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Au nom de Dieu
Revue des Études de la Langue Française
Revue semestrielle de la Faculté des Langues Étrangères de l'Université d'Ispahan
Cinquième année, N° 9
Automne-Hiver 2013, ISSN 2008- 6571
ISSN électronique 2322-469X
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Livres: Mounin, G. (2008). Les problèmes théoriques de la traduction. Paris: Gallimard.
Articles: Thoiron, Ph. & Béjoint, H. (2010). La terminologie, une question de termes?. Meta,
55/1: 105-118.
Sitographie: Rheaume, J. (1998). Apprivoiser la technologie éducative, éléments de cours.
http://www.fse.ulaval.ca/fac/ten/tv/plxx135.html#bib. Consulté le 20 mai 2001.
13. Les ouvrages d’un même auteur parus dans la même année seront distingués par des lettres
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Revue des Études de la Langue Française
Revue semestrielle de la Faculté des Langues Étrangères de l'Université d'Ispahan
Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
ISSN 2008- 6571
ISSN électronique 2322-469X
Directeur: Shokrian Zeini, Mohammad
Javad
Rédacteur en chef: Gashmardi, Mahmoud
Reza
Directeur-adjoint: Salimikouchi,
Ebrahim
Directrice exécutive: Kazemi, Nadia
03137932115
Éditrice: Azimi Meibodi, Nazita
Éditeur des résumés anglais: Shahnazri,
Mohammad Taghi
Mise en page par: Abrary, Tayebeh
03137932115
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Abassi, Ali Maître de conférences Université Shahid Beheshti,Téhéran, Iran
Asghari Tabrizi, Akbar Professeur émérite Université d'Ispahan, Ispahan, Iran
Beikbaghban, Hossein Professeur émérite UMB, Strasbourg, France
Djavari, Mohammad Hossein Professeur Université de Tabriz, Tabriz, Iran
Foroughi, Hassan Professeur Université Shahid Chamran, Ahvaz, Iran
Gashmardi, Mahmoud Reza Maître de conférences Université d'Ispahan, Ispahan, Iran
Raguet, Christine Professeur Université de la Sorbonne Nouvelle (Paris
III), France
Salimikouchi, Ebrahim Professeur assistant Université d'Ispahan, Ispahan, Itan
Shaïri, Hamid-Réza Maître de conférences Université Tarbiat Modares, Téhéran, Iran
Adresse postale : Revue des Études de la Langue Française, Faculté des Langues Étrangères de
l'Université d'Ispahan. Université d'Ispahan, Ispahan, Iran. C.P.: 81744- 73441
Téléphone: 0098 3137932115
Télécopie: 0098 3136687391
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La structure narrative du fantastique
dans La Vénus d’Ille de Mérimée et Premier innocent de Golchiri
M- E, Abbasi, N. Shahverdiani
1-14
En quoi La Chouette aveugle de Sadegh Hedayat est-il un anti-roman?
M. Balighi
15-26
Fantastique et techniques textuelles dans Aurélia de Gérard de Nerval
M-H. Djavari, M. Afkhami Nia & N. Daftarchi
27-40
Auxoriginesd’unefabledeLaFontainedans
les recueils de contes orientaux
M-J. Kamali
41-50
Étude de quelques procédés paraphrastiques rencontrés dans le résumé de
texte: cas des étudiants de l’Institut National Polytechnique Félix
Houphouët Boigny de Yamoussoukro
Dj. Manda
51-62
Romansd’«espaces en perdition»:
voyageaucœurdesterritoirescarnavalesquescéliniens
M-P. Mindié
63- 74
Abstracts 75
Résumés en persan
_________________________________________
La structure narrative du fantastique
dans La Vénus d’Ille de Mérimée et Premier innocent de Golchiri
Abbasi, Mohammad Ebrahim* Doctorant à l’Université de Téhéran, Téhéran, Iran
Shahverdiani, Nahid** Maître assistant, Université de Téhéran, Téhéran, Iran
Reçu :07.01.2014 Accepté:10.05.2014
Résumé
Ce qui distingue le genre fantastique des autres genres littéraires, c’est l’ambiguïté entre une causalité
naturelle et une causalité surnaturelle dans le dénouement d’un récit, ce qui crée un sentiment d’hésitation
chez le lecteur. Avant d’être liée à son contenu, la transmission de l’effet fantastique d’une œuvre connue
pour telle, dépend de la forme et de la mise en écriture de l’événement fantastique raconté. Ainsi, le
schéma syntaxique, la place du narrateur, la focalisation et le style adopté jouent un rôle de premier plan,
auxquels il faut évidemment ajouter l’aspect thématique du récit. Dans cette étude comparée, nous avons
tenté d’analyser la structure narrative de deux récits fantastiques des deux littératures française et persane :
La Vénus d’Ille de Mérimée et Premier innocent de Golchiri, qui offrent une similitude remarquable sur
le plan narratologique. Ce rapprochement, met au jour des interdépendances qui relient ces deux récits
appartenant à deux espaces et époques différents mais à un même genre.
Mots-clés: Fantastique, stratégies narratives, Mérimée, Golchiri, Vénus d’Ille, Premier innocent.
Introduction
« Le fantastique […] c’est l’hésitation
éprouvée par un être qui ne connaît que les
lois naturelles, face à un événement en
apparence surnaturel » (Todorov, 1970: 29),
c’est en ces termes que Todorov, reconnu
comme le critique le plus célèbre du genre
depuis la publication de son ouvrage, résume
le genre fantastique d’une manière générale.
Partant de cette définition, observant les
thèmes, les principaux événements et les
dénouements de La Vénus d’Ille de Prospère
Mérimée (1837) et ceux du Premier innocent
de Houchang Golchiri (1970), nous nous
trouvons tout de suite face à deux récits
fantastiques. L’histoire de La Vénus d’Ille
est axée autour d’une statue de Vénus en
bronze récemment découverte à Ille, localité
du Roussillon où le narrateur, passionné
d’archéologie et d’antiquités, se rend, invité
par l’antiquaire M. Peyrehorade, tout fier de
sa statue romaine. La Vénus sème
l’inquiétude depuis son exhumation: elle
provoque tour à tour des accidents
difficilement explicables. Alphonse, le fils
de l’antiquaire, participe le jour de son
mariage à une partie de jeu de paume; au
cours du jeu il place sa bague de fiançailles
qui le gêne dans ses mouvements au doigt de
la Vénus, sans pouvoir la récupérer après la
partie. L´énigme qui plane autour de la
statue arrive à son paroxysme pendant la nuit
de noces. Le lendemain, on retrouve
Alphonse mort sur son lit dans d´étranges
circonstances, on le dirait étreint dans un
cercle de fer et sur le tapis, on retrouve la
bague. La mariée, devenue folle, donne pêle-
mêle certaines descriptions contradictoires
de la scène du meurtre. Rentré à Paris, le
2/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
narrateur apprend quelques mois plus tard
que M. Peyrehorade est mort lui aussi et que
Mme de Peyrehorade a décidé de faire
fondre la statue pour en faire une cloche,
mais depuis que cette cloche sonne, les
vignes d'Ille ont déjà gelé deux fois.
La statue-monstre est remplacée dans le
Premier innocent par un épouvantail-
monstre et les événements surnaturels
s’enchaînent presque de la même manière.
L’histoire est narrée dans une lettre écrite
par le narrateur, enseignant dans un village,
à son frère qui habite loin depuis six ans. Il
lui raconte entre autre qu’Abdoullah, le
chauffeur, s’est amusé un jour à mettre une
grosse moustache de laine à un épouvantail
nommé Hassani, installé entre une ruine et
un cimetière, devant un champ de blé. Il l’a
coiffé de son propre chapeau, et lui a dessiné
des sourcils et de gros yeux qui se voyaient
même de loin. Ainsi déguisé, l’épouvantail,
qui avait déjà une allure sinistre avec les
deux dépouilles de corbeaux qui pendaient à
ses bras, inquiète peu à peu les villageois.
On attribut tour à tour certains accidents à
Hassani: un gardien des fermes prétend être
poursuivi par l’épouvantail armé, une femme
avorte de son fils suite à cette scène terrible,
une jeune fille retrouvée évanouie le matin
auprès de l’épouvantail est soupçonnée
d’être enceinte de lui et ne se sort plus
pendant quelques mois. Les villageois
aperçoivent enfin la sage femme discrète du
village enterrer quelque chose (un embryon)
juste au pied de l’épouvantail. Abdoullah,
provoqué par ces amis, décide de creuser la
tombe pendant la nuit pour découvrir la
vérité au sujet de l’embryon, mais dans
l’obscurité, il se fait coupé deux orteils sous
le coup d’une pelle. Il meurt suite à
l’infection de cette blessure invalidante. Les
villageois l’enterrent au pied de
l’épouvantail. Avec le temps, ce dernier
perdra peut-être son allure effrayante mais le
narrateur croit entendre toujours ses pas.
Bien que communément reconnues
comme critère de classification d’un récit
dans la catégorie du fantastique, ni
l’hésitation chère à Todorov, ni la seule
présence d’un fantôme, monstre ou toute
autre figure et événement en apparence
surnaturel dans un récit, ne suffiraient pour
en faire un récit fantastique. Cette
conception réduirait ce genre à un répertoire
de thèmes assez limités. Comme l’a souligné
Bozzetto, il ne faut pas oublier que « le
matériau, les thèmes, les images ne sont pas
tout : la « mise en écriture »,
particulièrement dans le cas du fantastique,
est essentielle » (Bozzetto, 1998: 41).
Bellemin-Noël avait d’ailleurs bien précisé
que dans le Fantastique « c’est une forme
qu’on recherche, non un contenu »
(Bellemin-Noël, 1972: 7), une forme
destinée à produire l’effet fantastique : le but
ultime de tout texte appartenant au genre.
Pour Jean Fabre, un autre critique spécialiste
du genre, le récit fantastique, « action avant
tout, […] impose l’étude serrée de sa
structure narrative » (Fabre, 1992: 190). À
cet effet, s'inspirant de l'œuvre de Todorov1,
J. Fabre propose une grille d’analyse
narratologique des récits fantastiques, fondée
sur l'étude de trois aspects: l'aspect
syntaxique (qui traite la logique des actions
et le schéma narratif constituant l’intrigue),
l'aspect verbal (qui aborde les modalités
internes et le style du texte touchant à la
1 T. Todorov avait déjà proposé ces trois aspects pour
l’étude de la structure narrative des récits
fantastiques. (cf. Todorov, T. (1970). Introduction à
la littérature fantastique. Paris: Seuil, pp. 81 et 97.)
Narrative Structure of Fantasy in La Venus… / 3
manière dont le message est transmis), et
l'aspect sémantique (qui prend en compte la
thématique et la fonction de référence au
réel). C’est cette grille, qui nous a semblé
l'outil méthodologique le plus approprié à
notre étude sur les deux récits français et
persan de notre corpus. Ce choix se justifie
par le remarquable parallélisme qui
rapproche, sur le plan narratologique, ces
deux récits appartenant à des espaces et
époques différents. Par le biais de cette
étude, nous espérons apporter un éclairage
sur la mise en écriture du Fantastique,
considéré comme « une catégorie à vocation
universelle » (Molino, 1980: 41). Nous
allons donc aborder les diverses stratégies
narratives et les moyens techniques,
formelles et sémantique dont se servent les
deux écrivains pour créer leur univers
fantastique.
L’aspectsyntaxique
L’aspect syntaxique a affaire avec la
logique des actions et le schéma narratif qui
constitue l’intrigue d’un récit. On peut
repérer pour ces deux récits un schéma
identique, composé d’un ensemble cohérent
de constructions, typique des textes
fantastiques « classiques », mettant en jeu la
logique des actions. Jean Fabre propose un
schéma constitué de quatre éléments
narratifs « montés en série » de manière
suivante : « Normalité → Passion →
Connaissance → Action » (Fabre, 1992:
192).
« La phase normale ou plutôt normative
correspond au réalisme initial » (Fabre,
1992: 192) : le discours critique sur le
Fantastique s’intéresse avant tout au
contexte réaliste, vraisemblable, référentiel
sur lequel la fiction fantastique bâtit sa
trame : « Intrusion brutale du mystère dans
le cadre de la vie réelle » (Castex, 1951: 8);
« rupture des constantes du monde réel »(
Vax, 1987: 172) ; « rupture de l’ordre
reconnu, irruption de l’inadmissible au sein
de l’inaltérable légalité quotidienne»(
Caillois, 1966: 10), « rupture dans le
système des règles établies »( Todorov,
1970: 175) ; « le fantastique ne se donne à
lire que selon un discours de la mimesis ;
qu’il soit sa rupture, son renversement ou
son envers, sa fiction est indéfectiblement
indexée sur le réel » (Mellier, 1999: 44).
Cette indexation réaliste fait donc
l’unanimité des critiques et s’avère
nécessaire pour la « déchirure » fantastique.
L’écrivain doit donc être capable de donner
l’illusion, par ses modalités d’écriture, de la
réalité du monde naturel, car
« structuralement, le réalisme est nécessaire
parce qu’il ne peut y avoir de sentiment de
rupture s’il n’y a déjà quelque chose à
rompre. Il faut donc tisser le réel avant d’y
provoquer la déchirure » (Fabre, 1992: 102).
Plus la construction de la réalité est solide,
plus son brouillage devient inquiétant.
Pourtant ce réalisme ne veut pas dire que le
fait raconté soit vérifiable, mais il suffit qu’il
soit un vraisemblable commun, et justement
plausible. À ce stade, l’incipit du récit joue
le rôle le plus important pour constituer ce
cadre vraisemblable qui est d’ailleurs présent
tout au long du texte et la composante
scripturale est donc essentielle pour mettre
en conflit la surnature avec la réalité et
produire le déchirement fantastique qui
coïncide avec la construction d’un surnaturel
qui se fait voir d’emblée ou se laisse deviner
petit à petit. Le récit de La Vénus d’Ille se
déroule dans un cadre campagnard et plus
précisément dans un village où une statue
4/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
vient d’être découverte. Un archéologue s’y
rend pour l’examiner. La description du
trajet parcouru par ce dernier ainsi que sa
discussion avec son guide, place d’emblée le
lecteur dans une situation vraisemblable. De
même, le récit du Premier innocent s’ouvre
par de simples nouvelles à propos de la vie
ordinaire du village : le mariage d’un proche,
l’accouchement d’une femme, l’état de santé
des membres de la famille, etc. Rien ne
heurte donc la doxa sociale et réaliste du
lecteur.
Commence ensuite la phase de Passion,
qui « en tant qu’opposition à l’action,
marque la soumission du personnage à une
force qui le dépasse, [qu'] il subit » (Fabre,
1992: 192-193). La statue de Vénus fascine
dès le premier instant: le guide indique à
l’archéologue que la statue de Vénus
inquiète d’abord à cause de ses yeux blancs
angoissants, mais aussi parce qu'elle a déjà
provoqué un accident: elle est tombée sur
Jean Coll, l'un des ouvriers ayant participé à
son exhumation, et lui a brisé la jambe. Le
narrateur et son hôte avouent que la statue a
l’air mauvais, qu’elle n’a pas la beauté calme
et sévère des sculptures grecques, que «
dédain, ironie, cruauté se [lisent] sur ce
visage d’une incroyable beauté cependant »
(Mérimée, 1841: 300). Ses facultés
humaines sont parfois même soulignées: «
Ces yeux brillants produisaient une certaine
illusion qui rappelait la réalité, la vie. Je me
souvins de ce que m’avait dit mon guide,
qu’elle faisait baisser les yeux à ceux qui la
regardaient. Cela était presque vrai […] »
(Mérimée, 1841: p.301). L’épouvantail du
Premier innocent, avec le nouveau visage
qu’Abdoullah lui a modelé, reprend vie et se
fait remarquer par son allure grotesque et sa
longue moustache « qu’on pouvait même
distinguer depuis une centaine de mètres »
(Golchiri, 2001: 189)2. Il fait d’abord peur
aux écoliers et ensuite à un certain nombre
de villageois, au point de leur faire changer
le trajet habituel qu’ils empruntaient pour
aller travailler dans les champs.
En ce qui concerne la phase de
Connaissance, qui désigne celle du héros et
non celle du lecteur, elle « peut revêtir
plusieurs aspects : révélation (en dehors de
tout sens mystique), elle s’apparente à la
Passion par son côté douloureux et subi ;
enquête, elle prend déjà figure active ;
conceptualisation, elle joue un rôle soit
réducteur (actif) soit augmentatif de
l’angoisse (passif) » (Fabre, 1992: 193).
Dans les deux récits de notre corpus, la
Connaissance et la Passion s’interpénètrent
sur un mode d’interaction. Les mésaventures
que les paysans imputent à la statue peuvent
être considérées comme les signes du
fantastique qui s’avèrent dès le début
négatifs et maléfiques. La passion de
l’archéologue vis-à-vis de la Vénus a partie
liée avec la connaissance qu’il se fait au fur
et à mesure à propos des événements relatifs
à cette mystérieuse statue. Une fois, le
narrateur est témoin d’un incident où la
statue se comporte « comme vivante » : une
nuit, deux gamins jettent une pierre à la
statue qui, à leur plus grande peur, semble la
rejeter et ainsi les blesse. Le matin, le
narrateur trouve une marque blanche au-
dessus du sein de la Vénus, ce qu’il explique
par le vandalisme dont il était témoin la
veille. Mais il y a encore une trace semblable
sur les doigts de la main droite : la Vénus, a-
t-elle vraiment rejeté la pierre ? (révélation).
2 Toutes les citations extraites des œuvres persanes
sont traduites par nous-mêmes.
Narrative Structure of Fantasy in La Venus… / 5
Le narrateur essaie également, en compagnie
de M. Peyrehorade, de déchiffrer les termes
latines gravée sur la statue, dont le mot
"TVRBUL: "Vénus turbulente ! » (Mérimée,
1841: 305) : (Enquête). Le narrateur du
Premier innocent, fait connaissance des
particularités du phénomène, à travers les
quelques mésaventures narrées au sujet des
villageois, (Soghra, une femme assez âgée,
s’évanouit en voyant l’épouvantail, Taghi, le
gardien des champs, se croit poursuivi par
l’épouvantail muni d’un fusil, etc.)
(révélation). Le narrateur oblige également
son fils de s’approcher de Hassani pour
s’assurer que celui-ci n’est qu’un
épouvantail. Lui-même, après quelques
jours, va vérifier la chose de plus près, mais
n’ose contempler l’épouvantail que « de
loin » (Golchiri, 2001: 191) (enquête). Cette
distance prise, ainsi que les idées qu’il se fait
pendant la nuit au sujet du bruit des pas de
l’épouvantail qu’on entend dans les rues du
village, vont dans le sens de la
conceptualisation passive et donc
angoissante du phénomène.
Quant à l’Action, qui est « à proprement
parler une réaction lorsque la Connaissance
est venue éclairer le personnage » (Fabre,
1992: 193 ), s’il y en a acte, ce n’est qu’une
fausse action de la part des protagonistes, car
elle est aussitôt subvertie et retournée contre
celui qui a tenté ce coup. Dans La Vénus
d’Ille, l’acte inconscient d’Alphonse ne peut
pas être conçu comme une action délibérée,
ce qui est démontré par son indifférence
apparente pour la statue. On peut quand-
même noter que cette indifférence même et
le fait de remplacer la bague de fiançailles,
retenue par Vénus, par une autre qu’il
détenait d’une femme qu’il avait jadis
connue, et de la donner à sa future épouse,
peut en quelque sorte être interprété comme
un défi lancé involontairement. Néanmoins,
il semble que l’intrigue fantastique ne finisse
pas ici. Comme Action, on pourrait encore
évoquer celle de Mme Peyrehorade qui fait
fondre la statue en bronze pour en faire une
cloche d’église afin d’échapper à la
malédiction. Mais, la Vénus, même
transformée en cloche, continue à porter
malheur : « depuis que cette cloche sonne à
Ille, les vignes ont gelé deux fois »
(Mérimée, 1841: 340). Abdoullah du
Premier innocent, agit de même
qu’Alphonse dans La Vénus d’Ille. Il n’a en
effet rien contre l’épouvantail, il le méprise
même, mais lorsqu’il essaye de creuser la
tombe, bien que conscient de son acte, il
ignore totalement la finalité et le sens de son
défi. Pour les deux récits, on conclut alors
que quelle que soit l’action, elle s’avère
vaine, et les protagonistes ne se débattent
que pour mieux s’enferrer. Ils réveillent le
monstre et trouvent la mort, comme dans
tout récit fantastique canonique qui « se
termin[e] presque inévitablement par un
événement sinistre qui provoque la mort, la
disparition ou la damnation du héros »
(Caillois, 1966: 9). Et comme le dit bien
Jean Fabre : « la contre-attaque n’est jamais
qu’un leurre du Destin » (Fabre, 1992: 193 ).
À ces quatre « phases à dominante »
(normative, passive, cognitive, active), on
pourrait également ajouter quelques sous-
schémas qui servent d’introduire
sournoisement le surnaturel dans le cadre
réaliste du récit. On en retient surtout les
parties destinées à un des effets d'annonce,
« un ensemble de tournures négatives
subtilement prémonitoires » (Fabre, 1992:
197 ), infiltrées dans l’introduction du récit.
Ainsi par exemple, la mort d'Alphonse est
6/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
présagée à plusieurs reprises dans le texte de
La Vénus d'Ille: la traduction de la gravure
comme : « cave amantem : méfie-toi, si elle
t'aime» (Mérimée, 1841: 302). C'est souvent
Monsieur Peyrehorade qui provoque, sans
s'en rendre compte, la mort de son fils. Il se
montre très maladroit : il répète des citations
latines sans faire attention au contexte
tragique dans lesquels ces vers sont situés. Il
semble qu'il cherche à faire revivre la Vénus
en lui faisant des offrandes, et cherchant à
faire revivre un culte abandonné depuis
longtemps (mariage du vendredi). Il compare
souvent la Vénus à la jeune fiancée, alors
que Vénus est une déesse connue pour sa
jalousie. De même, dans le Premier
innocent, le narrateur annonce
imperceptiblement les actes débiles ou les
gaucheries et même la situation critique
d’Abdoullah après sa blessure, au sujet de
qui il emploie, déjà dès le début du texte, les
verbes au passé, insinuant ainsi sa mort
prochaine : « il ne s’est pas guéri […]. Il
n’était pas très sage, mais il était quand-
même utile pour le village ». (Golchiri,
2001: 187) Le destinataire de la lettre est
aussi désigné comme « angoissé » par les
rumeurs qu’il a entendues.
Parallèlement, on pourrait parler de la
stratégie syntaxique propre à la situation
finale des textes fantastiques. En effet, « le
paradoxe du Fantastique est que l’aventure
n’est jamais terminée puisqu’elle doit
normalement se poursuivre dans la
conscience du lecteur » (Fabre, 1992: 199 ).
À cet effet, l’histoire de La Vénus d’Ille ne
prend pas fin avec la mort d’Alphonse, mais
avec une note sur les vignes d'Ille qui ont
déjà gelé deux fois depuis que la cloche
(construite avec le bronze fondu de Vénus)
sonne, ce qui marque la continuité du
malheur. L’épouvantail du Premier innocent,
n’est pas démonté, mis en pièces ou
transformé, mais c’est au fil du temps qu’il
retrouve apparemment son caractère
inoffensif initial. Mais en réalité, sa présence
même est angoissante. Il pourra être réveillé
un jour par une nouvelle gaucherie.
L’aspectverbal
Nous nous intéresserons ici aux modalités
internes des textes, en particulier aux
questions de « point de vue » et de « style »,
qui entrent en jeu dans l’écriture constitutive
de l’effet fantastique. En ce qui concerne la
vision, le récit fantastique privilégie le
regard du héros ou du moins d’un
personnage qui intervient dans le cours des
événements. Par ailleurs, le fantastique est
un genre qui requiert une nécessaire
complicité entre le regard du narrateur et
celui du lecteur : « Quand le regard
n’adhère pas, le fantastique tombe, quelque
étrange que puisse être l’événement […].
C’est donc le regard porté sur l’événement
qui lui confère certaine densité, ce qui fait
que la position du narrateur est capitale »
(Tritter, 2001: 41). Et bien évidemment la
technique privilégiée pour ce faire, c’est
l’emploi du narrateur homodiégétique. En
effet, selon la théorie de Rabatel, le narrateur
homodiégétique ne dispose pas d’une
omniscience moindre que celle du narrateur
hétérodiégétique « sauf à considérer que ce
dernier est omniscient en vertu des pouvoirs
de la fiction, alors que le premier, en raison
des mécanismes d’identification renforcés du
fait de la première personne, serait plus
"homme", donc plus faillible, en vertu de
grilles de lecture "réalistes" » (Rabatel,
1997: 126). L’usage de la Première personne
« semble authentifier le récit, le donner à
Narrative Structure of Fantasy in La Venus… / 7
croire » (Fabre, 1992: 201). En principe, le
lecteur ne soupçonne jamais le narrateur qui
dit "je" de mentir car toute l'histoire repose
sur son récit, mais c'est oublier que le
narrateur qui dit "je suis" est aussi un
personnage. Ce mode de narration permet
l’insertion crédible de la surnature et /ou de
son effet indispensable au genre fantastique.
Cette première personne a également pour
fonction de « faciliter la participation, une
sorte d’authentification avec le narrateur »
car « le Fantastique nous demande seulement
d’être avec la victime, d’être la victime »
(Fabre, 1992: 202). Cette authentification a
pour conséquence, d’empêcher le lecteur de
toute distanciation avec l’événement raconté,
ce qui est toujours réducteur de l’effet
fantastique. Outre l’emploi de cette première
personne, une autre condition s’impose :
c’est que le narrateur doit se présenter aussi
crédible que son lecteur vis-à-vis de
l’histoire qu’il raconte. Il doit être « ni
superstitieux -plutôt moins peut-être ni
hyper-intellectualisé –plutôt plus tout de
même » (Fabre, 1992: 205) par rapport à son
lecteur, sinon la demi-créance même du
narrateur rendrait caduc l’efficacité
fantasticante du narrateur homodiégétique.
Dans les deux nouvelles que nous
étudions, le récit est raconté à la première
personne, par un narrateur/personnage (non
pas héros) qui participe dans le récit.
Témoins dignes de foi ou mieux, participants
quelque peu victimes, l’archéologue et
l’enseignant sont des narrateurs
homodiégétiques, suffisamment instruits
pour ne pas être superstitieux, fanatiques,
hypersensibles, pré-angoissés, tourmentés ou
névrotiques, car ces dernières qualifications
pousseraient plutôt leurs récits dans le
mythe, le conte ou le fantasmatique au
détriment du Fantastique. Dans ces deux
textes, on trouve en effet, un narrateur sain
de corps et d’esprit qui facilite la nécessaire
identification du lecteur avec les
personnages. Le lecteur va d’ailleurs
partager les interprétations de ce dernier qui,
alternativement, met en doute l’évidence
surnaturelle, l’accepte ou l’insinue. Ce que
nous venons de souligner à propos de la
prédominance du point de vue et de
l’authentification-participation, nous aidera
à comprendre pourquoi la confession, le
journal intime (le cas de La Vénus d’Ille), le
testament, le manuscrit et la lettre (le cas du
Premier innocent) seront des modes
d’expression privilégiés par les écrivains de
ce genre. Caractéristique d’écriture, cette
option de point de vue se complète par une
autre caractéristique majeure de l’écriture :
le style.
« C’est en effet comme réaliste que le
style peut fonctionner à l’intérieur du
genre » (Fabre, 1992: 209) ou comme le
souligne Irène Bessière « le récit fantastique
est thétique ; il pose la réalité de ce qu’il
représente » (Bessière, 1974: 36). Ainsi,
l’écriture du fantastique s’oppose tout de
suite à l’écriture poétique car celle-ci est
d’une part atemporelle et éternisée et d’autre
part, trop rhétorique. Elle engendre par
conséquent la distanciation et de là même
agit comme l’ennemi de l’effet fantastique.
« Toute réflexion interne sur l’écriture est
une rupture de l’effet, tout écart rhétorique
risque de s’inscrire comme un
dysfonctionnement » (Fabre, 1992: 212).
« Quand l’attention des lecteurs se détourne
des faits pour s’intéresser à l’art, le
sentiment de l’étrange est près de se dissiper.
En sorte que l’art fantastique doit tendre à se
8/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
faire oublier comme art » (Vax, 1987:
277) À en voir de plus près, on se trouve
face à la dichotomie style réaliste et
événement extravagant. Loin d’être nuisible,
comme on a parlé du fond réel du récit, cette
dichotomie fonctionne aussi comme
constitutive du genre. Pourtant, il faut
distinguer entre deux styles réalistes « gras »
et « sec » (Fabre, 1992: 210-211). C’est en
effet ce deuxième style qui s’avère plus
efficace pour le Fantastique. Le premier,
plus convenable normalement pour les
romans, tire profit des modalités
d’accumulations, de répétitions, de
prétéritions, d’impressions et d’abstractions
angoissantes pour imposer l’effet fantastique
et devient par là même un amalgame des
sensations et de l’interventions des sens, les
plus directs et les plus immédiats. Tandis
que selon les termes de Robbe-Grillet, « rien
n’est plus fantastique que la précision »
(Robbe-Grillet, cité par Fabre, 1992 : 211 ).
Le style « sec » permet d’aller à l’essentiel, à
dépouiller la réalité en se contentant de
rester hors des choses. Certes, poussé à
l’extrême, ce style peut risquer l’absurde
(comme l’écriture du Nouveau roman ou
celle de Beckett par exemple).
Loin de tomber dans l’une ou l’autre
extrémité, les auteurs de notre corpus,
placent leur style dans une sorte d’équilibre
entre ces deux tendances: chez l’un comme
chez l’autre, on n’est pas face à une écriture
sensationnelle ou sentimentale, les textes ne
sont pas non plus réduits à de simples
descriptions des faits. Les narrateurs comme
les personnages communiquent leurs
impressions sur les événements sans se
noyer dans les détails. De manière générale,
la nouvelle préfère et même exige le
dépouillement et la précision. En effet, c’est
la forme qui convient le mieux à la
concentration des faits et par conséquent à
celle des effets.
« La loi est toujours de concentration, de
netteté, l’art est toujours de ne dire que
l’essentiel, de caractériser fortement et d'une
manière sensible, de se faire croire, d’obtenir
l’adhésion du lecteur et de la conserver à
tout prix. Si loin qu'on s'avance sur les
limites de l'extraordinaire et de l'impossible
de se placer pour cela, acteur ou témoin, sur
la ligne de force où l'événement, le conflit
découvrent leur tranchant le plus vif »
(Raymond, 1950: 17).
Cette affirmation de Raymond au sujet de
la nouvelle, correspond parfaitement aux
exigences du fantastique. Cette description
est autant valable pour le choix de style que
le choix du sujet. La nouvelle, « c'est
l'instant de vérité. Elle ne nous donne accès
qu'à un tronçon de vie; mais ce tronçon doit
contenir la particule inimitable, le noyau :
quelque chose doit s'y trouver déposé qui est
l'essence d'un destin » (Fauchery, 1948:
189). La nouvelle est aussi « la forme de
récit qui permet au créateur de saisir un
drame au moment où il atteint son point
culminant » (Plisnier, 1954: 102). À cette
fin, les nouvellistes choisiront souvent des
instants de crise menés à leur paroxysme, ce
qui est fortement significatif concernant
l’intrigue du Fantastique. Les délimitations
de la nouvelle deviennent surtout
significatives lorsqu’on la compare avec le
roman.
« Avec des longueurs, des taches, des
incohérences, un roman peut rester une
œuvre admirable. Dans une nouvelle, une
altération de la voix, un gauchissement de
l'allure, un trait trop appuyé, une image trop
vive ou trop gracieuse, peuvent tout détruire;
Narrative Structure of Fantasy in La Venus… / 9
a nouvelle ne pardonne pas » (Arland,
1951: 88).
