relèvent d'un processus de production que le culturel cimente et fonde. La focalisation économique n'est qu'un départ obligé, puisque ces formes sont tout autant le lieu du vodou et du créole, du noir et du mulâtre, de la mémoire d'esclavage et de marronnage.

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 13

    En somme, la dynamique de création de la société et de l'espace haïtien s'est accomplie par deux processus, celui de la formation d'un marché avec ses réparti-tions, ses carrefours et ses liaisons, et celui de la pratique des pouvoirs par décou-page territorial et implantation d'un complexe d'institutions hiérarchisées pour le contrôle et le conditionnement. Deux formes principales dont la conjugaison des effets propres à chacune assure concrètement à une histoire de l'espace haïtien ses perspectives de connaissance diachronique et synchronique de l'objet à étudier, et permet de retracer dans les internalités la part prise par les externalités 4.

    1.2 Des structures

    La relation de l'espace au projet colonial des Amériques est de prolonger l'Eu-rope de territoires sous la dominance d'un Pacte qui postule que chaque implanta-

    4 La théorie de la dépendance a pratiquement orienté vingt ans de travaux sur

    les Amériques latines en donnant la priorité aux externalités, les relations d'échange avec le marché international, dans cette tradition d'une approche to-talisante qui s'embarrasse fort peu des études de cas ou de la particularité des situations nationales. À partir de 1975, la critique de cette tendance globali-sante s'affirme pour suggérer un renversement de trajectoire du discours qu'on ferait alors partir des cas concrets. Ce sont les souhaits plus ou moins claire-ment formulés par Antonio Carlos Peixoto dans "La théorie de la dépendance, bilan critique", Revue française de sciences politiques, vol. 27, n° 4-5, pages 601-629, 1976 ; du encore Salomon Kalmanovitz dans "Notes critiques théo-rie de la dépendance ou théorie de l'impérialisme ?", Sociologie du travail, janvier-mars 1975. pages 78-104 ; et même le géographe David Slater dans "critique de la géographie du sous-développement", Cahiers internationaux de sociologie, vol. LX, 1976, pages 59-96. Ces trois textes donnent une idée des insatisfactions qui commencent à poindre vers 1975. Notre choix est, depuis dix ans, à contre-courant général dans le pari d'approfondissement de cas (conflits sociaux et spatiaux haïtiens) ; une théorie de géographie générale du sous-développement doit dire un jour ce qui est commun dans les agence-ments internes des cas de l'ensemble de nos Amériques : "Dans la géographie d'un pays sous-développé, l'objet d'étude n'est pas la dépendance et ses indica-teurs de dominations économiques, politiques, idéologiques, culturelles, tech-nologiques, etc., mais bien plutôt la production de l'espace en tant qu'objet fa-çonné par les conditions concrètes de réalisation interne d'une société, elle-même influencée par des relations de dépendance", disions-nous déjà dans La géographie et son enseignement, P.U. Québec, 1976.

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 14

    tion locale en terre nouvelle est et doit être reliée directement à une entreprise métropolitaine avec le minimum de liaisons sur place d'une implantation à l'autre. C'est l'ordre spatial de morcellement, le vouloir, de l'Amérique des plantations à celle des mines et des comptoirs, d'une fiction de Nouveau Monde à bâtir comme une infinité d'entreprises autarciques transférant leurs valeurs directement, et cha-cune pour soi, sans palier de regroupement. Les mouvements autonomistes des colons, les révoltes d'esclaves, l'émergence des indépendances mettront un terme aux espaces morcelés qui, tôt commencés fin du XVe siècle, s'achèvent au XIXe siècle.

    Du local on passe à la réalisation de marchés régionaux dans le cadre de cha-que territoire qu'un nouvel État doit assumer en se consolidant d'abord comme alliance régionale avant d'être pôle centralisateur. Le nouvel ordre du XIXe siècle d'un capitalisme d'importation-exportation se réalise concrètement dans la structu-re dominante de régionalisation des caudillos et des tierratenientes, de la guerre des provinces, de l'identification aux régions qui façonnent les Amériques en Mauricie et en Estrie, Costa montafia et Llanos, Cibao, Sud et Nord d'un même pays.

    Au XXe siècle, la centralisation et son processus d'unification des marchés régionaux en un marché national permet la mise au pas des velléités fédératives sous la coupole d'une oligarchie triomphante. Celle-ci rallie et intègre les forces régionales pour créer un centre métropolisateur, et se créer par cette "république dans la République", "La-capital" tout court, comme on dit en hispanité.

    Le passage au XXIe siècle s'annonce déjà houleusement pour le sixième siècle d'une Amérique ayant broyé ses Amériques entre les meules d'un marché en continentalisation et sa violence déjà continentalisée. Les hiérarchies des centres nationaux bourgeonnent pour créer hors territoire national des diasporas. Ces mil-lions d'émigrés et de réfugiés aux influences économiques et politiques obligent à penser la structure spatiale nationale en intégrant les noyaux hors frontières à la hiérarchie des centres nationaux.

    En conclusion, ces trois moments des structures spatiales, morcellement, ré-gionalisation et centralisation répondent de la relation Temps/Espace et de la relation de la dynamique sociétale interne aux effets de son intégration comme élément de l'ensemble plus vaste du projet impérial des tuteurs. La périodisation

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 15

    d'espace, en scandant les rythmes d'une histoire propre à l'espace, fonde le géo-graphique sur cette capacité de construire à chaque moment l'articulation des for-mes entre elles et de travailler, d'une structure à l'autre, ces passages qui permet-tent d'accéder à la dynamique spécifique de l'espace.

    1.3 De la dynamique

    À chacun des moments historiquement déterminés de l'organisation de l'espa-ce, il y a une entité structurante d'espace qui est l'unité de base de cette organisa-tion. Au morcellement colonial, c'est au niveau de la plantation que prend siège la contradiction principale de la société et c'est aussi l'échelle des phénomènes qui permettent de construire Saint-Domingue comme une organisation de quelque 5 000 éléments. Dans ce cadre, l'opposition de base se joue entre le système de plantation qui fonctionne au prélèvement et l'atelier de main-d'oeuvre esclave qui fonctionne à la résistance. La résolution du conflit s'est d'abord vécue au niveau de chaque plantation dans un mouvement de collusion de ces forces d'ateliers jus-qu'au renversement de l'ordre de morcellement.

    À la régionalisation, c'est dans le cadre des onze provinces en situation de fé-dération que s'opposent fondamentalement onze oligarchies en émergence et leur onze paysanneries en réalisation. Construire l'espace du XIXe siècle, c'est prendre en compte l'échelle des régions, découpage qui permet d'accéder à la contradiction de base intra-régionale et à la rivalité inter-régionale. La résolution du conflit est à ce double niveau : une oligarchie arrive à recentraliser l'ensemble des prélève-ments à son profit exclusif par réduction graduelle du rôle des dix autres et par la réarticulation des paysanneries en une paysannerie unique.

    À la centralisation, l'échelle devient celle du pays entier, d'un État centralisé et d'une nation affirmée au long de cette histoire. Le lieu de la contradiction princi-pale de cette formation sociale se situe dans l'ensemble complexe des réseaux de prélèvements de produits et de forces de travail et des noyaux de résistance en création continuelle de stratégies de survie à la campagne et en ville, lieux-sièges de tous les mouvements sociaux. Les deux voies de résolution du conflit sont, d'une part, la tendance en cours à la désarticulation des noyaux comme palier de regroupement pour une confrontation directe d'une force de travail émiettée face

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 16

    au capital structuré et centralisé et, d'autre part, et c'est cela le raccourci d'alterna-tive, le renforcement volontaire de ces noyaux dans leur capacité de collusion en contraignant le capital et les pouvoirs à s'articuler à ces regroupements.

    En somme, de la colonie à nos jours, c'est au niveau des entités structurantes d'espace, qui sont aussi les cadres obligés de la dynamique sociale, que se déploie la séquence répétitive conflit-résolution-équilibre de la dynamique spatiale 5. Aux trois paliers de la séquence et aux trois grands moments des structures dominantes d'espace, morcellement-régionalisation-centralisation, travaillent des noyaux qui fonctionnent à la résistance et des réseaux qui fonctionnent au prélèvement.

