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AU DELA DE LA QUALITE
<<Démarches qualité>>, conditions de travail et politiques du bonheur.
Frederik Mispelblom Beyer
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INTRODUCTION :
LA QUALITE, UN SYMPTOME A DECHIFFRER
<<Quand, au cours d'une bataille, les
combattants se disputent avec acharnement la
possession de quelque petit clocher ou de
quelque ferme, n'en déduisons pas que cette
église est un sanctuaire national ni que cette
ferme abrite les trésors de l'armée. La valeur
des lieux peut n'être que tactique et n'exister
que pour ce seul combat>>.
Sigmund Freud, La technique psychanalytique,
PUF, 1981, p. 55 (note en bas de page).
Le terrain de la qualité est devenu aujourd'hui, dans de très nombreuses entreprises en France et
dans le monde, un champ sur lequel se décident des enjeux cruciaux pour le développement et
parfois la survie de ces entreprises. Sur ce champ se déploient toutes sortes de démarches, dont
les principales s'appellent <<qualité totale>> (ou <<intégrale>>, ou <<globale>>), <<qualité de
service>> et la très répandue <<certification>> des entreprises aux normes ISO 9000. La
concurrence internationale, les critères de consommation, de sécurité, de confort d'un pays à
l'autre, le caractère plus ou moins propre ou polluant des produits, et dans les entreprises certains
aspects des conditions de travail du personnel, tout cela est en jeu dans les discussions et les
interventions à propos de qualité.
La Qualité est un thème d'une aveuglante évidence. Il semble aller de soi que la qualité soit
devenue l'un des nouveaux terrains de la concurrence mondiale entre entreprises, il semble aller de
soi que ce qu'on appelle les démarches qualité aient pour objet d'améliorer la qualité des produits
et des services, il semble aller de soi que cela soit un but louable. Il existe bien des critiques
concernant les manières de parvenir à ce but et le prix à payer pour y parvenir, mais la fin en soi
n'est guère remise en cause. En témoigne le fait que les rares spécialistes des Sciences sociales et
humaines à écrire sur la question n'interrogent guère le terme même de <<qualité>>. Il nous
semble pourtant que ce terme ne va pas du tout de soi, que son évidence même devrait susciter
des interrogations et qu'il faille le déconstruire pour comprendre l'engouement qu'il suscite. C'est
ce que nous allons tenter de faire dans cet essai.
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Il s'agit en effet d'un sujet d'une grande complexité où l'apparente simplicité de l'objectif affiché,
améliorer la qualité, n'implique pas la simplicité des moyens de le réaliser. Intervenir dans le
domaine de la qualité c'est toucher peu ou prou à beaucoup d'aspects des entreprises mais aussi
aux habitudes de vie des consommateurs, et une amélioration de la qualité se fait souvent, sous
peine d'échouer, au prix de profondes réorganisations. Selon les approches, les méthodes et les
techniques, l'intervention sur la qualité ne sera pas la même, différentes démarches sont en
concurrence les unes avec les autres, et des différences existent aussi selon qu'il s'agit
d'entreprises industrielles ou de services. Sans parler du fait que pour de simples raisons de
marché, chaque cabinet de consultants ou de spécialistes de la qualité a intérêt à inventer <<sa>>
démarche.
Il n'y a pourtant pas autant de conceptions de la qualité et de moyens de la fabriquer qu'il y a de
démarches. Nous en exposons ici une synthèse, qui montre que quelques orientations de fond
traversent chacune d'entre elles, et que des enjeux comparables se jouent sur des terrains qui ne
sont distincts qu'en apparence, dans les entreprises, mais aussi chez les consommateurs.
Dans les entreprises, ces démarches se constituent de plus en plus en véritables systèmes de
gestion et de management qui comprennent leurs centres de formation (écoles, instituts et
universités de la qualité), leurs services spécialisés (département ou service de la qualité), leurs
cellules de communication interne et externe, et de nombreux spécialistes et experts, aussi bien
salariés de l'entreprise qu'extérieurs à celle-ci. Omniprésente dans les ateliers et les bureaux, la
qualité devient alors non seulement un idéal que tous les membres du personnel sont invités à
partager, mais parfois même une sorte <<d'impératif catégorique>>.
La qualité devient dans ces situations une composante nouvelle et stratégique de la culture des
entreprises, pour s'infiltrer petit à petit dans tous leurs rouages : l'attribution des salaires et des
primes, les critères de promotion et de sélection du personnel, l'organisation du travail et la
répartition des postes, les règles de gestion et les styles de direction et d'encadrement. Cette
référence à la qualité connait des succès variés auprès du personnel comme des organisations
syndicales, car les uns et les autres peuvent avoir à y gagner mais aussi à y perdre.
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Dispositifs participatifs, avec les <<cercles de qualité>> ou les <<groupes de progrès>>, les
démarches qualité tentent parfois de créer des terrains de collaboration entre une partie des
salariés et la direction des entreprises, qui court-circuitent les organisations syndicales et brisent
des secrets de fabrication et certaines solidarités d'équipe ou d'atelier. Ces démarches peuvent
néanmoins entraîner un enrichissement de certaines tâches, stimuler la créativité et l'esprit
d'initiative, montrer qu'il n'y a pas de travail de pure exécution, et contribuer parfois réellement à
<<changer le travail>>, dans un sens jugé positif par les salariés. Au point que d'aucuns y voient
déjà les prémisses d'un nouveau modèle productif, impliquant notamment une gestion des
processus de production par la demande de la clientèle et le développement croissant d'une
dimension de service dans les produits industriels. Mais en même temps, des tendances visant à
accroitre le contrôle tatillon des tâches d'exécution, le renforcement du pouvoir central des
entreprises, et le développement d'une nouvelle morale du travail, notamment par les normes ISO
9000, se font jour. Ce qui se joue ainsi finalement sur le terrain de la qualité dans les entreprises, c'est la question du taylorisme : son renouvellement ou son dépérissement.
Cette question du taylorisme, et les différentes manières de la traiter, sont présentes avec des
dosages différents dans chaque <<démarche qualité>> singulière. D'où le fait que quand il est question de <<qualité>>, il est question en même temps de toutes sortes d'autres choses qui n'ont en apparence avec la qualité que de lointains rapports.
Cette thèse nous semble pouvoir aborder autrement un certain nombre d'interrogations qui
apparaissent au moment de la mise en place d'actions qualité dans les entreprises. En effet, ceux
qui prennent l'initiative de telles actions s'étonnent parfois des résistances qu'elles rencontrent. Ils
estiment par exemple que la qualité étant par définition une valeur positive, il est difficile de s'y
opposer, et effectivement, rares sont ceux qui s'opposent ouvertement aux projets de production
d'une qualité meilleure.
Pourtant, des résistances existent. Elles s'opposent apparemment non au but final qui serait un
service ou un produit de meilleure qualité, mais aux conceptions du <<meilleur>> qui sont celles
des promoteurs de ces projets et au prix à payer pour y parvenir. Ce prix concerne entre autres les
réformes organisationnelles, les changements dans les rapports de pouvoir, les modifications
techniques, les nouvelles normes et valeurs qui sont exigées pour parvenir à cette qualité jugée
meilleure. Cela signifie qu'on peut être contre les actions qualité pour les raisons les plus diverses,
souvent même contradictoires. Et l'inverse est vrai aussi : des gens sont <<pour>>, au nom de
raisons parfois tout à fait opposées.
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Pour le dire en d'autres termes, le thème de la qualité représente toujours la pointe d'un iceberg. Il occupe la place du clocher et de la ferme dans la citation de Freud en exergue de cette
introduction, et est pris dans toute la stratégie de modernisation des entreprises qui se joue sur le
terrain de la qualité mais aussi sur celui de la décentralisation, du management ou du marketing par
exemple.
Dans cet essai, nous allons explorer la partie immergée de l'iceberg, et analyser la stratégie
générale dans laquelle le thème de la qualité est pris aujourd'hui. On peut en déduire que le thème
de la qualité n'est pas donné, n'est pas évident, mais doit, à chaque fois être resitué dans la
conjoncture particulière de chaque entreprise, pour être compris. La qualité est un symptôme à déchiffrer. C'est à ce déchiffrement que nous convions le lecteur.
Notre thèse majeure est que <<la qualité>> en général est une fiction politique, une nouvelle version du bonheur représentée par les produits et les services. La qualité se présente comme
l'une des formes du bien et du beau, l'une des formes de ce qu'il y a de plus désirable, pour tous
les citoyens dans la vie, l'un des supports du bien-être universel. Investie dans les produits et les
services, la qualité y désigne ce qu'il y a en eux de plus précieux, ce qui est à même de satisfaire
les besoins des consommateurs, mais aussi ce qui devrait faire le bonheur de ceux qui la
produisent. La qualité, c'est le bonheur proposé par les entreprises. Mais ce bonheur fait parfois le
malheur de ceux chargés de fabriquer ces produits, et de ceux pour qui ils sont inaccessibles. Ce
qui signifie qu'aussi techniques que paraissent certaines interventions dans le domaine de la
qualité, aussi rébarbatifs que soient beaucoup des manuels en la matière, ce sont des actions à
dominante idéologique et politique, ayant pour enjeu de renforcer certains idéaux contre d'autres,
certaines forces contre d'autres.
Car malgré de fortes apparences consensuelles, le terrain de la qualité est l'enjeu de sourdes
batailles, que l'emploi du terme unique <<qualité>> a tendance à méconnaître. Ce terme unique a,
quand on y regarde de plus près, des significations très variées, et <<la qualité>> ne veut pas du
tout dire la même chose selon les points de vue de ceux qui prononçent ce mot. Il s'agit d'une
construction sociale à tel point polysémique qu'il faut une clé de traduction consistant à ajouter,
au terme simple de qualité, toute une série d'adjectifs pour comprendre de quelle qualité
particulière il est question à chaque fois : qualité organisationnelle, qualité statistique, qualité
commerciale, qualité <<américaine>> ou <<française>>, qualité de sécurité, qualité normative,
qualité bourgeoise et qualité populaire et bien d'autres encore qu'on exposera au fur et à mesure
des analyses présentées ici. La qualité est une question sociale, non seulement parce qu'il n'y a de
qualités que sociales (il n'y a pas de qualités purement techniques), mais aussi parce que sur le
terrain balisé par les démarches qualité se rejoue la vieille question sociale apparue au cours du
XIXème siècle.
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Question sociale au sein des entreprises : tentatives pour répondre à travers les démarches qualité
aux demandes de participation et d'amélioration des conditions de travail, de manière à négocier
des compromis acceptables tant par les directions des entreprises que par une majorité de salariés,
et de façon à ce que ces derniers soient contents de leur vie au travail et s'en contentent.
Question sociale en dehors des entreprises : dans les démarches qualité, c'est la <<confiance>>
des consommateurs et leur satisfaction qui deviennent de plus en plus centrales, et la même chose
vaut pour toutes sortes d'autres protagonistes de la qualité que sont les gouvernements, les
actionnaires des entreprises, les associations de consommateurs, les mouvements écologistes.
C'est tout ce monde que les démarches qualité voudraient satisfaire, rendre contents, rendre
heureux et surtout, tranquilles. Dans ce sens, il y a une visée sécuritaire dans les démarches qualité. La qualité est l'un de ces biais par lesquels les entreprises jouent un rôle sociétal, et
développent une politique qui, en voulant le <<bien>> de ceux à qui elles s'adressent, vise à les
fidéliser et à les rendre dépendants des produits et des services proposés par ces entreprises.
Puisqu'on peut ainsi trouver le bonheur, dans une société qui n'est certes pas parfaite mais encore
perfectible, pourquoi désirer en construire une autre, pourquoi toujours se plaindre et manifester ?
En partant de la qualité, nous échouons donc sur des rivages auxquels on ne s'attendait pas au
départ. Le thème de la qualité est un thème transversal par excellence, qui met en jeu non
seulement la politique des entreprises mais aussi leur culture et la culture en général. Cela n'a rien
d'étonnant pour une notion qui a été depuis des siècles au cœur des débats de la religion, de la
culture, de la philosophie et plus tard des réflexions scientifiques. C'est un thème qui permet de
désenclaver les entreprises, de les sortir d'une vision trop étroitement interne, et d'élargir le débat
vers des enjeux qui, tout en se jouant sur le terrain des entreprises, les dépassent de loin.
Cela explique le style de cet ouvrage qui, tout en se basant en priorité sur des exemples de
<<cas>> d'entreprises, et les écrits des spécialistes en matière de qualité, les analyse à travers la
loupe des Sciences sociales et humaines, de la philosophie et de la littérature, qui traitent à leur
façon de ce thème. Mais le style de l'ouvrage, c'est aussi la déconstruction de la notion
apparemment si uniforme et monolithique de <<qualité>>, pour en montrer les différentes
facettes. Il en va de même des démarches qui interviennent sur ce terrain, dont nous menons une
analyse critique, tendant à montrer qu'elles s'occupent de tout à fait autre chose que ce que leurs
promoteurs prétendent et croient.
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Ce qui nous importe ici c'est de donner à voir ce dont nous pensons qu'il est vraiment question
quand il s'agit de <<qualité>>. Non pour dénoncer de manière stérile ce qui se passe dans les
entreprises ou critiquer sans appel les promoteurs des démarches qualité, mais pour tenter d'y voir
un peu plus clair et permettre ainsi de construire des stratégies d'intervention dans ces domaines
qui soient menées en connaissance de cause. Nous estimons en effet que plus on en sait, mieux on
sait faire ce qu'on veut effectivement faire. C'est pourquoi on trouvera ici non seulement des
analyses, mais aussi des pistes de travail.
Notre ouvrage se veut suffisamment conceptuel et rigoureux pour fournir des éléments de
réflexions qui permettront de voir autrement certains des enjeux des démarches qualité, et
d'intéresser à ce titre des chercheurs et des étudiants qui se préoccupent de savoir quels enjeux
de société se jouent aujourd'hui dans les entreprises. Il intéresse également tous ceux qui, en
position de chercheurs ou de consultants, sont amenés à faire des études et des interventions
dans les entreprises. Mais il se veut en même temps utilisable pour constituer un document de
travail pour ceux qui, en position de direction ou d'encadrement, conçoivent des stratégies dans le
domaine de la qualité, sont chefs de projet, pilotes ou animateurs de ces démarches, et désirent
mieux se repérer dans les enjeux de leurs domaines respectifs. Nous ne prétendons nullement
donner une vue exhaustive de l'ensemble des théories, démarches et actions <<qualité>>
existantes aujourd'hui sur le marché, et nous ne traiterons pas du détail de telle ou telle méthode,
sauf pour y épingler les principes de fond qu'il nous importe de comprendre ici. Il s'agit de tenter
d'exposer d'une manière aussi générale que possible les enjeux de toute action qualité quelle
qu'elle soit, et notamment de montrer en quoi elle peut constituer une forme de
<<néotaylorisme>> ou au contraire une tentative de rupture avec le taylorisme.
Notre matériel est composé d'entretiens avec des responsables dans le domaine de la qualité dans
différentes entreprises industrielles et de service, et plus généralement d'éléments d'enquêtes
menées dans différents domaines, ayant un rapport avec la qualité. Les entreprises concernées
sont en priorité la RATP, France Télécom et La Poste, avec lesquelles nous travaillons depuis un
certain nombre d'années, et plus ponctuellement IBM, le groupe Accor, les Aéroports de Paris, la
Régie Renault, la Sodexho et la SNCF où nous avons eu l'occasion d'avoir des entretiens Mais des
exemples nous sont venus aussi de notre expérience de voyageur, de consommateur ou de client,
des entreprises citées ou des restaurants Mac Donald et de grands supermarchés, des discussions
avec des collègues et des amis connaissant telle entreprise ou y travaillant, ou de la lecture de
revues et des quotidiens apportant tous les jours leurs lots de nouvelles en rapport avec les
préoccupations que nous avons eues ici. Un certain nombre de mémoires d'étudiants effectuant un
Diplôme d'études supérieures spécialisées (DESS) à l'université d'Evry, dont les stages portaient
sur des démarches qualité (spécialement ISO 9000), ont été également mis à contribution dans ce
livre.
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Enfin, les discussions que nous avons pu avoir avec divers représentants du Mouvement français
pour la qualité (MFQ), en premier lieu Christian Mayeur et Bertrand Jouslin de Noray, ainsi que la
participation aux journées sur la recherche organisées par ce mouvement, ont été d'une grande
utilité pour la rédaction et le positionnement final de cet ouvrage. Bien entendu, la responsabilité
de l'usage des exemples revient à l'auteur de ce livre, et non aux entreprises concernées.
Notre ouvrage est composé de deux grandes parties.
La première partie de ce livre, intitulée : <<La qualité, une construction sociale et historique>>
tente de répondre à la question de la définition de la qualité et des démarches qualité. Le premier
chapitre fournit des repères historiques, permettant de situer les démarches qualité dans une
certaine chronologie et défend l'idée qu'elles n'ont pu se constituer que sur la base de certaines
conditions réunies par l'industrie de masse, au début de ce siècle. Le deuxième chapitre définit la
notion si complexe de qualité, à partir de l'idée qu'il faut distinguer le terme de qualité au sens
normatif et moral, qui domine dans les démarches qualité où <<qualité>> est généralement
synonyme de <<bonne qualité>>, et son sens scientifique, où qualité désigne les caractéristiques
et propriétés d'une chose ou d'un être. Le troisième chapitre analyse les principales significations
du mot <<qualité>> dans les démarches du même nom, et propose une clé de traduction destinée
à mieux entendre quelles significations exactes a la qualité dans ces démarches.
On verra ainsi que le terme de qualité est le nœud de multiples contradictions, et quand on en tire
les différents fils, on découvre à chaque fois des conceptions sociales plus ou moins opposées
concernant les conditions de travail et les critères de rentabilité des entreprises, les produits et
leur prix, mais aussi les styles de vie en général, qui sont celles des dirigeants d'entreprise, des
salariés, des consommateurs.
La deuxième partie : <<Qualité de service, normalisation européenne et qualité totale>> analyse les
conceptions sociales à l'œuvre dans trois démarches qualité.
Le chapitre quatre décrit les démarches de <<qualité de service>>, en commençant par donner
une définition des services qui montre comment ils transforment l'identité de leurs clients. La
définition de la qualité d'un service étant en dernier ressort politique, et pas seulement pour les
services publics. Le chapitre cinq est consacré à la <<normalisation européenne>>, la certification
selon les normes ISO 9000, que nous avons définie comme nouvelle morale d'entreprise. Le
sixième et dernier chapitre étudie les démarches dites de <<qualité totale>>, qui ont l'ambition
d'être le <<sommet>> en matière de démarche qualité.
Dans ces trois chapitres nous rencontrons deux dimensions transversales à toutes les démarches,
que le <<modèle européen de management global par la qualité>>, prôné par le Mouvement
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français pour la qualité (MFQ), fait ressortir particulièrement : la culture et les rapports de pouvoir.
D'où le titre de notre ouvrage, éclairé plus longuement dans la conclusion : au-delà de la qualité, on
découvre le politique. Les démarches qualité proposent en effet la qualité comme idéal du bonheur.
Et celui qui détient le bien que tous les citoyens désirent, celui-là détient le pouvoir.
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Que sont les démarches qualité ? Quand sont-elles apparues, et que font-elles de la qualité ?
Qu'est-ce que la qualité ?
Si la qualité est un thème très ancien, les démarches spécialisées la concernant sont
historiquement assez récentes, car on peut les dater du début du siècle quand apparaissent
certains problèmes dans la production de masse. Contemporaines de la naissance du taylorisme, ce
dernier ne les a jamais quittées, et constitue encore aujourd'hui la pierre de touche des démarches
: s'agit-il d'une forme de néo-taylorisme, ou tentent-elles de rompre avec lui ? Le premier chapitre
est consacré à ces questions concernant la constitution historique et le déploiement de ces
démarches. La qualité est un mot qui a au moins trois significations très différentes, dans les domaines
scientifique, juridique et moral. L'analyse détaillée de ces définitions jette une nouvelle lumière sur
la manière très normative dont le mot qualité figure dans la majorité des démarches qualité. Au
cœur des débats sur la qualité, apparaissent les questions de la différenciation et de la distinction
entre classes sociales. La qualité, ça sert à classer et à déclasser, à juger et à déjuger. Le mot en
ressort bien moins innocent qu'il ne paraît de prime abord. Tel est le sujet du deuxième chapitre.
Dans les démarches qualité, existe une pluralité de définitions de la qualité, et on en distingue de
différentes sortes, selon le point de vue des producteurs ou celui des consommateurs. Ces
différences témoignent de divergences d'orientations entre démarches, certaines étant plus
dogmatiques et sectaires que d'autres qui se veulent plus relativistes et pluralistes. Le troisième
chapitre commence par montrer que la qualité en général est un leurre, mais un leurre agissant et
efficace, base d'un vaste consensus.
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CHAPITRE 1
REPERES HISTORIQUES DES DEMARCHES QUALITE
<<Un des dangers contre
lesquels il faut se mettre en garde, lorsque le
salaire d'un homme ou d'une femme ne
dépend que de la quantité d'ouvrage fait, est
que cet effort pour augmenter la quantité ne
nuise à la qualité. Or, pour ces ouvrières, la
qualité était la chose essentielle, puisque leur
travail consistait à éliminer les billes
défectueuses. La première chose était donc de
rendre impossible tout relâchement sur la
qualité, sans qu'on s'en aperçut
immédiatement>>. F.W. F.W.Taylor, Principes
d'organisation scientifique, Dunod, 1927,
p.78.
L'histoire des politiques et des démarches en matière de qualité est un vaste champ encore en
friche qui commence tout juste à être labouré par certains de ses spécialistes. A côté de leurs
tentatives de compréhension de cette histoire, on trouve des analyses d'historiens de métier sur
l'histoire des entreprises, telle ou telle industrie ou technique, où des thèmes concernant la qualité
sont abordés sans être l'objet central de l'étude. Nous avons puisé des repères chez les uns et
chez les autres pour indiquer quelques pistes pour une histoire probable de la constitution et du
déploiement des interventions en matière de qualité, cela non en ce qui concerne leurs faits
détaillés, mais leurs grandes tendances et lignes de force, liées aux transformations de la société
dans son ensemble.
Les démarches qualité sont historiquement récentes. Elles se constituent à partir des problèmes de
qualité et de non-qualité provoqués par la production de masse, et ont partie lié avec de nouvelles
formes d'organisation du travail dont le taylorisme est la manifestation la plus connue. Elles
contiennent des enjeux politiques sur le contrôle du travail et des enjeux idéologiques sur les
idéaux proposés aux salariés et aux consommateurs, qui deviennent de plus en plus explicites au
cours de leur développement. Elles sont inséparables de l'existence d'ingénieurs-conseil et autres
spécialistes, de doctrines et de méthodes d'intervention, d'instituts de formation et d'organismes
de diffusion.
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Ces démarches sont des modalités d'intervention spécialisées sur un phénomène qu'elles
contribuent à autonomiser du reste de la production : <<la qualité>>. Or, ce terme aujourd'hui si
évident, revêt selon les époques et les industries, mais aussi selon les catégories de personnels ou
de consommateurs concernés, des significations très différentes et à chaque fois singulières, qui
ne se recouvrent pas, et nous font affirmer que la qualité en général n'existe pas. Les
préoccupations en matière de qualité sont historiques, au sens où s'y décident des enjeux situés
dans un pays donné, une conjoncture particulière, une économie et une culture socialement et
historiquement ancrées, qui sont même souvent limitées à un secteur particulier de l'industrie.
Tantôt la qualité désigne la précision des machines ou l'interchangeabilité des pièces, tantôt elle
désigne le respect effectif par les ouvriers des consignes qui leur sont données, tantôt elle signifie
l'attrait commercial d'un produit, tantôt elle représente la pièce constitutive d'une nouvelle culture
d'entreprise. Les interventions sur la qualité sont inséparables de la conjoncture des entreprises et
de la société, dont on retrouve les différents éléments en leur sein.
C'est l'une des raisons qui rend l'histoire des démarches qualité si difficile, car l'apparente
continuité du mot qualité, recouvre en réalité des ruptures dans les préoccupations, les objectifs,
les moyens, et donc dans les enjeux, qui interdisent de penser qu'il y a une tranquille continuité
entre par exemple les premières démarches de contrôle et d'inspection des produits en fin de
production, et les normes ISO 9000 d'aujourd'hui.
A l'encontre de ceux des spécialistes de la qualité qui prônent de telles thèses évolutionnistes
(Robin, 1988 ; Stora, 1986), faisant remonter les démarches qualité jusqu'à la nuit des temps,
nous avançons l'hypothèse que les démarches qualité se constituent dans un moment de rupture avec les modalités de la production antérieure, ce qui n'exclut pas qu'elles ont une préhistoire.
I. LA PREHISTOIRE : LA QUESTION DE L'INTERCHANGEABILITE DES PIECES
Le risque de la description d'une préhistoire est qu'on y prenne la fin, les démarches qualité
actuelles, pour la cause en réinterprétant telle époque historique en référence à cette fin, pour en
faire l'origine. L'artisan du Moyen Age et ce qu'on appelle son <<goût pour la belle ouvrage>>
apparaît alors comme le précurseur de W.E. Deming, l'un des fondateurs des démarches qualité,
alors qu'il n'y a entre les deux aucun lien de continuité autre que celui qu'on souhaiterait, après-
coup, y trouver. Nous n'échapperons pas à ce risque, mais nous tenterons de l'atténuer en
indiquant par des remarques et des questions, les moments de discontinuité et de rupture qui nous
semblent les plus importants, en privilégiant l'exemple de la France.
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Ce qui nous intéresse donc est de savoir ce qui distingue les démarches qualité qui se sont
constituées dans ce siècle, d'autres manières de produire dans des époques où la qualité n'était
pas l'objet d'interventions spécialisées. Il est toujours possible en effet de trouver, chez les
Egyptiens ou les Aztèques, ou dans les règles édictées par les corporations du Moyen Age, des lois
et des règlements concernant le contrôle du travail commandé, ou des citations où figure le mot
<<qualité>>. Ce seul mot ne suffit pas pour qu'on ait affaire à des démarches qualité, qui se sont
constituées dans l'industrie de masse, et non dans l'artisanat. Leur préhistoire se situe aux débuts
de l'industrie, comme l'indiquent d'ailleurs même ceux qui font remonter l'origine de ces démarches
à l'Antiquité, car les références qu'ils fournissent deviennent beaucoup plus précises à partir de
l'époque industrielle : <<la fonction qualité a été bouleversée, en France, avec le début de
l'industrie, il y a quatre cents ans, lorsqu'ont été créées les usines de textile à Lyon, la sidérurgie à
Saint-Etienne et la fabrication de papier à Annonay : l'ouvrier et le contremaître ne sont plus au
contact direct du client, et la mesure de satisfaction, intégrée au processus de fabrication, n'existe
plus; l'ouvrier devant la fabrication de série ne se sent plus propriétaire et fier de l'objet produit>>
(Jouslin de Noray, 1990).
I.1. Comment la qualité se constitue comme problème
Avec le développement de l'industrie, la généralisation des rapports marchands et la disparition
concomittante de l'artisanat, se creuse la séparation entre ceux qui fabriquent les produits mis sur
le marché, et ceux qui en sont les propriétaires. Mais la séparation se creuse aussi entre les
producteurs et les consommateurs de ces produits. Là où l'artisan avait un intérêt direct à faire
des produits ayant telle ou telle caractéristique précise souhaitée par son commanditaire, l'ouvrier
qui produit non pour un client mais pour un employeur perd un tel intérêt, car qu'il travaille
<<bien>> ou <<mal>>, cela ne change guère son salaire. Et quand le patron est vécu comme un
<<ennemi de classe>>, l'ouvrier peut même penser qu'il a intérêt à travailler le moins et le plus mal
possible. Pour le maître-artisan la qualité telle que définie par les règlements de sa corporation, fait
partie intégrante de sa maîtrise, pour l'ouvrier ou l'employé cela n'est plus le cas. Dès lors la
<<bonne qualité>> peut effectivement devenir un problème pour les dirigeants et les ingénieurs
qui encadrent les ateliers de production. Les démarches qualité sont donc nées sur le socle de
certaines formes de la division sociale et historique du travail.
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Une mauvaise qualité qui ne pose pas encore problème
Mais ces démarches ne naissent pas dans n'importe quelle industrie. Il faut en effet d'abord souligner que le passage de l'Ancien Régime à la fin du XIXème siècle est surtout marqué par l'enrôlement de millions de familles paysannes et d'artisans dans les manufactures et les usines, où l'on fabriquait des objets de toutes sortes dont la qualité première était de coûter beaucoup moins cher que les objets artisanaux (Braudel, 1985). Mais la grande masse de la population travaillant seize heures par jour, six jours par semaine, consommait très peu de choses. Dans la grande industrie sidérurgique ou les mines, les ouvriers dépendaient des boutiques de leurs patrons qui défalquaient directement les produits achetés de leur salaire, ou ils achetaient à crédit. En France comme en Angleterre, de nombreux rapports officiels font état des pratiques délibérées de production de mauvaise qualité auxquelles cette vente à crédit donne lieu. Marx, citant certains de ces rapports, note l'exemple d'une bonne partie des boulangers de Londres qui vendent à crédit <<du pain falsifié avec des mélanges d'alun, de savon, de chaux, de plâtre et autres ingrédients semblables, aussi sains et aussi nourrissants>> (Marx, 1969, 605). En France, les rapports du docteur Villermé sur la <<situation physique et morale des ouvriers en France>>, et ceux de bien d'autres observateurs, relatent des exemples analogues, qui témoignent du fait que la qualité des produits dépend de l'état du rapport de forces existant entre producteurs-commerçants-consommateurs.
Et pourtant, des revendications en la matière existent, qui seront petit à petit prises en charge par
les organisations syndicales et politiques du mouvement ouvrier naissant. Des révoltes contre les
falsifications et tromperies de certains épiciers ou boulangers ont éclaté. Mais avant tout, les
revendications vont se cristalliser sur ce qui constitue alors l'essentiel : la diminution de la journée
de travail, l'augmentation des salaires, l'interdiction du travail des enfants. On peut faire
l'hypothèse que l'esquisse d'un marché de masse se fait à la fin du XIXème siècle, quand la
population ouvrière se stabilise, que les femmes s'occupent du foyer et que les familles ont le
temps, et un minimum d'argent, pour consommer. Ainsi le rapport de forces entre ouvriers-
travailleurs et patrons, et ouvriers-consommateurs et commerçants, devient moins défavorable
pour les premiers, et des exigences de qualité peuvent commencer à se faire entendre. Mais c'est
d'abord en dehors du secteur de production des objets de consommation courante que la qualité
des produits va devenir un problème pour les entrepreneurs et les ingénieurs.
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L'armée et l'interchangeabilité des pièces
Les premiers problèmes vont apparaître dans l'industrie de l'armement, et par son biais dans celle
de la machine-outil. Ils sont provoqués par un client important, qui joue, tout au long de l'histoire
des démarches qualité jusqu'à nos jours, un rôle moteur : l'armée. C'est ce que remarque l'un des
auteurs d'une histoire de la qualité, qui cite l'exemple de Vaquette de Gribeauval, inspecteur
général de l'artillerie, qui à la fin du XVIIIème siècle <<développe le principe de l'interchangeabilité
qui est la caractéristique clé des productions modernes>> (Jouslin de Noray, 1990, 4). Cet
inspecteur publie les premières règles de fabrication mécanique des armes, avec leurs dimensions
standard, la tolérance dans certaines variations, et établit un système de contrôle de celles-ci.
Sous la Révolution, se crée en 1794 un atelier national des jauges et matériel d'inspection devant
être utilisé dans toutes les fabriques de munitions. C'est en quelque sorte le principe de l'Egalité
appliqué aux instruments de mesure, et les normes de qualité d'aujourd'hui seraient difficilement
imaginables sans la définition légale du mètre, ou du kilogramme et des autres poids et mesures.
L'armée, avec ses conscrits, tous égaux, et avec sa discipline, qui les met tous en rang, a été
depuis le début de la création des manufactures un modèle pour l'organisation du travail dans
l'industrie, mais aussi pour l'organisation de la vie domestique des populations ouvrières, comme
l'ont entre autres montré les analyses de M.Foucault (Foucault, 1975). Institution normative par
excellence, elle va revenir sans cesse dans l'histoire du mouvement général de la qualité, étant à
l'origine de beaucoup d'innovations dans ce domaine, surtout en matière de standards et de
normes.
Ici, il faut entrer un peu dans le détail, pour comprendre ce qui se noue dans ces rapports entre
l'armée, l'industrie de l'armement et l'industrie de la machine-outil, autour de la question de
l'interchangeabilité des pièces (Cohen, 1994)*. Cette interchangeabilité a deux significations. D'une
part les mêmes pièces d'une arme (ex : un barillet) doivent être rigoureusement identiques, pour
pouvoir remplacer sur le champ, en cours de bataille notamment, les pièces cassées. Ce qui était
loin d'être possible car ces pièces, finies à la lime par des ajusteurs, présentaient de légères
variations entre elles qui, dans la guerre, pouvaient provoquer des risques mortels. D'où la
deuxième signification de l'interchangeabilité des pièces, qui était que des machines devaient
produire des pièces rigoureusement identiques, sans retouches à faire. Cette contrainte était
imposée par l'armée, qui demandait aux usines d'armement de mettre tout en œuvre pour arriver à
cette précision. Ce qui se faisait aux Etats-Unis depuis un siècle, où l'armée américaine finançait de
telles expériences (Hounshell, 1984).
* Grâce à une communication de Monique Peyrière, nous nous appuyons pour tout ce passage sur un texte remarquable d'Yves Cohen, "Inventivité organisationnelle et compétitivité", Entreprise et histoire, no.5; 1994.
18
Le pouvoir sur la qualité des pièces aux mains des ouvriers
Or, quelle était la situation dans ces usines d'armement françaises ? Les machines, maniées par des
ouvriers généralement qualifiés, y produisaient des pièces qu'on jugerait aujourd'hui grossières,
finies ensuite à la main par des ajusteurs. Pour mesurer la précision de cette finition, ils disposaient
de divers instruments, calibres et pieds à coulisse, permettant une précision jusqu'à 1/100 de
millimètre, avec une bonne part d'évaluation faite à l'œil et au jugé. Le pouvoir de finition et de précision était donc aux mains de ces ajusteurs, dépendait de leur habileté, de leur plus ou moins bonne volonté, et rendait impossible pour les dirigeants d'entreprise de garantir l'interchangeabilité demandée par l'armée.
Mais le deuxième obstacle à cette interchangeabilité était les ingénieurs qui, comme le notent
plusieurs observateurs de l'époque, avaient l'habitude de faire confiance aux ouvriers pour gérer
leur propre travail. Or, certains dirigeants d'entreprise et ingénieurs vont tenter des expériences
qui imposeront progressivement l'idéal de l'interchangeabilité des pièces et vont faire passer le pouvoir de la précision, des ouvriers aux instruments de mesure et aux instructions écrites, puis à des machines pouvant être conduites par des ouvriers non-qualifiés. On assistera ainsi à la
disparition progressive du métier d'ajusteur, et plus généralement des ouvriers qualifiés, des
ateliers de mécanique. Cela bien sûr non sans mal et résistances, mais le résultat final est bien
atteint.
Ces transformations dans les usines d'armement étaient conditionnées par la possibilité de
fabriquer des machines-outils d'une beaucoup plus grande précision qu'auparavant, rendant
possible la suppression des retouches. Ces machines étaient souvent importées des Etats-Unis, où
elles étaient de bien meilleure précision que les machines produites en France. Or, à partir du
moment où ces machines existent, où donc des techniques et des savoir-faire en la matière sont
disponibles, l'expérience acquise grâce à la production des armes peut se répandre dans d'autres
productions en série, comme les machines à coudre (Peyrière, 1990), les cycles, et surtout
l'automobile à partir de 1900. On passe ainsi d'une contrainte institutionnelle (celle de l'armée) à
une logique de marché. A partir du moment où l'on sait produire des pièces interchangeables, et où
l'on dispose des machines pour le faire, il s'agit de les utiliser au maximum, donc de fabriquer
autant que possible en série, et de se <<tenir au modèle établi>>, et cela <<contre les réticences
des clients français, rétifs au prêt-à-porter en matière de mode comme de machine-outil>> (Cohen,
1994).
19
Ces clients, d'abord dirigeants et ingénieurs d'autres usines, ensuite simples particuliers, n'ont
guère les moyens de résister à cette standardisation qui va mettre à leur disposition des produits
qu'on imaginait jusque-là inaccessibles, en premier lieu l'automobile. Mais il ne faut néanmoins pas
voir dans cette standardisation une fatalité technique, quelque chose d'inexorable qui serait
inhérent à l'évolution de l'industrie moderne. La standardisation n'a pas gagné tout de suite tous
les secteurs de l'industrie. Et depuis quelques années les entreprises sont en train d'inverser cette
tendance, au moyen de productions flexibles qui proposent des produits fabriqués en petites séries
à la demande des clients. La standardisation est donc, à un moment donné de l'histoire du
capitalisme, la forme de production trouvée, qui condense en elle des déterminants de prix, des
possibilités scientifiques et techniques, des rapports de force au sein de l'entreprise, la prise de
pouvoir des ingénieurs sur les manières de travailler, mais aussi une idéologie de l'égalité, du
<<même>>, de l'identique, qui se matérialisera pour les consommateurs par des produits
standardisés. C'est ainsi que s'impose aussi la domination de la production sur l'usage et sur la consommation, avec la standardisation des produits (Cohen, 1992).
La qualité devient un problème d'ingénieurs
Ces problèmes dans la précision de plus en plus exacte de pièces standardisées et interchangeables
nous semblent constituer le prototype des problèmes de qualité. Ils apparaissent à partir du
décalage entre les exigences de standardisation et d'interchangeabilité d'un client puissant,
l'armée, et la réalité des produits disponibles. Mais tant que le pouvoir de finition de ces produits
était aux mains des ajusteurs, c'était un problème insoluble, parce qu'il aurait exigé une
transformation préalable des conditions mêmes de toute la production. Une fois la prise de pouvoir
des ingénieurs sur la production effectuée, la précision finale devient un problème sur lequel ces
ingénieurs ont une prise réelle. Par le biais des instruments de mesure de plus en plus précis,
d'instructions écrites de plus en plus rigoureuses, et de machines servies par des ouvriers peu
qualifiés, la précision peut devenir un problème d'ingénieur, recevant des solutions d'ingénieur,
donnant lieu à des écrits dotés désormais du pouvoir de passer dans les faits. De ce fait, les définitions de la qualité des produits par des ingénieurs vont dominer celles, jusque-là conçues par les ouvriers, et une contradiction entre deux sortes de qualités va apparaître au sein des entreprises.
L'interchangeabilité des pièces, la standardisation, la production en série et la précision se
transforment petit à petit d'un idéal en une réalité. Cela permet la réduction des coûts.
L'interchangeabilité est donc la qualité industrielle essentielle du moment, et elle va s'imposer
comme nouvelle qualité aux clients fabriquants, et ensuite aux clients consommateurs, d'abord sur
des marchés assez limités.
20
Pourtant, toute cette bataille autour de l'interchangeabilité des pièces n'est pas menée sous la
bannière de <<la qualité>> en général, et ce serait de l'anachronisme que d'y voir, après-coup, une
<<démarche qualité>>. Nous y voyons plutôt la création de certaines des conditions préalables à
l'apparition de problèmes de qualité, qui sont, dans l'industrie de masse, des problèmes
d'ingénieurs. Mais ces conditions préalables ne déboucheront pas nécessairement ni
automatiquement sur des démarches qualité autonomes et spécialisées, et bon nombre
d'industries semblent, jusqu'à ces dernières années, avoir échappé à de telles démarches, ou ont
peut-être inventé leurs propres méthodes sans qu'on en entende parler.
I.2. F.W.Taylor, ou la fin de la préhistoire des démarches qualité
Comme le montre l'exemple ci-dessus, F.W.Taylor n'est pas le seul à avoir inventé de nouvelles
méthodes d'organisation du travail. Pourtant, nous pensons avec d'autres auteurs (Hermel, 1989 ;
Cruchant, 1993) que c'est bien avec lui que se mettent en place les conditions d'apparition de
démarches qualité, car c'est lui qui a réuni et systématisé un ensemble de méthodes qui ont pu,
comme les démarches qualité, prétendre à une certaine universalité au-delà de la spécificité de tel
ou tel secteur de l'industrie.
Dans les textes de F.W.Taylor, on trouve plusieurs références aux activités explicitement liées à
des questions de qualité. Dans Shop management (1902), traduit et publié en France en 1907
sous le titre Direction des ateliers, sont définies les responsabilités des surveillants, des chefs de
brigade, des chefs d'allure et d'entretien, dont certaines ont trait à la qualité du travail, avec des
précisions concernant les instructions, la propreté des machines, l'emploi des bons outils, et la
vérification du travail final, le tout afin d'exécuter le travail de la façon la plus économique possible.
Dans Principles of scientific management, publié aux Etats-Unis en 1911 et l'année d'après en
France sous le titre Principes de l'organisation scientifique des usines, est relatée l'expérience de la
rationalisation du travail de vérification des billes de bicyclettes : <<Lorsque la fureur de la
bicyclette était à son apogée il y a quelques années, plusieurs millions de petites billes d'acier
trempé étaient employées chaque année dans les roulements de ces machines. Parmi les quelques
opérations que comporte la fabrication des billes d'acier, la plus importante est peut-être la
vérification après polissage final, de manière à éliminer avant l'emballage, toutes les billes fissurées
présentant des criques ou autres défectuosités>> (F.W.Taylor, 1927). Quand F.W.Taylor fut
chargé de réorganiser l'usine, 120 ouvrières s'occupaient de cette vérification. Celle-ci se faisait à
la main et à l'œil, les billes défectueuses étant enlevées avec un aimant. Elles pouvaient présenter
quatre sortes de défauts : les entailles, la dureté, les rayures et les criques de chauffage, que seul
un œil exercé pouvait repérer. F.W.Taylor, avant tout préoccupé par la réduction des coûts et la
productivité, réduisit progressivement la durée du travail pour en accroître l'intensivité et
restreindre la <<flânerie>> des ouvrières. Pour ce faire, il sélectionna les plus rapides à partir de
tests effectués par des laboratoires de physiologie de l'Université ce qui obligeait, aux dires de
21
F.W.Taylor, à congédier les plus intelligentes et les plus consciencieuses, qui étaient aussi les plus
lentes.
Se rendant compte que dans ce travail de vérification, les exigences de rentabilité pouvaient
contredire les exigences en termes de qualité, F.W.Taylor mit en place des systèmes de contre-
vérification et de contre-contre-vérification bref, tout un système de contrôle, de surveillance et
de sanction, par lequel se créèrent de nouvelles fonctions : des ouvrières contre-vérificatrices, un
contremaître vérificateur, et un inspecteur en chef coiffant l'ensemble de la contre-inspection. Ce
système, qu'on peut appeler policier, permit de <<leur enlever toute tentation de négliger leur
travail>> (F.W.Taylor, 1927). C'était le moyen trouvé pour s'assurer contre la dépréciation de la
qualité, pour s'occuper ensuite de l'essentiel, l'augmentation du rendement. Mais la qualité restait
une préoccupation, et étaient récompensées chez celles des ouvrières qui faisaient <<beaucoup de
bonne besogne>>, cela dans le but <<d'exciter l'ambition de toutes les vérificatrices>>, le salaire
de celles qui travaillaient moyennement étant diminué et celles qui montraient une lenteur et une
négligence <<incorrigibles>> étant congédiées. Le système de salaire ensuite mis en œuvre visait à
la fois à augmenter le rendement, mais aussi la qualité du travail. De plus, un système
d'encouragement verbal et d'autres formes d'attention personnelles de la part des chefs
préfiguraient déjà la découverte des <<relations humaines>> dans l'entreprise. Le résultat final
était selon F.W.Taylor <<que 35 ouvrières firent le travail qui autrefois en exigeait 120 et que le
fini, à cette allure, fut supérieur des 2/3 à ce qu'il était jadis>>. On voit dans ces textes comment la qualité, notion employée d'une manière tout à fait générale,
devient l'objet d'interventions particulières, justifiées par la doctrine scientifique que F.W.Taylor
est en train d'élaborer. C'est pourquoi, même s'il n'a pas inventé telle ou telle démarche qualité
particulière, et même si la qualité finale des produits n'était pas son problème principal, préoccupé
qu'il était par les coûts, nous affirmons qu'il a bien contribué fortement à créer les conditions
nécessaires à l'apparition des démarches qualité.
La création des conditions nécessaires aux démarches qualité
• Le système taylorien permet d'employer des ouvriers très peu qualifiés dans le travail
industriel, à qui de plus il est explicitement interdit de s'intéresser à la conception des produits
et à la manière de les fabriquer. Cette séparation entre la conception et l'exécution du travail,
avec le désintérêt des ouvriers qui en résulte pour les caractéristiques finales du produit auquel
ils contribuent, crée l'une des conditions fondamentales, encore aujourd'hui existante, de
l'apparition de problèmes en matière de qualité, de décalage entre produit conçu et produit
réalisé, etc.
22
• Ce système repose sur un éclatement de l'unité de commandement, et répartit les tâches de
direction, de conception, de contrôle et de sanction sur une pléthore de salariés spécialisés. Ce
qui, par la suite, va être à l'origine de bon nombre de problèmes de qualité ! Cette accentuation
de la spécialisation des tâches forme certainement l'une des conditions historiques pour
l'apparition de spécialistes de la qualité et de personnels spécialisés dans les tâches de
vérification.
• Avec ce système d'organisation du travail, se renforcent les bases pour un réel <<marché de
masse>>. D'une part, l'accroissement considérable de la productivité fait s'accroître la quantité
de produits disponibles, et en fait baisser le prix, donc les rend plus accessibles. D'autre part,
en proposant aux ouvriers un idéal d'enrichissement rendu possible par certaines
augmentations de salaire, F.W.Taylor a contribué au mouvement général d'augmentation du
pouvoir d'achat de la population ouvrière, déjà entamé depuis la fin du XIXème siècle par les
revendications syndicales et politiques.
• Les méthodes de F.W.Taylor se veulent scientifiques, se réfèrent aux approches des sciences
physiques et naturelles, aux mathématiques et au calcul des temps et des dépenses d'énergie,
aux sciences économiques et morales, à la physiologie et à une esquisse de <<psychologie du
travail>>, ce qui en fait une tentative de rationalisation du travail. Avec ses <<principes de
l'organisation scientifique du travail>>, F.W.Taylor contribue donc à jeter les éléments pour une
formalisation rationnelle des interventions sur la qualité en train de se constituer, par
l'élaboration d'une doctrine en la matière.
• Enfin, F.W.Taylor fut l'un des premiers ingénieurs-conseil, et il a eu des élèves qui ont répandu
sa doctrine de par le monde. C'est cette combinaison entre doctrine, métier d'ingénieur-
conseil, et dispositifs de formation, qui caractérise aussi les démarches qualité.
Ces différentes conditions impliquent que l'histoire des démarches qualité peut désormais
commencer, sans que nous prétendions pour autant qu'elles ont été constituées par F.W.Taylor lui-
même, dont ce n'était qu'un problème secondaire.
23
II. L'HISTOIRE DES DEMARCHES QUALITE
II.1. La constitution de la qualité comme objet de savoir d'ingénieurs-conseil
La vérification et l'inspection de la qualité, l'une des spécialisations parmi d'autres systématisées
par le taylorisme, consistait donc, dans un premier temps, à <<faire le tri>> à la fin du processus
de fabrication entre les produits visiblement <<bons>> et les autres, <<mauvais>>, qui étaient
retirés et au besoin, refaits (Cruchant, 1993). L'inspection posait aux inspecteurs le problème du
choix des lots à vérifier, de manière à ce que ceux-ci soient représentatifs pour la totalité des
produits à contrôler. Cette inspection va trouver dans les instruments statistiques le moyen de
développer son emprise non plus seulement sur la fin du processus de production, mais tout au
long de celui-ci. Ces instruments statistiques forment donc en quelque sorte la première théorie spécifique en matière de qualité, le début d'une doctrine particulière dans ce domaine, qui permet
de définir et de cerner <<la qualité finale>> comme objet spécifique dans le processus de
production, légitimant de nouvelles fonctions d'inspection et de nouveaux métiers d'inspecteurs.
Selon différents auteurs, c'est en 1924, aux Etats-Unis, dans une filiale de la Compagnie de
téléphone Bell, la Western Electric, que fut inventé et appliqué par G. Edwards et W.A. Shewhart,
ce qui deviendra la <<maîtrise statistique de la qualité>> (Jouslin de Noray, 1990). Le premier fut
à l'origine de la création de missions spécialisées dans le contrôle de la qualité séparées de la
production, et a inventé la notion de <<assurance de la qualité>>. Le second, qui aura pour
disciples entre autres W.E.Deming et J.M.Juran, deux <<maîtres-à-penser>> de la qualité,
introduisit la statistique comme moyen de vérification et de contrôle de celle-ci, permettant de
repérer les variations dans sa conformité aux normes stipulées. A cela il faut ajouter l'invention, en
1930, du <<principe de Pareto>>, permettant de classifier les défauts selon leur gravité, et durant
la Seconde Guerre mondiale, toujours aux Etats-Unis et à la compagnie Bell, l'élaboration de tables
d'échantillonnage simplifiées destinées aux inspecteurs de la qualité pour organiser leurs activités
de contrôle.
La plupart de ces inventions eurent lieu dans les laboratoires de la Bell compagnie, et concernent
donc l'industrie du téléphone, secteur à la fois de technologies de pointe (électromécaniques, puis
plus tard électroniques), et hautement stratégique pour les communications nationales et
internationales, y compris les communications au sein des armées. C'est un secteur dans lequel
même de petits défauts peuvent avoir de très graves conséquences, non seulement sur l'abonné
particulier,qui n'avait pas un grand pouvoir de pression sur Bell, mais aussi sur des clients
puissants, comme les entreprises ou l'armée. Or, dans le nouveau central téléphonique dont le
mauvais fonctionnement avait été à l'origine des premières analyses de la qualité, on découvrit l'un
des inconvénients du taylorisme : il y avait plus de personnel d'inspection que d'ouvriers, et la
production fonctionnait mal à cause d'une vaste bureaucratie (Jouslin de Noray, 1990) !
24
Les entreprises de la Bell compagnie ont été ainsi des sortes de laboratoires expérimentaux, car
c'est aussi à la Western Electrics qu'eurent lieu, entre 1924 et 1932, les expériences en
psychologie sociale d'Elton Mayo et de son équipe, à l'origine de l'émergence du <<Mouvement des
Relations humaines>>, en étroite collaboration avec l'université d'Harvard (Bouilloud/Lecuyer,
1994). Mais c'est là que les récits historiques existants s'avèrent lacunaires, car aucun auteur
n'indique s'il y a eu des liens entre ces expériences en matière statistique ayant abouti à
l'assurance qualité et les expériencs en matière de <<gestion des ressources humaines>>. Si une
telle jonction avait eu lieu, cela permettrait d'expliquer par exemple d'où sont venues à W.E.
Deming certaines de ses conceptions participatives.
C'est ainsi que s"est créée ce qu'on peut appeler la première démarche en matière de qualité,
formalisée, exportable à d'autres industries, et généralisable. Car s'est créée alors une première appellation contrôlée, <<l'assurance qualité>>, où la qualité apparaît comme problème spécifique
et autonomisé par rapport aux autres dimensions de la production. C'est là qu'est élaboré un
savoir, qui se veut scientifique, universel et généralisable, systématique et méthodique, sur la
qualité, et que sont inventées un certain nombre de notions essentielles dont on se sert encore
aujourd'hui. L'élaboration de ce savoir spécialisé et l'apparition de ces spécialistes constitue à nos yeux la condition suffisante qui, sur la base des conditions nécessaires créées par les systèmes taylorien puis fordiste, constituent la qualité comme terrain spécifique, autonomisé par rapport au
reste de la production, avec ses théories, ses méthodes et ses milliers de spécialistes, ingénieurs
pour la plupart.
Ces théories et ces statistiques nomment et contribuent à construire théoriquement,
techniquement et socialement l'objet <<qualité>>, à le constituer au sens fort du terme. Cette
nomination ainsi que ses nouveaux acteurs (ingénieurs en qualité) produisent l'autonomisation de
la qualité, désignée comme objet spécifique singulier. Se met ainsi à exister la qualité telle que ces
théories, ces spécialistes, les <<services de contrôle de la qualité>>, les organismes nationaux et
internationaux la définissent et la perçoivent, et qui continue encore aujourd'hui à influencer
fortement les représentations dominantes de la qualité. Fort justement d'ailleurs, P. Hermel
l'appelle la <<qualité statistique>> (Hermel, 1989), indiquant ainsi qu'il s'agit d'une qualité parmi
d'autres, d'une forme particulière de qualité. La qualité statistique, c'est avant tout la qualité des
statistiques, et c'est une qualité d'ingénieurs-conseil.
25
Or, en se constituant en démarche spécifique, l'assurance qualité forme aussi une sorte de matrice
originelle, une référence première, pour toutes les autres démarches. La qualité statistique qu'elle
amène à l'existence se veut une assurance, destinée à tranquilliser, à assurer mais aussi à rassurer,
les clients, et en l'occurence, l'armée. La qualité devenue autonome s'inscrit d'emblée dans une
problématique de la confiance, comme le font encore aujourd'hui les normes ISO 9000. Destinée à
rassurer, la qualité statistique, aussi technique qu'elle apparaisse, et même quand ses chiffres et
ses tableaux s'emparent de l'ensemble du processus de production, a non seulement une visée
organisationnelle et politique (le contrôle du travail d'exécution) mais aussi une visée idéologique :
elle propose un idéal de tranquillité, en affirmant aux clients <<nous contrôlons la situation>>. Cet
idéal de tranquillité est alors aussi un idéal passablement policier, ce qui n'est pas étonnant quand
on voit la longue liaison qui existe entre les premières démarches qualité et l'armée, elle aussi très
préoccupée par la maîtrise des désordres et du non-conformisme.
De la maîtrise statistique à <<l'assurance qualité totale>>
Durant la Seconde Guerre mondiale, ces méthodes statistiques furent diffusées, à la demande du
Ministère des armées des Etats-Unis, dans les usines d'armement. Ces démarches aboutirent à
l'apparition de la notion de <<niveau de qualité acceptable>> (NQA), élaborée à partir des
standards de qualité que l'armée américaine indiquait pour ses armements pendant la Seconde
Guerre mondiale, aux fabricants d'armes. C'est cette position institutionnelle puissante qui, via la
guerre, permettra à ces méthodes de s'imposer aussi aux armées et aux usines d'armement alliées,
donc un peu partout dans le monde, par le biais des ingénieurs-conseil. Comme le note un auteur,
<<la prééminence économique, technologique, politique et militaire américaine n'a pas peu
contribué à la diffusion des méthodes nouvelles>> (Cruchant, 1993).
Après la Seconde Guerre mondiale furent formés les premiers ingénieurs <<qualiticiens>>,
spécialisés en techniques statistiques et métrologiques, et en 1949 fut créée l'American Society
for Quality Control (ASQC). Ce mouvement de <<maîtrise statistique de la qualité>> va déboucher,
dans les années <<50>>, sur les démarches dites de <<Qualité Totale>>, à partir de l'ouvrage de
A.V.Feigenbaum, Total Quality Control, publié en 1951, fondé sur les expériences de ce qui
deviendra l'entreprise General Electric, dont A.V.Feigenbaum sera, à partir de 1956, le directeur de
toutes les unités de production dans le monde, secondé par W.E. Deming et J.M.Juran. Dans cet
ouvrage, l'auteur insiste sur le fait que la qualité n'est pas seulement produite dans les ateliers,
mais aussi dans les autres services des entreprises. La direction générale de l'entreprise, les
ingénieurs et les statisticiens des différents départements, doivent s'associer. Le <<Total Quality
Control>>, ou <<maîtrise totale de la qualité>> y est défini ainsi : <<Le TQC est un système
destiné à intégrer efficacement les efforts des divers groupes d'une organisation afin de
développer, de maintenir et d'améliorer la qualité. Son but est de permettre au marketing, aux
26
études, à la production et aux services d'atteindre une complète satisfaction du client de la façon
la plus économique>> (Gogue, 1990).
Le contrôle de la qualité devient donc d'une part l'affaire des différents services de l'entreprise, et
d'autre part une préoccupation essentielle du management *, dont la tâche primordiale est
l'intégration, qui implique que chacun doit abandonner ses particularités pour se fondre dans un
ensemble défini par la direction générale. Cette action d'intégration sera considérée comme la
mission la plus importante des dirigeants et des ingénieurs. J.M.Juran aussi bien que
A.V.Feigenbaum, continuent à défendre une conception très pyramidale de l'entreprise, et du
contrôle de la qualité, qui reste une spécialité, même si cette spécialité est plus largement répartie.
A partir des études de marketing, les <<besoins des consommateurs>> commencent à être
présents dans cette approche.
S'y ajoutent au fur et à mesure l'évaluation et le contrôle des coûts économiques de la qualité
(Juran, 1983), la compression de certains de ces coûts par des actions préventives, des
opérations de simulation de l'utilisation des produits dans des conditions extrêmes, ainsi que des
mesures qui incitent le personnel à respecter au plus près les normes imposées (Hermel, 1989). Ce
mouvement, poussé à ses conséquences extrêmes, aboutit avec P.B.Crosby, président de la Qualité
chez International Telephone et Telegraph à partir de 1966, à la notion de <<zéro-défaut>>, qui
implique que chaque employé de l'entreprise doit <<faire bien du premier coup ce qu'il faut de
toute façon faire>>, puis à <<l'assurance qualité totale>>, en opposition avec la notion de
<<niveau de qualité acceptable>>.
II.2. La qualité devient un idéal destiné à inspirer la confiance
Cette assurance est ainsi définie par l'Association française pour le contrôle industriel de la qualité
(AFCIQ) : <<la mise en œuvre d'un ensemble approprié de dispositions préétablies et
systématiques, destinées à donner confiance en l'obtention régulière de la qualité requise>>
(Hermel, 1989, 30). La référence aux utilisateurs y est donc explicitement présente, et concerne
surtout dans un premier temps les <<gros clients>> que sont d'autres entreprises ou des
institutions, susceptibles ainsi de diminuer leurs propres contrôles des produits achetés. Cette
notion d'assurance a trouvé son origine, une fois encore, dans l'industrie de l'armement, la
fabrication des missiles Pershing aux Etats Unis en 1961. Assurance aussi bien pour les fabricants
que pour les clients, qui devraient pouvoir <<acheter les yeux fermés>>. La qualité va acquérir le statut de garantie, qui signifie que ce qu'on achète est réellement ce qu'on croit acheter, d'après
* Par "management" nous entendons ici une méthodologie particulière de direction et d'encadrement, comprenant une doctrine élaborée avec les apports des sciences sociales et humaines, et généralement une visée participative, qui a été mise au point aux Etats-Unis dans les années 30, et importée avec le plan Marshall en France dans les années 50. Voir sur ce point L. Boltanski : Les cadres, Minuit 1986, chapitre "L'introduction du management et la fascination de l'Amérique", et notre étude "Le management entre science politique et dispositif d'encadrement", Cahiers d'Evry, juin 1995.