Pour terminer cette partie, nous tenons
également compte de ce que la structure de
la nouvelle offre au Fantastique pour la
phase finale du récit. Comme nous l’avons
déjà mentionné, le genre fantastique préfère
ne pas clore la situation évoquée, mais plutôt
« l’ouvrir ». Rappelons qu’à la fin de nos
deux récits, les cloches continueront de
sonner et la malédiction perdurera ;
l’épouvantail, calme dans son apparence,
reste une menace pour le village. Ainsi, de
même que le Fantastique dans son essence,
« La nouvelle […] se passe de
conclusion, de cette sorte de geste arbitraire,
de mouvement de satisfaction morale sur
quoi s'achève la narration de tant de bons
romans. La fin de la nouvelle est à la fois
plus incertaine et plus rapide. C'est souvent
un vif éclair qui, au lieu de précéder le néant,
nous lance dans une songerie infiniment
créatrice. En réalité, la nouvelle ne doit pas
finir » (Fougère, 1945: 303).
Et par là s’explique le choix d’une forme
courte, d’autant plus efficace, pour l’écriture
de ces récits fantastiques.
L’aspectsémantique
Sans vouloir nous attarder sur les thèmes
et les motifs propres du genre, à savoir
l’espace de l’épouvante, le cimetière, la
mort, le regard, etc., pareillement repris dans
ces deux nouvelles, nous aborderons la
spécificité de ces deux récits. Nous
limiterons alors notre étude à l’analyse du
thème de la statue animée en passant par le
motif de la vengeance.
Les discours mytho-socio-idéologico-
culturels que l’Histoire inscrit dans une
figure comme la statue animée, « constituent
une sorte de "préformé culturel" dans lequel
a cristallisé depuis longtemps une peur
ancestrale. Le fantastiqueur va l’employer »
(Fabre, 1992: 216). Cette « donnée
immédiate de la conscience »3, bien que
variée selon les civilisations, prend pourtant
dans les deux textes de notre étude une allure
identique à travers deux objets différents,
mais du même registre. Il s’agit de deux
statues animées. La séduction exercée par les
statues antiques, liée à la réminiscence de la
mythologie classique, est un motif littéraire
assez répandu dans la littérature fantastique
(citons entre autres : Arria Marcella de
Théophile Gautier et Le Trône d’Abu-Nasr
de Sadegh Hedayat). Certes, les rapports
entre l’homme et la croyance à une surnature
mythique ont évolué au cours de l'Histoire et
surtout après le positivisme qui a créé un
cadre rationnellement clair et artificiellement
réduit à la logique. Les mythes, ces récits
parlés, engendrant des rituels, avant d'être
repris dans des mythologies, ont été recyclé
par le folklore pour donner d’abord lieu au
merveilleux féerique ou noir, passant par le
gothique pour arriver au fantastique.
« Le XIX° siècle occidental a produit un
nombre important de récits fantastiques, et,
pour un certain nombre, l'effet de fantastique
qu'ils provoquent dérive directement du
« retour » des dieux antiques. Ce retour,
comme on le voit dans La Vénus d'Ille de
Mérimée, est ici dû au premier abord à une
trouvaille archéologique — ce qui est une
façon métaphorique d'illustrer le retour de ce
qui était enfoui » (Bozzetto, article en ligne).
Dans le cas qui nous intéresse, par la
figuration archéologique, sous forme
3 L'expression empruntée du titre de l’ouvrage du
philosophe français Henri Bergson paru en 1889 à
Paris chez F. Alcan.
10/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
d'anamnèse ou de découverte, des débris
et d’anciennes strates de vieilles
superstitions, se révèle la trame
superficiellement cohérente de notre univers
rationnalisé. Ainsi «La Vénus d’Ille », c’est
l’histoire d’une déesse, d’une figure
mythologique représentant la beauté,
l’amour, la jalousie et la haine, qui a eu le
pouvoir de « rendre tous les dieux amoureux
ou de susciter chez eux une vive passion »
(Grand & Hazel, 1981: 34), de pousser « les
mortels à toutes les voluptés et à tous les
vices » et d’inciter davantage « la fécondité
des amours illégitimes » (Dictionnaire de la
mythologie grecque et romaine, 1965: 42). Il
faut noter pourtant que la Vénus romaine,
n’était point diabolique tel qu’on voit dans
l’histoire de Mérimée. « Très ancienne et
modeste divinité italique, Vénus, avant
d’être assimilée à l’Aphrodite grecque,
présidait à la végétation et à la Fécondité »
(Hacquard, 1990: 326). Sur cet aspect, elle
favorise le passage vers l’autre figure
mythique de notre étude : l’épouvantail.
Généalogiquement, les épouvantails se lient
aux dieux de la nature qui étaient les
gardiens de la terre et surveillaient sa
fécondité, tout comme Priape, fils de
Dionysos et d’Aphrodite, qui était le dieu
protecteurs des jardins, causait la pluie et le
beau-temps, aidait les femmes enceintes à
accoucher facilement et plus tard c’est lui
qui, reconnu comme le symbole de virilité,
rend les femmes enceintes.
Dans la mythologie perse, c’étaient les
Farvars qui assumaient ce rôle de
gardiennage des jardins et de secours aux
femmes enceintes et aux nouveau-nés.
Passés à travers le folklore, et mélangés avec
les superstitions zoroastriennes, ils ont
progressivement pris le rôle d’un double
mystérieux: « la croyance au double remonte
aux anciennes croyances iraniennes aux
Farvars et est en effet la suite de cette
perception. Ainsi, un être nommé Â’al qui
dans le folklore apparaît au moment de
l’accouchement des femmes et qui emporte
avec lui la femme et/ou le nouveau-né, prend
sa source dans cette même croyance aux
Farvars dont l’image a pris peu à peu un
aspect effrayant, vu son caractère
mystérieux » (Abâdiân, 1997: 13). En effet,
depuis le temps où l’homme a commencé à
cultiver les champs pour se procurer de la
nourriture, il s’est vu obligé de surveiller sa
ferme contre les oiseaux et les animaux.
Ainsi, l’épouvantail représente le recours de
l’homme aux forces magiques et artificielles.
Il évoque par-là la figure atroce de la « mère
archaïque », opposée à tout parasite qui
perturberait la croissance des plantes. C’est
dans cette ême perspective qu’on accrochait
le corps d’un oiseau mort à ses bras pour
avertir par avance le sort de tout ravisseur.
Ce qui lui donnait un aspect encore plus
effrayant.
Statue et épouvantail, ce sont donc des
objets venus d'un temps autre et d'un autre
espace culturel, avec une efficacité qui leur
est propre et que nous ne pouvons
comprendre. L’homme moderne, s’il les
réactive par mégarde, doit le payer cher
parce qu’il les rend de nouveau capables
d'action dans un univers qui n'est plus le
leur. Mythe et superstition ouvrent tous les
deux la voie à des contradictions, l’un par le
recours à une totalité surhumaine et
surnaturelle, l’autre par la prescription des
rituels illogiques fautes de pouvoir
mentionner certaines causes logiques :
sources favorables aux récits
fantastiques.«Surgi[e] brutalement dans le
Narrative Structure of Fantasy in La Venus… / 11
présent du personnage » (Malrieu, 1992,
120),leur présence réactive d'anciennes
croyances liées fortement à la surnature
avalisant le temps de leur création,
provoquant par là des réactions d’hésitation,
d'angoisse ou de peur chez un lecteur qui ne
vit plus dans l’univers mythique et n’y croit
plus. Les deux nouvellistes ont retenu
l’essentiel de ces mythes et ont tenté
d’adapter l’histoire de façon à ce qu’elle
paraisse vraisemblable aux lecteurs
contemporains (Sur Mérimée, voir : Castex,
1951: 264-265).Ils n’ont d’ailleurs point
besoin de faire un long discours sur les
statues :Vénus et Hassani sont inséparables
de leur cliché mythologique et culturel. Pour
l’homme moderne, la présence de ces forces,
et les effets qu'elles induisent, sont perçus
comme impensables et donc monstrueux.
Leur premier attribut est bel et bien de tuer.
Le gel des oliviers au pied desquels on
découvre la statue, le gel des vignes
provoqué par le son des cloches et le triste
sort d’Alphonse, sont l’œuvre de la Vénus.
Quant à l’épouvantail, il est à l’origine de
l’avortement d’une femme et d’une jeune
fille, et de la mort d’Abdoullah. Ils tuent
pour se venger : c’est la vengeance des actes
gratuits commis contre la mère archaïque.
Jean Coll frappe la Vénus au moment de son
déterrement, sa rencontre avec la statue peut
« s’assimiler implicitement à une lutte »
(Chabot, 1983: 124), à une offense, les
gamins lancent des pierres contre elle,
Alphonse attise sa jalousie en la trahissant.
Dans le Premier innocent, Taghi, le gardien
des champs a implicitement ridiculisé
l’épouvantail en occupant son poste,
Abdoullah a dû payer le prix de sa moquerie
première et de son offense ultime. En plus, la
vengeance immorale et l’innocence des
victimes, surtout dans le cas d’Alphonse et
des deux avortements du Premier innocent
semblent accroître l’intensité de l’émotion
fantastique.
Conclusion
L’angoisse première, disait Derrida, « naît
toujours d’une manière d’être impliqué dans
le jeu, d’être pris au jeu, d’être comme être,
d’entrée de jeu dans le jeu » (Derrida, 1967:
410). Faire entrer le lecteur dans ce jeu
implique de son côté des stratégies narratives
par lesquelles l’effet fantastique devient
majoritaire. Autrement dit, l’aspect
fantasticant d’un récit ne dépend pas
seulement d’une thématique, mais implique
plutôt le choix plus conscient d’une
esthétique. D’autre part, le climat fantastique
ne naît pas tant des êtres et des événements
surnaturels eux-mêmes mais de la manière
dont la présence de ces derniers est justifiée.
Ainsi, en plaçant leur histoire dans des
campagnes imprégnées d’une ruralité
archaïque riche en superstitions obscures, en
cultes secrets liés à des secrets encore plus
lointains, Mérimée et Golchiri se servent
d’une rhétorique, effort et art de persuasion
quant à la « réalité » de la chose surnaturelle
et construisent ainsi une charpente
syntaxique et verbale remplie d’indications
issues du monde réel. Quant à la thématique,
faisant ressurgir, par l’intermédiaire d’un
être inanimé, d’anciens pouvoirs, dans le
quotidien des personnages, ils essaient de
préparer le terrain pour la pénétration de la
surnature dans l'univers du personnage, ce
qui serait plus angoissante que la pénétration
du héros dans le monde du surnaturel. Avant
d’être liée à son contenu, la transmission de
l’effet fantastique d’une
œuvre connue pour
12/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
telle, dépend de la forme et de la
mise en écriture de l’événement
fantastique raconté . L’ensemble de ces
stratégies amènent le narrateur/personnage à
devenir malgré lui l'authentificateur de faits
qu'il était près de
nier au départ. Tout comme ce narrateur,
le lecteur qui lui a fait confiance et l’a suivi
tout au long du récit, opte en quelque sorte
pour une explication surnaturelle.
La monstration sensorielle et explicite des
figures et des événements surnaturels, fait de
ces deux récits des exemples saillant de la
catégorie classique du genre, par opposition
au fantastique moderne de la démonstration
intellectuelle et implicite. Le parallélisme
remarquable entre ces deux récits, écrits à
deux époques, dans deux espaces, deux
cultures, bref dans deux littératures
différentes, n'est-il pas une preuve solide du
caractère universel de l'esprit fantastique?
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En quoi La Chouette aveugle de Sadegh Hedayat est-il un anti-roman?
Balighi, Marzieh*
Professeur assistante, Université de Tabriz, Tabriz, Iran
Reçu: 30.01.2013 Accepté: 19.10.2013
Résumé
Publiée partiellement en 1941 dans le Journal L’Iran, à Téhéran, traduite en français, en France, en
1953, par Roger Lescot, Bouf-e Kour/La Chouette aveugle de Sadegh Hedayat demeure un récit
déconcertant. Ce livre est considéré comme le chef d’œuvre de cet écrivain, regardé depuis sa disparition
en 1951 comme l’un des principaux fondateurs de la littérature persane moderne. Mais il est imprégné de
multiples contestations des règles traditionnelles de la narration. Il en résulte un texte très étrange et
complexe. L'œuvre est caractérisée par l'absence d'une intrigue cohérente, le refus de personnages bien «
réels», mise en cause de l'aspect réaliste des lieux, une structure temporelle non définie et un univers
irréductible à toute interprétation humaine. Elle exige dès lors une sorte de lecture qui ne peut plus être
linéaire. Dans ce travail de recherche nous allons étudier comment est traité cette rupture avec les
principaux composants du genre romanesque à l’intérieur de ce roman.
Mots-clés : Chouette aveugle, Sadegh Hedayat, roman, anti-roman, structure narrative, lecteur frustré
Introduction
La Chouette aveugle est un récit de
Sadegh Hedayat, qui a commencé par être
diffusé d’une manière très confidentielle,
sous une forme ronéotypée, en 1936, à
Pompay en Inde. Le texte a paru ensuite, en
1941, à Téhéran, en Iran, d’abord sous forme
de feuilleton dans un journal quotidien, Iran,
puis en formatlivre par l’intermédiaire de ce
même journal. Une traduction française par
Roger Lescot a été publiée en 1953, à Paris,
en France, chez José Corti. C’est un récit
mystérieux. Il se présente comme une
confession rapportée à la première personne
par un narrateur anonyme, rongé par le
remord d’avoir commis un acte atroce, un
crime, sans l’avoir vraiment voulu, dans un
état second provoqué par le vin et l’opium. Il
parle, il écrit plutôt, seul, la nuit de ce
meurtre. Il tente de reconstituer les
événements qu’il aurait vécus. Sous sa
plume, dans son propos, d’inquiétantes
visions oniriques et fantastiques surgissent.
Le récit s’interrompt au matin, vêtu des
vêtements maculés de sang, il attend son
arrestation.
L’intention est novatrice. Sadegh Hedayat
cherche manifestement à inventer et à
introduire dans la littérature iranienne un
modèle de récit fantastique, dans une prose
qui n’existait pas auparavant. C’est un anti-
roman, c’est-à-dire, un récit romancé qui se
caractérise par le refus des conventions
antérieures du genre, l’intrigue, la
conception du héros et des personnages, le
recours à la psychologie, et qui récuse à
l’avance toute tentative d’interprétation
définitive. C’est à Charles Sorel que l’on
doit le terme avec son Antiroman ou
l’histoire du berger Lysis, une œuvre parue
en 1633-34. Le terme «anti-roman» renvoie
à l’époque moins à une forme précise de
fiction narrative qu'à un matériau donné:
16/Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
celui de la pastorale amoureuse dont Charles
Sorel montre le ridicule et dénonce les
conventions. Le sens du terme s’est élargi
depuis pour désigner le refus des formes
traditionnelles du roman et des codes
narratifs. Jean-Paul Sartre propose une
définition pertinente en pensant aux
nouveaux romanciers des années 1950,
regroupant des écrivains au style différent,
entre autres, Alain Robbe-Grillet, Nathalie
Sarraute, Michel Butor, etc. «Les anti-
romans», écrit-il, «conservent l’apparence et
les contours du roman ; ce sont des ouvrages
d’imagination qui nous présentent des
personnages fictifs et nous racontent leur
histoire. Mais c’est pour mieux décevoir: il
s’agit de contester le roman par lui-même, de
le détruire sous nos yeux dans le temps
qu’on semble l’édifier.» (Sartre, 1956:7).
Dans La Chouette aveugle, Sadegh
Hedayat semble dénoncer les codes du
roman en prenant clairement position contre
eux. Notre recherche est une étude de
l’aspect anti-romanesque de ce roman. Le
choix de ce sujet nous paraît original et
innovant, quoique le terme de l’anti-roman
est déjà vieux et qu’il existe une grande
lacune dans la bibliographie critique de ce
roman. La plupart des œuvres consacrées à
ce roman ont mené à des analyses simples,
non approfondies et variées qui même
parfois se contredisent. La question
principale qui n’a jamais été posée dans les
ouvrages écrits sur La Chouette aveugle, en
persan ou en français, concerne la remise en
cause de la structure narrative employée par
l’auteur. Par cet aspect, ainsi que par bien
d’autres, La Chouette aveugle préfigure, en
1941, en persan, ce qui s’affirmera dans la
littérature française, à partir du début des
années 1950, sous le nom du «Nouveau
Roman». Nous cherchons à étudier
également comment se manifestent les
caractéristiques anti-romanesques dans ce
roman aux niveaux texture, du texte ou dans
son contenu? Qu’en est-il donc du traitement
du titre, du personnage, du temps, de
l’espace, du sujet, etc.? Comment cette
rupture avec l’esthétique ancienne, insistant
sur l’idée de la création d’un roman insoumis,
subversif, contribue-t-elle à introduire le
roman moderne en Iran?
Un titre ambigu
Occupant une place indéniable dans le
péritexte, le titre joue un rôle très important
dans la relation lecteur/ texte. Genette
affirme que le titre, en tant qu’élément
extradiégétique, remplit plusieurs fonctions.
«La première [fonction], seule obligatoire
dans la pratique et l’institution littéraire, est
la fonction de désignation, ou
d’identification. Seule obligatoire, mais
impossible à séparer des autres, puisque,
sous la pression sémantique ambiante, même
un simple numéro d’opus peut s’investir de
sens. La deuxième est la fonction
descriptive», son rôle étant celui de décrire
le contenu du texte (Genette, 1987: 89). Mais
dans La Chouette aveugle, l’histoire ne
permet pas d’en élucider immédiatement le
sens. Dans les premières pages du récit, le
narrateur exprime son désir d’écrire dans une
solitude absolue, en une sorte de fuite du
monde des hommes. «En effet, la pratique de
la vie m’a révélé le gouffre abyssal qui me
sépare des autres: j’ai compris que je dois,
autant que possible, me taire et garder pour
moi ce que je pense. Si, maintenant, je me
suis décidé à écrire, c’est uniquement pour
me faire connaître de mon ombre» (Hedayat,
En quoi La Chouette aveugle de Sadegh Hedayat …/ 17
1953: 25), déclare-t-il. Il a choisi de ne
s’adresser qu’à son ombre. Vers la fin du
récit, l’ombre du personnage finit par
ressembler à un rapace, la chouette. «Mon
ombre sur le mur était exactement celle
d’une chouette» (Hedayat, 1953: 183),
découvre-t-il, hagard. Cette ombre animale,
enfin, qui se penche sur son épaule pour lire
ce qu’il écrit, le terrifie. Ce sont en
apparence des détails insignifiants, indiqués
sans y prendre garde. Ce sont en réalité des
indices, une invitation à décrypter le titre du
roman. Le fait que l’ombre devienne un être
animal est aussi significatif. En Iran, les
chouettes sont considérées en général
comme des oiseaux de mauvais augure. Ces
rapaces nocturnes habitent des ruines. Ce
sont des témoins et des présages de mort et
de destruction. Ce sont des êtres
démoniaques. Dans la mythologie grecque,
la chouette est le symbole d’Athéna, la
déesse de la guerre mais aussi de la sagesse.
Plusieurs raisons, analysées par Pierre
Miquel dans son Dictionnaire symbolique
des animaux l’expliquent. Comme le savant,
la chouette est un animal solitaire qui aime le
silence. De plus, «ses yeux clairs, son regard
fixe et ses gros sourcils confèrent à cet
oiseau une expression sagace. C’est pour
cette raison qu’il est choisi comme symbole
de la sagesse dans la Grèce classique»
(Miquel, 1991: 167), conclut cet auteur. Les
significations symboliques associées à la
chouette sont très contradictoires dans les
deux cultures orientales et occidentales. Ce
symbolisme est surtout maléfique dans le
roman. Cette chouette est un oiseau nocturne,
solitaire, un avatar de la nuit, un signe ou un
présage de malheur. Le narrateur lui
ressemble en quelques points: il est, lui aussi,
solitaire. Il se sent également victime d’une
malédiction obscure. Mais il est aveugle. Il
ne réussit pas à voir en son for intérieur, à
comprendre le sens de ses actes. Il est une
sorte de devin aveugle, privé à la fois de
clairvoyance et de discernement. Il entrevoit
certes un mystère. Il ne réussit pas à en
pénétrer le secret. L’alliance de termes
contradictoires contenue dans le titre de ce
récit, La Chouette aveugle, insiste sur cette
équivoque.
Le titre produit de l’ambiguïté et de
l’incertitude. Se trouvant dans une situation
paradoxale, il informe et en même temps, se
garde de donner trop d’informations. La
relation logico-sémantique entre le titre et le
texte est différente de celle qu’on trouve
dans les romans traditionnels, où le titre
s’affiche comme un résumé du texte qu’il
subsume. Le mouvement dialectique entre
titre et texte est devenu apparemment
impossible: le titre semble refuser toute
responsabilité vis-à-vis de son texte. Le titre
perd donc sa fonction référentielle et semble
coller difficilement à son texte.
Une histoire camouflée
Dans La Chouette aveugle, un narrateur
anonyme parle de lui-même. Au fil de ses
confidences, on apprendra qu’il est un métis
indo-iranien, probablement plutôt indo-
turkmène. La mère aurait été une danseuse
indienne, une bayadère originaire de la ville
de Bénarès, et consacrée à un temple de
Lingam1. Son père, un commerçant iranien,
mais, semble-t-il, d’une famille d’origine
turkmène, se serait rendu jusqu’à Bénarès
pour ses affaires. Il serait tombé rapidement
amoureux de cette bayadère. Il l’aurait
1
Lingam correspond à une représentation
traditionnelle de dieu Shiva, sous la forme d’une
pierre dressé, souvent d’une apparence phallique.
18/Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
séduite. Le narrateur aurait été le fruit de leur
amour. Le père se serait aussi converti «à la
religion de Lingam» (Hedayat, 1953: 94),
c’est-à-dire au culte de Shiva, le dieu de la
destruction dans la religion hindoue.
L’action se déroule dans une famille
turkmène. C’est une histoire très exotique
qui est racontée, y compris pour des lecteurs
iraniens. De proche en proche, le narrateur
est amené à expliquer les circonstances qui
l’ont poussé à écrire, à confesser.
Un autre sujet apparaît, le récit d’une
succession de visions, d’apparitions et
d’hallucinations, qui aurait commencé à se
produire un jour fatal, au treizième jour du
printemps, le «jour de Norouz»2
dans le
calendrier iranien. Ce treizième jour est
considéré en Iran comme un jour néfaste. Il
est de tradition de quitter sa maison, toute
cette journée, pour se garder d’un mauvais
sort. Ce jour-là, le narrateur a choisi de rester
dans sa demeure, dans sa chambre, pour
décorer des écritoires en cuir. Un inconnu
survient, qui prétend être son oncle, le frère
de son père, que le narrateur n’avait jamais
connu auparavant. Sur ces circonstances, en
cherchant à se procurer une bouteille de vin
conservée sur une étagère, le narrateur
éprouve une vision. Une mystérieuse jeune
femme, au regard étrange, fascinant, apparaît
à ses yeux. Le narrateur reste en extase.
Quand il reprend conscience, une autre
histoire commence, celle d’une quête.
Pendant «deux mois et quatre jours»
(Hedayat, 1953: 26), nuit après nuit, le
2 La fête du Nôrouz est une fête traditionnelle qui
commémore le nouvel an du calendrier iranien
coïncidant le premier jour du printemps. Nôrouz est
célébré depuis des milliers d’années et est
profondément enraciné parmi les rituels et les
traditions du Zoroastrisme.
narrateur va tenter de retrouver autour de sa
maison le lieu qu’il aurait entrevu pendant
cette apparition. Pour essayer d’oublier cette
vision, le narrateur est tenté d’augmenter ses
«doses d’alcool et d’opium» (Hedayat, 1953:
39). Le récit se transforme alors en une autre
confession, celle d’un fumeur d’opium, ce
qui paraît être à l’origine de la légende qui a
voulu faire de Sadegh Hedayat un opiomane.
Les visions se succèdent. Le récit devient
onirique. C’est encore un autre sujet qui est
abordé, le délire apparent du narrateur.
Le narrateur déclare qu’il veut raconter
une expérience, un «accident»
«métaphysique» qui l’a profondément
marqué. Il répète à plusieurs reprises qu’il
écrit par «besoin d’écrire» comme s’il
s’agissait d’une nécessité vitale. Il tente de
reconstituer des événements apparemment
douloureux vécus par l’écriture et place son
récit sous le signe de l’introspection, de
l’analepse, du retour en arrière.
Le roman comprend deux parties. Dans la
première partie, le narrateur raconte sa
rencontre avec cette femme mystérieuse,
inconnue, dont le visage et le regard n’ont
cessé de le hanter. Dans la seconde, il se
livre à des retours en arrière sur son passé. Il
rapporte les circonstances de sa naissance et
de son enfance, l’histoire de ses parents, il
nous fait part de ses difficultés conjugales.
Au terme de sa confession, il se décrit
couvert de taches de sang et il attend son
arrestation. Une autre intrigue, policière,
apparaît. Au cours de la nuit, dans une crise
de démence, il aurait tué, poignardé sa
propre épouse. C’est encore un autre sujet, le
lien d’un fait divers, camouflé en un récit
fantastique.
La Chouette aveugle de Sadegh Hedayat
est-elle un récit autobiographique? Est-ce un
En quoi La Chouette aveugle de Sadegh Hedayat …/ 19
récit onirique? Est-ce une tentative
d’introspection? Est-ce un récit policier? Le
dessein secret de l’auteur paraît très
camouflé. Hedayet part, semble-t-il, du lien
d’une anecdote et d’un fait divers, c’est-à-
dire l’aveu d’un meurtre. Il masque cette
révélation sous les apparences d’une
confession délirante, celle d’un opiomane. Il
présente aussi cette histoire comme une
pseudo-autobiographie. Du surcroît, dans le
détail, ce texte apparaît comme une
provocation religieuse manifeste.
Une structure circulaire
Le traitement de la structure de ce roman
est très particulier. La situation initiale et la
situation finale sont identiques. Nous lisons
ainsi dans la première partie, l’histoire du
narrateur qui après avoir retrouvé la femme
morte, l’enterre très loin de la ville. Les
dernières lignes de la première partie
dépeignent ainsi la fin de l’anecdote: «Mon
travail terminé, j’examinai mes vêtements;
ils étaient maculés de terre et déchirés, le
sang coagulé s’y coulait en caillots
noirâtres.» (Hedayat, 1953:65) Ces lignes
annoncent le début de la deuxième partie où
le narrateur se décrit comme suit lorsqu’il se
réveille dans le nouveau monde: «J’avais le
corps en feu ; des taches de sang maculaient
mon abâ, mon foulard, mes mains.»
(Hedayat, 1953: 78) Ce qui donne l’illusion
d’une continuité entre les deux parties,
comme si on reprenait le récit là où il s’était
arrêté. À la fin du roman, après avoir tué sa
femme avec un couteau, le narrateur conclut
ainsi son histoire : «Mes vêtements étaient
déchirés, de la tête au pied. J’étais couvert de
sang coagulé. Deux hannetons voletaient
autour de moi.» (Hedayat, 1953: 191) La
forme qui permet le mieux de revenir sur soi
de manière à exécuter une boucle parfaite,
c’est le cercle. Nous pouvons proposer ci-
dessous le schéma de la structure circulaire
du roman.
Première partie (pp. 23-77) Pages intermédiaires (pp. 78-79)
Pages finales (pp. 190-191) Deuxième partie (pp. 80-189)
À l’intérieur de ce premier cycle se
trouvent d’autres cycles, plus petits qui
reproduisent le même mouvement. Le récit
suscite un sentiment ambigu de faire à
chaque fois une nouvelle traversée du texte
mais tout en ayant progressé, la narration n’a
pas vraiment évoluée. L’action du roman est
intérieure. Ce sont des réflexions, des
associations d’idées, des scènes répétées, des
hallucinations qui semblent toujours
recommencer tout en devenant de plus ne
plus inquiétantes. Des événements se
produisent certes mais ils ont tendance à se
répéter. À la clôture structurelle se superpose
l’absence de clôture narrative et cette
disjonction entre fin du récit et non-clôture
du discours est bien une forme de dérogation.
La Chouette aveugle appartient à un genre
particulier littéraire, celui de la littérature de
l’enfermement. Le narrateur est claustré. Il
subit une situation énigmatique, il est pris au
piège, à l’intérieur d’un labyrinthe qui n’a
20/Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
pas d’issue. Cette caractéristique a été
remarquée par Youssef Ishaghpour qui dans
Le Tombeau de Sadegh Hedayat fait allusion
à cette réflexion: « ce sentiment
d’enivrement, de terreur, de cauchemar,
d’oppression obsédante, de vertige et
l’impossibilité d’échapper à un cercle, cette
poussée fatidique vers le centre du labyrinthe,
[…] créent le caractère d’apparition de cette
œuvre, de son sens dans son retrait, de ce
qu’elle a d’irréductible.» (Ishaghpour, 1991:
58) Le délire prêté au narrateur retourne sur
lui-même, indéfiniment. Le dénouement jette
un éclairage nouveau sur l’ensemble de
l’histoire et invite à la relecture du texte. La
reprise fait découvrir de nouvelles
interprétations.
Un personnage multiplié
Dans La Chouette aveugle, la question du
personnage est d’autant plus complexe qu’il
y a une sorte de déconstruction et de
brouillage du personnage au sens traditionnel
du terme. Les personnages n’ont pas
d’identité stable, définie par un nom propre.
Vincent Jouve définit ainsi la fonction du
nom propre dans la construction du
personnage: «L’être du personnage dépend
d’abord du nom propre qui, suggérant une
individualité, est l’un des instruments les
plus efficaces de l’effet du réel. […]
L’élimination du nom ou son brouillage ont
donc pour conséquence immédiate de
déstabiliser le personnage.» (Jouve, 2001:
57-58) Le narrateur de La Chouette aveugle
ne révèle jamais son nom. Tout au plus se
répète-t-il comme «un jeune homme débile
et malade» (Hedayat, 1953: 82)
manifestement atteint de folie et de délire.
L’absence de nom tend à remettre en cause
la stabilité de la notion de « sujet » telle qu’il
est définit dans les romans traditionnels.
La femme éthérée, mystérieuse,
énigmatique, qui apparaît dans la première
partie du récit ne porte pas de nom. C’est
toujours par le pronom «Elle» que le
narrateur y fait référence. Cependant, ce
pronom écrit avec un «e» majuscule n’est
qu’un choix de la part du traducteur, Roger
Lescot, car dans le texte persan rien
n’indique dans le pronom qui est utilisé en
persan cette idée de majesté. C’est une
manière de transformer en français ce
principe féminin en une espèce d’allégorie.
D’une manière tout à fait opposée, dans la
deuxième partie du récit, c’est l’adjectif
«garce», une appellation fortement connotée
négativement qui remplace le nom de la
femme du narrateur. Ce mot apparaît de
façon récurrente dans la deuxième partie :
«Je l’appelle garce parce qu’aucun autre
nom ne lui va aussi bien. Je ne veux pas dire
«ma femme», car nous n’étions pas mari et
femme ; ce serait mentir à moi-même. De
toute éternité, je l’ai appelé «garce»
(Hedayat, 1953: 113). D’un côté, le mot
garce suggère la haine du narrateur à l’égard
de sa femme, de l’autre, ce mot suscite en
même temps en lui un désir vif, ce qui
pourrait démontrer aussi son comportement
et ses sentiments contradictoires (l’amour et
la haine) vis-à-vis de la femme. Il écrit:
«Mais la garce…Ce nom que je lui donnais
excitait encore mon désir et me la faisait
apparaître plus vivante et plus chaude.»
(Hedayat, 1953: 174) La seule fois où il
donne un autre nom à sa femme, c’est dans
un discours rapporté par le petit frère de la
garce qui rend visite au narrateur et lui
apporte des gâteaux. Mais ici aussi, le mot
utilisé (Châh Djân) est un surnom ancien
En quoi La Chouette aveugle de Sadegh Hedayat …/ 21
mais très courant en Iran pour interpeller la
mère: «Châh Djân me les a donnés pour toi».
