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I AUGUSTE LANÇON AQUA -FORTIS TE PEINTRE ET SCULPTEUR (183&- 1885) Les morts sont vite oubliés. En dehors de quelques amis et d'un nombre restreint d'artistes, qui se souvient aujourd'hui d'Auguste Lançon? La presse a banalement enregistré son dé- cès au mois d'avril x 885; depuis, le silence s'est fait autour de ce nom. Je me trompe je viens de lire, à une quatrième page de journal, l'annonce de la souscription destinée à parfaire les frais de sa modeste tombe au cimetière Montparnasse. Et cependant Lançon a, plus que beaucoup d'autres, sa place marquée dans l'histoire de l'art contemporain. A ce titre, il mé- rite bien quelques pages tardives de souvenir. - H naquit, le i6 décembre f836, dans le haut Jura, à Saint- Claude, berceau des Jaillot, des Villerme, des Rosset, des An- tide Janvier. Son père, un brave menuisier, aurait pu fournir à quelque Erckmann-Chatrian jurassien un type de vieux patriote montagnard. La correspondance de sa mère, je l'ai là toute entière sous les yeux - révèle une femme d et de dé- vouement, concentrant sur un fils unique l'affection austère ct la sollicitude un peu loquace des aïeules de nos campagnes. L'équerre, le compas et les modèles de menuiserie épars sur l'établi paternel accoutumèrent sans doute son enfance à l'a b t du dessin; sans doute, le professeur du collège communal cul- tiva chez lui les premiers instincts artisti q ues; mais la nature, Document DIII! II I! III IMI 111111 III! 0000005630981 J

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I

AUGUSTE LANÇON

AQUA -FORTIS TE PEINTRE ET SCULPTEUR

(183&- 1885)

Les morts sont vite oubliés. En dehors de quelques amis etd'un nombre restreint d'artistes, qui se souvient aujourd'huid'Auguste Lançon? La presse a banalement enregistré son dé-cès au mois d'avril x 885; depuis, le silence s'est fait autour de cenom. Je me trompe je viens de lire, à une quatrième page dejournal, l'annonce de la souscription destinée à parfaire les fraisde sa modeste tombe au cimetière Montparnasse.

Et cependant Lançon a, plus que beaucoup d'autres, sa placemarquée dans l'histoire de l'art contemporain. A ce titre, il mé-rite bien quelques pages tardives de souvenir. -

H naquit, le i6 décembre f836, dans le haut Jura, à Saint-Claude, berceau des Jaillot, des Villerme, des Rosset, des An-tide Janvier. Son père, un brave menuisier, aurait pu fournir àquelque Erckmann-Chatrian jurassien un type de vieux patriotemontagnard. La correspondance de sa mère,je l'ai là touteentière sous les yeux - révèle une femme d et de dé-vouement, concentrant sur un fils unique l'affection austère ctla sollicitude un peu loquace des aïeules de nos campagnes.

L'équerre, le compas et les modèles de menuiserie épars surl'établi paternel accoutumèrent sans doute son enfance à l'a b tdu dessin; sans doute, le professeur du collège communal cul-tiva chez lui les premiers instincts artistiq ues; mais la nature,

Document

DIII! II I! III IMI111111 III!0000005630981 J

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-4--la nature seule fut sa véritable initiatrice et resta toujours songuide fidèle. Caractère sauvage et rebelle au frein, niaI à l'aisepartout ailleurs qu'en pleine liberté, il donna cours de bonneheure à ses goûts d'indépendance et de vie au dehors. Congés etvacances, - sans parler de l'école buissonnière, - il les passaiten courses vagabondes à travers les bois et les montagnes, bra-connant les geais et les grives, mais surtout s'enivrant d'air etde lumière, contemplant avec la ferveur d'un enthousiasme sanstémoin les spectacles toujours nouveaux déroulés à ses yeux,crayonnant sur des chiffons de papier des croquis que le soir, à laveillée, il passait soigneusement à la plume.Ce long tête à tête avecles sites abrupts et tourmentés de la terre natale lui traça sa voieet lui imprima, dès le début, une indélébile marque l'hommefait, tout de franchise et de loyauté, conserva jusqu'à la fin unpeu de la sauvagerie de caractère et d'allure de l'enfant; la ma-nière du dessinateur et du peintre ressentit toujours l'âpreté dela forte mais rude éducatrice de ses premiers pas dans l'art.