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les documents officiels qui décrivent le produit. La qualité c'est donc la conformité du produit réel
à ce qui en est décrit.
28
Cette qualité devient ainsi un idéal, un argument publicitaire et un élément de la culture des
entreprises, l'une des bases de leur liaison avec leur clientèle, qui va s'inscrire de plus en plus dans
des réglementations, des contrats et des législations. Le fameux <<contrat de confiance>> de
l'entreprise de distribution Darty en est l'un des exemples les mieux connus. Loin d'être cantonnée
dans un rôle avant tout technique ou financier, la qualité va épanouir ses dimensions symboliques
et même, selon certaines orientations, ses vertus spirituelles. Comme le dit un auteur : <<la qualité
est maintenant une valeur au niveau de l'entreprise>>, contrairement à <<un passé récent où la
qualité n'était qu'une technique, voire un compromis>> (Stora, 1986, 14). Ce qui montre aussi la
présence de plus en plus précise des demandes et parfois des réclamations des consommateurs,
qu'il s'agit de rassurer, car s'il est nécessaire que la qualité donne confiance, c'est probablement
parce que cette confiance était passablement ébranlée.
Cette assurance donne lieu, sur l'instigation de J.M.Juran et de A.V.Feigenbaum, à la création de
nouvelles fonctions d'ingénieurs, spécialistes de son application, à la création de différentes
associations nationales et internationales délivrant des <<certifications de qualification>>, et à la
création de cadres législatifs et réglementaires. Le champ de la qualité s'organise ainsi, avec ses
doctrines, ses méthodes et ses techniques, ses ingénieurs-conseil et ses formations, ses
organismes et ses institutions, et propose ses services aux entreprises pour se reproduire et se
généraliser.
De <<l'éclatement>> des spécialisations à la Qualité Totale néo-taylorienne
A partir de 1960, on assiste à une multiplication des spécialisations en matière de qualité, dues
certainement aussi au fait que les interventions sur la qualité sont devenues un marché lucratif
pour bon nombre d'entreprises de conseil, qui ont intérêt à proposer leur propre approche. Hermel
distingue ainsi la <<qualité statistique>>, la <<qualité commerciale>> axée sur le marketing, la
segmentation des clientèles et leurs divers désirs et besoins, la <<qualité économique>>
spécialisée dans l'analyse et le traitement des coûts, chacune comportant différentes facettes.
Mais cette apparente diversité n'empêche pas une certaine suite dans les orientations, et ce
mouvement va culminer autour de 1970 dans les démarches dites simplement de <<qualité
totale>> (<<Total Quality>>), qui se veulent <<une réponse absolue à la totalité des besoins des
clients, de l'entreprise et de ses partenaires>> (Hermel, 1989, 32), et qui constituent en quelque
sorte une tentative pour réunir la diversité des approches existantes.
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Les orientations de cette version de la qualité totale, élaborée essentiellement aux Etats-Unis,
restent à dominance taylorienne, au sens où les spécialistes de la qualité mais aussi les dirigeants
d'autres services de l'entreprise, ordonnent aux opérateurs de produire de telle et telle manière et
de <<faire bien du premier coup>> (Crosby, 1986). Cette qualité totale se présente souvent sous
la forme de vastes programmes conçus au sommet de l'entreprise, qu'il s'agit ensuite de <<faire
descendre>>, au moyen de différentes mesures incitatives. Cette qualité est dite <<totale>> parce
qu'elle concerne tous les services d'une entreprise et l'ensemble du personnel, et ne consiste plus
seulement en contrôles tout au long du processus de production, mais aussi en actions de
prévention et d'amélioration. Elle s'appelle aussi totale car elle se croit parfaite...ayant atteint les
sommets de la qualité. La qualité est devenue un idéal, qui fait partie des systèmes de valeur de
l'entreprise, auquel les salariés sont parfois invités à vouer une sorte de culte. Enfin, la qualité
totale se veut totale car elle théorise et systématise la volonté des <<managers>> et des
spécialistes en qualité de <<tout maîtriser>>, surtout le travail de ceux qui doivent exécuter ce
qu'eux conçoivent.
II I. LA QUALITE DEVIENT UN ENJEU DE SOCIETE
Autour des années 70, les démarches qualité sont en France et dans de nombreux pays
industrialisés, le théâtre d'importantes transformations, étroitement liées à la conjoncture
internationale. La première de ces transformations est due à l'apparition de la concurrence
japonaise, mais aussi à l'attrait que va exercer le mythe du Japon, entre autres à travers les cercles
de qualité. Une reformulation des démarches de qualité totale, qui veut rompre avec le taylorisme,
en résulte. La seconde évolution concommitante s'inscrit dans la critique du taylorisme et les
fortes demandes de participation et de changement dans les conditions de travail que cette
critique implique. Les démarches qualité redécouvrent alors le <<facteur humain>> et des
approches originales, utilisant les apports des Sciences sociales et humaines notamment dans les
services, donneront lieu à la création de la <<qualité de service>>. La troisième évolution, plus
près de nous, se passe sur fond de crise et d'ouverture du marché européen. Il s'agit du
développement des démarches de certification par les normes ISO 9000, qui ressemblent par bien
des côtés à un retour au taylorisme. La dernière évolution enfin, dans laquelle nous nous situons
aujourd'hui, c'est le passage des préoccupations en termes de qualité à celles en termes de
management, avec la constitution du <<modèle européen de management global par la qualité>>.
On peut alors se demander si les démarches qualité ne sont pas en train de perdre leur spécificité,
voire même si elles ne vont pas disparaître d'ici quelques années.
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II I. 1. La qualité au Japon, ou l'internationalisation des enjeux
Avant la guerre, l'industrie japonaise avait mauvaise réputation, au point qu'on désignait aux Etats-
Unis les japonais comme les <<junk merchants of the world>> (marchands de pacotille du monde).
Cette expression montre que la notion de qualité était devenue un argument commercial. Cela
n'empêchait pas cette <<pacotille>> d'être vendue, car elle avait pour qualité de n'être pas chère.
Mais la Seconde Guerre mondiale va changer cet état de choses, et les triomphes des usines
d'armement japonaises vont constituer une sanglante revanche sur l'industrie américaine. Bien
qu'ils surestiment généralement la dimension technique dans la guerre, ainsi que le rôle des
<<grands hommes>>, et sous-estiment des facteurs comme le moral des troupes, les stratégies
militaires ou l'influence de l'opinion publique, les auteurs ont raison de souligner que la qualité de
l'armement est aussi d'un poids important dans la lutte armée.
Après la défaite de l'Empire du Soleil levant, les armées alliées et notamment l'armée américaine,
s'installèrent au Japon, et c'est par ce biais qu'un tournant décisif va s'opèrer dans l'industrie
japonaise, qui , dès les années 70, commence à produire une concurrence redoutable pour les
industries de ses anciens vainqueurs. Paradoxalement, cela s'est fait en partie grâce à l'importation
des méthodes de <<maîtrise statistique de la qualité>> élaborées par la Bell compagnie.
Au moment de la guerre de Corée (1950-1953) le Japon va devenir la base arrière de l'armée
américaine, et les autorités américaines et alliées décidèrent de remplacer les dirigeants des
principales industries japonaises liées aux activités militaires par de nouveaux dirigeants, formés
aux méthodes de gestion et de management américaines. Là encore, c'est l'industrie des
télécommunications qui va jouer un rôle décisif, par le biais de la Section de communication civile
de l'état major du commandement des forces alliées, dont la mission est de conseiller les
fabricants de matériel téléphonique, l'un des instruments de la <<maîtrise américaine sur le
Japon>>, comme le note B.Jouslin de Noray (1990). Cet organisme dispense des cours de
<<maîtrise de la qualité>>, qui vont être très largement diffusés aux dirigeants et cadres
d'entreprises japonais. Ce qui va donner lieu à la création d'un organisme japonais, la Japanese
Union of Scientists and Engineers (JUSE), qui sera dirigée par K. Ishikawa, l'un des maîtres-à-penser
de la qualité au Japon.
Or, c'est ici que plusieurs versions de l'histoire se contredisent en partie. Car selon les uns, l'armée
américaine va imposer les enseignements de W.E. Deming aux dirigeants et ingénieurs japonais,
alors que selon les autres, il est invité par la JUSE à venir faire des conférences, dont le succès est
tel qu'il débouchera plus tard sur la création d'un <<prix Deming>> (Gogue, 1990).
31
W.E.Deming, à lire ses livres, était très critique vis-à-vis des dirigeants d'entreprise américains, à
qui il reprochait leur peu de goût pour se former, alors que leurs styles et méthodes de
management étaient d'après lui tels qu'ils ne savaient jamais vraiment ce qui se passait dans leurs
usines. Il insiste sur l'importance de ce qui se passe <<à la base>> de la production, chez les
opérateurs, et sur la nécessité de ne pas réserver les méthodes d'analyse et d'amélioration de la
qualité aux seuls spécialistes. Il écrit par exemple : <<Faire disparaître la crainte, en sorte que
chacun puisse travailler efficacement pour sa société>>, <<renverser les barrières entre les
départements>>, <<éliminer les exhortations, les slogans et les objectifs qui demandent aux
ouvriers d'atteindre le zéro-défaut et d'augmenter le niveau de productivité>>, <<instituer une
formation permanente pour tous les cadres et tous les membres de la société>>, <<mettre tout le
personnel à l'œuvre pour accomplir la transformation>> (Gogue, 1990, 65). Ses cours furent
édités au Japon à des milliers d'exemplaires, et par le biais d'émissions radio, entre 1956 et 1962,
des centaines de milliers de cadres, de contremaîtres et d'ouvriers seront sensibilisés à ces
nouvelles démarches.
Il semble que ce soit en partie cette approche, que vont s'approprier des auteurs comme
K.Ishikawa, la combinant à leurs propres réflexions et expériences, probablement aussi soutenue
par <<l'esprit de revanche>> et le désir de relever un énorme défi national et international, qui a
donné lieu à la création des premiers cercles de qualité au Japon, à partir de 1962. Ces cercles de
qualité sont l'une des composantes de la <<voie japonaise>> en matière d'organisation du travail,
qui donnera lieu à toutes les interrogations sur les secrets de la réussite du <<modèle japonais>>.
Les apports de T. Ohno
Il existe une autre inspiration de l'originalité de l'organisation du travail au Japon, qui elle, ne
semble pas devoir grand-chose aux spécialistes de la qualité américains, que nous n'avons vue
mentionnée par aucun des auteurs consultés, peut-être parce qu'il ne s'agit pas d'une <<démarche
qualité>> spécialisée, même si la qualité en constitue l'un des fondements et objectifs essentiels.
Avec cette référence nous entrons de plain-pied dans un débat encore très actuel qui oppose,
chez les économistes, les historiens et les sociologues, plusieurs interprétations de l'originalité du
<<modèle japonais>>, dont les uns affirment qu'il est anti-taylorien, et les autres qu'il continue
F.W.Taylor d'une façon originale (Coriat, 1991, Durand/Sebag, 1995).
32
L'ingénieur T.Ohno, embauché par Toyota, va réorganiser cette entreprise de fond en comble à
partir de 1956. Toyota, qui a failli faire faillite en 1948, va mettre au point un système de
production de <<petites séries>>, à l'encontre des grandes séries standardisées de l'industrie
automobile américaine. Ce système de production fonctionne selon les principes du <<zéro
stock>>, donne la possibilité aux opérateurs d'arrêter les chaînes de montage en cas de production
de défauts, introduit le principe de la <<multifonctionnalité>> des ouvriers, les obligeant à
intervenir dans plusieurs fonctions à la fois et donc à maximiser leur occupation. Il les oblige à
s'intéresser à l'amont et à l'aval de leur propre poste de travail, intégrant ainsi la gestion de la
qualité au cœur du travail ouvrier (Coriat, 1991). C'est là que va naître le système de la gestion de
la production à partir des commandes, à partir de <<l'aval>> de la fabrication (le Kan-ban), où le
commercial commande les ateliers, et c'est là que se constitue une autre conception de la
<<qualité totale>>, qui signifie en japonais <<la qualité produite tous ensemble>> .
Au Japon donc, cette <<qualité totale>>, qui a une autre signification et un autre contenu que
celle qui domine aux Etats-Unis, est le résultat conjoint des réflexions de spécialistes de la qualité
ou de mouvements spécialisés dans les questions de qualité, et de concepteurs de nouvelles
formes d'organisation du travail, en liaison avec les expérimentations et la mise en place effective
de ces organisations, donc avec l'intervention des ouvriers et des organisations syndicales. Il ne
s'agira plus seulement de contrôler après-coup la conformité de la qualité effective des produits à
la qualité prévue, mais de prendre progressivement le contrôle de l'ensemble des procédés de
fabrication, avant tout par le biais d'une intervention constante des opérateurs eux-mêmes,
fermement incités à participer à l'amélioration des processus. Cela se fera également par la prise
de contrôle sur les fournisseurs, comme le soutient l'ingénieur K.Ishikawa, dont les livres seront
massivement diffusés aux cadres et agents de maîtrise de l'industrie du Japon (Imaï, 1989).
Or, cette approche, même si elle passe par des notions comme <<qualité totale>>, comme c'est le
cas pour K.Ishikawa ou M.Imaï, apparaît de moins en moins spécialisée. Non seulement parce qu'elle
associe toutes les composantes et tout le personnel de l'entreprise, ses fournisseurs et même ses
clients, mais aussi parce qu'elle est très attentive aux connaissances et aux savoir-faire ouvriers, et
insiste sur l'importance du travail en commun, en petites équipes, des ingénieurs, techniciens et
ouvriers. Cela n'empêche pas qu'il s'agit là aussi d'une politique visant l'accroissement de la
productivité et impliquant de dures conditions de travail, dont un rythme très soutenu. T.Ohno, qui
s'affirme lui-même un grand admirateur de F.W.Taylor, semble s'être beaucoup inspiré de lui.
33
Car il ne faut pas se faire trop d'illusions sur la participation et le consensus au Japon, qui n'ont
rien de spontané ou de naturel, car ils font partie de tout un système de contrôle social qui
comprend de multiples instances et activités, comme des équipes sportives, des amicales et des
concours qui soudent le personnel à l'entreprise, et auxquels il est très mal vu de ne pas participer
(Hisai, 1995). Ce type de fonctionnement ne concerne par ailleurs qu'une minorité de grandes
entreprises, pouvant assurer pour une partie de leur personnel un emploi à vie, mais employant en
même temps des personnels sous contrats temporaires (Sugimoto, 1993). Et ces dernières
années, cet <<emploi à vie>> semble aussi être remis en cause dans certaines entreprises.
Née d'un processus d'autonomisation et de spécialisation, l'intervention sur la qualité tend donc au
Japon, à partir des années 50, à être réintégrée dans l'ensemble du procès de production dont elle
s'était d'abord détachée, et même à disparaître en tant que démarche spécialisée, pour faire
place à l'organisation du travail et au management. Car loin de s'expliquer seulement par des
raisons culturelles comme le prétendent certains auteurs (Robin, 1988), le succès des entreprises
japonaises s'explique avant tout par d'autres méthodes d'organisation du travail (Coriat, 1991),
dans lesquelles les cercles de qualité occupent une place importante.
III.2. Les cercles de qualité, symptômes mythiques de la crise du taylorisme
A la fin des années 6O, au moment où le <<miracle japonais>> a éclaté au grand jour, certains
dirigeants d'entreprise, des spécialistes de la qualité, des économistes et des sociologues, firent de
multiples voyages au Japon où ils découvrirent les cercles de qualité. De là à penser que c'est dans
ces cercles que se trouvait le secret de l'industrie japonaise il n'y avait qu'un pas, et il en a été vite
fait des sortes de gadgets participatifs qu'on imaginait facilement transposables en Europe. Plus
encore, ces cercles ont joué en France, juste après la période de mai 1968, un rôle analogue à celui
de la Révolution culturelle chinoise ou, à une autre époque, à celui des Soviets en Union soviétique
: ils représentaient, pour bon nombre d'intellectuels, mais aussi pour certains spécialistes de la
qualité et dirigeants d'entreprise désireux de diriger autrement, la réalisation enfin venue d'un rêve
de démocratie au sein de l'entreprise.
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Car on peut difficilement comprendre toutes les questions que ces cercles de qualité ont
provoquées aux Etats-Unis et en Europe, si on oublie la conjoncture politique et sociale générale
dans laquelle ils ont été découverts. Celle-ci se caractérisait, dans les années 70, non seulement
par l'apparition soudaine de la redoutable concurrence japonaise, mais aussi par les premières
mises en question de masse du taylorisme, dans l'industrie automobile entre autres, avec de
nombreuses grèves d'ouvriers spécialisés (O.S., comme on le disait à l'époque). Un spécialiste en
qualité affirmait dès lors : <<Nous savons que la génération actuelle des échelons d'exécution dans
l'entreprise a beaucoup changé, elle est faite d'hommes et de femmes instruits, irrigués par une
information permanente (...) Tout cela explique pourquoi le divorce est devenu aujourd'hui si
dramatique entre ces nouvelles attentes et le travail des O.S. encore très répandu>> (Raveleau,
1987). On découvre ainsi que les entreprises sont traversées par des contradictions entre plusieurs conceptions de la qualité de la vie au travail et de celle des produits.
En France, cette prise de conscience se situe autour de mai 1968, qui a vu une contestation
estudiantine et par la jeunesse en général, des valeurs établies dans l'enseignement, mais aussi
dans la famille avec les mouvements dits des femmes, de la <<libération sexuelle>>, et autres.
Contestation suivie de la plus massive et longue des grèves ouvrières de l'histoire de France,
aboutissant aux accords de Grenelle, à la création du SMIC, à de nouvelles instances
représentatives du personnel et à des hausses importantes de salaire. Cela a fortement marqué et
transformé à la fois le rapport des salariés à leurs conditions de travail avec l'apparition des
revendications dites <<qualitatives>>. Cela a fortement transformé le rapport des consommateurs
à leurs habitudes de consommation avec entre autre les critiques de la <<société de
consommation>>, leur rapport à la publicité avec les protestations contre les publicités montrant
des <<femmes objets>>, leur rapport aux supermarchés et aux entreprises avec, par exemple,
l'apparition des <<mouvements écologistes>>(Cantarelli, 1984). A cette époque sont reconnues
aussi les premières associations de consommateurs, ce dont témoignent aux Etats-Unis l'action de
Ralph Nader et en France la création de Que Choisir ? et en 1966 la création de l'Institut national
de la consommation. Les associations de consommateurs obtiennent en 1973 avec la loi Royer le
droit d'agir en justice (Encyclopédia Universalis, 6, 1989). Le thème de la <<qualité de la vie>> va ainsi résonner avec celui de la qualité des produits et des services.
C'est en référence à ce nouveau climat général qu'on peut mieux comprendre l'engouement pour
les cercles de qualité, qui apparaissaient comme la réponse toute trouvée, et facilement réalisable,
des demandes de plus de participation dans l'entreprise et de plus de pouvoir sur l'organisation du
travail. Le terrain même de la qualité en sera profondément marqué, et c'est ainsi qu'on peut
comprendre que G. Borel et V. Cantarelli (Cantarelli, 1984), spécialistes de la qualité en France,
donnèrent en 1969 à Tokyo une conférence intitulée <<la Qualité est-elle contestataire ?>>, ou
que l'Association française des ingénieurs qualiticiens (AFCIQ) organisa des conférences sur la
<<motivation au travail et la participation dans l'entreprise>>, et publia en 1981 les Principes généraux des cercles de qualité. C'est de là que va naître l'Association française des cercles de
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qualité (AFCERQ) (Jouslin de Noray, 1990). Celle-ci recensait, en 1987, 30.000 cercles de qualité
en France.
On peut donc en conclure que désormais, le champ de la qualité, cet ensemble d'institutions, de
pratiques, de spécialistes et de manuels qui construisent socialement la qualité, est traversé par
des luttes entre plusieurs orientations, qui sont les mêmes que celles qui traversent les autres
dimensions des entreprises, voire la société toute entière.
La qualité comme terrain de participation et la question syndicale
Les cercles de qualité, développés en France dans un certain nombre d'entreprises à partir de
1980 environ, vont connaître leur apogée vers 1987 pour ensuite s'essouffler. S'ils ont connu un
tel succès c'est non seulement parce qu'ils semblaient, à un certain nombre de dirigeants
d'entreprise et de spécialistes de la qualité, une des clés de la réussite économique du Japon,
adaptables en France, mais aussi parce qu'il s'agissait de dispositifs pouvant constituer un terrain
de participation des salariés à l'amélioration de la qualité et parfois à l'amélioration de certaines
conditions de travail. En même temps ils pouvaient représenter une réponse aux obligations
légales, résultant des Lois Auroux (1983), de création de <<lieux d'expression>> des salariés.
Création devenue urgente, si l'on en croit certains spécialistes de la qualité, qui dressaient des
tableaux alarmants du climat dans les entreprises : <<nos entreprises risquent d'être rongées par
l'agressivité et la démotivation qui perturbent le climat social et portent préjudice à la qualité du
travail>> (Raveleau, 1987). Et un autre auteur de conclure : <<Changer les organisations ne suffit
plus, c'est la guerre, et on ne gagne pas la guerre contre ses propres soldats, on ne la gagne
qu'avec eux>> (Serieyx, 1987). Il s'agit donc de changer les mentalités, l'une des conditions pour
changer la manière de produire et pour soutenir les positions des entreprises dans la concurrence
internationale, et notamment européenne. Et les cercles de qualité ont semblé, pendant quelques
années, le moyen tout trouvé d'effectuer ce changement des mentalités.
C'est probablement ce qui en a fait le succès fulgurant d'une courte période, et ce qui en explique
la disparition tout aussi rapide, quand les conditions politiques et sociales qui les ont vu apparaître
ont disparu *. Car ces cercles de qualité ont assez vite été mal accueillis par les organisations
syndicales qui y voyaient une manière de les court-circuiter, en faisant remonter vers les directions
des entreprises, sans leur intermédiaire, certaines demandes concernant les conditions de travail et
des suggestions. A des degrés divers, les cercles de qualité ont alors rencontré l'opposition des
organisations syndicales, même si celles-ci n'ont pas toutes réagies de la même façon, et qu'il faille
* Que l'AFCERQ ait déposé son bilan en 1989 ne signifie pas pour autant, selon G.Raveleau qui en était le délégué général, que les cercles de qualité ont disparu (il y en a quelques dizaines de milliers qui continuent à fonctionner sans bruit en France), mais s'explique par la volonté des entreprises (qui subventionnaient l'AFCERQ) de n'avoir qu'une seule et grande association de promotion de la qualité, qu'est devenue l'AFCIQ. Voir entretien au journal Le Monde, 1 juin 1990. Peu après ce dépôt de bilan est né le Mouvement français pour la qualité.
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par exemple distinguer entre les réactions de la CFDT, de la CGT et de FO, ces deux dernières
refusant le plus souvent ces dispositifs participatifs, bien qu'il y ait dans ce domaine des évolutions
ces dernières années.
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Ces oppositions ne faisaient qu'exposer au grand jour des résistances que les différentes formes
des démarches dans le domaine de la qualité ont toujours rencontré, et cela non seulement de la
part des organisations syndicales, mais aussi de bon nombre de salariés. Le terrain de la qualité n'a
jamais été aussi consensuel et lisse que certains de ses spécialistes ne le prétendent. Certains
programmes qualité, lancés à grand renfort de publicité dans les entreprises, ont échoué tout
simplement parce qu'ils étaient imposés par la direction, sans consultation, d'autres aboutissaient
à enfermer le personnel dans un carcan de nouvelles procédures qui leur enlevait certaines de leurs
marges de manœuvre, d'autres encore leur donnaient l'impression que tout ce qu'ils avaient fait
auparavant était mauvais.
Mais une autre raison pour laquelle les cercles de qualité ont perdu de leur intérêt pour les salariés,
de prime abord intéressés, c'est qu'ils n'ont pas tenu les promesses qu'ils semblaient contenir.
L'espoir de bon nombre de salariés était que quelque chose allait changer, que non seulement ils
auraient leur mot à dire, mais que cela ne s'arrêterait pas là, et que certains aspects de
l'organisation même et du contenu du travail quotidien allaient s'en trouver modifiés. De fait, cela
n'a été que rarement le cas, et une fois sortis des réunions de résolution de problèmes, de stages
ou de formations, tout semblait comme avant.
La question de l'adhésion du personnel, des conditions et du prix à payer pour celle-ci, se pose
donc de plus en plus explicitement sur le terrain de la qualité, et avec elle, la question de la
redéfinition du terrain du <<social d'entreprise>> : comment obtenir que les organisations
syndicales cessent de résister, mais au contraire appuient les démarches (Tixier, 1990) ? C'est l'un
des défis pour les stratégies en matière de qualité d'aujourd'hui.
Un autre défi se situe du côté des dirigeants d'entreprise. Car comme le note le président de
l'AFCIQ, <<Les PDG ne suivent pas>>, ou pas assez, le mouvement de la qualité. Tout en tentant
d'en tirer profit, ils ont vu aussi malgré tout dans les cercles de qualité et autres dispositifs de
participation une sorte de sourde menace du <<retour des soviets>>(Cantarelli, 1984). Ces
résistances se traduisent probablement moins aujourd'hui par le refus franc et net d'entreprendre
des démarches en matière de qualité, que par une application très formelle de ces démarches,
contredites par ailleurs par des directives en termes de priorité absolue à la productivité à court
terme (y compris au détriment de la qualité) et du contrôle, par le sommet, de toute initiative
venant de la base.
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La qualité des services et l'apport des Sciences sociales et humaines
Après les Trente Glorieuses, dont les dernières années étaient désignées par le terme de <<société
de consommation>>, les marchés commencent à se saturer, les consommateurs ont plus de choix
et leurs comportements deviennent l'objet d'études de plus en plus poussées, faites notamment
par les services de marketing. Là aussi, les interventions des associations de consommateurs ou de
comités d'usagers, parfois même des campagnes de boycottage de certains produits sur des bases
politiques ou écologiques, ont joué un grand rôle. Aux Etats-Unis, beaucoup plus qu'en France, les
consommateurs sont nombreux à faire des procès aux entreprises ayant vendu des produits qui
ont provoqué des accidents. Les nouvelles exigences des consommateurs ne sont donc pas un vain
mot, et se traduisent aussi en termes de changements des habitudes alimentaires, d'abandon
d'une marque pour une autre, donc dans les chiffres des ventes. Les dirigeants des entreprises, les
spécialistes de marketing et de qualité, sont à la recherche de nouveaux instruments intellectuels
pour comprendre ce qui se passe chez les clients (Dupuy/Thœnig, 1986).
Ces instruments, ils les trouvent en partie dans les Sciences sociales et humaines. Car la
découverte de l'importance des dimensions culturelles à l'intérieur et hors des entreprises a aussi
été rendue possible par l'intervention de nouveaux spécialistes et de nouvelles disciplines : la
sociologie et la psychologie, entre autres. La sociologie du travail développe des analyses souvent
critiques du fonctionnement des entreprises, et met en avant les idées des salariés <<de base>>.
Quant à la sociologie des organisations, avec en particulier M.Crozier et E.Friedberg, avance l'idée
que les salariés sont des <<acteurs>>, ayant chacun une <<marge de manœuvre>>, et des
stratégies plus ou moins personnelles (Crozier, 1963). Ces analyses soulignaient surtout que,
contrairement à ce que prétendaient les concepteurs d'organigrammes ou les inventeurs de
procédures, une entreprise ne fonctionne jamais selon les représentations officielles que sa
direction ou son schéma organisationnel s'en font, et que pour élaborer des stratégies en
connaissance de cause, mieux vaut savoir comment elle fonctionne réellement.
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Dans les activités de marketing, où les apports des Sciences humaines, et notamment de la
psychologie sociale, sont importants, on découvre que les liens entre une entreprise industrielle et
sa clientèle ne sont pas les mêmes que ceux entre une entreprise de service et sa clientèle, et
c'est sur cette base qu'une spécialité, le <<marketing des services>>, se constitue. Il insiste lui
aussi sur l'importance de la culture et de la communication, des <<dimensions symboliques>> dans
la relation entre le personnel, les installations du service et les clients, physiquement présents sur
les lieux de production. Ces différents apports contribuent à créer des démarches particulières en
matière de qualité dans les services, en partie moins technocratiques et plus culturelles que les
démarches dites de <<qualité totale>> dans les industries, sous le vocable de la <<qualité de
service>> (Normann, 27). Cela reste néanmoins une orientation jusqu'ici assez minoritaire, bien
moins répandue que les démarches de qualité totale ou de certification aux normes ISO 9000 qui
font fureur aujourd'hui.
II I.3. Crise, normalisation et pression du marché européen
Paradoxalement, c'est la crise de ces dernières années, et surtout ses conséquences pour les
salariés en termes de chômage et d'exclusion, qui a créé de nouvelles conditions pour une
participation aux démarches qualité, à savoir une certaine résignation. Avec cette crise, l'idée que
salariés et direction d'une entreprise menacée par ses concurrents, donc menaçant d'avoir à
procéder à des licenciements, soient <<tous dans le même bateau>>, fait son chemin. Et c'est cela
qui donne aujourd'hui à toutes sortes de projets, que ce soit dans le domaine du management, du
contrôle de gestion, ou de la qualité, de nouvelles possibilités d'être acceptés par le personnel
directement concerné.
C'est en référence à cette conjoncture qu'il faut, à notre avis, situer l'importance actuelle de la
normalisation européenne, par le biais des normes ISO 9000 notamment. Car la certification d'une
entreprise opérant sur le marché européen semble aujourd'hui une condition sine qua non pour
faire face à la concurrence internationale, et cette certification est une affaire de longue haleine,
obligeant une mise à plat et parfois à une réorganisation assez importante des fonctionnements et
des procédures existants, pour aboutir à de nouvelles procédures et formalisations. Dans certaines
entreprises les projets d'entreprise connaissent ainsi une nouvelle impulsion grâce aux démarches
de certification.
40
Ces normes européennes ne datent pourtant pas d'aujourd'hui, mais sont l'aboutissement de trois
quarts de siècle de standardisation, de contrôle et de formation, par différents organismes d'abord
nationaux et ensuite internationaux. En France la création de la <<commission permanente de
standardisation>> date de 1918, celle de <<l'association française de normalisation>> (AFNOR),
de 1926. Cette dernière association réunit dans ses commissions des représentants des pouvoirs
publics, des professionnels et des usagers, pour aboutir, sous une forme consensuelle, à la
définition et à la fixation de <<standards>> dans toutes sortes de domaines (de l'écartement des
rails de chemin de fer aux règles de sécurité des jouets et aux mesures de protection du
consommateur et de l'environnement). Elle délivre depuis 1938 une sorte de <<label d'honneur>>,
la norme NF, <<qualité France>>.
Dès 1926 est créé un organisme international, l'International Standard Association (ISA), qui se
transforme en 1947 en International Standard Organisation (ISO), ou <<organisation internationale
de normalisation>>, regroupant un représentant par pays des différentes associations nationales.
Normalisation internationale qui a été longue et laborieuse à mettre en place, <<se heurtant aux
divergences des terminologies techniques et des unités de mesure et aux rivalités commerciales>>
(Encyclopédia Universalis, 10, 1989). C'est donc cette organisation qui délivre les normes <<ISO
9000>> et d'autres, aujourd'hui très demandées par les entreprises.
La normalisation, une politique sociale des biens matériels
Les procédures de standardisation et de normalisation se situent au cœur des enjeux de la
concurrence internationale. Elles codifient des règles et des usages qui sont mûs par des rapports
de pouvoir entre entreprises, mais sont aussi liés aux habitudes socio-historiques changeantes
propres à chaque pays. Les discussions entre spécialistes des matériaux, entre autres dans
l'évaluation de certains risques, sont souvent très conflictuelles (Courtin/Vaucelle, 1990), comme
on le lit de temps en temps dans les journaux à propos des risques nucléaires, ou comme le
montrent les alertes régulières à propos de l'amiante ou des produits solaires.
Ce ne sont là que des exemples extrêmes et particulièrement spectaculaires du fait que les règles
qu'on tente d'établir résultent d'intérêts et de prises de position divergents, auxquels elles ne
mettent pas fin même si momentanément apparaît une sorte de modus vivendi. Car si les
conditions de la production changent, les prix des matières premières montent ou baissent, de
nouvelles inventions technologiques sont faites, tout peut être remis en cause : en matière de
concurrence, il n'y a pas de limites aux attaques que des concurrents peuvent se faire, quand ils
estiment que c'est de leur intérêt.
41
La normalisation est définie comme <<l'activité d'établissement et de mise en œuvre de normes>>
(Encyclopédia Universalis, 1989) et une norme est définie par décret en 1984, comme une
<<donnée de référence, résultant d'un choix collectif raisonné, en vue de servir de base d'entente
pour la solution de problèmes répétitifs>> (comme l'incompatibilité de certains composants de
matériaux entre eux). Or, cette définition très consensuelle des normes, stipule une sorte
<<d'accord général>>, là où en réalité on a à faire à l'évolution de rapports de force sur la scène
de la concurrence internationale et au sein des entreprises entre les nouvelles procédures et les
anciennes habitudes. La normalisation représente un énorme enjeu dans les rapports entre les
grandes entreprises et leurs sous-traitants, c'est un système qui s'est imposé sous l'action des
grands donneurs d'ordre (Usine Nouvelle, 1994), mais c'est aussi une donnée très importante pour
la conquête ou la perte de marchés. Les exigences en matière de sécurité peuvent, dans la
concurrence internationale, fonctionner parfois comme de véritables barrières douanières (Le Goff,
1994). Certains des spécialistes qui se demandent s'il y a une <<voie française de la qualité>>
notent ainsi que <<la pensée anglo-saxonne est fortement présente dans l'ISO (Cruchant, 1993).
Ces normes visent en fait une sorte de pacification entre les parties qui, dans la concurrence, <<se
font la guerre>>, comme le sous-entend l'Encyclopédia Universalis qui appelle la normalisation,
avec une formule très heureuse, la <<politique sociale des biens matériels>>. Les normes seraient
aux affaires ce qu'est la morale pour la vie civile. C'est ainsi qu'on peut interpréter le sous-titre
d'un article dans Usine Nouvelle à propos d'ISO 9000 : <<L'assurance qualité est-elle en train de
remplacer la loi du plus fort dans les relations client-fournisseur ?>> (Usine Nouvelle, 1994). Elle se
met à la place de cette loi du plus fort sans la supprimer pour autant, comme le montre la suite de
l'article qui parle des classements draconiens des sous-traitants par les grands donneurs d'ordre,
et l'élimination de certains des premiers suite aux divers audits que la norme ISO exige. Et on voit
tous les jours qu'en la matière, peu de règles de morale tiennent devant la recherche de la
rentabilité financière, du contrôle et du pouvoir que les directions d'entreprise tentent d'imposer à
leurs concurrents comme à leurs salariés.
D'où déjà un certain nombre de critiques qui s'adressent, de la part des directions d'entreprise
comme de leurs salariés, à cette nouvelle normalisation, taxée de <<lourdeur peu rentable dans
l'immédiat>>, qui oblige à dévoiler des manières de travailler jusque-là plus ou moins occultes,
voire à changer les habitudes de travail. Des formalisations écrites tendent ainsi à remplacer les
traditions orales, et certains <<anciens>> opérateurs n'y sont guère préparés. Elles peuvent
aboutir à un rétrécissement des champs de manœuvre des opérateurs.
42
Cela n'empêche pas ces normes ISO 9000 de constituer, elles aussi, un nouveau <<champ de
bataille>> entre orientations différentes. Là où des démarches qualité n'existaient pas, comme
dans certaines PME et PMI, elles peuvent apporter de nouvelles connaissances sur le travail.
Beaucoup dépend de la manière dont elles sont mises en œuvre, même s'il est à craindre que, la
pression du marché européen aidant, le formalisme qu'elles induisent l'emporte. Mettre à nu les
procédés de travail existants n'est jamais sans risque pour ceux qui travaillent, mais cela peut être
aussi une opportunité pour introduire des changements jugés positifs dans les conditions de
travail.
L'unification des instances officielles de la qualité
Cette nouvelle conjoncture <<européenne>> n'est probablement pas sans rapport avec le fait que
plusieurs associations françaises pour la qualité, l'AFCIQ et ce qui restait de l'AFCERQ, ont fusionné
dans le Mouvement français pour la qualité (MFQ) en 1991, auquel diverses autorités ministérielles
apportent désormais un soutien de plus en plus actif. C'est une manière d'être plus fort dans les
instances internationales.
Ce mouvement, auquel adhèrent déjà 5000 grandes et petites entreprises, tente désormais de
rassembler les différentes démarches spécialisées en matière de qualité qui se sont développées un
peu partout, et voit la certification selon les normes ISO 9000 comme un premier pas de nouvelles
entreprises (elles sont environ 4000 début 1995) vers le <<management global par la qualité>>.
Le MFQ développe une intense activité dans différents domaines, à travers des délégations
régionales et départementales au plus près des entreprises. Il édite des brochures de vulgarisation
et des revues, organise des groupes de réflexion et de travail ainsi que des formations, fournit de
l'aide et du conseil aux entreprises qui en font la demande, et tente d'associer des consultants,
des chercheurs et des universitaires à ses diverses activités. Avec son appui se sont constitués un
Institut Qualité et Management et un Institut de Recherche et de Développement de la qualité.
Ce mouvement représente ainsi une orientation transversale, dépassant les clivages entre
industries et services, grandes et petites entreprises, qualité totale, qualité de service,
normalisation, et tente de sensibiliser les entreprises à l'importance des dimensions <<non-
techniques>> de la réussite de la qualité, comme la culture et la communication, l'organisation du
travail et les relations de pouvoir dans l'entreprise. L'accent est mis de plus en plus sur des
activités, comme la gestion des ressources humaines, le management et l'organisation du travail,
qui soulèvent des questions que se posent aussi des dirigeants d'entreprise, des ingénieurs, des
chercheurs et des syndicalistes, dans d'autres champs comme ceux de l'innovation, de la gestion,
de la technologie ou du management. La qualité devient une préoccupation de moins en moins
spécialisée, qui s'articule à la modernisation des entreprises en général. On peut alors se demander
43
si à moyen terme, la spécificité des démarches qualité se justifiera encore, et si elle ne tendra pas
à disparaître ?
II I.4. Et la qualité dans tout cela ?
Qu'en est-il finalement de l'influence de ces différentes démarches qualité sur la qualité des
produits et des services, mais aussi de la qualité de vie en général ? Peut-on dire qu'elle s'est, ces
trente dernières années, globalement améliorée ? La réponse n'est pas simple, car elle dépend
étroitement de ce qu'on entend par...qualité.
On pourrait dire par exemple que les appareils électro-ménagers tombent moins en panne qu'avant,
que les appareils hifi et les téléviseurs ont un son et des images bien plus nets qu'il y a dix ans, que
les voitures sont de plus en plus sûres, que les jouets provoquent moins d'accidents, et que les
consommateurs, par l'invention de nouveaux labels en matière de qualité et par leurs associations
de défense et Instituts pour la consommation, sont de mieux en mieux informés, et deviennent de
plus en plus exigeants...Tout cela est probable, encore qu'il n'y a guère de statistiques précises en
la matière.
Mais on peut dire aussi exactement l'inverse, pour les mêmes ou d'autres produits, en se basant
sur d'autres critères : les mêmes appareils et les mêmes voitures ont une durée de vie de plus en
plus courte, toutes sortes de produits jetables remplacent ceux plus durables, les fruits et les
légumes ont de moins en moins de goût, la restauration rapide et les plats cuisinés risquent de
faire disparaître la gastronomie française. Car dans toutes sortes de domaines, les produits
industriels remplacent désormais les produits plus artisanaux, qui restent pourtant une référence
en matière de qualité. S'il y a tant d'insistance de la législation sur la transparence de la
composition exacte des produits industriels (sur l'emballage), c'est aussi parce que le savoir des
consommateurs sur ces produits diminue rapidement, leur fabrication et composition devenant
plus opaques. Si les produits à haute technologie sont de plus en plus sophistiqués, faut-il pour
autant se réjouir de voir apparaître partout des gens qui téléphonent dans la rue ou dans leur
voiture (et font moins attention aux piétons), ou de l'installation d'alarmes de plus en plus
bruyantes sur ces mêmes voitures et dans les maisons et entreprises ? Les TGV sont plus rapides,
mais aussi plus difficilement accessibles que les trains il y a quelques années, et dans les trains de
banlieue le confort et la régularité se détériorent d'année en année. Et que dire du stress au travail,
des menaces qu'y fait peser le chômage, ou de la <<qualité de la vie>> des chômeurs, des SDF et
autres exclus qui est elle aussi, en régression rapide ?
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Est-ce que les démarches qualité ne deviendraient pas d'autant plus insistantes du fait que
globalement la qualité des biens de consommation est en diminution constante ? Ne participent-
elles pas finalement d'un mouvement plus général, qui consiste à euphémiser les enjeux sociaux, à
refouler du vocabulaire les mots jugés trop durs comme pouvoir, argent ou profit, en prétendant
que désormais les entreprises travaillent pour le bien des consommateurs ? Car au moment même
où l'on déclare que la qualité est faite pour leur servir et pour répondre à leurs désirs, l'influence
des grandes entreprises et de la grande distribution sur ces consommateurs s'est
considérablement accrue, malgré tout ce qu'on dit sur la concurrence. Les discours sur la qualité
des produits et des services participeraient ainsi de ces discours qui tentent de donner consistance
aux rêves d'harmonie sociale, entre entreprises et consommateurs, employeurs et salariés.
Discours qui, en matière de qualité, laissent finalement entendre que le bonheur est à trouver dans
les objets, produits et services offerts par les entreprises qui pratiquent des démarches en matière
de qualité.
Mais cela signifie aussi, à l'inverse, que de nouveaux enjeux de société se forment au cœur des
entreprises, au cœur du rapport entre employeurs et employés, au cœur du rapport entre
partenaires sociaux. Dire aux consommateurs, à leurs associations ou aux mouvements écologistes,
qu'on se préoccupe de la qualité des produits, qu'on veille à la santé de ceux qui les utilisent et à la
sauvegarde de l'environnement, c'est aussi créer au sein de l'entreprise un nouveau terrain de
débats et parfois de conflits. C'est rendre les salariés et les organisations syndicales attentifs à ce
genre de problèmes, ou abonder dans leur sens s'ils l'étaient déjà, et par là même, c'est donner
une autre signification et une autre portée au travail.
Les démarches qualité qui se sont développées depuis un siècle, s'occupent donc de bien d'autres
choses que de la qualité des produits et des services au sens étroit du terme. C'est pourquoi une
réponse à la question de savoir si la qualité s'est améliorée ou non depuis un siècle n'a de sens que
si l'on définit de manière plus précise ce qu'il faut entendre par <<qualité>>.
45
CHAPITRE DEUX
QU'EST-CE QUE LA QUALITE ?
<<La valeur d'une action ou d'une qualité, leur
essence et leur nature mêmes lui paraissaient dépendre
des circonstances qui les entouraient, des fins qu'elles
servaient, en un mot, de l'ensemble variable dont elles
faisaient partie. C'est là, d'ailleurs, la description tout à
fait banale du fait qu'un meurtre peut nous apparaître
comme un crime ou comme un acte d'héroisme, et
l'heure de l'amour comme la plume tombée de l'aile
d'un ange ou de celle d'une oie>>. Robert Musil,
L'Homme sans qualités, tome 1, Ed. du Seuil, 1956,
p.301.
Le succès ou l'échec d'une action qualité dans une entreprise dépend pour beaucoup des sous-
entendus et des malentendus soulevés par la polysémie du mot qualité, qui peut prendre des sens
assez divers et parfois radicalement opposés chez les partisans ou les adversaires de ce type
d'action. Parler de la qualité d'un produit n'est pas la même chose que de parler d'un produit de
qualité, et les critères de qualité ne sont pas du tout identiques selon que l'on discute de la qualité
d'un produit alimentaire, d'un vêtement, d'un restaurant, d'une piste de ski, ou des qualités d'un
candidat à l'embauche. Si l'on n'analyse pas de près ces différences, les actions qualité menées
dans les entreprises risquent d'être inadaptées, de s'essouffler et d'échouer, des décisions en
matière de qualité sont prises trop à la va-vite, des sommes d'argent sont lapidées en pure perte
et les erreurs faites coûtent souvent très cher.
Apparemment, très peu de personnes sont contre la qualité ou l'amélioration de la qualité.
Pourtant, bon nombre de gens sont contre l'introduction d'actions qualité dans leur entreprise, ou
contre la manière dont elles sont menées. C'est tout simplement que les uns et les autres, tout en
employant le même mot qualité, ne l'investissent pas du même sens. La qualité désigne des valeurs
sociales, et c'est pour cela qu'elle entraine des désaccords.
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Se demander ce qu'est la qualité est une très vieille question. Elle est en effet aussi vieille que la
philosophie, et ce sont les philosophes grecs, notamment Aristote, qui l'ont posée les premiers.
C'est dire que cette notion, si répandue aujourd'hui dans les entreprises, touche aux questions
philosophiques les plus fondamentales. Répondre à l'interrogation <<Qu'est-ce que la qualité ?>>
représente le même ordre de difficulté que se demander <<Qu'est-ce qu'une chose ?>> ou
<<Qu'est-ce que l'être ?>>.
C'est pourquoi, avant d'aborder dans le chapitre suivant les définitions de la qualité dans les
différentes demarches qualité, nous allons indiquer ici un certain nombre de significations
attribuées aujourd'hui, dans le champ philosophique et ailleurs, au mot qualité.
I. PREMIERE SIGNIFICATION : DEFINITION DE CE QU'UN OBJET <<EST>>.
Une première signification du mot peut être appellée ontologique car elle a trait à ce qu'on nomme
les <<théories de l'être>>, qui réfléchissent dans la philosophie à ce que sont intrinsèquement les
choses et les humains. La qualité est en effet une manière d'être, une caractéristique. Aristote,
dans son Organon, écrit : <<j'appelle qualité ce en vertu de quoi on est dit être tel>> (Aristote,
1977), c'est donc une caractéristique qui donne identité à une personne ou à une chose, et il note
qu'une première forme de qualité peut être appelé <<état ou disposition>>, le premier stable, la
seconde plus changeante. La qualité, c'est une manière d'être, qui permet de caractériser une
chose ou quelqu'un. C'est d'une telle signification de la qualité qu'il est question par exemple dans
l'affirmation <<l'homme est mortel>>. <<Mortel>> étant la qualité de l'homme, qui contribue à le
définir dans sa singularité par rapport à d'autres phénomènes.
Chez Descartes, la qualité devient une propriété, un attribut, ce qui souligne bien cet aspect
intrinsèque que prend la qualité pour ce philosophe pour qui les qualités sont des caractéristiques
constitutives et inhérentes aux choses et aux êtres humains. Tout ce qui existe possède ainsi une
ou plusieurs qualités, les animaux, les hommes, la pensée comme les objets inanimés. Une façon de
définir un objet c'est d'en énumérer l'ensemble des qualités. Le dictionnaire Robert cite dans ce
sens Sainte-Beuve : <<Retz était petit, laid, noir...et myope. Voilà des qualités peu propres à faire
un galant>> (Robert, 1973). Et on y trouve comme synonymes de qualité : attribut, caractère,
propriété, aptitude, capacité, don, mérite, valeur, vertu.
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Toutes les choses ont ainsi leurs qualités, ni bonnes, ni mauvaises, et il en va de même des êtres
humains ou des animaux. Un plat peut ainsi être épicé ou fade, chaud ou froid, un endroit peut être
sec ou humide, un objet peut être métallique ou en bois, un cheval peut être pur sang ou sans
pédigree, une personne peut être mince ou corpulente, ce ne sont pas là des jugements de valeur,
on ne parle pas alors de bonnes ou de mauvaises qualités, on parle simplement des propriétés des
choses et des êtres.
Les théories scientifiques s'occupent, notamment, de cerner et de définir objectivement les
différentes qualités des phénomènes qu'elles étudient. Ce dont témoigne par exemple l'affirmation
de Galilée que <<la terre tourne autour du soleil>> au lieu d'avoir la qualité d'être immobile et au
centre de l'univers, comme la religion le croyait et le faisait croire. Ce sont des qualités
démontrées, prouvées car éprouvées, définies après mûr examen. On peut être d'accord ou pas,
c'est comme ça, à moins qu'on arrive à démontrer scientifiquement le contraire.
Suivant cette signification ontologique, la quantité est elle-même une forme de qualité, c'est une
espèce particulière de qualité, la <<qualité numérique>>. Quand on dit d'une chose qu'elle est
quantifiable cela implique qu'on peut l'inscrire dans la logique des nombres et que cela a un sens.
On peut, par exemple, quantifier le nombre de rebuts produits sur une chaîne de montage, calculer
leur pourcentage par rapport aux produits sans défauts, et ces chiffres et pourcentages feront
partie des qualités numériques de ces rebuts. Ce sont des qualités numériques au même titre que
le nombre de globules rouges et de globules blancs dans le sang sur un résultat d'examen de
laboratoire, qui définit les qualités de la composition du sang.
A côté de ces choses quantifiables il y a des choses qu'on dit non quantifiables, qui ne peuvent pas
s'inscrire dans la logique des chiffres ou pour lesquelles cela n'a pas de sens : les sentiments, la
subjectivité, l'amour. Cela a du sens de dire qu'un amour est <<pur>>, c'en est une qualité, mais
pas qu'on est <<50% de plus amoureux que la dernière fois>>. Cela veut donc dire qu'il y a des
phénomènes qui ne se laissent pas caractériser de façon primordiale par la qualité numérique, par
les chiffres, mais plutôt par d'autres formes de la qualité : qualités olfactives, de goût, de couleur,
de robustesse, etc. On oppose même qualité et quantité, en disant par exemple qu'il vaut mieux
manger peu de plats, mais de bonne qualité, que beaucoup et de mauvaise qualité.
Vu sous cet angle philosophique et scientifique, tout objet a donc des qualités, il n'y a pas d'objet sans qualités, c'est-à-dire sans caractéristiques. Les rebuts, les déchets, les ratés, les produits à
défauts, les malfaçons, ont leurs qualités à eux. Le personnel d'une entreprise ne peut pas ne pas
se faire une certaine idée de la qualité des produits qu'on y fabrique. De la qualité, on en fait
toujours, même si on n'apprécie pas celle qu'on fait. Un aliment qui contient une substance toxique
est, pour un chimiste, un ensemble de molécules comme un autre, dont la toxicité est l'une des
qualités.
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Le fait que l'on puisse donc définir les qualités des objets et des êtres humains d'une manière
objective, sans jugement de valeur, ne signifie pas que ces définitions soient fixes, construites une
fois pour toutes. Comme en témoignent de nombreuses découvertes scientifiques, les qualités
sont sujettes à rectification. Ainsi croyait-on que la qualité de la terre était d'être plate et d'être le
centre de l'univers, et on a établi qu'en réalité elle tourne autour du soleil et est plus ou moins
ronde.
Cela signifie donc que les objets n'ont pas de qualités intrinsèques éternelles, pas de qualités en
soi, mais des qualités attribuées, définies, reconnues ou méconnues, déniées, rectifiées : c'est en
fonction du regard qu'on porte sur eux, en référence aux théories disponibles, que les qualités des
objets et des êtres sont fixées. Comme l'indique la citation de R.Musil au début du chapitre, la qualité existe toujours en situation, au sein d'une grille de lecture, eu égard à une préoccupation,
en fonction des rapports qu'un objet ou un être entretient avec d'autres. Non pas que les qualités
soient totalement relatives, qu'il y aurait autant de qualités qu'il existe de points de vue et que
chaque point de vue aurait le pouvoir d'inventer de toutes pièces de nouvelles qualités : le verre
n'est pas aussi résistant que le diamant, quelle que soit la manière de regarder l'un et l'autre. Mais
chaque point de vue fait voir, fait ressortir, des qualités que d'autres ne voient pas et auxquelles
d'autres ne s'intéressent pas, et dans le domaine scientifique, une théorie peut en chasser une
autre qui deviendra en partie fausse.
I. 1. La qualité, c'est aussi une affaire de mots
Les choses ont des qualités que le discours tenu sur elles n'invente pas de toutes pièces, mais en
même temps, il faut nommer les qualités pour qu'on puisse les reconnaître et qu'elles commencent à exister. <<Rapide>>, <<beau>>, <<laid>>, <<solide>> sont des mots. <<Le mot <<blanc>>
définit trois entités toutes différentes selon que la blancheur est en relation avec la nuit, les armes
ou les fleurs...>> (Musil, 1956) . Quand on discute pour savoir quelles sont les qualités qu'on
attribue à un objet, c'est des définitions qu'on discute. Reconnaître et désigner les qualités d'un
produit suppose en effet des connaissances. Si l'on ne dispose pas du vocabulaire permettant
d'affirmer qu'un bon vin de Bordeaux se distingue par ....
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Ce sont les mots dont on dispose qui permettent de reconnaître telle qualité et pas telle autre. Et
le <<stock>> de mots dont chacun dispose est socialement et culturellement déterminé. La langue
française ne permet de distinguer que quatre ou cinq couleurs et types de neige différents, les
esquimaux ont plus de soixante-dix mots à leur diposition, et peuvent ainsi distinguer soixante-dix
qualités de neige différentes. Dans nos sociétés, selon les classes sociales d'appartenance, le
<<stock>> des mots dont on dipose n'est pas le même, il est plus ou moins étendu ou au contraire
succinct. Selon le vocabulaire qu'on est capable de mobiliser, on pourra donc désigner dans un
<<même>> produit des qualités tout à fait différentes de quelqu'un d'autre.
I. 2. La qualité comporte différentes facettes
Il est donc clair que toute chose a plusieurs sortes de qualités à la fois, selon le registre dans lequel
on les examine et donc le point de vue qu'on adopte : de goût, de texture, de consistance et de
poids, de couleur, de prix. Une voiture a les qualités de sa marque, de sa couleur (plus ou moins
voyante ou discrète), de la forme de sa carosserie (plus ou moins aérodynamique), de son moteur
(plus ou moins puissant), de son intérieur (avec des sièges plus ou moins confortables, des
matériaux plus ou moins nobles), de sa sonorité (un bruit qui, pour les uns est <<trop fort>>, peut
pour d'autres, représenter la puissance du moteur), de son prix (plus ou moins élevé selon les
budgets), mais aussi de sa nationalité (voiture française ou étrangère). Aujourd'hui, par exemple,
on attribue beaucoup d'importance à la sécurité d'une voiture en cas d'accident : plie-t-elle
immédiatement sous le choc, ou entoure-t-elle ses occupants d'un cocon protecteur ? On juge du
prix en référence à un pouvoir d'achat, de sa vitesse en référence à un idéal de conduite
<<sportive>> ou <<responsable>>, de sa sécurité en référence aux taux de risque qu'on admet ou
non dans une société donnée, un milieu donné, une conception de la famille socialement et
historiquement située.
C'est au sein de ces critères sociaux souvent implicites que les qualités dites techniques d'un
produit sont définies, que l'on prendra une qualité d'acier, un type d'injection, un modèle d'essieu,
produits par une capacité sociale de production industrielle possible à un moment donné du
développement de l'industrie automobile. On peut en conclure que la qualité n'est jamais purement
technique, et qu'un produit ou un service n'a pas de qualité unique, mais a toujours de multiples
qualités. Et certaines de ces qualités seront, selon l'usage qu'on en a et selon la valeur qu'on y
attache, plus importantes que d'autres. Cela peut dépendre du moment : ainsi, en temps normal,
les consommateurs en France n'attachent pas beaucoup d'importance au fait de savoir si un
poisson a été pêché par des marins pêcheurs bretons, ou par des espagnols, mais quand la
<<guerre de la pêche>> éclate, et que les marins français font appel au patriotisme des
consommateurs, alors tout d'un coup, ce poisson dit français peut avoir un meilleur goût qu'un
autre.
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I. 3. Il n'y a pas de qualités purement fonctionnelles
Cela veut dire aussi qu'aucun objet peut être défini par ses seules fonctions indépendamment de
ses usages divers et de la valeur que ses utilisateurs lui accordent. Un couteau par exemple ne
peut pas être défini seulement par sa fonction de base qui serait de couper, et dont le couteau le
plus simple et dépouillé serait le représentant. Car un tel couteau, entièrement fait dans un même
métal uni, est immédiatement identifié comme un couteau de cantine. Pour certains ce sera un
couteau habituel, avec lequel ils mangent toute l'année, pour d'autres ce sera le couteau de tous
les jours, dimanches, fêtes et dîners avec des invités exceptés, alors que d'autres encore
n'achèteront jamais un tel couteau de pauvre. Et quant au contraire un couteau est en argent, il ne
se range plus dans la catégorie couverts mais dans celle de l'argenterie, et sa fonction de coupe
peut devenir secondaire par rapport à sa valeur de placement. De plus, le couteau figure dans la
langue française dans différentes expressions qui n'ont avec les couteaux domestiques que peu de
rapports : un couteau c'est aussi un coquillage, on peut avoir <<le couteau sous la gorge>>,
<<être à couteaux tirés>>, un brouillard peut être <<à couper au couteau>>, etc. Et on connaît
aussi le fameux couteau sans lame auquel il manque le manche...
Un objet est donc inséparable de la qualité de ses signifiants, de la signification que les mots qui le
désignent évoquent, comme le savent bien les spécialistes de la publicité qui jouent, en France
surtout, avec le langage. Il n'y a pas d'objet n'ayant qu'une seule qualité, ou une qualité
fondamentale qui exclut toutes les autres : chaque produit ou service comporte plusieurs facettes.
Ceci est de la plus haute importance pour la définition des qualités des objets par les démarches
qualité.
II. SECONDE SIGNIFICATION DE LA QUALITE : AGIR ES QUALITES
Une seconde signification du mot qualité relève du domaine juridique : les qualités sont l'ensemble
des noms, prénoms, titres, degrés de parenté et domiciles qui font connaître les parties en cause
dans un acte juridique, qui définissent leur identité devant la loi, dans le domaine du droit. On
trouve cette idée dans les expressions comme <<agir en qualité de>> ou <<avoir qualité pour>>,
ou <<ès qualités>> : agir en tant qu'exerçant la fonction dont on est investi.