Car il appelait ma femme «Châh Djân»
comme si elle avait été sa mère.» (Hedayat,
1953: 122) Une fois aussi le narrateur parle
du vrai nom de la garce qu’il ne révèlera
pourtant pas: «Je l’appelai même, à plusieurs
reprises, par son vrai nom, qui avait comme
une résonance singulière. Mais, dans mon
cœur, au fond de mon cœur, je répétais:
«Garce…garce…» (Hedayat, 1953: 169).
Les autres personnages sont également
appelés d’une manière impersonnelle. Il y en
a qui sont uniquement caractérisés par un
lien familial tel l’oncle, le père, la tante, le
beau-père, ou avec des adjectifs parfois
accompagnés du nom de métier: «le vieux
fossoyeur», «le vieux brocanteur», «le
boucher», «le médecin», «la nourrice», «la
bayadère», etc. Ainsi, l’auteur ne donne-t-il
pas un état civil à ses personnages mais en
donne un portrait, une image virtuelle.
L’anonymat des personnages évoque, d’une
manière générale, l’idée de présence/absence
des personnages tout au long du récit, leur
confère un aspect fantomatique. Ils sont
décrits comme dématérialisés en quelque
sorte. Ils tendent à se confondre avec des
spectres, des esprits, ou d’autres entités
surnaturelles. Le premier, c’est l’oncle du
narrateur. «En tout cas, mon oncle», raconte
celui-ci, «était un vieillard bossu, la tête
entourée d’un turban indien, les épaules
couvertes d’un abâ jaunâtre en loques. Il
avait le visage emmitouflé dans un cache-
nez, mais on voyait son col largement
échancré et sa poitrine velue. On pouvait
compter un par un les poils de sa barbe rare,
qui s’échappaient des plis du foulard. Ses
yeux étaient malades et rouges ; il avait un
bec-de-lièvre.» (Hedayat, 1953: 30-31) Ce
portrait est construit autour de deux axes,
l’un empreint de négativité et de morbidité,
marqué par les termes «bossu», «malade»,
«rouge», «bec-de-lièvre», l’autre renvoyant à
une énigme, «entourée», «couverts»,
«emmitouflé», «cache-nez». La description
physique du personnage s’en tient à ces
notations. On apprendra seulement dans la
deuxième partie qu’il s’agit du frère jumeau
du père. La gémellité insinuera un doute sur
l’identité de ces deux frères. Le malaise
s’accentuera dans la deuxième partie du
roman, quand le vieux brocanteur est décrit
presque avec les mêmes termes: «il reste figé
dans une invariable attitude. Un cache-nez
crasseux lui entoure le cou ; il porte un abâ
en laine de chameau et les poils blancs de sa
poitrine s’échappent à travers son col ouvert.
Ses paupières sont brûlées, rongées par une
maladie tenace et insolente.» (Hedayat, 1953:
89) Ce dernier vieillard reste figé. Il demeure
immobile. Il garde le silence. Presque
aucune communication ne s’établit entre le
narrateur et le brocanteur, à l’image de la
quasi absence de dialogues dans le fil du
récit. Nonobstant la description assez
repoussante du marchand, le narrateur ne
ressent pas de mépris envers lui. Il se met
même à l’admirer: «le vieux brocanteur
n’était pas un polisson vulgaire et insipide,
du genre de ces coureurs qui attirent les
femmes luxurieuses et bêtes. Les souffrances
et les malheurs qui s’étaient déposés par
couches sur son visage, le dégoût
qu’inspirait sa personne, lui conféraient, sans
peut-être qu’il en eût conscience,
l’apparence d’une sorte de demi-dieu.»
(Hedayat, 1953: 164) Ce vieux brocanteur se
voit ainsi comparé à une divinité dans son
extrême décadence. Il est presque un dieu
déchu.
22/Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
Un autre personnage, brièvement évoqué,
est le beau-père du narrateur. Il est, lui aussi,
«un vieillard bossu». Il est décrit de façon
suivante: «Voûté, un cache-nez noué autour
du cou, mon oncle, le père de la garce,
apparut. Il eut un rire sec, terrible, à vous
faire dresser les cheveux sur la tête. Il riait
sans nous regarder, mais si fort que ses
épaules tremblaient.» (Hedayat, 1953: 99-
100). Mais c’est à travers la description du
beau-frère, le petit frère de la «garce»,
l’épouse du héros du récit, qu’on arrive à
avoir une description plus détaillée de ce
beau-père: «son jeune fils, mon beau-frère,
était assis sur le perron. L’enfant ressemblait
au vieux comme deux gouttes d’eau. Il avait
des yeux bridés de Turcoman, les pommettes
saillantes, le teint mat, le nez sensuel, le
visage maigre et brutal.» (Hedayat, 1953:
121). Ces portraits ne sont que des reflets
successifs. Le beau-frère ressemble à son
père, le beau-père du narrateur, qui a les
mêmes caractéristiques que le père, l’oncle,
le vieux fossoyeur et le brocanteur. Il a
également les mêmes caractéristiques que
«la garce», la femme du narrateur. Le
narrateur révèle au fur à mesure de sa
confession que toutes ces entités
surnaturelles sont autant de reflets de lui-
même qui existent en lui-même. «Ces
masques d’épouvante, de crime, de comédie,
se substituaient les uns aux autres, à la
moindre injonction de mes doigts ; celui du
vieux débrideur de Coran, celui du boucher,
celui de ma femme ; je les voyais se
superposer au mien, comme s’il n’en avait
été que le reflet. Ils étaient tous en moi»
(Hedayat, 1953: 171), prend-il conscience.
Son propre visage disparaît sous cette
superposition d’apparences qui semblent
prendre possession de sa personnalité. Il en
résulte un phénomène de dédoublement, de
scission de son identité. «C’était une
décision terrible.», révèle-t-il, «Je sortis du
lit et, ayant relevé mes manches, je pris le
couteau à poignée d’os que j’avais caché
sous mon oreiller puis, voûtant le dos, je
jetai sur mes épaules un abâ marron et me
couvris la figure d’un cache-nez. Au même
instant, je sentis en moi une personnalité
double, un complexe du boucher et du
brocanteur.» (Hedayat, 1953: 175-176)
Un temps cyclique
Le temps de la fiction ne fait référence à
aucune chronologie. C’est à l’aide de
quelques indices éparpillés dans le texte que
le lecteur arrive à peu près à situer le récit
dans un cadre temporel. Voici quelques
exemples d’après les propos du narrateur, la
première partie du roman se déroule dans la
ville de Ray. Au cours de cette partie, le
narrateur propose une fois, «Deux qerans et
un abbâsi» (Hedayat, 1953: 62) au vieux
cocher qui le conduit au cimetière. C’est la
monnaie courante du début du vingtième
siècle jusque dans les années soixante en
Iran. Le narrateur cite également le nom de
Chah Abd-ol Azim, un cimetière connu près
de Ray à cette même époque et jusqu’à
aujourd’hui. Il utilise aussi à plusieurs
reprises le mot cheragh pour la lampe et
takhtekhab pour le lit, les objets qui
appartiennent à une époque récente. Ces
éléments montrent que l’époque où se
déroule l’histoire de cette partie pourrait
correspondre soit à un moment du XXe
siècle, soit à celui de la rédaction du livre
vers 1936. Mais dans la deuxième partie, le
monde dans lequel le narrateur se trouve est,
d’après ses propos, beaucoup plus ancien. La
ville de Ray décrite était encore une grande
En quoi La Chouette aveugle de Sadegh Hedayat …/ 23
ville au bord de Souren et s’appelait Rhagès3.
La monnaie était: « Deux dirhams et quatre
pâchiz » (Hedayat, 1953: 163), une monnaie
médiévale qui date de l’ère d’Omar,
deuxième calife après l’Islam. Il existe un
décalage de quatorze siècles environ entre
les deux parties. Le narrateur utilise
également le mot, rakhtekhab pour le lit et la
lampe à huile et parle des Daroughe et
Gazmeh (signifiant les veilleurs de nuit) qui
sont des termes utilisés bien avant le
vingtième siècle. Il existe toutefois des
confusions entre les deux parties. Dans la
deuxième partie par exemple, le narrateur
parle une fois de la place Mohammadiyév
(Hedayat, 1953: 124), nom d’une place qui
existait à l’époque où se passe l’histoire de la
première partie (au vingtième siècle et pas
avant). Les temps sont étrangement
mélangés. Ainsi La Chouette Aveugle est en
quelque sorte, un récit de tous les temps ou
autrement dit un récit intemporel. L’ordre
chronologique du récit obéit à l’imagination
et aux hallucinations du narrateur qui nous
ramène du présent vers un passé très lointain.
Il brouille la chronologie et donne naissance
à un tourbillon temporel parfois difficile à
décrypter.
Le temps du récit est comme le temps du
mythe de l’éternel retour, un temps qui se
définit par «la reprise éternelle des mêmes
phénomènes dans un développement
temporel de l’ordre du cycle.» (Bardeche,
1999: 157). À la fin de la première partie du
récit, lorsque le narrateur compare le dessin
3 L’origine de Ray se perd dans la nuit des temps.
L’orgueil des anciens Mages lui donnait pour
fondateur Chus, petit-fils de Noé. Quelques historiens
persans la font remonter à Houcheng Pichdadi, l’un
des rois de cette première dynastie iranienne des
légendes. Elle était connue sous le nom de Rhagès
aux temps bibliques.
qu’il a fait de la femme éthérée avec celui du
vase antique de Rhagès que le vieux cocher
lui a donné, et qu’il constate que les deux
sont parfaitement identiques, après avoir
traversé un moment d’oubli absolu, il
remonte vers un temps au-delà de son passé
humain, vers le temps lointain de l’origine
du dessin : «Je comprenais que j’avais eu
autrefois un compagnon de misère. Cet
ancien décorateur, ce décorateur qui avait
peint le vase, il y avait de cela des centaines
et peut-être des milliers d’années, n’avait-il
pas été mon compagnon de douleur?»
(Hedayat, 1953: 73) Il croit réincarner le
décorateur de ce vase. Cette croyance en une
métempsychose, en une migration des âmes
d’un corps à l’autre, d’une génération sur
l’autre, tend à nier sa propre participation
aux événements tragiques qui se sont
produits et à le disculper, à le décharger de la
sorte d’un poids considérable. Puis, il se
tourne vers ce temps lointain, disparu depuis
«des centaines et peut-être des milliers
d’années» (Hedayat, 1953: 73), et considère
le décorateur de ce vase comme un
«compagnon» qui aurait traversé «les mêmes
états d’âme que [lui]» (Hedayat, 1953:73):
«Je venais de comprendre qu’à l’époque où
les hommes dont les os sont depuis
longtemps tombés en poussière, […] il y
avait eu parmi eux un misérable dessinateur,
un dessinateur maudit, quelque pauvre
décorateur d’écritoires probablement, mon
semblable» (Hedayat, 1953: 73). Si moderne
qu’elle puisse paraître en apparence, cette
même histoire s’est déjà produite en des
temps immémoriaux. C’est un retour éternel
du même événement, des mêmes visions et
des mêmes hantises. Les effets de fusion, de
simultanéité entre divers moments dans le
récit provoquent une grande confusion. Le
24/Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
processus d’écriture de la confession
s’effectue dans une durée qui semble devenir
immobile. On ne repère aucune chronologie
précise. Le présent de l’écriture n’existe pas
parce qu’il mêle à la fois le passé et l’avenir.
On sent de la part de Sadegh Hedayat une
volonté de subvertir le temps de la narration
pour marquer le caractère indicible de
l’expérience à laquelle le personnage est
affronté.
Un espace étrange
L’espace est un des fondements essentiels
du roman: il apporte des repères et fournit
une logique au déroulement de l’histoire. Or,
l’espace traditionnel est connoté
différemment dans La Chouette aveugle et
n’exerce plus sa fonction de repérage. La
première fois où il quitte sa maison et où il
parcourt les régions, c’est pour transporter le
cadavre de la femme mystérieuse qui est
venue mourir chez lui vers un cimetière,
situé dans la banlieue de Téhéran, à Chah Ab
dol-Azim à l’aide d’un vieux corbillard
délabré. «Un brouillard épais recouvrait les
abords de la route. Le corbillard franchissait
avec une vitesse et une douceur étranges,
collines, plaines, rivières. Autour de moi se
déroulait un panorama tel que je n’en avais
jamais vu, ni en rêve ni à l’état de veille»,
raconte-t-il, «de chaque côté du chemin, on
apercevait des montagnes en dents de scie,
des arbres bizarres, écrasés, maudits, entre
lesquels apparaissaient des maisons grises,
de formes triangulaires ou prismatiques ;
avec de petites fenêtres sombres, dépourvues
de vitres.» (Hedayat, 1953: 60) Les maisons
présentent des formes insolites. Les couleurs
sombres et grises dominent cet espace ainsi
que l’effroi et la peur. Il existe une insistance
sur des formes géométriques, triangulaires
ou prismatiques, inquiétantes et menaçantes.
La nature est hostile et néfaste. La vision de
ce monde chaotique provoque l’angoisse
chez le narrateur. La contemplation de ce
paysage revêt une dimension absurde et
délirante, entretient une angoisse démesurée
et suscite d’autres rêveries effrénées, «ces
fenêtres ressemblaient aux yeux troubles de
quelqu’un qui délire. Je ne sais quelle
particularité avaient les murs, mais ils vous
jetaient le froid au cœur. Il était
inconcevable qu’aucun être vivant n’eût
jamais habité là. Peut-être ces demeures
avaient-elles été construites à l’intention
d’ombres d’êtres éthérés?» (Hedayat, 1953:
60) Tout devient étrange dans cet univers
peuplé par des ombres et des esprits qui
représentent en quelque sorte le monde de
l’au-delà.
Une puissance maléfique habite ces lieux.
L’auteur se livre alors à une longue tentative
de description de cet espace irrationnel et
monstrueux: «le cocher empruntait sans
doute un itinéraire insolite ou quelque
chemin détourné», observe-t-il. «À certains
endroits, seuls des troncs coupés et des
arbres difformes se dressaient aux abords de
la route. Au travers, on apercevait des
maisons, les unes basses, les autres élevées,
mais toujours de formes géométriques,
coniques ou en tronc de cône, avec des
fenêtres étroites et obliques, d’où
s’échappaient des capucines violettes qui
grimpaient le long des murs.» (Hedayat,
1953: 60-61) L’insolite et le difforme
caractérisent les régions qui sont traversées.
Rien n’y semble ordinaire. De cette étrangeté
se dégage une atmosphère oppressante. Le
narrateur essaie de restituer un monde qui
serait en train de se décomposer. Les formes
bizarres, anormales servent à suggérer ce qui
En quoi La Chouette aveugle de Sadegh Hedayat …/ 25
échappe au langage, à faire partager au
lecteur l’état délirant où le narrateur se
trouve plongé, dans un rêve particulièrement
maléfique. C’est un sentiment lugubre et
funèbre qui est décrit par Sadegh Hedayat en
ces lieux sinistres. Le narrateur découvre au
fur et à mesure du récit les abîmes de son
être intérieur. Il en éprouve une terreur
indicible. L’espace est présenté à l’image de
son être, de son désarroi intime. Son âme
aurait ses propres démons, à savoir ces
ombres qui se trouvent projetées sur le décor
environnant. Les métaphores spatiales se
transforment en des symboles de cet univers
intérieur, maladif, morbide. L’exploration de
cet autre monde, inquiétant, surnaturel, qui
surgit mène le narrateur de La Chouette
aveugle jusqu’au bout de l’horreur.
Nécessité d'une lecture active
Le récit, lors de la première lecture, paraît
comme un texte décousu. Le lecteur cherche
une cohérence et une signification entre une
structure d’ensemble bien travaillée et le
foisonnement désordonné des expériences et
des sensations décrites par le narrateur.
Umberto Eco dans son ouvrage Lector in
Fabula, insiste sur le rôle fondamental du
lecteur dans la construction du sens. Selon
lui, entre le lecteur et le texte, une série de
relations et de tactiques s’installe qui risque
de modifier la nature du texte originel: « Un
texte veut laisser au lecteur l’initiative
interprétative, même si en général il désire
être interprété avec une marge suffisante
d’univocité. Un texte veut que quelqu’un
l’aide à fonctionner.» (Eco, 1985: 64)
Le rôle du lecteur dans la compréhension
du roman de La Chouette aveugle paraît
primordial, loin du lecteur passif des longs
romans classiques où tout est clair et rangé.
Le lecteur cherche une signification entre
une structure bien travaillée et le
foisonnement des énigmes et des mystères
décrits par le narrateur. Le narrateur de La
Chouette aveugle partage ses sensations et
ses perceptions et mêle événements réels et
imaginaires. Les phrases sont entourées d’un
halo d’indétermination chargé de
suggestions diverses. Nous entendons
souvent dire que l’écriture exige une certaine
puissance imaginative de la part de l’écrivain
mais en ce qui concerne La Chouette aveugle
la lecture aussi en demande autant. Au cours
de la lecture du texte en se référant à ses
savoirs occidentaux et orientaux le lecteur
tente reconstituer l’univers que l’écrivain a
mis en mots. Il essaie de former à partir de la
multitude d’informations fournies par le
narrateur, une vision cohérente de son
univers insaisissable. Cette diversité de
l’interprétation semble être une des
caractéristiques de La Chouette aveugle qui
pourrait le ranger parmi les œuvres dites
"ouvertes", c’est-à-dire celles «qui se
prête[nt] délibérément à l’interprétation, qui
interdit par sa constitution même, une vision
unique.» (Eco, 1965: 57) Umberto Eco dans
son ouvrage l’œuvre ouverte considère
certaines œuvres contemporaines ouvertes
car elles pourront être envisagées et
comprises selon des perspectives multiples.
Chaque lecteur selon ses savoirs culturels
choisit la clef qui lui semble la meilleure
pour entrer dans l’univers énigmatique de ce
récit. Un lecteur iranien a tendance à
l’interpréter comme un récit oriental, par
contre, un lecteur occidental n’hésite pas à le
ranger parmi des œuvres occidentales. C’est
pourquoi il existe nombre de variété dans les
écrits critiques sur La Chouette aveugle qui
tantôt se complètent et tantôt se contredisent.
26/Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
Celle-ci va donc complètement à contre-pied
des règles habituelles de la narration et
rompt avec la construction linéaire.
Conclusion
Sadegh Hedayat a ressenti le besoin de se
libérer de l’héritage d’une littérature
traditionnelle millénaire, et de tenter
d’introduire dans le pays un art plus moderne.
Auparavant, en Iran, la littérature faisait une
très grande part à la poésie et la prose n’avait
pas encore trouvé sa place. Si en France, le
roman moderne avait pris forme depuis le
XVIIe siècle, en Iran c’est vers le milieu du
XXe siècle qu’il est apparu. Sadegh Hedayat
décide de renouveler la littérature persane en
mettant en cause les codes romanesques dans
La Chouette aveugle. Il rejette le roman de
type balzacien dans lequel prime la
chronologie, le personnage et la psychologie.
Le roman manifesterait son plein potentiel
de liberté dans un mouvement à la fois
destructeur et régénérateur, faisant table rase
du passé romanesque. Il met en cause la
fonction même du roman. Le lecteur s’égare
dans la chronique des événements, le héros
se trouve dans un espace insolite avec des
personnages anonymes et identiques et les
scènes se répètent à maintes reprises. Ce
manque de cohérence bouleverse l’ordre du
récit et affecte donc directement le parcours
du lecteur. Après la publication de La
Chouette aveugle, beaucoup d’écrivains
persans ont essayé de s’en inspirer mais
aucun n’est parvenu, à l’exemple de Sadegh
Hedayat, à fondre ensemble toutes ces
innovations en une seule œuvre. La plupart
se sont contentés de lui emprunter quelques
procédés techniques.
Bibliographie
Bardeche, M-L. (1999). Le principe de
répétition. Paris: Harmattan.
Eco, U. (1965). L’Oeuvre ouverte. Paris:
Seuil.
Eco, U. (1999). Lector in fabula. Paris: LGF,
Coll. Le livre de poche biblio.
Genette, G. (1987). Seuils. Paris: Seuil, coll.
« Poétique », sous la direction de G.
Genette et T. Todorov.
Hedayat, S. (1953). La Chouette aveugle.
traduit du persan par Roger Lescot. Paris:
José Corti.
Ishaghpour, Y. (1991). Le Tombeau de
Sadegh Hedayat. Paris: Fourbis.
Jourde, P. & Tortonese, P. (1996). Visage du
double, un thème littéraire. Paris: Nathan
université.
Jouve, V. (2001). La poétique du roman.
Paris: Armand Colin.
Miquel, P. (1991). Dictionnaire symbolique
des animaux. Paris: Le Léopard d’Or.
Sartre, J-P. (1956). «Préface» à Portrait d’un
inconnu de Nathalie Sarraute. Paris:
Gallimard, coll. « 10/18 »).
Fantastique et techniques textuelles dans Aurélia de Gérard de Nerval
Djavari, Mohammad-Hossein*
Professeur à l’Université de Tabriz, Tabriz, Iran
Afkhami Nia, Mehdi**
Maître de conférences à l’Université de Tabriz, Tabriz, Iran
Daftarchi Nasrin***
Doctorante à l’Université de Tabriz, Tabriz, Iran
Reçu: 14.11.2012 Accepté: 13.10.2013
Résumé:
L’écriture fantastique a un aspect élargi dans la littérature française du XIXe siècle. Ce genre apparaît
pendant ce siècle tantôt sous forme de roman, tantôt sous celle de nouvelle. Au XIXe siècle, les auteurs
s’intéressent de jour en jour à cette forme d’écriture. Aurélia de Gérard de Nerval est un exemple vif qui
représente un univers fantastique par excellence. L’écriture fantastique de cet ouvrage est au service de
l’écriture de soi. Pour mieux développer les techniques textuelles de cette œuvre fantastique, nous
pouvons faire une réflexion profonde sur la structure des personnages, de l’espace et du temps. Toutes ces
structures animent l’autoportrait de l’auteur avec un degré de sincérité. Parallèlement, nous allons étudier
cet ouvrage d’après les théories de Tzvetan Todorov. Toutes ces analyses auront pour seul objectif de
souligner les traits entre l’écriture fantastique et l’écriture de soi. Nous envisageons comprendre comment
l’écriture fantastique du roman d’Aurélia est en correspondance avec les ressorts de l’écriture de soi?
Mots clés: Aurélia, Gérard de Nerval, écriture fantastique, écriture de soi, imagination.
Introduction
Le titre original d’Aurélia aurait dû être
Le Rêve et la vie. Ce récit à «la première
personne» est paru dans «Revue de Paris» le
1er
janvier 1855. Il est formé comme un
journal en deux parties, la première divisée
en dix chapitres, la seconde en six chapitres.
Nerval a commencé l’écriture d’Aurélia en
1853 dans la clinique du docteur Blanche et
l’a ensuite continuée en Allemagne. Le lien
entre le narrateur anonyme et Nerval est
évident et met l’accent sur les dernières
crises de folies de l’auteur. Les techniques
narratives de ce récit reflètent parfaitement
le contenu fantastique de son univers intime.
Nerval traduit ainsi ses inquiétudes par
l’inspiration poétique, par l’intelligence des
choses et des symboles et enfin par la
sublime élégance de son style. Ce récit
comprend ainsi de nombreux éléments
fantastiques destinés à mettre en relief sa
fiction personnelle dans le cadre du texte.
Tous les aspects fantastiques de ce récit
relèvent d’une écriture de soi. Le fantastique
mis en œuvre par Nerval n’est pas un
fantastique détaché du vrai. C’est un
fantastique réel et nourri de ses expériences
personnelles. Nous allons repérer les aspects
que l’auteur emprunte de sa propre vie.
Toutes ces analyses ont pour objectif
d’étudier le degré de fidélité de l’auteur pour
représenter son univers intime dans un cadre
fantastique.
28/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
1. Aurélia, miroir de la vie personnelle de
Nerval
Gérard de Nerval est considéré comme le
véritable créateur de l’univers fantastique. Il
est maître de la description des incertitudes
et des angoisses humaines au XIXe siècle.
En 1851, il sent que sa raison est menacée et
fréquente le docteur Blanche. Il se plonge au
cœur de l’imaginaire les yeux fermés. En
1853, il rédige Aurélia, la rédaction a duré
jusqu’en 1855. Dans cette œuvre l’histoire se
focalise sur le sujet de la rédemption1 sous
une forme autobiographique. Nerval parvient
à employer un style travaillé à l’aide des
formules magiques. Il prend une position
ambivalente entre le romantisme et la
modernité (Tsujikawa, 2008: 11). Les
vecteurs fantastiques de cette œuvre sont
multiples. Le thème de la folie, étant l’une
des formes les plus extrêmes de la perte
d’identité, conduit le personnage à cesser
d’être lui-même. Ce thème produit
l’ambiguïté nécessaire de l’univers
fantastique. L’ambigüité constitue le centre
de la narration en représentant des crises
psychiques et des perceptions surnaturelles.
Dans cette œuvre, la présence de ces formes
invisibles, impersonnelles et innommables
est accompagnée du sentiment de malaise
(Dillens, 2006: 84) chez le protagoniste.
Aurélia, dernière œuvre de Nerval, est le
récit en prose d’un voyage onirique,
«épanchement du songe dans la vie réelle»
(Nerval, 1868: 6), qui dépeint «les
impressions d’une longue maladie qui s’est
passée tout entière dans les mystères de
l’esprit» (Dédéyan, 1966: 59). Il s’inspire de
sa vie, de son vécu et reflètent ainsi l’image
des personnes proches comme celle de ses
1 Une notion connue pour l’auteur.
parents, de son oncle maternel et de sa fille
aimée. Dans cette œuvre, les frontières entre
le rêve et la réalité se brouillent. La figure de
cette femme, en tant que personnage
principale de ce roman, est composée des
caractéristiques fantastiques qui reflètent la
figure de femme idéale rencontrée par
l’auteur.
Nerval a l’intention de transformer en
langage son expérience du rêve et de la
démence. Il déclare que «le rêve est une
seconde vie» (Nerval, 1966: 753). Une dame
que le narrateur adore au nom d’Aurélia, est
perdue2. Cette image féminine construit
l’élément central de l’univers des rêves de
Nerval. La femme absente joue ainsi un
grand rôle dans l’animation des rêves de
l’auteur. Le complexe de la culpabilité et la
nostalgie du salut règnent dans cette histoire.
Ainsi, Nerval fuit-il cette déception en
s’exilant du monde réel vers celui de
l’imaginaire, de la frénésie à la rêverie
(Raymond, 1843: 22). «Je vais essayer, à
leur exemple, de transcrire les impressions
d’une longue maladie qui s’est passée tout
entière dans les mystères de mon esprit»
(Nerval, 1966: 753). Il semble avoir eu à
cœur d’être vraiment le médecin de son
esprit par l’écriture des phénomènes qui
pèsent sur son esprit. Pour ce faire, il
commence, dans une intention thérapeutique,
à transcrire ses rêves sur le papier et créer
l’image d’Aurélia, en tant qu’une copie de
Jenny. À côté des personnes rencontrées, il
fait allusion aux lieux où il a passé sa vie, où
il a voyagé. En résumé, Aurélia est le miroir
de la connaissance de Nerval avec Jenny
Colon et la perte de cette fille idéale, les
2 Allusion aux filles aimées de Gérard, Sophie et
Jenny.
Fantastique et techniques textuelles dans Aurélia …/29
crises mentales issues de phénomènes. Cette
œuvre reflète les souffrances profondes de
l’auteur dans un cadre fantastique.
2. Écriture fantastique et ses vecteurs
généraux
Au XIXe
siècle, le fantastique cesse de
correspondre à des préoccupations profondes
grâce à l’évolution des sciences (Marlieu,
1992: 38). Castex affirme que:
«Le fantastique ne se confond pas avec
l’affabulation conventionnelle des récits
mythologiques ou des féeries, qui impliquent un
dépaysement de l’esprit. Il se caractérise au contraire
par une intrusion brutale du mystère dans la vie réelle
; il est lié généralement aux états morbides de la
conscience qui, dans les phénomènes de cauchemar
ou de délire, projette devant elle des images de ses
angoisses ou de ses terreurs. (…) il décrit des
hallucinations cruellement présentes à la conscience
affolée, et dont le relief insolite se détache d’une
manière saisissante sur un fond de réalité familière»
(Castex, 1951: 8).
D’après cette définition, cette œuvre peut
être considérée comme un exemple vif de
littérature fantastique. Todorov annonce
qu’«il faut que le texte oblige le lecteur à
considérer le monde des personnages comme
un monde de personnes vivantes et à hésiter
entre une explication naturelle et une
explication surnaturelle des événements
évoqués» (Todorov, 1970: 37-38.). Le
fantastique est donc une espèce de genre
merveilleux dans lequel nous trouvons un
mélange du rationnel et de l’irrationnel qui
produisent le doute et l’hésitation. Cette
hésitation, issue de l’état de crise de l’auteur,
donnera naissance à un espace de suspens
littéraire. Ce qui est, à la fin du XIXe siècle,
dérivé des confusions de la mémoire comme
des rêves et des hallucinations.
2. 1. Fantastique, aventure
narratologique
Dans le cadre de la narratologie et de
l’analyse du dispositif des personnages, nous
nous inspirons des travaux de Genette pour
examiner comment se construisent les
personnages et l’univers dans le cadre du
récit fantastique. Aurélia compte pour une
écriture fragmentaire faite de micro-récits.
Cet ouvrage est remarquable du point de vue
du statut de narrateur qui se métamorphose
totalement en «Je» et marque un degré
d’intimité qui se manifeste dans la narration
fantastique au lecteur. Le pronom de «la
première personne au singulier» invite le
lecteur à sentir plus de sympathie à l’égard
du personnage. Le «je» recouvre
apparemment deux statuts: «Celle du
personnage qui perçoit des mondes inconnus
(il vit dans le passé), et celle du narrateur qui
transcrit les impressions du premier, et vit,
lui, dans le présent» (Gouhier, 2003: 11). Le
narrateur, sous l’impact du cauchemar,
cherche à retracer ses sentiments passés. «Je
vais essayer, à leur exemple, de transcrire les
impressions d’une longue maladie qui s’est
passée tout entière dans les mystères de mon
esprit ; (…)» (Nerval, 1999: 753). Ses
visions relèvent de la folie. Il représente sa
situation en ces termes: «Une dame que
j’avais aimée longtemps et que j’appellerai
du nom d’Aurélia, était perdue pour moi.
Peu importent les circonstances de cet
événement qui devait avoir une si grande
influence sur ma vie» (Nerval, 1999: 754.).
La représentation entre rêve et réalité fournit
un aspect fantastique à cette œuvre.
Le narrateur représente son point de vue à
propos d’«Aurélia» comme une figure
angélique: «une figure dominait toujours les
autres: c’était celle d’Aurélia, peinte sous les
30/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
traits d’une divinité, telle qu’elle m’était
apparue dans mon rêve. Sous ses pieds
tournait une roue, et les faisaient cortège. Je
parvins à colorier ce groupe exprimant le suc
des herbes et des fleurs» Nerval, 1999: 754.).