Aux approches de la dix-septième année, au sortir de sa cc troi-sième » au collège de Saint-Claude, il fallut interrompre desétudes poursuivies avec succès, en dépit de ses solitaires flâne-ries. 11 s'agissait pour lui de choisir une carrière et de gagner àson tour le pain quotidien. Le choix, comme bien l'on pense,était de longtemps arrêté. Après un court apprentissage à l'im-primerie lithographique Robert, de Lons-le-Saunier, il partit pourLyon, au mois d'octobre 1853, le gousset et le coeur légers,mais armé d'une indomptable ardeur, rêvant de fortune et degloire comme on peut en rêver avec les illusions de seize ans.

Aussitôt arrivé à Lyon, il prit part au côncours d'entrée à l'E-cole des beaux-arts et s'y fit facilement recevoir. Bonnefond,directeur alors de l'Ecole, ne tarda pas à remarquer les disposi-tions natives et l'acharnement au travail du nouveau venu; ils'intéressa à lui, l'admit à suivre ses leçons et lui témoigna unebienveillance que l'élève eut à coeur de justifier, sauf à regimberparfois contre l'outrance académique du professeur. Le milieutout autre où il se trouvait transplanté, l'enseignement de li-cole, les visites au musée, lui avaient ouvert des horizons en-core inconnus. Ennemi déjà de toute convention et de toute rou-tine, il se rendait très bien compte cependant de ce qui lui res-tait à apprendre II se mit courageusement à l'oeuvre. Avec

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-5quelle ténacité et au prix de quel labeur, il faut lire ses lettresd'alors pour l'apprécier. La situation de ses parents leur rendaitlourds les moindres sacrifices : Lançon ne le savait que trop;aussi pour alléger leurs charges, son premier soin, une fois àLyon, avait été de chercher à subvenir au moins en partie à sesbesoins, en menant de front l'art et le métier, les cours du Pa-lais Saint-Pierre et la besogne d'ouvrier lithographe. A cet ap-prentissage technique il gagna quelques ressources et surtout unesûreté de plume et de crayon qui devait rester une des caracté-ristiques de son talent. Telle de ses lithographies de jeunesse, laVue de Saint-Claude, par exemple, qui date de 1854, n'est pasindigne du futur aqua-fortiste. Ses premiers essais de peinture re-montent à la même époque rien d'antérieur à 1857 n'en sub-siste à ma connaissance.

Une subvention de quelques centaines de francs, votée par leConseil général du Jura, vint en 1855 accroître un peu son mo-dique budget et lui permettre de se livrer plus librement à l'étude.Sa correspondance avec sa famille nous le montre toujours assiduà l'Ecole malgré ses aspirations indépendantes, toujours éprisde l'art, toujours confiant en l'avenir malgré la gêne du présentet les irritations passagères contre le sort. « Ne te découragepas ,,, lui écrivait sa mère, en réponse à une lettre où il rappe-lait avec amertume sa devise Labor iinprobus o;nnia vincit, (c nete décourage pas, et ajoute à la maxime qui fait peur aux fai-néants celle qui rassure les impatients Patientia liincit omnia.Je l'ai souvent à l'esprit dans mes découragements... »