La qualité désigne ici une condition ou fonction sociale, civile ou juridique : la qualité renvoie à un
titre, un statut social, ou encore à un état. Etre <<ouvrier de son état>>, agir <<en qualité
d'époux>>, ne pas pouvoir agir dans telle condition <<ès qualité>> mais le faire <<à titre
personae>>, être <<autorisé à signer un acte>>, donc <<être qualifié pour le faire>> sont autant
d'expressions qui montrent que les fonctions qu'on exerce ou la condition dans laquelle on se
trouve donnent pouvoirs et droits, possibilités mais aussi limites aux personnes ainsi qualifiées. Et
selon les fonctions sociales exercées, les possibilités sont plus ou moins grandes.
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De même, un <<vol qualifié>> est celui qui réunit toutes les conditions qui, selon la loi, constituent
le vol, en raison de la qualité de leur auteur qui agit en pleine responsabilité et conscience de ses
actes, en raison du temps, du lieu et des circonstances. C'est donc un acte concret d'appropriation
d'un objet qui correspond point par point au vol tel que décrit dans le registre du code pénal,
description qui indique les qualités que les circonstances doivent avoir pour qu'un acte devienne
pleinement un vol, puisse être reconnu et jugé comme tel. Cette qualité juridique se retrouve dans
l'assurance qualité et la normalisation ISO 9000.
Ce que cette deuxième signification nous indique aussi, c'est que les qualités ainsi entendues
dépendent moins des personnes, que des conditions dans lesquelles celles-ci se trouvent, du
système de relations dans lequel elles sont inscrites : réseau de parenté, système des droits et des
devoirs juridiques, hiérarchies sociales. Un directeur peut être personnellement ingénieux ou borné,
quand il agit en qualité de directeur il aura toujours plus de poids que l'un quelconque de ses
employés.
L'importance de ces qualités dépend surtout des fonctions dont elles sont inséparables et du
réseau de relations dans lequel ces fonctions s'exercent, et c'est pourquoi quelqu'un peut perdre,
ou peut ne pas pouvoir utiliser, ces qualités en dehors de leur domaine de validité où elles sont
concurrencées par d'autres qualités. Puissant, respecté et craint dans son entreprise, un directeur
peut l'être beaucoup moins au sein de son foyer, ou dans une équipe sportive où il agira non en
qualité de directeur mais en qualité de gardien de but. C'est ainsi qu'on peut comprendre certaines
difficultés des pilotes dans les démarches qualité, qui interviennent dans un groupe en qualité
d'animateur ou de faciliteur, tout en étant par ailleurs cadres ou agents de maîtrise dans
l'entreprise. Ils sont confrontés aux membres du groupe qui, tout en y étant comme membres du
groupe, sont en même temps leurs collègues, supérieurs hiérarchiques ou subordonnés. Ces deux
sortes de qualités peuvent se compléter et se renforcer mutuellement, mais elles peuvent aussi
entrer en concurrence, quand le faciliteur agit plutôt en tant que chef vis-à-vis de ses
subordonnés, avec toutes les censures que cela entraine de la part de ces derniers, qu'en tant que
faciliteur invitant chacun à s'exprimer librement.
Les conditions sociales, civiles ou juridiques font donc partie des qualités des hommes, et dans ce
sens tous les hommes ont des qualités qui, comparées les unes aux autres, peuvent être plus ou
moins avantageuses, enviables et puissantes. Mais parmi ces conditions il y en avait une en
particulier qui prétendait avoir le monopole des qualités sociales : la noblesse.
52
II. 1. Les hommes de qualité
Tous les hommes ont des qualités, mais certains se prétendaient plus qualifiés que d'autres, qu'on
appelait <<hommes de qualité>> : les aristocrates. <<La qualité>> désigne aussi la condition de la
noblesse, <<un homme de qualité>> est synonyme de gentilhomme, noble, aristocrate.
Cette signification n'a aujourd'hui plus guère cours, sauf dans le milieu de la noblesse lui-même ou
dans celui de la grande bourgeoisie qui l'a remplacé dans sa condition dominante. Elle appartient à
l'Ancien Régime, à l'époque où cette noblesse était effectivement dominante et où les nobles
étaient les seuls puissants. Si puissants qu'ils pouvaient s'attribuer non seulement plus de qualités
que les autres, non seulement toutes les qualités, mais La qualité en général.
Et ici on entre dans une toute autre signification du mot qualité, qui en fait un synonyme de bonne qualité. Un homme de qualité, un noble, c'est comme un produit de qualité, c'est un homme
supposé être de bonne qualité et celle-ci est supposée être seule et unique : La Qualité. Or, la noblesse n'a pu s'attribuer ainsi le monopole de la qualité que parce qu'elle était socialement dominante, donc à même d'interdire aux autres classes sociales de se prétendre de qualité, et
élevant ses goûts et ses couleurs à elle au rang de critères universels de bonne qualité.
On voit déjà que la qualité enferme des enjeux de pouvoir, qu'elle touche aux hiérarchies qui
constituent une société, qu'elle implique des jugements de valeur et des conflits à propos de ces
jugements. Et on voit peut être aussi qu'il y a un lien historique, encore aujourd'hui très fort, entre
tout ce qui concerne la qualité, et les anciennes et les nouvelles classes dirigeantes. C'est ce que
nous avons indiqué aussi à propos de l'histoire des démarches qualité, où est apparue à un
moment donné la qualité des ingénieurs-conseil, qui s'opposait à la qualité telle que définie par les
ouvriers. Car cette signification nous fait entrer plus concrètement sur la scène sociale, politique et
historique où la notion de qualité figure comme terme-clé dans les processus de distanciation des
différentes classes et couches sociales les unes par rapport aux autres.
La qualité est une notion qui participe des pratiques du classement des individus les uns par
rapport aux autres, par le biais de leurs goûts et préférences, par le biais des objets qu'ils achètent
et aiment <<puisque le goût est le principe de tout ce que l'on a, personnes et choses, et de tout
ce que l'on est pour les autres, de ce par quoi on se classe et par quoi on est classé>> (Bourdieu,
1973, 59).
53
III. TROISIEME SIGNIFICATION : LA QUALITE COMME VALEUR APPRECIATIVE ET DISTINCTIVE
La dernière série de significations du mot <<qualité>> à examiner comporte donc une connotation
appréciative, car elle désigne la valeur, les mérites, la perfection de quelque chose ou de
quelqu'un. Dans l'expression <<de qualité>> (dite à propos d'un homme ou d'un produit), la qualité
est une valeur positive, c'est un jugement de valeur qui se situe sur une échelle de valeurs, où
l'homme et le produit de qualité se situent tout en haut. Le contraire de cette signification est
alors imperfection, défaut voire impureté, la suprême des qualités étant d'être sans défaut, sans
défaut étant un synonyme de qualité : de parfait ou même de pur. Et une chose parfaite est une
chose qui coïncide entièrement, du tout au tout, avec sa représentation idéale, avec son concept,
avec l'idée qu'on s'en fait. Une chose parfaite touche au divin.
Dans le dictionnaire Robert on signale ainsi que la qualité est <<ce qui fait qu'une chose est plus ou
moins recommandable, degré plus ou moins élevé d'une échelle de valeurs pratiques>> (Robert,
1973). Il y a des marchandises de plus ou moins bonne qualité, de première ou de seconde qualité,
mais aussi des personnes plus ou moins recommandables. Nous sommes ici dans le domaine non de
l'analyse des qualités objectives des choses et des êtres, mais dans celui de la morale, de
l'évaluation, du jugement social et de la distinction, où plusieurs conceptions de la qualité
s'affrontent.
Employé ainsi, dire qu'un produit est de qualité est donc loin d'être neutre, car on dit alors
implicitement qu'il est de <<bonne>> qualité et qu'il se distingue d'autres qui sont de <<moins
bonne>> qualité. Mais en même temps, ce jugement se veut universel, objectif, neutre, sans appel,
car il n'emploie pas les mots <<bonne>> ou <<mauvaise>>, il dit <<de qualité>> tout court. Il juge
donc au nom d'une aulne qui passe elle-même pour universelle, qui va du pire en général au meilleur
en général. Cette aulne, c'est celle de l'aristocratie des temps modernes, des classes et couches
investies de la puissance sociale qui leur permet de dire que ce qu'elles jugent de bonne qualité est
La Qualité. Employé au singulier, sans adjectif, qualité signifie idéal dominant de qualité.
Car les significations indiquées ici concernant le terme de qualité ne sont pas simplement des mots
ou des valeurs qui flottent dans l'air, ce ne sont pas des opinions sortant de la tête de chacun, ce
sont des idéaux, des représentations et des discours fortement structurés et institutionnalisés. La
Qualité a ses labels, donc ses commissions d'attribution, ses notables et ses dessous de tables, ses
comités de défense. Des Instituts nationaux comme l'AFNOR et internationaux comme l'ISO,
décernent et surveillent les appellations contrôlées, comme la <<qualité France>>, envoient des
inspecteurs pour inspecter le contenu exact des articles, imposent des normes d'hygiène et de
sécurité. N'obtient pas le label qualité qui veut : il se mérite. L'attribution d'un label est le fruit
d'un processus de reconnaissance souvent très long.
54
Les qualités que nous attribuons aux objets et aux personnes ne tombent donc pas du ciel, elles
nous sont fournies et suggérées par les critères sociaux dominants en la matière. Ce qui est
enviable ou non, recommandable ou non, ce qui témoigne du meilleur goût ou d'une ignorance
complète dans le domaine de la qualité, est élaboré et plus ou moins imposé par les revues et les
journaux, la télévision et la radio, les institutions de la mode et de la gastronomie. Il est tout de
même assez frappant, par exemple, de constater que le type d'homme, de femme et de famille qui
domine d'une manière quasi monopolistique les spots publicitaires est celui du cadre (entre le
niveau moyen et supérieur). Les consommateurs sont incités à acheter à la fois des produits, et à
s'identifier à l'image sociale de leurs possesseurs que la publicité y associe. En matière de goût, on
est loin de faire ce qu'on veut.
Le sociologue P.Bourdieu et son équipe se sont fait une spécialité de l'analyse sociale de nos
goûts, l'un des domaines qui passe pour le plus ineffable et le moins sujet à explication scientifique.
Avec de nombreuses enquêtes à l'appui, P.Bourdieu a ainsi démontré l'existence de trois univers de
jugement esthétique, aussi bien en matière d'art et de littérature, qu'en matière de mobilier et de
goût culinaire : l'univers de la bourgeoisie, celui de la petite bourgeoisie et celui des classes
populaires. Les uns se construisent en référence aux autres, en se distingant des autres, en
critiquant implicitement les autres. Comme le dit P.Bourdieu : <<les goûts sont avant tout des
dégoûts>>, dans les préférences on affirme en même temps : c'est autre chose que>> (Bourdieu,
1973, 60). Car ce que les uns jettent à la poubelle, les autres l'en retirent.
II I. 1. La qualité appréciative et les classes sociales
Pour schématiques qu'elles soient, on peut alors donner quelques indications à propos des univers
de goûts qui sont ceux des différentes couches et classes sociales dans la société actuelle, tels
que P. Bourdieu les résume. Il s'agit seulement d'indications, pas de comportements-types ni de
modèles, mais de pistes à creuser.
Ainsi, l'univers du goût bourgeois se caractériserait par la revendication du caractère inné et
instinctif du goût, qui ne doit rien à l'éducation familiale et encore moins à l'éducation scolaire,
mais fait partie de la nature profonde de la personnalité. C'est le goût de la perfection, de
l'excellence, de ce qui est hors du commun, loin du vulgaire, élevé, abstrait et universel : la culture,
l'art, la littérature en général, le goût en général, la qualité en général. Très concrètement, du
mobilier ancien, par exemple, reçu en héritage ou acheté chez un antiquaire, des vêtements faits
sur mesure, des vacances dans une maison appartenant à la famille depuis des lustres. Ce goût-là
se représente ainsi tacitement comme le modèle du goût de toutes les autres classes sociales,
représentatif de ce qu'il y a de plus élevé dans l'Homme, sur lequel les hommes concrets prennent
exemple. Dans l'opposition entre abstrait et concret, entre élevé et spirituel ou bas et matériel, se
réalise ainsi une conception plus générale de l'existence dans laquelle la bourgeoisie vit son rapport
55
aux autres classes sociales comme le rapport entre l'âme et le corps, entre l'idéal et la matière, le
verbe et la chair.
La petite bourgeoisie, composée de différentes fractions, les unes en ascension, les autres en
déclin, vit ses goûts, dans l'ensemble, en référence à la bourgeoisie sur le mode du <<comme si>>
: par imitation. La référence à l'apprentissage scolaire est ici très importante selon P.Bourdieu, la
petite bourgeoisie ne vit pas ses goûts comme naturels ou innés, mais appris par l'intermédiaire de
l'école, où l'on apprend ce qui est beau et laid, ce qui vaut la peine d'être lu ou non, ce qui relève
de la grande littérature ou des romans de gare. Les objets acquis sont ici moins chers, mais
supposés faire le même effet : du mobilier style Louis XV, des robes façon haute couture. Bien
entendu, de nombreuses nuances distinguent la petite bourgeoisie commerçante, intellectuelle,
encadrante et autre, mais que ce soit pour l'imiter ou le critiquer, le goût bourgeois en constitue,
selon P.Bourdieu, l'univers de référence.
Le goût populaire se caractériserait, lui, par une continuité entre l'art et la vie dans laquelle la
fonction d'un objet, son utilité, primerait sur sa forme. Une référence constante au prix des choses,
aux moyens qu'elles supposent, et à leur destination finale : se nourrir, s'asseoir, se vêtir, mais
aussi à des valeurs en rapport avec le travail à dominante manuel comme la force, l'habileté ou la
virilité, décideraient du choix des objets. Les meubles doivent être pratiques, se nettoyer
facilement et ne pas être salissants, un carrelage ou du lino dans la cuisine, qui sert souvent de
salle à manger, sont préférables à une moquette ou du parquet et moins chers. On pourrait y
ajouter le fait que beaucoup de choses, des maisons aux voitures en passant par les vêtements,
sont faites ou bricolées par les consommateurs eux-mêmes, pour en diminuer le prix mais aussi
dans une sorte de constante volonté d'appropriation et de transformation des choses. Le goût
populaire a un côté spontanément matérialiste, au sens où il renvoie constamment aux conditions
sociales qui délimitent les possibilités d'achat mais aussi les goûts. Mais il représente aussi une
constante interrogation voire une critique du goût bourgeois, non seulement parce qu'il ne <<veut
pas faire l'important>>, mais aussi parce qu'il sait que rien n'est jamais acquis, éternel ou naturel,
peu de choses sont transmises de génération en génération, et tout peut se perdre.
Cela signifie pour notre propos que les qualités des objets sont socialement relatives et ne peuvent
se penser qu'en référence au jugement social et à la position sociale de celui qui juge : ce qui sera
dit <<fin>> et <<spirituel>> dans la bourgeoisie pourra être jugé <<difficile>> et <<profond>>
dans la petite bourgeoisie et <<efféminé>> ou <<pédant>> dans les couches populaires, par
exemple. Les qualités d'un même objet changent selon l'appartenance sociale des acheteurs ou
des amateurs. Dans cette perspective on pourrait donc parler de qualités bourgeoises, qualités petites-bourgeoises, et qualités populaires des produits et des services.
56
II I. 2. Les objets transmettent leurs qualités aux sujets
Cela signifie aussi à l'inverse que les qualités des objets qualifient leurs possesseurs mais
également ceux qui en sont privés : ne pas avoir de voiture, ne pas avoir de télévision, peut être,
selon les occasions, le signe du dénuement ou le signe d'un certain snobisme. Comme le dit encore
P.Bourdieu, <<les objets sont des rapports sociaux objectivés : Chaque intérieur exprime, dans son
langage, l'état présent ou même passé de ceux qui l'occupent, disant l'assurance sans ostentation
de la richesse héritée, l'arrogance tapageuse des nouveaux riches, la misère discrète des pauvres
ou la misère dorée des <<parents pauvres>> qui prétendent vivre au-dessus de leurs moyens...>>
(Bourdieu, 1973, 84).
On est attaché à un objet parce qu'il est de qualité, c'est-à-dire parce qu'il correspond à un idéal
de qualité auquel on adhère et qu'il confirme. Acheter un produit de qualité, c'est donc devenir soi-
même un homme ou une femme, de qualité. Les qualités de l'objet se transmettent au sujet, qui le
désire aussi dans la mesure où cet objet le qualifie lui-même : <<Il n'est pas un nez d'homme qui ne
flaire immédiatement, immanquablement, le subtil parfum d'indépendance, d'habitude de
commander, d'habitude de choisir partout ce qu'il y a de mieux, de légère misanthropie, de
responsabilité consciente, qui s'exhale d'un revenu solide et considérable. A sa seule apparence, on
devine le riche alimenté et quotidiennement renouvelé par un choix des meilleures substances
cosmiques. L'argent circule sous sa peau comme la sève dans une fleur; il n'y a là ni qualités
empruntées, ni habitudes acquises, rien qui soit indirect ou de seconde main : supprimez compte
en banque et crédit, et l'homme riche non seulement n'a plus d'argent, mais n'est plus, du jour où
il l'a compris, qu'une fleur fanée>> (Musil, 1956, 501). Ainsi, voyager en classe Club Affaires avec
Air France, confirme à celui qui le fait qu'il fait bien partie de l'élite à laquelle ce Club est ouvert. A
l'inverse, prendre le métro peut mettre en cause la conception qu'un cadre supérieur se fait de sa
position, et être un des motifs du refus de ce moyen de transport.
Les bonnes ou mauvaises qualités d'un objet n'existent donc jamais en soi et pour soi, elles
n'existent que dans la relation que les agents sociaux entretiennent avec eux. Les qualités des
objets sont le miroir dans lequel les sujets se regardent eux-mêmes. Tel style de meubles,
d'appareils ménagers, de cuisine, fait de vous un homme ou une femme <<moderne>>, ou
<<traditionnel>>. Comment pourrait-on comprendre que les voitures soient généralement
présentées par des mannequins, sinon parce qu'elles (les voitures !) figurent comme un attribut
phallique dans l'imaginaire de ces hommes, du moins de ceux qui inventent les spots publicitaires ?
En achetant une telle voiture, on peut toujours s'imaginer qu'avec elle on pourra aussi séduire le
genre de fille proposée par la publicité.
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Et il y a bien d'autres objets, les armes, les bottes, dont la possession est considérée comme une
marque de <<virilité>>. Il y a même tout un jeu d'emprunts réciproques entre le langage de la
guerre et celui de l'amour, qui témoigne de cette identification des sujets aux objets, pensons à la
<<bombe sexuelle>> par exemple. <<Mon fusil n'est rien sans moi, je ne suis rien sans mon fusil>>,
apprennent à répéter les <<marines>> américains dans le film <<Full metal jacket>> de Stanley
Kubric. Les objets possèdent les personnes autant que l'inverse.
A l'inverse, les personnes investissent les objets de leurs désirs et de leurs idéaux, de leurs
souvenirs, et y laissent une partie de leur âme. C'est bien sûr le cas dans tout l'univers
domestique, avec les objets investis de valeurs sentimentales, qui dépassent de loin leur utilité
fonctionnelle ou leur valeur financière, mais c'est aussi le cas dans l'univers du travail, même le plus
technique. Certains surveillants de centrales nucléaires appellent leur centrale <<la Bête>>, et les
mécaniciens d'entretien des bus parlent des voitures au féminin : elle a son <<bas de jupe>> (une
partie de la carrosserie), ses <<flancs>>, et quand elle n'est pas garée dans <<son>> dépôt la
nuit, on dit qu'elle <<découche>>. Les objets sont personnifiés, humanisés, vivants. Les personnes
font de même avec d'autres personnes, comme en témoigne la notion de femme et homme objets.
Dans l'état amoureux, la personne aimée est considérée comme parfaite, on lui prête toutes les
qualités. Et quand cet état amoureux disparaît, la perception qu'on avait de ces qualités se
transforme du tout au tout. De même les parents croient généralement qu'il n'y a pas de plus
beaux enfants que les leurs. Les qualités qu'ils leur attribuent ne sont pas les mêmes que celles
que d'autres (enseignants, voisins, amis) leur reconnaissent.
II I. 3. Produits de qualité, produits nobles et annoblissants
Il y a donc des produits de qualité et d'autres dont on affirme qu'ils ne sont pas de qualité, qu'ils
n'ont pour ainsi dire pas de qualités, à l'instar du Tiers Etat sous l'Ancien Régime. Il est
remarquable de noter comment ces significations anciennes du mot qualité ont traversé l'histoire
jusqu'à nos jours et de constater cette liaison entre la qualité et la noblesse. Un autre sociologue,
N.Elias, a fondé une thèse générale concernant les progrès de la civilisation sur cette liaison, en
montrant comment la bourgeoisie anglaise aussi bien que française, chacune de manière différente,
se sont alliées en matière de goûts, d'habitudes, de manières de vivre et de culture à la noblesse
de leurs pays respectifs, avec pour effet général sur l'Angleterre et la France la survivance de
cette référence aristocratique en matière de goût malgré les révolutions ayant amené la
bourgeoisie au pouvoir. En Allemagne par contre, les cours princières et la cour impériale excluaient
toute alliance avec les roturiers, avec pour effet chez ces derniers, le développement de goûts
d'un tout autre ordre, se distingant à dessein de ce qu'ils jugaient superficiel, apparent, clinquant,
frivole en mettant en avant les qualités de robustesse, de durée, de profondeur, de solidité. En
France, on pourrait donc parler de la dominance de qualités aristocratiques-bourgeoises et en
Allemagne, de la dominance de qualités bourgeoises-populaires.
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C'est en référence à ces contrées allemandes, plus exactement à l'Empire austro-hongrois, qui a
éclaté avec l'assassinat de l'archiduc Ferdinand en 1914, que R.Musil a écrit son roman dont le
personnage est un de ces <<hommes sans qualité>>, autrement dit, un roturier. Par conséquent,
les critères de qualité ne sont pas les mêmes d'un pays à l'autre, du fait de cette histoire sociale
spécifique des alliances entre les classes qui dominent chacun de ces pays (Elias, 1973).
Qu'est-ce qu'en France un produit <<de qualité>>, si l'on suit les messages qui dominent dans la
publicité, si on lit les labels, les modes d'emploi, les étiquettes ? C'est un produit qui ne comporte
que des ingrédients authentiques, naturels, donc pas artificiels : du vrai lait, de la vraie laine, pas
de synthétique. C'est un produit de la France profonde, de la France éternelle, de celle qui existe
depuis toujours. Un poulet de qualité est un poulet de basse-cour, élevé au grain et non un poulet
élevé en batterie, de la viande de veau de qualité provient d'un animal <<élevé sous la mère>>. Un
sac de qualité est fait avec du vrai cuir, une table de qualité avec du vrai bois d'arbre...Une
installation hi-fi de qualité rend un son analogue à celui qu'on aurait entendu si on était au concert.
Même produits dans l'industrie, des articles de qualité veulent nier leur origine industrielle, et se
réfèrent à un mythique passé artisanal, où dominait le goût aussi mytique pour la belle ouvrage. Il y
a dans la notion de produit de qualité un côté anti-moderne, où le naturel et l'authentique
s'opposent à la massification industrielle.
Un tel produit est aussi un produit qui dure, qui ne change pas, qui ne s'use pas vite : un pull de
qualité ne peluche pas au bout de deux lavages, une installation hi-fi de qualité rend toujours un
son comme au début de son achat. Les articles de qualité sont souvent produits par des
entreprises qui s'appellent des <<maisons>> fondées au siècle dernier, dont la durée est un gage
de sérieux et dont le nom et les références familiales accentuent encore le côté Vieille France.
Dans les monarchies constitutionnelles comme les Pays-Bas ou l'Angleterre, il n'y a pas de meilleur
label de qualité pour une entreprise que la recommandation par la Cour ou par Sa Majesté. Dans un
pays républicain comme la France ce n'est pas le gouvernement, instance bien trop instable et peu
durable, qui décide des critères de qualité. Paradoxalement, les juges du goût en France gardent un
côté aristocrate, c'est la France des châteaux et des manoirs qui en est la gardienne, comme en
témoignent les photos de la publicité. Car le client auquel ces publicités s'adressent n'est-il pas,
selon elles, lui-même <<roi>> ?
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Les produits de qualité s'opposent donc aux produits industriels de masse, les produits nobles
s'opposent aux produits des petites gens, du tout venant, du vulgaire, du commun. Un produit de
qualité est un produit qui se distingue, un produit distingué, qui sort du lot (même si on en
fabrique des millions). Bien entendu, c'est aussi un produit cher, mais cette cherté même ajoute à
sa qualité, car la qualité, ça se paye. Et quand un produit est vraiment parfait, il est si cher qu'on
n'en affiche même plus le prix, ce qui signifie qu'il s'adresse aux gens pour qui l'argent ne compte
pas et qui peuvent se dire que la qualité n'a pas de prix.
La qualité définie ainsi d'une manière tout à fait générale en France, sert de référence aussi aux
produits de masse destinés aux classes populaires, qui tentent de l'imiter, de l'égaler et parfois de
la contester. Le défi pour un produit industriel étant dès lors de pouvoir passer pour un produit
artisanal. Mais ce challenge est relevé aussi parfois sous la forme d'une contestation, d'une mise en
cause explicite des définitions dominantes de la qualité, comme c'est le cas des produits jetables
(du Bic, inventé par un baron d'ailleurs, en passant par les rasoirs, les couverts en plastique, les
mouchoirs, les nappes, les assiettes en papier).
II I. 4. Les dimensions divines de la qualité
La qualité, en sortant du lot, tend vers les sommets, ceux de l'Excellence (comme dans
l'expression <<Son Excellence>>, désignant un ambassadeur), de la Perfection, du Meilleur, et
culmine dans les notions de Plus et de Premier. La qualité tend vers le Nec plus ultra, l'Unique et
donc en fin de compte, voudrait égaler Dieu ou les dieux.
C'est dire à quel point la qualité forme un idéal, une sorte de souverain bien, un <<must>>, ce qu'il
y a de mieux dans la vie, de plus beau et de plus cher. Et cet idéal est inséparable d'un système
d'ensemble qui lui donne sens, qui le conforte, qui l'interprète, et qui voue, à la qualité, un véritable
culte *. Une fois reconnu par les instances d'attribution des labels, le produit de qualité entre dans
les rituels du culte : cérémonies d'attribution de prix, dégustations, audits, articles et publications
concourent pour goûter, tester, vérifier le produit, répéter la première reconnaissance pour
attester que La Qualité est toujours là.
* Culte qu'épingle J-P. Le Goff dans un livre décapant : Le mythe de l'entreprise, La Découverte, 1993, qui fait l'inventaire des publications et rituels qui aujourd'hui dans les entreprises organisent ce culte.
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Or, comme dans toute religion, celle concernant la qualité connaît ses chapelles et leurs querelles.
La cuisine bourgeoise traditionnelle a connu les contestations et les assauts de la <<nouvelle
cuisine>> qui, sur la vague de l'écologie, des médecines douces et des changements dans les
orientations de la diététique et de l'hygiène alimentaire, s'est petit à petit imposée et cohabite
maintenant d'une manière pacifique avec les autres cuisines. C'est au moment de l'apparition de
nouvelles tendances qu'on s'aperçoit du fait qu'il existe plusieurs conceptions de la bonne qualité,
et qu'on se rend compte que ce qu'on appelle La Qualité est le fruit de l'hégémonie, parfois établie
de longue date, d'une conception de la qualité sur d'autres. Mais le plus souvent, la qualité est
quelque chose qui va de soi, quelque chose d'Unique.
II I. 5. La qualité de masse
Pourtant, dira-t-on, le label de qualité s'applique aussi aux produits de masse, et les démarches
qualité dans les entreprises concernent souvent ce type de produits-là. C'est exact, car l'Eglise de
la Qualité s'est démocratisée et contient beaucoup de monde, ce qui est un gage de sa puissance.
Mais au sein de cette Eglise existe toute une hiérarchie implicite. Si l'on y emploie le terme Qualité
au singulier et en général du haut jusqu'en bas de l'échelle hiérarchique, ce terme est associé à
d'autres qui en changent le sens. En haut de l'échelle on ne parle guère ou pas du tout d'argent,
une des caractéristiques des magasins dits de luxe (ils sont de luxe pour ceux qui n'ont pas les
moyens d'y accéder) est qu'on n'y voit pas d'étiquettes de prix. Tout en bas, ce sont les prix eux-
mêmes qui sont devenus la qualité principale des articles offerts, et les publicités pour ces produits
vantent la qualité au meilleur prix, les prix cassés, les petits prix et les prix sympas qui défient
toute concurrence. Tout en haut de l'échelle sociale, on ne parle pas des qualités nutritives des
plats servis dans un restaurant, mais des sensations et saveurs exquises qu'ils produisent. Tout en
bas, on parle de la quantité, de repas copieux et nourrissants. On a donc à faire à une opposition
entre des qualités artisanales-bourgeoises, et des qualités de masse standardisées.
La restauration rapide est une parfaite illustration de la combinaison entre la Qualité au sens le plus
aristocratique du terme, et des produits bon marché offerts au petit peuple. On y vend des
sandwichs appellés <<Burger King>> : littéralement, cela signifie à la fois <<bourgeois roi>> et le
<<bourgeois géant>> (de king size). On y mange des choses qui, pour un fin gourmet et pour un
adversaire de la culture américaine, sont immangeables. Pourtant, les produits vendus sont soumis
à un contrôle d'hygiène extrêmement sévère, les matières premières sont sélectionnées d'une
manière rigoureuse, et selon les régions, les restaurants s'associent avec des producteurs locaux
qui leur livrent viandes, légumes et pains. Cela permet de vanter des produits d'une excellente
qualité, composés des meilleurs ingrédients, d'une parfaite authenticité, tout en insistant sur le fait
que le hamburger est encore plus gros pour le même prix.
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C'est justement parce que le même mot Qualité réussit à désigner les caractéristiques des produits
les plus divers et variés, qu'il joue son rôle unificateur et qu'il fournit un idéal à tous aristocrates,
bourgeois, petits bourgeois et peuple réunis. Ce rôle unificateur est à la fois réel et illusoire, car il
repose sur des divergences en matière de goût et de pouvoir d'achat inconciliables.
IV. INTERVENIR SUR LA QUALITE, C'EST AGIR SUR LA VIE SOCIALE
Il découle de ces considérations sur les significations du mot qualité une conséquence très
importante pour les interventions sur la qualité. Celles-ci, loin d'agir seulement sur les
caractéristiques des produits et des services, agissent en même temps sur les caractéristiques des
consommateurs qui les utilisent, et qui sont aussi utilisés par eux. Intervenir sur la qualité, c'est
participer aux constructions sociales qui la structurent. C'est confirmer ou modifier des goûts, des
modes de vie, des rapports existants entre les catégories et classes sociales, des pouvoirs d'achat
mais aussi des états de pauvreté, des représentations sociales et des idéaux existentiels.
Par l'intermédiaire des produits et services offerts les interventions sur la qualité touchent les
consommateurs. Les touchent même physiquement, puisqu'ils manipulent ou avalent ces produits,
les mettent sur leur corps et leur visage, s'habillent avec. La qualité de ceux-ci peut être digeste
ou provoquer des maux d'estomac, faire que les consommateurs se sentent en forme ou entraîner
des accidents. D'où, pour toute une série d'objets domestiques, l'importance des règles de
sécurité en matière de qualité : les fabricants jouent avec la vie des consommateurs.
Cela est aussi le cas dans la plupart des services, où les cheveux, la tête, le corps ou l'appétit des
consommateurs sont l'objet des interventions des installations et du personnel : chez le coiffeur,
l'esthéticienne, le médecin, dans la salle de sport ou au restaurant. Mais cela concerne bien
entendu toujours en même temps l'esprit des consommateurs, leur vécu, leurs sentiments et leur
intelligence, comme cela est particulièrement le cas dans tous les services qui s'occupent de
formation.
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Ce que nous avons dit jusqu'ici à propos de la qualité des produits qui se transmet aux sujets, vaut
à fortiori pour les services qui interviennent directement sur la qualité de ces sujets. Qualités aussi
bien tout à fait personnelles (comme la beauté, le caractère) que professionnelles (qualifications,
savoir-faire), fortement liées entre elles d'ailleurs. Certains défauts personnels, comme l'égoïsme,
peuvent même être considérés comme des qualités professionnelles (Iembert/Caillaud, 1994). Et
ces qualités des sujets obéissent elles aussi aux mécanismes de la distinction analysés par
P.Bourdieu. Ainsi le profil-type du <<manager>>, beau, tiré à quatre épingles, sportif et séducteur,
se distingue implicitement par son esthétisme, du corps et des habits des ouvriers, plus petits,
avec des bleus de travail sales, et pas très esthétiques (Balibar, 1984).
Certains spécialistes de la qualité signalent l'intervention directe de la qualité des produits sur la
qualité des sujets : améliorer la sécurité des voitures ou la précision des panneaux de signalisation
sur les autoroutes permet de diminuer le nombre d'accidents de la route, améliorer les techniques
médicales contribue à guérir plus de malades (Deming, 1991). Ils soulignent ainsi un certain
nombre d'effets des démarches qualité qui leur semblent positifs pour la société en général et le
bien-être des individus. Ce qu'ils remarquent moins, à quelques exceptions près concernant la
qualité dans les services (Delta, 1989), c'est le revers de la médaille : la diminution des libertés,
l'accroissement du pouvoir des entreprises sur la vie sociale, le refoulement de tout ce qui est
considéré comme laid.
Ainsi l'amélioration de la qualité des voitures sous l'angle des règles de sécurité soumet de plus en
plus les automobilistes à une morale et à des interdictions inscrites dans le fonctionnement
technique même des véhicules (des clignotants et des sonorités diverses se mettent en marche
quand on n'attache pas la ceinture de sécurité, et les assurances obligent à faire installer des
systèmes d'alarme très bruyants) (Latour, 1989). Le développement de cette même qualité
<<sécuritaire>> est aussi à l'origine de nouveaux systèmes de surveillance dans les villes et les
cités (systèmes vidéo, systèmes permettant de détecter une voiture volée mais donc aussi de
suivre le déplacement de son conducteur).
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Le culte de la qualité peut ainsi avoir pour effet un renforcement de l'assujettissement des
individus aux normes sociales dominantes. Les femmes sont ici particulièrement sollicitées
notamment dans tout ce qui concerne leur silhouette, leur maquillage et leur coiffure. Les
fabricants de produits amincissants se font des choux gras avec le désir de maigrir pour avoisiner
l'idéal de la silhouette telle qu'elle domine dans tous les magazines de mode, mais tel aussi qu'il est
plus ou moins tacitement demandé dans bon nombre de professions dites féminines. Ces
magazines s'adressent de plus en plus à ce qu'ils appellent la femme pressée : <<pour devenir une
créature de rêve, votre timing est minuté, produits de choc et astuces de pro sont là pour vous
faciliter la vie>> peut-on lire dans telle ou telle revue dite féminine.
Dans un autre registre, on voit aussi que l'accent mis sur la qualité et notamment la propreté de
certains lieux, amène à en chasser ceux qui sont alors désignés comme des indésirables (clochards
et sans-domicile-fixe dans les couloirs du métro ou autour des grands magasins), à expulser ceux
qui ne correspondent plus à certains critères minima pour habiter en France (cas d'un certain
nombre de travailleurs immigrés), en train de devenir ainsi des <<hommes sans qualités>>.
Mais ces interventions sur la qualité des produits et des services peuvent aussi avoir des effets
libérateurs sur les consommateurs, en leur rendant la vie plus facile. Ainsi a-t-on découvert
récemment que les <<Rmistes>> (personnes touchant le revenu minimum d'insertion) et les
<<SDF>> pouvaient constituer un marché économique non négligeable à condition d'éliminer
certains obstacles juridiques qui rendaient jusque-là impossible la possession d'un chèquier ou
d'une carte bleue et l'obtention d'un prêt, comme l'obligation d'avoir une adresse fixe notamment.
C'est bien entendu l'appât du gain, l'ouverture d'un nouveau marché, qui a attiré certaines
banques, mais transformer ces personnes qui souvent pensent n'être plus rien en consommateurs
potentiels et en citoyens, c'est transformer leur statut social et contribuer à les rendre moins
passives.
Intervenir sur la qualité des produits et des services c'est intervenir sur la qualité de la vie.
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CHAPITRE TROIS
LES QUALITES DES DEMARCHES QUALITE
<<Mais qu'il n'hésite pas non plus à accepter les
vices nécessaires à la conservation de son Etat, si
honteux qu'ils puissent paraître; car, tout bien
considéré, telle qualité qui semble une vertu est
susceptible de provoquer sa ruine; telle autre au
contraire qui semble un vice pourra apporter à son
gouvernement le bonheur et la sécurité>>,
Machiavel, Le Prince, L.G.F. Poche, 1983, p.81.
Dans l'ensemble de la société comme au sein des entreprises existent de multiples conceptions et
pratiques de la qualité, notion si polysémique qu'on ne devrait guère l'employer au singulier. Les
conceptions en matière de qualité élaborées par les spécialistes de ces démarches ne sont donc
que des conceptions parmi d'autres, à côté desquelles, mais souvent aussi subordonnées à elles,
on en trouve de différentes.
Dans les ouvrages et manuels consacrés aux démarches qualité les définitions de la qualité sont
relativement variées. Pourtant, la définition la plus répandue est plutôt une absence de définition :
c'est l'emploi du terme qualité en général, sans adjectif ni autre précision, que nous examinerons
en premier. Ensuite, nous confronterons différentes définitions du point de vue des producteurs et
du point de vue des consommateurs. Enfin, on étudiera le point de vue global et complexe,
multiforme, qui est en train de se constituer aujourd'hui notamment au sein du Mouvement
français pour la qualité (MFQ).
Mais pour étudier ces définitions c'est-à-dire comprendre ce dont il y est réellement question,
souvent à l'insu de leurs concepteurs, il nous faut des clés de traduction, que nous fournissent les
découvertes du chapitre précédent.
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UN SYSTEME DE TRADUCTION
La qualité en général, sans adjectif ni autre précision, n'existe pas. Employer le terme ainsi, c'est
ne rien faire d'autre que d'évoquer un idéal abstrait et confus du Bien, du Beau et du Positif, qui
renvoie de fait aux idéaux concrets, c'est-à-dire socialement situés, de ceux à qui l'on s'adresse.
Seule la connaissance de ces idéaux concrets permet de comprendre de quoi l'on parle vraiment, et
c'est pourquoi il faut inventer des clés de déchiffrage de toutes les expressions dans lesquelles la
qualité est employée au singulier et en général.
Une clé importante nous est fournie par la distinction des qualités selon la manière dont elles
caractérisent les catégories sociales : qualités bourgeoises, qualités petites-bourgeoises, qualités populaires. Dans le même ordre d'idées, on peut parler des qualités d'ingénieurs, qualités d'ouvriers, qualités de dirigeants, qualités de techniciens, qualités de consommateurs. En écoutant
un interlocuteur ou en lisant un manuel, il faut donc toujours se demander qui parle, et qu'est-ce
qui, pour ce personnage socialement situé, est une bonne qualité ou une mauvaise qualité.
Mais les catégories socio-professionnelles sont traversées par des orientations, tous les ouvriers
n'ont pas les mêmes goûts, tous les ingénieurs ne sont pas technicistes, et cela permet de parler
des qualités modernistes et traditionnalistes, progressistes et conservatrices. Toutes sont
assujetties aux critères de qualité dominants, qui sont le fruit de compromis institutionnalisés entre
les qualités majoritaires et minoritaires. Ce qu'on appelle La Qualité, ce sont ces qualités dominantes.
Ensuite, on peut ajouter au terme de qualité les différents adjectifs qui s'imposent selon les
domaines dans lesquels il figure : qualités olfactives, qualités techniques, qualités organisationnelles, qualités financières, en sachant que ces qualités aussi sont traversées par des
contradictions entre les goûts, préférences et orientations. Différents points de vue définiront
différentes sortes de qualités techniques.
Enfin, il faut autant que possible remplacer le mot même de qualité par l'un ou l'autre de ses
synonymes : propriété, caractéristique, capacité, attribut, mérite, valeur. Cela seul permet de
distinguer les trois significations majeures du mot que nous avons dégagées : caractéristique
objectivement définie, statut social, jugement de valeur. Au lieu de parler de la qualité d'un produit
on parlera de ses caractéristiques chimiques et sociales. Au lieu de parler d'un produit de qualité on
interrogera la valeur sociale qui lui est attribuée.
Dans la qualité en général, tous les chats sont gris, et à force de répéter ce mot on ne sait plus
très bien de quoi l'on parle, et on risque fort de ne produire que des clichés. En mettant des
adjectifs, des distinctions et des synonymes, on a quelque chance d'y voir plus clair, et de
comprendre quels sont les enjeux réels.
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Des définitions théorico-politiques historiquement datées
Au-delà des différences de terminologie et de points de vue, les démarches qualité sont traversées
par des divergences d'orientation qui font que les uns tendent à présenter la qualité comme un
phénomène homogène, a-historique et universel, alors que les autres tiennent compte du fait qu'il
existe, partout, une pluralité de qualités historiquement datées et socialement situées.
Comme le signale un auteur (Hermel, 1989) les définitions de la qualité sont étroitement liées à un
état donné des démarches du même nom, donc à leur histoire. On peut ainsi distinguer la qualité
statistique, la qualité assurance, la qualité commerciale, la qualité stratégique, la qualité culturelle.
Chacune de ces définitions condense en quelque sorte la situation du moment en matière de
politique de qualité dans les entreprises d'un pays donné, mais justifie aussi et renforce à son tour
cette politique. C'est ce que nous avons souligné en disant que la qualité se constitue, comme
construction sociale, à un moment donné de l'histoire, au sein des démarches qui la produisent
comme point de vue des ingénieurs-conseil. Interroger les définitions que ces démarches
construisent, a une portée décisive sur les stratégies en matière de qualité, de management et de
productivité. Ces questions ne sont pas purement théoriques, elles sont au contraire très
pratiques, car les réponses à ces questions peuvent infléchir profondément la manière dont une
démarche qualité se positionne vis-à-vis du personnel d'une entreprise et éviter de faire un certain
nombre d'erreurs très souvent commises. Ces réponses peuvent rendre les démarches qualité
attrayantes, intéressantes, concrètes, ou au contraire abstraites, dogmatiques, lénifiantes.
I. LA QUALITE INDEFINIE ET SES EFFETS PRATIQUES
Commodité, manque de réflexion, inconscience ? Toujours est-il que la non-définition de la qualité
est, dans les démarches qualité, l'attitude la plus répandue. Bon nombre de manuels, surtout ceux
qui sont consacrés aux méthodes et techniques font comme si <<la qualité>> allait de soi, et une
fois fournie telle ou telle définition officielle (celle des normes ISO par exemple), ne se demandent
plus ce que cela veut dire exactement.
Le terme <<qualité>> fonctionne le plus souvent dans les démarches réelles menées dans les
entreprises sous une forme indéterminée, comme évidence à laquelle tout le monde adhère
naturellement. C'est le phénomène supposé positif par excellence. Maints dirigeants d'entreprise,
consultants et animateurs qualité, énoncent des projets qui affirment <<maintenant nous allons
nous occuper de la qualité>>. Avec pour effet immédiat que le personnel à qui on présente de tels
projets pense que cela signifie que jusque-là il ne s'en occupait donc pas, ou qu'il travaillait mal.
68
Parler de la qualité en général, sans préciser qu'il y en a plusieurs, sans préciser que la qualité
comporte une multitude de facettes et qu'il y a différents points de vue à propos de ce qui est une
bonne qualité, c'est nécessairement affirmer que la conception de la qualité qu'on défend soi-
même, est la meilleure, l'unique et la plus belle : La Qualité. C'est du coup désigner, qu'on le veuille
ou non, comme mauvaise qualité, absence de qualité ou non-qualité, toutes les autres conceptions
préexistantes. Avec toutes les réactions de résistance et de rejet que cela provoque de la part de
ceux dont on affirme pourtant par ailleurs qu'ils doivent prendre en charge eux-mêmes
l'amélioration de la qualité des produits et des services.
Dans cette conception la qualité opère comme un jugement de valeur, où les promoteurs des
démarches imposent souvent en toute inconscience leur conception du bon travail, de la bonne
organisation, des bonnes caractéristiques finales du produit, à ceux qui les fabriquent. Mais s'il y a
des résistances, c'est parce que ceux-ci ont d'autres conceptions de l'organisation, du travail et
des produits et ne sont pas prêts à les abandonner. Cela d'autant moins qu'on ne les écoute pas.
Les démarches qualité risquent alors fort de figurer comme le cheval de Troie d'une lutte
idéologique d'entreprise, dont l'enjeu réel sont les conditions et l'organisation du travail.
Mais en plus des résistances que ces jugements de valeur provoquent, l'usage indéfini du mot
<<qualité>> a aussi l'énorme inconvénient de ne pas permettre de savoir de quoi l'on parle, en
produisant de la confusion. De quoi s'agit-il par exemple quand on parle de la <<recherche en
qualité>>, des <<progrès en qualité>>, de la <<démarche Qualité Totale>>, ou du <<Mouvement
français pour la qualité>> ? Le seul mot <<qualité>> a-t-il les propriétés suffisantes permettant de
figurer comme dénominateur commun de tout ce qu'il est censé recouvrir ?
En ce qui concerne la recherche en qualité, celle-ci regroupe des chercheurs de disciplines diverses,
travaillant sur des objets si divers qu'ils sont souvent à peine comparables. Les uns s'intéressent à
l'innovation, les autres à la condition ouvrière, d'autres à l'informatisation, d'autres aux nouveaux
modèles productifs. Si une partie d'entre eux est d'accord pour figurer dans des réunions
organisées par le Mouvement français pour la qualité, ils pourraient tout aussi bien figurer dans des
réunions sur le management, la sociologie du travail, l'innovation technologique et sociale, etc.
Qu'une association se déclare <<pour>> la qualité, est-ce que cela signifie qu'elle prône certaines
orientations en matière d'organisation du travail, une certaine démocratie dans l'entreprise, une
prise en compte des mouvements écologistes et de consommateurs, une plus grande durabilité
des produits, ou plus généralement le bien et le bonheur au lieu du malheur ? Est-ce que cela
signifie que les entreprises qui ne sont pas adhérentes sont <<contre>> la qualité, quand on sait
qu'on ne peut pas ne pas en faire ? Même une appellation comme la Qualité Totale recouvre des
orientations et des perspectives, des méthodes et des techniques d'intervention très diverses, les
unes tayloriennes et néotayloriennes, d'autres plus critiques, certaines inspirées par des pertes de
marchés, d'autres par un mauvais climat social.
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La qualité, comme terme général, risque fort de ne fonctionner que comme blason d'une
unification toute imaginaire de domaines, de disciplines, d'orientations, d'entreprises et
d'intervenants si divers, que les quelques thèmes où figure la qualité ne suffisent pas pour créer
entre eux de réelles préoccupations communes. Mais du coup, faute de clarifier ces différences, on
risque de rester dans la confusion et de ne pas savoir ce qu'on fait exactement.
C'est pourquoi il est si imporant, du point de vue de la stratégie des entreprises, de se poser
quelques questions à propos de la notion de <<qualité>>, comme le font un certain nombre
d'auteurs.
II. LE POINT DE VUE DE LA PRODUCTION
Ce point de vue a été élaboré du temps de l'inspection de la qualité, mais a survécu, via
<<l'assurance totale de la qualité>> jusqu'à aujourd'hui dans les normes ISO 9000. Les différents
théoriciens de la qualité s'adressent aux représentants d'entreprises désireux de lancer des actions
en matière de qualité, et leur proposent des idées, des notions, mais aussi des méthodes, des
recettes et des trucs afin de mieux maîtriser le processus de production des produits ou des
services. Les lecteurs de ces manuels ne sont pas des travailleurs manuels, ils ne travaillent pas sur
les chaînes de montage, mais dirigent les processus de production souvent de loin. La question qui
leur est posée est de savoir comment leur définition à eux de la qualité pourra se matérialiser dans
les caractéristiques finales des produits fabriqués. Il s'agit donc de la qualité de leur contrôle sur la
production et sur les producteurs.
Les différents manuels suggèrent plusieurs manières d'obtenir cette correspondance entre les
conceptions de la qualité dans les bureaux d'études et dans les ateliers de l'entreprise : au moyen
de procédures et de méthodes strictement contrôlées, par l'adhésion de tout le personnel aux
mêmes valeurs, ou comme solution de compromis entre plusieurs conceptions et manières de
produire de la qualité .
II. 1. La qualité conformiste, et le conformisme comme qualité
Les définitions données par P.B.Crosby, soubassements de sa démarche d'assurance totale de la
qualité par le biais du zéro défaut, s'appliquent avant tout aux entreprises industrielles, et
témoignent d'une époque où le point de vue des utilisateurs n'était pas explicitement étudié et pris
en compte : <<La qualité est en soi, une entité réalisable, mesurable et profitable, qui est
synonyme de conformité aux exigences . Toute non-conformité est un manque de qualité (...) ce
qui coûte c'est l'absence de qualité : c'est-à-dire toutes les activités qui ont pour conséquence que
les choses ne sont pas faites comme il faut du premier coup (...) garantir la qualité c'est obtenir de
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tous qu'ils fassent le mieux ce qu'ils doivent faire de toute façon>>, et cette garantie dépend
surtout des spécialistes de la qualité et de l'engagement de la direction générale (Crosby, 1986).
Voilà une définition conformiste de la qualité, qui désigne parfaitement l'enjeu en termes de
contrôle des tâches et surtout de morale au travail, qui consiste à ce que chacun travaille de lui-
même <<comme il faut>>. Une telle définition encourage une obéissance aveugle aux directives,
règlements et procédures, et loin d'être une critique du taylorisme, elle en continue l'esprit qui
investit les concepteurs du pouvoir de dire à ceux qui travaillent comment ils doivent le faire. Ce
qui est bien c'est la conformité aux ordres, même si on estime que ceux-ci sont stupides. La
qualité ainsi définie, qui est en apparence si technique chez P.B.Crosby, représente en réalité une
valeur morale. Ce qui est de qualité, c'est d'être conformiste, ce qui ne l'est pas c'est d'être anti-
conformiste. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, cette définition a donc peu de choses à
voir avec les caractéristiques effectives des produits, et tout à voir avec l'attitude exigée de la
part de ceux qui les fabriquent.
Néanmoins, reste un problème de taille, c'est l'un des problèmes de fond du taylorisme : comment
définir avec exactitude et sans risque d'erreur l'ensemble des opérations à effectuer, les attitudes
et gestes à adopter, pour que chaque opérateur sache exactement <<à quoi s'en tenir>> et qu'il
s'y tienne ? Comment être sûr que cela donnera, dans le processus de production, un
enchaînement jugé heureux entre les différents services et opérateurs ? Comment contourner les
résistances des opérateurs aux ordres et aux rythmes de travail qui leur sont imposés, ou être sûrs
qu'ils n'utilisent pas leurs propres tours de main, comme cela se passe dans n'importe quelle usine
? Pourquoi les démarches du zéro défaut réussiraient-elles là où cinquante années de taylorisme
ont échoué ?
Mais on peut aller plus loin, et se demander comment un opérateur de bonne volonté, désireux de
bien faire, bref, obéissant, peut être sûr qu'il a bien fait ? Quand on regarde de près ce qui se
passe sur une chaîne de montage, cela n'est en effet pas si simple qu'il n'y paraît ! Dans n'importe
quel processus surgissent sans arrêt des aléas, des évènements non-prévus, chaque poste de
travail produit des effets sur ceux qui sont en amont et en aval, et les machines sont le plus
souvent, pour les ouvriers, rendues opaques (Freyssenet, 1993). L'ouvrier effectue son opération,
au rythme convenu, sa machine fait un bruit bizarre. Est-ce bien de continuer comme si de rien
n'était ? Cela est bien quand on estime que ce qui compte avant tout c'est l'obéissance aveugle de
ceux qui exécutent.
La définition de normes détaillées et l'accroissement du contrôle du travail des exécutants
constituent la politique dont cette conception de la qualité est la référence. Peu de place dans une
telle vision pour l'idée que l'insistance sur la conformité peut inhiber toute créativité et que
l'innovation exige une certaine dose de non-conformisme. Car l'innovation suppose qu'on
s'intéresse au-delà de ce qu'on est censé officiellement faire, à ce qu'on fait d'autre, et surtout à
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d'autres manières possibles de travailler et de produire, permettant par exemple de renforcer la
fiabilité des installations existantes.
Définir la qualité comme conformité aux procédures existantes, implique donc que ceux qui
conçoivent ces procédures sont supposés plus ou moins infaillibles. C'est une sorte de qualité
papale. Cette définition de la qualité est donc aussi l'un des moyens pour renforcer la position des
ingénieurs et des cadres supérieurs dans l'entreprise, et c'est à ces lecteurs-là que ces manuels
s'adressent. De telles conceptions sont encore très répandues. On peut même avoir l'impression
qu'elles sont renforcées par les procédures de certification ISO 9000.
Les normes ISO visent à assurer la fiabilisation des procédures de fabrication, par un accroissement
de leur formalisation. Leur but n'est pas de produire telle ou telle qualité finale, mais de s'assurer
que les clients reçoivent bien la qualité convenue par contrat, et pas autre chose. Elles se
résument dans un slogan, qui dit ceci : <<Ecrivez ce que vous faites, et faites ce que vous avez
écrit>>. Elles proposent aux salariés un idéal d'honnêteté et de transparence, qui passe par la
rédaction de procédures écrites détaillées, où pour chaque tâche sont notées pas à pas les
opérations effectuées. Une fois noté ce qu'on fait, l'écrit devient un devoir, ce qui est écrit est ce
qu'on doit faire. Il s'agit d'une mise aux normes du travail, d'une normalisation visant à combattre
les désordres, les détournements de procédures, les manières de travailler non-conformes,
produisant donc une qualité normalisée et certifiée comparable à celle dont parle P.B.Crosby.
II. 2. La qualité traditionnelle idéalisée
A côté des définitions apparemment techniques de la qualité, en termes de contrôle des
opérateurs, on trouve aussi des définitions qui insistent sur le fait que la qualité est une nouvelle
valeur à partager dans l'entreprise. Les anciennes traditions artisanales sont une référence
importante des démarches qualité. La qualité devient dans cette perspective une valeur transmise
par delà les siècles, faisant partie intégrante de la nature humaine et de la définition même de
l'être humain. A une époque où l'on met en avant la notion de <<ressources humaines>>, et où
l'on découvre les méfaits et limites du taylorisme, la qualité pourrait redonner le goût de la belle
ouvrage qu'aurait chaque être humain, de sa créativité, de son besoin d'inventer des choses et de
se perfectionner. Cette référence à l'artisanat et au retour aux métiers tels qu'ils auraient existé
dans un passé mythique, a une longue tradition en France où elle remonte à Proudhon. Elle est
d'ailleurs partagée par un courant fort au sein de la sociologie du travail, qui voit toute innovation
et modification technologique comme une mise en cause des savoir-faire et des qualifications des
ouvriers d'antan, comme le montrent certains auteurs qui critiquent cette tendance
(Burnier/Tripier, 1985).
72
Certains spécialistes des démarches qualité vont ainsi jusqu'à affirmer que les préoccupations en
termes de qualité dans les entreprises inaugurent une nouvelle ère dans laquelle, enfin, les
aspirations de tous les hommes à faire toujours mieux pourront se réaliser : <<Le concept de
qualité, intégré aux éléments les plus sains et les plus profonds de la nature humaine, est une
exigence, une poussée virtuelle de toutes les énergies vers l'élargissement progressif d'un espace commun>> (Robin, 1988). La logique dans laquelle s'inscrit la qualité doit dépasser, dans cette
perspective, la logique quantitative qui aurait été celle du taylorisme, elle inaugure une éthique de
consensus fondée sur une culture commune dans les entreprises. La qualité c'est ce qui peut
donner un nouveau sens au travail, notamment à celui des exécutants, et forme une valeur
transversale qui dépasse les clivages hiérarchiques et organisationnels. Améliorer la qualité des
produits aurait donc comme conséquence importante d'améliorer en même temps la qualité de
ceux qui la produisent en leur permettant de réaliser des aspirations <<naturelles>> vers
l'Excellence, et ainsi de promouvoir un meilleur climat social. On tente ainsi de donner prise sur le
présent par les références au passé en ravivant la conscience professionnelle et les valeurs
spirituelles de l'artisanat.
La question reste de savoir ce qu'une telle conception de la qualité fera des oppositions qui ne
manquent pas de se manifester à son égard dans les entreprises, de la part de ceux qui voient bien
que leurs conditions de travail de salariés n'ont rien à voir avec celles des artisans. Cette
conception souligne que toutes les définitions de la qualité telles qu'elles figurent dans les manuels
spécialisés et dans les démarches effectives, contribuent à donner aux salariés impliqués une
signification à leur activité et un sens à leurs projets, et constituent donc des éléments très actifs
pour le ciment de l'entreprise : sa culture. Elle explicite ainsi la dimension idéologique présente
dans toutes les conceptions, leur qualité spirituelle.
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II. 3. La qualité totale, résultante de plusieurs logiques
Une troisième manière de définir la qualité du point de vue des producteurs consiste à prendre acte
de la complexité de cette notion, de la pluralité des points de vue et des conceptions dont elle est
composée. Autant en effet les deux premières façons de voir la qualité du point de vue des
producteurs était monolithique, autant cette dernière est pluraliste. On la trouve dans certaines
démarches de qualité totale.
C'est pourquoi d'ailleurs ses définitions ne prennent jamais seulement en compte le point de vue
des producteurs, mais aussi celui des clients. Comme on l'a déjà vu plus haut, l'histoire des
démarches qualité a connu au cours des ans la prééminence de plusieurs sortes de qualité
(statistique, commerciale, etc.) qui, chacune à son tour, était considérée comme LE point de vue le
plus important. Toutes réunies elles impliquent la reconnaissance de l'existence de points de vue
aussi différents que ceux du marketing, des finances, de la production proprement dite et d'autres
services concernés, mais aussi des différences pouvant exister entre la direction, l'encadrement et
le personnel dit d'exécution. Et certains auteurs vont jusqu'à reconnaître que même dans les
rebuts et les déchets des produits il peut y avoir des propriétés intéressantes, car par exemple
l'analyse par les ouvriers de ces rebuts en fin de chaîne permet de mieux comprendre comment
fonctionne réellement celle-ci (Imaï, 1989).