Cependant, il insiste sur la sincérité de ses
observations: «Je m’informais au dehors,
personne n’avait rien entendu. Et cependant,
je suis encore certains que le cri était réel et
que l’air des vivants en avait retenti»
(Nerval, 1999: 754). Il annonce: «les récits
de ceux qui m’avaient vu ainsi me causaient
une sorte d’irritation quand je voyais qu’on
attribuait à l’aberration d’esprit les
mouvements ou les paroles coïncidant avec
les diverses phases de ce qui constituait pour
moi une série d’événements logiques »
(Nerval, 1999: 758) et «avec cette idée que
je m’étais faite sur le rêve comme ouvrant à
l’homme une communication avec le monde
des esprits, j’espérais (…)» (Nerval, 1999:
453). Plus loin, il poursuit: «Quoi qu’il en
soit, je crois que l’imagination humaine n’a
rien inventé qui ne soit vrai, dans ce monde
ou dans les autres, et je ne pouvais douter de
ce que j’avais vu si distinctement» (Nerval,
1999: 750). Le narrateur se distingue à l’aide
de ses goûts «j’aimais surtout les costumes
et les mœurs bizarres des populations
lointaines, il me semblait [dit-il] que je
déplaçais ainsi les conditions du bien et du
mal ; les termes, pour ainsi dire, de ce qui est
sentiment pour nous autres Français»
(Nerval, 1966: 755). L’illusion se manifeste
dans l’énoncé: «déjà leurs formes ravissantes
se fondaient en vapeur confuses» (Nerval,
1966: 755) et «les contours de leurs figures
variaient comme la flamme d’une lampe»
(Nerval, 1966: 772). Ainsi que «les objets et
les corps sont lumineux par eux-mêmes»
(Nerval, 1966:«La femme que je suivais,
(…) faisait miroiter les plis de sa robe en
taffetas changeant». ( Des voix disaient:
«L’univers est dans la nuit» (Nerval, 1966:
773).
À ce propos, Pierre Castex écrit: « Le
fantastique en littérature est enfanté par les
rêves, la superstition, la peur, le remords, la
surexcitation nerveuse ou mentale, l’ivresse
et par tous les états morbides. Il se nourrit
d’illusions, de terreurs, de délire» (Castex,
2011: 6). Le récit d’Aurélia s’inscrit à part
entière, dans les années 1855, représentant le
Second Empire 1852 dirigé par Napoléon
III. D’ailleurs, le narrateur dans un accès de
folie se prend pour Napoléon. «Il me semble
que [dit-il], ce soir, j’ai en moi l’âme de
Napoléon qui m’inspire et me commande de
grandes choses» (Nerval, 1966: 806). Les
événements sociaux fascinent son
imagination et il se perd dans le magma de
sa rêverie pêle-mêle. Ce narrateur intra-
diégétique remplit le rôle de la conscience
réflexive qui ne peut pas chasser ses rêveries
solitaires. Il n’est pas seulement une voix
narrative, mais aussi une position focale qui
coïncide avec celle du personnage (Van
Montfrans, 1999: 93). Le narrateur se
retrouvera à la fin d’Aurélia au sein de livres
et d’objets digne de Faust3 et désigne ainsi
3 Le personnage historique de Faust du XV
e siècle se
flattait d’avoir obtenu des pouvoirs magiques après un
pacte avec le diable. Christopher Marlow écrit en
1588 The Tragical History of Faustus, qui fait de
Faust un personnage que son ambition conduit trop
loin. Le pacte faustien se répète dans le roman de
Friedrich Klinger, ou dans la pièce de Johann Goethe
en 1808. Cependant, Faust ne fut pas le seul
personnage de la littérature diabolique. Nous pouvons
trouver en Grande-Bretagne, des motifs du folklore de
sa région : fantômes, rêves prophétiques, vengeances
post mortem et histoires de sorcellerie. De même,
nous retrouverons ce thème dans de nombreuses
nouvelles du début du XIXe
siècle. Charles Nodier le
met en scène dans La Combe de l'homme mort ; et
Fantastique et techniques textuelles dans Aurélia …/31
une impression de mosaïque. Le parcours
narratologique de cette œuvre poursuit de
cette manière une démarche labyrinthique.
2. 2. Fantastique et étude des personnages
d’Aurélia
Gérard Genette ne considère pas le
personnage comme un élément narratif
intrinsèque et n’y fait allusion
qu’indirectement par le rôle des personnages
au niveau de la narration ou de la
focalisation. Le personnage fantastique du
XIXe siècle est généralement un homme
comme tout le monde qui a l’étoffe d’un
héros. Il est singulièrement vide, sans
profondeur et sans originalité dans les
caractères. La vacuité intrinsèque du
personnage compte pour la condition
première du récit fantastique (Marlieu, 1992:
53-54). Les personnages fantastiques se
situent toujours entre deux mondes et sont
généralement des êtres anonymes, solitaires
et sans identité stable. Les fantômes sont les
produits des existences subjectives et des
hallucinations des malades comme
schizophrènes, paranoïaques et
psychasthéniques. En vertu de cette logique,
les personnages fantastiques n’appartiennent
pas au monde ordinaire.
Les personnages d’Aurélia sont les
produits d’un mélange mystique du réel et de
l’imaginaire. Le héros de ce roman vit dans
un état somnambule. Il est prisonnier d’un
monde insolite et confronte un parcours où
le désespoir est au rendez-vous (Raymond,
1843: 365). Ils sont les contraires du «génie
à l’état sauvage» (Raymond, 1843: 105).
Charles Baudelaire dans Le joueur généreux, Gérard
de Nerval Portrait du diable. Le diable apparaît aussi
chez E. T. A. Hoffmann L’homme au sabel. (Baudou,
2011: 22).
Gérard est un homme délicat: «Je (Gérard)
fus réduit à lui (Aurélia) avouer, avec
larmes, que je m’étais trompé moi-même en
l’abusant. Mes confidences attendries eurent
pourtant quelque charme, et une amitié plus
forte dans sa douceur succéda à de vaines
protestations de tendresse» (Nerval, 1966:
755-756). Il descend d’une famille favorisée:
«Il me semblait que je rentrais dans une
demeure connue, celle d’un oncle maternel,
peintre flamand, mort depuis plus d’un
siècle. Les tableaux ébauchés étaient
suspendus ça et là ; l’un d’eux représentait la
fée célèbre de ce rivage» (Nerval, 1966: 763-
764). Il est dégoûté par son milieu social:
«j’avais été l’un des jeunes de cette époque,
et j’en avais goûté les ardeurs et les
amertumes.» (Nerval, 1966: 799). Au début,
il doute de sa folie, mais à la fin, il arrive à
croire à sa santé fragile: «je compris, en me
voyant parmi les aliénés, que tout n’avait été
pour moi qu’illusions jusque-là. Toutefois
les promesses que j’attribuais à la déesse Isis
me semblaient se réaliser par une série
d’épreuves que j’étais destiné à subir»
(Nerval, 1966: 765). Nerval a une
personnalité peu complexe: «je faisais part
de ma joie à tous mes amis, et, dans mes
lettres, je leur donnais pour l’état constant de
mon esprit ce qui n’était que surexcitation
fiévreuse» (Nerval, 1966: 755). Sa crise de
personnalité produit l’atmosphère
convenable pour sa vision fantastique de son
amour perdu.
À force des techniques narratives, le
personnage d’Aurélia semble être une
apparition pure d’une image fantastique. Elle
est une apparition pure d’une image
envisagée dans les rêves de Nerval. Elle n’a
pas de portrait physique et naît du reflet d’un
souvenir d’enfance de Nerval et hante
32/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
l’univers de ses rêveries. Aurélia, la femme-
fantôme, est représentée comme une dame
sensible, douce, tendre et difficile: «sa
douceur succéda à de vaines protestations de
tendresse» (Nerval, 1966: 755-756.). Gérard
crée son propre univers fantastique. «Je
frémis en me rappelant une tradition bien
connue en Allemagne, qui dit que chaque
homme a un double, et que, lorsqu’il le voit,
la mort est proche.» (Nerval, 1966: 762). Ou
encore: «j’avais l’idée que l’âme de mon
aïeul était dans cet oiseau ; mais je ne
m’étonnais pas plus de son langage et de sa
forme que de me voir comme transporté
d’un siècle en arrière» (Nerval, 1966: 760).
L’amour est la condition nécessaire pour la
rencontre des éléments fantastiques chez le
héros. Or, tous les personnages principaux
de cette œuvre portent une physionomie qui
les relie à l’atmosphère d’un monde
fantastique. Bref, l’univers fantastique
nervalien abrite les personnages qui
possèdent une identité ambiguë sous la
forme d’une apparence exceptionnelle grâce
aux techniques narratives. Ils sont des êtres
distincts qui souffrent d’un malaise intérieur.
Nous les trouvons sombrer dans leur solitude
accablante.
2. 3. Confusion structurale d’espace et de
temps d’Aurélia
Les écrivains au XIXe siècle ne songent
pas à assimiler le fantastique au surnaturel.
Ils insistent sur le fait que le surnaturel doit
s’inscrire dans le réel. En effet, le fantastique
est avant tout une réflexion sur le réel «j’ai
mon opinion particulière sur la réalité dans
l’art et ce que la plupart des écrivains
considèrent presque fantastique et
exceptionnel constitue pour moi parfois
l’essentiel de la réalité» (Marlieu, 1992: 38.).
L’idée que le monde serait fantastique
constitue une vision absurde (Péju, 1992:
224). L’espace et le temps fantastiques se
manifestent étrangement contradictoires.
L’espace de l’énonciation fait manifester un
temps localisé sur une zone vivifiée par les
désirs. Cet espace allégorique surgit comme
dynamique dans les frontières de l’art
(Schmitz-Emans, 2007: 119).
L’espace se forme d’une nature
tridimensionnelle, «homogène, continu,
réversible, commun à tous les hommes»
(Vax, 1963: 30) qui est la projection de
l’angoisse et joue un rôle déterminant dans
la représentation de l’univers fantastique.
Les apports de l’architecture de ce monde est
fondamentalement plastique. Cet espace
n’est pas figé et englué dans un temps fixe.
L’espace géographique se transforme dans
une zone vivifiée par le désir. L’espace
évolue les protagonistes. Le plan de l’espace
fantastique n’a toujours pas un schéma.
Divers moyens sont mis en œuvre dans la
littérature fantastique pour donner une
atmosphère mystérieuse au cœur de laquelle
l’effet de surprise produit l’impression
inquiétante.
L’espace du roman d’Aurélia se situe
dans les rêves de Gérard.
«Étendu sur un lit de camp, je crus voir le ciel se
dévoiler et s’ouvrir en mille aspects de magnificences
inouïes. Le destin de l’Âme délivrée semblait se
révéler à moi comme pour me donner le regret d’avoir
voulu reprendre pied de toutes les forces de mon
esprit sur la terre que j’allais quitter (...). D’immenses
cercles se traçaient dans l’infini, comme les orbes que
forme l’eau troublée par la chute d’un corps ; chaque
région, peuplée de figures radieuses, se colorait, se
mouvait, et se fondait tour à tour, et une divinité,
toujours la même, rejetait en souriant les masques
furtifs de ses diverses incarnations, et se réfugiait
Fantastique et techniques textuelles dans Aurélia …/33
enfin, insaisissable, dans les mystiques splendeurs du
ciel d’Asie» (Nerval, 1966: 761).
La description de cet espace tourne d’une
description réelle vers celle d’un espace
fictionnel discontinu.
«Ça et là, des terrasses revêtues de treillages, des
jardinets ménagés sur quelques espaces aplatis, des
toits, des pavillons légèrement construits, peints et
sculptés avec une capricieuse patience ; des
perspectives reliées par de longues traînées de
verdures grimpantes séduisaient l’œil et plaisaient à
l’esprit comme l’aspect d’une oasis délicieuse, d’une
solitude ignorée au-dessus du tumulte et de ces bruits
d’en bas, qui-là n’étaient plus qu’un murmure».
(Nerval, 1966: 768).
Cet univers a une proximité avec l’espace
surnaturel dont la porte s’ouvre dans les
rêves du héros. Nerval peut alors composer
un lieu de mystère et d’anormalité par
excellence dans cet ouvrage. Il offre un lieu
inexploré et inspire une sorte de répulsion
instinctive. Les structures spatio-temporelles
correspondent à l’atmosphère fantastique de
cette œuvre de Nerval.
Le temps fantastique devient réversible et
circulaire. Il peut être voué à tourner
infernalement. Une causalité mystique
produit la démarche de la temporalité
fantastique. Les personnages de cet univers
des merveilles ne sont plus soumis aux lois
de la nature matérielle. Ils ne constituent pas
des êtres réellement actifs et se soumettent à
un destin implacable (Vax, 1963: 33).
«Le récit est une séquence deux fois temporelle
(...): il y a le temps de la chose-racontée et le temps
du récit (temps du signifié et temps du signifiant).
Cette dualité n’est pas seulement ce qui rend
possibles toutes les distorsions temporelles qu’il est
banal de relever dans les récits (trois ans de la vie du
héros résumés en deux phrases d’un roman, ou en
quelques plans d’un montage «fréquentatif» de
cinéma, etc.) ; plus fondamentalement, elle nous
invite à constater que l’une des fonctions du récit est
de monnayer un temps dans un autre temps» (Genette,
1966: 77).
Le roman d’Aurélia a une chronologie
temporelle psychique. Il met en scène des
événements qui sont toujours en va-et-vient
entre le passé et le présent de narration
«j’allai rêver dans la solitude à ce qui me
semblait une profanation de mes souvenirs.
Le soir rendit à mon nouvel amour tout le
prestige de la veille» (Nerval, 1966: 755-
756). Dans ce récit fantastique, seul compte
le temps subjectif ou le temps du
personnage. Autrement dit, l’existence
fantastique des personnages échappe au
temps humain. Nous saisissons le temps
narratif à l’aide de ce que raconte Gérard.
L’événement perturbateur, ce qui compte
pour un point de référence historique
(Marlieu, 1992: 120-125), se situe à son
passé individuel dont l’image ne s’efface pas
de ses rêves.
Tous les éléments descriptifs de l’espace
fantastique fabriquent un «discours de
mimésis» et assimile le lecteur dans un
monde alternatif où les lois n’ont pas besoin
d’être justifiées. Il se situe ainsi dans un
monde fictionnel où l’étrange se produit et
entraîne une situation de crise. L’utopie4 du
fantastique est en dehors d’un ancrage
réaliste, mais avec une ressemblance
considérable à la vie quotidienne. Les
représentations allégoriques du monde
4 L’imagination devient la source commune de
l’utopie et du fantastique. Les deux genres sont assez
distincts. L’utopie provient de l’expérience mentale.
Alors que l’univers fantastique, est l’univers
métamorphosé de notre monde qui est, cette fois,
rempli des choses monstrueuses (Vax, 1963: 17.).
34/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
fictionnel se caractérisent comme l’espace
de l’énonciation. Cet espace métalittéraire et
emblématique est le produit de l’envers de
l’imaginaire. Ce contre-lieu (Marlieu, 1992:
120) se trouve sur la topographie imaginaire
et reconnaît des endroits de crise, d’altérité,
de déviance et de la folie (Marlieu, 1992:
120). Cet endroit n’appartient normalement
pas à une terre concrète.
3. Étude des thèmes fantastiques d’Aurélia
Ce récit fantastique se limite à créer les
émotions effrayantes par la représentation
des signes déments comme l’apparition d’un
trouble engendré par la disparition des
frontières des choses et des ombres. La peur
et l’effroi s’apprivoisent dans la dimension
surnaturelle. Pierre Castex écrit à ce propos:
«Le fantastique en littérature est enfanté par
les rêves, la superstition, la peur, le remords,
la surexcitation nerveuse ou mentale,
l’ivresse et par tous les états morbides. Il se
nourrit d’illusions, de terreurs, de délire»
(Castex, 1947: 8). Ces thèmes sont
parallèlement des troubles psychiques qui
trouvent une valeur créative et littéraire.
Puis, c’est la peur et des sensations voisines
qui nourrissent l’imaginaire littéraire et
atteignent son apogée dans la littérature
fantastique. Autrement dit, le fantastique est
à la fois issu de l’imaginaire angoissé et
source de la peur qui occupe le temps d’une
incertitude. Elle devient la source des crises
psychiques et des perceptions surnaturelles.
L’état de la «folie» qui fournit l’un des
beaux thèmes de l’univers fantastique, a une
valeur indéfinissable. L’univers fantastique
s’est basé sur les émotions humaines les plus
affreuses. Nous pouvons souligner une sorte
de catégorisation entre les émotions comme
alarme, angoisse, crainte, effroi, épouvante,
frayeur, frisson, inquiétude, phobie et
trouble. L’univers fantastique se caractérise
par son atmosphère obscure qui révèle une
permanence du doute face à l’extraordinaire.
Le passage entre le rêve à la réalité reste
éternellement très étroit. Maintenant, nous
nous intéressons aux thèmes remarquables
de genre fantastique dans cet ouvrage.
La folie est utilisée dans un sens différent
pour créer l’ambiguïté indispensable de
l’univers fantastique.
«Ce livre fait, on le sait, le récit des visions qu’a
eues un personnage pendant une période de folie.
(…). À première vue, le fantastique n’existe pas ici:
ni pour le personnage qui ne considère pas ses visions
comme dues à la folie mais comme une image plus
lucide du monde (il est donc dans le merveilleux) ; ni
pour le narrateur, qui sait qu’elles relèvent de la folie
ou du rêve, non de la réalité (de son point de vue, le
récit se rattache simplement à l’étrange). Mais le texte
ne fonctionne pas ainsi; Nerval recrée l’ambiguïté à
un autre niveau, là où on ne l’attendait pas ; et Aurélia
reste une histoire fantastique» (Todorov, 1970: 43).
Dans le récit d’Aurélia, le thème du doute
est l’un des thèmes clé pour marquer la
déraison: «Je dînai avec eux assez
tranquillement ; mais, à mesure que la nuit
approchait, il me sembla que j’avais à
redouter l’heure même qui, la veille, avait
risqué » (Nerval, 1966: 762). « Je fermai les
yeux et j’entrai dans un état d’esprit confus
où les figures fantasques ou réelles qui
m'entouraient se brisaient en mille
apparences fugitives » (Nerval, 1966: 762).
Le narrateur et le personnage ne peuvent pas
accréditer la vraisemblance de ces
expériences vécues par Gerard. En tout cas,
tout le texte d’Aurélia est plein des indices
qui pourraient affirmer l’incertitude. En
voici quelques exemples:
Fantastique et techniques textuelles dans Aurélia …/35
«Il me semblait que je rentrais dans une demeure
connue (…). Une vieille servante que j’appelais
Marguerite et qu’il me semblait connaître depuis
l’enfance me dit (…). Et j’avais l’idée que l’âme de
mon aïeul était dans cet oiseau (…). Je crus tomber
dans un abîme qui traversait le globe. Je me sentais
emporté sans souffrance par un courant de métal
fondu (…). J’eus le sentiment que ces courants étaient
composés d’âmes vivantes, à l’état moléculaire (…).
Il devenait clair pour moi que les aïeux prenaient la
forme de certains animaux pour nous visiter sur la
terre (…)» (Nerval, 1966: 422).
Si ces locutions étaient absentes, nous
serions plongés dans le monde du
merveilleux, sans aucune référence à la
réalité quotidienne. Alors que, nous sommes
maintenus dans les deux mondes, à la fois,
sous la lumière de ces locutions indicatrices.
L’imparfait produit une distance entre le
personnage et le narrateur. Ce dernier
commence à prendre distance par rapport
aux autres hommes:
«À travers le peuple de cette capitale, je
distinguais certains hommes qui paraissaient
appartenir à une nation particulière ; leur air vif,
résolu, l’accent énergique de leurs traits, me faisaient
songer aux races indépendantes et guerrières des pays
de montagnes ou de certaines îles peu fréquentées par
les étrangers ; toutefois c’est au milieu d’une grande
ville et d’une population mélangée et banale qu’ils
savaient maintenir ainsi leur individualité farouche.
Qu’étaient donc ces hommes ? Mon guide me fit
gravir des rues escarpées et bruyantes où
retentissaient les bruits divers de l’industrie» (Nerval,
1966: 768).
Gérard, le protagoniste d’Aurélia, est
représenté comme une victime de ses doutes.
Dans ce récit, le langage est le thème
principal d’Aurélia. «Et j’avais l’idée que
l’âme de mon aïeul était dans cet oiseau ;
mais je ne m’étonnais pas plus de son
langage et de sa forme que de me voir
comme transporté d’un siècle en arrière»
(Nerval, 1966: 764). «Mes actions, insensées
en apparence, étaient soumises à ce que l’on
appelle illusion, selon la raison humaine»
(Nerval, 1966: 760). «Les actions insensées»
font référence au naturel alors que l’emploi
de l’expression «en apparence» illustre le
surnaturel. De plus, la présence de
l’imparfait fait suggérer que «ce n’est pas le
narrateur qui pense mais le personnage de
jadis» (Todorov, 1970: 43). Plus loin, le
narrateur reprendra ouvertement que la folie
est la raison supérieure. «Les récits de ceux
qui m’avaient vu ainsi me causaient une
sorte d’irritation quand je voyais qu’on
attribuait à l’aberration d’esprit les
mouvements ou les paroles coïncidant avec
les diverses phases de ce qui constituait pour
moi une série d’événements logiques»
(Nerval, 1966: 770). L’hésitation fantastique
se maintient ainsi au niveau du sens littéral.
1.Les éléments de l’écriture de soi dans
Aurélia
Écriture de soi peut mettre en scène des
positions psychiques de l’auteur. Cet enjeu
d’écriture délimite l’espace intérieur de son
créateur tout en prenant une valeur
spécifique. L’espace textuelle permet à son
créateur de représenter ses expériences et ses
troubles et construire un lieu pour soi.
L’écriture de soi peut exposer la rupture
intérieure et le tragique de l’existence. Dans
l’effort de vérité sur soi et prouver sa
sincérité, la narration se manifestent l’élan
vital ou l’insistance à être.
Le sujet ne se définit jamais
manifestement. Il prend une hospitalité avec
soi-même à la place d’autrui. L’écriture
devient ainsi «la réapparition de soi dans la
volonté de lever ces profondeurs, obscurités
36/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
et opacités» (Montandon, 2004: 8). Écriture
devient ainsi «pharmacie de l’âme»
(Montandon, 2004: 12). Autrement dit,
«plaisir de fabulation permet de se raconter à
travers la fantaisie d’une fiction»
(Montandon, 2004: 13). Michelet dans son
Journal en 1959 écrit :
«C’est pour faire connaissance avec vous, mon
cher moi, que je vous écris cette lettre, qui ne sera pas
la dernière. Car je ne vous connais guère, malgré
l'intérêt que j’y ai ; je vous ai si rarement parlé,
quoique toujours avec vous! J’espère vous moins
négliger à l’avenir, si les passions ne viennent pas
nous empêcher de nous entendre. Je mets cette
restriction car je sais combien vous êtes mobile.
Profitons au moins de cet instant de repos ; écoutez-
moi!» (Montandon, 2004: 13).
Käte Hamburger dans La Logique des
genres littéraires parle du «fictionnel» ou le
«mimétique» comme un premier genre
fondamental. Elle représente le «je» de
l’auteur comme un «je» fictif qui s’incarne
par les personnages et le narrateur. Ce
premier genre se fait apparaître dans deux
sous-catégories du narratif et du dramatique.
Elle ne veut pas dire que les critères
stylistiques de la fiction dans un texte
peuvent être «omniprésents» pour le faire
appartenir au genre fictionnel. Ainsi, un
roman à la troisième personne, en
focalisation externe, peut-il fort bien avoir
les allures d’un témoignage sur des
personnages réels. De même, Gérard Genette
résume l’importance du «je-lyrique» en ces
termes:
«Le nouveau système illustré par d’innombrables
variations sur la triade épique-dramatique-lyrique
consiste donc à répudier le monopole fictionnel au
profit d’une sorte de duopole plus ou moins déclaré,
où la littérarité va désormais s’attacher à deux grands
types: d’un côté la fiction (dramatique ou narrative)
de l’autre la poésie lyrique, de plus en plus souvent
désignée par le terme Poésie tout court» (Stalloni,
2000: 19).
Le journal de Nerval semble bien être le
contraire d’une «tentative d’introspection»
(Stalloni, 2000: 19).Car l’auteur d’Aurélia
évoque beaucoup «plus d’ennuie de soi que
le plaisir d’un Narcisse penché sans cesse
sur son image» (Stalloni, 2000: 19). De cette
manière, l’auteur transcrit sa situation de
crise :
«Je vais essayer, à leur exemple, de transcrire les
impressions d’une longue maladie qui s’est passée
tout entière dans les mystères de mon esprit ; - et je ne
sais pourquoi je me sers de ce terme maladie, car
jamais, quant à ce qui est de moi-même, je ne me suis
senti mieux portant. Parfois, je croyais ma force et
mon activité doublées ; il me semblait tout savoir, tout
comprendre ; l’imagination m’apportait des délices
infinis» (Nerval, 1966: 753).
L’un des thèmes récurrents du journal
intime est bien évidemment la représentation
des maux de l’existence de l’auteur. Ici,
l’artiste utilise son protagoniste comme un
médiat pour la description de ses maux
intellectuelles et de ses crises mentales
issues de son expérience d’amour de Jenny
Colon. «Il ne me restait qu’à me jeter dans
les enivrements vulgaires ; j’affectai la joie
et l’insouciance, je courus le monde,
follement épris de la variété et du caprice ;
j’aimais surtout les costumes et les mœurs
bizarres des populations lointaines, il me
semblait que je déplaçais ainsi les conditions
du bien et du mal» (Nerval, 1966: 755). Il
continue ensuite «Quelle folie, me disais-je,
d’aimer ainsi d’un amour platonique une
femme qui ne vous aime plus !» (Nerval,
1966: 755). D’Autre part, l’auteur fait
Fantastique et techniques textuelles dans Aurélia …/37
allusion à la situation sociale de sa bien-
aimée en ces termes : «Un jour, arriva dans
la ville une femme d’une grande renommée,
qui me prit en amitié, et qui, habituée à
plaire et à éblouir, m’entraîna sans peine
dans le cercle de ses admirateurs» (Nerval,
1966: 755). Ainsi, Nerval a-t-il voulu faire
passer son propre mythe. Il fait la généalogie
de son cœur en murmurant les problèmes de
ses relations amoureuses. Jenny Colon,
héroïne de ce récit fantastique, «était fille de
petits acteurs provinciaux : Jenny Colon, qui
se qualifie «artiste lyrique», et Marie-Anne
Dejean-Le Roy, son épouse, chanteuse elle-
même» (Marie, 1914: 91). Nerval apprend la
mort de Jenny Colon en 1842. L’expérience
d’amour de Jenny se transfigurera dans la
plupart des œuvres de Nerval, surtout
Aurélia.
Les espaces représentés dans ce récit ont
racine dans les lieux vécus par l’auteur.
Gérard de Nerval est confié quelques mois
après sa naissance à une nourrice de Loisy,
près de Mortefontaine. Cet endroit reste un
lieu symbolique dans ce récit sous le nom de
Montagne.
«Je (Gérard) me vis errant dans les rues d’une cité
très populeuse et inconnue. Je remarquai qu’elle était
bossuée de collines et dominée par un mont tout
couvert d’habitations. À travers le peuple de cette
capitale, je distinguais certains hommes qui
paraissaient appartenir à une nation particulière ; leur
air vif, résolu, l’accent énergique de leurs traits, me
faisaient songer aux races indépendantes et guerrières
des pays de montagnes ou de certaines îles peu
fréquentées par les étrangers ; toutefois c’est au
milieu d’une grande ville et d’une population
mélangée et banale qu’ils savaient maintenir ainsi leur
individualité farouche» (Nerval, 1966: 768).
À vrai dire, «c’est bien, en effet, à
Mortefontaine que se sont unis, ont vécu et
sont morts ses ancêtres les plus directs,
qu’est située la terre de famille dont il doit
tirer son pseudonyme (…)» (Marie, 1914:
13). Autre lieu symbolique pour Nerval est
Valois où se situe Mortefontaine. Valois se
métamorphose également dans ce récit en
ces termes:
«On avait seulement mis à part un petit tableau sur
cuivre, dans le goût du Corrège, représentant Vénus et
l’Amour, des trumeaux de chasseresses et de satyres,
et une flèche que j’avais conservée en mémoire des
compagnies de l’arc du Valois, dont j’avais fait partie
dans ma jeunesse ; les armes étaient vendues depuis
les lois nouvelles. En somme, je retrouvais là à peu
près tout ce que j’avais possédé en dernier lieu»
(Nerval, 1914: 813).
Il voyage en 1850 en Allemagne et se
souvient des bords de Rhin dans son roman:
«Un soir, je crus avec certitude être
transporté sur les bords du Rhin. En face de
moi se trouvaient des rocs sinistres dont la
perspective s’ébauchait dans l’ombre»
(Nerval, 1914: 763). L’Italie est le pays de
ses aventures d’amour où il fait la
connaissance de Jenny Colon. Ce pays sera
le pays d’amour du protagoniste du roman
d’Aurélia. «L’étourdissement d’un joyeux
carnaval dans une ville d’Italie chassa toutes
mes idées mélancoliques. J’étais si heureux
du soulagement que j’éprouvais, que je
faisais part de ma joie à tous mes amis, et,
dans mes lettres, je leur donnais pour l’état
constant de mon esprit ce qui n’était que
surexcitation fiévreuse» (Nerval, 1914: 755).
Le dilemme de ce récit se dérive ainsi du
vécu, des expériences personnelles, de la
situation familiale et sociale, des lieux
fréquentés par Nerval.
38/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
1.Degré de sincérité chez Gérard de
Nerval
L’écriture fantastique représente une
reprise des phénomènes étranges dans un
cadre réel. Gérard de Nerval ne s’éloigne pas
de ses vécus jusqu’à la création du récit
d’Aurélia. Il est évident qu’il tente de créer
un univers fantastique réel et reste entre les
limites d’accepter ou de refuser une
expérience triste, celle de la mort de Jenny
Colon. Cette hésitation l’oriente vers les
frontières de fantastique réel. Il commence à
rapporter tout ce qu’il se rappelle des
événements du passé qui pèsent sur son âme.
Gérard de Nerval fait allusion à son enfance,
à ses parents en ces termes. Sa représentation
reste attachée à ses informations de cette
période de sa vie. «Je n’ai jamais connu ma
mère, qui avait voulu suivre mon père aux
armées, comme les femmes des anciens
Germains ; elle mourut de fièvre et de
fatigue dans une froide contrée de
l’Allemagne, et mon père lui-même ne put
diriger là-dessus mes premières idées. Le
pays où je fus élevé était plein de légendes
étranges et de superstitions bizarres. Un de
mes oncles qui eut la plus grande influence
sur ma première éducation s’occupait, pour
se distraire, d’antiquités romaines et
celtiques. Il trouvait parfois, dans son champ
ou aux environs, des images de dieux et
d’empereurs que son admiration de savant
me faisait vénérer, et dont ses livres
m’apprenaient l’histoire» (Nerval, 1914:
798). Il reste fidèle à la représentation des
figures familiales dans son récit. Puisqu’il a
passé son enfance près de son oncle
maternel, il fait allusion, sous plusieurs
reprises à cette figure connue. «J’entrai dans
une maison riante, dont un rayon du soleil
couchant traversait gaiement les contrevents
verts que festonnait la vigne. Il me semblait
que je rentrais dans une demeure connue,
celle d’un oncle maternel, peintre flamand,
mort depuis plus d’un siècle» (Nerval, 1914:
798)). À cette seule différence que la place
de son oncle maternel et celle de ses ancêtres
s’est mélangé. Son oncle n’est pas mort
depuis un siècle. L’exagération est l’essentiel
de genre fantastique et se fait voir dans cet
énoncé. Après avoir fait allusion à la figure
de sa fille aimée, il illustre ses tâtonnements,
sa recherche de tombeau de Jenny Colon et
ses sensations tristes du jour où il apprend la
mort de cette fille en ces termes :
«La fièvre s’empara de moi ; en me rappelant de
quel point j’étais tombé, je me souvins que la vue
que j’avais admirée donnait sur un cimetière, celui
même où se trouvait le tombeau d’Aurélia. Je n’y
pensai véritablement qu’alors ; sans quoi, je pourrais
attribuer ma chute à l’impression que cet aspect
m’aurait fait éprouver. - Cela même me donna l’idée
d’une fatalité plus précise. Je regrettai d’autant plus
que la mort ne m’eût pas réuni à elle» (Nerval, 1914:
781).
Bref, la totalité de cet ouvrage transforme
un reflet de la vie de Nerval avec une
transition de réalité au rêve. Tout cela est
produit sous forme de mécanisme de défense
chez un auteur qui a perdu sa bien-aimée et
qui la recherche dans l’univers de l’art.