    2. Méthode

    Retour à la table des matières

    Pour dire les formes, les structures et la dynamique, nous avons essayé de mettre la carte au centre de la démarche géographique en chargeant l'expression d'atlas, habituellement limitée à un recueil de cartes elles-mêmes inscription car-

    5 Sur la morphogénèse, aussi bien les analyses américaines "in radical geogra-

    phy", Antipode et l'Union des géographes socialistes,.., que le débat dans les Écoles françaises sur le Marxisme en Géographie, Hérodote, L'Espace géo-graphique,.., postulent l'inclusion du géographique dans le matérialisme histo-rique sans réellement proposer une sortie de ces pétitions de principes et sans vraiment dépasser l'étape de souligner qu'il serait intéressant de faire émerger un nouveau discours en l'illustrant d'exemples d'applicabilité. Une théorisation du géographique fait toujours défaut, d'où cette lourdeur dogmatique et quel-ques naïvetés au moment même où l'ensemble des sciences sociales amorcent une vigoureuse critique du réductionnisme du marxisme. Que l'on reprenne cette bonne vieille leçon des méthodes et pratiques qui ont fondé le géogra-phique, dont les plus méconnues de toutes, celles de Moreau de Saint Méry c'est dans "l'analyse concrète de situations concrètes", l'approfondissement théorique de cas, que naîtra le cadre d'analyse souhaité pour le courant criti-que, hors des généralisations abusives, par delà l'économisme globalisant et en rupture d'avec la pratique dominante de plaquer des concepts empruntés sur le géographique. L'essai de 1974 de Paul Vieille sur cette question nous semble encore un modèle de l'imagination sociale qui fait défaut en géographie, "L'espace global du capitalisme d'organisation" Espaces et Sociétés, n° 12, p. 3-32.

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 17

    tographique de données habituelles, d'une autre dimension : l'enchaînement des maillons d'un nouveau discours géographique.

    Le mode de recherche a été tout autant le chemin suivi pour aboutir à une pré-sentation du produit que le chercheur dans ce produit de la recherche. Cette imbri-cation du protocole de recherche et de la pratique personnelle du processus me-nant aux résultats nous laisse avec des questions sans réponses. Est-ce le sujet traité qui, pour nous, est bien plus qu'un débat académique ? Est-ce l'effet d'exil, ce discours à distance qui porte le retour ? Toujours est-il que nous ne sommes pas toujours arrivé à démêler ces niveaux dans la démarche et l'exposé. Fallait-il y arriver ?

    Le mode d'exposition reconstruit la démonstration des thèses et hypothèses jaillissant çà et là au cours du déroulement du travail. D'abord les cartes, et ensui-te le texte pour les rectifier et les déborder en ouvrant de nouvelles pistes de re-cherche, si vrai qu'il n'était d'autre objectif que celui d'avoir encore plus de ques-tions.

    2.1 Espace et carte

    À l'ancienne image du géographe dressant des cartes s'est substituée, en trois décennies, l'image d'un spécialiste de plus en plus en pratique d'analyse sociale et pour qui la carte est de moins en moins un moyen d'expression. Pour redresser le bâton, on l'a tordu dans l'autre sens, car je crois encore signifiante une pratique millénaire du support le plus remarquable qu'ait produit cette longue aventure de fondation des sciences sociales. Mais à nouvelle géographie, nouvelle carte !

    Dans la démarche de l'élaboration du géographique en science, il y a actuel-lement cinq piliers essentiels qui sont travaillés : la définition qui cherche à cerner l'objet avec exactitude, les concepts qui en expriment les composantes et les contradictions qui font la dynamique, la méthode d'étude de cet objet par opéra-tionalisation des concepts qui, menant aux lois fondamentales d'évolution de l'ob-jet, ouvre à sa maîtrise en théorie et en pratique, puis débouche sur l'intervention de transformations au profit de telle ou telle classe. Définition, concepts, méthode, lois et intervention bâtissent aux cartes les dimensions dont elles devront rendre

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 18

    compte et commandent à l'atlas, comme totalité qui transcende les cartes, sa ma-nière d'être l'intersection de ces dimensions.

    Notre résultat du moment, tel qu'il se trouve ramassé dans la murale d'Hispa-niola, donne la carte comme une construction qui pose l'hypothèse de production de l'espace, les formes du contrôle économique et de la, gestion politique, et la structure dominante de l'espace. Un lexique des éléments retenus du paysage pour dire les formes et les structures, permet d'accéder aux agencements qui, sur la carte proprement dite, médiatisent hypothèses et thèses pour en faire la démons-tration.

    Quant aux échelles d'analyse qui font depuis peu en géographie l'objet d'un déblayage, leur choix ne semble pas se fonder sur une théorie scientifique précise. Il nous est apparu que la pratique d'échelle devrait découler du cadre théorique adopté et, plus précisément, des entités structurantes d'espace. Dire Saint-Domingue, c'est d'abord dire ce qu'est une plantation et construire ensuite l'en-semble comme articulation des différents types de plantations dans leur modalité de regroupement spécifique ; dire Haïti au XIXe siècle, c'est d'abord dire ce qu'est la région, ses composantes, ses modes d'organisation et construire ensuite l'en-semble comme articulation des différents types de régions ; dire Haïti aujourd'hui, c'est aborder la totalité comme une construction ayant la métropole comme carre-four principal de l'espace et choisir ensuite d'autres échelles de ce patron général, notamment les noyaux et réseaux, pour en préciser les composantes.

    Ainsi, un ensemble de pratiques scientifiques en géographie autour des no-tions d'échelle, de région 6 trouvent leurs assises dans le cadre théorique qui,

    6 Par exemple, Yves Lacoste 'nomme" le problème de région et d'échelle dans

    La géographie, ça sert d'abord à faire la guerre, Maspéro, 1976, p. 49 et 64, et s'essaye (Unité et diversité du Tiers Monde I, Maspéro, 1980) dans une ap-plication de ces notions sans déboucher cependant sur les exigences théori-ques qui fondent objectivement un choix d'échelle d'analyse capable d'être la même pour tous à partir d'une base théorique reconnue. Le choix d'échelle d'analyse des formes géographiques est commandé par la structure dominante d'agencement de ces formes. La notion de région est une notion-clé du mo-ment des structures dominantes régionalisées. En moment de centralisation, parler de "région" n'a plus du tout la même signification, le concept renvoie à une autre réalité, et les schémas de "spatialité différentielle à différents ni-veaux d'échelle", p. 177, n'ont toujours pas d'ancrage théorique et ne tiennent

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 19

    poursuivant la définition la plus exacte possible de l'objet d'étude, bâtit le champ de concepts, ce vocabulaire de la géographie dont l'imprécision nous faisait telle-ment tort.

    La carte comme méthode s'est révélée d'une richesse exceptionnelle, le mode de recherche ayant été la séquence formes-structures-dynamique tandis que le mode d'exposition inverse la séquence pour donner dynamique-structures-formes.

    2.2 Mode de recherche 7

    L'établissement des dix-huit cartes de l'atlas s'est réalisé simultanément. Les difficultés rencontrées et les solutions retenues ponctuent les trois moments de notre démarche. Nous partions d'un certain niveau de connaissance du terrain et de sa littérature ainsi que d'une hypothèse de géographie générale de cas qui se précisait à mesure 8. Notre travail nous avait vite mis devant l'évidence que cha-

    aucun compte du tempe. À chaque structure dominante l'articulation des échelles change.