Un processus de production n'en a jamais fini d'être perfectionné, les ingénieurs, techniciens et
ouvriers n'en ont jamais fini de fiabiliser les installations : tenir compte du point de vue et des
apports de ces différents protagonistes, qui n'ont ni les mêmes intérêts ni la même place, de
manière à réaliser entre eux des compromis judicieux, semble à certains auteurs la seule manière de
créer les conditions pour une amélioration effective et constante des manières de produire et pour
l'élimination des éventuels défauts. Cette philosophie de la qualité totale, de la <<qualité tous
ensemble>> implique donc de penser que la qualité finale du produit est la résultante d'apports
divers et variés, dont aucun ne peut prétendre à lui seul détenir la vérité en matière de qualité.
Dans ce type de conception, on insiste sur le fait qu'il ne pourra jamais y avoir adéquation totale
entre la définition des caractéristiques du produit par les concepteurs et celles réalisées en fin de
production. On insiste sur le fait que l'élimination totale de tous les défauts est plutôt un idéal
qu'une réalité atteinte, et même qu'à trop vouloir perfectionner certaines productions on risque de
produire l'effet inverse, surtout si cela se fait au détriment des champs de manœuvre du personnel
<<de base>>. La rationalisation poussée trop loin peut devenir contre-productive (Boyer/Durand,
1994). C'est pourquoi plusieurs auteurs critiquent les <<vastes programmes standards plaqués sur
l'entreprise>> qui tels un <<rouleau compresseur>> dégringolent du haut vers le bas de
l'entreprise, basés sur le postulat discutable que <<la qualité est un monde en soi, la vérité qualité
est la même partout>> (Hermel, 1989).
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Dans cette perspective, les propriétés d'un produit ou d'un service résultent de la combinaison
entre plusieurs points de vue, certains au sein de l'entreprise, d'autres en dehors, chez les
fournisseurs et chez les clients. Elles sont le résultat de compromis, même si les objectifs de la
direction générale de l'entreprise y restent dominants. On peut alors parler de qualités négociées.
II I. LA QUALITE DU POINT DE VUE DES CONSOMMATEURS
Le point de vue des clients est devenu, dans de nombreuses démarches qualité, mais aussi dans
bon nombre de discussions courantes dans le domaine de la qualité, une apparente solution pour
résoudre un certain nombre de problèmes. Quelle qualité va-t-on produire ? Réponse : le client seul
en est juge. Le jugement des clients semble ainsi une base des plus solides pour bâtir les
démarches qualité.
D'autres spécialistes, par contre, soulignent que ce n'est pas si simple car il y a plusieurs sortes de
clients, et ceux-ci ne sont pas forcément les mieux placés pour avoir par exemple une vision
innovante sur un produit qui pour le moment les satisfait (Deming, 1991). Ces spécialistes
affirment que la qualité finale est le fruit de plusieurs conceptions, dans lesquelles les clients
occupent une place importante, mais pas unique. Et c'est surtout dans le domaine des services que
cette pluralité des points de vue et cette multiplicité des facettes de la qualité ont été mises en
avant.
II I. 1. La qualité-performance : l 'aptitude à l'emploi
La qualité performance désigne <<l'aptitude d'un produit à l'emploi, sa capacité à répondre aux
besoins des utilisateurs>>. Le rôle de la <<mission qualité de l'entreprise impose la recherche pour
découvrir les besoins réels des utilisateurs et ainsi déterminer les besoins réels de l'aptitude à
l'emploi>> (Juran, 1983).
La notion <<aptitude à l'emploi>>, qui figure aussi dans les procédures de normalisation, renvoie à
une définition fonctionnelle des produits. Un outil appellé tournevis doit être apte à tourner les vis,
pendant une durée donnée, un drap doit pouvoir couvrir des lits de telle ou telle dimension, et cela
pendant un certain temps. Afin de déterminer si tel est le cas, différentes batteries de tests sont
mises en œuvre, dont l'utilisation dans des conditions extrêmes, et les entreprises mais aussi des
laboratoires et autres organismes ont, avec l'AFNOR, inventé des machines à casser les meubles, à
changer les draps 10.000 fois en deux jours, à torturer les tournevis (Courtier/Vaucelle, 1990).
S'y ajoutent des normes de sécurité, de confort et autres.
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Ces normes définissent donc un <<usage socialement normal>>, dans un pays ou une série de
pays, à une époque donnée (les exigences en matière de sécurité ne sont pas les mêmes en France
ou dans certains pays d'Afrique), et un consommateur qui aurait utilisé son tournevis comme levier
ou pied de biche, ou pour trucider son voisin, ne pourra pas se plaindre auprès du commerçant de
la casse du tournevis. Car malgré la relative stabilité de ces usages, les promoteurs de la
normalisation se sont rendus compte qu'on ne pouvait plus laisser aux seuls fabricants le soin de
définir les emplois et les fonctions des produits, puisque les dimensions culturelles et symboliques
dont ceux-ci sont investis par les utilisateurs leur confèrent des usages qui n'étaient parfois pas du
tout prévus. Comme nous l'avons montré au chapitre précédent, il n'y a pas de produit à fonction
unique. Mais cette qualité performance vise à stabiliser ces fonctions à un moment donné, en
indiquant quelles fonctions un produit doit avoir. Dans ce sens, c'est une tentative de
normalisation du point de vue des clients, une qualité fonctionnelle normalisée.
II I. 2. La référence aux <<besoins des clients>>
Cette référence aux besoins des clients est si répandue, si stratégique, qu'elle fonctionne comme
une véritable clé de voûte de bon nombre de démarches et de projets. C'est pourquoi nous
l'analysons plus dans le détail.
C'est le marketing qui propose les besoins des utilisateurs comme référence afin de lester et de
stabiliser les fonctions changeantes des produits. C'est ainsi qu'on définit désormais, dans la norme
française X 50-120, la qualité comme <<étant l'ensemble des caractéristiques d'une entité qui lui
confèrent l'aptitude à satisfaire des besoins exprimés ou implicites>> (Lamprecht, 1994). Prise à la
lettre, cette définition vaut pour absolument n'importe quel objet : même les déchets peuvent
satisfaire des besoins, ceux des éboueurs ou des ferrailleurs, ou de certains SDF ou clochards.
Cette définition en creux ne prend son sens que des différents commentaires qui en sont faits dans
les manuels et les démarches. Car qui définit ces besoins ? Des études de marché, des enquêtes de
satisfaction auprès des clients.
Dans cette approche, les besoins des utilisateurs et la capacité du produit à les satisfaire
semblent donc être le centre des préoccupations. Les caractéristiques des produits ne sont
apparemment plus définies en termes internes (conformité aux exigences des contrôleurs qualité)
mais en référence à une analyse des comportements des utilisateurs et des besoins qui s'y
manifestent. Ces utilisateurs deviennent, pour l'entreprise et ses salariés, la référence extérieure
représentative de l'idéal de qualité qu'il s'agit de concrétiser. C'est en quelque sorte de la qualité du service rendu par un produit qu'il s'agit ici.
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Or, ces clients, usagers, consommateurs ou publics comme on les appelle, loin d'être des
personnages naturels, sont des agents sociaux et historiques. Mais à leur appartenance à telle
catégorie socio-professionnelle s'ajoute une autre détermination, qui est le statut que les
entreprises et le marketing leur attribuent. Ils ne sont en effet pas extérieurs aux entreprises, ils y
sont pris. Les services publics assignent à leur public le statut d'usager, les entreprises privées
plutôt celui de client, tout comme l'école a institutionnalisé le statut d'élève ou la médecine celui
de patient. Dans ce sens, le client n'existe qu'en rapport avec le vendeur, et ces clients auxquels
les entreprises s'adressent pour savoir ce qu'ils veulent, sont déjà pris, comme clients justement,
dans les mailles du filet de l'entreprise. Dans l'antique Rome, le <<cliens>> était un plébéien qui, en
échange d'argent ou de nourriture, acceptait de voter pour le patricien qui l'entretenait. Cette
signification politique continue à exister aujourd'hui dans le clientélisme, impliquant qu'un élu rend
service à ceux qui l'élisent, ses obligés. La famille Leclerc, dirigeant les magasins du même nom, a
bien compris cette ancienne signification politique en créant le <<Parti prix>>, prétendant prendre
la défense du consommateur (contre une législation qui lui serait défavorable entre autres) qui se
manifesterait dans <<la révolte des caddies>>, titre d'un livre, qui indique aussi que l'auteur a du
mal à penser les gens autrement que comme appendices de ses supermarchés ( Leclerc, 1992, ?).
Le client est un <<roi plébéien>> : mis sur un piedestal, à séduire et à cajoler, mais en même
temps à surveiller, à contrôler et à éduquer.
Les besoins sont des sables mouvants
Savoir quels sont les besoins réels des consommateurs n'est justement pas simple, et cela
d'autant plus qu'un même produit peut avoir des utilisateurs très différents. Si l'on prend l'exemple
d'un téléphone moderne, comportant de multiples possibilités, certaines personnes qui s'en
servent n'utilisent qu'une partie infime de celles-ci. Pourtant, ce téléphone, sophistiqué à leurs
yeux, peut être pour eux un objet de prestige. Qui dira, et au nom de quelle conception, qu'un tel
usage répond à un besoin réel ou à un faux besoin ?
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Justement, un nouveau type de spécialistes se fait l'interprète de ces besoins : les spécialistes du
marketing. Si les ingénieurs se situent comme les porte-parole des techniques (ce qui n'exclut pas
les préoccupations à propos des utilisateurs), les spécialistes du marketing se font les interprètes
des besoins des utilisateurs *. Car il est clair que ces besoins aussi ont besoin d'être interprétés,
dans la mesure par exemple où tous les utilisateurs ne peuvent pas donner leur avis tous ensemble
et que ces avis sont souvent contradictoires entre eux. Les besoins de la technique et les besoins
des utilisateurs ont ceci en commun d'être représentés par les discours que différentes sortes de
spécialistes tiennent sur eux.
Dans cette perspective, on peut retrouver des orientations analogues au <<conformisme>> décrit
dans la partie sur le point de vue des producteurs, mais cette fois-ci appliquées aux
consommateurs. Tel auteur définit ainsi la qualité comme <<conformité des produits ou services
aux besoins exprimés par les clients internes ou externes, et sur lesquels les fournisseurs internes
ou externes se sont engagés (..) l'objectif ultime de la qualité est l'adéquation des produits et
services aux besoins réels>> (Juran, 1983, 45). Les spécialistes du marketing peuvent être,
comme les ingénieurs, dans la position de dire ce qui, d'après leurs études des clients, est bon pour
eux.
Or, les sujets humains qui parlent ont des demandes, qui est leur manière d'interpréter leurs
besoins, et ces demandes sont souvent changeantes. Les enquêtes de satisfaction le montrent
bien : plus on demande aux gens s'ils sont satisfaits ou non d'un produit ou service, plus ils
deviennent exigeants. Utilisateurs et producteurs peuvent avoir, à propos de la qualité d'un
produit, des vues divergentes et des intérêts contradictoires. On pourrait parfaitement affirmer
que l'intérêt des consommateurs est non seulement que les produits soient les moins chers
possibles, mais même à la limite, qu'ils puissent les avoir gratuitement...Ou, moins utopique, que
ces produits durent le plus longtemps possible. Or, l'intérêt des producteurs est plutôt à l'opposé.
* Les "besoins" sont une découverte systématisée par l'économie politique qui, au 18ème siècle, théorise ce qu'elle appelle "l'homo economicus", "l'homme sujet de besoins", au sens naturel du terme. Nous avons longuement analysé le rôle du marketing, et spécialement celui du marketing dans les entreprises de service, dans un rapport effectué pour la RATP en 1988 intitulé : Marketing et marketing des services, publié dans les Cahiers d'Evry, novembre 1995.
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Les besoins sont délimités par les producteurs
Ce sont bien ces producteurs qui, en matière de qualité, définissent les limites de ce qui pour eux est acceptable, de ce qu'il leur est possible de produire. C'est pourquoi la notion de <<besoins des clients>> et surtout la notion de <<besoins du Client>> avec un C majuscule, représentent en réalité ce que les producteurs définissent comme étant bon pour les clients de leur point de vue à eux, producteurs. Parler des besoins des clients c'est en effet parler d'eux comme parler d'une voiture qui a besoin d'une révision, êtres passifs ayant des besoins intrinsèques, naturels, nécessaires. Car les besoins ne sont-ils pas toujours impératifs et urgents ? C'est une poussée à laquelle les sujets sont soumis, et qu'il faut satisfaire. Les animaux ont des besoins, les bébés aussi, et ce sont ceux qui les élèvent et les éduquent qui énoncent quels sont leurs vrais besoins. Les enfants ont tôt compris que les <<besoins>> représentent pour les adultes un impératif qu'il faut absolument satisfaire, et pour obtenir quelque chose, ils se mettent à dire <<mais j'en ai besoin !>>. Ce qui est à remarquer aussi c'est que cette rhétorique des besoins est l'une des bases idéologiques des organisations syndicales et politiques du mouvement ouvrier inspirées par certaines formes de marxisme. Ainsi parle-t-on des <<besoins des travailleurs>> et aujourd'hui des <<besoins des gens>> pour traduire, en langage naturel, des revendications socio-historiques conjoncturelles telles qu'elles sont représentées, mises en scène et prises en charge, donc construites, par ces organisations syndicales.
Cette rhétorique des besoins tend donc à se représenter les clients comme des êtres assez passifs
et un peu infantilisés. Cela semble à tel point vrai que certains spécialistes en matière de qualité
qui insistent sur ces besoins des clients, affirment en même temps que ceux-ci utilisent parfois mal
les produits et services qui leur sont offerts : <<beaucoup peut être fait pour se prémunir contre
l'ignorance et les mauvais traitements des utilisateurs, mais beaucoup de choses dépendent de
l'utilisateur lui-même>> (Juran, 1983). L'entreprise tend alors à avoirune mission éducative vis-à-
vis des consommateurs. Loin d'être tout à fait libres de décider quels sont leurs besoins,
l'entreprise veille à ce que les utilisateurs n'en fassent pas qu'à leur tête. Elle leur propose des
idéaux de vie, des normes de bien-être, à travers ses produits et la publicité faite sur eux. Et elle
fait tout pour que cette forme commerciale de bonheur soit effectivement acceptée et surtout,
payée, par les consommateurs.
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Les entreprises agissent encore en amont, au début de la chaîne de la fabrication des produits, sur
ceux qui les produisent, qui sont à la fois salariés de ces entreprises et consommateurs. C'est le
travail qu'ils y effectuent qui leur procure un certain salaire, donc un pouvoir d'achat limité, qui leur
permet d'accéder à un éventail limité de produits et de services. Ces salaires sont la matrice des
besoins que ces salariés peuvent se permettre d'avoir, car se permettre de satisfaire. Le trajet et
le temps que l'on met pour se rendre au travail, en fonction du lieu d'habitation où l'on est à même
de se procurer un logement, sont à leur tour responsables du besoin de voiture, du besoin d'une
machine à laver, du besoin de plats vite faits et de toutes sortes d'autres besoins socio-
historiques, propres à certaines couches sociales d'une société à un moment donné de son
histoire. Et quand les entreprises interdisent l'accès à l'emploi aux chômeurs, ceux-ci sont obligés
de réduire d'autant leurs besoins bien qu'ils n'en aient pas envie et qu'ils demandent autre chose.
Définir les propriétés des produits et des services par les besoins des consommateurs est donc
encore exercer une attitude de domination teintée d'une certaine condescendance, à leur égard, en
prétendant savoir ce qui est bon pour eux d'après ce que les enquêtes disent sur leur nature
profonde. On peut donc parler de qualité naturalisée, au sens de naturelle, mais aussi d'empaillée et
de sans saveur.
II I. 3. Les attentes de clients diversifiés : la qualité de service
Parmi les spécialistes de marketing et de qualité, surtout dans les entreprises de service, on s'est
rendu compte, et cela notamment grâce aux apports des Sciences sociales et humaines, que les
clients n'avaient pas des besoins naturels et invariables, mais des demandes, des attentes et des
désirs, qui se manifestaient dans leurs paroles et leurs actes. Car l'une des particularités des
services est que les clients sont présents en chair et en os sur le lieu même où la production
s'effectue, alors qu'ils sont, dans les industries, beaucoup plus lointains, représentés par les études
faites en leur nom.
80
Les auteurs insistent alors sur le fait que les critères de qualité diffèrent d'un pays à un autre, et
d'une clientèle à une autre, voire d'un moment à un autre (Horovitz, 1987). La qualité d'un service
est ainsi définie comme le fait de répondre à une attente ou une demande, et la question principale
devient de savoir comment on peut, à l'instant t, entendre et traiter ces demandes. D'autres
auteurs, à l'origine de la spécialité du marketing des services, ont montré que les clients sont
influencés par tout ce qui se passe dans un service, et que les aspects jugés agréables ou
désagréables de celui-ci ne se mesurent pas seulement au repas consommé au restaurant, au
service rendu par le serveur, mais aussi par toute l'ambiance, par la disposition des tables et des
chaises, par la lenteur ou la rapidité du service, par les relations des serveurs entre eux bref, par
tout le processus de production du service (Eiglier/Langeard 1986, Normann 1986). Leurs
demandes changent selon les lieux et les moments, et en fonction de la personne à laquelle ils
s'adressent *.
On sait par exemple que dans une entreprise comme la RATP, une partie des voyageurs est surtout
intéressée par la rapidité et la sûreté de transport qu'offre le métro, d'autres plus par la tranquillité
et l'ambiance qui y règne, une partie souhaiterait plus d'agents de surveillance et de policiers dans
les couloirs, une autre souhaiterait y voir plus de musiciens, certains sont pour l'éviction des
mendiants et des clochards, d'autres estiment au contraire qu'un service public doit faire quelque
chose pour <<ces gens-là>>. Même si c'est bien la direction de l'entreprise et son personnel qui,
en dernier ressort, et dans le cadre de ses missions officielles, décident de la politique qui sera
effectivement suivie, des dialogues avec ces voyageurs peuvent aboutir à la définition de nouveaux
services. Par la négociation avec leurs usagers, les services publics peuvent produire de nouvelles
qualités républicaines.
De ces définitions, découle alors une stratégie en matière de qualité qui met en avant la nécessité
de former le personnel directement en contact avec la clientèle, et de lui donner des marges de
manœuvre, de manière à ce qu'il soit à même d'écouter et d'interpréter les demandes qui lui sont
faites, afin d'y répondre sur le champ ou de les faire remonter, dans le cadre général des
orientations de l'entreprise. On le voit, les définitions de la qualité ont des effets importants en
matière de politique d'entreprise et de gestion du personnel.
* Autant les besoins peuvent être satisfaits par des produits réels, autant les demandes doivent être interprétées, et autant les désirs, qui portent la marque de l'inconscient et ne sont ni tout à fait connus ni maîtrisés par les sujets, ne peuvent être satisfaits qu'en rêve, car ils sont insatiables de fait. Soit Freud qui, assis à la terrasse d'un café, voit s'avancer vers lui une très jolie serveuse, dont la poitrine pulpeuse fait rêver le psychanalyste. Aussi quand la fille s'adresse à lui en demandant : "vous désirez ?", il répond simplement "oui".
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IV. UN POINT DE VUE DE PLUS EN PLUS COMPLEXE
Ces différentes définitions de la qualité se sont confrontées les unes aux autres, ont été discutées
dans des instances nationales et internationales, dans des colloques, des congrès et des
publications, et certains auteurs ont abouti à des synthèses, tentant de prendre en compte ces
différents points de vue, soulignant que la qualité n'est jamais une affaire simple, mais toujours
complexe. W.E.Deming souligne ainsi que la qualité a plusieurs faces et de nombreuses échelles de
référence. Il décrit le point de vue des ouvriers, celui des employés de bureau, ceux des
spécialistes du marketing et du directeur de l'usine, et ensuite les points de vue des clients :
<<Que veut-on dire quand on parle de la qualité d'une chaussure ? Supposons qu'il s'agit d'une
chaussure d'homme. Veut-on dire qu'elle va durer longtemps ? Qu'un coup de chiffon la fera briller
? Qu'elle sera confortable ? (...) Mais prenons le problème autrement et supposons qu'il s'agit
d'une chaussure de femme. Quelles caractéristiques sont importantes pour la cliente ? Quel est le
principal défaut ? Un clou dans la semelle ? Un talon qui casse ? L'apparition de tâches ?>>
(Deming, 1991).
On peut sourire de certains raisonnements de W.E.Deming, car dans le domaine du choix d'une
chaussure de femme, il ne mentionne pas certaines qualités qui, à bon nombre de lecteurs français,
viendraient immédiatement à l'esprit : la dimension <<érotique>> d'une chaussure, l'effet qu'elle
peut produire aux yeux de l'autre, homme à séduire ou femme rivale. Les chaussures sont même
des objets de fétichisme, comme le montre un film de L.Bunuel, Tristana. Mais W.E.Deming, avec
son pragmatisme à l'américaine qui a certainement aussi été influencé par l'école japonaise, a le
mérite d'écrire très simplement que tout produit a différentes sortes de producteurs et différentes
sortes d'utilisateurs, et qu'il faut se poser beaucoup de questions avant d'en définir les différentes
propriétés et valeurs et à partir de là, élaborer une stratégie.
Pour qui donc produit-on ? Pour le client qui se sert d'une photocopieuse, ou pour le technicien qui
va l'entretenir ? En référence à qui définit-on un programme d'enseignement : aux élèves, ou aux
dirigeants de l'institut de formation ? Certes, un client a des idées sur ce qu'il veut, mais il ne peut
raisonner qu'à partir des produits qui existent, et il n'est pas le mieux placé pour savoir ce que les
entreprises, dans l'avenir, pourront produire. On ne peut donc se baser uniquement sur son point
de vue, affirme W.E.Deming.
Dans cette perspective, il y a donc plusieurs sortes de clients, et chacun d'entre eux peut avoir
plusieurs sortes de regards sur un même produit, qui n'a pas une seule, mais plusieurs
caractéristiques aux yeux de clients diversifiés. Autant il importe alors de bien connaître, par le
biais d'enquêtes et de sondages notamment, ces différentes attentes, autant on ne peut pas
mettre en avant un point de vue unique pouvant servir de socle à toute la politique qualité de
l'entreprise.
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IV.1. Un point de vue permettant d'exploiter les surprises
Avec cette conception de la qualité, on conçoit aussi que les clients peuvent découvrir dans un
produit ou un service, des usages que leurs producteurs n'avaient pas prévus. C'est ce qu'on
appelle la différence entre les qualités intrinsèques et les qualités extrinsèques. Les premières se
définissent comme celles qu'a conçu et prévu le producteur, c'est sur elles que celui-ci s'engage,
c'est celles-ci qu'il garantit (elles sont par exemple décrites dans les notices techniques qui
accompagnent un appareil). Les qualités extrinsèques sont les qualités d'un produit telles qu'elles
découlent de leurs divers usages, dont certains étaient imprévus par le producteur.
Les qualités intrinsèques imposent leurs limites aux qualités extrinsèques, car un produit
quelconque permet ou ne permet pas tel ou tel usage (avec un simple téléphone, on ne peut pas
obtenir d'images par exemple). Mais il faut souligner aussi que l'usage d'un produit ou service en
découvre des potentialités insoupçonnées par le producteur, à tel point qu'il est difficile d'y
retrouver les qualités intrinsèques que le producteur avait conçues au départ. C'est ainsi par
exemple qu'est né le minitel <<rose>> qui, tout en employant un support technique de
communication que les abonnés n'ont pas modifié du point de vue technique, a créé des réseaux
d'échanges entre abonnés dans un domaine que les ingénieurs de la Direction générale des
Télécommunications (ancêtre de France Télécom) n'avaient pas même imaginé. Bien que conçu en
chambre, sans référence à un quelconque besoin du client, ce petit appareil a fait fureur.
Cela signifie d'ailleurs que les producteurs ne sont pas les seuls à savoir en quoi consiste le produit
qu'ils fabriquent, des usages inédits en montrent parfois de nouvelles définitions possibles. Au nom
d'une telle conception de la qualité, General Electrics qui recevait des tas d'appels à son service de
renseignements sur l'électricité qui concernaient en fait le dépannage d'appareils électro-ménagers,
au lieu de considérer que les clients se trompaient de qualité fonctionnelle, a transformé ces
malentendus sur son offre de service, en service de dépannage d'électro-ménager tout à fait
rentable.
Nous l'avons montré, les qualités n'existent pas en soi mais seulement en situation, et la notion
même de qualité <<intrinsèque>> ou <<extrinsèque>> est discutable. La prise en compte de ces
différents usages et des modifications des propriétés des produits ou services qu'elles peuvent
entraîner, permet de nouvelles stratégies commerciales, au lieu de se cantonner dans une illusoire
maîtrise de la fontionalité et des usages des objets qu'on a conçus.
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IV. 2. La qualité, plate-forme de compromis
Définir alors la qualité comme le fruit de compromis entre ces différents points de vue, ceux des
producteurs et ceux des consommateurs permet, beaucoup mieux que les conceptions
monolithiques de la qualité, de tirer profit des découvertes que peuvent faire même les non-
spécialistes que sont les consommateurs. Mais bien d'autres instances sont en fait concernées par
la définition de la qualité : <<La qualité d'un produit (bien ou service) est son aptitude à satisfaire
le besoin d'un client en respectant ses exigences de quantité, de temps, de lieu et de coût ainsi
que les contraintes de l'environnement : actionnaires, gouvernements, législateurs>> (Kelada,
1986). On peut penser par exemple aux contraintes législatives et réglementaires (interdisant
l'usage de telle ou telle substance, imposant des normes de sécurité), aux exigences de rentabilité
avancées par les actionnaires de l'entreprise, qui s'ajoutent aux besoins des utilisateurs d'un
produit voire les contredisent. La notion de <<besoin du client>> (au singulier) que nous avons
critiquée plus haut, est, dans cette définition, contrebalancée par la présence d'une pluralité
d'intérêts qui peuvent être en partie contraires à ceux de ces clients.
Ces dernières années, la prise en compte de cette diversité d'intérêts a amené un point de vue qui
veut les combiner tous, à faire son apparition. Ce point de vue commence à se développer dans les
instances nationales et européennes de définition de la qualité, notamment dans la manière dont le
Mouvement français pour la qualité interprète les normes ISO. Des définitions qui constituent des
solutions de compromis entre les points de vue des producteurs et ceux des consommateurs, mais
aussi entre les orientations les plus <<religieuses>> et universelles de la qualité et celles plus
laïques et relativistes, s'élaborent donc. C'est du moins ce qui ressort de la manière dont les
brochures du Mouvement français pour la qualité interprètent et commentent la norme ISO 8402 :
<<Ensemble des propriétés et caractéristiques d'un produit ou service qui lui confèrent l'aptitude à
satisfaire des besoins exprimés ou implicites>>. Le commentaire du Mouvement français pour la
qualité indique toute une liste de ces besoins : besoins des clients et des utilisateurs, besoins de
l'entreprise de se développer, besoins des membres de cette entreprise sur le plan matériel et sur
celui de l'accomplissement personnel, besoins des fournisseurs et des sous-traitants, des
actionnaires, de l'intérêt général, de l'environnement et du développement humain (MFQ, 1992).
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IV. 3. La qualité, base d'un nouveau consensus ?
La qualité d'un produit ou service, ce sont donc celles de ses caractéristiques qui ont l'aptitude à satisfaire des besoins diversifiés, et de rendre finalement tout le monde satisfait : les uns parce qu'ils ont un produit qui leur sert et qui marche, tout en n'étant pas trop cher, les autres parce qu'en le fabriquant ils ne sont pas au chômage, d'autres encore parce que les ventes du produit sont rentables, etc. La qualité, c'est bien la bonne qualité, non seulement comme valeur opposée à la mauvaise qualité, mais plus généralement comme ce qui est bien, même comme Souverain Bien : ce qui rend tout le monde heureux. Les affiches de promotion de la qualité éditées par le Mouvement français pour la qualité et d'autres organismes sont très révélatrices à ce sujet, et peuvent en gros être classées en deux catégories. La première, qui domine largement, représente des fleurs et des animaux, ou des petits enfants. La seconde, créée en partie en 1989, associe la qualité à la célébration du Bicentenaire de la Révolution, <<Liberté, égalité, qualité>> ou à l'univers des activités sportives. Mais ce qui frappe, c'est que tous les personnages ressemblent à ceux tirés de bandes dessinées pour enfants : la référence à l'univers de l'enfance, dont on sait à quel point l'imagerie dominante en fait un monde de bonheur, y domine.
Tous heureux, enfants de la patrie : ne serait-ce pas là finalement, en référence à Saint-Just
affirmant que le bonheur était une idée neuve en Europe, une bonne définition républicaine de la
qualité ?
Ce qui ne sera donc pas considéré comme qualités d'un produit ou service, c'est tout ce qui dans
ce produit ou service mécontente et crée de l'insatisfaction : des clients qui le trouvent trop cher,
des ouvriers qui estiment que les caractéristiques du produit les obligent à faire des gestes très
compliqués, des actionnaires qui trouvent qu'ils ne touchent pas assez de dividendes, des
écologistes qui dénoncent les pollutions provoquées par l'usine, etc. Au bonheur, s'opposent les
prophètes du malheur, ceux qui ne sont jamais contents, mais ceux aussi qui disent qu'ils sont
malheureux, qu'ils souffrent, que ce monde les écrase, et qu'ils aimeraient en changer.
Le grand intérêt de cette définition est en somme de ratisser large, de pouvoir constituer le terrain
pour un vaste consensus. Son objectif est de créer, comme le note le Mouvement français pour la
qualité, un <<langage commun>>. Cette définition est destinée à jeter les bases d'un consensus
entre le plus possible de protagonistes concernés par un produit ou un service, à partir d'un
vocabulaire minimal permettant de donner au plus grand nombre quelques mots-clé partagés, dans
lesquels les uns et les autres puissent se reconnaître. Cela permettrait de déboucher sur une vaste
alliance entre actionnaires, directions d'entreprise, encadrement, salariés, consommateurs,
85
associations de consommateurs, défenseurs de l'environnement et gouvernement. Le message qui
leur est donné à tous leur dit : <<vous avez tous le même but : être heureux, satisfaire vos
besoins>>. Mais aussi : <<vous avez tous le même adversaire, la non-qualité>>.
Car l'enjeu des démarches qualité n'est-il pas en fin de compte, de renforcer les liens entre les
entreprises et leurs clients-consommateurs-utilisateurs-acheteurs ? Et cela en réalisant en même
temps un autre objectif qui est lui, plutôt interne, et qui concerne la réalisation de nouvelles bases
de compromis entre les différentes catégories de personnel et les différents services et directions
de l'entreprise ? Le tout, en vue de ce qui reste, quoi qu'on en dise, l'objectif ultime :
l'accroissement des profits, ou le bonheur des actionnaires ?
L'intérêt de ces définitions est de réunir en un tout assez complexe, des facettes de la qualité qui
étaient auparavant séparées : la qualité vue par la direction, les salariés, les clients. La réunion de
ces deux points de vue en une seule définition témoigne du fait que la conception et la gestion de
la qualité sont devenues de plus en plus globales, et de moins en moins spécialisées. Elles
témoignent du fait que le domaine de la qualité, en devenant stratégique pour les entreprises,
devient aussi de plus en plus politique. Non seulement au sens où une stratégie d'entreprise
suppose nécessairement une politique d'entreprise, mais plus encore au sens où cette politique
d'entreprise se situe clairement sur le terrain de la société dans son ensemble. La bonne ou
mauvaise qualité d'un produit ou service ne concerne pas que l'entreprise, sa direction et son
personnel, elle concerne les consommateurs, l'environnement, le gouvernement. Les démarches
qualité ont une action de plus en plus explicitement <<sociétale>>.
Or, cette définition comporte aussi d'énormes risques, car elle tente de concilier des intérêts qui
sont en partie inconciliables, comme on peut le constater tous les jours dans différents
mouvements sociaux. Car dans cette alliance tous les intérêts ne sont pas servis de la même
manière, et ceux des actionnaires ou de la direction des entreprises peuvent contredire ceux des
salariés, qui contestent aussi les premiers. Tout dans cette opposition n'est pas discutable, et
certaines divergences d'intérêts se décident en dernier ressort, non par le dialogue, mais par des
rapports de force.
D'où un autre risque, qui est que ce qui se passe dans cette alliance a de moins en moins de
choses à voir avec la qualité, car a de plus en plus à voir avec les revendications sur les conditions
de travail et l'amélioration du pouvoir d'achat, en tant que salarié mais aussi en tant que
consommateur. S'y pointent de plus en plus des enjeux qui, tout en se jouant en partie sur le
terrain balisé par le mot <<qualité>>, le dépassent de loin et exigent pour être compris de toutes
autres conceptualisations que celles des spécialistes des démarches qualité. Les institutions et les
spécialistes de ces dernières risquent donc d'y perdre, avec leur vocabulaire, leur objet.
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Dans cette deuxième partie nous allons analyser successivement les présupposés et les principes
fondamentaux de trois démarches qualité types : la qualité de service, la normalisation européenne,
et le management global par la qualité.
Le choix de cet ordre est relativement arbitraire, il ne correspond pas à un ordre d'apparition
historique de chacune des démarches. Mais cet ordre d'apparition est aussi problématique, car si
on peut affirmer que les démarches de qualité totale sont plus anciennes que les normes ISO 9000,
on peut dire aussi que ces dernières ont des ancêtres dans la standardisation qui sont bien plus
anciennes encore.
Nous allons commencer avec les démarches les plus récentes, qui sont aussi les moins répandues :
les démarches adaptées à la spécificité des services, visant à faire ressortir et à utiliser cette
spécificité. Ces démarches montrent, d'une manière à nos yeux plus explicite que d'autres, les
enjeux de société à l'œuvre dans toutes.
Ensuite, nous aborderons les démarches de normalisation qui sont aujourd'hui les plus répandues,
et bénéficient des appuis institutionnels les plus puissants. Il s'agit d'une nouvelle morale
d'entreprise qui implique par bien des côtés un retour au taylorisme.
Enfin, nous analyserons le management global par la qualité, ou Qualité Totale, qui est la résultante
d'apports américains et japonais datant des années 50, aujourd'hui réunis dans de nouvelles
démarches où les préoccupations en matière de qualité s'effacent au profit de celles en matière de
management. Si nous mettons cette démarche après les autres, c'est aussi pour interroger à partir
de son étude, l'avenir possible des démarches qualité dans leur ensemble.
89
CHAPITRE QUATRE
LA QUALITE DE SERVICE, UN CHOIX DE SOCIETE
<<Pourquoi donc, finalement, se voit-on
aimé et admiré ? N'est-ce pas là un
mystère difficile à sonder, fragile et rond
comme un œuf ? L'amour qu'on vous porte
est-il plus vrai quand il nait d'une
moustache que d'une automobile? L'amour
que l'on éveille parce qu'on est un enfant
hâlé du Midi est-il plus personnel que celui
que l'on suscite parce qu'on est le fils d'un
des premiers hommes d'affaires du monde
?>>, Robert Musil, L'Homme sans qualités, op.cit., p.503.
Les démarches de <<qualité de service>>, ont une histoire beaucoup moins longue que d'autres et
ne semblent avoir été théorisées et organisées en France que ces dix dernières années, notamment
sous l'impulsion d'une nouvelle forme de marketing, le <<marketing des services>>. A une époque
où les processus de rationalisation et de standardisation s'emparent aussi des services, ce
marketing s'est constitué à partir d'une distinction opérée entre entreprises industrielles et
entreprises de service, que nous allons examiner dans le détail car elle commande toute question à
propos de ces dernières.
Nous commencerons donc par définir la spécificité des services, en référence au débat que ceux-ci
ont suscité chez les spécialistes du marketing, même si un rapprochement s'est esquissé entre les
démarches qualité dans les industries et dans les services. Car les présupposés de ce débat sont
encore fortement présents dans maintes discussions à propos des spécificités des services, y
compris à propos de la dimension de service dans l'industrie.
Ensuite, nous examinerons la question de la qualité et de la non-qualité dans les services, en
partant des composantes que sont l'écoute des clients, les supports matériels du service, le
personnel en contact avec la clientèle, et le rôle de l'encadrement. Nous nous appuierons à la fois
sur les manuels existants en la matière et sur des actions effectivement mises en œuvre dans
certaines entreprises.
90
I. QU'EST-CE QU'UN SERVICE ?
Le marketing des services se démarque d'autres formes de marketing en se donnant un objet
spécifique : les services. Ceux-ci se distingueraient de l'objet du marketing classique que sont les
produits industriels, par une série de traits particuliers assez généralement reconnus par les
spécialistes des services : intangibilité, simultanéité entre leur production et leur consommation,
importance de la relation entre <<personnel en contact>> et clientèle (Eiglier/Langeard, 1987). La
forte présence d'une dimension humaine dans les services rendrait ceux-ci beaucoup plus variables
et imprévisibles que les procès de production industriels.
Différents auteurs ont néanmoins montré que cette distinction couramment établie entre services
et produits ne va pas de soi, que les définitions des services sont hésitantes, et les frontières pas
toujours très nettes. Il y a aujourd'hui une variété de services telle, que la polysémie de cette
notion rend de plus en plus difficile de savoir de quoi l'on parle exactement. Car les services sont
en forte expansion, au point que certains auteurs prétendent qu'ils sont en train de transformer
notre société de fond en comble (Delaunay/Gadrey, 1987).
Hétérogénéité des services
Les soins dans un hôpital, le transport en taxi, la location d'une maison, la séance de coiffure ou de
psychothérapie, le contrat d'assurances, le mode d'emploi d'un ordinateur, le repas pris au
restaurant, le voyage en métro, voilà quelques exemples de services. Faire traverser la rue à un
aveugle, c'est lui rendre service, et prêter de l'argent à un ami également. L'Eglise assure le service
du culte, l'armée organise le service militaire, et la prison rend service à la société en enfermant
certains de ses membres (les juges parlent d'ailleurs des prévenus comme des <<clients>>). Un
agent d'un service public prend <<son>> service, indépendamment du fait qu'il rende ou non
service à un usager d'ailleurs. Enfin, il faut se rappeler que le mot <<service>> vient du latin
<<servitium>>, qui veut dire <<esclavage>>, servir un maître, d'où est dérivé notamment le mot
<<servage>>, le service féodal, ainsi que le mot <<servitude>>.
Cette énumération regroupe des activités parfois très éloignées les unes des autres. Les relations
entre clients et personnels y varient entre coercition et séduction. Les valeurs dans lesquelles elles
baignent sont tantôt surtout religieuses, tantôt laïques, morales, psychologiques ou commerciales.
Certaines de ces activités sont de nature privée, d'autres de nature publique, certaines sont
gratuites, d'autres payantes. Leur opposition aux produits constitue-t-elle alors le point qui leur
serait commun ?
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I. 2. Les services sont-ils <<intangibles>> ?
A la différence des produits que l'on peut toucher car matériels, visibles, solides, les activités
citées ci-dessus seraient plutôt immatérielles, non touchables et pas directement observables. Mais
les spécialistes du marketing soulignent aussi que tout service s'appuie sur des supports matériels
(des locaux, un mobilier, des appareils,...), et qu'à l'inverse de nombreux produits sont
accompagnés de services (notices d'utilisation). Il y a donc quelques problèmes de frontières, car
où commence le service et où s'arrête le produit ?
Or, si l'on entend par tangible le fait de pouvoir toucher quelque chose, surviennent d'autres
problèmes. Quand on achète un produit, on ne peut pas toujours le toucher, comme dans le cas où
on achète une voiture avec telle ou telle option personnalisée et que celle-ci n'est pas encore
fabriquée au moment de l'achat. Et qu'en est-il d'un produit comme le livre, qu'on n'achète que
rarement pour le toucher, mais pour ce qu'on y lit ? Ou encore de l'ordinateur, qui est une boîte
assemblant des millions de messages et de mots qu'on ne <<touche>> pas non plus, mais avec
lesquels on dialogue ?
A l'inverse, dans les services on peut toucher beaucoup de choses. Les feuilles tapées par une
dactylo d'un service d'intérim, les sièges du taxi qui nous transporte, ou le corps de la femme qui
vend ses services d'amour et qui transporte aussi son client d'une certaine manière *. Dans un service, tout n'est pas intangible et dans un produit on ne peut pas toucher à tout.
Mais que désigne-t-on donc dans un service comme sa partie intangible ? Il semble qu'il s'agisse
tantôt de la communication, du langage, des paroles prononcées, tantôt du sens que prend un
service, tantôt des normes et valeurs culturelles qu'il transmet, tantôt de son climat social ou
encore de ses dimensions affectives, des désirs qu'il suscite et des jouissances qu'il procure. Le
flottement dans la terminologie qu'on rencontre d'un auteur à l'autre contribue certainement à
accentuer l'intangibilité de certains aspects du service. Ce n'est donc peut-être pas la réalité des services qui est <<intangible>>, mais ce sont les théories existantes qui ont du mal à saisir cette réalité.
* Aux Pays-Bas, le syndicat des services, affilié à la centrale FNV, la plus importante du royaume, a voté l'adhésion de celles qui exercent "le plus vieux métier du monde" (aujourd'hui appelé "l'industrie du sexe", mais inscrit, par cette adhésion, dans "les activités de service"). Voir le journal Le Monde, 1/12/89.
92
Il existe pourtant une panoplie de disciplines dont cette réalité constitue l'objet d'étude : les
théories de la communication, la linguistique et la socio-linguistique, la psychologie sociale et
certaines branches de la sociologie, ainsi que la psychanalyse. La prétention de ces disciplines est
de saisir les déterminations de leurs objets respectifs, leurs effets matériels. Car la dimension
symbolique par exemple, celle du langage, connait ses propres formes de matérialité : les mots
aussi font du bien et du mal, font rire ou pleurer, donnent à penser et à faire, font jouir et souffrir.
Les mots évoquent des images et des représentations, ils font rêver, permettent qu'on se déplace
dans le temps et l'espace imaginaires sans physiquement changer de place. Et c'est là-dessus
justement que joue la publicité, qui a compris depuis longtemps que les dimensions symboliques et
imaginaires d'un produit ou d'un service ont leur efficacité propre.
Mais cela nous indique paradoxalement que ces dimensions qu'on disait intangibles ne sont pas le
monopole des services ! Sinon, on ne comprendrait ni l'existence de la publicité pour les produits,
ni les activités de design qui jouent, elles aussi, sur l'image, les formes d'un produit, les désirs qu'il
peut susciter, et les modèles culturels dont il est le support. Car comme le montrent aussi les
démarches de qualité totale, il y a une dimension de service dans l'industrie.
L'une des questions posées aux entreprises de service est donc celle-ci : quelles sont les dimensions sociales, culturelles, symboliques et imaginaires du produit et du service offerts ? quelle est leur matérialité spécifique, et par quels dispositifs organisationnels mais aussi discursifs (ce qu'on appelle la <<communication interne>> par exemple) peut-on agir dessus ? Ce qu'on entendra par la qualité du service dépend de la réponse à ces questions.
I. 3. Le facteur humain aussi se standardise
Une autre raison de la différence entre services et produits serait que dans les premiers, le facteur
humain joue un rôle décisif, introduisant de ce fait une dimension d'incertitude dans les services qui
serait absente des produits industriels. Qu'il s'agisse du comportement du <<personnel en
contact>> ou de celui des clients, il y a de l'imprévisible, du non-maîtrisable dans les services. La
notion de facteur humain va du moins de pair avec cette conception d'un homme très volatil.
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Or, toutes les analyses de la sociologie des organisations et les difficultés des démarches qualité
totale montrent que les entreprises industrielles ne sont pas si standardisées et à dominante
technique qu'on ne le croit, et d'autres spécialistes ont tiré argument des comparaisons avec
l'industrie pour en imiter les procédés, et affirmer que l'humain (les gestes, les paroles, les
attitudes, les sentiments) aussi se décortique, se décompose et se recompose en courtes phases
spécialisées, à l'instar de ce qu'a fait F.W.Taylor dans l'industrie. La standardisation des
comportements peut être organisée notamment en édictant des règles de conduite strictes
(regarder les clients dans les yeux, sourire) pour le personnel mais aussi les clients, comme dans la
restauration rapide, où ceux-ci se chargent de beaucoup de choses dont se charge ailleurs le
personnel (écrire la commande sur un formulaire standard, aller chercher le plat, rapporter le
plateau). Les installations matérielles d'une entreprise de service peuvent être conçues de telle
sorte que les clients passent sur une espèce de <<chaîne de montage>> qui leur indique d'une
manière précise comment ils doivent se conduire.
Cette standardisation n'exclut d'ailleurs pas du tout une certaine convivialité, comme l'exemple de
la restauration rapide le montre également. Ces restaurants peuvent même, paradoxalement, avoir
une ambiance beaucoup plus décontractée avec leur coin enfants, leurs gobelets en plastique et
leurs frites en sachets que...certains repas en famille ! La vie privée peut être infiniment plus rigide
que la vie organisée par les entreprises de service.
La subjectivité peut s'analyser objectivement
�C ela montre que même en l'absence d'une standardisation mécanique (au moyen d'installations
matérielles par exemple), l'humain peut être très répétitif. La subjectivité n'est pas si inconstante
que l'on veut bien le croire. A partir du moment où l'on a un titre, comme celui de médecin,
serveur, conducteur de métro, professeur, mais aussi comme ceux de père de famille, élève,
enfant, on est investi d'un éventail d'attributs, de pouvoirs et de traits caractéristiques, qui
impliquent que même les réactions spontanées obéissent à des déterminations tout à fait précises.
Pourrait-on d'ailleurs maintenir les prétentions à l'objectivité d'une discipline comme la sociologie
des organisations, si elle n'était pas capable de repérer, dans la culture d'entreprise par exemple,
les grandes tendances, les stratégies communes qui caractérisent les conduites de leurs acteurs,
et qui ne sont jamais aussi variées et multiples qu'on le prétend ?
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Il en va de même des clients des services, comme en témoignent les analyses sociologiques qui
portent sur les différentes catégories socio-professionnelles ou les enquêtes et sondages utilisant
la référence aux <<socio-styles>> faits pour les études de marché. Les clients aussi sont pris dans
des déterminations socio-historiques qui font qu'ils ne réagissent jamais n'importe comment. Dans
un service, le client vient occuper la case <<client>>, titre qui lui attribue, à lui aussi, comme au
personnel, un rôle précis à jouer. Etre usager d'un service public, et en même temps voyageur,
patient, assuré social ou allocataire, ce sont tout autant de profils tracés d'avance, qu'on assume
ou contre lesquels on se révolte, mais qu'on ne peut pas ignorer. Car même en contestant le statut
qui leur est assigné, c'est encore à lui que se réfèrent les clients des services pour tenir leur rôle.
Tout dépend, en fin de compte, de la conceptualisation employée pour tenter de saisir les services.
Dès qu'on dit <<facteur humain>> <<subjectivité>> ou <<aspects personnels>>, on s'interdit
d'avance l'analyse de ce dont on parle, car les mots mêmes employés présupposent l'ineffable de
la chose. Quand par contre on parle du langage et de son sens, des attitudes et de leur
signification, des statuts et rôles assignés aux acteurs, l'analyse est permise. Une action réfléchie
et efficiente sur les caractéristiques des services devient alors possible.
I. 4. Production et consommation : le couple personnel-clients
Les produits sont fabriqués dans un autre lieu que celui où ils sont consommés, alors que moment
et lieu de production d'un service coincident avec sa consommation. De là résulte notamment la
difficulté de stocker les services, ainsi que des problèmes spécifiques d'adaptation de l'offre à la
demande. Mais ces critères de distinction entre produits et services ne vont pas non plus de soi.
Pour ce qu'il en est du stockage par exemple, soulignons qu'avec l'apparition des <<flux tendus>>
dans l'industrie, il disparaît aussi en partie pour certains produits. A l'inverse, dans les services
beaucoup de choses sont quand même stockées, comme l'infrastructure, les installations
matérielles, mais aussi les qualifications et les profils du personnel, formé d'avance pour rendre un
certain type de service. Tout ne se crée pas sur le champ. Tout comme il n'y a pas d'industrie sans
dimension de service, il n'y a pas de service qui ne s'appuie sur des supports et des produits.
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Cela n'empêche qu'il y a quelque chose d'instantané, l'acte simultané de production-
consommation, la façon dont le médecin vous reçoit et dont vous répondez à cet accueil, la qualité
du plat qu'on vous sert dans le restaurant qui vous paraît parfaite ou médiocre, tout autant de
phénomènes qu'on ne peut pas refaire. On peut toutefois <<rattraper>> la mauvaise qualité d'un
service, par des dédommagements et des excuses, qui parfois même renforcent le lien avec les
clients concernés. C'est pourquoi certains auteurs parlent du <<moment de la vérité>> du service
(Normann, 144). Et il est vrai qu'on peut contraindre des ouvriers sur une chaîne de montage à
suivre les cadences même s'ils maudissent leur employeur, sans que les clients le sachent
(sabotages mis à part), alors qu'un personnel de service qui rencontre la clientèle avec un sourire
forcé fera mauvais effet. D'où l'importance de la liaison entre le personnel du service et les clients,
tant il est vrai qu'on ne goûtera pas un plat de la même façon s'il est servi par une jolie serveuse à
qui on peut faire la cour, ou par un serveur ronchon pour lequel on représente une corvée.
La qualité de cette liaison, donc les propriétés particulières de celle-ci, déterminera en grande
partie si les clients désirent revenir ou pas Mais services publics et privés se distinguent ici, car les
premiers se trouvent généralement en situation de monopole, et ont à faire à une clientèle plutôt
captive, même si celle-ci n'est pas entièrement prisonnière et décide aussi jusqu'à quel point elle
accepte de supporter certaines contraintes. Cela implique d'ailleurs que dans un service public,
comme le métro par exemple, la production peut être assurée sans consommation correspondante
: les trains et bus roulant à vide. D'où d'ailleurs les difficultés de certains services publics à mettre
en place des démarches commerciales, des démarches de séduction. Car l'une des tâches du
personnel d'un service est de susciter et d'entretenir le désir des clients, afin de les rendre
psychologiquement dépendants. L'idéal commercial d'un service serait de devenir pour ses clients
comme une drogue.
Et quand on lit bien les nombreuses métaphores à résonance amoureuse ou conjugale
(<<fidélité>>, <<séduction>>) désignant cette liaison dans les écrits du marketing des services, et
qu'on les prend au sérieux, il y a tout lieu de comparer cette liaison à une liaison amoureuse
sublîmée. Au cœur de la dimension de service, il y a de l'amour et du désir, l'amour du client pour
les promesses faites par un service (de satisfaire ses désirs, de trouver une réponse à ses
questions), l'amour des représentants du service pour tout ce que les clients peuvent représenter
pour eux (personnes à qui parler et à servir, profits qu'elles rapportent, auto-satisfaction qu'elles
permettent).
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Le Tiers présent : la loi du service
Apparemment donc, client et représentant(s) du service font couple. Mais comme l'atteste l'acte
de mariage, pendant lequel les deux (futurs) époux disent <<oui>>, non l'un à l'autre, mais à un
Tiers qui représente le code civil, il n'y a de couple qu'en référence à un Tiers, qui fait lien entre les
deux parties. Ce Tiers, ce sont les codes du service, ce qui y fait loi, les représentations
concernant la clientèle qui y dominent (transmises notamment au cours de sessions de formation,
parfois explicitement notifiées lors des contrats d'embauche du personnel), ce qu'il est permis ou
pas de dire aux clients et de faire avec eux. Les agents d'un service ne communiquent jamais sans
intermédiaire avec les clients, ils le font en référence aux représentations du client idéal auquel le
service se veut destiné, et c'est à ce client qu'ils s'adressent en s'adressant aux clients en chair et
en os.
Ces clients en chair et en os sont d'ailleurs eux-mêmes pris, comme le personnel du service, dans
les représentations de ce qu'ils souhaitent recevoir comme service, mais aussi les craintes (de
<<se faire avoir>> par exemple) qu'un service peut inspirer, le sentiment d'insécurité qui règne
dans certains d'entre eux, ou à l'inverse l'espoir qu'ils y mettent (dans la médecine par exemple).
Ce qui explique qu'un client peut être déçu, ou au contraire agréablement surpris, c'est qu'il
s'adresse lui aussi au service en référence à ses représentations de celui-ci. Ce qu'on appelle un client satisfait, c'est celui qui croit (ou dont on croit) que ses attentes ont été comblées à 100% par l'offre de service qui lui a été effectivement faite. Mais s'il revient, c'est qu'il n'en a jamais
assez.
Personnel <<en contact>> ou <<porte-parole>> ?
Les représentants d'un service rentrent donc en contact avec les clients à travers une <<grille de
lecture>>, tout comme ces clients observent ce personnel à travers un système d'attentes
préalable. En faisant un parallèle avec le service religieux, on pourrait affirmer que le personnel d'un
service sert un idéal, une croyance, dont les clients en chair et en os sont autant d'incarnations
plus ou moins réussies. Et ne peut-on penser de certaines actions et démarches comme la qualité
de service qu'il s'agit d'y célébrer une sorte de culte du Client, nouvelle idole de l'entreprise ? C'est
en tous cas ainsi que certains agents du métro parisien semblent interpréter les choses quand ils
affirment <<il ne faut quand même pas trop mettre les voyageurs sur un piédestal>>. Parce qu'ils
estiment, comme dans d'autres entreprises de service, qu'il faut d'abord <<éduquer les clients>>
afin que les clients en chair et en os ressemblent un peu plus aux clients rêvés.
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Or, si ce que nous avançons est fondé, la notion même de <<personnel en contact>> est à repenser, car comme on vient de le dire le personnel est en contact permanent non avec les clients
en chair et en os, mais avec son propre système de représentations de la clientèle. Contrairement
à ce que disent la plupart des auteurs (Normann, 144), il n'y a pas d'interaction entre le client tel
qu'il est et le personnel tel qu'il est (ou tels qu'ils se voient eux-mêmes), il y a un rapport
médiatisé par un système de représentations. C'est aux <<voyageurs>> tels qu'ils figurent dans ce
système de représentations que s'adresse par exemple un conducteur de métro quand il fait une
annonce au haut-parleur (sans sortir de sa loge de conduite, occupant alors une position analogue
à celle du journaliste de la radio ou de la télévision, s'adressant lui aussi à un auditoire imaginaire).
Il ne faudrait en effet pas confondre mise en relation physique (visible, observable, touchable) avec
mise en relation symbolique. La serveuse et le client peuvent être physiquement très proches, tout
en étant séparés par une distance infranchissable du fait de leurs statuts respectifs, de leur
appartenance sociale et de par l'interprétation différente qu'ils se donnent des raisons de cette
séparation (pourquoi l'une sert, et l'autre est servi ?).
Le personnel représente donc l'entreprise de service, et agit en référence aux codes de conduite
de celui-ci (même s'il les enfreint). Mais ce personnel rend service aux clients en faisant quelque
chose à la place du client : on le transporte, on le soigne, on lui sert un repas, on lui coiffe les
cheveux. Ce type de rapports est propice aux mécanismes de l'identification, qu'on tente parfois
d'utiliser explicitement dans les services quand on invite le personnel à se mettre <<à la place des
clients>>, de créer avec lui de <<l'empathie>> (Normann, 144). Mais le système de
représentations du client est toujours, par définition, dans un décalage plus ou moins frappant
avec les clients réels et concrets. L'échange entre personnel et clients laisse toujours un
<<reste>>, ce que l'un donne ne comble pas ce que l'autre demande, et de l'argent reçu par le
service de la part du client, se dégage toujours un petit profit. Entre eux, il n'y a pas de symétrie,
l'un n'est pas la chère moitié de l'autre.
On peut donc être physiquement présent dans un service, sans pour autant avoir de contacts.
C'est pourquoi nous préférons le terme de personnel <<porte-parole>>, qui insiste mieux sur
l'importance de la dimension du langage et du sens dans le rapport entre les personnels et les
clients.
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La dimension théâtrale des services
Mais on peut aussi être physiquement <<absent>> d'un service, alors que celui-ci est pourtant
efficacement présent à l'esprit, en induisant les pensées et les comportements du client (et en lui
donnant <<une soudaine envie>> de s'y rendre pour de bon par exemple). Toute la publicité est
basée sur ce principe : il faut que les gens pensent au produit ou au service même quand ils ne
sont pas physiquement en sa présence. L'enjeu de la publicité, c'est entre autres (sinon
exclusivement), de réussir à faire exister un service sous la forme d'une représentation agissante et présente chez les clients actuels ou potentiels.
Quelqu'un qui a mal par exemple, et se dit <<je suis malade>> (et non pas, comme cela se fait
encore ici ou là, et il y a un siècle : <<je suis ensorcelé>>, <<possédé>>, <<hystérique>> ou
<<névrosé>>) a déjà le médecin présent à l'esprit (et non le curé, l'exorciste, le psychanalyste). Il
fait un auto-diagnostic dans lequel le médecin a déjà sa place. De même, des gens cherchent à se
loger en construisant des projets de vie près d'une station de métro, dont la présence produit ses
effets au sein même de leur foyer, déterminant par exemple l'heure à laquelle ils devront se lever le
matin. La liaison entre clients et services dépasse leur contact <<physique>>, elle est avant tout de l'ordre de la représentation.
Dans ce sens il y a une dimension théâtrale du service, et cela aussi fait son originalité par rapport
aux produits. Le service suppose une pièce écrite d'avance, des rôles préexistants ainsi que des
acteurs qui doivent s'y adapter. C'est en tant que représentants de ces rôles que les personnes
réelles et concrètes entrent en contact les unes avec les autres.
I.5. La co-production ou : comment organiser les clients ?
Etrange paradoxe des services : alors qu'ils semblent avoir pour but de faire un certain travail à la
place des clients, ceux-ci en réalité y déploient souvent une activité intense, et aujourd'hui, on
tente de les mettre vraiment au travail ! En anglais, on emploie d'ailleurs l'expression <<managing
the clients>> (Normann, 145), pour désigner les politiques et les méthodes d'intervention
destinées à organiser la coopération des clients.
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Dans le métro parisien, les voyageurs mettent tout seuls leur ticket dans les appareils de contrôle,
et se rendent d'une manière plus ou moins disciplinée sur les quais du métro, attendent
patiemment, et se débrouillent pour monter dans la rame de métro, et y trouver une place. Dans
les bus, ils se serrent au fond, spontanément ou à la demande du machiniste, se lèvent les uns
pour les autres ou ne le font pas, et suivent ou non les consignes écrites ou parlées qu'on leur
donne. Sans cette coopération, le métro ne pourrait pas fonctionner et les bus ne rouleraient pas
comme ils le font actuellement. Et l'une des raisons importantes qui poussent la RATP à vouloir que
se modifient certaines attitudes de ses agents vis-à-vis des voyageurs, ou à transformer les
installations qui canalisent les flux de voyageurs, est que ces voyageurs sont de moins en moins
coopérants ou, comme le disent certains agents, <<de plus en plus indisciplinés>>.