Conclusion
Le roman d’Aurélia marque
l’épanchement d’un rêve connu pour Nerval
et brise plus tard le cadre d’une narration
personnelle, d’une histoire imaginaire et
d’un univers fictionnel. L’auteur traduit les
cris de sa passion, commune à toute sa
génération et accélère le rythme de la vie par
sa vision fantastique. La quête de la femme
Fantastique et techniques textuelles dans Aurélia …/39
se métamorphose en descente aux enfers
(Nerval, 1985: 10.). En effet, dans ce récit,
Nerval a justifié «l’épreuve de la démence»
qu’anime la structure dramatique d’Aurélia
(Nerval, 1966: 751). Il décrit la nouvelle
société d’une manière mécanique, répétitive
et prévisible et montre sa soif pour revivre le
passé. Il désire retrouver sa passion infinie à
sa fille aimée à l’aide de l’art. Ces
caractéristiques particulières qui proviennent
de l’exigence de l’époque d’un empereur
ardent, d’une époque en voie de progrès,
d’un pays nouvellement évolué qui subit
l’influence des guerres et prépare cette
génération à supporter une situation tragique
et à tomber dans la nostalgie et la
mélancolie, se reformulent dans un univers
fantastique. Nerval se sert des couches
profondes de sa mémoire pour peindre ses
angoisses et ses désirs qui se sont formés
dans le berceau des structures énigmatiques.
Il décrit les hommes rencontrés dans sa vie
réelle et commence à se découvrir à l’aide de
cet ouvrage autobiographique à l’essence
fantastique. Le narrateur est alors figure
voisine de son auteur. Les personnages
héritent des caractéristiques communes à
leur créateur dans une forme distincte. La
progression spatio-temporelle se dépose
d’une manière plastique. Tout est cloué aux
fantasmes de l’auteur et tous ses fantasmes
se libèrent de la prison de ses couches
préconscientes à l’aide de son écriture
fantastique. Cependant, il n’est pas
parfaitement sincère. Il s’éloigne de temps
en temps de sa réalité vécue par l’emploi de
l’exagération. Il arrive à transmettre une
partie de la réalité de son passé et se
soulager tout en guérissant son âme
tourmentée.
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Aux origines d’une fable de La Fontaine dans
les recueils de contes orientaux
Kamali, Mohammad Javad
*
Maître assistant, Université Azad Islamique Mashhad, Mashhad, Iran
Reçu: 16.11.2012 Accepté: 30.12.2013
Résumé
La fable, court récit allégorique, trouve ses origines dans des milliers d’années auparavant. L’Orient,
d’après l’opinion générale, a été le berceau de ce genre littéraire. En Europe, avant La Fontaine, il y a eu
bien des fabulistes assez connus, dont les œuvres manquaient souvent d’aspect artistique. Mais le grand
fabuliste français, par son talent éblouissant, a su comment agir dans la composition de ses fables, et ceci
grâce aux sources gréco-latines et surtout orientales, auxquelles il avait accès. Quant aux fables d’origine
orientale, bien qu’il y ait de nombreuses discussions considérables, il ne se trouve pas assez d’études
comparatives qu’il le faut. Cet article invite les lecteurs à approfondir leur connaissance sur les sources
d’une fable sélectionnée de La Fontaine « La tortue et les deux canards », en la comparant avec ses
adaptations orientales, les plus célèbres. Notre objectif principal consiste à rassembler et à étudier une
série de traductions éparses de cette fable avec une approche pédagogique, convenable dans les cours de la
littérature comparée.
Mots clés: La Fontaine, fable, La Tortue et les deux Canards, origine, oriental, comparaison.
Introduction
Le genre littéraire de la «fable» est un
type d’apologue, en vers ou en prose,
illustrant une leçon de morale, et mettant le
plus souvent en scène des animaux qui
parlent et qui se comportent comme des êtres
humains. L’histoire de la fable remonte à la
plus haute antiquité. Le contact des
musulmans avec l’Empire byzantin et leur
invasion en Espagne ont introduit dans
l’Europe méridionale un grand nombre de
contes et d’apologues d’origine indienne.
Ces contes, étant transportés par la Perse et
le monde arabo-musulman, ont passé dans la
littérature française à partir de la moitié du
XVIe siècle, notamment par l’intermédiaire
des ouvrages originaux traduits en persan, en
arabe et en sanskrit. Parmi les fabulistes
français chez qui on trouve des imitations de
ces contes, Jean de La Fontaine (1621-1695)
tient certainement la première place.
Dans cet article, nous allons essayer de
faire une étude pédagogique d’une fable de
La Fontaine en la comparant avec celle qui
se trouve dans les divers recueils de contes
orientaux, et nous nous penchons
exclusivement sur la fable: «La Tortue et les
deux Canards».
Les Fables de La Fontaine
Sur plus de 240 fables écrites par La
Fontaine, seulement une vingtaine d’entre
elles sont inventées, toutes les autres sont
inspirées de ses prédécesseurs. Les deux
grands modèles dont il s'est inspiré dans ses
Fables, sont d’un côté ceux d’Esope,
fabuliste grec du VIe siècle avant Jésus-
Christ, et ceux de Phèdre, poète romain du
42/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
premier siècle ; et d’un autre côté, les fables
orientales de Pilpay, traduites en français en
1644.
A l’inverse des fables inanimées de
l’Antiquité gréco-romaine et l’époque
médiévale, La Fontaine, dès qu’il s'est
familiarisé avec les contes orientaux, il y a
trouvé un modèle plus intéressant: Il s’est
enthousiasmé pour le sage Pilpay (la variante
de la transcription de «Bidpay» ou «Bidpaï»)
au point d’en oublier Esope. Certes, cette
nouvelle source d’inspiration a eu son
influence dans l’évolution de sa conception
de la fable. Les six derniers livres de son
ouvrage renferment ainsi toutes ses fables
d’origine orientale. Il a prévenu son lecteur
dans son «Avertissement» du second recueil
des Fables: «Je dirai par reconnaissance que
j’en dois la plus grande partie à Pilpay sage
indien. Son livre a été traduit en toutes les
langues. Les gens du pays le croient fort
ancien, et original à l’égard d’Ésope, si ce
n'est Ésope lui-même sous le nom du sage
Locman.» Mais outre la première traduction
de Kalila et Dimna, intitulée Livre des
lumières ou La conduite des roys, La
Fontaine avait sans doute accès à d’autres
sources, telle que la traduction latine, car le
Livre des lumières ne contenait que quatre
premiers chapitres du texte persan.
Pour saisir jusqu’à quelle mesure il s’est
servi des fables d’origine orientale, il est
indispensable, avant tout, de faire une
comparaison entre une fable d’Esope avec
un sujet similaire et celle du fabuliste
français:
«De la Tortue et de l’Aigle.- La Tortue mal
satisfaite de sa condition, et ennuyée de
ramper toujours à terre, souhaita devenir
Oiseau, et pria très instamment l’Aigle de lui
apprendre à voler. L’Aigle s’en défendit
d’abord, lui représentant qu’elle demandait
une chose contraire à son tempérament ;
cependant se laissant vaincre par les prières
de la Tortue, il la prit entre ses serres et
l’enleva ; et l’ayant lâchée au milieu des airs,
elle tomba sur une pointe de rocher, se brisa
le corps, et mourut de cette chute.»
Fables d’Esope (Tome I).
Cette courte fable d’Esope est racontée
d’un ton assez sec au discours indirect: «un
simple exemple sans intérêt en soi, sans
valeur autre que l’illustration de la moralité»
(Lambert, 2011: 150). L’Aigle ne joue pas
exactement le même rôle que les deux
Canards dans la fable de La Fontaine ou les
deux Cygnes, comme nous allons voir dans
celle du Pantchatantra, ancien recueil de
contes animaliers ; son rôle devient cruel à la
fin du récit: il va laisser la pauvre tortue en
plein ciel, sans aucune raison bien
déterminée.
La Tortue et les deux Canards (Fable de
La Fontaine)
Une Tortue était, à la tête légère,
Qui, lasse de son trou, voulut voir le pays,
Volontiers on fait cas d’une terre étrangère :
Volontiers gens boiteux haïssent le logis.
Deux Canards à qui la commère
Communiqua ce beau dessein,
Lui dirent qu’ils avaient de quoi la
satisfaire :
Voyez-vous ce large chemin? Nous vous voiturerons,
par l’air, en Amérique, Vous verrez mainte
République, Maint Royaume, maint peuple, et vous
profiterez
Des différentes mœurs que vous remarquerez. Ulysse
en fit autant. On ne s’attendait guèreDe voir Ulysse
en cette affaire. La Tortue écouta la proposition.
Marché fait, les oiseaux forgent une machinePour
transporter la pèlerine. Dans la gueule en travers on
Aux origines d’une fable de La Fontaine …/ 43
lui passe un bâton. Serrez bien, dirent-ils ; gardez de
lâcher prise. Puis chaque Canard prend ce bâton par
un bout. La Tortue enlevée on s’étonne partoutDe
voir aller en cette guiseL’animal lent et sa maison,
Justement au milieu de l’un et l’autre Oison. Miracle,
criait-on. Venez voir dans les nuesPasser la Reine des
Tortues. - La Reine. Vraiment oui. Je la suis en effet;
Ne vous en moquez point. Elle eût beaucoup mieux
fait. De passer son chemin sans dire aucune chose;
Car lâchant le bâton en desserrant les dents, Elle
tombe, elle crève aux pieds des regardants. Son
indiscrétion de sa perte fut cause. Imprudence,babil,
et sotte vanité, Et vaine curiosité, Ont ensemble étroit
parentage. Ce sont enfants tous d’un lignage. (Livre
X, fable 2).
La fable de La Fontaine met en scène des
animaux plutôt rares dans l’œuvre: la Tortue
(VI, 10 ; VIII, 16 ; XII, 15) et notamment les
Canards (XII, 7). Il s’agit plutôt du récit d’un
voyage tragique, où le narrateur s’efface
pour laisser une grande place au dialogue:
une véritable pièce de théâtre, exactement
comme dans les versions orientales.
L’ordre de ce récit:
o L’équilibre initial. Une tortue et deux
canards qui vivaient en tranquillité.
o La rupture de l’équilibre. La tortue
décide de voir les différents pays étrangers.
Elle confia sa décision aux canards.
o Le rétablissement d’un équilibre. Les
deux canards trouvèrent le moyen de
l’emmener avec eux, à condition qu’elle
s'abstienne de parler. La tortue serra le centre
d’un bâton dont les canards saisirent les
deux bouts et s’envolent tous trois.
o La conclusion. Pour répondre aux
étonnements évoqués par les témoins de la
scène, la tortue ouvrit la bouche, tomba et
creva alors.
Quoique cette fable ait paru pour la
première fois dans le recueil indien
Pantchatantra, La Fontaine l’a tirée du Livre
des lumières de Pilpay, sans modifier le
sujet: il met en scène la lenteur aussi
corporelle qu’intellectuelle de la tortue.
Contrairement à ce que pourrait laisser croire
la conjonction « et » dans le titre, les deux
canards ne sont pas des ennemis, mais plutôt
des amis sincères.
Pantchatantra
Le Pantchatantra est le plus ancien
recueil de contes animaliers de la littérature,
qui nous est venu de l’Inde. Littéralement, le
mot Pantchatantra est composé de deux
parties: pantcha qui signifie «cinq» et tantra
qui veut dire «occasion de sagesse». Cet
ouvrage est une compilation attribuée à un
brahmane nommé Vishnusharman, connu en
Europe sous le nom de Bidpay, brahmane
semi-légendaire (Levrault, 9). Le texte
original en langue sanskrite, ainsi que la
traduction en vieux perse pahlavi, d’après
laquelle la traduction arabe a été faite, sont
disparus. En 1826, Jean-Antoine Dubois,
connu sous le nom d’abbé Dubois, a publié
la première traduction française de ce recueil
d’après les textes originaux indiens: Le
Pantcha-Tantra, ou les Cinq ruses, fables du
Brahme Vichnou-Sarma ; Aventure de
Paramarta et autres contes. Kosegarten, à
qui l’on doit la première traduction
allemande du texte sanskrit du
Pantchatantra a bien constaté, en 1848, qu’il
y avait une variété entre onze manuscrits
dont il s’est servi. Son ouvrage a servi à son
tour de base de traduction dans quelques
autres langues européennes. En 1871,
Edouard Lancereau a retraduit le texte
original en français sous le titre
Pantchatantra ou Les Cinq Livres: Recueil
d’apologues et de contes. La dernière
44/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
traduction appartient à Alain Porte: Les Cinq
Livres de la Sagesse : Pancatantra (2000).
La Tortue et les deux Cygnes.
Il y avait dans un étang une tortue
nommé Kambougrîva. Deux amis de cette
tortue, nommés Sankata et Vikata, de
l’espèce des cygnes, […] avaient conçus
pour elle la plus grande affection. Toujours
ils venaient sur le bord de l’étang,
racontaient avec elle beaucoup d’histoires de
dévarchis, de brahmarchis et de râdjarchis ;
et à l’heure du coucher du soleil, ils
regagnaient leur nid.
Pantchatantra ou Les Cinq Livres, (Livre I,
Fable XIV). Trad. Edouard Lancereau, 1871.
Dans cette version plus fiable, les deux
oiseaux qui emmènent la tortue, sont des
cygnes et non des canards. Tous les trois ont
chacun leur nom. Le récit commence par la
description de la vie de Kambougriva (la
tortue) et son affection pour Sankata et
Vikata (les deux cygnes) qui, avant le
coucher du soleil, venaient lui raconter des
histoires indiennes.
L’ordre de ce récit:
o L’équilibre initial. Une tortue et deux
cygnes qui vivaient en paix près d’une
source d’eau.
o La rupture de l’équilibre. La source
se mit à se tarir et les cygnes décidèrent de
partir vers une autre source. Ils vinrent
prendre congé de la tortue.
o Le rétablissement d’un équilibre. La
tortue leur pria de l’emmener et leur
expliqua le moyen dont ils pouvaient se
servir. Les cygnes acceptèrent, mais à
condition qu’elle garde le silence. La tortue
tint le milieu d’un bâton dont les cygnes
saisirent les deux bouts et tous trois
s’envolèrent.
o La conclusion. Pour répondre aux
étonnements des habitants de la ville, la
tortue ouvrit la bouche, tomba et fut mise en
morceau par ceux-ci.
Comme nous pouvons le constater ,
l’ordre du récit n’est pas exactement le
même que celui de La Fontaine. Tout
d’abord, le motif de la tortue pour quitter sa
maison, ce n’est pas le souhait pour voyager
dans d’autres pays, mais c’est la sécheresse
de l’étang. A cet égard, il paraît que La
Fontaine s’est inspiré plus ou moins
d’Esope.
L’amitié qui lie la tortue aux cygnes, naît
de l’étang, le lieu même où ils vivent
(Biaggini, 2005: 17). Même la sécheresse de
l’étang ne menace pas leur amitié, car les
deux cygnes décident de l’emmener par un
bâton. Le témoignage des gens permet de
réconcilier le principe de la fiction et celui
d’un bon sens que partagerait le lecteur de la
fable. Mais la tortue, par ignorance, voulant
réagir à la vaine curiosité des témoins, met
fin à ce lien d’amitié et à sa propre vie.
De plus, ici, c’est la tortue qui propose
aux cygnes le moyen de l’emmener, tandis
que chez La Fontaine, ce sont les deux
canards qui trouvèrent le moyen.
Hitopadésa
Parmi les divers recueils de contes et
d’apologues qui ont été composés en Inde, le
Hitopadésa, écrit par Narayana, est à la fois
un des plus remarquables et des plus
célèbres. Bien que la date de sa composition
ne soit pas précise, on a affirmé qu’elle ne
remonterait pas à une époque très ancienne.
Le Hitopadésa n’est pas, sans doute, le type
original des fables connues en Europe telles
Aux origines d’une fable de La Fontaine …/ 45
que les fables de Kalila et Dimna ou celles
de Bidpay. Comme la plupart des recueils de
fables qui ont circulé dans l’Orient, ce livre
n’est qu’une imitation du fameux
Pantchatantra. Dans cet ouvrage, comme
dans le Pantchatantra, chaque livre s’est
composé d’une fable principale à l’intérieure
de laquelle sont renfermées d’autres fables
récitées par les personnages mis en action
Le Hitopadésa a été traduit dans presque
tous les idiomes modernes de l’Indes: il en
existe des versions en bengali, en mahratte et
en différents dialectes hindous. Parmi ces
dernières, la plus remarquable est celle qui a
été publiée en bradjbhâkhi par Lalloû-Lâl,
intitulée Râdjnîti (ou la Politique des rois). Il
y a aussi une imitation persane de ce livre,
faite avant le milieu du XVIIe siècle par le
mufti Tâdj ed-dîn, sous le titre de Moufarrih-
al-Qouloûb (ce qui réjouit les cœurs). Tâdj
ed-dîn a supprimé tout ce qui concerne les
croyances religieuses et les mœurs des
Hindous, en les remplaçant par des idées
islamiques. La version de Tâdj ed-dîn a été
traduite en hindoustani par Mir Bahâdor Ali
Hosseini en 1802, et publiée l’année
suivante, à Calcutta, sous le titre d’Akhlâq-i-
Hindi.
Le Hitopadésa a été traduit vers la fin du
XVIIIe en anglais, d’abord par Wilkins
(1787), et ensuite par le célèbre William
Jones (1799). Mais c’est vers la moitié du
XIXe siècle que Francis Johnson a fait
paraître une nouvelle traduction anglaise
plus précise intitulée Hitopadesa or Salutary
Counsels of Vishnu Sarman. La traduction
française de cet ouvrage a paru en 1855 à
Paris par Edouard Lancereau, sous le titre de
Hitopadésa ou l’Instruction utile.
La Tortue et les deux cygnes. Dans le pays
de Magadha, il y avait un étang que l’on
appelait Phoullotpala. Deux cygnes, nommés
Sankata et Vikata, vivaient depuis longtemps
sur cet étang, et une tortue nommée
Kambougriva, leur amie, demeurait avec
eux. Un jour vinrent des pêcheurs. Nous
allons, dirent-ils, rester ici aujourd'hui, et
demain matin nous prendrons des poissons,
des tortues, etc. […]
Hitopadésa ou l’Instruction utile: Recueil
d’apologues et de contes.
Trad. Edouard Lancereau, 1855.
Si courte que soit cette fable, les
personnages principaux et même les endroits
(le pays et l’étang) ont un nom. Au lieu de la
sécheresse de l’étang, c’est l’arrivée des
pêcheurs, qui amène la tortue à quitter sa
maison. De peur d’être prise par ceux-ci, la
tortue demande aux cygnes de l’aider. Mais
ses amis ne trouvent aucune solution. Aussi
la fin de cette fable est-elle différente: les
deux cygnes continuent à mener leur vie
heureuse et tranquille, sans rien faire pour
aider leur amie.
Kalile et Dimna
Le livre de Kalile et Dimna, qui relate les
aventures de deux chacals nommés Karataka
[devenu Kalila en arabe] et Damanaka
[Damna en arabe], est sans doute le plus
volumineux recueil de fables du monde.
Dans la première moitié du VIe siècle, il a
été traduit directement du texte sanskrit du
Pantchatantra en pahlavi par un médecin
royal nommé Borzouyeh sous l’ordre de
Chosroès Nouchiravan, roi de Perse. Dans le
VIIIe siècle, Abdallah ibn-Moqaffa, un grand
lettré persan, qui occupait la charge de
secrétaire auprès de plusieurs califes de son
46/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
époque, a traduit ce livre en arabe selon la
version pahlavi; et pour la première fois, le
traducteur y a fait mention de Bidpaï
(probablement “Vidyapati”) comme auteur
du recueil. Le texte original, ainsi que la
traduction pahlavi, sont perdus durant les
siècles. Bien que la traduction libre en arabe
diffère considérablement des divers
manuscrits sanskrits qui existent, elle serait
plus fidèle qu’eux et représente une des plus
anciennes recensions de l’ouvrage indien.
Cette traduction a eu dès lors un succès
grandissant, et elle a passé en plusieurs
langues.
Au début du XIIe siècle, la première
traduction persane a été faite par
Abou’lmaâli Nasrallah d’après la même
version arabe. Mais trop chargée de
métaphores et de termes obscurs, elle n’était
pas une reproduction fidèle. Cette adaptation
renferme seize parties ; si dix de celles-ci
remontent à une origine indienne selon les
dires du traducteur dans son introduction, les
six parties restantes sont d’origine perse et
remontent à des époques antérieures et
postérieures à l’Islam. Vers la fin du XIe
siècle, Siméon Seth avait traduit cet ouvrage
de l’arabe en grec. C’était la première
traduction dans une langue européenne. Les
premières traductions italienne (1583) et
latine (1666) du Kalila et Dimna ont été
réalisées suivant ce texte grec. En France,
Silvestre de Sacy l’a traduit de l’arabe pour
la première fois en 1816 sous le titre du
Livre de Kalila et Dimna. La traduction la
plus récente appartient à André Miquel.
La Tortue et les deux Canards. On
raconte qu’en une fontaine vivaient deux
canards et une tortue unis par les liens de
l’amitié. Vint un temps où l’eau de la
fontaine baissa dans des proportions
considérables. Les canards décidèrent alors
qu’il leur fallait quitter cet endroit et se
transporter ailleurs. Ils firent leurs adieux à
la tortue […]
Le livre de Kalila et Dimna
Trad. André Miquel, 1980.
Il est clair qu’il n’y a pas de grande
différence entre cette fable et celle de sa
version originale, le Pantchatantra ; excepté
que les canards remplacent les cygnes. Le
narrateur est toujours effacé et nous raconte
directement les discours sans aucun
jugement.
o L’équilibre initial. Une tortue et deux
canards, qui vivent près d’une fontaine, sont
des amis.
o La rupture de l’équilibre. La fontaine
se mit à se tarir et les canards décidèrent de
partir vers une autre source. Ils vinrent
prendre congé de la tortue.
o Le rétablissement d’un équilibre. La
tortue les pria de l’emmener. Les canards
acceptèrent, mais à condition qu’elle évite de
parler. Alors ils lui demandèrent de mordre
le milieu d’un bâton dont ils saisirent les
deux bouts et tous trois s’envolèrent.
o La conclusion. Pour répondre aux
paroles d’étonnement prononcées par les
gens, la tortue ouvrit la bouche, tomba et se
tua.
Ici, ce sont les deux canards qui trouvent
un moyen sûr pour faire voler la tortue.
L’histoire finit d’une façon moins fâcheuse
que celle du Pantchatantra: la tortue ne sera
pas écrasée par les témoins de sa chute!
Fable de la Tortue et les deux Canards.
(La version persane de Nasrallah)
Aux origines d’une fable de La Fontaine …/ 47
اند که در آبگیری دو بط و آورده -حکایت باخه و دو بط
و یکی باخه ساکن بودند و میان ایشان بحکم مجاورت دوستی
دست روزگار غدار رخسار حال ایشان ناگاه . افتاده مصادقت
در آن فام صورت مفارقت بدیشان نمود، و بخراشید و سپهر آینه
بطان چون . آمد آب که مایه حیات ایشان بود نقصان فاحش پیدا
درود باش ایم، ب بوداع آمده: یک باخه رفتند و گفتآن بدیدند بنزد
.و رفیق موافقای دوست گرامی
.، ابوالمعالی نصراهلل منشی(باب االسد و الثور) کلیله و دمنهترجمه
Si nous nous rendons compte de la
quantité de l’adaptation de Nasrallah, nous
précisons que le texte paraît plus long que le
texte français. A expliquer que dans
l’ancienne prose persane, suivant la tradition
et dans le but d’orner les phrases d’un texte,
on se servait des termes, des expressions ou
parfois des vers qui ne faisaient qu’ajouter
une répétition. Nous avons souligné ce
pléonasme dans le texte persan ci-dessus.
Presqu’à la même époque, Mohammad
ibn-Abdallah Al-Bokhari a élaboré
également une autre version persane du livre
de Kalile et Dimna, d’après le texte pahlavi.
Sa traduction, intitulée Les Histoires de
Bidpaï, semble être plus fidèle à l’original ;
mais, esthétiquement parlant, moins
artistique que celle de Nasrallah.
Fable de la Tortue et les deux Canards.
(La version persane d’Al-Bokhari)
پشتی ط و سنگای بوده است در روزگار و دو ب چشمه
اند و به حق همسایگی به یگانه دلی در وی مقام ساخته بوده
چشمه کمتر ]آب[. روزگاری برآمد. کردند زندگانی می
و با یک دیگر . گشت و آن دو مرغ آبی بر خود بترسیدند
بسگالیدند که ما را به همه حال جای دیگر به دست باید
ه نقل باید آوردن که در وی آب و چره باشد و آن جایگا
و برفتند و بگشتند و جای خویش به دست آوردند. کردن
کردند که پشت را بدرود می عزم رفتن درست کردند و سنگ
.ه سالمت باش که ما بخواهیم رفتنب
.، ترجمه محمدبن عبداهلل البخاریبیدپایداستانهای
Anvâr-i Souhaïli
En 1498, Hossein ben-Ali, surnommé Ali
Vaëz Kâchefi, trouvant la version de
Nasrallah trop difficile à lire et à
comprendre, a réalisé une nouvelle version
persane sous le titre de l’Anvâr-i Souhïli
(Les Lumières de l’étoile Canope) afin de
mettre cet ouvrage à la portée de la majorité
des lecteurs de son temps. Le nouveau titre
se rapporte au prince Ahmed Souhaïli,
ministre du sultan, et neveu du Tamerlan.
Kâchefi a modifié notablement l’ensemble
de l’ouvrage en y insérant une préface, de
nouveaux apologues et un assez grand
nombre de citations empruntées à la poésie
persane. Il faut ajouter également que vers la
fin du XVIe siècle, Akbar, empereur de
Delhi, a demandé à son fameux vizir
Aboulfazl de faire une autre version persane
de l’Anvâr-i Souhaïli, de manière à rendre
encore plus facile la lecture de ce livre.
Celui-ci a réalisé cet ordre en 1590 en
publiant une nouvelle rédaction sous le titre
de Eyar-i Dânich (Le Parangon de la
science). Cet ouvrage a été traduit en
hindoustani, sous le titre de Khired-afrouz
(L’Illuminateur de l’Entendement).
Toutefois l’Anvâr-i Souhïli de Vaëz
Kâchefi a servi de texte pour la première
traduction française intitulé Livre des
lumières ou La conduite des roys composé
par le sage Pilpay indien, publié en 1644.
Cette traduction, qui contient seulement les
quatre premiers chapitres, a été faite par de
Gilbert Gaulmin sous le pseudonyme de
48/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
David Sahid (Lochon, 2002:10). On en
connaît plusieurs éditions dont Les Fables de
Pilpay, philosophe indien, ou la Conduite
des rois (Paris: 1698) et Les Fables de
Pilpay, philosophe indien, et ses Conseils
sur la conduite des grands et des petits
(Bruxelles: 1725).
Fable de la Tortue et les deux Canards.
(La version originale en persan de l’Anvâr-i
Souhïli)
که آبش از صفای ضمیر چون اند که در آبگیری آورده
به عذوبت و لطافت از پذیر بودی و آینۀ صافی عکس
پشتی دو بط و سنگالحیات و چشمۀ سلسبیل خبر دادی عین
و به حکم مجاورت سررشتۀ حال ایشان به ساکن بودند
مصادقت کشیده بود و همسایگی به همخانگی انجامیده و
به دیدار هم خوش برآمده عمری به رفاهیت بسر
]...[بردند می
نقصانی ایشان بود که مادۀ حیات و مدد معاش در آن آب
کلی پدید آمد و تفاوتی فاحش ظاهر گشت بطان چون بر کیفیت
آن صورت وقوف یافتند دل از وطن مألوف برداشته عزیمت جال
.انوار سهیلی یا کلیله و دمنۀ کاشفی...[]را تصمیم دادند
En confrontant la version persane de
Vaëz Kâchefi avec les deux traductions
françaises ci-dessous, on voit bien qu’il se
trouve des passages et des vers qui ne se sont
pas reflétés dans les deux traductions. C’est
le même phénomène, et un peu plus exagéré,
que nous venons d’expliquer pour la version
persane du livre Kalile et Dimna. A noter
que seules les parties soulignées dans le
texte persan ont été citées par les traducteurs,
et les passages ajoutés par l’auteur ne se sont
pas figurés dans les textes traduits en
français!
Traduction 1 - Il y avait une tortue qui
vivait doucement dans un étang, en
compagnie de quelques canards. Il vint une
année de sécheresse, telle qu’il ne resta point
d’eau dans l’étang, de sorte que les canards
furent contraints de déloger. Ils allèrent
trouver la tortue pour lui dire adieu.
Livre des lumières ou La conduite des roys
composé par le sage Pilpay indien.
Trad. David Sahid, 1644.
Traduction 2 - Il y avait une tortue qui
vivait contente dans un étang avec quelques
canards. Il vint une année de sécheresse, de
forte qu’il ne resta point d’eau dans l’étang.
Les canards se voyant contraints de déloger,
allèrent trouver la tortue pour lui dire adieu.
Les Fables de Pilpay, philosophe indien…
Trad. Galland et Cardonne, 1698.
Bien que l’ordre du récit dans l’Anvâr-i
Souhaïli soit identique à celui du livre de
Kalile et Dimna, la narration est plus
détaillée: face à la demande de la tortue, les
deux canards lui rappelèrent d’abord qu’il
était presque impossible de l’emmener,
puisqu’elle ne savait pas voler ; mais tout de
suite après, ils lui proposèrent une condition
logique. C’est au moment où la tortue
accepta leur condition qu’ils préparèrent le
moyen de l’emmener. Et cette fois-ci ce sont
les villageois (et pas les habitants de la
ville), étonnés de la nouveauté de ce
spectacle, qui se mirent à crier.
La comparaison du contenu des
traductions françaises de l’Anvâr-i Souhaïli
avec celui de la fable de La Fontaine
indiquera aussi à quel point se laisse
influencer le fabuliste français.
Houmayoun-Nameh
Au début du XVIe siècle, Ali Tchelebi,
professeur à Andrinople, a traduit l’Anvâr-i
Aux origines d’une fable de La Fontaine …/ 49
Souhaïli de Vaëz Kâchefi du persan en turc,
sous le nom de Houmayoun-Nameh (Le
Livre impérial), et il l’a dédié au sultan
Soliman Ier
. Cette version turque a été
traduite en français par Antoin Galland. La
traduction, intitulée Les Contes et Fables
indiennes de Bidpaï et de Lokman, qui a été
publiée en 1724, ne comprend que les quatre
premiers chapitres du Houmayoun-Nameh.
En 1778, Cardonne, secrétaire-Interprète du
roi et professeur au Collège Royal, a
complété la traduction de Galland, et l’a
publiée en trois volumes.
Les deux canards et la tortue. - Deux
Canards et une Tortue vivaient dans un étang
avec d’autant plus d’agrément, qu’il était net
et bien entretenu ;[…] […] Un contretemps
cruel et fâcheux survint néanmoins, qui les
mit dans la nécessité de se quitter ou de
périr. L’eau de l’étang diminuait tous les
jours par une sécheresse extraordinaire, et
les Canards s’aperçurent que bientôt les
moyens de subsister allaient leur manquer.
Quoiqu’avec un grand regret, à cause que
c’était-là le lieu de leur naissance, cette
contrainte les fit résoudre d’aller chercher
ailleurs une autre demeure. […]
(Les Contes et Fables indiennes de Bidpaï et
de Lokman, tome II. Trad. Galland et
Cardonne, 1778).
Il est évident que le traducteur turc, Ali
Tchelebi, a ajouté volontairement beaucoup
de phrases à la fable, mais il n’a pas modifié
l’ordre du récit. Certes, sa version donne
plus de plaisir aux lecteurs qui cherchent à se
renseigner sur les détails. Si nous avons
rapporté cette version, c’est dans l’intention
de fournir une autre occasion pour comparer
mieux la fable de La Fontaine avec toutes les
traductions françaises de la fable pareille qui
existent dans les recueils de fables.