    7 Sur la méthode, il faut encore revenir à ce texte de base de Henri Lefebvre, "Perspectives de sociologie rurale", Cahiers internationaux de sociologie, 1953, repris dans Du rural à l'urbain, Anthropos, 1970, p. 63-78. C'est l'une des plus riches lectures du presque unique texte méthodologique de Marx dans L'Introduction à la critique de l'économie politique sur "La méthode de l'éco-nomie politique". J. P. Sartre dans Critique de la raison dialectique (1960) p. 40-43 devait se réclamer de cette lecture "simple et irréprochable" de H. Le-febvre pour mieux s'en prendre au "marxisme paresseux", p. 43, enfermé dans la vulgate formaliste. Reste que "L'analyse concrète d'une situation concrète" requiert une imagination sociale de toue les instants et que les trois moments de la méthode, le descriptif informé, l'analytico-régressif et l'historico-génétique sont aussi difficiles à séparer que sont difficiles à éviter les risques d'obscurité et de répétition propre à cette méthode ; Marx et Lefebvre eux-mêmes en ont été les premières victimes, La Production de l'espace, Anthro-pos, 1974, p. 79-81.

    8 La base nos longues randonnées d'adolescence avec un père que sa charge amenait è parcourir provinces, notamment l'aquinoise, et de là aussi nos pre-mières intuitions qu'il était un "âge d'or" des régions d'autrefois. Puis, le creu-set, L'École Normale Supérieure de Port-au-Prince, 1962-1965, nos premières années d'enseignement, en plein dans l'exigence du moment qui poussait à re-faire les chemins qui nous avaient valu le document de travail en géographie d'Haïti, Le paysan haïtien de Paul Moral, Maisonneuve et Larose 1961, ce

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 20

    que groupe social avait une expérience et une perception différente des éléments du paysage à partir de sa propre pratique d'espace, comme ces paysans boat-people des Bahamas qui ne voyaient que les marchés comme noeuds jusqu'à don-ner la capitale pour une concentration de vingt-cinq marchés, ce qu'elle est aussi. C'est du rapport entre ces constructions différentielles des groupes sociaux que se sont agencés les éléments pour la construction des deux formes principales du contrôle économique et de la gestion politique. De cette première étape nous pourrions dire qu'elle est descriptive, dans un mouvement allant de la sélection sous grille d'éléments des pratiques spatiales du paysage jusqu'à une construction théorique des formes.

    L'analyse de cette première élaboration des formes du présent nous obligeait d'en faire l'histoire pour les comprendre et les dater. Ce recours renouvelé à la vieille complicité entre Histoire et Géographie nous livrait le rythme particulier d'évolution de chacun des éléments du paysage, comme celui du découpage terri-torial des cinquante-deux paroisses coloniales aux cinq cent cinquante-cinq sec-tions rurales actuelles ou encore le passage du portulan colonial aux cent ports d'exportation, à la carte des onze ports de 1890, jusqu'à la réduction à un port uni-que actuellement, le Port-au-Prince. De cette interaction de rythmes différents émergeait un rythme général qui, rendant compte des variations de l'ensemble, scandait les structures dominantes d'espace, sorte de totalité des structures particu-lières.

    La succession des structures dominantes posait le problème de leur dynami-que, histoire et genèse. Si le problème et la question sont clairement énoncés, no-tre réponse actuelle, la contradiction des noyaux/réseaux d'espace, suppose une validation par une pratique sociétale de rupture de tendance qui se fonde sur les entités structurantes d'espace. Cette formulation a permis de reprendre en les recti-fiant l'ensemble des formes et des structures pour aboutir à une explication du présent tout en faisant sourdre les fondements d'une politique d'espace pour une société à enrichir de rapports nouveaux, démocratiques, égalitaires.

    dont nous nous sommes acquitté consciencieusement pendant trois ans en coccinelle. Toute la systématique d'après, études et travaux, trois "retours" au pays, longue pratique d'entrevues en diaspora... renvoie à cette base.

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 21

    2.3 Mode d'exposition

    Chaque carte au cour des trois moments de la démarche construit continuel-lement sa part des formes, des structures et de la dynamique en convergence vers ce point, non atteint, qu'une seule carte puisse dire l'espace. La mise en ordre des concepts sous forme de discours démonstratif donne à chacune des cartes son mode d'exposition, un effort pour expliciter la thèse, l'hypothèse ou parfois sim-plement le point de vue que l'on cherche à valider. Bilan d'étape que celui-ci, car, tellement imbu de l'inachèvement de la tentative, nous en avons nous-même si-gnalé les manques tout au long de l'exposition.

    Quant au texte qui fait route avec les cartes, il porte aussi bien le chemin suivi, les résultats, que l'esquisse du souhaitable. Cette parole aux trois niveaux de l'ob-jet, du sujet et du projet nous la sentons souvent au bord de la polémique en ré-ponse à l'agression et à la violence qui ont façonné le produit de l'étude, l'espace haïtien. Polémikos, étymologiquement "relatif à la guerre", car, ce ne sera pas une mince affaire que celle de créer les conditions minimales d'internalités et d'exter-nalités pour viabiliser l'espace de tous les Haïtiens, en contre-marche des prati-ques qui ont abouti à en faire le "paradis" des uns et "l'enfer" des autres.

    Légende réduite à un lexique des éléments du paysage, construction des for-mes par organisation de ces éléments, périodisation des structures par articulation des formes, repérage des oppositions créant la dynamique de succession des struc-tures, proposition d'orienter la dynamique pour une société, différente dans son option de prendre démarrage sur ses propres racines ; tels sont les chaînons et tel est leur enchaînement.

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    3. Discours

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    Deux grands manuels des années 60 caractérisent globalement les deux pre-mières manières d'être du géographique. D'une part, La géographie humaine de Max Derruau, sorte de vade-mecum des pratiques du type des écoles françaises jusqu'au tournant des années 70, et d'autre part, le Spatial analysis in human geo-graphy de Peter Haggett, compendium des analyses du type des écoles anglo-saxonnes. Le plan de chacun de ces manuels est hautement révélateur des deux discours géographiques.

    Des années 70 aux années 80, aussi bien dans les Amériques du Nord d'un An-tipode que dans la France d'un Espaces et sociétés et surtout, pour ce qui est de notre univers, dans le foisonnement autour de la dépendance, de l'État, du politi-que, de l'espace dans les Amériques du Centre et du Sud et au Québec, émerge un nouveau discours qui se dotera certainement d'ici dix ans d'un manuel qui se vau-dra l'épithète de "critique" par sa systématique des percées de cette troisième ma-nière de faire géographie 9.

    Notre essai touche ici aux analyses critiques et à l'organisation logique qui profilent quelques traits de ce que pourrait être ce troisième condensé d'une prati-que géographique dialectiquement liée et en rupture avec les deux premières. Six thèmes nous semblent regrouper les organes essentiels de la nouvelle problémati-que et nous les avons reliés deux à deux pour approfondir leurs imbrications. 9 La comparaison des deux premiers courants est plus riche pour les éditions

    d'avant 1970. quand les deux tendances s'ignoraient encore. La quatrième édi-tion du Derruau (Armand Colin 1967. la première date de 1961) contemporai-ne de la quatrième édition du Haggett (Edward Arnold 1968, la première date de 1965) qui a servi à établir la traduction de 1973 chez Armand Colin, per-mettent de distinguer la quête du façonnement du premier et la recherche de l'ordre dans la description du second. Les différences sont grandes et grandes aussi leurs richesses respectives, mais les réponses proposées aux mêmes questions d'échelle, de région, etc., sont deux formes raffinées d'une percep-tion empirique de l'espace. Les troisièmes pratiques qui convergent lentement en troisième courant explorent les ruptures possibles d'avec l'empirisme sans encore pouvoir les consommer.

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 23

    3.1 Évolution et Métropolisation : planches 1 à 6

    Les trois premières cartes sont un essai sur les structures spatiales dominantes de la situation coloniale à cette conjoncture de fin XXe siècle et les trois cartes suivantes s'attachent, à trois échelles différentes, aux phénomènes les plus mar-quants de la centralisation : La "République" de Port-au-Prince, l'espace social de la ville de Port-au-Prince, le bòdmè, centre-ville de Port-au-Prince.

    Le thème de l'évolution, succession des structures dominantes de morcelle-ment, de régionalisation et de centralisation, nous livre une clé d'ordonnancement des différents éléments constitutifs de la société se réalisant dans l'espace. Ressor-tent alors et le poids des externalités (la mondialisation du mode de production capitaliste) et le poids des internalités (la dynamique des rapports locaux entre classes dominantes et dominées dans le façonnement de l'espace).