Se pose donc aux entreprises de service cette question : comment rendre l'activité des clients plus conforme aux exigences du service, et ainsi plus efficace et plus rentable ? Une motivation
importante des actions de qualité de service est cette nécessité et volonté de mieux organiser et
même de canaliser les clients, donc de les fidéliser dans tous les sens du terme.
Que les clients effectuent une sorte de <<travail>> dans un service ne date en effet pas
d'aujourd'hui, ni l'intervention des services sur les modalités de la coopération de ces clients.
Depuis toujours, les services canalisent leurs clients, en leur assignant d'avance une certaine place,
aussi bien matérielle-physique que matérielle-symbolique. Pensons aux portes anti-fraude dans le
métro parisien, aux appareils à péage munis de tripodes, aux grilles et couloirs qui, d'une façon
toute <<naturelle>> et presqu'imperceptible, guident les pas des voyageurs-en-marche. Mais
pensons aussi à toutes les signalisations (<<tenez votre droite>>), aux panneaux indiquant quels
sens sont permis et lesquels interdits, à la présence des agents de contrôle, qui font du voyageur
pour le moment encore quelqu'un dont on semble se méfier.
Or, les services ont beau assigner d'avance certaines places à leurs clients potentiels, les clients
effectifs ne font pas naturellement ce qu'on attend d'eux. Des formes plus ou moins claires de
non-coopération se développent notamment dans les services publics, qui contribuent à y
introduire des perturbations. Pensons à ceux qu'à la RATP on appelle les <<indésirables>>, les
fraudeurs, délinquants, clochards, taggeurs et autres personnes, qui <<déqualifient>> le service.
Car ils ne sont pas tant gênants en eux-mêmes, qu'à cause de l'image de l'entreprise qu'ils
contribuent à donner à la grande masse des voyageurs <<désirables>> (c'est-à-dire : coopérants).
Malheureusement en effet pour cette entreprise ces <<indésirables>> ne sont pas extérieurs au service, ils en font partie au même titre que les autres voyageurs.
100
La bonne coopération entre clients et service ne va donc pas de soi. Il y faut des interventions
permanentes (comme les installations matérielles) ou ponctuelles (de la part du personnel). C'est
ainsi par exemple que les conducteurs du métro tentent, au moment de l'arrêt du train dans une
station, de diriger les flux montants et descendants de voyageurs, en jouant avec le signal sonore
indiquant la fermeture imminente des portes, et parfois en donnant de la voix (<<laissez-descendre
s'il vous plaît !>>). On voit donc là l'importance des supports matériels d'un service et de son
personnel, pour obtenir à tout instant l'adhésion des clients aux exigences qui leur sont imposées,
et organiser leur coopération.
I.6. Le secret des services : les clients sont aussi un objet de travail
Ce qui distingue effectivement les services des produits, c'est que dans les premiers, ce sont les
clients eux-mêmes qui forment une partie de la matière première traitée, et du produit final,
sanctionné sur le plan financier. C'est cela le secret des services. Mais cette remarque concerne
aussi l'industrie, dans la mesure où tous les produits sont vendus dans des services, et quand on
s'en sert ils sont <<en service>> !
Prenons encore le métro parisien, qui transporte les voyageurs en les prenant à un endroit X pour
les amener à un endroit Y. Il transporte bien sûr les corps de ses voyageurs, mais il change aussi
leur esprit, car dès qu'ils entrent dans l'espace de l'entreprise, leur position symbolique et imaginaire se transforme, ils deviennent <<usagers des transports en commun>>, assujettis aux
exigences que l'entreprise leur impose. Le slogan <<métro-boulot-dodo>> fut un indice de ce
statut culturel dans lequel les voyageurs sont déplacés, comme en témoigne aussi l'exclamation
<<on nous prend pour du bétail !>>. Et le fait que ce slogan et ces exclamations sont un peu
passés de mode indique aussi que cette entreprise, et notamment sa Direction commerciale, ont
tenté de changer l'ambiance du métro et le statut du voyageur.
Les transformations dont les clients d'un service sont l'objet sont de différentes sortes, multi-
dimensionnelles. Aussi bien physiques (un affamé ressort rassasié par exemple), financières (le
client se déleste de l'argent que le service reçoit), institutionnelles (inscription dans un rapport de
pouvoir) que culturelles (le statut assigné). Un service s'emploie à transmettre des idéaux, et à
emporter l'adhésion des clients à ceux-ci, au point que ces idéaux font, avec le statut qui leur est
assigné, partie de l'identité de ces clients. Dans ce sens, les transformations opérées sur ces
derniers sont non seulement de l'ordre de la conscience, mais relèvent également de l'ordre de
l'inconscient.
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Or, ces transformations obéissent à une logique sociale, qui explique qu'elles sont divisées en
grandes tendances et en orientations, qui sont en fin de compte idéologiques et politiques, car
elles concernent le statut social égalitaire, ou au contraire inégalitaire, assigné aux clients et aux
usagers. Les traite-t-on en <<ressources à exploiter au maximum>> ou au contraire en
<<partenaires>>, le service proposé est-il réservé à une élite, ou au tout venant ? On verra que ces questions sociales sont au cœur des enjeux de la qualité des services.
Mais cela signifie aussi que même le personnel dit d'exécution développe des stratégies de communication particulières, qui déterminent les formes que prend un service. Ce qui leur donne
d'une certaine manière plus de pouvoir que dans une entreprise industrielle. C'est là un autre
secret des services : tous les agents, mais aussi tous les clients, en sont à leur façon
personnellement responsables. Car la qualité du service est de fait, toujours, produite d'une
manière décentralisée. I I. QUALITES D'UN SERVICE ET QUALITE DE SERVICE
Les auteurs à proposer des démarches qualité dans le domaine des services sont bien moins
nombreux que ceux qui écrivent à propos de la qualité totale. Tout se passe comme si aujourd'hui
les démarches de qualité de service, à peine nées, étaient submergées par les nouvelles formes de
la qualité totale et de la normalisation, qui s'appliquent aussi bien aux industries qu'aux services.
Un récent numéro de la revue du Mouvement français pour la qualité semble néanmoins leur avoir
donné un regain d'intérêt (Qualité en mouvement, mai 1995). Cela témoigne des difficultés d'une
orientation particulière dans les démarches qualité, dans laquelle les Sciences sociales et humaines,
la prise en compte de la personnalité des employés et des clients, et l'accroissement des champs
de manœuvre de ce personnel, ont une place importante.
Le problème, pour un certain nombre de dirigeants d'entreprise, est de savoir comment contrôler
le champ de manœuvre dont dispose le personnel porte-parole dans ses rapports avec les clients.
Cet enjeu de pouvoir se double d'un enjeu de savoir, car il est vrai que les analyses et les
dispositifs de standardisation des attitudes du personnel étaient jusqu'ici moins développées que
dans l'industrie. Il est vrai aussi qu'une large part des services est encore organisée d'une manière
quasi artisanale, sauf dans le domaine de la grande distribution, des grandes chaînes d'hôtellerie et
de restauration (Accor, Sodexho, Macdonald). Ce sont ces secteurs qui servent d'ailleurs le plus
souvent d'exemple dans les quelques manuels où il est question de qualité de service (Baudry
1986, Bloch 1986, Normann 1986, Eglier/Langeard 1987, Horovitz 1987).
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Or, suivant nos définitions de la qualité et des services, tous les services ont des qualités, et des
actions pour améliorer ou changer ces qualités ont aussi été inventées ou tentées dans certains
services publics, notamment dans le cadre d'actions comme <<l'humanisation de
l'administration>>, <<l'amélioration des relations avec les usagers>>. Les exemples pris dans ces
secteurs montrent plus clairement que d'autres ce dont il n'est guère question dans les manuels
qualité : la prise en compte des orientations culturelles, idéologiques et politiques, donc des choix
de société, qu'implique toute définition des qualités d'un service.
Nous appellons désormais qualité du service l'ensemble des propriétés, appréciées ou non par le public, qu'un service a de fait, et qualite de service les démarches qualité concernant ces propriétés.
II. 1. Qu'est-ce qu'un <<service de qualité>> ?
Plus encore que pour les produits, les spécialistes se défaussent pour la définition de la qualité des
services sur les clients. Mais en se référant à leurs besoins et demandes comme aulne de la qualité,
ils oublient que chaque service s'adresse, ne serait-ce que par ses tarifs, son emplacement et ses
codes, à des catégories précises de la population, qui ont des besoins socialement et
historiquement déterminés. L'une des difficultés en la matière pour les services publics est
justement que ces différentes catégories y co-habitent de manière plus ou moins pacifique.
Ce que les spécialistes appellent les besoins de la clientèle, ce sont en réalité ceux que les services
auxquels ils prodiguent leurs conseils devraient, selon eux, accepter de prendre en compte.
Différents auteurs parlent ainsi de la nécessaire <<segmentation>> de la clientèle, différentes
clientèles ayant différentes attentes, et ne souhaitant pas être mélangées les unes aux autres.
Mais c'est là adopter le point de vue des clients les plus fortunés, car ceux qui le sont moins
peuvent au contraire souhaiter un tel mélange. Ce qui pourrait être une <<baisse du niveau de
qualité>> pour les uns, est au contraire une <<hausse>> pour les autres. Mais tous les cadres
supérieurs qui semblent ici servir de modèle, ne pensent pas de la même façon, il y en a qui sont
très républicains et démocrates. Il y a donc ceux qui sont pour les mélanges, et d'autres qui sont
contre. On choisit ainsi entre des espaces exclusifs et d'exclusion, ou des espaces plus mixtes.
Mais ce qu'il est important de souligner c'est que les spécialistes de la qualité renvoient ainsi
implicitement aux caractéristiques sociales des différentes clientèles, dont certaines ont d'après
eux moins de qualités que d'autres.
103
De même, quand un auteur affirme qu'un critère de qualité de service est le <<zéro souci>>, qui
implique une conformité entre la qualité offerte sur le papier et la qualité réalisée, et donne comme
exemple que <<la chambre d'hôtel correspond précisément à la description faite des lieux, des
commodités et du confort, les services décrits dans la notice sont effectifs et disponibles, la
chambre est livrée à l'heure et au coût convenus>> (Douchy, 1990, 145), il peut s'appuyer
probablement sur les souhaits d'un type de cadre assez soucieux et ayant horreur de l'aventure,
mais c'est au détriment d'autres qui eux, ne sont pas contre certaines surprises. Il y a dans cette
présentation des <<besoins>> des clients un tri d'opéré, qui relève en partie de la projection *. Il
s'agit de choisir entre des hôtels sans surprise voire ennuyeux, et des hôtels invitant à l'aventure.
Des choix de société
Disons-le donc clairement : les spécialistes de la qualité dans les services (et les autres aussi à leur
manière), loin de répondre à la demande des clients, effectuent des choix de politiques de service
en la matière, et construisent les segments de clientèle qui leur semblent les plus exploitables. Qu'il
y ait en matière de services toujours de tels choix politiques c'est ce que montrent des auteurs
ayant étudié les problèmes de la qualité dans les services publics (Delta, 1989). Ils donnent
quelques exemples apparemment paradoxaux, mais qui illustrent bien le problème qu'on vient de
soulever.
Ils montrent que, l'administration étant au service de gouvernements qui décident de politiques
aux orientations variables, les orientations des services publics, donc les critères de qualité,
changent aussi en partie. Et ils indiquent quelques questions à se poser quant aux critères de
qualité de ces services, dont celle-ci : <<Pour la justice ou la police, qui ne voit qu'il y a plus que
des nuances entre une optique sécuritaire et répressive et des actions plus qualitatives de
prévention et de réinsertion ; les critères de la qualité ne sont pas les mêmes dans les deux cas.
Les objectifs des <<clients>> de la justice sont-ils que celle-ci soit plus rapide ? Certainement pas,
s'il s'agit d'automobilistes en attente d'une amnistie>>(Delta, 1989, 222). Les critères de qualité se réfèrent donc toujours à des objectifs et orientations sous-jacents, de telle sorte que sera
considéré comme de bonne qualité un fonctionnement qui va dans le sens des objectifs poursuivis,
et de mauvaise qualité, celui qui va dans un autre sens. Ces critères renvoient donc ici à
l'appréciation contradictoire des services que font les pouvoirs publics d'un côté, les administrés
de l'autre. Il s'agit dans les deux cas de critères politiques : mais est-ce que cela ne vaut que pour
les services publics ?
* Comme le soulignent aussi des phrases du style "En tant que directeur d'une société de service, combien de fois avez-vous été exaspéré par l'incapacité de votre personnel de contact à gérer les plaintes d'un client ?", ou "Souvenez-vous de la fois où vous êtes allé dans une ambassade étrangère pour obtenir un visa touriste et où vous avez failli donner un coup de poing à l'employé ?" (Horovitz, 1987). Voilà un joli modèle du rapport dirigeant/subordonné, qu'on rêve de réglér en dernier ressort à coups de poing !
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Or, en inventant la notion de <<niveau de qualité>>, la plupart des auteurs tentent de techniciser
ces orientations. Dans certaines entreprises de service où l'on lance des actions en matière de
qualité on parle ainsi de <<commencer déjà par ramener la qualité au niveau zéro, pour ensuite la
remonter>>, supposant que la qualité était <<en dessous de zéro>>. De telles approches ne
facilitent pas l'adhésion du personnel, qui y voit à tort ou à raison une remise en cause de son
travail. Ce qu'on appelle le bon niveau de qualité est le type de caractéristiques que les
concepteurs jugent appréciables, comme le fut à l'époque le <<niveau de qualité acceptable>>
dans l'industrie. Le niveau zéro est une invention de consultants en qualité, c'est une qualité technicisée.
Les dispositifs d'écoute de la clientèle influencent celle-ci
Il ne suffit pas de se référer aux enquêtes et aux sondages, ou aux relations d'empathie entre le
personnel et les clients (Normann, 1991), pour prouver que ce qu'on propose est vraiment ce que
les clients veulent. Comme l'enseigne toute la méthodologie sociologique en la matière, les
résultats d'une enquête sont socialement construits par elle, et les questions posées, l'échantillon
sélectionné, le type d'enquêteurs employé bref, la situation d'enquête, influencent nécessairement
les personnes interviewées. Non pas que les résultats soient faux, bien au contraire : mais ils ne
sont pas le reflet de l'opinion des interviewés hors de tout contexte, ils sont la réponse donnée par
eux dans la situation d'enquête, face à un interlocuteur qui les fait ajuster leurs discours.
France Télécom, par exemple, effectue depuis quelques années des enquêtes de satisfaction
auprès de ses abonnés, faites par un institut indépendant par l'intermédiaire du téléphone, qui pose
aux sondés des questions auxquelles souvent ils n'avaient pas pensé auparavant, par exemple à
propos du <<grésillement>> de leur ligne. Avant cette question, bon nombre d'abonnés prenaient
ces bruits pour une fatalité, une légère gêne à laquelle ils ne s'arrêtaient pas (après tout, leur
correspondant pouvait être...loin !). Leur poser une telle question c'est les rendre attentifs à au
moins deux choses : d'une part, que le grésillement n'est pas une fatalité, car France Télécom peut
le faire disparaître, et d'autre part, que l'entreprise s'intéresse à leur opinion.
Par le biais de ces enquêtes les clients deviennent de plus en plus exigeants. Le personnel concerné
par ces enquêtes fait d'ailleurs remarquer que selon les quartiers, les abonnés sont plus ou moins
exigeants, et pointent ainsi le fait que la clientèle à dominante bourgeoise de Neuilly est plus
exigeante que celle du 20ème à Paris. Or, loin de constituer une faiblesse des sondages, cela en
constitue au contraire une force, car ce sont à leur manière des moyens de liaison entre une
entreprise et sa clientèle, un moyen pour l'influencer dans un sens ou dans un autre, en interpellant
les clients en partenaires. Et ne s'agit-il pas aujourd'hui pour les entreprises de service de mobiliser
leur clientèle à l'instar de leur personnel, comme le montrent parfois des exemples spectaculaires,
visant à mobiliser la clientèle d'un grand distributeur contre la législation existante ?
105
Les clients : une couverture que chacun tire à soi
Ce qui sera donc finalement retenu des demandes de la clientèle, c'est ce qui, dans une conjoncture donnée, reste compatible avec les objectifs de l'entreprise, et en premier lieu avec ses exigences en termes de rentabilité et de profits. Les personnels en contact et les dirigeants des entreprises de service ne font pas, dans la pratique, comme si les clients avaient toujours raison. C'est aussi le cas par exemple des réclamations de la clientèle, qu'on estime parfois jutifiées, mais pas systématiquement. Si certaines entreprises tentent d'utiliser les clients pour évaluer leur personnel (en leur demandant de remplir des fiches d'appréciation, comme dans certains hôtels), les critiques éventuelles seront prises en compte dans les limites de la politique de <<gestion des ressources humaines>>. Mais les salariés eux-mêmes, ou certaines organisations syndicales, peuvent s'appuyer sur ce point de vue. Dans tel bureau de poste on peut trouver par exemple une pancarte s'adressant aux clients en ces termes : <<chers clients, la direction de La Poste considère que les files d'attente dans votre agence ne sont pas assez longues, et elle vient de décider de supprimer deux postes dans ce bureau. Conséquences : un guichet fermé le matin, et un autre l'après-midi. Qu'en pensez-vous ? Faites-le savoir>>. De même, souvent très à contre-courant, les organisations syndicales se mobilisent, tracts auprès des clients à l'appui, contre la généralisation de l'ouverture des magasins le dimanche.
Par contre, prendre en compte ce point de vue comme l'un des points de vue parmi d'autres, à
examiner attentivement comme les autres, pour négocier des compromis avec lui, permettrait
d'écouter ce que les utilisateurs d'un service ont à en dire sans pour autant s'imaginer qu'ils sont
les seuls à savoir et à décider ce que le service devrait être. Car les clients, en prenant position sur
un service, ne sont pas beaucoup plus extérieurs par rapport à lui que les salariés de celui-ci : ils en
font, eux aussi, partie. Leur prise de position sur le service ne se situe pas en dehors, mais au cœur du service, eux aussi sont à la fois juges et partie. Même s'il est vrai qu'à la différence du
personnel, ils ne sont pas payés par l'entreprise de service (sauf parfois sous la forme de prix et
autres gratifications, pendant les animations commerciales).
106
Le personnel <<porte-parole>> a une opinion sur les clients
Contrairement aux industries, où les opérateurs ne sont pas en contact direct avec la clientèle
(même s'ils peuvent l'être en dehors de leur travail, et sont eux-mêmes des consommateurs), le
personnel des services rencontre, lui, les clients en chair et en os. Son point de vue peut être
précieux, surtout quand il est décalé par rapport à celui que produisent les sondages et les
spécialistes du marketing. Il est avec les clients dans un rapport qui n'est pas celui d'enquêteur à
enquêté, et dans le dialogue qu'il lui arrive d'établir avec la clientèle celle-ci lui montre souvent des
aspects du service que les sondages ne saisissent pas. Les facteurs de La Poste disposent ainsi de
tout un savoir sur les habitudes des usagers, sur leurs métiers et leurs opinions, dont les
démarches de qualité de service pourraient tirer profit pour diversifier l'offre faite à cette clientèle.
Certains auteurs (Normann, 1991) insistent sur le fait qu'il est essentiel de connaître ce point de
vue, si l'on veut vraiment savoir ce que veulent les clients, et suivre au jour le jour, l'évolution de
leurs demandes. Ils prônent pour cela d'inciter le personnel à entrer en relation avec les clients, à
leur parler, et à trouver toutes les occasions possibles pour renforcer cette relation. Cette vision
<<buttom up>> (qui part du terrain) est pourtant plutôt rare, et il arrive plus souvent que ces
points de vue ne soient pas pris en compte, et qu'on élabore, dans les services spécialisés, à partir
de chiffres et de statistiques dont la construction et la pertinence sont mal maîtrisées, des plans
et des projets en décalage avec les connaissances et les exigences du terrain, avec pour
conséquence de nouvelles stratégies partiellement inadaptées aux buts poursuivis.
Le point de vue des clients ne fait donc que déplacer la question de savoir quelles orientations, donc en dernier lieu quels choix de société, veut-on favoriser par la définition qu'on décidera de donner des caractéristiques d'un service ? Ces orientations concernant aussi bien le statut social
assigné aux clients et aux usagers, que la place et la position du personnel, dont on accepte ou non
de prendre en compte le point de vue.
Toute la suite découle des réponses à ces questions, qu'il s'agisse de la nature des installations
matérielles mises en place, du recrutement, des qualifications et rémunérations du personnel, ou
des formes d'encadrement de ce dernier.
107
II. 2. Les supports du service qualifient la coopération personnel-clients
Nous entendons par <<supports>> du service non seulement les installations matérielles au sens
courant du terme, mais aussi les moyens de travail du personnel, les salaires et la politique des
prix, la réglementation de l'entreprise, sa politique sociale et sa politique de gestion du personnel.
Ces supports forment un ensemble de limites et de contraintes incontournables, dans lesquelles se
manifeste la politique de la direction générale de l'entreprise. Ce qu'on désigne par <<amélioration
de la qualité des supports matériels du service>> produit, comme ces supports eux-mêmes,
simultanément des effets sur les clients, et sur le personnel, donc sur leur liaison. Mais il y a bien là
deux aspects, que nous examinerons l'un après l'autre tout en montrant leur liaison.
Les supports interpellent les clients
Changer les supports du service, c'est intervenir sur le statut des clients et les comportements de
ceux-ci. Diminuer ou augmenter des tarifs c'est rendre l'accès au service plus facile ou en exclure
certains clients, introduire des tarifications jour/nuit (téléphone, éléctricité) c'est modifier les
comportements des consommateurs. Quand La Poste installe (gratuitement) à la campagne des
boîtes à lettres au bord des chemins qui mènent vers les hameaux, cela rompt le contact entre le
facteur et les usagers. Quand elle obtient un changement dans la législation sur les médicaments,
en autorisant les facteurs à porter ceux-ci aux usagers, cela les en rapproche. Quand la RATP
conçoit une nouvelle ligne de métro (Météor en l'occurence) sans portes anti-fraude, elle contribue
à ce que les voyageurs se sentent un peu moins pris pour des suspects potentiels et un peu mieux
accueillis. A l'inverse, quand à Disneyland tous les circuits et la disposition des attractions,
restaurants et magasins sont organisés de telle sorte que les visiteurs soient constamment incités
à dépenser un maximum, ils peuvent penser qu'en fin de compte, on les prend pour des porte-
monnaies à vider.
Les démarches de qualité de service impliquent donc en fin de compte de prendre acte de la
position de co-producteur du public, et de l'organiser en conséquence. Et la réorganisation des
supports a toujours des effets sur l'identité que les clients reçoivent au sein de l'entreprise.
Les supports positionnent le personnel
Parmi ces supports, il y a en premier les salaires et le statut du personnel. Un personnel qui
s'estime mal payé, n'a pas forcément envie de <<faire plaisir à la direction>>, en arborant un
sourire forcé. Cela ne veut pas nécessairement dire qu'il ne rend pas service aux clients ! Il arrive
même dans ce cas qu'il le fasse au détriment de la politique officielle de son entreprise, en la
dénigrant auprès des clients, avec lesquels il peut chercher une complicité. Tout dépend de la
manière dont il fait, ou non, porter le chapeau de ses griefs à l'égard de sa direction, aux clients.
108
Un vendeur dans un magasin d'une grande chaîne de distribution n'a pas, s'il est à mi-temps, le
même type de rapports avec les clients qu'un autre qui est à temps plein. Un client vient un jour,
discute avec le premier vendeur mais n'achète rien, et revient le lendemain pour acheter mais ne
tombe plus sur le premier vendeur qui pourtant, l'a décidé à acheter, avec pour résultat que la
prime du premier vendeur ira au second. Une politique de <<temps plein>>, une politique donnant
aux interimaires l'espoir d'être un jour embauchés, peut faire autant sinon plus pour une
transformation de la qualité du service qu'un vaste programme qualité élaboré en haut lieu mais
que le personnel peine à appliquer.
Tout aussi importantes sont les installations matérielles au sens courant du terme. Un conducteur
de métro qui est dans une cabine de conduite où le micro se trouve sous le tableau de bord,
difficilement accessible, dont la maintenance laisse à désirer, aura plus de mal à faire une annonce
que si ce micro est facilement accessible et que les critères de sa maintenance en font une
installation prioritaire. La première situation défavorise ceux des conducteurs qui souhaitent plus
de dialogue avec les voyageurs, la deuxième peut les favoriser.
Les supports sont donc importants, non parce qu'ils seraient plus <<matériels>> que le reste, mais
parce qu'ils matérialisent des choix d'entreprise et des orientations, qui se combinent aux
orientations dont le personnel est lui-même déjà porteur. Un anthropologue des sciences et
techniques le dit avec une jolie formule : <<une machine est une machination>> (Latour, 1990).
Les supports ne sont jamais purement techniques, ils cristallisent les rapports de pouvoir et la
position symbolique assignée par eux au personnel et aux clients.
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II. 3. La qualité du personnel <<porte parole>>
Plus encore que dans les entreprises industrielles, la mobilisation de la subjectivité, on pourait dire
de <<l'âme>> des salariés en contact avec la clientèle, est à l'ordre du jour dans les services. Car
d'une certaine façon ils y produisent plus d'effets et ont donc plus de responsabilités à l'égard de
la clientèle, que dans les industries, aussi subordonnée que soit leur position hiérarchique. Il est vrai
en l'occurence qu'autant on peut empêcher un produit défectueux de sortir de l'usine, autant on
ne peut empêcher le personnel en relation quotidienne avec la clientèle de développer à son égard
ses propres stratégies de communication.
Or, ce sont bien ces stratégies-là, ces manières de parler aux clients, de leur sourire, d'entamer le
dialogue avec eux et de se comporter à leur égard, qui intéressent les directions des entreprises,
qui tentent dans les démarches qualité par différents moyens de <<canaliser>> le personnel porte-
parole de l'entreprise. Moyens de contrôle et de contrainte (audits, surveillances discrètes,
<<mouchards>>, cadres qui se déguisent en clients, fiches d'évaluation et autres) cohabitent ici
avec les moyens de séduction et parfois des politiques qui accroissent réellement le champ de
manœuvre du personnel en lui permettant de prendre de nouvelles initiatives et d'acquérir
davantage de savoirs sur son travail (accorder une ristourne supplémentaire sur un produit,
rembourser un billet, construire ses propres messages et annonces, suivre des formations). Mais le
grand changement, c'est que les directions des entreprises tentent explicitement de mettre au
service de leur stratégie, des manières de parler et de faire jugées jusque-là <<personnelles>>.
Cela peut impliquer un changement dans la nature même du contrat de travail de ce personnel, car
ce n'est pas du tout la même chose d'être payé officiellement pour effectuer telle tâche définie de
manière technique (servir des plats, conduire un bus, réparer une installation), ou d'effectuer cette
tâche en ayant convenu par contrat d'être aimable, d'être habillé d'une certaine façon, prêt à
rendre service et à nouer le plus de relations possibles avec les clients. Ce n'est pas du tout pareil
que le personnel décide de sa propre initiative, de rendre service et d'être aimable (ou de ne pas le
faire), ou que cela soit réglementé et qu'il soit recruté sur cette base.
Les directions et l'encadrement des entreprises sont ici au pied du mur. Car l'adhésion du
personnel ne peut pas s'obtenir par la contrainte, elle ne peut que se donner avec le consentement
du personnel, quand celui-ci peut s'approprier la stratégie de la direction en compromis avec la
sienne propre. C'est là l'un des enjeux forts des actions en matière de qualité de service : comment
faire en sorte que même <<tout seul>>, le personnel, face aux clients et aux situations inédites qui
arrivent tous les jours, fasse ce que la stratégie de la direction de l'entreprise estime qu'il devrait
faire ?
110
Cela ne peut se faire à notre avis que d'une seule façon, en trouvant des terrains de compromis possibles entre les intérêts du personnel et ceux des clients. Aux Antilles, le groupe Accor a ainsi
fourni au personnel chargé des bagages de la clientèle, des chariots, évitant qu'il n'ait à porter ces
bagages à la main, car cela lui rappelait trop le temps de l'esclavage.
Le personnel des services publics
Les démarches de qualité de service vont de pair avec l'insistance sur l'importance du <<client>>
dans les entreprises de service, ce qui est une innovation surtout dans les services publics.
Certains personnels hésitent encore à employer ce terme ou s'y opposent franchement. Or, le fait
de s'y opposer n'implique nullement que ces personnels refusent de faire en sorte que le service
soit mieux apprécié, ils refusent certaines des connotations que le mot <<client>> porte en lui.
Ces connotations sont contradictoires, et le sens du refus du mot client est différent selon les
situations. Le mot client fait partie du vocabulaire commercial (entre autres), et il peut signifier
qu'on ne voit d'une personne que le pouvoir d'achat qu'elle représente, et que c'est pour cela
qu'on répond à ses demandes, qu'on s'en occupe. Ainsi, le refus du mot <<client>> pour désigner
les malades dans un hôpital de l'Assistance publique pouvait, de la part du personnel infirmier,
prendre le sens d'un refus de la soumission de la médecine aux seuls critères financiers, alors que
son acceptation par les médecins pouvait aller de pair avec leur désir d'installer un secteur privé et
rentable (pour eux !) dans cet hôpital. Dans d'autres services publics, on dénonce le
<<favoritisme>> dont bénéficeraient les <<gros clients>> au détriment des <<petits>>. Le
personnel prend ainsi parti pour certains segments de la clientèle avec lesquels il se sent solidaire.
Mais ce refus peut aussi, et parfois en même temps, prendre un autre sens, qui est de refuser le
regard de celui pour qui on est supposé travailler, sur la forme que prend le service qu'on lui offre.
Ce peut être le cas de certains agents des services publics qui estiment que la manière dont ils
travaillent <<ne regarde pas les usagers>>. La défense du mot <<usager>> signifie qu'on veut
maintenir le statut soumis de cet usager aux contraintes du service public (<<ils ne payent pas ce
que ça coûte, alors qu'ils ne se plaignent pas !>>). Ce qui signifie paradoxalement qu'on les regarde
aussi du point de vue de leur porte-monnaie, mais en y voyant ce qu'ils ne payent pas ! Mais cette
attitude est elle aussi à interpréter, et à replacer dans la situation dans laquelle elle se manifeste. Quand des agents manifestent même une certaine hostilité vis-à-vis des usagers, ce peut être
parce qu'ils refusent les nouvelles directives qui leur sont transmises par l'encadrement concernant
ceux-ci. Ce qui ne signifie pas automatiquement que confrontés à eux, ils ne veulent pas leur
rendre service.
111
Dans le refus de tel ou tel mot il s'agit en dernier ressort d'autre chose : de prix et de tarifications,
de règlements et de droits, de pouvoirs et d'impuissances, de hiérarchies mais aussi de techniques
et d'installations. Les enjeux des démarches de qualité de service comportent une dimension
culturelle importante, mais les discussions à propos des mots concernent directement les enjeux financiers, statutaires et organisationnels dont ces mots sont les porte-parole.
Car avec l'accent mis par les démarches qualité sur l'importance des clients, désignés comme le
centre de l'entreprise voire du monde, les clients en chair et en os peuvent représenter
imaginairement aux yeux d'une partie du personnel <<Le Patron>>, et certains d'entre eux se
conduisent d'ailleurs comme tels à l'égard du personnel. Il semble que le personnel des entreprises
de service au Japon apprenne à se persuader que celui qui lui donne son salaire ce n'est pas
l'employeur, mais le client (Normann, 1991). Cette tendance se manifeste aussi dans les
démarches de qualité totale.
II. 4. Politiques et stratégies d'entreprise
Le rôle des dirigeants
Au niveau de la direction des entreprises, il y a beaucoup de ressemblances entre ce qui se passe
dans une entreprise industrielle et ce qui se passe dans une entreprise de service. Les dirigeants
sont investis de la politique générale qui, comme dans les industries, connait deux références
principales : accroissement de la rentabilité financière, maintien du pouvoir sur le personnel. Cette
politique-là n'a pas changé, ce qui change, ce sont les stratégies mises en œuvre pour y arriver.
Ces dirigeants et leur encadrement n'inventent pas de toutes pièces les orientations qui dominent
dans leurs entreprises. Ils peuvent néanmoins fortement contribuer à les infléchir, et définissent le
climat social général dans l'entreprise, en dictant ce qui y fait loi. Leurs formes de direction et
d'encadrement concernent à la fois le personnel et les clients.
112
Dans les entreprises de service se joue la question de la mobilisation des salariés, comme on vient
de le voir, et le rôle des dirigeants est ici notamment de savoir si cela se fait en essayant de
négocier avec certaines organisations syndicales, ou sans elles. C'est toute la différence par
exemple entre une entreprise comme Casino, qui a inventé le <<chèque syndical>> et insiste sur la
nécessité de travailler avec les syndicats, ou MacDonald, qui tente de tout faire pour empêcher que
des organisations syndicales ne s'implantent dans ses restaurants. Parfois aussi certains dirigeants
s'adressent directement à tous les salariés de leur entreprise, par le biais de sondages à grande
échelle, comme c'est le cas à Air France, quand ils estiment que les organisations syndicales ne
sont pas représentatives de ce que le personnel pense vraiment. Certains ont compris qu'on
pouvait rentabiliser le social et s'en servir, d'autres auront toujours du mal à le comprendre.
Mais des dirigeants se chargent aussi, personnellement, des discours visant à mobiliser leur
clientèle, discutent avec les associations de consommateurs ou les comités d'usagers, ou
s'adressent à la clientèle par voie de presse. Une partie d'entre eux a compris que toutes les
décisions importantes, que ce soit sur le plan financier, sur le plan technique, sur le plan de
l'organisation ou de celui de la gestion du personnel, ont un effet sur l'appréciation que font les
clients du service quotidien. Néanmoins, ils sont assez minoritaires, et la grande majorité d'entre
eux estime encore que <<les finances sont les finances>>, <<la technique est la technique>>, et
croyent qu'il suffit de créer un service ou une mission spécialisé en <<qualité>> pour que la
politique en la matière soit cohérente dans toute l'entreprise. La grande majorité interprète avec
une méfiance séculaire toute idée de changement dans les conditions de travail, venant du
personnel, et y voit très vite une menace de subversion. Une bonne partie du patronat se situe
ainsi en symétrie à l'égard des positions de certaines organisations syndicales qu'elle accuse de
<<sectarisme>> (Crozier, 1995).
Cela fait que les dirigeants des entreprises de services oscillent entre des orientations tayloriennes
et néo-tayloriennes, impliquant un maximum de standardisation de l'activité du personnel porte-
parole, et des tentatives, assez minoritaires, pour autoriser l'accroissement du champ de
manœuvre du personnel. Des attitudes analogues existent de la part de l'encadrement.
113
L'encadrement
Les représentants de l'encadrement sont, selon leurs niveaux hiérarchiques et le nombre de gens
qu'ils encadrent, autant de <<dénominateurs communs>> des orientations divergentes qui
traversent le personnel, et divisés comme celui-ci. Ils sont investis du pouvoir de dire si oui ou non,
un agent de station a eu raison de faire entrer un bébé dans une poussette dans le métro, un
machiniste a bien fait de s'arrêter pour un voyageur arrivant en courant au de-là de la borne d'arrêt
officielle, un vendeur a vu juste en accordant un service supplémentaire à un client <<à haut
potentiel>>. De le dire avec des mots, mais au besoin aussi des sanctions et des récompenses, et
en faisant remonter les initiatives locales pour les faire traduire au besoin par des modifications
dans l'organisation du travail. Pour ce faire, un certain nombre d'entre eux commence d'ailleurs à
s'appuyer sur des enquêtes menées de façon plus ou moins artisanale, en coopération avec le
personnel en contact avec la clientèle.
C'est par ce biais que les représentants de l'encadrement peuvent occuper dans l'unité de travail
qui est la leur, la position du <<metteur en scène>> de la pièce qui s'y joue quotidiennement. La
manière dont ils traitent le personnel qu'ils encadrent sera décisive pour la manière dont ce
personnel traitera les clients, sans qu'il y ait pourtant une relation automatique entre les attitudes
des uns et celle des autres. Si, malgré tous les discours tenus sur le droit à l'initiative et la
responsabilité du personnel, un cadre se comporte en laissant entendre qu'il a raison de par son
statut, que lui sait et son personnel non, il favorisera une attitude générale selon laquelle les
spécialistes ont toujours raisons sur ceux qui n'en sont pas, impliquant aussi que le personnel sait
mieux que les clients ce qui est bon pour eux. Mais des exemples contraires existent aussi, où un
encadrement qui veut réellement instaurer des rapports moins distants avec ses subordonnés est
confronté à une partie du personnel qui veut sauvegarder ses habitudes et estime qu'un chef doit
être autoritaire (encore qu'il faille bien examiner ce genre de situation avant de conclure à la notion
si facile de <<résistance au changement>>). L'encadrement peut ainsi tirer parti des divisions qui
traversent le personnel pour encourager telles attitudes et décourager telles autres. Il a
maintenant à sa disposition une méthodologie nouvelle, le <<management>>, destiné à
professionnaliser son activité, et qui lui fournit des repères pour analyser d'une manière
méthodique la situation dans laquelle s'inscrivent ses interventions. Depuis quelques années sont
publiés des livres sur la spécificité du management dans les entreprises de service, qui contiennent
certaines des idées développées ici (Normann, 1991, Baudry, 1986).
114
Les réactions du personnel au comportement des cadres ne sont pas automatiques, et varient
entre l'imitation et la distanciation. Les purs exécutants n'existent pas, les salariés ne sont pas des
robots. L'attitude de distanciation signifie qu'une partie du personnel développe ses propres
façons de rendre service, ayant l'impression de le faire à l'encontre de l'encadrement, tout en
contribuant, par cette <<participation paradoxale>> (Linhart, 1990), à la marche de l'entreprise.
De tels enjeux se trouvent dans tous les services, qu'ils soient publics ou privés. Ils sont en dernier
ressort politiques, car ils concernent les choix de société implicites entrainés par les modifications
dans le statut du personnel et des clients que les démarches de qualité de service induisent.
II. 6. L'entreprise-institution
Les services sont donc constitutifs de l'identité de leurs clients, mais il ne faut pas négliger les
profits importants qu'ils procurent, l'une de leurs raisons d'être justement. On y interpelle ces
clients, et ce faisant, on y modifie leur statut et leur position. Mais on le fait en coopération avec
eux, et dans ce sens les services peuvent être définis comme des systèmes d'alliance et de compromis entre dirigeants-personnels-clients. Cette alliance implique des concessions de part et
d'autre, il s'agit parfois de contraindre mais aussi d'éduquer, de dire mais aussi d'interdire, de
convaincre et de séduire, y compris par l'attrait des prix.
Cette alliance est structurée selon deux orientations typiques. Dans la première, qui vise la
standardisation, l'activité du personnel tend à être fortement prescrite et les clients peuvent y
être traités à la fois comme des <<rois>> mais aussi comme des ressources à exploiter au mieux.
Dans la seconde, qu'on appellera négociatrice, il y a des tentatives pour permettre au personnel
d'utiliser ses champs de manœuvre et pour trouver des compromis entre les intérêts des clients et
ceux du personnel.
Les orientations qui visent la standardisation
Tout comme F.W.Taylor a commencé par étudier les gestes des ouvriers pour découper ces gestes
en séquences mécanisables, on parle aujourd'hui dans les services de <<service script>>, scénarii
écrits pour la mise en scène et le jeu des acteurs du service que sont les personnels mais aussi les
clients. Ecrire de tels scénarii à partir d'une analyse des gestes et des discours du personnel
représente une distanciation et une objectivation enrichissantes (on peut savoir comment ça
fonctionne, comment les gens font). Mais cela peut représenter aussi pour ceux-ci une
expropriation de certains de leurs savoir-faire. Quand des réseaux de relations informels
deviennent objet d'analyse et de formation, ils peuvent se retourner contre ceux qui les
entretiennent.
115
Du point de vue des clients, une telle orientation vise à planifier les caractéristiques des services
qui leur sont offerts, à énoncer une série de normes à respecter pour les installations et par le
personnel du service, dans le but d'une standardisation des satisfactions prévues de la clientèle.
L'objectif serait de faire en sorte que les clients sachent d'avance d'une façon précise à quoi
s'attendre. C'est en quelque sorte la jouissance préprogrammée, visant l'évitement des suprises et
l'étouffement des désirs, où l'ennui est une valeur appréciée.
Dans une telle orientation, il est fréquent que les clients soient mis sur un piédestal et que le
personnel, plus ou moins contraint et forcé, soit mis à leur égard en position de serviteur. Or, la
crise et le chômage qu'elle provoque, renforçant chez bien des personnes le <<chacun pour soi>>,
surtout chez celles qui ont un emploi bien rémunéré, associée aux campagnes de publicité et aux
démarches de qualité de service qui interpellent les clients en <<personnage à qui l'entreprise doit
tout>>, ont aussi pour effet de rendre ces clients de plus en plus exigeants voire arrogants. Des
magazines portant des noms comme Capital ou Argent, des eaux de toilette comme Brut ou
Egoïste, trouvent des acheteurs. Dans les magasins, des clients viennent exiger telle ou telle
réduction en se référant aux articles des lois sur la consommation, et tentent d'emblée de situer la
relation avec les vendeurs sur le terrain d'un rapport de forces explicite. Croyant ce que leur dit la
publicité, ils s'illusionnent d'être les plus forts, et se conduisent en conséquence.
Et n'ont-ils pas raison de croire qu'on les trompe, de craindre de se faire avoir, quand on connait
les moyens mis en œuvre par les grands distributeurs pour inciter les clients à acheter le plus
possible, en les attirant par des rabais sur tel produit, selon le principe d'un <<îlot de perte dans un
océan de profit>> (Dupuy/Thœnig, 1986) ? N'ont-ils pas quelques arguments pour douter de la
vérité des prix, quand ils voient qu'au moment des soldes ceux-ci peuvent, du jour au lendemain,
baisser de 50%?
La qualité de service, terrain de compromis
Les tendances à l'accroissement de certains pouvoirs d'initiative peuvent entraîner un
renforcement du savoir et du pouvoir des personnels <<du terrain>> et de la maîtrise, sur leur
travail. Car de par la place qu'ils occupent, en rapport avec la clientèle, ces personnels détiennent
des positions-clé dans les entreprises de service, et disposent de connaissances empiriques à
propos des clientèles qui sont importantes pour ceux qui dirigent ces services. La soif de mieux
savoir ce qu'on fait qui existe chez beaucoup de membres du personnel peut s'accorder à la recherche de nouvelles connaissances en management de la part des dirigeants des entreprises.
Une telle orientation s'appuie sur le fait de tenter de lier les intérêts des clients et ceux du
personnel. Les modifications de la qualité du service peuvent avoir pour effet de faire passer les
clients d'un statut plutôt subordonné voire opprimé, à un statut de <<partenaire>>.
116
La Sodexho par exemple, entreprise de restauration collective qui organise entre autres des repas
dans les hôpitaux, a changé l'appellation de ceux qu'on nommait avant son intervention des
<<rationnaires>>, devenus des <<convives>>. Cette appellation de <<convive>> pour désigner les
malades à qui on sert à manger est un indice parmi d'autres du fait qu'ils sont invités à donner leur
avis sur la nourriture et la manière dont elle est servie (au moment des visites que les membres de
l'équipe de restauration rendent à ces malades, ou par le biais de formulaires d'enquête à remplir).
Mais cela implique aussi une réorganisation de la répartition des tâches et du contenu du travail de
chaque salarié (chacun étant maintenant responsable de tout ce qui concerne une partie du repas,
l'entrée ou le plat principal, les desserts). L'explicitation des enjeux de la dimension de service dans
cette restauration en hôpital implique que les membres du personnel sachent que le repas et ce qui
l'entoure contribuent pour une part non négligeable au <<climat>> du séjour, et même à la
guérison.
Entre les intérêts des clients-usagers et ceux du personnel, des compromis peuvent être trouvés.
Une partie du personnel voit en effet qu'il peut prendre à son compte les mots d'ordre de sa
direction générale mettant les clients au centre des préoccupations, en réclamant au nom de cette
idée une amélioration de certaines conditions de travail. Si une augmentation des tarifs du métro
était explicitement liée à une meilleure information en cas d'incident et à une prise en compte de
l'activité d'information dans les qualifications du personnel, si pour modifier les caractéristiques du
service rendu aux usagers le personnel obtenait un meilleur profil de carrière, ces modifications
seraient plus facilement acceptées. Dans les entreprises et services publics, le terrain de la qualité
de service peut représenter une plate-forme de compromis entre l'esprit du service public et
certaines nouvelles exigences commerciales que les directions veulent y instaurer.
Une telle orientation est prônée par certains auteurs, qui estiment qu'il est financièrement mais
aussi moralement important de permettre un maximum d'échanges entre le personnel et les clients
du service, mais ils notent aussi qu'elle reste pour le moment minoritaire (Normann, 1986), car peu
de dirigeants d'entreprise ou de cadres y sont vraiment favorables, et elle rencontre aussi les
résistances d'une partie du personnel.
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Les choix de société
Ces services influencent ainsi des millions et des millions d'individus, clients comme personnels,
qu'ils imprègnent de normes et de valeurs culturelles, de modèles de vie. Les activités de service
sont en effet voisines des institutions et comparables à elles, car à leur manière elles contribuent à
créer de la cohésion sociale, à conserver ou au contraire à transformer des façons de vivre, des
habitudes, des valeurs. Certaines entreprises prennent en charge cette cohésion sociale d'une
manière tout à fait explicite, comme ce supermarché Auchan qui, pour éviter que la tentation qu'il
représente au cœur d'une cité populaire n'aboutisse aux vols et au vandalisme, embauche des
<<grands frères>> des jeunes de la cité et gère le magasin en association avec des comités de
quartier *.Ici et là, des dirigeants d'entreprise de service prennent ainsi au sérieux leur rôle civique
et social, et élaborent des dispositifs spécifiques d'intervention sur cette liaison sociale entre eux,
leur personnel et leur clientèle. Cela peut aboutir à une ouverture, à l'inclusion de certains de ceux
qui étaient exclus, à plus de démocratie et d'égalité. On pourrait appeler cela la qualité républicaine.
Mais comme les entreprises de service sont traversées par tous les courants qui s'entrechoquent
dans la société, des attitudes moins ouvertes et éducatives, plus fermées et répressives, se
développent aussi, grâce à l'invention de nouveaux dispositifs électroniques et à une meilleure qualité policière de ceux-ci : embauche de vigiles, télésurveillance dans les supermarchés, certaines
usines et municipalités, alarmes de toutes sortes sur les logements et les voitures des particuliers,
serrures électroniques. Car la médaille de la qualité a aussi son revers, qui est que sur fond de
chômage et d'exclusion la nouvelle segmentation de la clientèle qui peut résulter des démarches
menées en son nom, aboutit aussi pour ceux des clients qui paraissent les moins rentables à une
diminution des services qui leur sont disponibles.
Avec l'évolution des entreprises de service est en train de se constituer ce que nous appellons
<<l'entreprise institution>> : pour le meilleur comme pour le pire.
* Télérama, 17 août 1994, et l'émission de F3 du 24/08/94.
119
CHAPITRE CINQ
<<ISO 9000>> UNE POLITIQUE EUROPEENNE
DES BIENS ET DES SERVICES
<<L'art de savoir bien mettre en œuvre de médiocres qualités dérobe l'estime et donne souvent plus de réputation que le véritable mérite>>, La Rochefoucauld, Maximes et réflexions diverses, Gallimard, Folio, 1976, no; 162.
Le nombre d'entreprises dont les procédés sont certifiés selon les normes de l'International
Standard Organisation ne cesse de croître, et par ce biais les <<démarches qualité>> se répandent
maintenant aussi dans des PME et des PMI. Certains spécialistes de la qualité voient cette
certification comme une bonne occasion de sensibiliser les entreprises qui ne l'étaient pas déjà aux
préoccupations en matière de qualité, premier pas vers une démarche de <<management total de
la qualité>>. Des dirigeants d'entreprise y voient de solides arguments commerciaux, et parfois
aussi une opportunité pour voir <<plus clair>> dans le fonctionnement réel des services qu'ils
dirigent.
En même temps, ces procédures de certification suscitent des interrogations et des critiques, aussi
bien de la part des spécialistes de la qualité que de la part des dirigeants ou du personnel des
entreprises ayant été certifiées. On y voit un retour à certaines pratiques tayloriennes qui venaient
à peine d'être abandonnées, la résurgence d'une vaste paperasserie et d'une nouvelle bureaucratie
d'entreprise, qui n'ont pas forcément pour résultat d'améliorer la qualité des produits et des
services destinés aux consommateurs et ne sont pas nécessairement rentables. D'où les
résistances qui se développent contre l'implantation de ces normes dans de nombreuses
entreprises.
120
La certification est la suite d'un long processus de normalisation et de standardisation
institutionnalisé dès le début du siècle, qui impose à toute entreprise ses propres contraintes. Elle
constitue l'une des nouvelles modalités de réglementation de la concurrence internationale,
notamment sur le marché européen. Son originalité est de concerner l'organisation interne et en
partie le management des entreprises, et non les caractéristiques finales des produits ou des
services, comme cela était le cas pour d'autres formes de normalisation ou de standardisation, en
matière d'hygiène et de sécurité, par exemple. En proposant d'élaborer des procédures détaillées,
la normalisation ravive la prégnance de <<l'organigramme>> et des règles juridiques, qui tendent à
ne faire ressortir des processus de travail réels que ce qui est saisisable par une vision
formalisatrice de ceux-ci et risque de réduire les champs de manœuvre du personnel. Et pourtant,
elle peut provoquer dans certaines entreprises un regard innovant sur le travail, mettre en cause
des pratiques paternalistes à partir d'exigences de participation et de professionnalisation,
renforcer la fiabilisation et éviter des suprises désagréables aux clients.
Pièce essentielle de la normalisation européenne qui vise l'intégration des entreprises sur un même
marché, elle constitue une importante composante d'une politique sociale des biens et des services
à l'échelle de l'Europe.
I. L'INSTITUTIONNALISATION DES EXIGENCES DE LA CONCURRENCE EUROPEENNE
Le succès des normes 9000 élaborées par l'International standard organisation et adoptées par le
Comité européen de normalisation, s'explique notamment par le fait que les grandes entreprises
publiques et privées y ont vu un moyen de contrôle et de sélection de leurs fournisseurs, sous-
traitants et filiales. Elles constituent aussi l'un des moyens par lesquels le Parlement européen
tente de créer un espace culturel, social et économique européen, dont ces normes représentent
l'un des langages communs aux entreprises.
121
I.1. La constitution d'un espace de production et d'échanges européen
Les normes ISO 9000 sont mises au point par l'International Standard Organisation, créée en
1947, dans laquelle sont représentés les principaux organismes de normalisation de nombreux pays
(actuellement 73), parmi lesquels les Etats-Unis jouent un rôle hégémonique (Cruchant, 1993). En
France, ce sont aussi de grands organismes publics comme le CNES, EDF ou la SNCF, ou la
Commission Centrale des Marchés, les industries de l'aérospatiale et de l'automobile, qui ont joué
un rôle moteur dans le déploiement de ce type de normes. Leur élaboration repose sur trois grands
principes : représentation des différentes pays qui mandatent des experts, volontariat dans la
participation aux commissions et l'adhésion aux normes, recherche du consensus le plus large * .
L'évolution récente qui en explique la mise au point est liée à la fin de certains monopoles
d'entreprises publiques et des marchés publics : <<un accès ouvert à ces marchés - ceux des
Etats, des grands services publics (énergie, santé, transports, télécommunication, etc.) - n'est
concevable que si les appels d'offres et les cahiers des charges contiennent un minimum de
références communautaires>>. (Coton, 1990). Une autre impulsion vient des réglementations qui
organisent les échanges de technologies nouvelles de l'information et de la communication et
l'inter-opérabilité entre systèmes sur le plan international et vise à protéger l'accès à certains
secrets.
A partir de ces différentes normes sectorielles, pouvait être créé un nouvel <<espace culturel
européen>>, dont l'initiative a été prise par une résolution du 7 mai 1985 du conseil des ministres
de la CEE, continuée par différents traités (Madrid, Vienne) engageant la CEE à enregistrer
automatiquement comme norme européenne toutes les normes ISO, et à abandonner toutes les
normes européennes antérieures dans les mêmes domaines, ainsi qu'à interdire l'élaboration de
nouvelles normes dans des domaines où elles sont en préparation à l'ISO. Cette acceptation exclut
aujourd'hui un certain nombre de pays ayant des infrastructures moins modernes, comme les pays
de l'Est ou du Sud de l'Europe, pour lesquels ces normes constituent un obstacle à l'exportation.
Les normes ISO se situent ainsi au cœur des enjeux européens. Elles sont devenues, dans l'esprit
de beaucoup de dirigeants d'entreprises pouvant être certifiées, une sorte de <<label européen de
qualité>>, un passeport facilitant l'exportation.
* Les pages qui suivent doivent beaucoup aux remarques qu'a bien voulu me faire A. Colin, délégué dans les commissions d'ISO du Ministère de l'Industrie.
122
Avec ces normes il s'agit ainsi de faire en sorte que toutes les entreprises d'un secteur donné
produisent à peu près selon les mêmes exigences, pour permettre une péréquation de la rentabilité
des investissements effectués dans les unes et les autres. Il s'agit aussi de tenter de faire en sorte
que différentes entreprises participant à une même <<chaîne>> de production, obéissent toutes
aux mêmes exigences minimales garantissant la continuité de la chaîne. En matière d'alimentation
par exemple, faire en sorte que les producteurs, négociants, <<stockeurs>>, transporteurs et
vendeurs respectent tous sans interruption un même degré de température pour la conservation
des denrées dans la <<chaîne du froid>>, selon le vieux principe qui veut qu'une chaîne a la force
de son maillon le plus faible. Ce principe vaut aussi au sein des entreprises.
Pour les consommateurs, ISO 9000 pourra devenir un label garantissant qu'un produit ou un
service ont été contrôlés par des instances européennes, et constituer la base d'un <<niveau
européen de qualité>>.
I.2. Des normes matérialisant des rapports de force
Or, l'élaboration de ces normes s'effectue sur la base de rapports de force mondiaux entre Etats,
organismes gouvernementaux et publics, grandes industries qui dominent dans leur domaine, et
tant que ces rapports de force ne sont pas clairement décidés, les discussions au sein des
instances internationales sont difficiles. Plusieurs auteurs notent que les discussions à propos de
ces normes dans les commissions où elles sont élaborées sont souvent <<passionnées>>, ou
parlent même d'une <<guerre des normes>> (Coton, 1990).
Il semble aussi que les entreprises japonaises critiquent vivement ce système de normes
contraignant, qui est selon elles contraire à leur approche d'amélioration de la qualité (Qualité en mouvement, 13, 1993), mais pour conquérir les marchés, notamment européens, les entreprises
japonaises se voient de plus en plus obligées à accepter ces normes et s'y adaptent rapidement
(Meingan, 1994). Les normes ISO sont d'ailleurs contestées également par une partie des
industriels américains, qui ont leur propre association, l'ANSI, mais l'avantage pour eux reste
néanmoins que les normes ISO sont mondiales, et c'est pourquoi ils sont omniprésents dans les
commissions où on les élabore. Malgré des attaques et des résistances de la part de différents
pays, ces normes semblent aujourd'hui avoir acquis une stabilité suffisante pour s'imposer dans
l'ensemble de l'Europe.
123
Elles ont pour objet, non pas l'amélioration de la qualité des produits et des services, mais sont
destinées à donner l'assurance que tout est mis en œuvre par une entreprise pour éviter qu'une
autre qualité que celle convenue par contrat soit livrée à l'acheteur. Il s'agit d'une part d'éviter à
ces acheteurs de mauvaises surprises (exemple : un fournisseur qui, sans le dire, a changé la
formule chimique d'une matière première), et d'autre part de pouvoir désigner de manière formelle
et précise des responsabilités au cas où des défauts dûs aux fabricants en amont causent des
ennuis chez les fabricants en aval.
II. UN DISPOSITIF A LA FOIS INSTITUTIONNEL ET DISCURSIF
Les normes ISO sont donc élaborées dans des commissions où sont représentés différents pays et
leurs entreprises, et soutenues au sein de chaque pays par diverses instances publiques et privées.
Les procédures de certification sont mises en œuvre par des organismes d'audit, comme en
France, l'Association française d'assurance qualité (AFAQ). Le côut d'une telle procédure, qui peut
durer entre une et deux années, représente au minimum 500.000 francs pour une entreprise, qui
doit détacher du personnel pour la préparer, faire venir des consultants, introduire des
modifications organisationnelles.
II.1. Une typologie des entreprises qui n'est pas neutre
Ces normes impliquent une typologie générale des entreprises qui ne fait pas de distinction entre
les grandes et les petites, ni entre les industries et les services. Trois types de norme font par
contre une distinction entre les procédures de <<conception et de réalisation>> (9001), de
<<réalisation>> (9002), ou de <<contrôle final>> (9003). Ces typologies ne sont pas neutres, car
elles correspondent à des fonctionnements internes aux entreprises calqués surtout sur ceux des
grandes entreprises ayant une séparation stricte entre leurs domaines d'activité respectifs, et
connaissant une forte professionnalisation de leurs activités d'organisation et d'encadrement. Dans
ce sens, les entreprises sont inégales, face à ces normes, selon leur taille et leur secteur d'activité,
et ainsi ces normes semblent avoir aussi pour but d'imposer à toutes les entreprises des
organisations analogues à celles des plus professionnalisées d'entre elles.
Mais les rubriques et les questions que comportent les formulaires impliquent aussi une vision de
l'entreprise qui va du <<haut>> vers le <<bas>>, représentant la direction générale comme la
<<tête pensante>> d'où émanent toutes les initiatives, qui descendent graduellement l'échelle
hiérarchique pour se répandre dans les strates de l'organisation. Plusieurs auteurs définissent
d'ailleurs explicitement le <<système d'assurance qualité>> que les entreprises doivent mettre en
place comme la <<pyramide de la qualité>>, constitué par trois ou quatre types de documents,
dont le <<manuel qualité>> se trouve au sommet, et les <<instructions de travail>> et au besoin
124
les <<formulaires>> se trouvent à la base (Lamprecht, 1994). En haut, la politique générale, au
milieu les méthodes, et en bas, les ordres à exécuter.