Les quatre années de son séjour à Lyon furent une période detravail opiniâtre, sans autre relâche que de courtes vacances pas-sées à Saint-Claude pour se retremper dans ses montagnes et yretrouver en les complétant se premières impressions du beau.Aux rentrées à Lyon, les cours de l'Ecole, les lithographies decommerce, les portraits et les copies de commande, les enseignes,les modèles industriels pour des fabricants de Saint-Claude neréalisaient qu'imarfaitement son idéal ; niais il avait pour com-pensation les croquis d'après les vieux maîtres du musée et sur-tout les études d'après nature de paysage, d'animaux et de trou-piers. L'oeil et le crayon perpétuellement en éveil, partout à larecherche de la réalité surprise sous un aspect saisissant, il pas-sait du Palais des beaux-arts à la Morgue, de Guignol à l'amphi-

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théâtre, d'une ménagerie ou. d'un cirque à une revue place Bel-iccour, d'une exécution de soldat à une prccession, enrichis-sant ainsi son bagage pour l'avenir- et peu à peu s'arrêtant auxgenres où il devait se cantonner par la suite : les animaux, lesscènes de la rue et les sLIjCtS nulitaires.

En septembre 1857, il quitta Lyon i'Ecole n'avait plus demédailles à lui décerner, niais Paris restait à conquérir. On l'yretrouve quelques mois après. Admis à l'Ecole des beaux-arts(avril 1858), il entra à l'atelier Picot. Je ne voudrais point userd'irrévérence envers les maitres de Lançon ni me faire taxer d'il-lusion sur son compte.: je me demande seulement si un artistede sa trempe dut trouver chez Bonnefond, puis chez Picot, sonorientation en peinture. Le dessinateur, déjà à peu- près sûr delui, ne subit guère leur influence et prit un libre essor ; le pein-tre, hésitant encore et cherchant sa route, ne la rencontra pasauprès d'eux. A ce tempérament de fougueuse indépendance ileût fallu autre chose que le pur enseignement académique et quela sacrosainte routine assujettissant tous les pinceaux it la mêmeuniformité. Lançon s'insurgea bien contre cette compression deses tendances; maintes fois même, dès ses débuts à Lyon, il ef-farouclia son classique professeur; mais les succès scolaires à ob-tenir, les médailles à gagner réclamaient de lui des concessions.Il en arriva à peindre d'abord des bandits italiens, des moinesespagnols, des pastourelles sans patrie, tout le répertoire poncifdil y a trente ans. A la £n de son séjour à Lyon, il exécutaitd'après la formule de l'Ecole et envoyait, l'année suivante, àl'exposition de Besançon un Moine en priére et deux Sujets -

liens - je copie le livret; - au Conseil général de son départe-ment, une .Aitalal Et à quelques semaines d'intervalle, - à peinerentrê à Saint-Çlaude et livré k lui-même, il faisait de sa mèreun superbe portrait dont la sincérité d'impression et la vigueurde touche contrastent singulièrement avec la fadeur prétentieusede ses essais à la Bonnefond.

A Paris, l'atelier Picot ne le retint pas longtemps, malgré lessuccès qu'il y récolta à diverses reprises. Dès la fin de 1859 oule commencement de r86o, il annonce à ses parents qu'il ne« fréquente plus lcs écoles », et qu'il leur préfère le Louvre. Sonenthousiasme pour les vieux maitres n'est toutefois pas exclusif.Les expositions, les vitrines des marchands de tableaux, avaient

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-7—achevé de dessiller ses yeux et de liai révéler une nouvelle voieà suivre en peinture, la voie des Delacroix, des Corot, des Th.Rousseau, des Jules Dupré, des Courbet, des Millet, qui com-mençaient enfin à révolutionner sérieusement la pseudo traditionclassique. La réaction, en lui, fut complète, mais elle eut lesdangers de toute réaction trop vive chez un sujet mal préparépeut-être à en tirer parti. On s'explique, en tout cas, qu'au sortirdes ateliers de Bonnefond et de Picot, doué comme il l'était,il ait subi la séduction de la palette de Delacroi:c et poursuivi,sous l'influence du maître, les accents énergiques et les puissantescolorations, au risque même de jamais n'en dégager qu'à demisa personnalité de peintre.