    Le thème de la métropolisation, le corollaire de la structure centralisée, nous introduit au phénomène port-au-princien. S'y déploie également la créativité des noyaux, par l'émergence de formes d'adaptation dans l'habitat, le commerce, le transport, la consommation, etc. Ce sont des constructions destinées à tempérer l'impact d'un prélèvement féroce de rentes foncières et immobilières, et à immuni-ser partiellement contre l'inflation.

    3.2 Articulation et Dégradation : planches 7 à 12

    L'étude des bourgs-jardins (p1. 7), des marchés (p1. 8), des circuits de com-mercialisation (p1. 9), essai sur les fondements de ce qu'est le territoire haïtien, introduit les questions d'une géographie sociale de la Terre et de la Nature (p1. 10) en preuve que sont encore à portée les savoir-faire d'un équilibre humain des Eaux et climats (pl. 11), des Sols et de la végétation (pl. 12). Pour dire l'arti-culation de l'espace, nous avons recherché les modalités de la distribution de la population, les centres de cette distribution et les flux qui parcourent la distribu-tion en reliant les centres. À un pôle de la société s'organisent des réseaux de pré-

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    lèvements, à l'autre se créent les noyaux de résistance collective aux prélève-ments.

    Le thème de la dégradation dévoile la souplesse d'adaptation des noyaux face au désastre écologique causé par la demande toujours croissante de prélèvements dans une formation sociale fondée sur la rente agricole. Les masses paysannes ont fait face à la dégradation de la terre et de la nature par l'intervention magistrale du compagnonnage agricole pour au moins sauvegarder et améliorer le potentiel de leur parcelle en jardinage.

    3.3 Organisation et Marginalisation : planches 13 à 18

    Essai sur les modalités du Contrôle politique (p1. 13), de la Gestion économi-que (pl. 14) et de l'environnement idéologique par la Présence étrangère (p1. 15). Cette géographie des pouvoirs en continuelle réalisation livre passage à la logique des différenciations et des inégalités que nous illustrons par l'Économique du Nord-Ouest (p1. 16), l'Écologique du Nord-Ouest (p1. 17) et le Politique du Nord-Ouest (p1 18).

    Le thème de l'organisation nous livre l'inscription dans l'espace de la dynami-que oppositionnelle du couple réseaux de prélèvements/noyaux de résistance ; comment s'effectue le contrôle politique des noyaux pour l'acheminement des prélèvements par l'imposition des biens et services ? La présence étrangère n'in-tervient-elle pas à la fois pour renforcer les réseaux de prélèvements et pour faire éclater les noyaux de résistance ?

    L'exemple du Nord-Ouest nous sert pour l'analyse de la marginalité, division inégale du développement des parties d'un espace national. Ce découpage du terri-toire en parties individualisées montre comment s'agencent localement les réseaux de prélèvements et noyaux de résistance. Les trois cartes témoignent d'une démar-che de synthèse qui regroupe en thèmes économiques, écologiques et politiques la mise en application des concepts précédemment travaillés.

    La murale d'Hispaniola prolonge encore cette démarche par l'essai comparatif Haïti-République Dominicaine en une seule planche de synthèse des dix-huit car-tes de cet atlas.

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    En privilégiant ainsi un certain nombre d'éléments, de formes, de structures, de dynamique, nous procédons certainement à une réduction du réel. Mais, au terme de ces travaux, nous nous demandons si vraiment ce ne sont pas les élé-ments fondamentaux du présent, les assises d'une alternative de développement, voire la charpente de base à partir de laquelle ré-assembler de nombreuses obser-vations pertinentes restées éparses dans la littérature scientifique sur Haïti.

    Georges Anglade 1982

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    ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982)

    Première partie

    de l’évolution de l’espace à sa métropolisation

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  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 27

    ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982)

    Première partie : de l’évolution de l’espace à sa métropolisation

    I

    Problématique de l’évolution de l’espace

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    À quelle nouvelle lecture du Temps peut nous convier l'Espace ? Quel est le découpage de notre Histoire qui soit propre à notre Géographie ? Quelle est la part d'explication que peuvent fournir les concepts d'espace dans la dynamique des sociétés ? Comment une société produit-elle sa catégorie d'espace et comment cette dernière participe-t-elle à la construction de la société ? Ne peut-on pas po-ser l'hypothèse que l'espace est le concept oublié qui comble la compréhension du social jusqu'à maintenant fragmentaire ? L'espace n'est-il pas à la fois l'aval et l'amont du social, déterminé et déterminant ?

    Ces questions d'une mise en relation de l'espace à la société au long de son évolution touchent au problème fondamental de la construction d'une théorie scientifique de la géographie. Sans une thèse d'évolution, nous ne pourrions que renforcer la conjoncture actuelle d'émiettement de la géographie, traitant de tout et de rien, allant partout et nulle part.

    De la Saint-Domingue coloniale à l'Haïti contemporaine, se succèdent trois structures spatiales dominantes : le morcellement 1664-1803, la régionalisation 1804-1915, la centralisation 1915-1980. Les facteurs d'explication du morcelle-ment, de la régionalisation, de la centralisation relèvent à la fois du type de dé-pendance que subit le pays, c'est le niveau des externalités, et de l'organisation locale de la société et son rapport à l'espace, c'est le niveau des internalités. D'une

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    part, les structures dominantes d'espace sont orientées par les principales influen-ces internationales, la dépendance coloniale (XVIIIe siècle), la dépendance au capitalisme commercial (XIXe siècle), la dépendance au capitalisme industriel et financier Me siècle), et d'autre part, elles se réalisent suivant les conditions concrètes d'utilisation et d'appropriation de l'espace par les groupes sociaux au long des XVIlIe. XIXe et XXe siècles.

    Il n'existe pas de formule qui figerait la part respective des niveaux d'externa-lités et d'internalités dans l'explication des phénomènes d'espace. À chaque échel-le et à chaque moment, l'objet d'espace est historiquement produit. À la géogra-phie de développer ses notions et concepts, de préciser ses hypothèses, d'affiner ses analyses par échelle, de parfaire ses techniques et méthodes pour rendre compte de notre société en continuelle évolution. À ce titre d'ailleurs, la géogra-phie d'Haïti ne sera jamais achevée ; mais, elle sera significative dans la mesure où elle participe au déblayage de l'interprétation et de la transformation du sous-développement en assumant la perspective qui lui est propre pour dire le rapport de l'espace à la société dans l'économique, le politique, l'idéologique, le culturel, le juridique. Aucune question sociale ne peut prétendre être sans rapport avec l'espace, les questions actuelles de classes et de couleurs, de pouvoir et de libérali-sation, de développement et de démocratisation... comprises.

    Le morcellement 1664-1803

    Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle et pendant tout le XVIIIe siècle, les principales relations se nouent avec la France. Dès 1664, par la nomination de Bertrand d'Ogeron comme gouverneur de Saint-Domingue et le choix de la com-pagnie des Indes occidentales pour le peuplement de l'île, se trouvent posés, pour 150 ans, les termes d'une politique coloniale d'occupation agricole de l'espace. Les objectifs visés et les moyens pour y parvenir sont contrôlés par la métropole qui assure l'exploitation intensive des ressources par une administration directe et la souveraineté politique.

    Par la traite de main-d'oeuvre noire tirée d'Afrique, la France produit aux An-tilles des, épices dont le sucre et le café. Les denrées saint-dominguoises ont re-présenté plus de la moitié du commerce atlantique français au XVIIIe siècle. Cet

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 29

    énorme transfert des valeurs créées sur place va contribuer au développement du capitalisme en France. S'expliquent dès lors, au seul profit de la bourgeoisie commerçante métropolitaine et des colons, le superlatif de "Perle des Antilles" et la réalisation d'une des structures spatiales les plus achevées de la Caraïbe : l'es-pace morcelé de Saint-Domingue.

    L'unité de base de la mise en valeur de la colonie est l'habitation autarcique ; chacune d'elles possède ses moulins, ses meules, ses séchoirs, ses cuves. La bonne marche des travaux se réalise par un atelier d'esclaves logés à même la plantation dans l'aire des cases-à-nègres. Dans les mornes comme dans les plaines, les mil-liers d'habitations, grandes ou petites, sont toutes individuellement reliées à un port d'embarquement pour l'exportation de leur production au négociant consigna-taire avec qui elle traite d'affaire en France.