Les objectifs généraux de cette pyramide sont résumés par un slogan, en train de devenir fameux
(on le trouve dans la plupart des entreprises en voie de certification ou certifiées) : <<Dites ce que
vous faites, faites ce que vous dites, en donner la preuve !>> (Lamprecht, 1994, 65). Le
<<vous>> concerne ici aussi bien <<l'entreprise>> dans son ensemble, que les différents membres
du personnel, qui doit, lui, <<faire ce qu'on lui dit de faire>>, selon des instructions détaillées qui
indiquent aussi comment les suivre. Les normes ISO 9000 n'exigent pas seulement de définir des
objectifs, elles insistent aussi sur les moyens mis en œuvre pour les réaliser, des procédures
écrites. Elles risquent de ce fait d'entrainer une diminution du champ de manœuvre du personnel,
qui doit exposer par écrit ses tours de main, ses procédés <<personnels>>, ses arrangements, à
tous les niveaux hiérarchiques de l'entreprise.
L'objectif est certes louable, car il s'agit de tenter d'éviter par exemple qu'une voiture qu'on veut
faire dépanner chez un garagiste ne soit pas conforme aux documents du constructeur, empêchant
la réparation, et autres non-correspondances entre les documents et les produits décrits. Mais la
question est de savoir si le moyen choisi aboutira bien au résultat voulu, ou ne risque pas au
contraire à terme d'aboutir à un blocage des procédures de fabrication et à une démotivation du
personnel préjudiciables à l'intérêt porté à l'exactitude de ces procédures.
II.2. Les étapes de la certification
En termes de chronologie, la certification procède selon un certain ordre, avec des étapes qui
peuvent prendre au total plusieurs années, en fonction de l'état antérieur de l'entreprise, des
capacités des demandeurs et organisateurs de la certification à interpréter judicieusement les
directives et les conseils, de la réussite des réorganisations qui s'imposent, et de la sévérité des
auditeurs et organismes de certification.
Dans un premier temps, il y a le projet des dirigeants de l'entreprise de faire certifier celle-ci (en
entier, ou certains de ses ateliers ou procédés), projet déterminé par l'état de la concurrence dans
le secteur et par l'analyse de celui-ci, ou tout simplement imposé par les entreprises-clientes. Ces
dirigeants procèdent à une auto-évaluation de l'entreprise à partir de la grille que constitue chaque
norme, et peuvent déduire, des décalages constatés, que cela <<vaut le coup>> (au prix d'un
certain nombre de modifications) ou qu'au contraire <<le jeu n'en vaut pas la chandelle>>. Les
réorganisations à introduire, les résistances du personnel à surmonter, les sommes à dépenser pour
la certification, peuvent paraître trop coûteuses par rapport aux gains escomptés. Car la
certification n'est pas une simple formalité, elle représente une véritable intervention des normes ISO dans l'entreprise, qui n'est pas la même avant ou après cette intervention.
125
Mais cela signifie aussi qu'elle peut contribuer aussi bien aux profits qu'aux pertes d'une entreprise,
voire même à la perte de l'entreprise tout court, car dans certains secteurs une entreprise <<non-
certifiée>> peut être considérablement affaiblie par rapport à ses concurrentes, ou la procédure de
certification peut être si coûteuse qu'elle a un tel affaiblissement pour effet.
Après cette première étape, les dirigeants de l'entreprise doivent écrire au secrétariat général de
l'organisme de certification (en France, l'AFAQ), qui envoie un questionnaire d'identification de
l'entreprise, des documents d'information sur l'AFAQ et la procédure qui sera suivie. Ce
questionnaire doit être renvoyé rempli à l'AFAQ, et celle-ci peut, à la demande, réaliser une
première visite d'évaluation donnant lieu à une sorte de pré-rapport d'audit sur l'entreprise
(Lamprecht, 1994, 243).
L'étape suivante débute par un contrat, premier pas sur le chemin de la procédure de certification
proprement dite, le <<guide de référence>> qui est applicable à l'entreprise (en fonction de ses
caractéristiques, normes 9001 ou 9OO3 par exemple), et un questionnaire préliminaire par lequel
l'AFAQ demande aux responsables de la certification dans l'entreprise, de fournir un certain nombre
de documents (dont leur <<manuel qualité>>). A cette étape, ce sont donc certains représentants
de l'entreprise qui remplissent eux-mêmes, à leurs risques et périls, ces documents, en sachant
qu'à la prochaîne étape aura lieu une double vérification par les auditeurs de l'AFAQ : celle de la
réalité du système de qualité décrit, et celle de leur propre <<honnêteté>>.
Cette troisième étape est donc celle de l'audit, qui donne lieu à tout un branle-bas de combat dans
l'entreprise qui y est soumise. L'ensemble du personnel y est préparé, les choses à dire ou à ne pas
dire sont répétées, les ateliers repeints à neuf, les documents mis à jour. L'audit est un procédé où
s'exerce un rapport de pouvoir très inégal entre les normes ISO, l'organisme de certification, et
l'entreprise dont les dirigeants souhaitent la certification. Cette phase d'audit donne lieu à un
rapport, auquel les dirigeants de l'entreprise auditée peuvent répondre, pour donner lieu
éventuellement à un audit complémentaire. Suite à quoi, une certification est accordée, ou refusée.
Accordée, l'entreprise reçoit donc son certificat, mais cet accord va donner lieu à des <<visites
périodiques de surveillance>>, et au bout de trois ans, un nouvel audit complet s'impose. Et si des
<<non-conformités sérieuses sont identifiées pendant la surveillance, la certification peut être (et
sera) annulée>> (Lamprecht, 1994, 161).
Voilà donc, dans ses grands traits, le contenu descriptif des normes ISO 9000, et le procédé par
lequel elles sont certifiées. Avec ces quelques éléments, que les lecteurs curieux peuvent
compléter par des lectures plus approfondies, nous disposons de suffisamment de matériaux pour
en risquer une analyse.
126
III. LES NORMES ISO 9000 : LE FANTASME DE L'ENTREPRISE PROGRAMMABLE
Les normes ISO 9000 représentent une tentative de redéfinition des entreprises certifiées par le
biais de l'élaboration d'une nouvelle forme de qualité, la <<qualité de conformité des
procédures>>. Elles mettent aussi en scène le rêve de beaucoup de dirigeants, qui s'imaginent
qu'un jour leurs directives consignées dans les <<manuels qualité>>, correspondront totalement à
ce que font vraiment leurs employés.
II I.1. Le gouvernement par le respect des normes
Les procédures de certification aux normes ISO 9000 interviennent dans des rapports de force
historiques entre entreprises et au sein des entreprises, et elles sont appropriées par des instances
et des personnages faisant partie d'une conjoncture donnée, à des fins qui leur sont en partie
propres. C'est donc à condition de ne pas penser que ces normes sont <<appliquées>>, qu'on peut
en comprendre les effets, nécessairement <<déformés>> par rapport à ce que leurs inventeurs
avaient prévus.
L'esquisse d'un <<club des certifiés>>
Par le biais des normes ISO 9000 imposées à leurs fournisseurs et sous-traitants, les grands
donneurs d'ordre exercent une influence accrue sur la marche interne de ces <<partenaires>>
qu'ils contrôlent. L'application de ces normes peut réduire considérablement le nombre de
fournisseurs, avec toutes les conséquences que cela peut avoir sur eux en matière de perte de
marchés, de licenciements et de faillites.
Ces contrôles peuvent par exemple obliger les sous-traitants et fournisseurs à <<se mettre à
niveau>> en matière d'hygiène et de sécurité, en matière de formation et de statut de leur
personnel. C'est ce qui s'est passé entre Renault et certaines de ses entreprises sous-traitantes,
quand les spécialistes de la qualité du constructeur se sont rendus compte que sans changement
du climat social chez le sous-traitant et sans formation de son personnel jamais celui-ci ne pouvait
produire des garanties en matière de qualité. Les grandes entreprises exportent ainsi leurs propres
méthodes chez leurs sous-traitants. L'intervention auprès des sous-traitants a été relayée par les
fédérations syndicales qui participent aux discussions menées avec les organisations
professionnelles de constructeurs et d'équipementiers (Le Monde, 16/06/93). C'est ainsi qu'aussi
bien Renault que Peugeot tentent de <<fidéliser>> autour d'eux leurs principaux sous-traitants, et
la certification sert ici à consigner par écrit l'esquisse de méthodes d'organisation du travail et de
culture d'entreprise communes.
127
De nouvelles alliances inter-entreprises se créent ainsi un peu partout en Europe, au sein d'une
sorte de <<club des certifiés>> en train de se constituer. Les dirigeants de ce club sont à la fois
les grandes entreprises, pour les secteurs particuliers qu'elles dominent, les commissions
d'élaboration des normes et surtout les organismes certificateurs pour les entreprises qui ne sont
pas sous-traitantes. Mais ces alliances et ce club se constituent aussi sur le dos de ceux qu'ils
excluent, et qui sont les entreprises non-certifiées, la grande majorité de par le nombre, mais peut-
être de moins en moins par leur taille et leur poids *. Les normes ISO 9000 sont en effet une arme
contre les entreprises non-certifiées en Europe. Elles sont une nouvelle référence en matière de
conformité des produits et des procédures, qui concurrence certaines des anciennes références
dans ce domaine. Destinées comme on le dit souvent à <<inspirer la confiance>>, la confiance à
label européen tend à remplacer les confiances établies sur la tradition régionale ou familiale, qui se
réfèrent à des savoir-faire ancestraux, à des relations partenariales voire amicales dans lesquelles la
parole donnée était plus solide et intangible qu'un contrat écrit.
C'est ainsi par exemple que certaines vieilles entreprises familiales de papeterie, fabricant depuis
près de cent cinquante ans un papier de grande qualité (du point de vue de sa texture, de sa
couleur, de sa résistance), dont le seul nom était synonyme de qualité, sont aujourd'hui
concurrencées par des entreprises, fabricant un papier de qualité moins grande, mais <<certifiées
ISO 9000>>. L'Europe, la technique, le professionnalisme et la spécialisation contre le régionalisme,
la tradition, le savoir-faire non formalisé et le paternalisme. Comme les imprimeurs qui achètent
leur papier à ces papeteries veulent se faire certifier eux-mêmes, pour présenter de nouvelles
garanties vis-à-vis de leurs propres clients européens, ils préfèrent acheter une qualité de papier
moindre mais certifiée plutôt que l'inverse. L'efficacité des normes ISO provient de cet effet de
chaîne, qui oblige même des entreprises très réticentes à y adhérer si elles ne veulent pas perdre
des parts importantes de marché.
Et même si aujourd'hui s'élèvent des critiques à l'égard des normes ISO 9000, celles-ci ne sont ni
assez nombreuses ni assez organisées pour pouvoir constituer un front uni de résistance. Ces
normes confèrent une nouvelle légitimité en matière de qualité en passe de devenir incontournable.
Elles confèrent aux produits et aux services une nouvelle qualité, la <<qualité ISO 9000>>, qui se
substitue aux qualités traditionnelles.
* D'après l'INSEE il y avait en France en 1994 environ 2.295.183 entreprises en France, dont la moitié sans salariés, mais seulement 7000 ayant entre 100 et 200 salariés, et 6000 ayant entre 200 et 5000 ou plus de salariés. D'après des données de l'AFAQ, sur 2000 entreprises certifiées en 1993, 75% ont moins de 300 salariés, et parmi elles 50% qui ont entre 60 et 300 salariés (Usine nouvelle, 17 mars 1994), soit moins d'un septième du total. Cela peut confirmer le fait qu'il s'agit surtout d'entreprises soustraitantes, dominées par les grands donneurs d'ordre.
128
Mais le <<club des certifiés>> tient aussi à faire participer à ses activités les salariés des
entreprises concernées. Les demandes de certification remplacent aujourd'hui d'autres moyens de
mobilisation comme les <<projets d'entreprise>> ou les <<cercles de qualité>>. La certification est
parfois préparée comme un défi sportif, un <<challenge>> auquel tout le personnel est invité à
donner ses efforts. Et à l'occasion de cette préparation, ce personnel peut obtenir une
amélioration de certaines de ses propres conditions de travail, comme dans ce Centre d'aide par le
travail équipementier agrée par Citroën, dans lequel la certification est allée de pair avec une
meilleure adaptation des postes de travail aux handicaps des différents salariés, une visualisation
des étapes de la fabrication et des aménagements ergonomiques (Le Monde, 16/06/1993). Un
sentiment collectif de valorisation du personnel, invité au moment de la remise du certificat par
l'AFAQ, vécu parfois comme l'obtention d'un trophée, peut en résulter. L'inverse peut être tout
aussi vrai : le sentiment de s'être <<fait avoir>>, d'avoir perdu un peu de son champ de manœuvre
d'antan, d'avoir donné des armes au patron qui, lui, va tirer tous les bénéfices de l'opération. <<Au
début, ils mobilisent, mais à la fin, ils coupent>>, nous disait un agent de maîtrise, entendant par là
que la direction de son usine ne faisait appel à la participation que durant la période où elle avait
besoin des <<secrets de fabrication>> des ouvriers.
Les normes ISO 9000 peuvent donc former une <<plate forme>> pour des alliances entre les
dirigeants des entreprises, leurs salariés, et leurs clientèles, en l'occurence d'autres entreprises
pour lesquelles ils travaillent. Ces alliances ont leurs meneurs, leurs défenseurs, leurs bénéficiaires,
mais aussi leurs perdants.
Les enjeux des audits
La vogue de la certification représente une aubaine pour les organismes de certification. Dans ce
secteur, les normes ISO sont créatrices d'emplois. Ces audits infléchissent le processus de
certification en cours, et imposent par leur rapport d'audit leur définition de l'entreprise auditée,
suivant les orientations qui dominent chez les auditeurs. Car ceux-ci sont plus ou moins souples ou
au contraire rigides, et n'interprètent pas tous les normes de la même façon, ni ne seront tous
sensibles aux mêmes dimensions des systèmes qualité audités (Lamprecht, 1994). Certains
auteurs insistent sur leur déontologie, leur éducation, leur formation et leurs qualités personnelles
(<<ouverture d'esprit, maturité, jugement sain>>, Lamprecht, 1994, 155), en soulignant à quel
point un audit est une procédure délicate qui repose avant tout sur le sens des mots, la
signification de ce qu'on observe, les grilles d'interprétation dont on dispose. Ils devraient donc
mener l'audit avec souplesse et sans rigidité, mais d'après les auteurs cités c'est généralement
l'inverse qui se produit (le Monde, 16/06/93).
129
Ces audits seraient plus sévères en France qu'ailleurs, notamment ceux menés par l'AFAQ
(Lasfargue, 1994). Les normes ISO sont appropriées par des organismes d'audit et des auditeurs
ayant une longue tradition, et celle-ci va infléchir l'esprit des normes. Un auteur constate que la
procédure même de l'audit a un côté illusoire, car comment évaluer une organisation aussi
complexe qu'une entreprise, en quelques heures, et même en quelques jours ? <<De nombreux
malentendus existent ainsi dans ce domaine et les audits qualité se transforment souvent en un
simple contrôle de l'application de procédures prédéfinies, ne donnant ainsi que de faibles
garanties, comme s'accordent à le dire de nombreux spécialistes et comme le démontre
l'expérience : on s'aperçoit en particulier que les fournisseurs présentant une panoplie complète de
procédures ne sont pas toujours les meilleurs, et que cette formalisation du fonctionnemet n'évite
ni les problèmes ni les incidents, voire les rend plus fréquents dans certains cas>> (Doucet, 1990,
253).
C'est pourquoi un audit mesure à la fois ce qu'il peut appréhender de la réalité du système qualité
d'une entreprise, et la capacité de ses dirigeants et de son personnel à en faire une certaine
représentation. Il y a une dimension de contrôle et même d'interrogatoire dans de tels audits,
chaque membre du personnel interrogé <<joue gros>>, certaines rancœurs à l'égard des dirigeants
de l'entreprise peuvent intervenir dans ce jeu, et les tactiques employées à l'égard des auditeurs
peuvent s'avérer payantes ou au contraire mal choisies. Il est significatif à cet égard que cette
étape donne lieu à des commentaires et des recommandations de la part des spécialistes qui
témoignent des tensions et enjeux qu'un audit provoque : <<les audits qualité ne devront jamais
être perçus comme des examens punitifs>> (Lamprecht, 1994, 152), et à propos des audits
internes (de la part d'entreprises-clientes) : <<certains auditeurs internes préfèrent conduire leurs
audits sans les annoncer, peut-être dans l'espoir de <<prendre les coupables en flagrant délit de
non-conformités>>>>, <<il est souvent judicieux de <<répéter>> un audit>>, mais en même
temps, devant l'auditeur, <<essayez de montrer que vous n'avez pas répété l'audit>>; <<devant
l'auditeur, n'essayez pas de cacher vos faiblesses; ceci peut inciter un bon auditeur à devenir plus
<<curieux>>; enfin, <<n'essayez pas de <<filer>> les auditeurs. Certes, c'est toujours une bonne
idée d'escorter les auditeurs afin de contrôler autant que possible l'audit, mais il faut également
montrer une certaine confiance en votre organisation en permettant aux auditeurs d'explorer où ils
désirent et d'interroger qui ils veulent>> (Lamprecht, 1994, 174).
130
L'audit s'exerce donc dans un rapport de forces, qui suscite des résistances, soude les collectifs de
travail contre l'auditeur pour défendre les secrets de fabrication. Interpellés en <<élèves passant
un examen>>, les salariés peuvent aussi se conduire en <<bons élèves>>, le temps que dure
l'audit, sans pour autant voir l'intérêt qu'une telle procédure peut avoir. Tous les audits ne sont
certes pas menés de la même manière, et certains auditeurs interviennent plus en consultants
pouvant donner des conseils utiles pour résoudre effectivement les problèmes de qualité qui
peuvent se poser à une entreprise. Des procédures certifiées après un audit de ce type ont
probablement plus de chances d'être jugés utiles pour le travail quotidien que la plupart des
autres. Toujours est-il qu'une tendance générale se manifeste dans ces audits qui contribue à
renforcer l'esprit procédurier des normes ISO 9000.
L'esprit de procédures ou la certification du personnel
Il y a dans ces normes une dimension juridique, car la procédure de certification est organisée par
un contrat entre l'entreprise et l'organisme de certification, et du fait que ces normes constituent
une assurance qualité formulée dans les contrats entre les fournisseurs et leurs clients. Ces
contrats n'engagent plus simplement une entreprise à livrer tel ou tel produit dont les
caractéristiques sont précisées, mais l'engagent aussi à le fabriquer selon des procédures
convenues par contrat.
De là qu'il y a tant de phrases dans les formulaires des normes ISO 9000 qui comportent le verbe
<<devoir>>. Par exemple : <<la direction du fournisseur doit en matière de qualité, définir et
mettre par écrit sa politique, ses objectifs et son engagement. Le fournisseur doit assurer que
cette politique est comprise, mise en œuvre et entretenue à tous les niveaux de l'organisation>>
(Lamprecht, 1994, 43), ou encore <<Le fournisseur doit établir et tenir à jour des procédures pour
maîtriser tous les documents et toutes les données qui ont trait aux exigences de la présente
norme internationale. Pour répondre à leur usage, des documents doivent, avant leur diffusion, être
examinés et approuvés par un personnel habilité>> (Lamprecht, 1994, 44). Et on doit mettre en
œuvre toutes les procédures nécessaires pour contrôler le changement des documents, et
désigner les responsables de ce contrôle.
131
A travers ces procédures, c'est donc le langage du devoir et des devoirs qui s'impose à l'ensemble
du personnel, chaque membre du personnel étant investi d'une responsabilité particulière,
personnelle, dans ce domaine, disposant d'un écrit lui disant tâche par tâche, acte par acte, ce qu'il
doit faire. Il en résulte une individualisation de ces tâches et responsabilités, qui va à l'encontre de
l'esprit d'équipe, car elle est justement destinée à pouvoir désigner, en cas de production de
défauts, les responsables de chaque morceau de la chaîne de production. Tout au long de la norme,
on insiste ainsi sur les documents écrits, qui sont des textes qui doivent faire loi dans l'entreprise.
Ces textes donnent lieu à la rédaction de petites fiches, où sont stipulées pour chaque employé les
tâches à effectuer, et qu'il doit signer une fois terminées.
De telles fiches, qu'on appelle aussi <<procédures>>, certifient donc des tâches, mais en même
temps, elles certifient ceux qui les effectuent. Par ce langage du devoir, les salariés eux-mêmes
sont certifiés : ils n'effectuent plus des tâches, ils font leur devoir, ils font ce qu'ils doivent faire.
Ils sont invités à le faire parce que c'est écrit, et non parce qu'ils jugent utile de le faire, pensent
que c'est la bonne chose à faire, ou ont envie de le faire. Par ce biais, la certification change le
statut des salariés, en fait des gens qui agissent ès qualité certifiée.
Dans certaines entreprises, cela peut avoir pour effet une clarification jugée heureuse des
responsabilités exactes de chacun, mieux délimiter les frontières entre activités, et reconnaître aux
opérateurs une place bien définie. Certaines personnes pourront en profiter pour revendiquer ces
responsabilités, des pouvoirs supplémentaires voire des augmentations de salaire et des primes,
dans des situations où la hiérarchie ne voulait pas reconnaître l'importance du contenu réel du
travail d'Un Tel. Mais on ne peut pas s'étonner de la dérive procédurière qui en résulte le plus
souvent, car l'insistance sur le respect des procédures, sur le fait d'avoir à changer la rédaction
des documents à chaque fois qu'un changement dans la manière de travailler se produit, a vite fait
d'aller à l'encontre des débrouillardises quotidiennes impliquées par tout travail réel.
Soit le contrat certifié entre une entreprise de transports d'aliments et un producteur de beurre.
Le contrat stipule que les camions frigorifiques doivent être à une température de 6° pour le
transport du beurre. Mais ces camions servent aussi à transporter d'autres aliments, qui peuvent
permettre des températures plus élevées. Or, il arrive que la production du beurre a des ratés,
qu'un stock prévu pour telle heure n'est pas prêt, mais que quelques heures après, le robot de
fabrication se met à sortir des paquets et des paquets de beurre, qui doivent être vite emportés
pour ne pas rester sur les quais qui ne sont pas, eux, frigorifiés. Le transporteur s'arrange alors
pour rappeler tous les camions qu'il a de disponible, mais qui ne sont pas forcément à la
température exacte exigée. Le respect des procédures impliquerait l'impossibilité de transporter le
beurre, qui de ce fait se mettrait à fondre, mais l'arrangement entre les opérationnels et le
transporteur permet de l'emporter.
132
De telles contradictions entre le droit et le fait sont légion, dans tous les secteurs de la production
et des services. Respect des procédures contre productivité, conformité aux textes contre la
rapidité des livraisons, sont une opposition quotidienne dans toutes les entreprises. Et il ne faut
pas s'étonner que cela aboutisse à de nouveaux arrangements, dans l'exemple cité entre les
opérationnels de l'entreprise de production de beurre et le transporteur, deux partenaires qui
conviennent de rédiger les documents qu'il faut pour le responsable de la qualité, tout en faisant
entre eux comme avant. A cette différence près que ce n'est plus tout à fait comme avant, car en
agissant ainsi à l'encontre des procédures officielles ils se mettent <<hors la loi>>. Quand on
estime que la loi n'est pas juste, on la contourne.
Différents auteurs soulignent ainsi les risques de paralysie, comparent ces procédures à une
<<situation à la soviétique>>, et signalent que la meilleure façon d'arrêter la production serait de
faire la <<grève du zèle des normes>>, en les appliquant à la lettre (Le Monde, 16/06/93). Ces
procédures vont en effet à l'encontre de la conception de la qualité dévéloppée tout au long de ce
livre, qui en fait la résultante nécessaire de compromis entre des exigences contradictoires.
Respecter des procédures par devoir va à l'encontre de la prise en compte intelligente, réfléchie,
sur la base d'une analyse des situations inédites et des surprises, de la stratégie des entreprises.
Des modifications dans l'organisation du travail : la revanche du taylorisme ?
S'il ne faut pas s'étonner de <<l'esprit procédurier>> qui ressurgit dans bon nombre d'entreprises
par l'intervention des normes ISO, c'est parce que cet esprit existe de longue date, et n'a
commencé à être combattu que depuis une quinzaine d'années environ. Une bonne partie du
pouvoir de ceux qu'on appelle les <<fonctionnels>> dans les entreprises, repose sur l'imposition du
respect de règles écrites, d'un circuit hiérarchique, d'un organigramme. Et pourtant, <<avant
même l'apparition des normes ISO, de nombreuses études ont montré les énormes écarts qui
existent entre le travail <<prescrit>> (par les procédures du bureau d'études ou du bureau des
méthodes) et le travail réel exécuté par le salarié>> (Lasfargue, 1994). L'apparition de ces normes
est donc aussi une aubaine pour un certain nombre de services et de fonctions dont elles justifient
à nouveau l'utilité, et cela dans une période où, la pression de la menace du chômage pesant fort
sur la résistance et la volonté de désobéissance des salariés, ceux-ci sont peut-être plus enclins
qu'avant à respecter des règles même quand celles-ci leur paraissent absurdes.
133
La certification d'une entreprise peut avoir pour effet de créer de nouvelles fonctions, et des
emplois. Car la première auto-évaluation de l'entreprise en référence aux normes ISO 9000, fait
apparaître des décalages à combler, l'absence de personnages et de fonctions exigés par ces
normes, qui produisent des effets sur l'organisation du travail. Dès le départ, on crée si elle
n'existait pas déjà une <<fonction qualité>>, et on nomme un responsable de celle-ci. Des
stagiaires sont souvent engagés pour rédiger sous la direction de ces nouveaux personnages le
<<manuel qualité>> et diriger la rédaction des divers formulaires et documents qui doivent rendre
compte du travail fait par chacun des employés. Et à l'occasion de certaines réorganisations
exigées pour obtenir la certification, peuvent aussi être conçues de nouvelles activités, donnant
des possibilités de promotion interne ou faisant appel à des embauches. Dans tel poste les tâches
du personnel ouvrier peuvent être enrichies, il peut être autorisé à effectuer certains réglages de
machines par exemple, au lieu de laisser cela aux techniciens. La certification permet donc, ici et là,
de créer des emplois ou de complexifier ceux qui existent.
Mais elle peut aussi avoir pour effet d'en supprimer, ou impliquer la possibilité de leur suppression.
Car tous les salariés ne sont pas préparés pour rédiger sur papier le contenu de leur travail, ou lire
des procédures écrites détaillées, et tous n'acceptent pas de le faire. Dans bon nombre
d'entreprises, et pas seulement dans les petites, des pans entiers de l'activité sont informels c'est-
à-dire non écrits. Pour reprendre l'exemple des papèteries exposé plus haut, la fabrication du
papier se fait à partir d'une pâte à laquelle on ajoute divers produits (dont de l'eau) et le tout doit
être mélangé à une certaine température pour obtenir la consistance voulue. Or, une bonne partie
du travail de surveillance des cuves est effectué par des ouvriers hautement qualifiés, sur la base
d'un savoir-faire acquis et transmis par expérience, non formalisé. La température et la consistance
de la pâte sont évaluées au jugé, à l'aide du toucher, de l'ouïe, de l'odorat et de la vue. En été,
quand il fait plus de 40° sous la voûte de l'usine, la pate sèche différemment qu'en hiver.
Formaliser ce savoir-faire implique d'apprendre à écrire, donc à expliciter aux fins de transmission
des manières de faire qu'on ne <<connait>> soi-même qu'en partie, qui devra passer par des
formules, des chiffres, l'identification d'un ordre et d'étapes à suivre. Mais cela implique aussi de
perdre une partie du contrôle sur ce savoir-faire avec le risque de pouvoir être plus facilement
remplacé (Didier, 1994). On constate qu'en effet la certification des entreprises tend à être
accompagnée par le remplacement de certains anciens salariés par des nouveaux ayant un niveau
scolaire supérieur, dont on utilise les compétences scolaires sans d'ailleurs nécessairement les
rémunérer (Le Monde, 16/06/93). De là que le terme qualité commence à être associé, dans l'esprit des salariés des entreprises certifiées, à chômage et contrôle.
134
<<Mordre sur le travail réel>>
Cette obligation de mettre noir sur blanc ce qu'on fait peut avoir un effet d'acquisition de
nouvelles connaissances et un enrichissement du travail, obliger à réfléchir à l'organisation du
travail, et améliorer certaines conditions de ce dernier, s'il n'y a pas de menaces sur l'emploi, si la
certification est menée dans un esprit participatif, si des formations accompagnent le mouvement,
si le processus est mené par un cadre à l'esprit ouvert. Mais le plus souvent, se produit un
rétrécissement des champs de manœuvre et une perte de pouvoir sur le poste de travail. On parle
à cette occasion d'une <<revanche du taylorisme>>. Et les procédures impliquées par les normes
ISO 9000 peuvent en effet fonctionner d'une manière toute taylorienne : <<Quand tu es astreint à
une procédure, on te donne avec le dessin de la pièce à exécuter un texte qui détaille les
opérations à réaliser, texte auquel il faut te conformer sans la moindre modification. A certains
moments il faut même aller chercher le contrôleur pour qu'il vérifie si tu peux continuer>>, et s'il
est arrivé à cet ouvrier de demander à son chef s'il ne pouvait pas contourner certaines
procédures, il ne le fait plus <<car comme lui aussi craint d'avoir des ennuis, il répond
immanquablement : <<Arrête de te casser la tête et fais ce qui est écrit>> (Le Monde, 16/06/93).
Après des années de discours sur l'importance de <<l'intelligence des hommes de l'entreprise>>,
on leur demande à nouveau de ne plus réfléchir.
Les réorganisations entrainées par la certification touchent aussi les formes de direction et
d'encadrement dans les entreprises. Dans telle entreprise dirigée jusque-là d'une manière très
paternaliste, où le PDG, propriétaire de l'usine, ne consentait à parler qu'avec <<ses>> cadres
supérieurs, celui-ci a été obligé pour organiser la préparation à la certification de réunir tout le
personnel d'encadrement, et celui-ci s'est réuni avec l'exécution, pour expliquer ce qui allait se
passer et exiger de tout un chacun d'y participer. La 4ème rubrique des normes ISO suppose une
implication et le contrôle des procédures par le personnel lui-même. Une certaine dose de
participation, des débuts de discussion sur le contenu mais aussi les conditions du travail, ont ainsi
été introduites dans l'usine.
La certification peut en effet être conduite dans un esprit participatif, consistant par exemple à
faire rédiger le <<manuel qualité>> par l'ensemble du personnel. Le plus souvent néanmoins, cette
participation se limite aux niveaux de l'encadrement et de la maîtrise, et en exclut les salariés
d'exécution, dont la position <<d'exécutant des procédures>> se trouve ainsi renforcée : <<Si on
laisse ces salariés à l'écart des réunions de production, en dehors de l'élaboration du livre de
procédures, on ne peut pas mordre sur le travail réel. A terme, la qualité elle-même des produits
n'est pas viable dans le temps>>, assure-t-on à la Mission nouvelles qualifications du Ministère du
travail (Le Monde, 16/06/93). <<Mordre sur le travail réel>> : une bonne partie des résistances
aux normes ISO viennent de ceux qui ne veulent pas être <<mordus>>.
135
Les normes ISO 9000 produisent donc des effets sociaux, auxquels ni les commissions
européennes, ni l'Afaq ni les DRIRE représentant le Ministère de l'industrie, n'avaient semble-t-il
réfléchi, mais qui aujourd'hui posent question à leurs dirigeants, qui regrettent la dérive
bureaucratique qui se produit en France dans ce domaine (Le Monde, 16/06/93). Il en va en fin de
compte de la normalisation comme des autres démarches dans le domaine de la qualité : elles vont
concerner peu ou prou la plupart des activités de l'entreprise, y produire des effets variés, y
rencontrer adhésions et résistances. Une même démarche de certification dans une entreprise peut
y produire à la fois des effets qui renforcent le pouvoir de la direction sur les salariés, affaiblissent
leurs possibilités de résistance à l'augmentation du rythme de travail ou aux licenciements et
diminuent leurs champs de manœuvre, tout en introduisant des formes de participation jusque-là
absentes, permettant aux salariés d'acquérir de nouvelles connaissances sur leur travail au moyen
d'une formalisation de celui-ci, et créant des emplois.
III.2. Normes et exclusion : la standardisation des langages d'entreprise
Les normes ISO produisent donc des effets organisationnels, institutionnels et réglementaires, et
comportent des éléments d'une nouvelle culture d'entreprise qui se réfère à l'Europe. Mais ces
effets sont produits par et autour d'un dispositif discursif, celui formé par les différents documents
écrits de procédures à suivre. Il faut entrer dans l'analyse du détail de ces écrits, pour saisir les
conceptions du langage et de la réalité de l'entreprise qui les structurent. On s'aperçoit alors que
ces normes constituent une tentative pour standardiser la dimension du langage et de la culture
dans les entreprises industrielles et de service, sur la base d'une conception instrumentale du
langage. On verra ce que celle-ci a d'illusoire, mais aussi comment elle produit des effets
d'exclusion, faisant taire d'autres discours possibles, et certains comportements.
Les documents comme les machines
Les normes ISO officialisent la découverte de l'importance du langage et de la communication dans
la production économique. Comme le dit un auteur, <<on se rend compte que les documents sont
des outils à l'égal des machines>> (Doucet, 1990, 248). Or, la conception la plus courante des
outils, c'est que l'homme les utilise à ses fins, et en fait en quelque sorte ce qu'il veut. Une telle
conception domine aussi dans les documents des normes ISO, dont différents auteurs s'efforcent
par leurs commentaires de rendre le sens clair et univoque, de façon à ce que <<tout le monde
comprenne la même chose>>, et que grâce à l'application des instructions écrites, le travail dans
l'entreprise devienne transparent.
136
Mais tout comme les machines, le langage cristallise des rapports sociaux, et impose à ses
<<utilisateurs>> ses propres contraintes. Et tout comme les machines, les documents ISO
transforment la réalité préexistante de l'entreprise, en en changeant la signification. On ne fait pas
du langage ce qu'on veut, il n'y a pas de langage neutre ou naturel, et dans une entreprise,
plusieurs langages se croisent, sans nécessairement se rencontrer. Le sens que prendra une phrase
ne peut être défini à l'avance, dans l'abstrait, elle le recevra de la situation dans laquelle elle sera
prononcée ou figurera par écrit.
Le langage comporte donc ses propres enjeux, et c'est pour cela que les discussions des
commissions d'élaboration des normes sont si animées : on y discute du sens des mots, des mots
à mettre et à ne pas mettre, des rubriques qui figureront dans les documents et de celles qui n'y
figureront pas. Dans les secteurs nouveaux où ces normes vont être appliquées, on commence
toujours par créer la <<commission des définitions>>, comme c'est le cas par exemple dans le
domaine de la formation continue : <<La première commission >>Terminologie<< répond au besoin
d'établir un langage commun : c'est avec beaucoup de surprise en effet que la commission a
constaté l'absence de vocabulaire technique communément accepté par la profession. (..) La
commission a estimé que des confusions dans l'interprétation des termes utilisés dans les cahiers
des charges, les contrats et les appels d'offres pouvaient affecter directement la qualité du service
rendu et qu'une clarification terminologique s'imposait>> (Naciri, 1993). Mais donner un sens
officiel à un terme, élaborer une définition <<commune>>, c'est nécessairement en exclure
d'autres définitions existantes et possibles.
Ce qu'on dit et écrit prend aussi son sens par rapport à ce qu'on ne dit pas et n'écrit pas. Il y a des
rubriques et des questions que les normes ISO ne comportent pas : on ne demande pas si le
personnel est <<correctement payé>>, a un statut stable, s'estime reconnu dans son travail, vit
dans un environnement de travail <<propice aux préoccupations en matière de qualité>>, ou quel
intérêt il peut avoir à s'investir dans la certification ou au contraire à s'y opposer. On ne demande
pas quelles sont les orientations du management, si la direction donne des directives qui
contribuent à réaliser les caractéristiques du produit ou service convenues ou qui au contraire les
contredisent, si les cadences sont telles qu'elles permettent de surveiller de près chaque opération
ou rendent cette surveillance impossible, etc. Or, cette absence de certaines questions produit sur
le personnel de l'entreprise en voie de certification des effets de censure : quand on n'est pas, par
sa hiérarchie, invité à parler de certaines choses, on sait qu'il ne vaut mieux pas en parler. Mais du
coup, ce qui sera consigné dans les documents écrits prendra le sens de la pointe d'un iceberg : le
plus important n'y est pas. Comme tout outil, ces documents imposent donc leurs limites.
137
Des mots qui font faire
La rédaction des procédures ne fait pas que <<constater>> le travail qui se fait, elle amène de
nouvelles choses à faire et change le sens du travail existant. Tout d'abord, elle oblige à un
considérable travail d'écriture, à tous les niveaux : du responsable qualité jusqu'aux opérateurs, qui
doivent lire et interpréter des fiches, effectuer les actes qu'elles prescrivent, et noter par écrit ce
qu'ils ont fait. Ce qui ne va pas de soi pour un personnel souvent peu préparé à cet effet, et dont
parfois les conditions de travail et les statuts contredisent les exigences des normes.
Les directives seules, le discours seul, et même les formations, ne suffisent pas pour changer cet
état de choses. Mais l'existence de ces directives écrites entraine un effet important sur le rapport
du personnel à son travail, car elles sont présentes comme un œil extérieur, celui de la direction, et
plus loin celui du client, de l'organisme d'audit, voire de l'Europe. Ces écrits repositionnent le
personnel vis-à-vis de ce regard, de cette autorité à la fois présente sur les fiches et absente en
chair et en os, créant ainsi de nouveaux réseaux de relations en son sein. Car on n'effectue plus
seulement son travail de la journée, on <<est en règle>> ou non par rapport aux procédures à
suivre. On ne livre plus seulement des pièces, on signe les pièces produites, on remplit des
procédures, on écrit ce qu'on a fait : et ce faisant, on <<dit la vérité>> ou on <<ment>>. Ces
procédures constituent ainsi le réseau de <<ceux qui sont conformes, ne mentent pas, font ce
qu'on leur dit de faire>>, et le réseau de <<ceux qui contournent les procédures, sont hors la loi,
ne disent pas la vérité>>, entre les <<honnêtes>> et les <<malhonnêtes>>, ou entre les
<<résignés>> et les <<rebelles>>. De nouvelles clandestinités, de nouvelles complicités, mais aussi
de nouveaux clivages, se produisent ainsi au sein des entreprises.
138
Les illusions de la transparence
Or, il faut aller plus loin, et dire que ce qu'on écrit sur les fiches de travail est nécessairement
trompeur, car les instructions elles-mêmes sont trompeuses et ne rendent inévitablement compte
que de certaines dimensions des tâches effectuées. Il faut déconstruire l'une des illusions
fondamentales des normes ISO 9000, résumée par le slogan : <<dire ce qu'on fait, faire ce qu'on
dit, et l'écrire>>. Ce slogan croit qu'on peut <<tout dire>>, et que le dire peut correspondre point
par point au faire, et vice versa. On retrouve dans cette conception la croyance biblique selon
laquelle <<le verbe devient chair>> et que <<tout s'est accompli comme prédit>>. Ce slogan est
surtout profondément moraliste, car elle dit aux employés <<soyez honnête avec votre
employeur>>. Il propose à tous un idéal de <<l'honnête homme>>, qui suppose une condition qui
n'est justement pas réunie dans les entreprises, à savoir l'égalité dans l'échange entre les
employeurs et les employés. Car est-ce à tord que ces derniers ont toujours l'impression de se
faire un peu et parfois beaucoup <<avoir>> par leur employeur, que celui-ci, même en les payant
comme convenu, retire toujours plus de profit d'eux qu'eux retirent de lui, qu'il y a une inégalité
entre les salaires des hommes et celui des femmes, et que l'augmentation des cadences ne va pas
souvent de pair avec une augmentation des rémunérations ?
Prenons l'exemple d'une procédure appellée <<Nettoyage des camions-citernes et procédures de
contrôle, deuxième version>>. Cette procédure énonce ceci :
<<1.O. INTRODUCTION
Avant le chargement, la plupart des camions-citernes sont lavés, et contrôlés à l'intérieur et à
l'extérieur. Les citernes réutilisées pour des produits spécifiques (liste ?) ne sont pas lavées;
Celles-ci sont contrôlées (comment ?) par le chef de service Expéditions.
2.0. PREPARATION
1. L'équipe de service sélectionne les camions-citernes
2. Immobiliser le camion-citerne avec une cale et le frein à main
3. Attacher à chaque citerne des câbles reliés au sol
4. Brancher les appareils de sécurité à chaque citerne
5. Dépressuriser toutes les citernes sous pression
6. Actionner les soupapes d'admission inférieures
7. Ouvrir : les soupapes secondaires,
les soupapes du conduit
les soupapes d'induction
8. Enlever le bouchon de la soupape d'admission inférieure, etc.>> (Lamprecht, 1994, 98).
139
Que dit une telle procédure, et de quoi rend-elle compte réellement ? Tout d'abord, il est tout
différent qu'un contremaître dise aux ouvriers d'une équipe <<bon, les gars, vous allez me
nettoyer tout ça>>, et qu'ils effectuent ce nettoyage selon les usages en vigueur, que chacun a
appris sur le tas en arrivant dans l'équipe, ou que ces ouvriers reçoivent une fiche élaborée par le
responsable qualité avec la coopération pas très coopérante du même contremaître, sur laquelle
est décrit dans le détail ce qu'ils doivent faire. Dans le premier cas, ils font le travail en référence
au contremaître, avec qui ils s'entendent plus ou moins bien, avec qui existe tout un système
d'échanges de service, d'arrangements voire de complicités, et ils ont une certaine liberté dans la
manière de se répartir le travail et de l'effectuer. Si des fois il faut le faire dans l'urgence, le
contremaître pourra obtenir qu'ils mettent les bouchés doubles si en échange il les laisse repartir
avant l'heure tel jour où il y a moins de travail.
Dans le second cas, le rapport au travail change. On fait le travail en référence à la fiche du service
d'assurance qualité, à <<ceux des bureaux>> qui font souvent partie d'un autre monde, ceux dont
le contremaître dit de temps en temps <<mais qu'est-ce qu'ils ont encore sorti !>>, service
fonctionnel qui est là, présent sous la forme de la fiche. Dans ces conditions, il est plus difficile
d'obtenir un travail en urgence, car cette fiche restreint considérablement la liberté d'organiser son
travail. Non pas qu'elle oblige forcément à faire autre chose que ce que les ouvriers faisaient déjà,
mais maintenant que c'est écrit, chaque geste prend le sens de <<conforme à ce que le service
qualité dit>> ou <<non conforme>>.
On le voit donc : il se passe dans ce nettoyage des camions-citernes bien des choses dont les
procédures écrites ne rendent pas compte, et qui sont pourtant cruciales pour le travail réellement
effectué, sa rapidité et sa qualité. Une équipe ne peut pas seulement <<immobiliser le camion-
citerne avec une cale et le frein à main>> : les gestes effectués sont des gestes d'acceptation des
procédures et du statut d'exécutant qu'elles impliquent ou d'opposition à elles, ils se font par la
coopération plus ou moins amicale ou au contraire hostile entre ouvriers et avec le contremaître,
et obéir ou non aux procédures crée ou non le risque de se faire réprimander et éventuellement
licencier. En travaillant, on se raconte des blagues et des histoires, ou on ne se parle pas dans un
silence hostile. Mais on discute aussi des clients, et le fait qu'un camion comporte un chargement
destiné à Untel ou Untel n'est pas sans importance sur la manière de le nettoyer. Même en
effectuant à la lettre les gestes prescrits, les ouvriers font bien d'autres choses que ce qui est
écrit, et ce qui n'est pas écrit a une grande influence sur la qualité effective du travail effectué, et
sur les capacités d'adaptation de celui-ci aux situations imprévues où il faut parfois rendre vite
service aux clients au prix d'un détournement des procédures. Il ne suffit pas en effet d'observer à
l'œil nu des comportements, pour que ceux-ci soient <<concrets>>, c'est-à-dire compréhensibles.
Sans connaissance des réseaux de relations qui donnent une signification précise aux faits et
gestes, ceux-ci restent très abstraits. Or, les normes ISO 9000 laissent justement ces réseaux
dans l'ombre, et font comme s'ils n'existaient pas. Mais ils se manifesteront d'autant plus qu'on
n'en tient pas compte.
140
L'intervention de ces procédures au sein des rapports de travail quotidiens, leur tentative de
décrire dans le détail les gestes à effectuer, tend à exclure toute cette dimension sociale du travail
du champ de vision et d'analyse du personnel et de la direction des entreprises. Une vision
réductrice, gestionnaire et technicienne du travail est matérialisée dans ces procédures, qui
contredit des années de tentatives pour faire appréhender les cultures au travail, les relations
sociales qui structurent les rapports au sein du personnel, les discours qui mettent de l'huile dans
les rouages de l'entreprise. Les défenseurs des normes ISO 9000 ne savent pas si bien dire : c'est
bien à une normalisation qu'on assiste.
Les normes représentent une nouvelle morale d'entreprise
Les normes ISO 9000 véhiculent la croyance d'une possibilité de maîtrise du travail par le langage,
qui a pour idéal final qu'un jour les entreprises réelles fonctionnent telles que les procédures le
disent. Il s'agirait donc de créer l'entreprise pilotée par les procédures. Cet idéal suppose
l'exclusion de tout ce qui ne cadre pas avec cette conception, de tout ce qui dérange, de tout ce
qui ne va pas comme prévu : les divergences d'intérêts économiques et les rapports de pouvoir
entre dirigeants et dirigés, les rivalités et les conflits entre services, les malentendus suscités par
tout message, les rumeurs et les langages non-officiels, la face cachée de la culture d'entreprise, le
vécu quotidien au travail.
Mais comme on vient de le voir plus haut, l'élaboration de ces procédures et surtout leur mise en
œuvre quotidienne ne dépendent pas d'elles, ni des dirigeants ou de l'encadrement, mais des
opérateurs. Pour le personnel des entreprises, ces procédures représentent une nouvelle morale du
travail, un ensemble de normes de conduite et de comportement à respecter, un <<guide
spirituel>> pour la conscience, des directives destinées à planifier et donc à contrôler les gestes
quotidiens. Dans ce sens, elles font partie de la même orientation que celle qui, dans les
entreprises de services, tente d'y standardiser les processus de communication en imposant des
gestes et phrases-type au personnel, tout comme le font d'autres démarches qualité dans les
services.
Or, le fait même de développer cette nouvelle morale d'entreprise et d'inviter le personnel à y
adhérer, ne peut pas manquer de provoquer toutes sortes de résistances qui, si elles sont
aujourd'hui souvent latentes, deviendront un jour explicites. Après-tout, les normes ISO n'ont été
inventées qu'il y a quelques années, et leur efficacité à long terme n'a pas encore pu être prouvée.
Et il y a fort à parier que le premier temps de la surprise et de l'intérêt pour la nouveauté passé,
ces normes connaitront le même sort que les organigrammes, les directives des bureaux des
méthodes et autres formes de taylorisme : les salariés inventeront de nouveaux moyens de
détournement.
141
Parce qu'en invitant les salariés à <<faire ce qui est dit, et dire ce qu'ils font>>, à <<être
honnêtes>> envers leurs employeurs, on les invite en fin de compte à donner leur âme, leur
conscience, leur pensée, à l'entreprise, et à s'investir dans leur travail comme dans un rapport
d'échange d'égal à égal en dehors de leur travail. C'est l'idéal de celui qui n'a rien à cacher, qui est
transparent, qui sait ce qu'il fait, qui tient parole, et qui fait ce qu'il dit. On peut se demander
d'ailleurs si la présence des américains dans l'ISO ne favorise pas le développement d'un certain
esprit protestant, dont la rigueur et l'austérité de ces normes témoignent. Elles dessinent ainsi les
qualités de l'honnête homme.
Mais cet idéal d'honnêteté, déjà illusoire en soi, est constamment contredit par les conditions de
travail et les rapports réels avec les employeurs, caractérisés par le fait que ces derniers cherchent
toujours à maximiser les efforts des salariés sans pour autant maximiser les contreparties
pécunières qui, selon cet idéal d'honnêteté, devraient en résulter. Sans parler des multiples
scandales qui ont éclaté ces dernières années, et qui jettent une lumière crue sur une partie du
monde des dirigeants d'entreprise et des hommes politiques et leur idéal de l'honnête homme. Ce
dernier a donc quelque mal à s'imposer comme allant de soi.
Les discours normatifs des procédures ISO peuvent être aujourd'hui tenus dans le domaine de
l'entreprise et de la qualité, alors qu'il y a quelques années encore, le fait même de vouloir imposer
des normes dans les manières de travailler était ici et là critiqué. Et il en va de même de la notion
de <<normalisation>>, qui a un sens politique et souvent militaire. Mais dans le domaine de la
qualité ce terme passe pour un terme purement technique, et il est vrai que les normes sont
élaborées d'une manière démocratique, par la discussion, le vote et le consensus. Cette élaboration
se fait néanmoins sur la base d'un rapport de forces économiques et politiques entre entreprises
mais aussi au sein des entreprises, qui implique que la pression du chômage rend aujourd'hui plus
difficile aux salariés de résister à l'implantation de ces normes et de cette nouvelle morale du
travail. Cela explique que le sens politique du terme de normalisation n'est pas loin, car dans une
sorte de dénégation commune, tous les auteurs insistent sur le fait qu'il faut éviter que les
procédures ou l'audit devient vers un côté <<policier>>, et les termes militaires ne sont jamais loin
: ainsi, dans un article consacré à la <<normalisation>> dans le domaine de la formation continue,
un ingénieur en normalisation affirme qu'il <<ne s'agit pas de quadriller le monde de la formation>>
(Naciri, 1993).
Et s'il s'agissait quand même d'une tentative de quadrillage des comportements au travail ? Dans
cette normalisation, la notion de qualité prendra elle-même une signification normative qui l'éloigne de ses références au passé artisanal pour prôner des qualités normalisées et standardisées.
142
IV. UNE POLITIQUE SOCIALE DES BIENS ET DES SERVICES POUR L'EUROPE
Les normes ISO font partie d'une politique visant à homogénéiser certaines des conditions de la
production des entreprises en Europe, et à unifier dans une même morale du travail, mais aussi de
l'échange commercial, dirigeants, personnel et clients. Elles produisent des effets incontestables
sur la fiabilisation des procédures de fabrication des produits et des services, mais ceux-ci ne sont
pas forcément ceux que leurs inventeurs avaient en tête. Elles peuvent constituer une base pour le
<<management global par la qualité>>, mais vont aussi en partie à l'encontre de cette orientation
en matière de démarche qualité pour laquelle elles constituent une rude concurrence.
IV.1. Une contribution à l'Europe sociale
Les normes ISO font partie d'un vaste dispositif qui comprend des organismes internationaux de
différentes sortes, des équipes d'auditeurs, de nombreuses grandes et petites entreprises, des
théoriciens, des experts et des procédures écrites, qui véhiculent tous plus ou moins les mêmes
orientations et s'opposent à d'autres. Ces procédures sont porteuses de ces orientations et de ces
rapports de pouvoir, et en s'imposant aux entreprises d'un même secteur elles fonctionnent
comme le <<cheval de Troie>> par lequel de nouveaux rapports fournisseurs-clients et
employeurs-employés se développent.
La normalisation qui en résulte produit des effets économiques et institutionnels, elle produit
surtout à notre avis des effets moraux, en agissant sur les comportements et en visant à créer les
bases pour un consensus sur le marché européen, et contribue à constituer un <<espace culturel
européen>>. Ce consensus repose sur la morale de la transparence que nous avons décrite ci-
dessus. Car plus de transparence dans la manière de produire la qualité, qui peut être contre,
comme l'affirment plusieurs auteurs (Coton, 1990)? Dans les rapports entreprises clientes-
fournisseurs, les normes ISO sont une sorte de label d'honnêteté, une référence commune et donc
un terrain d'entente possible, qui permet aux clients d'avoir l'impression d'être garantis contre les
mauvaises surprises et d'avoir à faire à un fournisseur qui <<n'a rien à cacher>>. Dans certains
secteurs, comme le bâtiment ou les travaux publics, et la formation continue, la certification sert à
se <<racheter une vertu>> face aux nombreuses critiques parfois sanctionnées par des procès,
faites par des clients puissants, les pouvoirs publics, les associations de consommateurs. Dans les
rapports entre employeurs et salariés, ces normes représentent l'autorité des premiers dans la tête
et la conscience du personnel. Les uns et les autres ont donc un intérêt inégal à la mise en œuvre
de cette politique.
143
Mais qui dit consensus, dit aussi concessions de part et d'autre, et nous avons vu que
l'introduction des normes ISO et l'imposition des exigences des grandes entreprises à leurs sous-
traitants pouvait aller de pair avec l'amélioration de certaines conditions de travail, un
enrichissement des tâches, de meilleures conditions d'hygiène et de sécurité. Cette politique tient
donc compte de certaines revendications des salariés et des organisations syndicales. Cela
pourtant au prix d'une tentative de standardisation et de (re-)taylorisation de la communication et
des gestes du travail.
A terme, ces normes pourraient devenir pour les consommateurs aussi une référence, leur
permettant de distinguer les produits et services fournis par les entreprises honnêtes de ceux des
autres. Car ce vaste mouvement de moralisation de la vie de l'entreprise et des rapports entre
entreprises et consommateurs ne peut pas s'expliquer sans faire référence à ce qu'il tente de
contrecarrer : l'impression que les salariés peuvent avoir d'être traités d'une manière injuste par
leurs employeurs, relayée par les critiques des consommateurs sur la publicité mensongère, les
tromperies, la dangerosité de certains produits ou la cherté de la vie.
Cette politique de moralisation peut être dite <<sociale>> dans la mesure où elle vise à combattre
certaines injustices, à restaurer la confiance entre partenaires sociaux, à donner un sens concret à
l'Europe dans la vie quotidienne des citoyens des différents pays qui en font partie. Simultanément
cette politique peut susciter d'elle-même de nouvelles résistances, faisant écho aux critiques
contre le traité de Maastricht menées par certaines organisations syndicales et différents partis
politiques, affirmant par exemple que <<l'Europe, c'est toujours plus de réglementation, toujours
moins de liberté>>.
IV.2. Un premier pas vers le <<management global de la qualité>> ?
Est-ce qu'avec l'introduction des normes ISO 9000 les entreprises produisent moins de rebuts, la
production marche-t-elle mieux, a-t-elle moins de ratés ? Des exemples pour et des exemples
contre sont donnés par les différents auteurs étudiés, qui se gardent généralement bien de
trancher dans un sens ou dans un autre, même si certains craignent que ces normes <<tuent la
qualité>> et fassent disparaître des dizaines de PME (Lasfargue, 1994). Les normes doivent
encore faire leurs preuves en la matière, et cela dépendra surtout de la manière dont ceux qui
doivent les respecter s'y adaptent petit à petit.
144
Ces normes se veulent avant tout une <<assurance pour la qualité>>, et comme tout système
d'assurance elles n'ont pas pour but d'éviter que des accidents arrivent, mais de faire en sorte que
quand un accident arrive, il est signalé et traité, de manière à ce que celui qui l'a provoqué et la
victime soient couverts. Les normes ISO sont une <<couverture multirisques>> en matière de
qualité des produits et des services. Ce faisant, elles créent une nouvelle forme de qualité
d'entreprise, la <<qualité de la conformité des procédures>>, et de nouvelles qualités du personnel
de ces entreprises, qui devient du <<personnel certifié respecter les procédures>>. Mais ce
personnel peut y perdre aussi des qualités comme l'inventivité, la débrouillardise, le <<système
D>>, la capacité à faire face à des situations imprévues, à imaginer sur le champ des compromis
acceptables entre les exigences contradictoires en matière de qualité. En se tenant au rôle
d'exécutant auquel ces normes tendent à le réduire, et en appliquant à la lettre ces procédures, il
peut même rendre ici et là la production plus difficile, et faire perdre aux entreprises certifiées des
qualités de souplesse.
Alors, est-ce que ces normes sont pour les entreprises qui s'y engagent, un premier pas vers le
management global de la qualité, c'est-à-dire vers une approche de la qualité non plus en termes
avant tout techniques, mais en termes de management du personnel, de mobilisation des cultures
d'entreprise, d'amélioration constante de la qualité produite, donc d'innovation et de créativité,
comme le pense le Mouvement français pour la qualité ? Là aussi, les avis sont partagés.
Car d'un côté, la certification peut sensibiliser aux démarches qualité des dirigeants et personnels
d'entreprises qui ne l'étaient pas encore, et la formalisation qu'elle implique peut constituer un
premier pas vers une analyse du processus de production dans son ensemble, dont elle fournit
certaines connaissances. La formalisation des différentes tâches des opérateurs peut être ensuite
une référence pour la formalisation du travail de l'encadrement et de la direction, qui constitue
l'une des composantes du management. Le management peut trouver des appuis.dans le savoir et
le pouvoir investis dans les procédures ISO 9000. Car les <<managers>> ont besoin des
connaissances sur le travail réel des opérateurs pour animer leurs équipes.
145
Mais d'un autre côté, ces procédures ont tendanciellement pour effet de renforcer la
standardisation du travail des opérateurs et leur position d'exécutant, ce qui va à l'encontre de la
démarche de <<management global de la qualité>> qui vise une appropriation intelligente par tous
les salariés des entreprises de la stratégie de celle-ci. Leur insistance sur la responsabilité
personnelle de chaque cadre, technicien ou opérateur, peut s'opposer à une connaissance et une
appréhension du système d'ensemble, comme le propose la démarche de <<management par la
qualité totale>> inspirée par W.E.Deming. C'est ainsi qu'on peut comprendre certaines des
critiques voilées faites par des responsables du Mouvement français pour la qualité aux procédures
de certification : <<Qualité produit et assurance qualité sont des éléments de base de la qualité.
Elles doivent à ce titre participer à l'amélioration de la compétitivité de l'entreprise (réduction des
coûts dûs aux défauts et dysfonctionnements). Ce ne sont que des éléments, indispensables
certes, mais qui ne peuvent en aucun cas s'assimiler avec la démarche bien plus complète que l'on
appelle Qualité Totale. Si l'on avait des doutes, comment pourrait-on confondre une gestion
dynamique de la qualité, basée par exemple sur les critères d'évaluation du Prix Français de la
Qualité, avec une gestion statique et rigide ? Progrès et rigueur peuvent se compléter, mais ne les
confondons pas>> affirme Daniel Ameline, délégué général du Mouvement Français pour la Qualité
(Ameline, 1993).