Ma peinture marche et je suis content , annonçait-il à Saint-Claude, le3I décembre 1859.

Sa rupture définitive avec la convention académique se tra-duisit par des Turcos en7oyés en I861 à l'Exposition de Lyon, etpar le Portrait de M. L. (son père), admis la même année auSalon (t). « Le portrait du père, écrivait-il le x6 mai i86i, faittrès belle figure à l'Exposition... il tranche rudement avec toutle reste, . , Plus je vais et plus je suis sûr de mon fait en pein-ture; seulement ma maoière neuve et vigoureuse aura de la peineà s'imposer en commençant. . . u Ce furent ensuite un Cimetidre

de moines ( Salon de r 863), la Sentinelle et le Clairon (Expositiondes refusés, 5863); un Ours dans un paysage'(Salon de 1864)Cuirassier en vedette, 1813 (Salon de i866) ; un Arabe terrassé par

une lionne et un Tigre buvant (Salon de i868); Cil huit cent-t rcie

et des Lions (Salon de 1869); des Tigres et des Lions (Salon de1879), etc.

Dès iS6r, on le voit, la genèse du peintre est déjà indiquée.Aux « sujets italiens u, aux Attal& de Lyon, ont succédé les turcos,les cuirassiers et les fauves ; les moines retiennent encore sonpinceau, niais avec eux nous sommes loin du 9foine en pridre ex-posé à Besançon, en i88 ils sont déjà du futur interprète desTrappistes. Dès lors aussi, sa constante préoccupation est la cou-leur. « La lumière et la couleur u, faire lumineux et coloré ,

(r) De t8ôi à 1870, Lançon exposa au Salon etailleurs, sous le prénomdÀnd,'é. Je note ici ce menu détail pour couper court à la méprise de diver.5dictionnaires biographiques qui ddqublent A uguste-André Jançon

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ces expressions reviennent aussi souvent dans sa correpdndanceque la trace d'efforts désespérés pour éclaircir sa palette sans en di-niinuer l'éclat. Je suis guéri du noir )),écrivait-il le 4octobre I 864.Hélas non, il ne l'était pas encore, pas plus qu'en 1869 quandil croyait avoir pris enfin le dessus « Mes tableaux vont bienplus de noir ». Il était, malheureusement, plus dans le vrai, enfaisant, le 2 janvier 1870, cette confidence e Vous ne vousdoutez pas du mal que je suis obligé de me donner pour sortirde ce sale noir. . . n Ce sale noir, ce cirage comme il l'appelaitaussi, devait-il jamais s'en affranchir?

Mais que devenait, ou plutôt, puisque je viens de laisser lepeintre en 1870, qu'était devenu le dessinateur depuis son départde Lyon pour la conquête de Paris? Le dessinateur avait marchéà grandes enjambées dans la route entrevue, aux jours d'enfanc;du haut des cimes du Jura, daus cette route où il était déjà entrérésolument à Lyon, quand l'élève du Palais Saint-Pierre secouaitle joug imposé à son pinceau. A Paris, dès la fin de 1859, soncrayon lui créait des ressources. Philippoteaux, Yan'Dargent, etsurtout M. Ponscarme, un ami de la première heure resté celuide la dernière, s'intéressaient au jeune artiste et lui procuraientdes travaux de lithographie et de dessin. Il débuta le ir juilletï 86o au Temps, ilLustrateur universel, à côté de Daumier, de HenriMonnier, de Gavarni, de Jundt, d'Emile Bayard, etc. ; le 17 no-vembre r86o à l'Illustration où à partir de r868 sa collaborationdevait être si brillante. La même année il lithographia un Al-phabet de troupiers, suivi d'un Album de l'armée française (1861).Les types militaires sont dès lors un de ses sujets favoris, mais,avec lui, plus de vieux grognards du premier empire, plus de.mélodrame ni de sentimentalité. Fantassins, cavaliers, artilleurs,chacun de ses modèles, pris sur le vif, a la vérité d'allure etla note caractéristique de la réalité. Si l'on compare ces simplesessais aux tableaux militaires et aux illustrations de l'époque, onreconnaît ici, sans hésiter, le précurseur de l'interprétation mo-derne du troupier. Plus tard, nous trouverons Lançon inaugu-rant le premier encore uue traduction nouvelle des horreurs dela guerre.