    L'organisation de l'espace est faite de milliers de flux indépendants reliant les unités de production à leurs ports d'embarquement éparpillés le long des côtes. La carte de Saint-Domingue est un portulan tout en baies, anses, criques, promontoi-res, jetées, embouchures, caps. Saint-Domingue est la juxtaposition de 5 000 habi-tations, chacune directement reliée à la France par un chemin, un port, un bateau.

    La ville coloniale est le lieu de transit des produits, siège de l'administration gardienne du morcellement, résidence secondaire de colons propriétaires et refuge de marginaux de toutes sortes vivant hors d'une plantation, hors de la norme colo-niale.

    Le morcellement, spatialité du Pacte colonial, est une production d'enclaves, une représentation de chaque plantation comme appendice individualisé de la France, un territoire clos condamné à dégorger ses produits par un goulot unique et orienté vers la métropole. Ce rattachement de l'habitation coloniale à la France par fiction de prolongement, ce morcellement de l'espace comme fondement d'or-ganisation, confine la force de travail, bien meuble, à l'isolement de chaque ate-lier. La rupture révolutionnaire éclate les espaces fermés pour une fusion totale, création d'une organisation ouverte, espace de l'État-Nation aux mouvements de marchandises d'une localité à l'autre, aux flux de vivres vers les lieux de marchés, noeuds de convergence des rencontres, réseau des contacts culturels, économiques et politiques.

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 30

    La régionalisation 1804-1915

    Par l'indépendance en 1804, Haïti se coupe de la domination coloniale pour bâtir des relations d'importation et d'exportation avec le capitalisme commercial européen. La naissance de l'État s'accompagne de la création de groupes sociaux qui se constituent par l'appropriation des terres agricoles, le contrôle des circuits de commercialisation et l'accaparement de l'appareil d'État.

    Les anciennes masses esclaves ont été contraintes de travailler sur les proprié-tés dont s'étaient emparés les dirigeants issus de la guerre d'indépendance. Toute une imposante armature législative, les règlements du "Caporalisme agraire", a été bâtie par les différents gouvernements de la première moitié du XIXe siècle. Elle consacrait l'asservissement personnel du paysan au propriétaire foncier et pré-voyait de lourdes et sévères sanctions contre les contrevenants à cet ordre nou-veau dans l'agriculture. Sans cette violence directe et soutenue, les Grandon n'ar-riveraient pas à consacrer leurs droits de propriété, obliger les paysans à travailler pour eux et combattre la menace permanente de marronnage de la main-d'oeuvre.

    Vers le milieu du XIXe siècle s'achève en bonne partie la consolidation du droit de propriété sur les domaines privés et publics et sur les parcelles distri-buées, acquises ou occupées par les paysans. Entre temps d'autres factions se sont constituées dans le négoce par le contrôle des circuits de commercialisation.

    L'oligarchie qui prend naissance au cours du XIXe siècle a pour fondement les redevances agricoles et les bénéfices de commercialisation des denrées d'exporta-tion ; rentes et profits assurés par la mainmise sur l'appareil d'État qui est aussi source importante de prévarications.

    Il se développe une intense activité régionale axée sur un port d'exportation. Les onze chefs-lieux d'arrondissements financiers sont des villes côtières ouvertes au commerce extérieur. Ce sont les sièges locaux des oligarchies régionales contrôlant la production et la vente de leur zone respective. C'est la période histo-rique au cours de laquelle chaque "province" fait sentir son influence. Les grandes divisions entre Nord, Sud, Ouest se subdivisent en particularismes locaux qui

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    agissent aussi bien aux niveaux politique et militaire qu'aux niveaux commercial et économique.

    L'organisation de l'espace devient régionale ; chacune des onze villes portuai-res abrite de puissants groupes de propriétaires terriens, de commerçants et s'acti-ve dans l'importation et l'exportation. Les réseaux de transport du café ou des bois convergent aux villes régionales. Les bourgs et les zones de production sont ani-més par leur port respectif.

    La régionalisation est au XIXe siècle la structure d'aboutissement du partage de l'espace entre onze oligarchies nées autour de onze villes-ports, nœuds de contact obligé pour le commerce international. Chacun des onze groupes dispose d'arrière-pays fait d'un réservoir de paysans secrétant rentes, profits, taxes, et à l'occasion troupes de guerre.

    Les "provinces" sont plus ou moins fortes. Leurs groupes hégémoniques s'al-lient, s'opposent, se combattent, et chacun d'eux se singularise par une combinai-son originale de l'importance des factions foncières rurales, foncières urbaines, commerçantes, politiques, et par l'étendue de la dispersion de ces factions dans le spectre des couleurs locales, du noir au mulâtre.

    Port-au-Prince, accumulant les valeurs de centralité, distance progressivement les autres pour aborder le tournant du siècle, substitution du capitalisme industriel au capitalisme marchand, en position centrale. La composition de son oligarchie, commerçante, foncière urbaine, latifundiaire, mulâtre et immigrante... sera doré-navant, elle aussi, un objet de la politique nationale ; les exacerbations des évincés de province y trouveront des thèmes de revendications.

    La centralisation 1915-1980

    Dès la fin du XIXe siècle, les E.U.A. éliminent la France du marché haïtien, réorientent à leurs profits le commerce extérieur et disposent de la force de travail paysanne pour leur développement industriel, particulièrement dans les planta-tions sucrières américaines de Cuba et de la République Dominicaine. L'occupa-tion d'Haïti par les Marines de 1915 à 1934 ouvre l'ère de la dépendance au capi-talisme financier et industriel, l'impérialisme en réalisation. La spatialité nouvelle,

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    la centralisation port-au-princienne, déjà perceptible dans le précédent cycle, est précipitée par un train de mesures politiques et administratives et leurs mécanis-mes afférents.

    De 1915 à 1921, l'occupant doit affronter sa première guérilla d'envergure au XXe siècle. Il lui faudra toutes les ressources de destruction du moment, notam-ment l'aviation, pour venir à bout des paysans en armes sous la conduite de chefs locaux dont certains grands propriétaires terriens. Les guerres Caco et Piquet sont inscrites dans la structure de régionalisation et la nouvelle centralisation devait en saper les bases par affaiblissement de la puissance politique et militaire des ré-gions. L'objectif politique de la spatialité en formation est de restreindre les af-frontements pour le pouvoir aux seules factions (contrôlables) de la capitale en gestation de la "république" de Port-au-Prince. Les champs de bataille feront pla-ce aux jeux de coulisses.

    L'ordre nouveau, administratif et économique, politique et militaire, vient étayer le projet d'espace : élimination des budgets communaux au profit d'un bud-get national, fermeture des ports régionaux au commerce extérieur, tarifs préfé-rentiels à Port-au-Prince, création d'une force de police à hiérarchie militaire, la Garde d'Haïti, suppression de toute autorité locale des généraux "ancien temps", prise en charge par l'occupant des principaux appareils publics, banques, douanes, contributions. Les mécanismes de la centralisation sont brutalement imposés pour les décennies à venir.

    L'énorme réservoir de main-d'oeuvre paysanne est nécessaire comme proléta-riat des industries nouvelles. Les campagnes sont vidées des cultivateurs au profit des centrales sucrières de la Caraïbe ; déplacement de population sans précédent historique puisqu'il implique en 10 ans, de 1920 à 1930, plus du quart d'une popu-lation totale de deux millions d'habitants. Une retombée notable de ces migrations forcées est de mettre fin au potentiel de guérilla paysanne.

    Il est probable que la phase de transition régionale en Haïti au XIXe siècle ait été l'une des plus longues et des plus achevées de toute la Caraïbe. Ainsi va s'ex-pliquer en début du XXe siècle l'originalité haïtienne du parcellaire agricole, la "difficulté" d'établissement des plantations capitalistes, la "facilité" de créations d'une diaspora et l'affermissement d'une civilisation paysanne dont les modèles remarquables de production, de commercialisation, de distribution.