Conclusion
L’histoire de la fable commence dans
l’Antiquité. Au XVIIe siècle, La Fontaine,
s’est inspiré plutôt des fables d’Esope, et
celles de Phèdre ; mais pour la composition
de certaines de ses fables, de celles qui
avaient déjà paru dans les recueils indiens.
Le fabuliste français, alors qu’il n’a eu aucun
voyage en Orient, a su faire appel à quelques
traductions des contes animaliers, parues
avant et après la publication de ses Fables.
En confrontant le contenu d’une de ses
fables intitulée « la Tortue et les deux
Canards » avec celui du Livre de Kalila et
Dimna, il est avéré qu’elle avait pour origine
l’Anvâr-i Souhaïli (l’autre version du Livre
de Kalila et Dimna) et non les Fables
d’Esope. Quoique la version arabe du Livre
de Kalila et Dimna soit considérée comme la
source de tous les développements ultérieurs
du recueil, l’Anvâr-i Souhaïli constitue en
soi une source qui a exercé une forte
influence sur le fabuliste français. Cette
comparaison démontre aussi que la structure
de la fable est centrée sur un seul et même
concept chez La Fontaine, ainsi que dans
tous les recueils orientaux, sauf dans le
Hitopadésa, la tortue et les deux canards
établissent une petite communauté par leur
amitié ; mais puisque la tortue n’a pas pu
tenir sa propre promesse envers ses amis,
elle est exclue de la communauté et elle a
finalement perdu sa vie.
Bibliographie:
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l’exemplarité dans le Calila e Dimna et le
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Paris: P. G. Simon.
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Paris: chez Simeon Piget.
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Galland et Cardonne, Paris: Chez Florntine &
Pierre Delaulne.
منابع فارسی
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، تصحیح و ترجمه کلیله و دمنه. (1631) نصراهلل منشی، ابوالمعالی
.ان، امیرکبیررتوضیح مجتبی مینوی، چاپ سی و پنجم، ته
انوار سهیلی یا کلیله و دمنۀ .(1636) بن علی واعظ کاشفی، حسین .امیرکبیر :انرچاپ سوم، ته. کاشفی
Étude de quelques procédés paraphrastiques rencontrés dans le résumé de
texte:
cas des étudiants de l’Institut National Polytechnique Félix Houphouët Boigny
de Yamoussoukro
Manda, Djoa Johnson*
Maître assistant, Département des Langues et Sciences Humaines
Institut National Polytechnique Félix Houphouët Boigny de Yamoussoukro (Côte d’Ivoire)
Reçu: 12.06.2013 Accepté: 22.12.2013
Résumé
Pratiqué aux grands concours administratifs, le résumé de texte occupe une place de choix dans les
cours de techniques d’expression française des universités et Grandes Écoles, notamment de l’INP-HB
de Yamoussoukro. Malheureusement, sa pratique cause problème aux étudiants. Au nombre des
lacunes rencontrées figure la paraphrase qui constitue un véritable souci pour les apprenants et les
enseignants. L’objectif principal de l’étude est d’identifier les procédés linguistiques susceptibles de
basculer le texte vers la paraphrase. Au terme d’un test soumis aux étudiants, cinq (05) variations de
forme paraphrastiques ont été identifiées. Ces résultats pourraient contribuer à l’amélioration de la
méthodologie qui sous-tend l’enseignement du résumé de texte. Mais ils ne suffisent pas pour rendre
compte de la totalité des différentes « façons de dire » inhérentes à l’exercice.
Mots clés : paraphrase, résumé de texte, sémantique, syntaxe, lexique.
Introduction
La paraphrase est constamment
dénoncée dans les copies de candidats sur
le résumé de texte aux différents concours
administratifs et scolaires. A l’Institut
National Polytechnique Félix Houphouët-
Boigny (INP-HB) de Yamoussoukro, le
phénomène de paraphrasage est aussi
devenu un fléau chez les étudiants alors
que le résumé de texte occupe une place
essentielle dans les cours de techniques
d’expression française dans cette
institution. Mais qu’entend-on par
paraphrase?
La paraphrase, selon Encarta, «est une
opération de reformulation qui consiste à
reproduire le contenu sémantique d’une
phrase par une autre phrase, formellement
différente.» Catherine Fuchs, pour sa part,
pense
«qu’une phrase ou un texte Y constitue une
paraphrase d’une autre phrase ou d’un autre texte
X lorsque l’on considère que Y reformule le
contenu de X ; autrement dit, lorsque X et Y
peuvent être tenus pour des formulations différentes
d’un contenu identique, pour deux manières
différentes de dire la même chose» (1982: 7).
Des deux définitions, on peut retenir
que la paraphrase est une notion
relationnelle d’équivalence sémantique
(souvent partielle, puisque deux phrases
formellement distinctes ne disent pas tout à
fait la même chose) qui engage des
phrases, comme la synonymie engage des
mots ou des expressions. Ainsi, pour un
énoncé comme Le camion de la
coopérative a renversé une fillette, un
étudiant écrira, par exemple, Une fillette a
été renversée par un camion. Or, le résumé
retiendra l’idée d’accident puisque selon
Yves Stalloni: «On ne résume pas des
mots, pas même des phrases, on résume
des idées. Ce sont elles qui constituent la
52/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
trame essentielle du texte et dont on attend
prioritairement la restitution» (1998: 30).
La paraphrase est donc proscrite dans le
résumé de texte comme le recommande le
même auteur: «Le résumé doit rester
objectif, neutre, dépourvu de toute
paraphrase ou de tout commentaire
parasites» (1998: 21). Du point de vue de
la reformulation, le passage de l’actif au
passif a entrainé quasiment l’énoncé vers
la paraphrase. Cette construction
syntaxique peut recevoir la désignation de
«procédé paraphrastique». Les apprenants
et les enseignants sont conscients de ces
difficultés, mais ils ont du mal à les
identifier. Aussi toute solution visant à les
limiter reste-elle inefficace. Cette
préoccupation constitue notre problème de
recherche.
Le but de l’étude est donc d’identifier
ces différentes «façons de dire» qui
entrainent le résumé vers la paraphrase.
L’opération permettra de connaître leur
nature en vue d’une analyse. Les résultats
pourraient contribuer au renforcement de la
méthodologie du résumé de texte. Pour y
parvenir, nous aurons recours aux
approches syntaxique et lexicale. La
première nous permettra de répertorier, sur
la base des règles transformationnelles, les
constructions syntaxiques intuitivement
senties comme ayant le même sens. La
seconde approche montrera comment deux
mots différents peuvent être utilisés pour
désigner le même objet ou la même action.
Mais chemin faisant, nous nous appuierons
sur des considérations sémantiques puisque
les énoncés produits sont fondés sur une
base sémantique, celle du texte à résumer.
D’ailleurs Régine Prime recommande «une
fidélité scrupuleuse au sens, c’est-à-dire
redonner toutes les idées de l’auteur dans
l’ordre et en suivant sa progression
argumentative» (2010: 7).
Notre corpus est constitué de
productions de cent cinquante-quatre (154)
étudiants issus de deux classes de
deuxième année de l’École Préparatoire:
Prépa Commerciale (PC2A) et Prépa
Biologique (PB2A) ainsi que deux classes
de première année de l’École Supérieure
d’Industrie: DUT INFO1 et DUT ELN1.
Pour mieux comprendre l’étude, nous
allons axer notre développement sur trois
points essentiels:
-un aperçu sur le résumé de texte;
-le corpus;
-l’identification et l’analyse des
procédés paraphrastiques.
1. Aperçu sur le résumé de texte
1.1. Principes généraux
Y. Stalloni (1998: 23) résume en dix
points les principes de l’exercice.
• Appellation: Résumé ou
contraction. Termes interchangeables.
• But: Restituer brièvement un texte
pour un lecteur qui ne le connaîtrait pas.
• Dimensions:
- Textes de plus de 2000 mots: 1/10
- Textes de moins de 2000 mots: de 1/5
à 1/8.
• Faculté de dépassement: 5 à 10%
en plus ou en moins.
• Mesure du format: Tous les mots
comptent, même ceux formés d’une seule
lettre.
• Pénalisations: 1 point (sur 20) en
moins pour tout mot au-delà ou en deçà de
la tolérance accordée; puis 1 point par
tranche de dix mots.
• Prise en charge: Respectez le
système énonciatif ; mettez-vous à la place
de l’auteur et dites «je» si nécessaire.
• Respect: Fidélité scrupuleuse au
sens et à l’ordre du texte.
Étude de quelques procédés paraphrastiques Félix …/53
• Synonymes et citations: Pas de
citation de l’énoncé; pas de recours
systématique aux synonymes.
• Ton, forme, orthographe: Écrivez
correctement, lisiblement, dans un français
clair et sans faute d’orthographe.
1.2. Quelques conseils pratiques
Nous les empruntons à Yann Le Lay
(2001: 148-149).
• La lecture préalable du texte à
résumer se fait de manière active, crayon
en main: on repère et on entoure les mots
de liaison et les formules de transition, on
annote les paragraphes en indiquant
sommairement leur contenu et leur rôle et
en délimitant arguments et exemples.
• Les différentes parties ainsi
définies sont numérotées, on isole entre
parenthèses les phrases redondantes qu’il
n’y a pas lieu de reprendre dans le résumé.
• Chaque partie numérotée est alors
résumée; on n’oublie pas les articulations
logiques nécessaires.
• On détermine le nombre de mots du
texte initial et du résumé: il suffit de
compter le nombre de mots d’une ligne
moyenne, articles et prépositions élidés
compris, et de le multiplier par le nombre
de lignes, puis on vérifie le rapport entre
les deux (un résumé «au quart»
comprendra environ quatre fois moins de
mots que le texte). On procède enfin aux
ajustements nécessaires (par exemple
remplacer la locution «au cas où» +
conditionnel par «si» + indicatif suffit à
faire gagner deux mots).
• On relit le résumé ou on le fait
relire par une personne qui ne connaît pas
le texte de départ afin d’en vérifier le style
et la cohérence.
Voici à présent le texte qui a servi à
l’évaluation des étudiants:
2. Texte à résumer et remarques
générales
2.1. Texte à résumer
Curieux pacifisme à sens unique
L’après-guerre est toujours, dans le
monde, un temps de réflexion et de
médiation sur la paix. Car celle-là est
l’aspiration profonde des êtres humains,
même si la guerre trouve elle aussi son
origine dans les passions de l’homme.
Déjà, en pleine guerre du Golfe, des
mouvements dits pacifiques se sont levés
pour conspuer la guerre et demander la
paix. Ce n’était pas nouveau. Toutes les
fois qu’a été mise au point une arme
nouvelle, qu’un avion militaire a survolé
un territoire au cours d’exercices ou que le
silence des armes a été rompu, on a vu des
manifestations pacifistes semer le désordre
dans les zones urbaines. La stratégie de ces
gens: mobiliser des foules pour dire non.
Mais non à quoi? C’est là que le pacifisme
a quelque chose d’équivoque. Car faut-il
laisser les puissants écraser impunément
les petits?
Si l’ONU n’avait rien fait pour
qu’existe de nouveau le Koweït, cela aurait
été une manière d’accepter la loi du plus
fort dans les relations internationales,
d’admettre que la planète ne soit qu’une
jungle où l’homme constitue désormais un
loup pour son semblable.
Curieux pacifisme à sens unique.
Quand, en Afrique ou ailleurs dans le Tiers
monde, la dictature des partis uniques
écrase la liberté des citoyens, on ne voit
jamais les pacifistes s’organiser pour
protester ; quand les grandes puissances
dépouillent les pays sous-développés de
leurs matières premières, on ne voit jamais
ces personnes crier leur opposition; quand
les médias des pays développés profèrent
des mensonges pour faire réussir la
politique des puissants, jamais on entend la
54/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
voix des pacifistes ; quand le racisme
orchestré de l’apartheid humilie des
peuples de façon indigne, le silence de la
plupart des pacifistes en devient
inquiétant…
Tout le monde comprend que la
véritable question est: qu’est-ce que la
paix? Depuis Platon, la paix se définit
comme la «tranquillité de l’ordre».
L’ordre, on le sait, dit que chaque chose est
à sa place.
Quand chaque chose est donc là où elle
doit se trouver, chacun est à sa place, tout
est tranquille: «On a la paix». On le voit le
problème de la définition du mot «paix»
est lié à celui du terme «ordre». Mais il n’y
a ici-bas qu’un lieu où chacun soit à sa
place, et où tout soit bien tranquille: c’est
le cimetière. Pourtant, aucun mort ne peut
se lever pour dire non. C’est la paix des
cimetières, où règne le silence des armes,
l’absence de guerre, la paix des pays
totalitaires à parti unique, où tous les
citoyens, «peuple caméléon» sont ce qu’il
plaît au prince.
La paix véritable est tranquillité d’un
ordre fondé sur quatre facteurs: la vérité, la
justice, l’amour et la liberté. Ordre moral et
social qui a pour base la vérité, qui se
réalise dans la justice, qui demande à être
vivifié par l’amour et qui trouve dans la
liberté un équilibre sans cesse rétabli et
toujours plus humain.
Voilà pourquoi la paix véritable
s’articule autour de trois notions
étroitement imbriquées: celle des droits et
devoirs de l’homme, celle de la nature de
l’autorité politique, celle du bien commun
à l’humanité tout entière. Thèmes
solidaires en ce sens que la paix exige la
justice dont le respect est l’œuvre propre
de l’autorité lorsqu’il s’agit du bien
commun.
Monseigneur Albert Ndongno, Curieux
pacifisme à sen unique. Billet extrait de
Jeune Afrique-Économie. Avril 1991,
n°142.
Question: Résumez ce texte en 170 mots
avec une marge de tolérance de plus ou
moins 10%. Indiquez à la fin du résumé le
nombre de mots utilisés.
2.2. Remarques générales sur le texte
a) Thème: La recherche de la paix ou la
définition du concept de paix.
b) Originalité: Le texte est d’actualité.
c) Idée générale: L’auteur dénonce le
sens ambigu de la notion de pacifisme et
redéfinit le concept de paix.
2.3. Idées essentielles des paragraphes
a) Paragraphes 1 et 2: La recherche de
la paix constitue une préoccupation
majeure pour les hommes après les conflits
comme ce fut le cas pendant la crise armée
dans le Golfe. Mais en certaines occasions,
les contestataires, en quête de stabilité,
sont promptes à causer des troubles dans
les villes alors qu’ils se réclament artisans
de paix.
b) Paragraphe 3: L’ONU a rétabli la
paix au Koweït.
c) Paragraphe 4: Les hommes ont basé
la définition du concept de paix sur un seul
aspect: ils ne parlent de pacifisme qu’à
l’occasion de conflits armés. Or il s’impose
dans d’autres situations déshumanisantes.
d) Paragraphes 5 et 6: Une définition du
concept de paix s’impose donc. En effet,
celle qui relève de la philosophie (la
définition originelle) est aujourd’hui
contrariée.
e) Paragraphes 7 et 8: La véritable
cohésion sociale est fondée sur des valeurs
sociales et morales et fait appel à l’homme,
à la politique et à toute l’humanité.
Étude de quelques procédés paraphrastiques Félix …/55
3. Analyse des procédés identifiés
Nous avons identifié cinq types de
procédés paraphrastiques que nous
analysons successivement.
3.1. La voix
La voix ou (diathèse), selon Martin
Riegel et ses collaborateurs (2009: 437), se
définit suivant la façon dont le verbe
distribue les rôles sémantiques de ses
actants. Il s’agit ici du passage de l’actif au
passif qui constitue une paraphrase non
admise dans le résumé de texte. Elle est
traduite dans les énoncés ci-dessous:
●Pendant la guerre du Golfe, la paix a été
demandée par les mouvements pacifiques.
(Coulibaly B. DUT INFO1)
●Lorsque les pays sous-développés sont
dépouillés par les grandes puissances.
(Sea D. M. PB2A)
L’énoncé (1) est la reformulation de la
première phrase du paragraphe 2 (Déjà, en
pleine guerre du Golfe, des mouvements
dits pacifiques se sont levés pour conspuer
la guerre et demander la paix.) du texte de
base quand E2 est tiré de la troisième
phrase du paragraphe 4 (quand les grandes
puissances dépouillent les pays sous-
développés de leurs matières premières).
Syntaxiquement, ces énoncés sont bien
construits mais il existe un rapport de
paraphrase entre eux et les phrases du texte
qui sont des constructions actives. J. D.
Apresjan (1973: 173-175) parle de
transformation syntaxique à lexique
constant pour qualifier ces changements
dans les relations syntaxiques mais dont le
lexique reste intact. La passivation
provoque la permutation des actants et des
rôles qui leur sont associés. En (1), par
exemple, les syntagmes «mouvements
pacifiques» et la «paix» qui sont
respectivement sujet et objet actif
deviennent dans le même ordre,
complément d’agent et sujet passif. Raison
pour laquelle la phrase passive
s’accompagne souvent de notables
différences interprétatives. Une phrase
active comme Quand les grandes
puissances dépouillent les pays sous-
développés de leurs matières premières et
sa correspondance passive Lorsque les
pays sous-développés sont dépouillés par
les grandes puissances ont-elles le même
sens? N. Chomsky (1965: 22-23) pense
que la transformation passive ne modifie
pas le sens Mais plus loin, il fait cette
précision:
«Ceci suppose que l’on écarte d’une part les
faux passifs (ex: Jean a persuadé Pierre d’examiner
Marie / Jean a persuadé Marie d’être examinée par
Pierre, où les relations grammaticales profondes ne
sont pas conservées), et d’autre part les passifs non
synonymes des actifs correspondants, du fait du jeu
de certains quantificateurs ex: Tout le monde ici
connaît au moins deux langues / il y a au moins
deux langues qui sont connues de tout le monde
ici» (1965: 224-225).
C. Fuchs, pour sa part, soutient qu’
«il y a entre une phrase active et sa
correspondance passive à la fois du pareil, à savoir
une certaine relation de base entre les termes, du
type qui fait quoi à qui? et du pas pareil dans la
sélection d’un certain ordre de présentation, qui
privilégie ou thématise l’un des termes de la
relation, du type de qui parle-t-on?, de quoi est-il
question?» (1982: 40).
Ainsi E2 et sa correspondance active
ont-ils en commun une même relation
thématique profonde avec grandes
puissances comme agent du dépouillement,
et pays sous-développés comme agi.
Cependant, les premiers termes prédiquent
la propriété «dépouilleur-de-pays sous-
développés» à propos de «toutes les
grandes puissances», tandis que les
56/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
seconds prédiquent la propriété «dépouillé-
par-les grandes puissances» à propos des
« pays sous-développés». Telle nous
semble la conclusion à laquelle est parvenu
Chomsky (1977: 121-122) à propos de la
passivation. On pourra donc conclure avec
R.- L. Wagner et J. Pinchon que«l’emploi
de la voix passive est toujours motivé par
une raison: raison de sens, raison de style.
Pour apprécier la valeur d’un passif, il
convient donc de l’opposer à la voix active
qui pourrait figurer dans le même texte»
(1991: 303).
On le voit, le problème d’équivalence
sémantique entre une phrase active et son
homologue passive a fait couler beaucoup
d’encre, selon que les auteurs focalisent
leur attention sur ce qu’elles ont de
commun, ou au contraire sur ce en quoi
elles diffèrent. Mais en tout état de cause,
retenons que la passivation constitue une
paraphrase qui n’est pas admise dans le
résumé de texte. En tenant compte des
règles qui régissent cet exercice, on
pourrait dire en E2: Les pays riches
affaiblissent économiquement ceux du
Tiers monde.
3.2. Le changement synonymique
La synonymie est une relation
d’équivalence de sens entre deux termes de
même nature grammaticale ou deux
acceptions de ces termes, caractérisée par
la similitude des éléments entrant dans la
définition. Le recours aux synonymes est
fortement conseillé dans le résumé de texte
puisqu’on exige qu’il soit rédigé dans une
forme personnelle. Toutefois, soumettre le
résumé à un simple assemblage de
synonymes est une aberration, comme le
constate ici Y. Stalloni: «Il serait vain,
voire absurde ou dangereux de soumettre
le texte à une retranscription à partir de
synonymes» (1991: 21). Mieux, cela
constitue une paraphrase sévèrement
sanctionnée. Les illustrations suivantes
illustrent parfaitement le phénomène:
●En effet, la paix est un désir important des
êtres vivants.
(Ouattara B. PC2A)
●La loi, c’est accepter que la terre ne soit un
terrain où l’homme est un animal pour son frère.
(Bohoussou A. C. DUT ELN1)
●Étonnant pacifisme à une seule facette.
(Sonan A. M. PB2A)
●C’est la paix dans les tombeaux où les canons
se sont tus.
(Yozan B. DUT INFO1)
La correspondance entre ces énoncés et
les phrases du texte de base s’établit
comme suit:
-E3 équivaut à la deuxième phrase du
paragraphe 1: «Car celle-là est l’aspiration
profonde des êtres humains…» ;
-E4 se rapporte à la troisième séquence
du paragraphe 3: «une manière d’admettre
que la planète ne soit qu’une jungle où
l’homme constitue désormais un loup pour
son semblable.» ;
-E5 est la reformulation de la première
phrase du paragraphe 4: «Curieux
pacifisme à sens unique.» ;
-E6 est l’interprétation de la première
séquence de la dernière phrase du
paragraphe 6: «C’est la paix des cimetières
où règne le silence des armes…»
En passant des phrases de base à leur
reformulation, on observe les changements
synonymiques suivants:
Énoncé (3)
Énoncé (4)
aspiration désir planète
terre
profonde important jungle
terrain
êtres humains êtres vivants loup
animal
semblable frère
Étude de quelques procédés paraphrastiques Félix …/57
Énoncé (5)
Énoncé (6)
curieux étonnant
cimetières tombeaux
sens facette
silence se sont tus
unique seule armes
canons
Quand on confronte les premières
phrases aux secondes, on constate une
différence de sens, fût-elle minime. Y. Le
Lay justifie le décalage sémantique par le
fait que «les synonymes envisagés seront
inadaptés s’ils comportent par rapport au
mot à remplacer des nuances concernant le
registre de langue, l’intensité, l’intention»
(2001: 78).
En s’appuyant sur cette thèse, le terme
canon en (6) au niveau du sens est
beaucoup restreint alors que son
correspondant armes est étendu car il
prend en compte tout ce qui sert à faire la
guerre: pistolet, lance roquette, RPG,
mortier, etc. Quant au registre de langue,
canon est souvent utilisé dans un registre
familier tandis que arme appartient à la
langue courante et même soutenue. Dans la
même logique en (3), l’adjectif profonde
dans «aspiration profonde» est plus fort en
termes d’intensité que important dans
«désir important» qui signifie considérable,
essentiel ou capital. Il en est de même pour
loup en (4), un carnivore très vorace et
destructeur. Ce terme est donc plus fort
que animal, un terme générique. Sur le
plan intentionnel, le mot frère, substitut
de semblable en (4), désigne une relation
de familiarité, d’appartenance à un groupe
alors que semblable a pour signifié, le
prochain ou tout être humain. De tels
termes, selon l’expression de M. Riegel et
ses collaborateurs (2009: 927)
entretiennent une relation de synonymie
partielle ou contextuelle.
On le voit, la synonymie est un
phénomène délicat puisque la plupart des
mots sont polysémiques. En conséquence,
deux termes sont rarement
interchangeables dans tous leurs emplois.
Pour établir la synonymie entre
expressions, il faut donc, selon la
recommandation de C. Fuchs «prendre en
compte non seulement l’identité
extensionnelle au niveau de la référence,
mais également l’identité intensionnelle au
niveau du sens: il ne suffit pas que les
expressions dénotent le même objet ou le
même état de choses, encore faut-il que le
point de vue sur ce référent soit le même,
ou comparable» (1982: 16).
La forme restituée de l’énoncé (3) est:
Les hommes recherchent ardemment la
stabilité.
3.3. La focalisation
Le terme est utilisé par A. Culioli
(1976: 120-124) pour souligner tous les
procédés d’insistance ou de mise en relief.
Plus précisément, il s’agit de phrases
emphatiques où le locuteur reprend un
constituant de la phrase là où le résumé
demande d’aller à l’essentiel. Cette reprise
constitue une autre façon de dire, comme
le témoignent les illustrations ci-dessous:
●Les puissants, ils écrasent sans justice les plus
faibles.
(Koffi D. M. PC2A)
●Il y a l’ONU qui a lutté pour que le Koweït
retrouve la stabilité.
(Zobo B. L. PB2A)
●C’est Platon qui essaie de définir la paix.
(Kouamé K. C. DUT ELN1)
Syntaxiquement, ces énoncés sont bien
écrits et ne posent aucune difficulté au
niveau de la compréhension, la seule
difficulté relève du fait que certains
éléments en italique comme le pronom ils
en (7) et le relatif qui en (8) et (9)
58/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
reprennent respectivement les termes
puissants, ONU et Platon. En d’autres
termes, ils redisent la même chose ; ce qui
constitue une sorte de paraphrase. En
outre, l’accent d’insistance est placé par les
candidats sur les termes qu’ils veulent
mettre en valeur, par contraste avec le reste
de la phrase. Deux moyens formels sont
utilisés dans cette opération:
-la dislocation de la phrase: le mot
puissants en (7) est détaché en tête de
phrase et repris par ils en vue de recevoir
un effet d’insistance ;
-l’extraction de constituants ONU et
Platon, encadrés respectivement en tête de
phrase par Il y a…qui et C’est…qui.
Sur le plan communicatif, le constituant
puissants, en (7) disloqué à gauche, est pris
comme thème, c’est-à-dire le groupe qui
porte l’information présentée comme déjà
acquise, selon l’expression de D.
Maingueneau (2003: 190) et le reste de
l’énoncé forme le propos, le groupe qui
porte l’information présentée comme
nouvelle. Alors que dans E8 et E9, ONU et
Platon sont traités comme des propos, et le
reste des énoncés constitue des thèmes.
Sur le plan sémantique, on observe le
même type de répartition entre un posé et
un présupposé. L’énoncé (7) présuppose
que «Les puissants écrasent quelque
chose» et spécifie qu’il s’agit des «plus
faibles», et non pas d’un autre objet ou
d’un autre groupe d’individus. Les deux
éléments (les puissants et les plus faibles)
entretiennent donc une relation de
spécification.
Les présentatifs, puisqu’ils traduisent
l’exagération et la grandiloquence, selon
les termes de M. Riegel et ses
collaborateurs (2009: 718), provoquent des
difficultés d’interprétation. C’est ainsi qu’à
propos de C’est…qui, M. Grevisse et A.
Goosse soutiennent que «c’est…qui
conformément à la nature première de ce,
introduit plutôt une explication par rapport
à un autre fait» (2011: 606). Quel est ce
bruit? C’est ma sœur qui se lève. D’une
manière analogue, E9 (C’est Platon qui
essaie de définir la paix) suppose qu’il est
la réponse à une question de type: Qui
d’entre vous a défini la paix?
En définitive, la focalisation est proche
de la fonction expressive du langage de R.
Jakobson reprise par B. Cocula et C.
peyroutet selon laquelle «l’émetteur
communique ses impressions, ses
émotions, ses jugements sur le contenu de
son message» (1978: 28). Elle crée deux
phénomènes: d’une part la paraphrase et
d’autre part l’exagération qui éloignent
fortement la phrase obtenue des principes
du résumé. En effet, l’auteur de cet
exercice doit s’abstenir de tout
commentaire, de toute approbation ou
désapprobation, il doit s’effacer et faire
abstraction de sa propre personnalité. Ainsi
en (7), on peut dire: Les puissants traitent
les faibles de façon cruelle.
3.4. L’expansion du mot
L’expansion (ou extension) est selon M.
Grevisse et A. Goosse «l’ensemble des
objets du monde auxquels un mot est
applicable» (2011: 609). Plus précisément,
il s’agit du résultat de l’addition successive
d’éléments facultatifs aux éléments
essentiels de la phrase. L’expansion du mot
est une variation de forme paraphrastique
décriée dans le résumé puisqu’elle véhicule
des informations fausses et accessoires
comme le soulignent les énoncés ci-après:
●La politique de ces gens, sans foi ni loi, est de
rassembler des groupes de personnes.
(Brou Amani C., PCom2A)
●La cohésion vraie, gage de tout
développement, est tranquillité d’un ordre.
(Koffi B. Firmin, dut info1)
Étude de quelques procédés paraphrastiques Félix …/59
●La paix exige la justice, mais pas celle des
vainqueurs, qu’il faut respecter.
(Ebrottié Ebba N., dut eln1)
L’énoncé (10) reformule la phrase «La
stratégie de ces gens: mobiliser des foules
pour dire non», voir paragraphe 2; E11 est
la correspondante de la phrase «La paix
véritable est tranquillité d’un ordre fondé
sur quatre facteurs», voir paragraphe 7 ; E
12 est tiré de «la paix exige la justice dont
le respect est l’œuvre propre de l’autorité»,
voir dernière phrase du dernier paragraphe.
Quand on confronte ces productions à
celles du texte de base, on observe des
ajouts situés à deux niveaux de la structure
hiérarchique de la phrase. En effet, il
apparait à côté du groupe nominal sujet et
du groupe verbal des constituants mobiles.
Il s’agit des segments sans foi ni loi en
(10), gage de tout développement en (11)
et mais pas celle des vainqueurs en (12).
Les trois «modifieurs» fonctionnent
comme des compléments : complément du
nom en (10) et (11) et complément du
verbe en (12). Ils entretiennent avec les
mots auxquels ils sont attachés un rapport
descriptif et conflictuel. Dans E11 par
exemple, l’effacement de gage de tout
développement ne modifie pas la valeur
référentielle du groupe nominal La
cohésion vraie, mais s’interprète comme la
suppression d’informations accessoires et
fausses à propos du référent cohésion déjà
suffisamment déterminé par l’adjectif
épithète vraie, l’autre élément du groupe
nominal.
L’expansion du mot est donc proscrite
dans le résumé puisqu’elle fait dire au texte
ce qu’il n’a jamais dit. Dans cette logique,
la forme restituée de l’exemple 10 est:
L’objectif visé par les contestataires est de
rassembler des groupes de personnes.
3.5. Le passage à la converse
Ce type de paraphrase a été mis en
évidence par J.D. Apresjan; il en donne un
exemple: C’est plus un planificateur qu’un
rêveur. /C’est moins un rêveur qu’un
planificateur (1973: 173-175). Il s’agit
donc de couples de termes qui expriment la
même relation, mais qui se distinguent par
l’inversion de l’ordre de leurs arguments.
Certaines productions des étudiants sont
calquées sur ce modèle:
●Un territoire a connu le passage d’un avion au
cours d’un entrainement.
(Dibi Yao G. PCom 2A)
●La justice est partie intégrante de la paix.
(Djiré Vamara, dut eln1)
L’illustration (13) est tirée de la phrase:
« Toutes les fois […] qu’un avion militaire
a survolé un territoire au cours
d’exercices…», voir paragraphe 2 ; E14
correspond à «Thèmes solidaires en ce
sens que la paix exige la justice […]
lorsqu’il s’agit du bien commun», voir
dernière phrase du dernier paragraphe.
Quand on compare les couples d’énoncés,
on constate une permutation de leurs
arguments, ce qui produit des expressions
paraphrastiques. Ainsi, les groupes
nominaux un avion militaire et un
territoire qui jouent respectivement le rôle
du sujet et de complément dans le texte
initial deviennent complément et sujet à
l’image des actants du couple actif/passif.
La même inversion des arguments se
produit entre E14 et sa correspondante
initiale.
En outre, la relation converse combine
les caractéristiques de la synonymie et
celles de la passivation. A ce titre, elle est à
la fois une paraphrase lexicale (les deux
énoncés en question ne se distinguent par
un mot: c’est l’exemple de a survolé /a
connu en (13) et exige /est partie
60/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
intégrante en (14)), et une paraphrase
syntaxique avec l’inversion de l’ordre des
arguments comme le couple actif-passif.