Plusieurs démarches qualité sont donc aujourd'hui en concurrence dans les entreprises, et
divergent quant à la signification même donné au terme <<qualité>>, comme en témoigne la
différence faite ci-dessus entre <<progrès>> et <<rigueur>>. Mais si on analyse bien cette
différence, on peut se demander si elle n'oppose pas des démarches de qualité totale, considérées
comme le but final en matière de qualité, à des démarches de qualité partielle, comme la
normalisation; ou encore de vraies démarches qualité à de fausses démarches qualité.
En effet, la qualité est définie par le Mouvement français pour la qualité comme finalité qui
concerne, bien au-delà des entreprises seules, les consommateurs, le gouvernement, les
collectivités locales. C'est un idéal positif proche du bienêtre, qu'on peut atteindre en améliorant
ce qui existe. Or, comparé à cette conception construite notamment en critiquant les conceptions
conformistes traditionnelles de l'assurance qualité telles que développées par P.B.Crosby, la
normalisation ISO 9000 peut paraître une régression. Non seulement elle n'a pas pour but une
amélioration des propriétés des produits et services et de leur appréciation par la clientèle, mais
elle ne promet pas non plus une amélioration des conditions de travail du personnel qu'elle ne vise
qu'à normaliser donc à contrôler. S'agit-il donc bien d'une démarche qualité, peuvent se demander
ceux qui prônent le management global par la qualité ?
146
Avec la normalisation ISO 9000, la notion même de qualité est en train de recevoir de nouvelles significations qui vont à l'encontre de celles élaborées auparavant, notamment par le MFQ. Le
risque est que qualité devienne synonyme d'accroissement du contrôle sur le travail, de morale de comportement voire de suppressions d'emploi. L'objet <<qualité>> est donc le théâtre d'une
bataille d'orientations et de redéfinitions, qui ne contribuent pas à le clarifier.
147
CHAPITRE SIX
LA QUALITE TOTALE OU LA MOBILISATION GENERALE
<<Une petite faute sert quelque fois de
lustre aux bonnes qualités. L'envie a son
ostracisme, et cet ostracisme est
d'autant plus à la mode qu'il est injuste.
Elle accuse ce qui est parfait du défaut
d'être sans défaut, et plus la chose est
parfaite, plus elle en condamne tout>>.
Baltasar Graciàn, L'Art de la prudence, Rivages Poche, 1994, p.82.
La qualité totale est à la fois la démarche la plus ancienne et probablement la plus théorisée. La
raison en est qu'elle se situe au cœur des enjeux de la concurrence internationale entre entreprises
industrielles, dans lesquelles elle s'est d'abord développée, même si aujourd'hui elle est aussi mise
en œuvre dans un certain nombre d'entreprises de service.
La qualité totale ambitionne de mettre toutes les dimensions et unités de l'entreprise au service
d'une clientèle dont elle prétend satisfaire tous les besoins, par un processus d'amélioration et
d'innovation constant. Elle touche donc à des activités qui n'ont souvent, avec la qualité finale des
produits, que de lointains rapports. Multiforme, la qualité totale est aussi de moins en moins
spécialisée, et une démarche comme le <<management global par la qualité>> subordonne dans
son titre la qualité (moyen) au management (but). Car la qualité totale est aussi la dernière des
qualités possibles, à côté de laquelle toutes les autres ne peuvent qu'être partielles : en matière de
qualité il n'y a rien au-delà.
Or, la qualité totale n'est pas la seule démarche qui propose ses services aux entreprises qui
souhaitent se transformer. Bien d'autres approches, comme la commande par l'aval, les flux
tendus, l'innovation sociale et technique, mais aussi les plans sociaux, ont elles aussi pour ambition
d'améliorer la compétitivité des entreprises et se combinent parfois avec des démarches de qualité
totale. Cette dernière s'inscrit ainsi dans un champ plus vaste qui est celui du <<changement>>
dans les entreprises, champ qui est en dernier ressort politique, car il concerne, à travers les
questions sur les nouveaux systèmes ou modèles productifs en train de se mettre en place, les
choix d'orientations dans les entreprises et l'avenir de la société dans son ensemble.
148
La qualité totale a ainsi de plus en plus de mal à se présenter comme démarche technique
spécialisée, et est obligée de s'ouvrir à des questions sur les enjeux de pouvoir, le management, les
conditions de travail et la culture d'entreprise qui surgissent en son sein. Et vue sous cet angle,
elle se présente comme une politique générale destinée à renforçer l'emprise des dirigeants sur l'entreprise, permettant à ceux-ci de manœuvrer d'une manière plus souple et rapide sur le marché.
Car sur ce marché il s'agit désormais de proposer des produits diversifiés et non plus standardisés,
obéissant à des critères de sécurité, de choix et de fiabilité de plus en plus exigeants. Toute une
série de mesures organisationnelles et financières, institutionnelles et réglementaires, mais aussi de
moyens symboliques et idéologiques, sont mis en œuvre pour aboutir à cette entreprise stratégique, qui devient aussi une entreprise politique.
Mais qui dit politique, dit clivages : la qualité totale n'est pas la qualité pour tous. Bon nombre de
démarches qualité totale entraînent des modifications importantes dans les conditions de travail
des salariés, qui vont dans le sens d'une plus grande flexibilité des horaires, d'un renforcement de
la pression hiérarchique et réglementaire, d'une intensification du travail et d'une tentative
d'annexion de la subjectivité des salariés au service des objectifs de l'entreprise. Qualité totale résonne souvent avec adhésion totale. L'entreprise stratégique, qui opère comme une armée en
campagne, sonne la mobilisation de tous ses soldats. L'entreprise politique, qui fonctionne comme
un appareil partisan, exige de tous ses membres une adhésion active. Et puisque les salariés ont
souvent du mal à penser qu'ils sont tous, avec leur direction générale, dans le même <<bateau>>,
puisqu'ils constatent souvent que l'accent mis sur la qualité des produits et des services va au
détriment de la qualité de leur vie au travail, puisqu'ils n'ont pas tous envie d'être les soldats ou les
militants de la qualité, les démarches qualité totale sont au cœur des contradictions et des conflits
qui traversent les entreprises et la société.
I. LA QUALITE COMME POLITIQUE GENERALE
Des entreprises se lançent dans une démarche de qualité totale quand la qualité est mise en avant
comme enjeu principal et objectif de leur politique générale, donc comme souci premier des
instances dirigeantes. Cela suppose un renforcement du pouvoir de la direction générale sur
l'entreprise, lui donnant la possibilité de <<manœuvrer>> réellement celle-ci, en créant les
conditions pour que la stratégie mise en œuvre soit effectivement suivie et appropriée par
l'ensemble du personnel. Cela peut l'obliger à toucher à presque tout le fonctionnement de
l'entreprise, d'où l'adjectif de <<total>> ou de <<global>> qu'on donne à ces démarches.
149
I.1. Pourquoi <<totale>> ?
Différentes démarches s'inscrivent dans le champ de la qualité totale, qui n'est pas totalement
unifié. On parle ainsi de qualité totale, de qualité globale, de gestion intégrale de la qualité, de Total
Quality Control, de Total Quality Management ou <<management global par la qualité>>. Il existe
un <<modèle européen de management global par la qualité>>, que prône le Mouvement français
pour la qualité (MFQ). Ces différences dans la terminologie employée témoignent de réelles
divergences d'orientation, qui se situent néanmoins toutes en référence au mot <<total>>, que les
uns revendiquent alors que les autres hésitent à l'employer.
Nos propres définitions de la qualité, concluant que la qualité en général n'existe pas autrement
que comme illusion largement partagée, signifient aussi que la qualité totale est un leurre. La
qualité totale se distinguerait de toutes les autres qualités qui ne seraient que partielles,
incomplètes, non abouties, mais cela suppose qu'il y ait quelque part une définition de ce Tout par
rapport auquel la qualité réelle peut être évaluée. La qualité totale, ce serait la qualité totalement
conforme aux définitions et normes données ou approuvées par ceux qui occupent le sommet de
l'entreprise. En référence aux définitions de P.B.Crosby (Crosby, 1986) la qualité totale repose sur
l'idéal de toute puissance des dirigeants qui adhèrent à ce type d'orientations. La qualité totale
c'est le conformisme total de tous les services, ce sont des salariés clônes de la pensée de la
direction générale, c'est le rêve de l'entreprise transparente et finalement, entièrement robotisée
et désubjectivée.
A lire certains auteurs, le <<zéro défaut>>, <<l'erreur zéro>>, le <<sans faute>>, le <<comme il
faut du premier coup>> sont des réalités qu'on peut atteindre, pas tout de suite, mais un jour. Il y
a une tendance à croire qu'un jour, l'idéal de qualité, l'idéal de la perfection, l'idéal du <<sans tâche
ni reproche>>, existera, qu'un jour le réel et l'idéal se rencontreront. Cette tendance débouche sur
le <<culte de l'Excellence>>, lancé par un livre célèbre (Peters/Waterman, 1983), et donne lieu à
des projets d'entreprise et des chartes de qualité qui ont tout des rituels religieux. Différents
auteurs ont analysé de manière critique ces projets, mis en œuvre notamment chez certains
constructeurs informatiques d'origine américaine. L'idéal religieux qui y opère semble d'origine
protestante, car la perfection et l'excellence proposées comme idéaux aux salariés font du travail
la première des vertus mais aussi un devoir envers la communauté que sont les collègues de
l'entreprise et envers soi-même (c'est là le sens profond de l'auto-contrôle). Le travail devient ainsi
une vocation, au sens de Max Weber à propos de l'éthique protestante (Weber, 1964), car en
travaillant les salariés ne font pas que produire des valeurs économiques, ils œuvrent aussi au salut
de leur âme, tout en sachant qu'ils n'en feront jamais assez. Car on peut toujours être meilleur,
avec tous les effets de stress que cela provoque chez certains salariés. Exceller, c'est sortir du lot,
et comme idéal, cela oblige à être toujours encore meilleur que les autres, ce qui positionne chaque
salarié dans une attitude de concurrence vis-à-vis de ses collègues (Aubert/De Gaulejac, 1991).
150
Plusieurs auteurs soulignent que la figure abstraite qui sert de fin lointaine à cette course à la
perfection ne peut être autre que Dieu, et dans certaines entreprises où on tente d'instaurer
l'harmonie générale, la fusion des objectifs de chacun dans ceux de la communauté-entreprise,
l'obéissance de tous au Tout de la qualité totale, l'idéal à atteindre ressemble à la fois au royaume
de Dieu sur terre et à la société sans classes prônée il y a peu encore dans les pays de l'Est (Le
Goff, 1993). Il est d'ailleurs frappant de constater qu'un certain nombre de dispositifs de la
qualité totale implantés dans des usines des ex-pays socialistes, se moulent parfaitement dans ce
qui restait des anciens dispositifs de propagande socialiste (Spurk, 1994).
Il est vrai aussi que ces versions religieuses voire intégristes des discours sur la qualité totale
évoquent le totalitarisme, l'intolérance religieuse exercée à l'égard de ceux qui ne seraient pas
fidèles à cet idéal et qui, dans les entreprises, émettent des doutes sur son bien-fondé. La qualité
totale peut ainsi agir comme un idéal narcissique, qui suppose à la limite la disparition de toutes les
autres conceptions possibles de la qualité et tendrait à leur suppression.
Tendrait sans y arriver bien sûr, car cette conception de la qualité n'est qu'un leurre, mais un leurre
agissant qui produit des effets réels à travers les réorganisations de la production, les nouvelles
modalités de gestion du personnel et les moyens d'intervention sur la mentalité du personnel qui
en sont les supports. Même si l'on sait qu'une bonne partie des entreprises citées comme
<<excellentes>> dans l'ouvrage de Peter et Waterman mentionné plus haut, battaient de l'aile
quelques années après, les illusions de la qualité totale mettent de fait en danger ceux qui n'y
croient pas (considérés comme hérétiques) mais aussi ceux qui y croient. Car plus on y croit, plus
on accepte de soumettre tout son travail au service d'un tel idéal impératif, plus la chute risque
d'être dure en cas de licenciement par exemple ((Aubert/De Gaulejac, 1991). Et pour une direction
générale il serait très préjudiciable de tomber sous le charme de telles illusions, qui l'empêchent de
voir comment marche réellement l'entreprise.
D'autres conceptions de la qualité totale insistent sur le fait qu'elle est inaccessible : <<le zéro
défaut, l'excellence sont inaccessibles, il y a impossibilité de maîtrise absolue comme état durable à
obtenir pour une entreprise, mais cela doit constituer un stimulant pour tendre vers un
fonctionnement toujours meilleur et réduire l'ampleur et les conséquences des déséquilibres par
une dynamique progressive de changement>>, <<c'est une quête vers l'absolu, un combat anti-
gaspillage>> (Hermel, 1989, 145). Un combat dont on ne vient jamais à bout. Cela atténue un peu
les aspects trop prophétiques et intégristes de conceptions comme celles de P.B.Crosby, mais cela
ne change pas le fait que même en affirmant ne jamais l'atteindre, la qualité totale reste quand
même un idéal à poursuivre.
151
Enfin, une autre nuance est introduite par la traduction japonaise de la qualité totale, où elle
désigne le fait de produire de la qualité <<tous ensemble>>. Une telle conception peut rejoindre la
première, si elle implique que tous doivent être au service d'une définition de la qualité conçue au
sommet de l'entreprise. Elle peut aussi représenter une autre orientation, pour laquelle la qualité
finale des produits et des services est le fruit des compromis instables entre des conceptions
hétérogènes de la qualité que les différentes unités d'une entreprise mettent en œuvre. On parle
alors de qualité <<globale>> plutôt que <<totale>>.
Le <<management global par la qualité>> (l'une des traductions françaises du Total Quality
Management) et spécialement son <<modèle européen>> suggèrent, en n'employant plus le mot
total, qu'il n'y a pas qu'une seule qualité mais plusieurs facettes à la fois, définies à partir de points
de vue aussi divers que ceux de la direction de l'entreprise, des différentes sortes de salariés, des
clients, des actionnaires, du gouvernement, des collectivités locales. Dans cette perspective faire
de la qualité globale c'est prendre en compte ces différentes facettes, et tenter de négocier avec
ces différents points de vue, afin de contenter partiellement au moins un certain nombre d'entre
eux. Il s'agit donc de la prise en compte de la manière dont un ensemble d'activités et de tâches
séparées, relevant souvent de plusieurs services de l'entreprise à la fois, contribue à une même
production finale. A la Régie Renault on affirme ainsi qu'une voiture est toujours un compromis,
entre le prix que des clients veulent mettre et les exigences en matière de sécurité, de fiabilité et
de variété de gammes possibles à un moment donné du système de production, pour ce prix-là.
Or, ce management global insiste tant sur la <<satisfaction des besoins des consommateurs>>, du
personnel, de l'environnement et de la société en général, que l'entreprise qu'il s'agit ainsi de
construire ressemble plus à une institution culturelle, ou de production de valeurs sociétales, qu'à
une entreprise de production économique. Cette démarche serait-elle en train de sortir du champ
de la qualité ?
152
I.2. Le rôle des dirigeants d'entreprise
La qualité totale est définie comme <<stratégique>> (Hermel, 1989), parce qu'il s'agit d'un
ensemble de principes et de méthodes organisés en stratégie globale visant à mobiliser toute
l'entreprise pour obtenir une meilleure satisfaction du client au moindre coût. Inversement, la
qualité totale est mise en avant quand la qualité devient un enjeu stratégique pour une entreprise,
par rapport à son marché et sa concurrence, dont dépendent ses résultats financiers voire sa
survie. Et la direction générale est la seule à avoir un point de vue global (et non partiel, comme
c'est le cas du service commercial par exemple), donnant quelque chance de voir ensemble les
différentes facettes de l'entreprise. La qualité totale c'est la vision de la qualité de la direction générale. Les dirigeants ne sont plus là pour gérer et administrer, mais pour innover, changer,
mobiliser, dynamiser. Cela exige de leur part de nouvelles qualités, qui ressemblent plus à celles du
commandant en chef d'une armée en guerre ou d'un homme politique en train de mener campagne
qu'à celles d'un administrateur ou d'un gestionnaire. Ce qui explique qu'un tel engagement des
directions générales ne va pas toujours de soi, comme en témoigne la lourde insistance des écrits
des spécialistes de la qualité totale sur ce point. Car il exige une <<révolution culturelle>> dans la
mentalité des dirigeants, et il semble par exemple que ceux-ci, en France surtout, refusent de
s'appliquer à eux-mêmes ce qu'ils exigent par ailleurs du reste du personnel, comme le fait de se
situer en <<fournisseurs>> par rapport à leurs <<clients>> que doivent devenir d'après cette
démarche de qualité totale leurs cadres (Villette, 1989). Il en va de même de la politique de
transparence, qui vise à enlever aux salariés toutes les <<zônes d'ombre>> dans lesquelles ils
pouvaient dissimuler une partie de leur jeu au regard de la direction générale, mais qui va souvent
de pair avec une opacité croissante de la stratégie de cette dernière aux yeux des salariés.
Les dirigeants d'entreprise ne viennent pas à la qualité totale par simple effet de mode ou volonté
d'imitation de leurs concurrents. Ils y viennent à partir du moment où eux-mêmes découvrent
l'existence de mauvaises qualités, ont l'impresion qu'il y a là un manque à gagner voire un danger
mortel, et se disent qu'il faut agir. Ils sont par exemple tout d'un coup confrontés à un très fort
déficit annuel, au résultat d'enquêtes menées auprès des clients indiquant que ceux-ci se plaignent
fortement de la mauvaise qualité des service ou produits offerts, ou lisent des articles dans la
presse critiquant la qualité de l'offre. Cette <<prise de conscience>> de la part des responsables
d'entreprise n'est pas automatique. Ce qui était une qualité acceptable à une époque devient de la
non-qualité plus tard, sous l'influence de diverses circonstances. Il s'agit notamment des nouvelles
exigences du marché européen, donc d'une concurrence qui s'exacerbe, d'une innovation décisive
chez la concurrence, de la pression de plus en plus forte d'associations de consommateurs, mais
aussi de mouvements écologiques. Plus prosaïquement, s'agissant de dirigeants d'entreprises sous-
traitantes, ils peuvent être fermement contraints d'instaurer une démarche qualité par leurs
donneurs d'ordre.
153
Il peut s'agir aussi de l'arrivée d'un nouveau PDG, formé à de nouvelles méthodes, qui veut asseoir
son pouvoir par une action d'envergure sur l'entreprise qu'il a à conquérir. Raymond Lévy, avec qui
les démarches de qualité totale vont devenir une politique systématique, en étant nommé à la
Régie Renault en 1987 après avoir occupé un poste en Belgique, avertissait ainsi l'entreprise : <<A
Bruxelles, ma R25 allait tous les mois au garage>> (Guilain, 1991,100). Ce que le personnel,
habitué jusque-là à penser qu'on produisait une qualité acceptable, ne comprend pas toujours,
surtout quand on lui dit qu'on va <<enfin faire de la qualité>>.
Se lancer dans une démarche de qualité totale entraîne des bouleversements souvent très
importants. Les dimensions financières et de gestion, la culture d'entreprise, l'organisation du
travail et les techniques sont ainsi concernées, donc les services comptables et le contrôle de
gestion, les comités d'entreprise, les qualifications du personnel et l'adhésion de celui-ci au projet,
le système de production existant et les installations. Cela par le biais de dispositifs de
communication et de formation, la mise en place de nouveaux indicateurs, la création d'espaces de
participation, la négociation d'objectifs par équipe ou de performances individualisés et parfois,
l'implantation de nouvelles installations ou même la création d'une toute nouvelle usine.
Nous analysons quelques-uns de ces dispositifs, avec un fil conducteur qui consiste à montrer que
chacun d'entre eux est multidimensionnel et à dominante. Multidimensionnel, car il comporte des
aspects économiques et financiers, met en jeu des rapports de pouvoir, mobilise les orientations
de la culture d'entreprise, les idéaux des salariés et leurs affects. Mais à dominante, car certains
dispositifs ont une visée essentiellement financière, d'autres, une visée plutôt idéologique ou
politique. Tous ces dispositifs sont néanmoins subordonnés aux objectifs de rentabilité et de
productivité de l'entreprise, et ce sont autant de moyens pour tenter de faciliter la réalisation de
ces objectifs-là. Car, comme le disait P. Jocou, directeur de la qualité à la Régie Renault en 1988 :
<<La qualité se matérialise par le profit. C'est là et là seulement que la qualité trouve son sens
véritable>> (Guilain, 1991,104).
Cela explique bon nombre d'apparentes incohérences des démarches qualité totale, car les pertes
dues à la mauvaise qualité d'un produit final peuvent aussi être contrebalancées par des décisions
sur d'autres terrains (spéculations, licenciements, guerre des prix).
154
I.3. Des dispositifs à leurs enjeux
La mise en œuvre d'une politique de qualité exige des supports institutionnels, à même de diriger
les démarches de leur conception à leur réalisation. Ces instances commencent généralement par
élaborer un discours sur les liens entre la qualité et la clientèle, entraînant la mise en place de
relations de clients à fournisseurs au sein de l'entreprise, impliquant une décentralisation
organisationnelle et financière, parfois suivie de réorganisations importantes dans les manières de
travailler et de l'acquisition de nouvelles installations. Ces réorganisations s'accompagnent de la
mise en place de dispositifs de formation souvent très lourds, et de la création de dispositifs de
participation, qui ont pour visée la transformation des mentalités du personnel et notamment de
ses manières de parler. L'ensemble de ces mesures provoque des résistances multiformes, dont les
organisations syndicales se font l'écho.
Quel service, quelle direction, quel dirigeant ou cadre supérieur, va être investi de la mission de
mettre en place la nouvelle démarche ? Va-t-on mettre en œuvre une démarche plutôt centralisée,
ou plutôt décentralisée ? Qui va être associé aux différentes instances mises en place, et qui va en
être exclu ? Jusqu'où ira par exemple la concertation avec les organisations syndicales et les
délégués du personnel, ou avec l'encadrement de tel atelier directement concerné par un projet
central ? S'agit-il de les associer d'une manière formelle dans les instances les plus élevées, où l'on
décide des grands principes, ou aussi de les associer dans les actions les plus opérationnelles ?
Que ce soit à propos de directives données par la direction générale, de clubs qualité, d'instituts de
formation, ou de structures très décentralisées, un jour ou l'autre se pose la question de savoir qui
va être véritablement à même de diriger et de décider des orientations que les démarches qualité
prennent dans l'entreprise. Car la direction des démarches qualité n'est que rarement décidée
d'avance, elle constitue au contraire un nouvel enjeu. Ainsi, s'emparer du terrain de la qualité peut
être l'occasion pour un petit service ou un dirigeant mineur d'accroître considérablement ses
pouvoirs dans l'ensemble de l'entreprise. Ces enjeux de pouvoir sont présents tout au long des
démarches, qui avancent et reculent en fonction des rapports de force en présence.
155
Cette question des structures est d'autant plus importante qu'elle conditionne pour longtemps
l'ampleur que va prendre une démarche., Elle impliquera que celle-ci ne dépassera guère un
discours global répété par les représentants de tous les services coiffant des pratiques tout à fait
contraires, ou qu'au contraire elle ira jusqu'au fond de l'organisation du travail existante. Le
premier cas se produit fréquemment quand une démarche qualité totale est prise en charge par un
service spécialisé, dirigé par un cadre supérieur ou directeur qui n'a ni beaucoup de pouvoirs ni de
liens spéciaux avec les secteurs de la production, et aura du mal à développer son emprise sur la
marche quotidienne de cette dernière. Si par contre le directeur général s'empare de ce terrain,
décide d'importantes réformes institutionnelles comme la fusion de certaines directions auparavant
séparées, combinant l'achat de nouvelles installations avec la modification des contenus de postes
et des compétences, d'importantes actions de formation et des négociations avec les
organisations syndicales, la qualité totale a plus de chances de concerner effectivement tous les
services. C'est ainsi que la qualité totale a été organisée à la Régie Renault en 1987, par la
nomination d'un ancien dirigeant des services commerciaux comme directeur de la qualité,
directement rattaché au président directeur général et membre du comité de direction de
l'entreprise (Guilain, 1991,101). Et celui-ci a réellement affirmé son pouvoir par la décision de
retarder la mise sur le marché de la R19, qui présentait des défauts et n'a donc pas pu être
fabriquée <<sans défauts>> dans les délais prévus. L'enjeu de cette décision était d'affirmer que la
qualité était vraiment l'objectif principal en matière de production. Depuis, c'est le directeur de la
qualité qui délivre les accords sur la sortie des produits, sur la base des preuves qui lui sont
fournies du respect des procédures et de l'efficacité des actions correctives (système d'assurance
qualité) (Guilain, 1991, 107).
L'une ou l'autre de ces options représente des enjeux financiers très différents pour les conseils
d'administration et les actionnaires. Les transformations organisationnelles, techniques et donc
financières, qui peuvent avoir pour ambition de changer les postes de travail d'une manière jugée
positive par le personnel, sont souvent de par cette importance même mises en œuvre sans
consulter le personnel qui sera concerné par les nouvelles installations. Car plus un investissement
est important, plus les dirigeants d'entreprise, investis du pouvoir de décision sur les grandes
orientations financières, ont tendance à en décider seuls. Il arrive ainsi que l'on conçoive d'un côté
une réorganisation des postes avec un réel souci d'enrichissement des tâches et une
polycompétence entrainant un accroissement de la qualification du personnel, et de l'autre côté de
nouvelles installations, dont la conception et le financement ont été décidées plusieurs années
auparavant, et dont l'opacité est telle qu'elle contredit les orientations du projet de réorganisation
(Freyssenet, 1993, Linhart, 1991). Les installations cristallisent dans la matérialité des techniques employées, des rapports de force mais aussi des conceptions du statut des salariés qui s'imposent comme autant de contraintes incontournables, et ces dernières peuvent appuyer ou contredire les
orientations proposées par les discours tenus.
156
Les modalités de la participation du personnel, les niveaux hiérarchiques où commence et ou
s'arrête celle-ci, dépendent donc aussi du moment où cette participation débute. Selon les
modalités qui auront été choisies, une démarche de qualité totale pourra osciller entre deux
variantes extrêmes : la participation obligatoire à un projet conçu d'avance par la direction d'une
entreprise et dont on ne peut plus changer que des aspects secondaires, ou au contraire la
conception et la mise en œuvre d'un projet négocié dès le départ dans ses dimensions techniques,
culturelles, financières et organisationnelles.
On voit que ces deux variantes n'ont pas du tout les mêmes incidences du point de vue du pouvoir
dans l'entreprise, et que la seconde peut, aux yeux d'une direction générale, représenter une
utopie à la fois illusoire et dangereuse. Ce qui montre là aussi le caractère très relatif de la
conception de la <<totalité>> présente dans la qualité totale, car il ne s'agit jamais de tout
bouleverser.
II. LES CLIENTS, NOUVEAUX PATRONS ?
<<Nous ne travaillons ni pour le chef, ni pour le patron, ni pour des normes, mais pour un client
interne ou externe>> ; <<Seuls nos clients paient nos salaires et garantissent la pérennité de notre
emploi. Nos clients sont nos vrais patrons>> (Guilain, 1991, 105). C'est en ces termes que le
directeur de la qualité de la Régie Renault s'exprimait en 1988.
Dans ces deux phrases, qui sont répétées à des milliers d'exemplaires dans quasiment toutes les
démarches de qualité totale, s'énonce un vaste projet. Les métaphores concernant la clientèle
constituent les pièces rhétoriques principales des discours de mobilisation du personnel pour la
qualité totale.
Ce sont des métaphores, dans lesquelles un mot est dit à la place d'autres mots : le client pour le
patron. Cette association client-patron est à double sens, car elle a pour effet d'investir les clients
de la puissance du patron, et inversement de mettre devant le visage de ce dernier le masque des
clients. Mais le mot client vient aussi à la place d'un autre, non nommé dans les phrases citées ci-
dessus : le profit. Comme si les entreprises devenaient des associations à but non lucratif, ayant
pour seul objectif la <<satisfaction des clients>>. On leur donne ainsi des fins qui se veulent
annoblissantes, honorables et désirables, car le personnel est censé aimer celui et ceux qui lui
<<donnent>> son salaire, donc ceux dont il est de fait dépendant.
157
Rien n'est moins sûr cependant, et l'efficacité idéologique de ces discours n'est pas prouvée. Car si
le personnel estime, à tort ou à raison, être <<exploité>> par le patron, si de plus il constate que la
qualité totale implique une déterioration de ses conditions de travail, il peut reporter tous les maux
qu'il souhaite à son employeur, sur les clients censés l'avoir remplacé. Il n'est pas sûr cependant
que les salariés fassent vraiment la confusion entre leur patron et les clients, car ils savent bien qui
leur tient ce discours, et ils ont leur propre opinion sur les clients. C'est ainsi que ces propos sur
les clients-patrons sont contestés ces dernières années à la Régie Renault par certaines
organisations syndicales, qui dénonçent ce qui constitue à leurs yeux une soumission inadmissible
de la production de l'entreprise, aux demandes de la clientèle.
II.1. Une accentuation de la pression sur le travail
Ces discours sur les clients ne restent pas que des mots, ils se matérialisent de manière très
contraignante dans une nouvelle organisation du travail reposant sur le principe de la <<commande
par l'aval>> et les flux tendus, qui impliquent un raccourcissement considérable entre le moment
où un client fait une demande d'achat d'une voiture (ou d'un autre produit) et le moment où celle-
ci est produite. Cette production s'effectue sans ou avec seulement un minimum de stocks en
matières premières et en pièces, et l'une de ses conséquences est d'entraîner une flexibilisation de
plus en plus élastique des horaires de travail. A la Régie Renault les contrats d'entreprise prévoient
ainsi qu'en cas d'augmentation de la demande les horaires peuvent s'allonger jusqu'à 10 heures par
jour sans être considérés comme heures supplémentaires, et le personnel peut être obligé de
travailler le samedi et le dimanche, alors qu'inversement dans les mois de baisse de la demande la
diminution des horaires et du salaire n'est plus considéré comme du chômage technique (Blüth,
1992).
Sans pouvoir faire le lien direct avec les démarches qualité, on peut néanmoins indiquer un certain
nombre de chiffres du Ministère du Travail concernant les conditions de travail en France qui
montrent la diminution du nombre de salariés ayant des horaires fixes, tombé de 61,3% pour
l'ensemble des salariés en 1978, à 52% en 1991. Le travail à la chaîne progresse dans l'agro-
alimentaire et dans la filière viande, et un ouvrier et employé sur trois obéit à un rythme de travail
directement lié à la demande de la clientèle. Et si les salariés déclarent dans l'ensemble qu'ils sont
moins dépendants dans l'exécution de leurs tâches de contraintes hiérarchiques immédiates, la
proportion de ceux qui affirment appliquer de plus en plus des consignes strictes a progressé de
43,9% en 1987 à 50,3% en 1991, soit une progression de 7% en quatre ans, durant lesquelles la
contrainte sur la productivité par le biais de primes au rendement s'est également accrue (Clot,
1995, 10). Cela explique qu'aujourd'hui plusieurs millions de chômeurs coexistent avec un
suremploi des salariés en exercice.
158
Les organisations syndicales qui tentent de résister à ces évolutions affirment qu'elles ne sont pas
décidées par les clients, mais par la manière dont les directions des entreprises influençent les
demandes de ceux-ci (par le biais du marketing notamment) et en tiennent ensuite compte. Car,
affirment ces syndicats, les clients ne sont pas que des consommateurs, ce sont aussi des salariés,
et c'est dans leur statut de salariés qu'ils peuvent comprendre qu'ils doivent limiter leurs exigences
pour ne pas mettre en cause les conditions de travail de tous les salariés. Ne leur impose-t-on pas
par ailleurs une législation générale, un code de la route, le port obligatoire d'une ceinture de
sécurité (Blüth, 1992)? Le point de vue des clients devient donc un enjeu non seulement au sein
des entreprises de service, mais aussi dans les entreprises industrielles, où chacun essaie de tirer
les clients comme une couverture à soi.
II.2. Les clients inclus dans la gestion de l'entreprise
Or, les discours tenus sur les clients sont d'autant plus prégnants qu'ils renvoient à encore
d'autres significations et à des réalités qui leur donnent une certaine épaisseur. Car les clients
particuliers de l'industrie, jusque-là assez loins des portes des usines, en sont de plus en plus
proches non seulement par les discours tenus par ceux qui prétendent les représenter, mais aussi
par le rapprochement entre les services et les commerces dans lesquels les produits industriels
sont vendus, et les usines où ils sont fabriqués. Les démarches de qualité totale sont aussi
développés dans ces services et commerces, et les ouvriers et les commerciaux des garages
agréés Renault, par exemple, font des stages dans les usines, où ils rencontrent d'autres ouvriers à
qui ils parlent des clients, et de leurs propres problèmes avec ceux-ci, dont ils rendent parfois
l'usine responsable. Certains constructeurs automobiles offrent aux clients ayant écrit des lettres
de réclamation, des visites de l'usine. Chez Volvo à Uddevalla, il était possible qu'un client vienne
regarder sa voiture en train d'être construite (Durand, 1993). Et enfin, au moment de la
conception des nouveaux produits, par le biais du marketing, et par une association entre
ingénieurs, techniciens, plasticiens, mais aussi sociologues et parfois psychologues (Midler, 1993),
le <<point de vue des clients>> est de plus en plus présent au cœur même des usines.
159
Ces clients particuliers, en chair et en os, sont-ils pour autant dans la situation où les directions
d'entreprise et spécialistes de marketing prétendent qu'ils sont ? Il est certain qu''ils deviennent de
plus en plus exigeants, et il se peut que d'aucuns s'imaginent être les <<patrons>> vis-à-vis des
garagistes, des commerçants, des caissières des supermarchés, au point d'en devenir odieux. Ils se
heurtent pourtant vite au décalage entre leur statut imaginé et leur situation réelle. En leur
vendant un produit les entreprises prélèvent dans leur porte-monnaie toujours un petit bénéfice, et
tentent même par tous les moyens de faire en sorte que les clients leur laissent le plus d'argent
possible. Elles tentent surtout de les inclure dans les réseaux de l'entreprise, de les fidéliser, en leur
proposant toutes sortes de services après-vente par lesquels les liens de dépendance entre eux et
les entreprises productrices se renforcent. Mais on n'accepte pourtant pas tous leurs caprices. Un
client qui se veut trop exigeant peut encore se voir envoyé promener. Car les clients peuvent
certes changer de produit, mais ils n'exercent ni individuellement ni collectivement une action
concertée sur les fabricants, sauf en de rares occasions de <<boycott>> de tel ou tel produit, ou
en cas de <<panique>> (quand la radio annonce qu'on a trouvé du poison dans un <<petit pot>>
par exemple).
Si les clients sont de plus en plus exigeants en matière de qualité, au sens où ils supportent moins
bien qu'avant qu'une voiture neuve tombe en panne ou qu'un produit industriel présente des
défauts, c'est parce que les entreprises concurrentes les y incitent : la publicité elle-même est
basée sur la critique de la non-qualité. Leur demande n'est prise en compte que dans la mesure où
elle convient aux entreprises, qui l'ont au préalable orientée et attisée. La boucle tend ainsi à être bouclée : une demande suscitée par les entreprises elles-mêmes se met à les commander.
II.3. L'emprise sur les sous-traitants
Mais à côté de ces clients particuliers, il y a aussi les <<gros clients>> que sont les constructeurs à
l'égard des sous-traitants. Ils en sont les véritables patrons, malgré les apparences juridiques. Ces
sous-traitants non seulement leur livrent des pièces que les constructeurs ne fabriquent pas eux-
mêmes, mais suppléent aussi aux interruptions de production des chaînes de ceux-ci en cas de
panne. Régulièrement, ces clients font des <<audits-qualité>> chez leurs sous-traitants, avec
lesquels ils ont des contrats <<d'assurance totale de la qualité>> basés sur la livraison de pièces
<<zéro défaut>>. Il faut voir, dans ces entreprises sous-traitantes, quelle agitation fébrile
provoque l'annonce de ces <<audits qualité>> pour comprendre la puissance de ces gros clients :
<<Ainsi est-il particulièrement spectaculaire de constater le >>remue-ménage>>, les <<va-et-
vient>> en courant dans les couloirs et les allées des usines, que déclenche l'approche d'un audit-
qualité du client. Chacun s'affaire afin de présenter une image de marque valorisante de
l'entreprise. Les cages supportant les pièces sont repeintes, les allées sont nettoyées, les ateliers
sont propres et balayés, les bureaux sont rangés>> (Gillet, 1994, 22).
160
Ces clients-là ou leurs représentants entrent effectivement dans l'usine où se fabriquent pour eux
les produits qu'ils achètent, un peu comme si c'était <<chez eux>>, et ils y sont reçus avec les
honneurs. Ils disposent non seulement de la puissance financière et organisationnelle, mais aussi
des instruments de mesure et des savoirs nécessaires pour évaluer la qualité des produits achetés
et des procédures de fabrication. Ils imposent leurs manières de produire aux sous-traitants, qui
font partie de la chaîne de fabrication par flux tendus, et une flexibilité des horaires du personnel
analogue et parfois encore plus forte que celle qui existe chez les constructeurs eux-mêmes en
résulte. Dans une des filiales de Valéo, équipementier pour l'automobile, en Allemagne de l'Est, il
arrive ainsi que tout le personnel, employés des bureaux et cadres y compris, soit mobilisé la nuit
et le week-end pour faire face à une commande urgente (Spurk, 1994). Tout comme les
procédures de normalisation ISO 9000, les démarches de qualité totale sont l'un des moyens pour
l'intégration des sous-traitants dans un vaste réseau dont les entreprises constructrices tentent de
prendre la direction.
Danièle et Robert Linhart analysent à ce sujet un cas exemplaire, celui d'une entreprise de 250
personnes dépendant en grande partie de l'industrie automobile pour ses commandes, implantée
dans une région sinistrée par le chômage. Il y a quelques années les constructeurs ont commencé à
faire le tri dans leurs sous-traitants, par le biais d'audits intensifs, ont imposé le système de
l'assurance qualité, puis des plans de baisse de coûts. L'entreprise en question est passé au
système du flux tendu combiné à un vaste plan qualité sur plusieurs années, impliquant notamment
que les opérateurs sur chaîne et sur les presses fassent de l'autocontrôle par le biais de moyens de
mesure électronique. Le lancement du plan qualité a débuté par l'envoi d'une lettre de licenciement
fictive (c'est-à-dire illégale du point de vue juridique) à l'ensemble du personnel, réembauché dans
l'entreprise seulement s'il signait un engagement personnel d'acceptation du plan qualité (Linhart,
1995). Ce fut fait le week-end, pour que chacun, en famille, ait le temps de peser le pour et le
contre, dans une entreprise où travaillent des familles entières. Entreprise dans laquelle il n'y a
jamais eu de représentation syndicale.
161
II.4. La relation de clients à fournisseurs au sein de l'entreprise
Pour le personnel des entreprises sous-traitantes la notion de <<client-patron>> s'appuie donc sur
des réalités organisationnelles et financières tout à fait contraignantes. Mais des contraintes
analogues se créent aussi par l'instauration d'une relation de <<clients à fournisseurs>> entre les
différents services d'une même entreprise : <<Chacun de nous, à sa place et dans son métier, est
à la fois fournisseur et client au sein de notre entreprise et s'engage à en assumer pleinement les
droits et les devoirs>> disait la Charte Qualité de la Régie Renault en 1988 (Guilain, 1991, 103).
Là aussi il ne s'agit pas que d'un slogan, mais d'un système de contraintes juridiquement
réglementées, notamment par le biais des contrats entre services, engageant les uns à livrer aux
autres des produits conformes à telles caractéristiques et tels délais. Faire qu'un atelier devienne le
fournisseur d'un autre qui devient ainsi son client, c'est en quelque sorte établir des <<liaisons
commerciales>> dans l'ensemble de l'entreprise.
Bien sûr, avant l'établissement d'une telle relation il existe déjà des liens entre les ateliers, les
pièces fabriquées dans l'un sont transportées dans l'autre, quelques paroles sont échangées à
cette occasion, les pièces sont réceptionnées et comptabilisées, et celles produites dans l'une sont
conçues de telle sorte qu'elles puissent être utilisées par l'autre, en référence aux normes et
standards en vigueur. Ces relations sont plus ou moins <<bonnes>> ou <<mauvaises>>, ceux de
l'atelier d'assemblage accusant par exemple ceux de l'atelier d'emboutissage de <<mal travailler>>,
mais tant qu'une démarche de qualité totale n'est pas entreprise, de telles remarques relèvent de
critiques et d'animosités vécues comme <<personnelles>>.
Faire des uns les fournisseurs des autres qui deviennent clients implique un changement dans le
rapport au travail et à ses produits, l'apparition de nouvelles préoccupations et de nouvelles
terminologies. Les critiques éventuelles des uns sur les autres prennent maintenant un tout autre
sens, elles peuvent s'appuyer sur le <<projet qualité>> pour alerter les coordinateurs de la qualité
dans l'entreprise, ou elles vont au contraire s'atténuer car les formuler signifie donner raison à la
direction de l'entreprise. Cela fait partie d'une tendance lourde qui consiste à vouloir
responsabiliser les salariés et spécialement l'encadrement, en rendant les cadres personnellement
comptables des défauts, erreurs de procédure, retards éventuels, sans qu'ils aient forcément les
moyens pour maîtriser effectivement ce dont on les rend responsables. Mais toute responsabilité
n'est-elle pas avant tout une charge ?
162
La création de cette relation de clients à fournisseurs peut s'accompagner d'une meilleure prise en
compte des points de vue des uns et des autres. A la Régie Renault, les représentants des services
de la conception et de ceux des ateliers de production se rencontrent régulièrement, pour
comprendre par exemple pourquoi les uns ne suivent jamais exactement les indications des autres.
Cela peut amener les concepteurs à prendre en compte dans leurs plans et projets les contraintes
et la pénibilité de certaines postures de travail, entraînées par l'emplacement de tel boulon. Le fait
d'être contractuellement responsable de son service à l'égard d'autres services, oblige à analyser
dans le détail les causes d'éventuels manquements aux contrats, mais aussi à analyser le
fonctionnement des services clients. Ce travail d'analyse peut impliquer un renforcement de
l'activité intellectuelle dans le travail, qui s'enrichit d'autant plus qu'il est confronté à une pluralité
de logiques.
Mais cette contractualisation peut aussi renforcer les rivalités entre services, en matière de
promotion et de carrière entre cadres par exemple où elle devient une nouvelle arme. Dans un
service d'études, la rédaction de tels contrats pour des produits en train d'être conçus exige
autant de temps que l'étude elle-même, et on y préfère les anciennes relations de confiance et de
solidarité. Ailleurs, on se cache derrière le contrat pour être à l'abri des imprévus, et l'ensemble de
la démarche qualité totale ainsi conçue peut aboutir à une rigidification de l'entreprise (Villette,
1989).
Or, cette relation de clients à fournisseurs est inconcevable sans la décentralisation des systèmes
comptables et des modalités de calcul des coûts, des délais et des défauts, sans la mise en place
d'autres systèmes comptables, et à commencer par le contrôle de gestion.
II I. LA DECENTRALISATION DES PROFITS
Pour mieux savoir ce que coûte chaque activité, et ce que rapporte tel moyen ou tel
investissement, et en même temps pour mieux responsabiliser chaque cadre à l'argent qu'il gère et
aux défauts qu'il contribue à générer, ont été créées dans bon nombre d'entreprises des <<unités
décentralisées>>, des <<centres de profit>>, ou même des <<unités élémentaires de travail>>.
Ces unités se voient chaque année attribuer un certain montant de finances à gérer, avec une plus
ou moins grande autonomie au sein de limites plus ou moins clairement négociées. Chaque unité se
voit ainsi assignée des objectifs hebdomadaires, mensuels ou annuels, et attribuer des moyens
correspondants, avec une tension entre objectifs et moyens destinée à renforcer la rentabilisation
de l'unité, de l'atelier, de l'usine. Les cadres soumis à cette tension affirment avec une boutade
que <<les objectifs sont décentralisé, les moyens sont centralisés>>. Cette attribution de plus de
responsabilités financières enlève donc aux nouveaux chefs d'unité des possibilités de résistance,
mais les met parfois aussi en position pour, avec leurs équipes, demander plus de moyens.
163
Ces tentatives de décentralisation n'impliquent donc pas nécessairement plus d'autonomie et de
champs de manœuvre pour les différentes unités de l'entreprise, ré-organisées en <<centres de
profit>> par exemple. Ce qu'on constate le plus souvent c'est que la décentralisation est précédée
et accompagnée par la mise en place de systèmes de contrôle de gestion, d'indicateurs et de
tableaux de bord informatisés, et de l'assignation d'objectifs draconiens à chaque unité,
permettant souvent beaucoup mieux qu'avant à la direction générale de suivre, au jour le jour, et
de très près, le fonctionnement effectif de ces unités, même si elles sont géographiquement très
éloignées. Décentraliser signifie alors littéralement que <<le centre descend sur place>>. Et c'est
au sein de nouvelles contraintes et limites fixées, que les unités sont <<autonomes>>.
II I.1. La définition des coûts interroge les outils comptables
Par <<coûts de qualité>> différents auteurs entendent à la fois les coûts imputables à une
mauvaise qualité, et les dépenses pour obtenir la qualité exigée (Juran, 1983), ou les dépenses
inutiles et réductibles (coûts évitables, coûts de non-qualité dûs aux rebuts, retouches, retards,
déclassements, ou au préjudice commercial), et les investissements visant à réduire ces coûts
(Hermel, 1989). Mais la définition de ces coûts est assez complexe, et oblige à tenir compte de
plusieurs paramètres à la fois. Les coûts de non-qualité ne sont jamais simples à calculer. En
abordant la question des coûts, les dirigeants d'entreprise s'aperçoivent qu'il y a ceux que l'on
connait et ceux que l'on ne connait pas, voire qu'on ne peut pas vraiment connaître. Autrement
dit, il y a des activités dont on ignore le coût, et des coûts dont on ignore la provenance. Les
coûts deviennent ainsi l'enjeu d'un savoir.
La qualité semble mettre en cause la fiabilité des systèmes de comptabilité et de gestion de
l'entreprise, ou du moins interroger et parfois mettre à mal leurs modes de répartition budgétaire.
Quand il s'agit de chiffrer la qualité, on s'aperçoit que les systèmes comptables sont des constructions relativement instables, et c'est ainsi qu'il peut arriver que les démarches qualité dans
une entreprise obligent celle-ci à changer de mode d'analyse et d'élaboration du budget. Les
systèmes de comptabilité étaient, par exemple, surtout destinés aux services des impôts ou pour
la présentation des résultats financiers aux Conseils d'administration, et ne permettaient pas de
savoir combien coûte tel ou tel défaut dans la production, ou plus généralement telle forme de
production comparée à une autre. C'est ainsi qu'on passe d'une comptabilité analytique à une
comptabilité par fonctions ou activités (Lorino, 1989).
164
Le chiffrage des coûts de qualité provoque un changement de relation et de regard vis-à-vis de la qualité et de l'entreprise dans son ensemble. Le chiffrage a des effets symboliques, comme le
montre G.Stora, qui a inventé la notion de <<coût d'obtention de la qualité>> (COQ), qui est la
<<somme des dépenses de prévention, d'évaluation et de défaillances>> exigée pour réaliser une
certaine qualité. L'usage de ce <<COQ>> est de <<sensibiliser la direction générale, car c'est une
mesure de la réserve de compétitivité>> (Stora/Montaigne, 1986).
Mais les chiffres concernant la qualité ne sont pas seulement mobilisateurs pour la direction de
l'entreprise, ils servent aussi à rendre tout le personnel attentif aux coûts et aux effets financiers
de ses tâches et des erreurs qu'il peut y commettre. Fréquemment on affiche ainsi dans les ateliers
de production, sur de grands tableaux bien visibles aux yeux de tous, le coût des erreurs de
livraison de pièces aux autres ateliers par exemple, qu'on peut représenter dans l'industrie
automobile en référence au prix des voitures. Cela oblige donc les financiers à adapter leurs calculs
aux pratiques particulières d'autres services, et peut être interprété comme une forme de partage
de ce qui était auparavant des secrets comptables. En même temps ces affichages peuvent servir
à stimuler la rivalité entre services, donner lieu à la création de <<challenges>> où il s'agira pour
chaque service de réduire autant que possible les coûts jugés inutiles.
II I.2. Les critères de rentabil ité déstabil isés
Quand le contrôle de gestion d'une entreprise ajoute aux contrôles habituels des contrôles
concernant les coûts de la qualité, ces derniers deviennent une contrainte supplémentaire qui
s'impose au personnel et renforce le pouvoir des services de gestion, allant à l'encontre d'une
sensibilisation négociée et auto-consentie à la qualité totale (Villette, 1989). Les logiques de
rentabilité générale à court et moyen terme de l'entreprise, telles que les directions et les
financiers les conçoivent, aboutissent régulièrement à la <<chasse aux tâches inutiles>>, et la
<<lean production>>, ou <<production dégraissée>>, implique aussi ce qu'on appelle avec mépris
les <<dégraissages>>, autrement dit les plans sociaux aujourd'hui synonymes de licenciement. La
qualité totale peut alors rimer avec chômage, entraîner des coûts sociaux considérables, et au sein
de l'entreprise, des pertes de savoir et de savoir-faire, des pertes dans les mémoires du travail,
irrémédiables.
165
Mais ces effets ne sont pas totalement inexorables, même si une énorme pression et des habitudes
de direction et de calcul de rentabilité ancestrales poussent dans ce sens. Car la révision des
systèmes comptables, la décentralisation et la relation clients-fournisseurs provoquent aussi une
déstabilisation de ces manières traditionnelles de gérer et de comptabiliser, et l'apparition de
nouveaux rapports de force où différents services, avec des intérêts contradictoires, se
confrontent sur la question de savoir ce qui, à moyen ou à long terme, est le moins coûteux ou le
plus rentable. Plusieurs auteurs donnent des exemples instructifs à cet égard, qui montrent que les
arguments financiers des spécialistes de la finance ne sont plus aussi solides qu'avant, et que la
confrontation des manières de calculer propres aux contraintes d'un directeur d'usine, d'un chef de
projet, ou de l'ensemble de l'entreprise, créée d'innombrables situations d'arbitrage entre plusieurs
approches, dont le résultat peut freiner certains licenciements, améliorer certaines conditions de
travail, et épargner des sommes considérables (Lorino, 1989; Midler, 1993; Clot, 1995).
Ainsi, suite à un accident ayant provoqué une grève sur une ligne de montage où l'on teste un
nouveau modèle, le directeur de l'usine, chargé notamment de la sécurité et du climat social, exige
qu'on modifie telle tôle qui, par moment, risque d'être coupante. Cette décision, dont le
financement incomberait à toute l'entreprise, coûterait 90 millions de francs. Le chef de projet
conclut après enquête que le port de gants protecteurs peut suffire, ce qui ne coûterait que 1
million de francs, répondrait aux demandes des ouvriers sur la ligne de montagge, mais serait
imputé sur le budget géré par le directeur de l'usine. C'est ce dernier projet qui, après d'âpres
discussions et l'arbitrage de la direction générale l'a emporté (Clot,1995, 67). Le même auteur
montre que du haut jusqu'en bas de l'échelle hiérarchique, cette confrontation à des situations
d'arbitrage, dans le domaine financier comme dans le domaine technique, devient de plus en plus
fréquente. Faut-il mieux tenter de gagner encore quelques minutes en rapidité d'une installation
robotisée, ou au contraire tout mettre en œuvre pour réduire les temps de panne, de plus en plus
longs avec des installations automatiques et informatisées ? Ne serait-il pas plus rentable à long
terme, et meilleur pour le climat social, d'aller moins vite sur les postes où il y a du danger ?
Même les opérateurs (ouvriers) sont de plus en plus confrontés aux situations d'arbitrage entre
qualité/quantité, maintenance/prévention, gestion/rapidité, court terme/long terme. L'efficacité
des nouvelles installations dépend de plus en plus de la résolution rapide, en cas de panne, de
véritables <<énigmes technologiques>>, et l'auteur en conclut que cela oblige les ingénieurs,
techniciens et opérateurs à échanger les informations entre eux, et implique une <<circulation des
connaissances qui débouche surtout sur un questionnement des circuits de décision et de
pouvoir>> (Clot, 1995, 70).
166
On peut en conclure que dans les démarches de réduction des coûts de qualité (et plus
généralement dans l'ensemble des démarches qualité) les coûts valent à la fois pour leur portée économique, et leur portée symbolique, mobilisatrice, contribuant ainsi à faciliter les projets de réorganisation de la production ou provoquant au contraire des résistances contre ceux-ci. Les
démarches qualité totale peuvent ainsi à la fois avoir pour effet une appropriation du savoir
concernant les coûts par les salariés non spécialistes de ces questions, et impliquer sur le plan
financier et de gestion de nouvelles contraintes procédurières, des pertes ou des gains de salaires
et de primes. Ceci a une conséquence extrêmement importante pour le <<statut>> qu'avaient les
chiffres, l'analyse de la valeur et de la rentabilité dans les entreprises. Ceux-ci passaient pour ce
qu'il y avait de plus incontestable, de plus sûr et solide, et les décisions prises au nom de la
<<nécessité économique>> étaient par un certain nombre de salariés admises comme une sorte de
fatalité. Or, avec cette interrogation concernant les systèmes de gestion, les <<chiffres>>
s'avèrent bien moins intangibles qu'ils n'y paraissaient. On comprend certains <<frissons>> que les
démarches de qualité totale font courir dans les dos des gestionnaires et des directeurs financiers !
Une telle mobilisation sur les coûts a aussi, pour les directions générales, ses inconvénients, car à
force d'intéresser les salariés aux problèmes de gestion, ceux-ci peuvent légitiment critiquer telle
ou telle dépense jugée non-rentable ou même <<somptueuse>> (exemple : construction d'un
nouveau siège social tout en marbre) voire aberrante (exemple : remplacement de machines
récentes par d'autres jugées encore plus performantes, mais dont la fiabilisation s'avère très
difficile).
Mais n'est-ce pas le jeu que les directions générales acceptent en principe de jouer en lançant de
telles démarches ?
IV. DE LA PARTICIPATION DENIEE A LA PARTICIPATION OBLIGEE
Les discours (à propos de la clientèle et de la qualité) annoncent et accompagnent des
changements organisationnels et techniques. Mais les effets que ces derniers produisent sur le
positionnnement et le vécu des salariés peut aussi contredire ces discours. C'est ainsi que les flux
tendus, commentés par un discours sur une plus grande adhésion au point de vue des clients,
condition d'un accroissement de la productivité, amènent au contraire des interrogations sur ce
point de vue des clients dont l'acceptation à-critique dégrade les conditions de travail.
167
La modification des systèmes de représentation des salariés au travail constitue l'une des
conditions qui facilitent et préparent les changements dans les rapports de pouvoir dans
l'entreprise. Et si ces interventions sont omniprésentes dans toutes les modifications
institutionnelles, organisationnelles et techniques introduites, elles existent aussi sous la forme
d'activités spécialisées dans l'argumentation, la rhétorique et la conviction, et dans des rituels
particuliers destinés à faire participer les salariés aux nouvelles orientations et à leur fournir un
ensemble de règles pour la conduite de leur existence dans l'entreprise. Les démarches de qualité
totale impliquent ainsi d'importants dispositifs de formation et même d'éducation du personnel, la
mise sur pied de groupes de travail et de discussion plus ou moins inspirés des cercles de qualité,
et proposent aux cadres et agents de maîtrise une nouvelle méthodologie d'encadrement : le
management. Cette dernière activité devient de plus en plus la préoccupation centrale dans la
qualité totale, comme en témoigne le <<management global par la qualité>>. Ce management vise
à faire des cadres les porte-parole voire les militants de la qualité, afin que les techniciens,
employés et ouvriers s'en sentent les <<entrepreneurs>>.
Par le biais du management, les démarches de qualité totale sont en train de sortir d'une
préoccupation centrée sur la qualité, et débouchent sur les questions de la culture et du pouvoir
dans l'entreprise. Car le thème de la participation met au centre des soucis des dirigeants et
pilotes des démarches qualité, l'enjeu de l'adhésion et des résistances du personnel, qui se pose
dans les termes suivants : comment combiner la subordination maximale aux exigences de conformité aux prescriptions données et de productivité, avec l'investissement maximal de l'imagination et de l'intelligence des salariés au service des objectifs fixés ? Posés en ces termes, les discours sur la participation, la responsabilité et la transparence,
n'apparaissent plus comme contradictoires aux exigences d'une productivité accrue, mais au
contraire comme subordonnés à celle-ci. IV.1. La qualité totale, c'est aussi un discours
Les notes de service, les directives et les ordres donnés, les journaux d'entreprise, les logiciels et
fichiers informatiques, les tableaux de bord, le bouche-à-oreille et les rumeurs, mais aussi les
silences lourds de secrets et de menaces (de licenciements et de restructurations) structurent les
pratiques et les conduites du personnel. Le terrain du discours est un terrain spécifique, car la
contrainte technique, hiérarchique et économique seules ne suffisent pas pour que les salariés
travaillent effectivement. Pour suivre une directive, il faut aussi penser qu'elle est plus ou moins
inévitable et normale, qu'elle est justifiée et se tient, ou n'avoir pas d'autres arguments à lui
opposer.
168
Or, quand un nouveau domaine est crée, comme celui de la qualité totale, les dirigeants et les
cadres n'ont pas tout de suite les arguments discursifs disponibles pour occuper, face à toutes les
interrogations et résistances qui ne vont pas manquer de se manifester, ce terrain en partie en
friche. L'un des représentants de l'industrie automobile que nous avons interviewé nous l'a dit
d'une façon tout à fait explicite : <<au début, quand on a commencé à penser à la démarche
qualité totale, on n'avait pas de discours sur la qualité. On ne savait rien dire sur la qualité. C'est
pourquoi on a lu des livres, et qu'on est allé voir dans une vingtaine d'autres entreprises pour
savoir ce qui s'y passait>>. Et depuis qu'un Institut de la qualité est mis en place dans l'entreprise,
son directeur définit celui-ci comme <<une usine à fabriquer des messages sur la qualité>>.
Ces discours doivent être à la fois généraux et spécifiques. Généraux, car il s'agit de donner une
consistance au thème de <<la qualité>>, de dire ce qu'on entend par qualité en général, comment
celle-ci s'oppose à la non-qualité, aux défauts des produits et aux erreurs de fabrication, en quoi
les démarches qualité se distinguent d'autres démarches lancées ces dernières années dans les
entreprises. Mais spécifiques, car chaque service, chaque activité, chaque agent, doit disposer
d'une panoplie de mots qui le concernent lui, son poste de travail et <<ses>> produits tout
particulièrement. Tout en étant tous concernés par la démarche générale, chacun ne peut être
mobilisé que dans la mesure où il voit en quoi ça peut aussi intéresser et éventuellement enrichir
son propre travail.