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    L'attraction cumulative des services à Port-au-Prince vide les provinces des fils des oligarchies en déclin ; 1946 est aussi leur rentrée sur la scène politique circonscrite à l'urbain macrocéphale. L'origine régionale tisse encore des liens de provenance commune dans les populations métropolitaines et dans la diaspora.

    La centralité est l'espace de la dépendance au capitalisme industriel et finan-cier. Économie d'agglomération, centre de consommation, réservoir de main-d'oeuvre… tels sont les attributs indispensables à la réalisation des rentes fonciè-res urbaines, des profits commerciaux, de la plus-value salariale, aux mains des factions dominantes. Les transferts d'argent de la diaspora, la plus importante ru-brique du produit national, est de l'ordre de 200 millions de dollars ! année ; ils sont récupérés pour la plus grande part à Port-au-Prince par les loyers, les profits de commerce, la fourniture des services privés d'école, de santé, d'administration.

    La "république" de Port-au-Prince s'est affirmée.

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 34

    ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982)

    Première partie : de l’évolution de l’espace à sa métropolisation

    II

    Le projet colonial de morcellement

    Retour à la table des matières

    Les informations traitées sont celles de la conjoncture 1789, des années char-nières qui permettent de saisir Saint-Domingue à ses derniers moments de produc-tion coloniale, en période d'éclatement de l'ordre esclavagiste. Les données de base proviennent du dépouillement systématique de l'oeuvre de Moreau de St-Méry complétée par des documents d'archives coloniales, dont une vingtaine d'État Généraux de la Colonie de Saint-Domingue.

    Le titre Espace morcelé 1664-1803 comporte deux éléments ; d'une part, la thèse d'une modalité particulière d'organisation de l'espace de la société coloniale, le morcellement (nous postulons d'ailleurs que ce concept d'espace peut rendre compte du projet territorial de l'ensemble des colonies des Amériques) ; d'autre part, une périodisation qui fait véritablement commencer la prise en charge de Saint-Domingue en 1664. Avant cette date, elle était la moins développée des possessions antillaises de la France. La Martinique et la Guadeloupe, dès 1625, connaissaient l'implantation de colons pratiquant une agriculture de vivres, héri-tière de celle des Caraïbes, et de denrées, tabac et indigo. Saint-Domingue n'a pratiquement pas connu le cycle du tabac et de l'indigo de la première moitié du XVIIe siècle. L'exploitation débute effectivement en 1664 avec d'Ogeron. Lors,

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 35

    l'extraction du sucre était vieille d'une vingtaine d'années dans les petites antilles 1803, fin de période, s'impose comme année de conquête de l'indépendance natio-nale haïtienne.

    * La figure de la structure dominante morcelée évoque le compartimentage des

    plantations coloniales dont les produits sont acheminés à des points d'embarque-ment pour leur transfert en métropole. Les carrés, symbole des unités de produc-tion que sont les Habitations, sont disposés côte à côte, sans liaison, autarciques dans la réalisation de leur fonction que marque la flèche tournée vers l'extérieur.

    Le traitement de l'information sur la carte témoigne aussi de ce compartimen-tage par la juxtaposition de carrés ayant en commun d'occuper un même territoire mais en formant des modules autonomes.

    Le lettrage évoque les cartes du XVIIIe siècle, le portulan de description des ports et des côtes, préoccupé de fournir information sur le relief littoral, de cette écriture appliquée des ingénieurs de la Marine du XVIIIe siècle. Le bateau à voile avait besoin de repères pour remplir sa tâche de fournisseur d'esclaves et de trans-bordeur d'épices dans tous les rivages susceptibles d'accueillir un comptoir d'éco-nomie coloniale.

    Les densités, regroupées en cinq catégories, sont les variables les plus signifi-catives pour conduire à la compréhension des phénomènes d'espace saint-dominguois. La population représentée, exception faite des agglomérations de plus de 750 habitants, est d'environ 458 000 personnes se répartissant sur 16 500 km'. Les densités de 10 habitants/km2 en moyenne couvrent 45.5% du territoire occupé (7 500 km2) avec 17% de la population (78 000 personnes). C'est la tran-che des densités faibles qui traduisent le front pionnier du café, la poussée de dé-frichement sur les pentes des mornes, les zones d'agriculture difficile par manque d'eau ou par salinité des sols, les terres de hatte d'élevage ; en somme, les marges coloniales en périphérie des lieux de fortes productions de denrées.

    Les deux tranches suivantes de densités, 26 et 45 habitants /km2 en moyenne, couvrent 42.5% de la superficie (7 000 km2) avec 48% de la population (220 000 personnes). Ce sont principalement les terres à café, versants propices du pays montagneux que l'on mettait en valeur à partir de 1736, quand le café des Îles eut droit d'entrée en France pour concurrencer celui de la Compagnie des Indes orien-

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 36

    tales qui jouissait d'un monopole. Il y eut "âge du café" vers 1750, et même "fré-nésie du café" vers 1775 ; un cycle semi-séculaire dont les nombreuses phases de croissance se lisent dans l'espace par une fine gradation des densités d'occupation.

    Les fortes densités de 60 et 100 habitants ! km2 couvrent 12% de la superficie (2 000 km2) avec 35% de la population (160 000 personnes). Elles rendent compte des concentrations des ateliers d'esclaves pour le sucre des plaines. Ces planta-tions d'abord circonscrites "au vent" des alizés, allaient, à partir de 1740 sous Lar-nage et Maillart, s'affranchir des contraintes d'eau par de grands travaux d'irriga-tion qui firent s'étendre les carrés de canne de la Plaine du Nord, permirent l'arro-sage de 25 000 hectares dans le Cul-de-Sac et rendirent possible 48 sucreries à I'Arcahaie, là où ne poussaient que coton et tabac entre des hattes d'élevage.

    La planche de Saint-Domingue donne à voir la charpente coloniale de l'espa-ce, trois ceintures en trois étages : des noyaux de canne à sucre de teintes brunes en plaines, enveloppés du café des teintes rouges des versants, que prolonge le jaune des marches pionnières.

    Île à sucre et café qu'au tournant des années 1789, les contestations des blancs, les réclamations des affranchis et les agitations des noirs allaient précipiter dans plus d'une décennie d'affrontements, finalement scellés d'une alliance contre l'ordre colonial blanc, pour éclater définitivement le morcellement des plantations par l'émergence d'un ordre nouveau de régionalisation nationale ; 1er janvier 1804, proclamation de l'indépendance.

    * La carte fait immédiatement ressortir les ensembles régionaux où s'observe la

    gradation des ceintures brunes, rouges, jaunes.

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 37

    PLANCHE 1.

    L’espace morcelé 1664-1803.

    Espace haïtien Retour à la table des matières

    LE NORD-EST

    En 1789, on divisait la région capoise en paroisses de plaines et paroisses de mornes, comptant d'une part 288 sucreries et d'autre part 2 009 caféteries. L'in-ventaire accusait également 443 indigoteries dans les zones les moins arrosées et 66 cotonneries sur les marges les plus sèches.

    Ce résultat considérable est le cumul du travail de quatre générations d'es-claves : la première a défriché, la seconde a entrepris les grands travaux d'irriga-tion, la troisième a érigé les édifices et consolidé les plantations, la quatrième a monté les grandes manufactures.

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 38

    De la côte à la montagne s'observe un étagement de l'occupation du sol : la culture intensive de la canne dans la plaine ; le coton et l'indigo aux limites de l'irrigation ; les premiers versants vivriers et caféiers ; les zones caféières en ex-ploitation intensive et extensive ; les nouvelles caféteries et les marges pionnières au contact des éleveurs espagnols. On peut dater chacune des tranches de densités à Saint-Domingue car cette superposition rigoureuse est l'aboutissement des va-gues successives de conquête du territoire. Le réseau routier est perpendiculaire à la côte ; plusieurs chemins parallèles aboutissent aux rivages. Le cabotage relie tout le littoral au port du Cap-Français.