La problématique d’une identité
sémantique totale entre les couples de
phrases s’impose. A ce sujet, T. Shopen
proclame «: Je crois qu’il existe très peu
de couples de phrases ayant une forme
grammaticale différente, et qui soient
sémantiquement équivalentes, c’est-à-dire
qui aient la même structure sémantique»
(1972: 349). Cette thèse rejoint le postulat
structuraliste selon lequel tout changement
de forme induit nécessairement un
changement de sens, si minime soit-il. En
(14), on pourra retenir par exemple: Il ne
peut avoir cohésion sociale sans la justice
ou bien La cohésion sociale dépend de la
justice.
Conclusion
Le test soumis aux cent cinquante-
quatre (154) étudiants de l’Institut
National Polytechnique Félix Houphouët
Boigny (INP-HB) de Yamoussoukro en
vue d’identifier les procédés linguistiques
qui entrainent le texte vers la paraphrase a
permis d’identifier cinq variations de
forme paraphrastiques. Le passage de
l’actif au passif, la synonymie, la
focalisation, l’expansion du mot et le
passage à la converse ont été tour à tour
étudiés à partir des approches syntaxique
et lexicale. Ces résultats sont significatifs
et montrent l’apport et l’importance des
données linguistiques dans la
compréhension d’un texte. Ils pourraient
contribuer au renforcement de la
méthodologie qui sous-tend
l’enseignement du résumé de texte. Mais
ils ne suffisent pas pour rendre compte de
la totalité des différentes façons de dire
inhérentes à l’exercice. D’autres études, à
partir d’autres types de textes (littéraires,
journalistiques, publicitaires) avec un
échantillon étendu et varié, permettraient
de saisir entièrement les lacunes et de
généraliser les résultats à l’ensemble de
l’institution scolaire.
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Romans d’«espaces en perdition»:
voyage au cœur des territoires carnavalesques céliniens
Mindié, Manhan Pascal *
Université Allassane Ouattara de Bouaké, Côte d’Ivoire
Reçu: 18.05.2013 Accepté: 22.12.2013
Résumé:
Le présent article évoque le problème des «espaces en perdition» chez L-F. Céline, dont les romans,
qui se structurent autour de la question spatiale, nous proposent des lieux cruels, des mondes sanguinaires
aux allures de l’enfer dantesque. Ces territoires, qui apparaissent comme des univers toujours en proie à un
cataclysme originaire ou au délabrement, rappellent à l’esprit la fin du monde, celle du paradis terrestre.
Ces espaces en perdition tiennent lieu alors de gouffre, de prison, de torture, de souffrance, de châtiment.
De façon claire, ce sont des mondes de perversion qui dévorent, dénudent et désarment les corps
représentés.
Mots clés : Espaces, Territoires, Violence, Carnavalesque, Sites, Chronotope, Cruauté
Introduction
La notion de voyage est au cœur de
l’expression romanesque de Céline. Elle
implique que de Voyage au bout de la nuit à
Rigodon, l’écrivain a montré son
rattachement au genre picaresque. Le
narrateur de cses récits éprouve des
difficultés à se trouver un espace de bonheur
et de liberté, faisant des territoires parcourus
des espaces de perdition, des espaces
précaires de décomposition et
d’ensevelissement de l’homme. Ainussi, le
héros est-il sans cesse en proie à une quête
inlassable à travers l’espace, démontrant que
le roman de Céline, une longue traversée
rocambolesque du monde contemporain dans
laquelle il y a peu de regards attendris,
encore moins d’expressions d’attachement
au lieu d’existence. «Le tableau des
mondes» (Verdaguer, 1988 : 29) manifeste
cruauté, désespoir, dissolution et constitution
du «non-espace» (), comme si le romancier a
décidé de profaner, de désacraliser ou de
détruire les formes canoniques du cadre de
vie de ses personnages, pour en faire des
espaces carnavalesques, des lieux
«homicidaires» (Harel, 2008 : 168).
Mais qu’en est-il effectivement des
représentations d’espaces en proie à la
précarité dans ces romans? Comment se
présente alors l’espace du voyage au bout de
la déshérence? Quels discours les narrateurs
tiennent-ils sur ces milieux? La description
est-elle inconvenante?
Cette étude se veut surtout l’étude de la
surface, c’est-à-dire de l’espace, en tant que
«forme a priori où se dessine tout trajet
imaginaire» (Durant, 1969 : 480). Elle
permet de faire «le constat d’une inanité de
la forme et du lieu» (Harel, 2008 : 207) en
France, en Afrique, en Amérique et en
Angleterre.
64/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
I. La France, un théâtre d’opérations
militaires et une «aire de jeux»
carnavalesques
Dans Voyage au bout de la nuit, la France
se décompose en plusieurs microcosmes
ruraux (Noirceur-sur-le lys, le Bois de
Boulogne) et urbains (Paris, Rancy,
Toulouse et Vigny). Les milieux ruraux sont
synonymes de champs de bataille, mettant à
nu les menaces de mort et toutes sortes de
dangers et de démesures. Ces théâtres
d’opérations militaires sont sources de fêtes
sanglantes et macabres, projetant une image
grandiose et grotesque des zones rurales. Et
la vision chaotique de ces lieux apparaît dans
le spectacle brutal de l’étripage et du
dépeçage des humains, avec l’étalement des
tripes sous forme de «pagaïe» : «Il y en avait
pour des kilos et des kilos de tripes étalées,
de gras en flocons jaunes et pâles, des
moutons éventrés avec leurs organes en
pagaïe, suintant en ruisselets ingénieux dans
la verdure d’alentour» (Céline, 1952 : 32).
«L’image de désordres des chairs, des
entrailles exposées à l’air libre et de l’étalage
au dehors de ce qui devrait être contenu à
l’intérieur» (Verdaguer, 1988 : 184) montre
que Céline place toujours son lecteur dans
un décor malsain, fait de perversions
grotesques. De plus, ce spectacle nauséeux
implique la décomposition et de
déliquescence générale du corporel. En effet,
au désordre viscéral s’associe la liquidité,
avec l’image grotesque du sang répandu à
travers les herbes : «Et puis du sang encore
et partout, à travers l’herbe, en flacons
molles et confluentes qui cherchaient la
bonne pente» (Céline, 1952 : 32). Les
combats d’une rare violence sont alors
assimilables à une sorte de foire de sang.
L’on a l’impression que le romancier
transpose dans son roman un décor forain où
la fête et le carnaval tournent au vinaigre.
Les zones rurales, théâtres d’opérations
militaires sont marquées par l’obsession de
la décadence inscrivant l’écriture
romanesque célinienne dans la «tradition de
l’abject du XXe siècle» (Verdaguer, 1988 :
187), qui prend, selon les termes de Kristeva
«la relève de l’apocalypse et du carnaval»
(Kristeva, 1980 : 165). Céline célèbre dans
ces lieux la violence et la mort.
Avec Paris, se précise alors, comme
l’affirme Verdaguer, la «division du monde
célinien en régions du dessus et régions du
dessous» (Verdaguer, 1988 : 84). Elle a alors
l’allure d’une ville à la souterraine et
labyrinthique par l’existence dans cette
localité de «trous, tunnels, caves et tombes»,
des réalités qui traduisent l’ensevelissement,
la descente dans les entrailles de la terre,
l’avalage (donc la mort) et l’enlisement, car
le métro parisien se réduit à un monstre
dangereux qui dévore les êtres, qui «avale
tous et tout» (Céline, 1952 : 305), comme le
souligne Bardamu : «La ville cache tant
qu’elle peut ses foules de pieds sales dans
ses longs égouts électriques» (Céline, 1952 :
306). L’être parisien n’est qu’une simple
nourriture et un déchet pour ce centre
«labyrinthique de digestions infinies»
(Verdaguer, 1988 : 84). Ce microcosme
manifeste laideur, lourdeur et étroitesse à
l’image de Rancy, une banlieue
parisienne où Bardamu s’installe pour
exercer son métier de médecin des pauvres:
«La plupart du temps, notre cour n’offrait que des
hideurs sans relief, surtout l’été, grondante de
menaces, d’échos, de coups, de chutes et d’injures
indistinctes. Jamais le soleil ne parvenait jusqu’au
Romans d’«espaces en perdition»:voyage :…/65
fond. Elle en était comme peinte d’ombres bleues (…)
Dans la nuit quand ils allaient faire pipi, ils cognaient
contre les boîtes à ordures» (Céline, 1952 : 339).
Rancy se présente comme une prison
exigüe, avec entassement d’une forte
population de prisonniers, qui baignent dans
l’urine, manifestation aqueuse et visqueuse
du corporel, signes matériels de la
déliquescence des zones urbaines françaises.
Mais il entreprit de visiter les autres villes
telles que Toulouse et Vigny-sur-Seine.
Dans ces différentes banlieues, il constate le
règne de la misère, de la pauvreté et de la
souffrance multiforme : insalubrité, maladie,
mort, promiscuité, mauvaise diététique,
désordre, etc.
Bardamu, blessé au front, incapable de
continuer la fête des fous, est donc envoyé
en Afrique comme commis pour faire
fortune. Le voyage le conduisant vers
l’Afrique lui permet de faire l’amère
expérience d’un autre microcosme étroit, que
Verdaguer nomme «prison-flottante»
(Verdaguer, 1988 : 112), qui est de toute
évidence l’Amiral Bragueton, le bateau à
bord duquel il effectue le voyage
rocambolesque. Dans le navire de fortune
qui transporte Bardamu de Marseille en
Afrique, celui-ci est victime de la barbarie
des autres voyageurs. Cette violence
gratuite, dont il fait l’objet, apparaît comme
une fête à laquelle tout le monde est convié :
hommes et femmes, mais l’élément féminin
est ce qui active plus la verve et la rapine de
ses bourreaux :
«D’après ce que je croyais discerner dans la
malveillance compacte où je débattais, une des
demoiselles institutrices animait l’élément féminin de
la cabale. (…) Elle quittait peu les officiers
coloniaux aux torses moulés dans la toile éclatante et
parés au surplus ni moins qu’une infecte limace, bien
avant la prochaine escale. (…). Cette demoiselle
attisait leur verve, appelait l’orage sur le pont de
l’Amiral Bragueton, ne voulait connaître de repos
qu’après qu’on m’eut enfin ramassé pantelant, corrigé
pour toujours de mon imaginaire impertinence, puni
d’oser exister en somme, rageusement battu, saignant,
meurtri, implorant pitié sous la botte et le point d’un
de ces gaillards ont elle brûlait d’admirer l’action
musculaire, le courroux splendide» (Céline, 1952 :
129).
Scène anarchique de carnage et de viol
conscients, cette bastonnade ressemble aux
images «saturnales» dont parlait Bakhtine à
propos des textes de Rabelais (Bakhtine,
1970 : 150). Bardamu, qui fait figure
d’étranger, différent des autres occupants du
navire-cirque ou navire-piège, est pris pour
la cible étrange à abattre, à réduire au néant.
Selon ce que fait remarquer René Girard,
pour qu’il y ait violence sur un individu, ce
dernier doit présenter des traits de différence
avec les autres, ses bourreaux : «la violence
inassouvie cherche et finit toujours par
trouver une victime de rechange, qui ne doit
pas être semblable aux autres; une victime
relativement indifférente, une victime
sacrifiable» (Girard, 1972 : 17). Bardamu
semble répondre àde ce critère par son
calme, son sérieux dans le bateau, alors que
les autres sont pour la plupart des
alcooliques et des prostitués, ce qui
présageait déjà que le voyage pourrait
comporter des risques, des menaces : «À
l’embarquement à Marseille, je n’étais guère
qu’un insignifiant rêvasseur, mais à présent,
par l’effet de cette concentration agacée
d’alcooliques» (Céline, 1952 : 128). Après
ce voyage tourmenté, Bardamu débarque en
Afrique, à Bragamance, à Fort-Gono. Il
66/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
saisit cette occasion pour dénoncer
l’injustice du colonialisme.
II. L’Afrique, un site archaïque et
anachronique à humanité jetable
L’Afrique, second milieu naturel après
celui du front, apparaît comme une terre
nouvelle à découvrir et à conquérir pour des
raisons économiques, politiques et sociales,
mais aussi pour son exotisme. Le narrateur-
picaro, ce gueux des temps modernes, en
profitent pour jeter un triple regard sur ce
continent présenté à partir de l’imagerie
occidentale, le présentant comme un site
archaïque, un univers carnavalesque.
Le narrateur-personnage, après avoir
échappé à la furie des autres voyageurs,
débarque en Afrique, constate que l’univers
de la colonisation est malsain et immonde,
tant le système a dévié de sa trajectoire, de
sa mission de «civilisation ou
d’«humanisation du Noir» pour devenir un
obstacle à l’épanouissement de celui-ci.
Bardamu parvient à la conclusion que deux
grands motifs réels ont guidé l’entreprise
coloniale : les motifs sociopolitiques d’une
part et de l’autre, les motifs économiques.
Pendant ces différentes errances à travers
toute la colonie de la Bambola-Bragamance,
Bardamu ne s’empêche pas d’ouvrir un coin
de voile sur le système colonial et sur ses
avatars. Son parcours de ce territoire
s’organise autour de Fort-Gono, Bikomimbo
et Topo ou le petit Togo. L’on voit encore ici
que Bardamu, comme à la guerre, ne reste
pas fixé en un lieu. D’un univers à l’autre, sa
détermination à critiquer et à dévoiler le faux
semblant, le mal des lieux et des êtres, se
manifeste.
Ainsi, dans l’esprit du narrateur-errant, au
niveau social et politique, l’Afrique apparaît
comme un dépotoir, une terre d’asile pour
les bons à rien européens et les laissés pour
compte des métropoles occidentales. Ceux-
ci, parfois invalides, à l’image de Bardamu
lui-même qui, blessé à la guerre, quelque
peu invalide, demande à s’installer en
Afrique pour se refaire une situation sociale
qu’il n’aurait jamais eue s’il restait fixé sur
sa terre natale. La colonie africaine servait
de solution de sécurité aux problèmes
sociaux des nombreux soldats, comme
Bardamu, engagés pendant la guerre :
«Les huiles ont fini par me laisser tomber et j’ai
pu sauver mes tripes, mais j’étais marqué à la tête et
pour toujours. Rien à dire. «Va-t’en!...qu’ils m’ont
fait. T’es plus bon à rien!...En Afrique! Que J’ai dit
moi.» (…) on m’avait donc embarqué là-dessus, pour
que j’essaye de me refaire aux colonies. Ils y tenaient
ceux qui me voulaient du bien, à ce que je fasse
fortune» (Céline, 1952 : 122).
Sur le plan économique les colons
avaient un but clair, celui d’exploiter et de
piller sans vergogne les richesses africaines,
parfois avec la collaboration de quelques
vendus ou traîtres : «Pour un paquet de
lames «pilett» j’allais trafiquer avec eux des
ivoires longs comme ça, des oiseaux
flamboyants, des esclaves mineures. C’était
promis. La vie quoi!» (Céline, 1952 : 120).
L’expropriation était parfois violente et
humiliante comme la situation vécue par une
famille des récolteurs de caoutchouc, dont le
père est rudoyé devant ses enfants :
«Le collègue au «corocoro» achetait du
caoutchouc de traite, brut, qu’on lui apportait de la
brousse, en sacs, en boules humides. D’autorité les
commis recruteurs s’en saisir de son panier pour peser
le contenu sur la balance. (…) Pesée faite, notre
gratteur entraîna le père, éberlué derrière son
comptoir et avec un crayon lui fit son compte et lui
Romans d’«espaces en perdition»:voyage :…/67
enferma dans le creux de la main quelques pièces en
argent. Et puis : «va-t’en!» (…) Tous les petits amis
blancs s’en tordaient de rigolade, tellement il avait
bien mené son buisiness» (Céline, 1952 : 150).
En dépit de cette injustice économique,
les colons tels le gouverneur général de la
Compagnie Pordurière de Bikomimbo où
Bardamu retrouve Robinson, le sergent
Alcide, le Lieutenant Grappa et les miliciens
de Fort-Gono, chargés de la sécurité
régnaient par la terreur, la violence et
l’autoritarisme :
«Dans cette colonie de la Bambola-Bragamance,
au-dessus de tout le monde, triomphait le gouverneur.
Ses militaires et ses fonctionnaires osaient à peine
respirer quand il daignait abaisser ses regards jusqu’à
leurs personnes. Bien au-dessus encore de ces
notables les commerçants installés semblaient voler et
prospérer plus facilement qu’en Europe. (…)
L’élément militaire encore plus abruti que les deux
autres bouffait de la gloire coloniale» (Céline, 1952 :
137).
Les autochtones noirs subissaient un
traitement inhumain: hommes, femmes et
enfants connaissaient le même sort
dramatique. La chicote, la verge et les
injures n’étaient point ménagées à leur
égard, en dépit de leur dévouement au
travail :
«Des files de nègres, sur la rive, trimaient à la
chicote, en train de décharger, cale après cale, les
bateaux jamais vides, grimpaient au long des
passerelles tremblotantes et grêles, avec leur gros
panier plein sur la tête, en équilibre parmi les injures,
sortes de fourmis verticales. (…) les mères, qui
venaient trimarder avec leur enfant en fardeau
supplémentaire» (Céline, 1952 : 141).
Pire encore, les Noirs étaient l’objet de
bastonnades carnavalesques sur les places
publiques, malgré tout leur pacifisme et leur
passivité inouïe et déconcertante:
«Alors! commanda Grappa. Vingt coups! Qu’on
en finisse! Vingt coups de chicote pour ce vieux
maquereau!...(…) Le vieux vit arriver sur lui quatre
miliciens musclés. (…) il se mit à rouler des yeux,
injectés de sang comme ceux d’un vieil animal
horrifié qui jamais auparavant n’aurait encore été
battu. (…) pagne retroussé et d’emblée reçut sur le
dos et les fesses flasques une de ces volées de bâton
souple à faire beugler une solide bourrique pendant
huit jours. Se tortillant, le sable fin giclait tout
alentour de son ventre avec le sang, il en crachait du
sable en hurlant, on aurait dit une chienne basset
enceinte, énorme qu’on torturait à plaisir» (Céline,
1952 : 167-168).
Le regard de Céline sur le voyage africain
montre que ce monde est compartimenté,
bipolarisé : d’un côté les Blancs, le diable en
personne, violent, et brutal, et de l’autre, les
Noirs, ignorants, naïfs et hypocrites. Mais
dans l’esprit du Blanc, le Noir n’est pas
différent de l’animal. Toutes les
comparaisons contenues dans ce passage
mettent en évidence ce rapprochement :
«injectés de sang comme ceux d’un vieil
animal» «beugler une solide bourrique» «on
aurait dit une chienne basset enceinte».
Le Noir est comparé à une «bourrique», à
une «chienne basset enceinte». Dans cette
humiliation et cette déshumanisation du
Noir, l’on note que les autres membres de
cette communauté étaient passifs, aucune
réaction virulente de leur part n’était
observée. Céline nous montre un monde sans
communication où les frontières raciales et
culturelles balisent tout et bloquent toute
illusion de rapprochement réel et
d’harmonie. Ce regard croisé de Céline
équivaut au regard sur les riches et les
pauvres, sur les Bourgeois et les prolétaires-
68/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
ouvriers. Dans l’esprit de Céline le Noir est
le symbole du pauvre, victime de la misère
pluridimensionnelle et le Blanc représente le
riche, celui qui a tous les moyens de sécurité
et de survivance et qui écrase le pauvre, le
réprouvé. À l’image du picaro, Bardamu
saisit toutes les opportunités que lui offrent
ses voyages pour dénoncer l’inadmissible et
l’intolérable. Au terme de son séjour
africain, Bardamu est diminué par la maladie
(le paludisme), la chaleur, l’eau et la pluie,
en somme la nature : «La végétation bouffie
des jardins tenait à grand-peine, agressive,
farouche, entre les palissades, éclatantes
frondaisons formant laitues en délire autour
de chaque maison, (…) dans lequel achevait
de mourir de pourrir un Européen jaunet»
(Céliné, 1952 : 129).
Dans l’esprit du narrateur, l’Afrique est
loin d’être un continent exotique, un monde
de rêve et d’utopie, car sa nature révèle son
aspect corrosif et sauvage : «Cette frange
grise, le pays touffu au ras de l’eau, là-bas,
sorte de dessous de bras ne me disait rien qui
vaille. C’était dégoutant à respirer cet air-là,
même la nuit, tellement l’air restait tiède,
marine moisie » (Céline, 1952 : 156).
Céline montre que l’Afrique ne peut
susciter aucun espoir. Tous ses micro-
espaces (Fort-Gono, Bikimimbo et Topo)
présentent le même décor de la désolation et
de la décomposition. AÀ l’air irrespirable, à
la chaleur torride et à la végétation touffue
de Fort-Gono, correspondent l’oppression et
l’enlisement exercés par l’eau, qui, comme
la guerre, accélère la dissolution tragique et
grotesque du corps à Topo. En plus de cette
nature hostile, il faut souligner l’anarchie
dans laquelle les roitelets de cette colonie
baignent : «Nous voguions vers l’Afrique, la
vraie, la grande; celle des insondables forêts,
des miasmes délétères, des solitudes
inviolées, vers les grands tyrans nègres
vautrés aux croisements de fleuves qui n’en
finissent plus» (Céline, 1952 : 120).
Bardamu se préoccupe plus de la tyrannie
et la rigidité du pouvoir africain, toute chose
qui montre que ce continent ne peut pas être
l’eldorado promis aux va-nu-pieds
européens. Et c’est dans cette situation de
déconvenue que l’errant-narrateur est vendu
comme esclave et déporté en Amérique, où il
erre, comme à son accoutumé dans les rues
de New-York d’abord et puis enfin dans
celle de Détroit, où il assume la condition
ouvrière chez Ford.
III.- L’Amérique, le chronotope du monde
de cruauté
L’Amérique se perçoit à travers New-
York et Détroit. Au niveau architectural,
New-York est une ville à architecture
verticale : «Figurez- vous qu’elle était
debout leur ville, absolument droite. New-
York c’est une ville debout. (…) elle se
tenait bien raide (…), raide à faire peur»
(Céline, 1952 : 184). Ce type de
d’architecture implique une manière de lever
la tête, de faire front, de s’opposer à la
position couchée, propre au règne animal,
qui caractérise les villes européenne : «Mais
chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées
les villes, au bord de la mer ou sur les
fleuves, elles s’allongent sur le paysage»
(Céline, 1952 : 184). L’architecture verticale
que revendiquent les cités américaines est
synonyme d’élévation et de puissance,
d’autorité et de pouvoirs : «raide à faire
peur». Cela dit, les Américains logent entre
ciel et terre à l’instar des «pantins
désarticulés» (Harel, 2008 : 203), et leurs
villes sont le symbole d’un monde qui rêve
Romans d’«espaces en perdition»:voyage :…/69
ou aspire à écraser ou brutaliser un
œkoumène horizontal. Outre cet aspect de
puissance, la position verticale pourrait être
la transfiguration de la puissance phallique
honteuse, qui renseigne sur la condition
d’une société débridée, en proie à la
démesure. Durant son séjour New-yorkais,
Bardamu visite des hôtels (Laugh-calvin),
des cinémas, passe chez Lola et Molly, et en
ressort complètement désillusionné; New-
York est donc une zone franche.
Après New-York, il émigre à Détroit où il
travaille chez Ford. Son constat sur cette
autre ville américaine est amer. En effet,
Détroit abrite des bâtiments-prisons ou
cages : « J’ai vu en effet les grands
bâtiments trapus et vitrés, des sortes de cages
à mouches sans fin, dans lesquels des
hommes à remuer, mais à remuer à peine,
comme s’ils se débattaient plus que
faiblement» (Céline, 1952 : 223). Cette zone
industrielle tient lieu de cité lépreuse, un
asile pour les travailleurs migrés qui gagnent
difficilement leur vie, qui se sentent
fortement déprimés et épuisés corps et âme.
Ce microcosme met fin à l’illusion d’un
monde de liberté; il contraste avec toute idée
de déambulation, de sociabilité.
New-York et Détroit sont dans l’esprit du
héros-narrateur le chronotope de la ville-
cruelle et de la ville-prison. Elles sont
menaçantes et dangereuses pour
l’épanouissement de l’immigrant. Pour
Bardamu, ce qui compte en Amérique et
pour les Américains c’est le dollar qu’ils
adorent comme un dieu : «(…) trop léger le
Dollar, un vrai saint-esprit, plus précieux que
du sang. (…) Ils parlent à Dollar en lui
murmurant des choses à travers un petit
grillage, ils se confessent quoi (…). Ils se la
mettent sur le cœur» (Céline, 1952 : 192-
&193).
L’esprit des Américains serait capturé par
le matériel; ils n’auraient point de
considération pour les choses sacrées, à telle
enseigne qu’ils profanent le Saint-Esprit par
un blasphème conscient. Comme dans toute
symbolique carnavalesque, l’espace de
l’errance dans ce roman, et à l’image des
personnages, qui y déambulent, est un
monde de dureté, de décomposition et
d’ensevelissement des visiteurs. Tous ces
milieux semblent ne pas avoir de fondement
interne et moral pouvant leur permettre
d’être stables et cohérents. Et comme
l’espace influence l’individu, les
personnages errants de Voyage au bout de la
nuit sont également instables. Le mouvement
de fuite et d’errance «picaresques» dans
lequel sont pris les héros pourrait s’expliquer
par la crainte et la peur qu’inspirent les
hommes: «C’est que je ne connaissais pas
encore les hommes. Je ne croirai plus jamais
à ce qu’ils disent, à ce qu’ils pensent. C’est
des hommes et d’eux seulement qu’il faut
avoir peur, toujours.» (Céline, 1952 : 20), et
puis par la méchanceté et la cruauté qu’ils
manifestent toujours par un désir farouche
de nuisance et de meurtre :
«Un peu meilleur l’endroit dans ses débuts,
forcément, parce qu’il faut toujours un peu de temps
pour que les gens arrivent à vous connaître, et pour
qu’ils se mettent en train et trouvent le truc pour vous
nuire. Tant qu’ils cherchent encore l’endroit par où
c’est le plus facile de vous faire du mal, on a un peu
de tranquillité, mais dès qu’ils ont trouvé le joint alors
ça vous redevient du pareil au même partout. En
somme, c’est le petit délai où on est inconnu dans
chaque endroit nouveau qu’est le plus agréable.»
(Céline, 1952 : 367).
70/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
Le héros découvre un monde où
«l’homme est un loup pour l’homme» selon
les termes John Lock, et conclut que «l’enfer
c’est les autres». Enfin, et sous une forme
plus métaphorique, à travers l’image de la
corruption, du pourrissement qu’engendre
l’immobilité, Céline s’explique la mobilité
de ses héros. Dans son esprit, demeurer en
un lieu fait naître une sorte de corruption,
d’abord, autour de soi : « AÀ mesure qu’on
reste dans un endroit, les choses et les gens
se débraillent, pourrissent et se mettent à
puer » (Céline, 1952 : 349), ensuite l’homme
lui-même se décompose : « Dès qu’une
porte se referme sur un homme, il
commence à sentir tout de suite et tout ce
qu’il emporte sent aussi. Il se démode sur
place, corps et âme. Il pourrit ». (Céline,
1952 :451). En d’autres termes, et pour lui,
les habitudes font de l’homme une sorte de
mort-vivant. C’est ce qui explique le fait que
les personnages céliniens saisissent toutes
les occasions de changer d’air, laissant
derrière eux des avortons de bonheur, car
poursuivis toujours en tout lieu par l’autre.
La menace qu’autrui constitue en tant que tel
pousse ainsi les héros céliniens à fuir sans
cesse, comme si la perpétuelle hostilité du
monde organisé oblige au vagabondage, à
l’errance comme ce fut le cas des gueux
espagnols.
IV. L’Angleterre, un hyperespace de
liberté, mais aussi de cruauté
«L’hyperespace donne le sentiment de
vivre dans un monde accueillant, prolixe en
émotions de toutes de sortes» (Harel, 2008 :
206). Londres dont la silhouette apparaît
dans Guignol’s band est, après Paris, New-
York et Détroit une autre ville que
Ferdinand, le héros de Céline parcourt.
Londres est une ville-fluviale et portuaire qui
est portée vers : «l’estuaire et la mer sans le
désespoir qui marque la fin du Voyage au
bout de la nuit» (Cresciucci ,1990 : 163), ou
au bout des «ossuaires d’une encyclopédie
sans pertinence» (Harel, 2008 : 209), et qui
offre à Ferdinand une liberté de
mouvements, contrairement à New-York et
Détroit, symboles d’enferment et de
claustration. En effet, Ferdinand, le héros
errant dans les «boroughs et areas» de
Londres.
D’abord accueilli au quartier général de
Cascade : «On pouvait pas désirer mieux!...
place admirable comme «Boarding». Les six
étages d’un seul tenant!... Leicester Street.
Leicester Square W. I…» (Céline, 1951 :
182), Ferdinand parcourut nombres
d’arrondissements (boroughs) et de quartiers
(areas) comme le note Jill Forbes :
«Ce Londres est doté d’un centre et deux
extrémités disposés de façon linéaire; c’est-à dire le
West End situé, malgré son nom, au centre et, d’un
côté les quartiers populaires de l’Est, des Docks et du
London Hospital où Ferdinand se sent comme chez
lui et l’autre côté, Willesden, le faubourg plus
bourgeois de l’Ouest où habitent Virginie et le
colonel et où Ferdinand se perd dans les usages»
(Forbes, 1976 : 35).
La multiplicité des références
topographiques et des toponymes révèle qu’à
Londres, Ferdinand et ses amis peuvent aller
partout, aller où ils veulent. C’est un monde
de liberté, de mouvement. Dans cette
perspective, les images connues de la
«périurbanité» (Harel, 2008 : 206) ne
s’appliquent pas à cette ville. Ce faisant, cet
hyperespace est le signe de l’émergence
d’une nouvelle socialité favorisant
l’autonomie et une convivialité sans
Romans d’«espaces en perdition»:voyage :…/71
précédent. Londres permet alors au héros de
conserver l’illusion d’une certaine liberté de
déplacement, de mobilité, de fluidité et de
solidarité sociale. Cette vision de l’espace
est le signe d’une certaine ouverture au
monde, l’espérance de la transfiguration du
cadre perceptif du romancier qui, avec cette
ville, fait tant soit peu, de l’espace un
univers perceptif qui modifie les manières de
faire de Ferdinand.
Toutefois, l’on ne doit pas oublier
l’ambivalence de la représentation spatiale
de la socialité chez Céline. En effet,
l’instabilité psychologique de Ferdinand
poursuivi par la justice policière de Mathew
fait qu’il évoque la précarité, la marginalité
des lieux: «Si les bourres s’amenaient,
raflaient tout?... j’étais coquet avec mes
fafs!... ma réforme, mes tampons gommés»
(Céline, 1951 : 36). Ferdinand, en tant que
réfugié est toujours sur le qui-vive. Anxieux,
il imagine que quelque chose pourrait lui
arriver à tout instant. Il vit cette instabilité
psychologique créée par le monde qui
l’entoure. Finalement, il se met dans une
logique de soupçon ; toute parole d’autrui,
tout bruit entendu du dehors et tout geste
étaient conçus comme une menace ou un
piège contre lui, ce qui justifie sa fuite
permanente, ses errances et ses promenades
dans les différents «boroughs» et les «areas»
de la ville de Londres.