L'élaboration de tels discours, pour laquelle on fait souvent appel à des consultants en qualité ou
des spécialistes de la communication, débouche sur des synthèses consignées dans des slogans,
des devises, de courts documents remis à l'ensemble du personnel, ou des Chartes Qualité. Celle
de la Régie Renault de 1988 disait par exemple en six points notamment ceci : <<1. La qualité
totale est la démarche économique et sociale de Renault, ses fournisseurs et son réseau, pour
élaborer et proposer à ses clients des produits et des services compétitifs, désirables et
satisfaisants. 2. La qualité totale est une priorité majeure. Condition déterminante du succès
économique et commercial de l'entreprise, elle inspire nos comportements et structure notre
organisation. 3. Avec rigueur et détermination, chacun de nous, à sa place et dans son métier,
dans ses actes et décisions, s'impose l'erreur zéro : la conformité à la prestation demandée, son
coût et son délai>> (Guilain, 1991, 103).
Résolument volontariste, cette Charte ne dit pas ce qui devrait être, mais ce qui d'après-elle est
déjà, car bien que la démarche de qualité totale a mis des années à s'étendre, avec des avancées
et des reculs, à l'ensemble de l'entreprise (et ce processus n'est aujourd'hui pas considéré comme
terminé), bien que bon nombre de salariés résistent à sa philosophie, la charte affirme que la
démarche inspire de fait leurs comportements et structure de fait l'organisation. Elle dit à la place
des salariés ce que ceux-ci sont censés être.
169
De telles chartes proposent à tous les services d'une entreprise un certain nombre de principes
généraux dont l'encadrement local peut s'inspirer pour élaborer ses propres messages, adaptés aux
spécificités de l'activité et du personnel. Et c'est ainsi que les entreprises dans lesquelles se
mènent des démarches de qualité totale se couvrent de panneaux, d'affiches et de messages, qui
littéralement occupent le terrain et surtout l'esprit du personnel. Ces messages font loi, car ils
affirment ce que la réalité de l'entreprise est selon la direction générale, et même si le personnel
n'est pas d'accord, même s'il voit que la direction se trompe ou ne dit pas la vérité, cette loi est
de fait sa référence.
IV.2. Des formations éducatives
Mais il ne suffit pas de lire ou d'afficher des messages pour que la terminologie et les slogans
proposés soient effectivement appropriés, à commencer par l'encadrement qui est chargé de
relayer les discours de la direction générale. L'encadrement reçoit des formations, souvent de la
part de consultants en qualité, et une fois formé va être lui-même chargé de former le reste du
personnel. Dans ces formations, on apprend à manier les différents <<outils de la qualité>>, utilisés
notamment dans les cercles de qualité, comme les techniques du <<brain storming>>, les
histogrammes, le <<diagramme de Pareto>>, la <<roue de Deming>>, l'analyse des défaillances et
des modes de défaillance, mais aussi plus généralement des outils de gestion comme l'analyse
fonctionnelle ou l'analyse de la valeur, et des techniques d'organisation du travail comme le
<<TPM>> (Total Productive Maintenance).
Ces formations ont donc des supports en méthodes et en techniques, voire en connaisances
scientifiques. Mais leur visée est explicitement éducative, car il s'agit de changer à long terme les
mentalités du personnel, de créer de nouveaux états d'esprit, et de convaincre du bien-fondé des
principes de la qualité totale, comme le disait le directeur de la qualité de la Régie Renault en 1988
: <<L'éducation implique la modification profonde et durable des comportements de chacun
d'entre nous. Elle ne peut être dispensée seulement par des éducateurs. Elle passe avant tout par
la hiérarchie, autrement dit par vous-même et engage aussi la maîtrise, c'est-à-dire vos propres
collaborateurs. La formation (l'acquisition ou le perfectionnement de connaissances et de savoir-
faire) sera dispensée par des formateurs compétents dont cest le métier. Cet effort d'éducation et
de formation sera mis en œuvre dès cette année. Il se concrétisera par la mise en place d'un
Institut Renault de la qualité, lieu de réflexion, d'éducation, de formation et de recherche ouvert
aux techniques et philosophies de la qualité>>. (Guilain, 1991, 105).
170
Cadres et agents de maîtrise, plus ou moins volontaires, sont ainsi formés et en quelque sorte
<<rééduqués>>, car leur rôle dans l'entreprise est amené à changer. Tout comme les ouvriers
chinois, pendant la Révolution culturelle en Chine, étudiaient la philosophie et les écrits de Marx et
de Mao Zedong sur leur lieu de travail, l'encadrement étudie P.B.Crosby, J.M.Juran, W.E.Deming,
M.Imaï et d'autres penseurs de la qualité totale. Les agents de maîtrise, si leur poste n'est pas
supprimé par les réductions dans l'échelle hiérarchique, doivent devenir de plus en plus des
<<animateurs>> d'équipes, et non des techniciens et des surveillants. Ils doivent apprendre à
discuter et à convaincre à leur tour. Dans ces formations ils acquièrent donc tout un nouveau
savoir sur l'entreprise, un autre regard sur la production, qui comprend des éléments des sciences
sociales et humaines, à propos des connaissances sur les comportements, la <<résistance au
changement>>, les motivations humaines, le management. Et même si ces formations sont
souvent décriées pour leur volonté d'endoctrinement (ce qui n'est pas faux), l'encadrement peut
aussi y trouver des savoirs lui permettant de mieux comprendre les enjeux de son propre travail, et
y rassembler des éléments pour élaborer de nouvelles stratégies de commandement.
L'encadrement constitue donc un enjeu très important de ces formations, car il est la première
<<strate>> de l'entreprise à convaincre, qui sera chargée à son tour de convaincre le reste du
personnel. Par ce biais il s'agit de créer un langage commun à toute l'entreprise, des mots de passe sur lesquels tout le monde s'entend, et il va s'agir donc de remplacer les vocabulaires courants,
spécifiques à tel ou tel corps de métier, par un vocabulaire nouveau, commun à tous les métiers.
Car les discours sur la qualité ne tombent pas dans une absence de langage, ils se heurtent au
contraire aux langages déjà existants, qu'il s'agit de modifier et parfois de faire disparaître.
Un auteur donne des exemples particulièrement significatifs de ces tentatives de transformation
des vocabulaires : <<Pour actionner l'alimentation de tel ou tel produit à conditionner, les
conductrices disaient : <<Tirer la queue>>. Elles devront dire : <<Ouvrir la boîte à volet
directionnel>>. La pièce recevant ce produit, elles la dénommaient <<le bol>>, elles devront
l'appeler <<le goulet d'approvisionnement>>>>. Et au lieu d'appeler tel outil, monté sur ressorts,
<<le branleur>>, elles devront l'appeler <<le secoueur>> (Clot, 1995, 29). L'auteur commente
<<Notons toutefois la volonté et l'illusion de vouloir susbstituer un <<langage de machine>> au
langage élaboré par les femmes et les hommes qui mettent ainsi en mot leurs actes et leur
histoire. Prise à la lettre, une telle orientation de formation conduirait tout droit à une
désubjectivation des salariés>>. Ces derniers néanmoins ne s'y plient pas, et de retour dans
l'atelier gardent les anciens termes empreints de métaphores sexuelles, par lesquels ils
construisent un rapport d'intimité avec les machines et leur travail. Mais n'est-ce pas justement
cette intimité qui, aux yeux des promoteurs des démarches qualité, fait obstacle à la
<<transparence>> des gestes et paroles des salariés ?
171
Par les mots, les sujets s'approprient leur lieu de travail, leurs relations avec les collègues et leur
hiérarchie, et construisent ainsi un monde à eux. La dimension symbolique, invisible à l'œil, crée
dans les entreprises des espaces tout aussi fortement structurés que les espaces en ciment, avec
leurs cloisons, leurs appartenances et leurs exclusions. Parler et rire de son travail, et des
consignes en matière de qualité, c'est une façon de les supporter, une manière d'affirmer <<on est
contraint d'accepter, mais on n'en pense pas moins>>.
IV.3. Les cercles de qualité, ou les paradoxes de la participation
S'il n'y a pas dans toutes les entreprises de service spécialisé dans les questions de qualité, toutes
par contre connaissent l'existence de groupes de réflexion et d'action, de comités de pilotage, de
clubs qualité, de groupes d'innovation et d'autres formes collectives d'intervention sur les
questions concernant la qualité. Et ces structures ont toutes une référence, acceptée ou rejetée :
les <<cercles de qualité>> : <<Petit groupe permanent et homogène constitué de 5 à 10
volontaires appartenant à une même unité organique (atelier, bureau, service, laboratoire, réseau
de vente) ou ayant des préoccupations professionnelles communes. Animé par le plus proche
responsable hiérarchique direct, et agissant en liaison avec un faciliteur, le cercle se réunit
régulièrement afin d'identifier, analyser et résoudre les problèmes de son choix concernant la
qualité, la sécurité, la productivité, les conditions de travail, etc., que les membres rencontrent
dans leur propre activité. Ils élaborent une solution grâce à l'application d'une méthodologie très
précise de résolution de problèmes en groupe incluant l'usage d'outils appropriés. Les membres du
cercle contrôlent la validité de cette solution, la soumettent pour décision aux responsables
concernés, en suivent l'application et les résultats. Ils sont appelés périodiquement à présenter
leurs travaux à la direction>> (Afcerq, 1987).
Un certain idéal égalitaire traverse les cercles de qualité, chacun étant censé contribuer à la mesure
de ses moyens à la réussite de l'ensemble. Le terrain des décisions à prendre se déplace, ce n'est
plus seulement en fonction du statut hiérarchique qu'une prise de position est considérée comme
étant valable et juste, mais en fonction de l'opinion majoritaire du groupe, de ce qui recueille la
plus grande adhésion, et des compétences nouvelles exigées pour animer le cercle et trouver des
solutions originales à certains problèmes.
172
Dans ces cercles peut s'esquisser le remplacement partiel de certaines compétences statutaires,
par des compétences liées aux savoir-faire exigés à tel ou tel moment du travail en commun. C'est
là un autre aspect de la <<menace>> qu'aussi bien l'encadrement, la maîtrise, que certains agents
d'exécution, chacun de leur point de vue, peuvent ressentir. Pour d'autres au contraire, c'est là un
aspect des espoirs de changement que ces cercles amènent. Car si les uns y critiquent une
<<japoniaiserie>> selon les termes d'un dirigeant interviewé à ce propos, ou une <<survivance
soixante-huitarde>>, les autres voient dans ces mêmes références au contraire des mérites. Ce
sont ces investissements contradictoires qui en expliquent probablement le succès persistant *.
Succès qui n'exclut pas l'essoufflement de ce type de groupes de travail, une désaffection des
participants, et de fortes critiques de la part des organisations syndicales qui y voient un moyen
pour les concurrencer sur le terrain des demandes de changement en matière de conditions de
travail. Certains de ces syndicats y voient clairement un terrain de la <<collaboration des
classes>>, une sorte de nouvelle variante, à l'intérieur des entreprises et sur fond de crise et de
chômage, de <<l'union sacrée>>. Et en effet, les cercles de qualité ne font ni de l'autogestion, ni
ne sont des conseils ouvriers. Dans les années 60, la participation fut un mot d'ordre de de Gaulle,
et les salariés sont invités à venir sur un terrain qui n'a pas été choisi par eux, non à en inventer un
autre.
Mais si la participation signifie littéralement que les salariés sont invités à jouer un jeu dont les
règles sont déjà écrites (et c'est bien ainsi que l'entendent la plupart des chefs d'entreprise), ou à
<<dire leur mot>> sur des décisions déjà prises, les salariés, eux, l'interprètent différemment et lui
donnent des vertus qu'il n'a que parce qu'eux les lui donnent. La participation suscite ainsi l'espoir
d'une co-opération, d'un travail en commun, voire d'une co-organisation de l'entreprise, les salariés
ayant l'idée qu'enfin la direction va entendre et prendre en compte leur point de vue à eux. Si l'on
comprend cette double signification de la participation, bon nombre de choses qui semblent
incohérentes dans cette dernière ne le sont plus.
* H. Sérieyx, après avoir été l'un des apôtres des cercles de qualité qu'il appellait en 1984 "l'un des leviers les plus incitateurs de transformations profondes de l'entreprise" semble considérer aujourd'hui qu'il s'agit de "petits bidules destinés à faire comprendre aux managers l'intérêt de la qualité totale", d'après le journal Le Monde, 1/07/90 : "La revanche de la qualité totale".
173
Cette participation crée d'autres conditions de travail à côté de celles qui existent déjà, elle
représente un autre travail, qui peut être aussi contraignant que le travail habituel. Ces dispositifs
participatifs servent aussi à occuper les esprits. Ainsi avons nous pu constater, dans une filiale
française d'une entreprise japonaise, où par ailleurs l'organisation du travail était relativement
classique, qu'on y changeait sans arrêt de projet en matière de qualité, qu'on y inventait sans arrêt
de nouveaux programmes, et que les salariés ne savaient plus <<où donner de la tête>> et
n'arrivaient jamais vraiment à se <<faire>> à leur poste de travail, qui changeait lui aussi
fréquemment. Certains auteurs montrent aussi qu'au moment où ces cercles se réunissent, sur le
temps de travail, ceux qui n'y participent pas ont deux fois plus de travail (Linhart, 1995, 60).
L'effet peut être très important pour la direction générale d'une telle entreprise : garder
constamment l'initiative, indiquer de nouvelles directions, et empêcher les salariés de trouver la
leur.
IV.4. Le management : cadres militants et ouvriers entrepreneurs
Ces formations, politiques de communication, cercles de qualité et autres dispositifs participatifs
reposent tous sur l'importance des dimensions sociales, du <<vécu>> et des discours dans le
fonctionnement quotidien de l'entreprise. Le nouveau rôle de l'encadrement c'est d'intervenir en
connaissance de cause sur ces dimensions, de les organiser et de les orienter dans la perspective
des objectifs des démarches qualité. Le management est la méthodologie d'encadrement qui lui
est proposé à cet effet.
Ce management peut être défini, en se référent à Michel Foucault, comme une <<technologie
politique>> (Foucault, 1975) : il s'agit d'un dispositif organisateur de discours qui guident des
actes, d'un savoir inscrit dans des techniques verbales et mentales, qui produit du pouvoir. Le
management propose aux cadres des connaissances sur leur activité, des méthodes d'organisation
de celle-ci (mener un entretien, oraniser une réunion, préparer une sanction), une conception de
l'entreprise et une éthique, qui leur fournissent pas à pas les règles à respecter pour encadrer. Il
fait des cadres des salariés ayant à travailler de manière exemplaire, pour servir aux autres
d'exemples. Il repose sur l'idée que du haut jusqu'en bas de l'entreprise, on n'a à faire qu'à des
personnes, fonctionnant toutes selon des mécanismes analogues, ceux d'en haut servant de
modèle à ceux d'en bas.
174
Encadrer devient avec le management une activité rationalisée, utilisant sciemment certains
moyens (sanctions, récompenses, discours) pour aboutir à des fins (améliorer la qualité dans une
équipe par exemple). C'est aussi un moyen pour accentuer la pression sur les cadres et agents de
maîtrise, censés ne pas compter leur temps pour être les meilleurs et les plus forts. Mais à côté de
ces aspects discursifs du management, celui-ci comporte un soubassement institutionnel et
organisationnel, qui implique souvent une diminution de la ligne hiérarchique, avec les suppressions
des emplois de l'encadrement intermédiaire qui en résultent. Ce soubassement comprend aussi de
nouvelles formes de gestion du personnel et une individualisation des salaires et des primes
donnant une consistance financière aux discours sur l'adhésion aux objectifs.
Combiné aux démarches qualité, le management propose aux cadres et agents de maîtrise des
formations et des livres, des formulaires et des brochures, qui visent à en faire les promoteurs
actifs des démarches. Certains de ces textes relèvent à la fois d'un discours militant, suggérant
aux cadres de se comporter comme les <<engagés>> qui interviennent sur les différents fronts de
l'entreprise, et d'un discours prosélytique, présentant ces cadres comme les <<croisés>> de la
qualité totale, vers les lendemains qui chantent, vers le progrès continue, l'amélioration
perpétuelle. L'objectif final étant la <<satisfaction totale>> des clients, sorte de version sublimée
de l'extase et de la parousie.
Bon nombre de cadres trouvent dans le management un moyen pour se sentir plus assurés dans
les confrontations parfois dures avec le personnel qu'ils encadrent, mais y voient aussi l'espoir de
relations plus détendues et compréhensives à l'égard de ce personnel. Mais il provoque chez eux
aussi des résistances, car leurs nouvelles responsabilités en matière de gestion, les effets des
réorganisations du travail comme celle du flux tendu qui se font aussi sentir dans les bureaux, et le
management qui conduit lui aussi à intensifier le travail des cadres, les amènent à contester en
partie ces nouvelles organisations et parfois à se mettre en grève. Dans telle usine automobile, les
chefs des petites unités décentralisées (anciens contremaîtres) renforcent leur connivence avec
les opérateurs, car ils estiment ne pas avoir tous les moyens et être obligés contre leur gré de
<<presser>> plus le personnel. Ils ont de nouvelles responsabilités, mais les salaires et les
classifications ne les prennent pas en compte. Certaines organisations syndicales, comme la CGT,
s'affirment contre les formations de l'encadrement aux cadres, qui en font d'après elle des
<<propagandistes et des manipulateurs>>. Des cadres ainsi formés sont en effet plus que les
autres capables de contrer les délégués syndicaux sur leur propre terrain. D'autres syndicats,
comme la CFDT, sont pour de telles formations, car ils sont pour une participation de
l'encadrement à la gestion.
175
Si donc le management global par la qualité interpelle l'encadrement en <<militants de la qualité>>,
avec un succès inégal, ces mêmes démarches invitent le personnel employé et ouvrier à se
positionner comme les <<petits entrepreneurs>> de la grande entreprise. La notion de personnel
<<d'exécution>> est critiquée, un enrichissement des tâches est proposé, chaque opérateur est
responsabilisé à certains des aspects qualité de son travail. Une partie de la maintenance, enlevée
aux ouvriers professionnels hautement qualifiés, est attribuée aux opérateurs. Mais cette
polyvalence ne modifie pas nécessairement la forte orientation taylorienne et prescriptrice de leur
travail, plus fortement qu'avant soumis aux cadences. La polyvalence peut n'être qu'une tâche de
plus, qu'une contrainte supplémentaire, qui n'amène en rien un accroissement de la partie
intellectuelle du travail. C'est ainsi que par le biais de systèmes électroniques d'auto-contrôle de la
conformité des pièces aux prescriptions, les ouvriers d'une usine déjà décrite voyent leur charge
de travail s'accroiître et leur stress augmenter, car on peut désormais les sanctionner chacun pour
des défauts sur lesquels ils n'ont pourtant guère de prise : ce sont les régleurs qui ajustent les
machines, et le système de contrôle lui-même n'est pas toujours fiable car il faut savoir l'appliquer
aux bons endroits (qui changent selon les pièces produites) et lui-même se dérègle sans qu'on s'en
aperçoive nécessairement (Linhart, 1995, 57). Cet auto-contrôle est assorti d'un système
d'avertissements, de suppression de primes et de mises à pied.
Pourtant, certains ouvriers peuvent en tirer profit, adhèrent aux discours sur la qualité, s'estiment
plus responsables et se conduisent comme des battants. L'effritement des anciennes solidarités
qui en résulte et le <<chacun pour soi>> concommitant, ne déplait pas à tous. Et du point de vue
à court terme de la productivité, l'angoisse et la peur qui caractérisent désormais une partie du
personnel de l'usine finissent par briser apparemment les dernières résistances, ce qui est aussi
une réussite. Mais comme les auteurs le montrent aussi, cela provoque par contrecoup des
comportements préjudiciables à la conformité des pièces aux prescriptions : des consignes sont
mal passées d'une équipe à une autre, des zizanies se forment, des rebuts réapparaissent. Avec
comme réaction en retour un renforcement des contrôles, un système de notation individuelle de
chacun, un affichage individualisé des résultats, etc. (Linhart, 1995, 59).
Dans les entreprises où existent des organisations syndicales, ces modifications dans la répartition
des responsabilités rencontrent elles aussi leur opposition, puisque les ouvriers professionnels
auxquels est enlevé une partie de la maintenance forment la base traditionnelle de recrutement
des militants syndicaux et qu'à terme, elles affaiblissent les collectifs de travail et les solidarités
sur lesquels le syndicalisme était construit. Cette réorganisation comporte donc elle aussi une
dimension politique et idéologique car elle modifie, avec les discours managériaux, les systèmes de
représentation et les rapports de pouvoir existants dans l'entreprise.
176
On le voit : la mise en œuvre d'une démarche de qualité totale, loin d'être un voyage tranquille sur
une grande autoroute, est au contraire une aventure sur des chemins semés d'embuches. Ce sont
des interventions dans des rapports de force, qui en font une entreprise nécessairement
stratégique.
V. L'ENTREPRISE STRATEGIQUE EN PRISE SUR LA SOCIETE
V.1. La qualité, une stratégie parmi d'autres
Les démarches de qualité totale se répandent dans les entreprises par avancées mais aussi en
reculant. De longues années peuvent s'écouler avant qu'elles atteignent toutes les unités d'une
entreprise, pendant lesquelles on tire les leçons des expériences passées pour constater parfois
qu'elles n'ont pas du tout produit les résultats escomptés. Les dirigeants, quoi qu'ils en pensent
parfois eux-mêmes, ne sont pas des surhommes, ils ne peuvent pas balayer d'un revers de main les
résistances qu'ils rencontrent même au sein de leurs propres comités de direction, de la part des
baronnies qui se sont formés de longue date dans l'entreprise. Des enjeux de carrières, des luttes
d'influence, les divers corporatismes, mais aussi les désaccords sur les analyses de la situation de
l'entreprise et les stratégies à suivre, infléchissent constamment les projets les mieux pensés et
les plus généreux. Ce n'est qu'à la faveur de rapports de force particulièrement opportuns, que des
démarches d'une telle ampleur peuvent s'imposer petit à petit.
Elles produisent toutes sortes de conséquences inattandues au départ, ou non annoncées dans les
premiers discours et projets. Des installations coûteuses, dont on espérait une diminution des
rebuts, peuvent s'avérer défaillantes et bien moins rentables que prévues. Voulant éliminer une
partie du <<facteur humain>>, celui-ci s'avère indispensable pour réussir la fiabilisation des
installations et réparer les pannes à répétition, souvent difficiles à comprendre. Les discours sur les
ressources humaines, dont on affirmait la valeur irremplaçable pour l'obtention de la qualité à
chaque instant de la production, sont battus en brèche par les licenciements décidés en cours de
route. La découverte de nouveaux procédés de fabrication, une guerre des prix imprévu de la part
d'un concurrent, une OPA sur l'entreprise et des dissensions à la tête du conseil d'administration,
peuvent soudain rendre les démarches patiemment mises en place caduques voire dérisoires par
rapport à d'autres moyens d'accroître la productivité et les bénéfices. Et il arrive ainsi que les plus
haut placés des promoteurs des démarches soient eux-mêmes remerciés.
177
Les métaphores sur la guerre économique ne sont pas que des mots pour mobiliser les salariés. Si
comme le disait Clausewitz la guerre est la politique continuée par d'autres moyens, et si la
stratégie, toujours selon le même auteur, est l'usage d'une série de combats aux fins de cette
guerre, les dirigeants se situent, avec l'entreprise qu'ils manœuvrent, sur un champ de bataille
dont ils ne contrôlent pas toutes les données (Clausewitz, 1989). Au sein de l'entreprise, les
démarches qualité lèsent bon nombre d'intérêts existants, et provoquent nécessairement des
résistances multiformes. Mais dans cette guerre, les démarches qualité ne constituent qu'une arme
parmi bien d'autres, souvent plus efficaces. Bon nombre de grandes ou moins grandes entreprises
n'ont d'ailleurs pas de démarches de qualité totale (le groupe Peugeot par exemple), ce qui ne les
empêche pas de produire des produits concurrençant efficacement ceux des entreprises qui en
ont.
La qualité finale des produits n'est pas la fin ultime des démarches qualité, qui ne sont elles-
mêmes qu'un moyen parmi d'autres pour accroître la rentabilité globale de l'entreprise en
renforcant l'emprise des directions sur les unités de production et l'influence de l'entreprise sur le
marché, donc sur sa clientèle. Ce qui est recherché d'une manière qui semble dominante, tant dans
la littérature existante les exemples qui montrent le contraire sont minoritaires, c'est la conformité des gestes et attitudes du personnel à ce que ceux qui le dirigent et encadrent exigent de lui. Et
cela non seulement au sein des grandes entreprises, mais aussi chez leurs sous-traitants, où la
pression sur les salariés est ainsi redoublée. C'est cet enjeu de pouvoir qui se trouve au cœur des
démarches de qualité totale, d'où l'insistance dans celles-ci sur l'importance du management.
V.2. Une stratégie qui en rencontre et provoque d'autres
Les démarches de qualité totale ont donc un objectif à la fois idéologique et politique, qui
concerne l'encadrement, les techniciens et les opérateurs. Idéologique, car il s'agit d'assujettir
l'ensemble du personnel à de nouvelles figures symboliques, faisant des uns des animateurs voire
des militants, des autres de petits entrepreneurs. Politique, car ce qui est en jeu c'est le pouvoir
dans l'entreprise, c'est la capacité de la direction à mener l'entreprise là où elle veut qu'elle aille.
Or, parler d'idéologie, et non de culture d'entreprise, c'est rappeler que ces nouveaux systèmes de
représentation, que les nouveaux discours, qui rencontrent des adhésions résignées mais aussi
enthousiastes d'une partie non négligeable des salariés, se heurtent aussi à d'autres qui existent
déjà, et provoquent en retour le développement de nouvelles orientations où s'esquissent de
nouvelles capacités de résistance. Des organisations syndicales naguère souvent uniquement
hostiles commencent à s'intéresser à ce nouveau terrain, et à y esquisser des stratégies. Même si
dans la conjoncture actuelle où le chômage pèse si lourdement, ces résistances ne se manifestent
guère ouvertement, il est tout à fait probable qu'un jour, les salariés prennent au mot les discours
qui leur sont tenus pour exiger en leur nom de <<vraies responsabilités>> et une <<vraie
participation>>, donc développer des revendications effectivement anti-tayloriennes. Il semble
178
ainsi assez logique que ces démarches qualité provoquent l'apparition de revendications
qualitatives !
Nous avons en effet montré que ces démarches, même si elles comportent de manière dominante
des tendances qui reproduisent le taylorisme et l'implantent même dans des domaines comme le
travail d'encadrement et les rituels participatifs, sont traversées aussi par des éclairs de mise en
cause du taylorisme. La différence entre qualité <<totale>> et qualité <<globale>>, l'accent mis
ces dernières années sur le management, témoignent d'un déplacement dans les préoccupations,
de la découverte que quelque chose d'autre que la qualité finale des produits et des services était
en cause, qui concerne en dernier ressort les dimensions sociales œuvrant partout dans
l'entreprise. Des résistances se forment ainsi non pas malgré, mais grâce aux démarches qualité, et
instruites par elles. Car si leurs formations et leurs injonctions sont idéologiquement orientées,
elles produisent pourtant aussi des effets de savoir. Les entreprises où ces démarches se
pratiquent fonctionnent comme d'immenses laboratoires d'idées, où sont brassées toutes sortes
de projets. A force de tenter de convaincre des salariés récalcitrants, mais aussi d'écouter malgré
tout leurs points de vue, ceux qui voulaient les rééduquer sont parfois rééduqués à leur tour. A
force de constater que des directions tendaient toujours à revenir dans les vieilles ornières, un
certain nombre de consultants en qualité commence même à penser que les résistances à d'autres
manières de produire se trouvent avant tout en haut des entreprises.
V.3. L'impossible transparence
Ces stratégies de qualité totale sont donc efficaces, car elles produisent toujours des effets. Une
partie de ces effets sont ceux que les directions recherchent, en termes de renforcement de leur
pouvoir et d'adhésion du personnel. Il y a toujours encore des volontaires pour les cercles de
qualité, des salariés sont à chaque fois prêts à recommencer, à y croire quand même, à s'investir.
Certains d'entre eux peuvent y trouver des bénéfices, sortir de la monotonie de leur travail,
devenir animateur ou faciliteur qualité, obtenir une promotion individuelle. Les différentes
catégories de salariés ne sont pas homogènes et des concurrences internes souvent vives les
tiraillent, que les démarches qualité ravivent. Sans forcément penser que cela soit l'un des buts
poursuivis, on peut tout de même constater que ces démarches qualité provoquent des effets qui
obéissent à la devise diviser pour régner.
179
Mais ces divisions mêmes, en se situant sur le terrain de la qualité, obligent les salariés à se poser
de nouvelles questions. En cherchant à utiliser leur inventivité, leur vécu au travail, leur créativité
bref leurs idées sur des manières différentes de travailler, les démarches qualité les incitent à se
demander pourquoi et pour qui ils travaillent, à analyser leur propre travail et leurs relations avec
les collègues, à réfléchir sur les caractéristiques mêmes des produits proposés aux
consommateurs. L'encadrement, en partie réticent à se comporter en militant de la qualité, se
pose des questions sur le bienfondé et l'intérêt de son adhésion aux objectifs de la direction
générale, et donc de sa séparation d'avec les autres catégories de salariés. Des questions sur la
société dans son ensemble pénètrent ainsi dans l'entreprise, ce dont témoigne la notion de
<<l'entreprise citoyenne>> qui a fait son apparition il y a quelque temps.
Le personnel a donc beau employer les mêmes mots que ceux des promoteurs des démarches
qualité, le sens des mots ne sera jamais le même puisqu'il s'inscrit en référence à des situations de
travail et des positions hiérarchiques dans l'entreprise qui sont radicalement différentes. On a beau
repeindre les locaux, on a beau enlever tous les points obscurs, les stocks et même les murs, pour
créer l'impression d'une entreprise transparente, elle ne pourra jamais l'être. Tel manager, à la
suite d'T.Ohno, a beau vouloir <<gouverner par les yeux>> dans une entreprise où il croit pouvoir
tout voir, tout observer, il oublie à l'instant même où il l'affirme que cette transparence est
unilatérale et n'enlève rien à l'opacité des rapports entre dirigeants et dirigés, vivant dans deux
mondes qui s'opposeront toujours à leur compréhension mutuelle et au langage commun. Les
dirigeants ont beau parler de promotion sociale, de responsabilisation et de participation, ils
n'empêcheront pas que les salariés entendent charges supplémentaires, renforcement des
contrôles, augmentation des possibilités de sanction, de stress et de peur. Quand on affirme
vouloir gouverner avec les yeux, on se situe sans nécessairement le vouloir dans la position du
surveillant du Panopticon, pouvant voir dans toutes les cellules sans être vu (Foucault, 1975).
V.4. Qualités, consommateurs, salariés : des enjeux transversaux
Est-ce que la fiabilité, la sécurité, la solidité des produits mis sur le marché s'accroit, grâce à ces
démarches de qualité totale ? D'un côté, certainement : les voitures de Renault ont des succès sur
l'exigeant marché allemand, le nombre de pannes des produits électroménagers diminue, les jouets
provoquent probablement moins d'accidents, encore qu'il n'y ait guère de statistiques précises là-
dessus. Dans les entreprises où ces démarches sont menées, on peut effectivement constater des
diminutions du nombre de rebuts. Mais est-ce la raison première des succès commerciaux ?
180
De plus, les liens directs entre démarches de qualité totale et cette baisse des rebuts ne sont pas
toujours simples à établir. On peut aussi constater que des améliorations sensibles de la fiabilité de
certains produits ont lieu dans des services non directement concernés par ces démarches, avec à
leur tête des chefs réticents, alors que là où elles ont été pratiquées avec zèle, quand un chef y
voyait une opportunité pour sa carrière, on peut constater une baisse des performances (Villette,
1989). Si pendant un temps le nombre de rebuts diminue sous l'effet d'actions draconiennes, ces
mêmes actions produisent aussi petit à petit des conflits entre équipes et des attitudes de peur au
travail qui font remonter le nombre de défauts (Linhart, 1995). Les dirigeants d'entreprise eux-
mêmes se posent ces questions, et ne sont pas toujours convaincus de l'efficacité de ces
démarches. Le Mouvement français pour la qualité, conscient de ce type de problèmes, les a mis
comme thème à l'ordre du jour de ses assises pour la recherche en qualité de 1995. Quelle
efficacité ont donc ces démarches de qualité totale ?
Nous avons montré que cette efficacité est multiple et contradictoire, et que ce qui était une
qualité pour les directions générales, pouvait provoquer une détérioration de la qualité de la vie au
travail de bon nombre de salariés.
Les clients dans les commerces, magasins et supermarchés ne sont pas par nature exigeants, et
leurs exigences sont très différentes selon leurs catégories sociales d'appartenance. S'ils
deviennent de plus en plus exigeants, c'est sous l'influence des offres de service qui leur sont
faites et des critiques que les entreprises concurrentes s'adressent les unes aux autres. Mais si les
uns se conduisent parfois réellement en <<patrons imaginaires>> vis-à-vis des vendeurs et
représentants, d'autres ne s'y laissent pas prendre ou n'ont tout simplement pas les moyens
financiers et culturels pour s'imaginer occuper une telle position. Il n'y a pas une, mais plusieurs
sortes de clientèle, et il est rare que de modestes salariés s'en prennent à des gens qu'ils estiment
être des employés comme eux.
Or, une autre raison pour laquelle des clients deviennent plus exigeants, c'est parce qu'ils estiment
souvent que de toute façon, les vendeurs et entreprises productrices essayent de les <<flouer>>,
tout comme ils estiment que le fait leur propre employeur en matière de salaire. On peut ainsi
vouloir ne rien laisser passer, et changer de marque en cas de défaut. Mais pour aller où ? Car le
choix n'est pas si grand que les discours à propos de la qualité ne le laissent entendre ! La
dépendance des consommateurs par rapport aux producteurs ne s'est pas autant modifié qu'on ne
le prétend.
181
Ces consommateurs sont en même temps des salariés. Et si d'un côté on les incite à devenir plus
exigants, à faire attention aux défauts et à mettre la perfection des objets au-dessus de tout le
reste, si d'un côté on leur affirme <<un sou est un sou, défendez les vôtres!>>, d'un autre côté
ces mêmes enreprises n'augmentent pas leurs salaires. Si, dans les entreprises, on incite les
salariés à penser aux clients, en présentant ceux-ci comme les rois et les patrons, ces salariés
étant eux-mêmes des clients savent bien qu'ils ne sont ni rois ni patrons. Si donc on demande aux
salariés de s'identifier aux clients, il se pourrait à l'inverse que bon nombre de clients s'identifient
aux salariés qu'ils sont eux-mêmes, et que sont leurs collègues et voisins.
Il se pourrait que se créent ainsi des conditions qui feront que de plus en plus de consommateurs,
exposés en tant que salariés aux discours sur la qualité, trouvent que les produits qu'ils achètent,
eux-mêmes issus de ces démarches, ont un drôle de goût et un drôle de prix. Acheter un produit
quelconque, être exigeant envers le personnel, n'est pas neutre. Et le modèle européen de
management par la qualité globale n'insiste-t-il pas justement sur le fait que la qualité doit prendre
en compte non seulement les besoins des consommateurs, mais aussi ceux de l'environnement,
des collectivités locales, et des salariés ?
Les démarches de qualité totale sont peut-être en train de créer les conditions pour l'apparition
d'enjeux communs entre la sphère de la production et de la consommation, entre le travail et le
hors-travail, entre le statut de salariés et celui de consommateur. Elles permettent de découvrir
qu'une entreprise n'est pas un lieu de production purement économique, mais une institution
sociale à part entière. Ce n'est donc pas non plus un lieu où ne seraient légitimes que des
revendications sur les salaires, l'hygiène et la sécurité, et cette découverte peut obliger les
organisations syndicales à revoir leur rôle. L'entreprise citoyenne devient ainsi aussi une entreprise
de plus en plus explicitement politique.
185
La qualité, névrose obsessionnelle de l'entreprise ?
Reste pourtant, au terme de cet essai, une partie de l'énigme : pourquoi aime-t-on tant la qualité,
pourquoi la qualité passe-t-elle pour une chose si positive et pour une évidence si aveuglante
qu'elle permet un large consensus entre employeurs, employés, organisations syndicales,
associations de consommateurs et clients ?
Car en fait, préférer un objet solide, conforme à sa notice écrite, avec une durée de vie jugée
normale, à un objet mal conçu qui tombe d'emblée en panne, n'a rien de naturel ! Demander qu'on
vous vende des produits frais et non pas rances, exiger que l'objet acheté soit conforme à son
étiquette et ne recèle pas de mauvaise surprise ne va pas de soi ! Vouloir qu'on ne vous fasse pas
attendre au restaurant, que le plat servi soit à la bonne température et exhale des senteurs
délicates, cela ne va pas de soi non plus ! Il y faut une certaine éducation, comme en témoignent
les enfants qui, eux, aiment encore les odeurs fortes et les matières que les adultes, en principe,
ont appris à détester. Il y faut aussi toute une histoire, comme le montre l'évolution des goûts et
des habitudes d'hygiène au cours des siècles, qui est aussi une stratégie de lutte contre les goûts,
les habitudes et les odeurs populaires (Corbin, 1986). Il y faut aussi un rapport de pouvoir, car le
détenu, le travailleur immigré clandestin, le <<sans domicile fixe>> ou l'ouvrier ne peuvent avoir les
mêmes exigences qu'un client cossu.
Or, l'enfance, l'histoire et l'état de faiblesse ne sont pas absentes du thème de la qualité, ils sont
au contraire au cœur de celui-ci. La qualité se construit en référence à son contraire, mais ce
contraire est à sa façon attirant et désirable. La composition de base la plus excitante du parfum le
plus délicat est la même que celle de l'urine et de la transpiration, et dans l'érotisme et la sexualité
les critères de qualité sont bouleversés par rapport à l'ordinaire. Si les enfants aiment casser leurs
jouets, et préfèrent souvent les jouets facilement cassables à ceux qui sont plus solides, cette
tendance à vouloir tout casser n'a pas disparu chez les adultes, et ressurgit à l'occasion : carnaval,
bagarres, guerres. Des mouvements comme celui des punks ou des grunges mettent en scène la
non-qualité, le laid et l'abject, comme le font aussi d'une certaine manière les mouvements
fascistes, mais cette fois-ci au nom de la qualité c'est-à-dire la pureté de la race.
186
De même, l'insistance sur la fiabilité, sur la correspondance exacte entre les normes prescrites et
les tâches exécutées, sur la sécurité des installations dans l'industrie en général et certains
secteurs comme le nucléaire en particulier, sont historiquement récentes comme l'indique le 1er
chapitre, et ne se maintiennent qu'au prix d'une lutte constante contre tout ce qui contredit la
dite qualité : fissures dans les centrales nucléaires, rebuts, consignes non transmises et résistances
des salariés. Si la qualité fait aujourd'hui partie des nouvelles armes de la concurrence, si la
réduction des malfaçons obéit à un souci de meilleure rentabilité organisationnelle et financière,
c'est comme tendance qui s'oppose à une autre tout aussi fortement agissante et qui va dans le
sens opposé. Et on a vu également dans la 2ème partie que les démarches qualité elles-mêmes ne
produisent pas toujours les effets recherchés, elles aboutissent même, ici et là, à l'inverse du but
poursuivi.
Cette tendance contraire dans les entreprises c'est ce qui, aux yeux des promoteurs des
démarches qualité comme de ceux des dirigeants d'entreprise, apparaît comme du désordre, de la
désobéissance, du refus de suivre les consignes. Du point de vue des salariés et de certaines
organisations syndicales, cela représente d'autres conceptions de la qualité de la vie au travail, un
refus de payer un prix jugé unilatéral et exorbitant pour réaliser telle qualité exigée, une tentative
pour mettre en avant d'autres critères jugés plus importants que la qualité des objets fabriqués :
ambiance dans le travail, initiative et inventivité, relations moins dures entre employés et
employeurs, entreprises et consommateurs.
L'insistance sur la qualité apparaît alors, chez ceux qui la prônent, comme une tendance à refouler
tout ce qui est jugé malpropre, impur, sale, de mauvaise qualité. Une orientation importante dans
les démarches qualité étant ses dimensions quasi religieuses, la qualité ressemblant souvent à un
véritable culte, on peut ici employer le qualificatif de Freud à propos de la religion, qu'il appellait
<<névrose obsessionnelle de l'humanité>> (Freud, 1971). Comparant les rituels religieux aux
rituels des obsessionnels, consistant par exemple à ce qu'un sujet mû par le fantasme d'être sale,
se lave sans arrêt les mains, Freud avançait l'idée que ces rituels étaient construits comme
tendance réactionnelle visant à refouler des désirs inconscients.
187
La qualité, un bien dont on est d'abord privé
La qualité, au singulier, ce sont les qualités telles que définies en dernier ressort par ceux qui
dirigent la production, même s'ils prennent appui sur des demandes effectivement existantes chez
des consommateurs préalablement mis en condition pour les formuler. Et il y a encore bon nombre
d'entreprises et de services qui, occupant une situation de quasi monopole, ne répondent pas du
tout aux demandes d'amélioration des produits ou des services qu'ils <<offrent>> : une bonne
partie de l'administration, des professions comme les notaires et bien d'autres. La qualité, c'est en effet d'abord une propriété, au sens juridique du terme : une propriété privée, dont ceux qui ne l'ont pas sont privés. En sont privés à la fois les consommateurs, qui doivent débourser l'argent gagné en salaires pour
accéder à ces biens, et les producteurs directs, ces mêmes consommateurs dans leur statut de
salariés. Les discours tenus sur la qualité, au sein des entreprises ou dans la publicité faite autour
des produits et services offerts, visent à faire en sorte que ceux qui sont privés de ces biens
soient persuadés que ce sont là leurs biens les plus précieux, dont ils ne sauraient se passer, au
point d'en faire les objets de satisfaction de leurs besoins les plus fondamentaux. Leurs besoins,
donc quelque chose de naturel, de nécessaire, d'impératif et d'indispensable : une condition de
l'existence.
Il est ainsi remarquable de constater que les discours sur la qualité, à partir du moment où ils
sortent du cadre restreint des relations entre entreprises, empruntent de plus en plus le registre
de la satisfaction des besoins et de la satisfaction tout court. Les entreprises dit-on aujourd'hui
sont là pour satisfaire les consommateurs et, secondairement, leurs salariés. Les entreprises sont
là pour faire le bonheur des gens, les rendre contents, sans besoins, rassasiés. Les rendre heureux
mais donc dépendants de ceux qui offrent cette qualité, en faire des bouches et des âmes à
nourrir qui ne demandent plus rien d'autre, à l'image des enfants repus endormis sur le sein
maternel. On a entrevu ainsi à plusieurs reprises les métaphores du paradis terrestre que pourrait
devenir un jour la communauté que serait l'entreprise, mais aussi celles de la société sans classes,
sans luttes, qui fleurissent dans certains discours sur la qualité.
188
Société sans luttes où les consommateurs satisfaits ne demandent rien de plus, où ils peuvent
accéder à <<tout>> en travaillant, à la qualité totale et à la quiétude, voire à la béatitude. <<On
s'occupe de vous, on prend soin de vous, on veille sur vous, ne vous occupez de rien>>, et surtout
pas, de vos propres affaires, dit implicitement le discours sur la qualité. D'où le thème si important
de la confiance dans les relations entre entreprises, commerces et clients, ceux-ci étant invités à
croire qu'ils peuvent acheter les yeux fermés. Sociétés sans luttes où les salariés contents de leurs
conditions de travail, qui peuvent effectivement s'améliorer par les orientations les plus anti-
tayloriennes et certains aspects des démarches qualité, n'auraient plus qu'à travailler selon les
nouvelles normes d'entreprise et les consignes de qualité établies.
Sociétés sans désirs aussi, car l'insistance sur les besoins naturels vise à refouler le manque de fait
incomblable sur le base duquel naissent les désirs. Même le petit enfant endormi au sein, qui bien
que repu continue de sucer ses lèvres et plus tard son pouce ou un bout de tissu, n'est pas
totalement satisfait puisque l'objet de son désir, à savoir sa mère, ou d'autres figures parentales,
est à jamais inaccessible, il ne peut <<l'avoir>>. Ce manque est constitutif de tout être humain,
même au moment où il fait ses courses, achète une voiture, discute avec un concessionnaire, en
se demandant si cette voiture-là est vraiment celle qui lui convient. L'ayant achetée, aussi parfaite
soit-elle, il faut la rembourser, cela peut lui paraître soudain trop cher payé, la voiture peut lui être
volée ou lui provoquer un accident, elle se raye et c'est l'automobiliste qui se sent atteint dans sa
personnalité même. Jamais vraiment content, il en veut toujours plus, car ce n'est jamais tout à
fait <<ça>> : les désirs restent.
Les désirs restent, comme les contradictions sociales et les luttes. Pour accéder aux biens, il faut
des conditions, qui ne sont réalisées que pour une partie de la population, celle qui a des revenus
donc un travail. Une autre partie de la population est exclue de ces biens et de leurs qualités, est
exclue de la qualité, et ce n'est pas à elle que les discours sur la qualité s'adressent.
Mais même les salariés vivant d'un travail stable revendiquent et manifestent leur
mécontentement, quand les cadences augmentent et les salaires ne suivent pas, quand les
conditions de travail se durcissent, quand les licenciements menacent. Les discours sur la qualité
sont constamment minés par les tendances contraires qu'ils refoulent, et sur la base desquelles ils
se construisent. Ils en sont constamment menacés, car les démarches qualité elles-mêmes les
suscitent et les ravivent. Poursuivant la quiétude, elles poursuivent aussi le contrôle du travail, et
provoquent les résistances contre ce contrôle. Sans parler des suppressions d'emplois qu'elles
entraînent aussi ici et là.
189
Pourtant, cela marche, et les démarches qualité se répandent, en particulier celles qui s'occupent
de la certification selon les normes ISO 9000. Cela marche, et une nouvelle morale d'entreprise, de
nouvelles valeurs, renforcent leur emprise sur les idéaux des consommateurs et des salariés. On
désire de la qualité, plus de qualité, on désire la quiétude, on voudrait pouvoir acheter les yeux
fermés. Et sur la base de ces désirs, sur la base de ces demandes de bonheur, les entreprises
construisent leur pouvoir. <<Le domaine du bien est la naissance du pouvoir>>, affirme le
psychanalyste Jacques Lacan, dans son commentaire sur saint Martin coupant en deux l'étoffe
dont il est vêtu, pour en donner la moitié à celui qui n'était pas vêtu (Lacan, 1986, 269). Car saint
Martin la possédait, et l'autre en était privé.
L'entreprise politique
Les démarches qualité s'inscrivent ainsi dans une longue tradition politique qui consiste, depuis
quelques siècles, à ce que les gouvernements s'occupent du bonheur de leurs sujets devenus
citoyens. Mais Michel Foucault montre ceci, qui constitue l'autre face de ce bonheur : les
gouvernements ne se sont intéressés au bien-être des populations qu'à partir du moment où
celles-ci ont constitué une composante essentielle de la puissance des Etats, comme masse de
soldats pouvant être envoyés à la guerre (Foucault, 1982). N'est-ce pas frappant alors de
constater que le thème de la qualité est devenu si important au moment même où l'on a
commencé à parler de la <<guerre économique>> ? Ne s'intéresse-t-on donc tant à la qualité, ne
prend-on tant en compte des demandes en matière de qualité, que parce qu'y répondre et les
susciter est devenu l'une des armes importantes dans cette guerre, dans laquelle les
consommateurs sont, tout comme les salariés (et ce sont les mêmes !) les masses de manœuvre ?
Mais la qualité n'est qu'une de ces armes, à côté de laquelle il y a d'importantes réorganisations de
la production, des fusions d'entreprises, des alliances mondiales et tout ce qui est désigné par les
termes de la modernisation, mais aussi de la déréglementation et de la flexibilisation croissante du
travail. Le thème de la qualité s'inscrit dans ce vaste champ qui, sur fond d'une guerre économique
de plus en plus intense, entraine des changements très importants dans les politiques et les
stratégies des entreprises. Ce thème montre parmi d'autres que les entreprises exercent des
fonctions de plus en plus explicitement politiques, dont certaines étaient auparavant réservées à
l'appareil d'Etat : formation et éducation de leur personnel, mais aussi organisation et
<<éducation>> de leurs clients. Le thème de <<l'entreprise citoyenne>> en témoigne, une partie
des dirigeants d'entreprise se reconnaissant des responsabilités à l'égard de toute la société, du
chômage, des exclus et de la <<fracture sociale>> bref, de la cohésion sociale et du consensus.
190
Là où auparavant l'Etat seul était investi de la tâche de préserver l'intérêt général, chaque
entreprise s'occupant de ses intérêts particuliers, on se rend compte aujourd'hui que ces intérêts
particuliers provoquent des ravages publics. Là où auparavant l'Eglise, et ensuite avant tout l'Etat
et les différents partis politiques s'occupaient du bonheur des citoyens, avec le thème de l'Etat-
Providence réunissant l'Etat et l'Eglise, ce sont aujourd'hui les entreprises elles-mêmes qui, par le
biais de la qualité, veulent le bien des citoyens.
Cela ne fait que renforcer à nos yeux tout l'intérêt du thème de la qualité, qui en perd son
innocence et sa technicité, mais qui en gagne en épaisseur politique. Et on voit d'ailleurs une
jonction s'opérer entre certaines de ces entreprises qui se veulent citoyennes, et les démarches
qualité, car le <<modèle européen de management global par la qualité>> insiste sur les
compromis nécessaires entre les intérêts de toutes les parties : actionnaires, dirigeants, salariés,
consommateurs, collectivités locales et gouvernements.
La qualité, une il lusion qui a de l'avenir ?
Mais du fait de cette évolution, se pose une question importante quant à l'avenir des démarches
qualité, comme démarches spécialisées en qualité, comme démarches ayant la qualité pour
emblème. Dans les démarches de qualité totale, l'accent est de plus en plus mis sur le
management, sur les enjeux de pouvoir, sur le rôle des dirigeants, sur les négociations aves les
organisations syndicales, mais aussi sur la nécessité de transformer parfois de fond en comble les
entreprises et de se lancer résolument dans l'innovation. Dans les démarches de certification par
contre, décriées d'ailleurs pour cette raison par certains, l'accent est mis sur la conformité des
procédures, et non sur l'amélioration constante de la qualité. Ces deux évolutions ont pourtant un
point commun, qui est d'affaiblir l'importance accordée jusque-là à l'amélioration de la qualité.
On peut alors se demander si ce thème a, en tant que tel, encore un avenir à part, dissocié des
autres dimensions de la réorganisation et de la modernisation des entreprises, ou s'il ne va pas se
résorber dans ces autres dimensions. Car de deux choses l'une : ou les spécialistes de la qualité
prennent acte des aspects politiques et idéologiques de leur activité, et apprennent à les prendre
en compte dans leurs stratégies d'intervention, et dans ce cas, ils se rapprocheront de tous les
autres intervenants dans l'entreprise sur de multiples points qu'ils peuvent avoir en commun. Dans
ce cas, ils risquent de perdre leur spécificité, tout en pouvant gagner en efficacité et en puissance.
Ou bien, dans le cas inverse, ils se cramponnent à leurs spécificités qu'ils croient techniques, et ils
risquent d'être dépassés par les spécialistes de la réorganisation du travail dont les interventions
peuvent paraître, aux yeux des dirigeants d'entreprise, d'une bien plus grande efficacité.
Tel est, nous semble-t-il, le dilemne auquel seront confrontées les démarches qualité.
191
Table des matières.
Chapitre Page
Introduction : La qualité, un symptôme à déchiffrer 3
Première Partie : La qualité, une construction sociale et historique
Chapitre premier : Repères historiques des démarches qualité 13
- I. La préhistoire : la question de l'interchangeabilité des pièces 14 I.1. Comment la qualité se constitue comme problème Une mauvaise qualité qui ne pose pas encore problème L'armée et l'interchangeabilité des pièces Le pouvoir sur la qualité des pièces aux mains des ouvriers La qualité devient un problème d'ingénieur I.2. Taylor, ou la fin de la préhistoire des démarches qualité La création des conditions nécessaires aux démarches qualité
- II. L'histoire des démarches qualité 23 II.1. La constitution de la qualité comme objet de savoir d'ingénieurs-conseil De la maîtrise statistique à "l'assurance qualité totale" II.2. La qualité devient un idéal destiné à inspirer la confiance De "l'éclatement" des spécialisations à la Qualité Totale néo-taylorienne
- III. La qualité devient un enjeu de société 28 III. 1. La qualité au Japon, ou l'internationalisation des enjeux Les apports de T.Ohno III.2. Les cercles de qualité, symptômes mythiques de la crise du taylorisme La qualité comme terrain de participation et la question syndicale La qualité des services et l'apport des sciences sociales et humaines III.3. Crise, normalisation et pression du marché européen La normalisation, une politique sociale des biens matériels L'unification des instances officielles de la qualité III.4. Et la qualité dans tout cela ?
Chapitre deux : Qu'entend-on par qualité ? 43
- I. Qu'est-ce que la qualité ? 44 I. Première signification : définition de ce qu'un objet "est" I.1. La qualité, c'est aussi une affaire de mots I.2. La qualité comporte différentes facettes I.3. Il n'y a pas de qualités purement fonctionnelles
- II. La qualité : définition de ce qu'un objet est 44 II.1. Les hommes de qualité
-III. La qualité : agir ès qualités 48 III.1. La qualité appréciative et les classes sociales III.2. Les objets transmettent leurs qualités aux sujets III.3. Produits de qualité, produits nobles et annoblissantes
192
III.4. Les dimensions divines de la qualité III.5. La qualité de masse
- IV. La qualité : valeur appréciative et distinctive 51
- V. Produits de qualité, produits nobles et annoblissants 55
Chapitre trois : Les qualités des démarches qualité 63 Un système de traduction Des définitions théorico-politiques historiquement datées
- I. La qualité indéfinie et ses effets pratiques 65
- II. Le point de vue de la production 67 II.1. La qualité conformiste, et le conformisme comme qualité II.2. La qualité traditionnelle idéalisée II.3. La qualité totale, résultante de plusieurs logiques
- III. La qualité du point de vue des consommateurs 72 III.1. La qualité-performance : l'aptitude à l'emploi III.2. La référence aux "besoins des clients" Les besoins sont des sables mouvants Les besoins sont définis par les producteurs III.3. Les attentes de clients diversifiés : la qualité de service
- IV. Un point de vue de plus en plus complexe 79 IV.1. Un point de vue permettant d'exploiter les surprises IV.2. La qualité, plate-forme de compromis IV.3. La qualité, base d'un nouveau consensus ?
Deuxième partie : Qualité de service, normalisation européenne et qualité totale 85
Chapitre quatre : La qualité de service, un choix de société 87
- I. Qu'est-ce qu'un service ? 88 I.1. Hétérogénéité des services I.2. Les services sont-ils "intangibles" ? I.3. Le facteur humain aussi se standardise La subjectivité peut s'analyser objectivement I.4. Production et consommation : le couple personnel-clients Le Tiers présent : la loi du service Personnel "en contact" ou "porte-parole" ? La dimension théâtrale des services I.5. La co-production ou : comment organiser les clients ? I.6. Le secret des services : les clients sont aussi un objet de travail
- II. Qualités d'un service et qualité de service 99 II.1. Qu'est-ce qu'un "service de qualité" ? Des choix de société Les dispositifs d'écoute de la clientèle influencent celle-ci Les clients : une couverture que chacun tire à soi Le personnel "porte-parole" a une opinion sur les clients II.2. Les supports du service qualifient la coopération personnel-clients Les supports interpellent les clients Les supports positionnent le personnel II.3. La qualité du personnel "porte-parole" Le personnel des services publics II.4. Politiques et stratégies d'entreprise Le rôle des dirigeants
193
l'encadrement II.6. L'entreprise-institution Les orientations qui visent la standardisation La qualité de service, terrain de compromis Les choix de société
Chapitre cinq : ISO 9000, une politique européenne des biens et des services
117
- I. L'institutionnalisation des exigences de la concurrence européenne
118 I.1. La constitution d'un espace de production et d'échanges européen I.2. Des normes matérialisant des rapports de force
- II. Un dispositif à la fois institutionnel et discursif 121 II.1. Une typologie des entreprises qui n'est pas neutre II.2. Les étapes de la certification
- III. Les normes ISO 9000 : le fantasme de l'entreprise programmable 124 III.1. Le gouvernement par le respect des normes L'esquisse d'un "club des certifiés" Les enjeux des audits L'esprit de procédures ou la certification du personnel Des modifications dans l'organisation du travail : la revanche du taylorisme ? "Mordre sur le travail réel" III.2. Normes et exclusion : la standardisation des langages d'entreprise Les documents comme les machines Des mots qui font faire Les illusions de la transparence Les normes représentent une nouvelle morale d'entreprise
- IV. Une politique sociale des biens et des services pour l'Europe 140 IV.1. Une contribution à l'Europe sociale IV.2. Un premier pas vers le "management global de la qualité" ?
Chapitre six : La qualité totale, ou la mobilisation générale 145
- I. La qualité comme politique générale
146 I.1. Pourquoi "totale" ? I.2. Le rôle des dirigeants d'entreprise I.3. Des dispositifs à leurs enjeux
- II. Les clients, nouveaux patrons ? 154 II.1. Une accentuation de la pression sur le travail II.2. Les clients inclus dans la gestion de l'entreprise II.3. L'emprise sur les sous-traitants II.4. La relation de clients à fournisseurs au sein de l'entreprise
- III. La décentralisation des profits 160 III.1. La définition des coûts interroge les outils comptables III.2. Les critères de rentabilité déstabilisés
- IV. De la participation déniée à la participation obligée
165 IV.1. La qualité totale, c'est aussi un discours IV.2. Des formations éducatives IV.3. Les cercles de qualité, ou les paradoxes de la participation
194
IV.4. Le management : cadres militants et ouvriers entrepreneurs
- V. L'entreprise stratégique en prise sur la société 174 V.1. La qualité, une stratégie parmi d'autres V.2. Une stratégie qui en rencontre et provoque d'autres V.3. L'impossible transparence V.4. Qualités, consommateurs, salariés : des enjeux transversaux
Conclusion : Au-delà de la qualité, la politique 181 La qualité, névrose obsessionnelle de l'entreprise ? La qualité, un bien dont on est d'abord privé L'entreprise politique La qualité, une illusion qui a de l'avenir ?