    LE NORD-OUEST

    Très faiblement peuplé de quelque 4 000 personnes, la façade atlantique du Nord-Ouest concentre, dans la vallée de Jean Rabel et le long de la rivière La Gorge sur le plateau de Bombardopolis, de petites indigoteries, cotonneries, pla-ces à vivres, caféteries et des hattes. Les plantations sucrières souffraient du man-que d'eau. La presqu'île opposait en somme à l'occupation coloniale, des condi-tions naturelles que l'on n'était pas parvenu à maîtriser pour un développement de grandes Habitations. En 1789, la structure démographique du Nord-Ouest, 40% de blancs, 57% d'esclaves et 3% de libres est encore à l'image des premiers mo-ments de la colonisation, vers 1670.

    L'ARTIBONITE

    Le long du fleuve, l'abondance d'eau nuit au rendement et à la qualité de la canne : seulement une cinquantaine de sucreries. Par contre, 1 044 indigoteries et 297 cotonneries profitent des bourrelets des levées alluviales. On surnomma "franges fertiles" les 256 km2 de la vallée et des rives des Verrettes aux Salines. Dans ce couloir, les densités culminent aux plus fortes tranches.

    Sur les pentes environnantes, du côté de la Chaîne des Matheux au sud, 313 caféteries produisent ce qui deviendra, à l'échelle mondiale, le café-étalon de Saint-Marc.

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 39

    Remontant des Verrettes à Mirebalais, les densités faibles traduisent l'occupa-tion extensive des hattes d'élevage. Le front de colonisation du café les fera recu-ler au point que Saint-Domingue dépendra presque exclusivement des élevages espagnols du Plateau Central pour la fourniture des "bêtes à cornes et cavales".

    Dans le prolongement sud-est de l'artibonite, la vallée du Fer-à-cheval, 192 km2 aux densités moyennes, concentre 300 indigoteries, 218 cotonneries, 47 café-teries. La région des Gonaïves, "sous-le-vent" des alizés n'a que trois sucreries. Les densités faibles du bassin de la Quinte témoignent de la dispersion, par man-que d'eau, de 135 indigoteries, 15 cotonneries et 50 caféteries.

    PORT-AU-PRINCE

    Les plaines du golfe de Port-au-Prince sont I'Arcahaie au nord-ouest, le Cul-de-Sac au centre, et Léogane à l'ouest. À partir de 1735, les travaux d'irrigation les transforment en terres sucrières. L'Arcahaie, reliée à Port-au-Prince par cabotage, développe 48 sucreries en plaine, 60 caféteries en montagne, 49 indigoteries et 25 cotonneries. Bilan fort appréciable pour une région "sous-le-vent" dans la diago-nale sèche.

    Le Cul-de-Sac, masse de fortes densités équivalant à celle de la plaine du Nord, s'est construit sur un intense réseau de canaux dont les ruines harnachent encore, plutôt mal, les dérivations du chevelu hydrographique. La Rivière Grise arrosait 10 000 hectares et les autres cours d'eau environ 4 500 hectares. Il s'y produisait 50 millions de livres de sucre brut par année, notamment dans 118 grandes sucreries parmi les nombreuses manufactures de moyenne et petite tailles qui se partageaient la plaine. Les premières pentes de la Selle, tout l'arrière-pays montagneux de Port-au-Prince, étaient couvertes de 173 caféteries.

    Léogane, arrosée par la Rivière Momance, compte 67 sucreries. Les parties hautes étaient réputées pour la qualité des vivres et du café. La gradation des den-sités de la côte aux sommets continue à s'observer partout à Saint-Domingue.

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 40

    LE SUD-EST

    Le peuplement est côtier comme le suggère l'expression coloniale de "bande de Jacmel". La mise en valeur de la première frange littorale avait été gênée par l'existence des communautés marronnes dans les montagnes. En 1789, la conquê-te se préparait activement par des concessions de 100 carreaux, en si grand nom-bre, que le plateau continental y passait !

    Les nombreuses vallées des rivières dévalant les montagnes sont en places-à-vivres et indigoteries, et les proches versants occupés par 310 manufactures ca-féières de petite taille. Il faut signaler qu'il n'y eut au Sud-est qu'une seule sucre-rie.

    La diffusion de conquête de Saint-Domingue s'est faite par vagues et la "ban-de de Jacmel" offre l'image d'une mise en place avant l'afflux des capitaux et des grands planteurs.

    LA PRESQU'ÎLE DU SUD

    Cloisonnée, coupée des centres où bat la vie coloniale, elle n'a longtemps reçu que les "queues de cargaisons". Il s'y était développé une liberté de négoce avec les Anglais, le commerce interlope. Le peuplement faisait problème, au point que toutes les mesures incitatives (prime de 200 livres Tournois, en 1786, pour l'intro-duction de chaque tête de nègre) se révélant inopérante, un arrêté autorisa l'inter-lope jusqu'au rappel de la mesure le 9 mai 1789.

    La façade sud comprend le liseré côtier allant de la paroisse de Tiburon à celle de Port-au-Piment ; la plaine et les platons des Cayes ; le prolongement de Cavail-lon et d'Aquin aux populations regroupées dans les "basses côtes".

    Aux Cayes, la gradation complète des densités rend compte de la plaine su-crière arrosée de nombreux canaux qu'alimentent la Ravine du Sud. Les versants caféiers des platons produisant 75 000 livres de café par année. Les faibles densi-

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 41

    tés sont rares car les marches pionnières s'étaient arrêtées aux contreforts du mas-sif de la Hotte.

    De part et d'autre des Cayes, dans l'ensemble des vallées de Tiburon à Aquin, de petites entreprises sont tenues par une classe de modestes planteurs dont beau-coup n'ont pas 10 esclaves. Environ 70 000 personnes peuplent cette façade sud.

    La façade nord, deux paroisses de 25 000 habitants, Dame-Marie et Jérémie, est consacrée à une dizaine de sucreries en plaine et à une vigoureuse extension de petites caféteries sur les pentes de la Hotte. L'originalité de la région tient dans la production cacaoyère. Les 9/10 de cette denrée proviennent encore de nos jours de la façade nord.

    De la côte au massif, les densités décroissent régulièrement : fortes densités de la plaine et des basses vallées de la Voldrogue et de la Grand-Anse ; densités moyennes des hautes vallées et des versants caféiers et cacaoyers ; densités faibles du front de défrichage des petites plantations qui trouent la forêt.

    *

    Cette lecture de l'espace morcelé invite à creuser la relation entre structures dominantes d'espace et échelles d'analyse. À chacune des périodes d'espace nous constatons qu'un objet de taille différente devient l'unité de base de la structure. Au morcellement il s'agit de la plantation d'échelle locale (la grande échelle) ; à la régionalisation de la province d'échelle régionale (la moyenne échelle) ; à la cen-tralisation du pays entier d'échelle nationale (la petite échelle). Dans la recherche d'une alternative de développement on doit définir des objets d'une taille donnée comme éléments de base d'une structure dominante de remplacement.

    Dans la période coloniale, la perspective d'étude est de comprendre l'organisa-tion de la plantation qui est l'unité de base. C'est le niveau privilégié d'agrégation auquel il faut d'abord ramener l'analyse de toutes les dimensions sociales et éco-nomiques. Les échelles "régionale" et "nationale" ont une importance secondaire pour la définition de ce qui fait la singularité de cette période.

    Au temps de la régionalisation, la province devient le niveau fondamental de la structuration de l'espace. La grande échelle perd sa prééminence au profit de

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 42

    l'échelle moyenne. Le problème devient alors celui de la compréhension des par-ticularités de chacune des régions. Tout le champ des analyses sociales et écono-mique n'est accessible qu'en recourant à l'unité d'espace propre au XIXe siècle, les provinces en fédération.

    À la centralisation la petite échelle devient la référence. Toutes les analyses exigent une vision de l'ensemble national comme nouvelle unité de base. Les ex-plications ont pour obligation de rendre compte d'une totalité propre à la structure d'espace du moment. Port-au-Prince, la région (planche 4), la ville (planche 5), le centre-ville (planche 6), organise tout le territoire.