De façon claire, Ferdinand a bénéficié de
trois grands asiles : le Leicester, la maison
de Van Claben et celle de du colonel
O’Collogham. Mais pour insuffisance de
sécurité et de protection, il a été obligé de les
fuir tous. À Leicester, Ferdinand redoute,
malgré la générosité de ses protecteurs,
l’atmosphère confuse, une certaine bassesse
et les ragots sournois et dangereux du lieu,
alors qu’il fait l’objet de poursuites de la part
des autorités policières (le Sergent Mathew)
et par les hommes de Cascade. Chez Van
Claben, le délabrement, la vétusté et le
désordre hyperbolique du domaine
inquiètent Ferdinand qui décide de s’en aller
pour éviter d’être victime d’une éventuelle
catastrophe naturelle :
«Ça faisait un prodigieux spectacle des monticules
de camelote autour de Titus. Tout demandait qu’à
retomber… Ça dégringolait pour des riens, ça
s’effondrait par avalanches, par vallons, par trombes
de quincailles à travers les voitures d’enfants, (…) ça
s’écroulait par tonnerres, basculait au loin les matelas,
les oreillers couvertures» (Céline, 1951 :163).
En outre, il évoque l’immoralité
débordante du lieu, une résidence où
l’alcool, le tabac, la drogue, la méchanceté,
en somme une espèce d’orgie sous l’effet de
cigarettes hallucinogène y règnent, ce qui
gêne Ferdinand. Et comme conséquence
néfaste de cette atmosphère de cruauté, Titus
Van Claben est assassiné et sa maison
incendiée. À cet égard, ce lieu de refuge est
sans aucun doute le symbole de cette
violence contenue, partant, aussi,
l’expression d’une logique carcérale de
l’habitat.
Après ce forfait, Ferdinand trouve refuge
à Willesden, chez le colonel O’Collogham,
où rencontre la jeune et belle Virginie, la
nièce du colonel, dont il s’éprend
passionnément. Apparemment, «cet espace-
refuge lui est d’une hospitalité toute relative,
et provisoire» (Genette, 1966 : 101).
Willesden est donc un espace ambivalent : il
est à la fois un lieu de refuge mais aussi celui
de l’éclosion de la passion amoureuse latente
dans l’esprit du narrateur. Depuis sa
rencontre-fusion avec Virginie, Ferdinand
72/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
n’est plus resté fixé en un lieu, il était
constamment en mouvement par-ci par-là en
compagnie de la petite vertueuse Virginie:
«On va passer d’abord chez Stram! Lime Lane
Upper! Pour les cotillons!... (…) et puis dare-dare tout
de suite Gospel! Le numéro 24? Hundred twenty four
the bus! Une heure de trajet au moins… à griffe tout
le quartier! Là c’est les fournitures métal, les petits
chaudrons, les valves ventouses… les étoupes aussi…
(…) on allait voir la chimie… Là y avait encore des
achats…la liste était encore longue…cap sur Soho
pour les droguistes…» (Céline, 1964 :431-432).
Cependant, Ferdinand voit encore une
menace de la part de l’oncle de Virginie, et
pense à s’en aller : «Ah y avait plus qu’à
foutre le camp, déguerpir de cette maudite
tôle. Ils auraient ma peau!...» (Céline, 1964 :
568). De fait, l’on peut admettre que cet
«espace soit comme il était à l’époque
baroque, à la fois attirant et dangereux,
favorable et maléfique» (Céline, 1964 : 102).
Ferdinand serait alors habité par ce qu’Alain
Cresciucci nomme «la claustrophobie
constamment mise en relation conflictuelle
avec le désir claustrophilique» (Cresciucci,
1990 : 167), chez Céline. Le moins qu’on
puisse dire c’est que Ferdinand éprouve son
existence comme une «angoisse, son
intériorité comme une hantise ou une nausée
; livré à l’absurde et au déchirement»
(Genette, 1966 : 101), il croît trouver une
certaine stabilité ailleurs, ce qui explique sa
constante errance, en plus des trois grands
espaces de refuge, à travers les petits refuges
comme les pubs (lieux de délire, de folie et
d’agressivité), le Touit-Touit Club (l’enfer
ou le purgatoire), le London Hospital, le
métro et les jardins où Ferdinand et Virginie
passent des moments voluptueux très
agréables, et qui constituent des paradis
(Day, 1974 : 205). Tout ce que l’on peut
retenir de l’espace londonien c’est qu’il est
tragique et grotesque. En cela, il ressemble
au Paris de la guerre, à l’Afrique, à la nature
agressive, dissolvante et liquéfiante et à
l’Amérique, à l’esprit pourri par le
matérialisme, dont l’architecture, certes,
moderne, constitue une barrière à tout
immigrant. Tout ceci atteste que
«l’espace des représentations contemporaines est
un, ou du moins, malgré ou par delà les différences de
registres et les contrastes d’interprétation qui le
diversifient, il est susceptible d’une réduction à
l’unité; cette unité se fonde, évidemment, sur
quelques traits particuliers qui distinguent notre
espace, c’est-à-dire l’idée que nous nous faisons de
l’espace» (Genette, 1966 : 101).
Conclusion
Au terme de cette analyse, il convient
d’affirmer que l’écriture romanesque de
Céline se réduit à une expérience spatiale.
Son roman fonctionne alors sur la base d’une
analyse de l’espace (la société) et des
hommes. Le narrateur de cses récits et
certains personnages sont pris par une
obsession de partir, de fuir les lieux qu’ils
visitent. Cette perpétuelle soif de la fuite
s’explique par une volonté de faire le tour du
monde, de mieux le connaître, afin de mieux
le disséquer, et dénoncer ses cruautés et ses
barbaries. En effet, les territoires parcourus
par ses héros se présentent comme des lieux
à la dérive, des espaces à la limite de «l’être
et du non-être» (Cusson, 2003 : 83).
L’on ne voit que dans ces images
spatiales le symbolisme du démembrement,
de la dissolution, de l’ensevelissement et
l’évocation de la perdition humaine dans
l’informe, par le biais de du broyage digestif
tous azimuts. Les territoires céliniens
Romans d’«espaces en perdition»:voyage :…/73
projettent «l’image de la grande marmelade
des hommes» (Verdaguer, 1988 : 85),
l’image d’un gouffre à l’envers et celle d’un
abîme si profond qu’on ne peut sonder, mais
qui exhale des odeurs fétides et nauséeuses.
Ce sont en somme, des zones carnavalesques
où évoluent des personnages tout aussi
anomiques que grotesques. L’espace célinien
se caractérise de ce point de vue par le
cauchemar de la destruction humaine.
Céline est donc le véritable créateur
d’une littérature narrative du non-espace
comme il se plaisait à le proclamer devant
quiconque voulait l’entendre, lorsqu’il tance
ses devanciers en ces termes : «Les gens- là
n’ont pas le sens créateur. Moi je suis de
l’école d’Henri IV. Les gestes pour les
gestes m’écœurent, m’horripilent. Je les hais.
Est-ce créateur ? Ma seule question. Je suis
le père sperme » (Louis, 1980 : 142). Il est
créateur au sens de celui qui a donné vie et
forme à la nouvelle littérature sur l’espace. Il
s’attribue ainsi la paternité de la révolution
littéraire en général et celle de l’écriture
romanesque faite de transgression et de
rupture en particulier.
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_______ (1978). Esthétique et théorie du
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II. Autre roman de Céline cité
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Londres,. Paris,: Gallimard, Coll.
«Folio».
III. Ouvrages critiques, théoriques,
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Bakhtine, M. (1970). L’œuvre de François
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renaissance., Paris,: Gallimard, Coll.
«Tel».
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1999 de Pierre Yergeau». in Le Soi et
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Ouellet, Les Presses de l’Université
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Day, S. (1974). Le miroir allégorique,.
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74/ Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
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Paris:, Gallimard.
Verdaguer, P. (1988). L’univers de la
cruauté. Une lecture de Céline, . Genève,:
Droz.
Abstracts
Narrative structure of fantasy in
La Venus d’Ille of Merimée and The First innocent of Golshiri
Abbasi, Mohammad Ebrahim
*
Postgraduate Student, University of Tehran, Tehran, Iran
Shahverdiani, Nahid**
Assistant professor, University of Tehran, Tehran, Iran
Received:07.01.2014 Accepted: 10.05.2014
Abstract
What distinguishes fantasy from other genres is ambiguity in and dualism between natural and
supernatural causalities in a story, which creates confusion and hesitation in the mind of the
reader. In a fantastic story, conveying the effect of fantasy depends more on the narrative mode
than on theme. For this reason, the structure of the story, the narrative mode, the narrative point
of view and the author’s style play a major role in how the element of fantasy is conveyed. Of
course, theme plays an important role as well. In this comparative study, we have tried to
examine the similarities between the two short stories La Venus d'Ille and The First innocent in
terms of structure, style and theme. The former was written by Mérimée, who was a French short
story writer in the 19th
century, and the latter by Golshiri, an Iranian writer in the 20th
century.
This study gives us the opportunity to study the interdependencies – in terms of narrative
structure- which have connected these two stories from two different ages and two different
literary forms, classifying them in the same literary genre.
Keywords: Fantasy, narrative strategies, Mérimée, Golshiri, La Venus d'Ille, The First innocent.
* [email protected] **
76 / Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
Why is Sadegh Hedayat's novel, The Blind Owl, considered to be such an antinovel?
Balighi, Marzieh
Assistant Professor, University of Tabriz, Tabriz, Iran
Received: 30.01.2013 Accepted: 19.10.2013
Abstract
First appeared in Tehran in 1941 as a serial in the daily Iran and translated into French by
Roger Lescot in 1953, The Blind Owl follow a disconcerting storyline. Widely regarded as
Sadegh Hedayat's masterpiece, this novel introduces its author - since his death in 1951 - as one
of the main founders of modern Persian literature. But this work is considered to be such an
antinovel, challenging to traditional narrative. This is a challenge that results in a very strange and
complex text characterized by the absence of a coherent plot, the characters depicted as unreal,
the unrealistic places, an undefined temporal structure and at last by the complexity of its
atmosphere, irreducible to the interpretation. It therefore requires a non-linear reading. In this
article, we will discuss how is applied, in this novel, the challenges to the major components of
the prose narrative.
Keywords: The Blind Owl, Sadegh Hedayat, novel, antinovel, narrative structure, frustrated
reader.
English Abstracts / 77
Fantastic and textual features of Aurelia by Gérard de Nerval
Djavari, Mohammad-Hossein
Professor, University of Tabriz, Tabriz, Iran
Afkhami Nia, Mehdi
Associate Professor, University of Tabriz, Tabriz, Iran
Daftarchi, Nasrin
Postgraduate Student, University of Tabriz, Tabriz, Iran
Received: 14.11.2012 Accepted: 13.10.2013
Abstract
“Fantastic” is a broad discussion in the literature of the nineteenth century. This genre
appeared sometimes in the form of novel or story. Initially, at the same time of the birth of the
school of Romanticism, the literary form of Fantastic started to appear. Gérard de Nerval
represents the world of fantasy by the textual techniques. In this paper, we study the effects of the
literary textual features of the Aurélia. We will discuss about the relationship between the textual
techniques for analyzing the mechanisms of Fantastic under the textual features. Gérard Genette’s
theories could be considered as a good method for this analysis. Our research is based on the
study of fantastic traits manifested in the form of textual features such as narrator, personages,
space and time. In this article, we plan to understand how the textual mechanisms of the novel
could meet the demand of the fantastic spring
Keywords: Fantasy, Aurélia, Gérard de Nerval, chimerical world and imagination.
78 / Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
At the origins of a fable by La Fontaine in the collections of oriental tales
Kamali, Mohammad Javad
Assistant Professor, University of Azad Islamique Mashhad, Mashhad, Iran
Received: 16.11.2012 Accepted: 30.12.2013
Abstract Fable, allegoric short story, has its origins for thousands of years. The Orient, according to
general opinion, was the birthplace of this genre. In Europe, before La Fontaine, there were many
known fabulists, whose works often lacked artistic aspect. But, the great French fabulist, by his
dazzling talent, knew how to act in the composition of his fables, thanks to the Greco-Latin and
especially oriental sources, to which he had access. As for oriental fables, although there are
many considerable discussions, there are not many comparative studies, as there should. This
article encourages us to improve our knowledge on the source of a selected fable of La Fontaine
"The Tortoise and the two ducks", by comparing it with its translations in the most famous
oriental collections. Our main purpose is to collect and study a series of scattered translations of
this fable, to establish a pedagogical approach, suitable in comparative literature courses.
Keywords:La Fontaine, fable, The Tortoise and the Two Ducks, origin, oriental.comparison.
English Abstracts / 79
Study of some paraphrastic processes encountered in the text summary:
for students of the Institut National Polytechnique Felix Houphouet Boigny in
Yamoussoukro
Manda Djoa Johanson
Assistant Professor, Department of Languages and Social Sciences
National Polytechnique Institut Felix Houphouet Boigny in Yamoussoukro (Ivory Coast)
Received: 12.06.2013 Accepted: 22.12.2013
Abstract Practiced in major administrative competitions, text summary occupies a prominent place in
the discipline of French expression techniques in universities and Grandes Ecoles, including the
INP-HB, Yamoussoukro. Unfortunately, its practice causes problems for students. Among the
deficiencies encountered, we can mention the paraphrase that becomes a real concern for learners
and teachers. The main objective of the study is to identify the linguistic processes used to shift
the text to paraphrase. After a test given to students, five (05) paraphrastic form variations were
identified. These results could contribute to improvement of text summary teaching methodology.
But they are not sufficient to characterise all different "ways of saying" inherent in the exercise.
Key words: paraphrase, text summary, semantics, syntax, vocabulary.
80 / Revue des Études de la Langue Française, Cinquième année, N° 9, Automne-Hiver 2013
Novels of "spaces perdition"
journey to the heart of the celinian's carnival cerritories
Manhan Pascal Mindie
University of Alassane Ouattara Bouaké, Ivory Coast
Received: 18.05.2013 Accepted: 22.12.2013
Abstract:
The article discusses the problem of "spaces in distress" in the works by L-F. Celine, whose
novels, which are structured around the spatial issue, explore cruel places and bloody worlds like
Dante’s hell. Those territories, which appear as universes that are in prey to an original cataclysm
or a state of decay, remind us of the end of the world, that of paradise on earth. These spaces in
distress are therefore, abyss, prison, torture, suffering and chastisement. Clearly, they are worlds
of perversion which devour, strip and disarm the bodies represented.
Keywords: Spaces, Territories, Violence, Carnivalesque, Sites, Chronotope, Cruelty.
1 چکیده های فارسی
یریاثر گلش اول معصومو مهیاثر مر رهیجز زهره در کیفانتاست ییروا ساختار *یعباس میمحمدابراه
تهران دانشگاه یدکتر یدانشجو
**انیشاهورد دیناه تهران دانشگاه اریاستاد
1393/2/20: تاریخ پذیرش 1392/10/17:تاریخ دریافت
چکیده
یعیطب علت کی نیب برداشت یدوگانگ و یریگ جهینت در ابهام سازد، یم زیمتما یادب انواع گرید از را کیفانتاست یادب نوع آنچه
جنبه انتقال کیفانتاست داستان کی در. شود یم خواننده ذهن در وهم ینوع باعث که باشد یم اثر کی در یعیماوراءطب علت کی و
یساختار چارچوب اساس، نیهم بر. دارد یبستگ آن تیروا یچگونگ به باشد، مرتبط داستان یمحتوا به آنکه از شیپ اثر، زیانگ وهم
البته صد و کنند یم فایا کیفانتاست اثر انتقال یچگونگ و زانیم در را یاساس نقش نوشتار سبک و دید هیزاو ،یراو گاهیجا داستان،
دو داستان کوتاه ینموده اند تا با مقابله یپژوهشگران سع ،یقیتطب مقاله نیا در. آمد خواهد مهم نیا کمک به هم یانتخاب مضمون
یبه بررس ران،یمعاصر ا سندهینو یریاثر هوشنگ گلش اول معصومقرن نوزده فرانسه و سندهینو مِهیاثر پروسپر مِر رهیجز زهره
ییروا یآورد تا مولفه ها یامکان را فراهم م نیا سهیمقا نیا. بپردازند یو مضمون یسبک ،یدو داستان از بعد ساختار نیا یشباهتها
.شود یبررس دهندیقرار م یژانر ادب کینموده و در کیو عصر مختلف را بهم نزد اتیدو داستان از دو ادب نیکه ا
.اول معصوم ره،یزهره جز ،یریگلش مِه،یمِر ،یتگریروا یها وهیش ک،یفانتاست: یدیکلگان واژ
1992 پاییز و زمستان، 9، شمارة پنجمسال ، مجلّة مطالعات زبان فرانسه 2
وف کور صادق هدایت یک ضدرمان است؟بچرا
بلیغی مرضیه استادیار، دانشگاه تبریز
22/2/1992: تاریخ پذیرش 11/11/1991:تاریخ دریافت
چکیده
توسط رژه لسکو به زبان فرانسه ترجمه گردید یکی از 19٩9منتشر شد و در سال ایراندر روزنامه 192١که در سال کور بوف
این رمان، صادق هدایت به عنوان بنیانگذار رمان نو در ایران شناخته با انتشار . صادق هدایت محسوب می شود شاهکار های ادبی
اما این اثر یک ضد رمان است، بدان معنا که نویسنده برای خلق آن از تمام قوانین مرسوم کالسیک داستان نویسی سرپیچی . شد
از . یده و عجیبچٻپلق اثری است کامال حاصل این سرباز زدن خ .کرده است که در زمان خود نوعی ابداع و نوآوری شناخته می شود
،مکانی غیر واقعی ،وجود شخصیتهای فراواقعی ،نبود طرح داستانی منسجم ׃شد متذکربارز این رمان میتوان این موارد را ویژگیهای
ه با زیر سوال بردن در مقاله حاضربه مطالعه و بررسی این مطلب خواهیم پرداخت که چگون. زمانی نامعلوم و داستانی غیر قابل تعبیر
. قوانین رمان نویسی رمانی به نام بوف کور محقق شده است
.، صادق هدایت، رمان، ضد رمان، ساختار روایی، نقش خوانندهبوف کور: واژگان کلیدی
*
9 چکیده های فارسی
فانتاستیک و ویژگی های متنی اورلیای ژرار دو نروال
جواریمحمد حسین
استاد، دانشگاه تبریز
نیا مهدی افخمی
دانشگاه تبریزدانشیار،
نسرین دفترچی دانشجوی دکتری، دانشگاه تبریز
21/2/1992: تاریخ پذیرش 22/1/1991:تاریخ دریافت
چکیده
این نوع ادبی در این عصر گاه به شکل رمان و گاه به . درادبیات قرن نوزدهم بحثی وسیع محسوب می شود "فانتاستیک"
در ابتدا، همزمان با مکتب رمانتیسم، نوع ادبی فانتاستیک در قالب چارچوبهایی خاص . شکل داستان کوتاه ظاهر شده است
شخصی است که دنیای وهم و خیال را به کمک تکنیکهای متنی به نمایش می اثر اورلیای ژرار دو نروال نمونة م. تعریف شد
در این مقاله، قصد داریم به مطالعه ویژگی های متنی فانتاستیک در اثر ادبی اورلیا نوشته ژرار دو نروال بپردازیم تا . گذارد
دربارة روایت شناسی می توانند مبنای تئوریهای ژرار ژُنت . چگونگی رابطه متن و مکانیسم های فانتایستیک را درک کنیم
به منظورِ تحلیلِ عمیقترِ ساختارهای متنی، ما می توانیم در عینِ حال . مطالعاتی مناسبی برای این تحلیل مد نظر قرار گیرند
اُرلیای ما در نظر داریم درک کنیم که مکانیسمهای متنی رمانِ. به تحلیلِ عمیقِ ساختارهای شخصیتها، زمان و مکان بپردازیم
. ژرار دو نِروال چه ارتباطی با سرچشمة نوع ادبی فانتاستیک دارند
.فانتاستیک، اورلیا، ژرار دو نروال دنیای شگفتی ها، تخیل: کلیدی واژگان
1992 پاییز و زمستان، 9، شمارة پنجمسال ، مجلّة مطالعات زبان فرانسه 2
در جستجوی منشاء یکی از فابل های الفونتن در مجموعه حکایتهای شرقی
کمالی محمدجواد استادیار، دانشگاه آزاد مشهد
9/1١/1992: تاریخ پذیرش 22/1/1991: تاریخ دریافت
چکیده
همه اتفاق نظر دارند که شرق مهد این نوع ادبی بوده . آمیزی است که ریشه در هزاران سال قبل دارد فابل، قصه کوتاه کنایه
اما . آثارشان غالباً جنبه هنری نداشته استاند، که شده زیادی بوده نویسان کم و بیش شناخته در اروپا، پیش از الفونتن، فابل. است
التینی و به ویژه منابع شرقی که در -کننده، و به لطف منابع یونانی مندی از استعدادی خیره نویس شهیر فرانسوی، با بهره فابل
های ا اینکه بحثزمین دارند، ب هایی که ریشه در مشرق در خصوص فابل. دسترس داشت، به خوبی دانست که چگونه از عهده برآید
کند که با این مقاله، ما را ترغیب می. مالحظه و زیادی در اختیار است، مطالعات تطبیقی چندانی، آن گونه که باید، وجود ندارد قابل
و مقابله آن با ترجمه فابل مشابه در معروفترین « پشت و دو مرغابی الک»بررسی محتوی یک فابل برگزیده الفونتن تحت عنوان
های تالش اصلی ما در این تحقیق، گردآوری ترجمه. تری به دست آوریم های شرقی، درباره منبع آن شناخت عمیق عه حکایتمجمو
.پراکنده این فابل و بررسی تطبیقی آنها با رویکرد آموزشی مناسب در درس ادبیات تطبیقی است
.مقابله ،یشرق منشاء، ،یمرغاب و پشت سنگ فابل، الفونتن،: یدیکل واژگان
٩ چکیده های فارسی
تکنیک فلیکس مورد مطالعه دانشجویان موسسه ملی پلی: سازی متونبررسی چند فرایند تفسیری در خالصه
هوفوئه بوانی در یاموسوکرو
ماندا جوا جانسون
تکنیک یاموسوکرو، ساحل عاجها و علوم اجتماعی موسسه ملی پلیاستادیار گروه زبان
1/1١/1992: تاریخ پذیرش 22/9/1992:دریافتتاریخ
چکیده
های ها و موسسات صاحب نام و همچین در آزمونهای مهندسی و تخصصی دانشگاههای رشتهسازی متن در کالسخالصه
سازی صهاما متاسفانه فرایند خال. بی یاموسوکرو جایگاه مهم و خاصی دارد. اچ-پی. ان. بزرگ استخدامی و دولتی به خصوص در آی
از میان مشکالت و نواقصی که وجود دارد، فرایند تفسیر عبارت برای دانشجویان و . آفرین استمتن برای دانشجویا اغلب مشکل
موضوع اصلی پژوهش حاضر بررسی فرایندهای زبانشناختی است که قادرند متن را . ای بسیار جدی و حقیقی استمدرسان دغدغه
در پایان یک آزمون گرفته شده از دانشجویان، مشخص گردید که . بارتی مطلوب رهنمون سازندبه سمت و سوی نوعی تفسیر ع
سازی شناسی آموزش خالصهروش تواند در جهت بهبوداین نتایج می. های ممکن تفسیر عبارت وجود داردحداقل پنج متغیر از نمونه
های متفاوت بازگویی یک متن را که در عمل وجود توانند کلیت روشاگرچه این موارد به هیچ روی نمی. از متون به کار گرفته شود
. دارد، در بر بگیرند
.تفسیر عبارت، خالصه متن، معناشناسی، زیرساخت نحوی، واژه: واژگان کلیدی
1992 پاییز و زمستان، 9، شمارة پنجمسال ، مجلّة مطالعات زبان فرانسه 2
غوری در فضاهای کارناوالی سلین
مانهان پاسکال میندیه دانشگاه آالسان اواتارا دو بواکه، ساحل عاج
1/1١/1992: تاریخ پذیرش 21/2/1992:تاریخ دریافت
چکیده
های سلین که عموما در رمان. دهدرا در آثار لویی فردینان سلین مورد بررسی قرار می« فضاهای ره به زوال»مقاله حاضر مساله
این فضاها همواره به مثابه . هستیمهای خونین و دوزخی مواجه های ظالمانه و جهانچرخند، ما با مکانحول محور توصیف فضا می
شوند که گویی آخرالزمان شوند که در معرض زیرورو شدن و نابسامانی قرار دارند و چنین به ذهن متبادر میهایی معرفی میجهان
مجازات هایی همچون گرداب، زندان، شکنجه، رنج و این فضاهای در حال زوال با درونمایه. بهشت روی کره خاکی فرا رسیده است
مایهها دریدن و برهنه کردن و بیای هستند که در آنشدههای تباهبه عبارت روشن، این فضاها در واقع جهان. اندهمپیوند شده
. ها سکه رایج استکردن بدن
.انداز، خشونت، کارناوال، کرونوتوپ، ظلمفضا، چشم: واژگان کلیدی
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مجله مطالعات زبان فرانسه
2091 پاييز و زمستان، 9سال پنجم، شماره
فهرست مطالب
2 - 22 يریاثر گلش معصوم اولمه و یاثر مر رهیزهره جزدر کیفانتاست یيساختار روا ■
محمدابراهيم عباسي، ناهيد شاهورديان
20 - 10 وف كور صادق هدایت یک ضدرمان است؟بچرا ■
بليغي مرضيه
11 -23 فانتاستیک و ویژگي هاي متني اورلیاي ژرار دو نروال ■ دفترچينسرين افخمي نيا،مهدي جواري، محمد حسين
22 - 03 هاي شرقيدر جستجوي منشاء یكي از فابل هاي الفونتن در مجموعه حكایت ■
كمالي محمد جواد
02 - 01 :سازي متونبررسي چند فرایند تفسیري در خالصه ■
تكنیک فلیكس هوفوئه بواني در یاموسوكرومورد مطالعه دانشجویان موسسه ملي پلي مانداجواجانسون
00 - 12 سلین كارناوالي فضاهايدر غوري ■ مانهانپاسكال مينديه
10 چكیدة انگلیسي مقاالت
چكیدة فارسي مقاالت
مطالعات زبان فرانسه مجـلــــــــه
اصفهانهاي خارجي دانشگاه زبان فرانسه دانشكده زبان علمي ـ پژوهشيدو فصلنامة 1337-0012: ، شاپا2091 پاييز و زمستان، 9، شمارة پنجمسال
X209-1011: شاپاي الكترونيكي
ينیز ياندكتر محمّدجواد شکر: مدير مسؤول استادیار گروه فرانسه دانشگاه اصفهان
یدكتر محمود رضا گشمرد: سردبير
دانشگاه اصفهان فرانسه گروهدانشيار
كوچی سليمی ابراهيمدكتر : داخلی مدير دانشگاه اصفهان گروه فرانسهاستادیار
كاظمی ناديا: اجرايی مدير 139 -35132997: تلفن
عظيمی نازيتادكتر : ويراستار فرانسه استادیار گروه فرانسه دانشگاه اصفهان
نظریشاه محمدتقیدكتر : انگليسی ويراستار استادیار گروه انگليسی دانشگاه اصفهان
طيبه ابراری: صفحه آرايی 139 -35132997 :تلفن
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گروه زبان و ادبيــــات فرانســـه دانشگـاه اصفهــان استاد اصغری تبريزی دكتر اكبر باغبانبيك دكتر حسين
استاد
خاورشناسی دانشگاه مارك بلوك استـراسبــورگ گروه
جواری دكتر محمدحسين
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گروه زبان و ادبيـــات فرانســـه دانشگـاه تبریز
دكتر كريستين راگه
استاد
)3پاریس(وولنگروه زبان و ادبيات آمریكایی دانشگاه سوربن
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ادبيات فرانسه دانشگاه اصفهانگروه زبان و
شعيری دكتر حميدرضا
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گروه زبان و ادبيات فرانسه دانشگاه تربيت مدرس تهران
عباسی دكتر علی
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گروه زبان و ادبيات فرانسـه دانشگاه شهيد بهشتـی تهران
فروغی دكتر حسن
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گروه زبان و ادبيات فرانسه دانشگاه اصفهان دانشيار دكتر محمودرضا گشمردی
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كميسـيون »دبيرخانـة 1/0/2092مـور 99030/0، طبق مجـوز شـمارة مطالعات زبان فرانسه مجلة ـ پژوهشيعلمي درجة
. وزارت علوم، تحقيقات و فناوري ابالغ گرديده است« نشريات علمي
هنماي تدوین مقالهار
هاي ادبي و هاي خارجي، نظريهشناسي، آموزش زباندر حوزة ادبيات، زبانمطالعات زبان فرانسه فصلنامة علمي ـ پژوهشي .2
.پذيردشناسي، مقاله به زبان فرانسه ميترجمه
.به صورت دو فصلنامه منتشر مي شود مطالعات زبان فرانسهمجله .1
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. پذير استامكان www.uijs.ui.ac.ir/relfارسال و اطالع از وضعيت مقاالت تنها از طريق سامانة مجله به نشاني اينترنتي .2
گيري و ، واژگان كليدي، مقدمه، متن اصلي، نتيجه(به فرانسه، فارسي و انگليسي)چكيده : ها باشدد شامل اين بخشيمقاله با .0
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.هاي فارسي و انگليسي الزامي استترجمة آن به زبان
.شوندهمة مقاالت دريافت شده داوري و ارزيابي مي .1
بين خطوط نگاشته شده cm 2.0و فاصلة 21، اندازة Times New Romanبا فونت Wordمتن مقاالت بايد تحت برنامة .7
.باشد
فرورفته از سمت cm 2سطر در قالب پاراگراف جداگانه با يک فاصله از خطوط متن اصلي و به صورت 2هاي بيش از نقل قول .9
.بين خطوط نوشته شوند 2و فاصلة 23ها بايد با قلم قولاين نقل. شوندچپ در بين گيومه نوشته مي
. نوشته شوند( ايتاليک)به صورت كج اسامي آثار در متن اصلي بايد .23
.گردندمشخص مي« كتابنامه»فهرست منابع و مآخذ در پايان متن مقاله و با عنوان .22
نامه را رعايت نكرده مقاالتي كه اين شيوه. تدوين شود APAفهرست منابع مقاله بايد مطابق مثال زير منحصراً طبق شيوة .21
.شد باشند در بررسي اوليه برگردانده خواهند
Livres: Mounin, G. (2008). Les problèmes théoriques de la traduction. Paris: Gallimard.
Articles: Thoiron, Ph. & Béjoint, H. (2010). La terminologie, une question de termes?. Meta, 55/1:
105-118.
Sitographie: Rheaume, J. (1998). Apprivoiser la technologie éducative, éléments de cours.
http://www.fse.ulaval.ca/fac/ten/tv/plxx135.html#bib. Consulté le 20 mai 2001.
و هم در فهرست منابع، اي مربوط به يک سال ارجاع داده شده است، هم در ارجاعات داخل متن از نويسندهاگر به چند اثر .20
.مشخص گردد a, b, cبالفاصله پس از سال انتشار با حروف
:استمطابق مثال زير ( شماره صفحه: شامل نام خانوادگي نويسنده، سال انتشار مجله)ارجاعات در متن مقاله در ميان دو كمان .22
«Chaque langue structure la réalité à sa façon et, par là même, établit les éléments de la réalité qui sont
particuliers à cette langue donnée» (Mounin, 2008: 44).
ايد بالفاصله پس از شمارة اين توضيحات ب. آيدمالحظات و نكات توضيحي فقط به صورت پانوشت در پايين همان صفحه مي .20
ها بايد تنها در پانوشت. ها با عدد نشان داده شودگذاري بيايد و ترتيب پانوشتمطالب مربوط با پانوشت و قبل از عاليم نقطه
.ايمواقع ضرورت براي روشن شدن يک موضوع مرتبط به كار بروند و نه براي يادآوري ارجاعات كتابنامه
.گيرندداور به طور محرمانه مورد داوري قرار ميي مقاالت به وسيله ي دو همه .20
.داندمجله حق رد يا ويرايش مقاالت را براي خود محفوظ مي .21
بسم اهلل الرّحمن الرّحیم
مجلّة مطالعات زبان فرانسه
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9، شمارة پنجمسال
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http://www.ISC.gov.ir پايگاه علوم استنادي جهان اسالم
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