    Concrètement, s'il nous fallait construire un atlas saint-dominguois, notre perspective serait de particulariser les plantations en travaillant à grande échelle. Le même projet pour le XIXe siècle donnerait priorité aux études de chaque région d'échelle moyenne. L'atlas contemporain de la centralisation doit prendre en considération la petite échelle.

    Privilégier ainsi des objets d'espace d'échelles différentes ne signifie pas que les autres échelles englobées ou englobantes soient à rejeter. Elles fournissent d'autres niveaux d'explication en procédant à des regroupements ou des décompo-sitions des objets principaux d'études. Nous dégageons cependant ceci à chaque structure dominante d'espace, une échelle particulière devient déterminante pour la construction de l'ensemble des phénomènes d'espace d'une société.

    Ces considérations qu'introduit l'analyse de l'espace morcelé se prolongent de questions que nous devrons nous poser par la suite. S'il existe un objet de taille privilégiée à chaque structure dominante d'espace, nous devrons essayer de dé-terminer pour l'époque actuelle le niveau d'agrégation le plus pertinent pour la formulation d'une structure de remplacement de la centralisation. Ce ne sera pas un retour à l'une des trois formes connues mais des propositions devant déboucher sur une forme nouvelle, aux unités de base nouvelle.

    À ce stade, nous devons remarquer que chacune des figures d'espace corres-pond à une organisation sociétale particulière. La relation entre espace et société est à ce point importante que l'on s'interdit de comprendre l'un si l'on ne tient pas compte de l'autre. Il va alors de soi que tout nouvel espace inclut aussi un nouvel ordre de société.

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    L'alternative recherchée sera une relation entre deux termes, espace/société, dans une perspective de développement. À la succession plantation XVIIIe siècle, provinces XIXe siècle, pays du XXe siècle, nous suggérons noyaux pour le XXIe siècle. Vivant actuellement une période de transition, 1980-2000, il est de bonne politique de lui chercher une issue optimale.

    *

    Les fondements du morcellement tiennent du Pacte Colonial, mainmise politi-que, commerciale, financière et policière. Il fait obligation à chacune des unités de production de dépendre d'entreprises en métropole pour la fourniture des intrants (main-d'oeuvre noire), pour le financement du matériel et des activités, pour la commercialisation des denrées produites. La fonction politique de l'administration déléguée est de veiller à la "non transformation" des produits, d'assurer à la Fran-ce la valeur ajoutée de la finition (rendant ainsi impossible l'accumulation sur place), d'interdire le commerce interlope avec les puissances rivales. Le contrôle financier se réalise par l'assujettissement de chaque colon à un bailleur de fonds qui se rembourse largement par la mise en marché en Europe. L'univers, décrété clos, de chaque habitation, devait par ailleurs faciliter le contrôle policier de l'or-dre esclavagiste.

    Il s'en fallut de beaucoup que la pratique saint-dominguoise du Pacte fût aussi monolithique. Petits planteurs et grands planteurs, sucriers et caféiers, gens de couleur libres et petits colons, esclaves marrons... conjuguèrent leurs intérêts contraires pour distendre la maille de morcellement jetée de France sur chaque plantation de la colonie. Blancs, libres et esclaves tirèrent chacun de leur côté jusqu'à déchirer l'espace morcelé.

    *

    Le XVIIIe siècle saint-dominguois est encore à inventer. Nous ignorons la dy-namique de conquête des terres et la diffusion des innovations, nombreuses en cette période. Nous voyons bien sur le terrain les vestiges des aménagements co-

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 44

    loniaux mais nous n'avons jamais retracé l'infrastructure hydraulique et manufac-turière des régions. Aucun site, aucune habitation n'a encore livré aux fouilles les connaissances que recèlent leurs restes. Les archives et papiers de famille, en bonne partie localisés, n'ont pas vraiment fait l'objet d'analyses en sciences de l'espace et de l'économique.

    Un certain déblayage politiciste a été réalisé, des monographies précieuses de plantations ont été constituées, des chroniques bibliographiques ont l'avantage d'exister... mais enfin, aucune de ces oeuvres ne s'écarte vraiment de la compila-tion empirique. Saint-Domingue est toujours une grande inconnue qui attend pour se livrer le travail de production de théories de plusieurs équipes de scientifiques. Il reste à créer en Haïti le cadre propice pour leurs formations et leurs recherches, car, ce XVIIIe siècle est essentiel à notre devenir ; y sont enfouies les racines de ce qui allait forger la civilisation paysanne haïtienne.

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    ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982)

    Première partie : de l’évolution de l’espace à sa métropolisation

    III

    La fédération des provinces du XIXe siècle

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    Les données traitées sont celles de la conjoncture 1890, des années charnières marquant les affrontements du Parti national et du Parti libéral, la fin de la supré-matie française, le début des 25 années de rivalités actives entre les quatre puis-sances mondiales (E.U.A., Angleterre, Allemagne, France) pour la prépondérance sur l'île, jusqu'à la victoire finale des E.U.A. qui évincent leurs concurrents, et impose leur tutelle en 1915.

    Le principal témoignage de l'époque est le Dictionnaire géographique de Se-méxant Rouzier, un monumental guide alphabétique des lieux en Haïti qui offre plus de 1 500 pages de descriptions, d'annotations, et les États de comptes des arrondissements financiers. J'ai fait choix des données se rapportant à 1890 com-me le "tableau de population par communes", il y en avait 86 à l'époque, et l'en-semble des indices d'activités de l'exercice financier 1890-1891. Le premier trai-tement que j'ai fait subir à ces sources tendait à rendre comparable les phénomè-nes de population aux XVIIIe, XIXe et XXe siècles.

    Le titre Espace régionalisé 1804-1915 tente de qualifier une période de transi-tion entre l'espace morcelé colonial et l'espace centralisé contemporain, deux

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 46

    structures dominantes d'espace très nettes et assez convaincantes. La difficulté de traiter de cette période intermédiaire vient de ce qu'en Haïti, la conquête de l'indé-pendance ayant longuement précédé la libération nationale des autres colonies de la Caraïbe, et surtout, ayant radicalement éliminé les colons européens, nous nous trouvons devant un cas d'espèce difficilement comparable à d'autres réalités.

    Le Pacte colonial rendait impossible l'accumulation du capital nécessaire à l'indépendance financière des Habitations. Les mouvements autonomistes blancs, dans un capitalisme commercial en développement, reçurent vers le milieu du XIXe siècle les conditions pour passer de sociétés esclavagistes en sociétés de plantations, le colon devenant planteur. Cette transformation est cependant trop liée aux métropoles et trop proche de la dynamique de centralisation de la fin du XIXe siècle pour donner naissance à la forme achevée de l'espace régionalisé qui s'observe en Haïti.

    La structure dominante régionalisée serait en somme le véritable projet spatial d'une société (de plantations) indépendante, génératrice d'autant d'oligarchies ré-gionales qu'il y aurait d'entités régionales viables pour le commerce d'exportation de denrées et pour une autonomie relative des provinces, ensemble de micro-sociétés associées.

    *

    La figure de structure dominante régionalisée réalise les transformations d'une période à l'autre. Les plantations coloniales, anciennement autarciques, ont cédé la place à un ensemble de regroupements régionaux animés d'un port princi-pal. Les flèches, maintenant à double sens, symbolisent l'échange commercial d'importation et d'exportation qui est la source première d'enrichissement des bourgeoisies de province. Ce sont d'abord les prélèvements sur les denrées d'ex-portation, les rentes foncières, les taxes et les bénéfices de commercialisation à la sortie ; et ensuite, les taxes et les bénéfices de reventes à l'entrée. Sur ce mouve-ment de base de l'économie du XIXe siècle, se greffent les prélèvements dérivés, rendus possibles par le capital recueilli, tels que le prêt usuraire aux producteurs pour récoltes à venir, la rente foncière et immobilière urbaine par investissement de capitaux dans le bâti.

  • Georges Anglade, ATLAS CRITIQUE D’HAÏTI (1982) 47

    La figure rend compte des caractéristiques déterminantes de l'espace du XIXe siècle un réaménagement du morcellement en régionalisation, et des canaux aux noeuds desquels se font les prélèvements des valeurs créées par les paysans, mar-ch