La modique subvention de son département avait expiré. Pen-dant que le peintre fabriquait des tableaux de commerce à raisonde r à 25 francs, le dessinateur faisait des bois dans le Journal

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pour tous et dans diverses autres publications des maisons Hachetteet Lahure (r86o-x865). Je note, en ï86i, une nouvelle Vue de

Saint-Ciaude (lithographie), et déjà une série d'animaux pour unehistoire naturelle éditée par Hachette. Ses loisirs ne restaient pasinoccupés il avait peu à peu accru son bagage littéraire, il s'en-flammait pour Erckmann-Chatrian et Dickens, surtout, d'unenthousiasme qui ne devait jamais se lasser. L'admiration desoeuvres de Barye, d'un autre côté, achevait de pousser l'artistevers le genre animalier. Le Jardin des plantes et les ménageriesdevinrent dès lors ses rendez-vous préférés; il y étudia amoureu-sement, patiemment, la faune majestueuse des grands carnassierset le curieux inonde des singes et des ours. Ours et singes, lionset tigres n'eurent bientôt plus de seçrets pour son crayon.Bien des croquis de cette époque révèlent déjà le maitre person-nel, hardi, excellant à fixer en quelques traits une fière silhouettede fauve ou un réjouissant ensemble simiesque. Ces croquis, illes avive à l'eau-forte et les envoie au Salon Etude de singes

(1864), Ours et renard (1865); il en publie d'autres chez Cadart(1864) ; d'autres encore, il forme un recueil édité en x866:Etudes d'animaux dessinées d'apre's nature (z). Entre temps, il illustreles Mémoires de Sanson dans le Nouveau Journal (1864), et colla-bore à l'Exposition universelle de 1867 illustrée. A partir de r 868,!a Chasse illustrée, le Monde illustré et l'illustration reproduisentà l'envi ses dessins d'animaux, interrompus parfois au profit dequelque scène de la rue. En 1869, Hetzel lui demande des boispour un des albums de Stalh Caporal, le chien du régiment, puispour La famille Martin, histoire de plusieurs ours, par Génin. De1869 encore, je mentionnerai une 3C Vue de St-Claude (lithogra-phie). Ses bois pour l'Homme et la Bite, d'Arthur Mangin (Didot,1872), sont du début de 1870.

La date à jamais néfaste de 1870 marque une étape importantedans la carrière de Lançon. Abandonnant pour un moment lesanimaux, c'est au milieu des horreurs de la guerre que le patrioteva chercher ses inspirations. Dès le début des hostilités, engagédans une des ambulances de la presse, il assiste, la mort aucoeur, à nos revers. Je ne jurerais pas que l'ambulancier n'ait

i) Toujours sous te nom d'André L.Dnçon.

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point enfoui parfois son brassard au fond de sa poche pour aiderà charger une pièce ou faire le coup de feu contre l'ennemi. Sou-vent, en tous les cas, il releva les blessés, sous les balles prus-siennes, et arracha des victimes aux décombres. Nul n'apporta àsa tâche un plus stoïque dévouement. Mais le canon ne gron-dait pas toujours, les crépitements de la fusillade avaient leurstemps d'arrêt. L'artiste reprenait alors ses droits, et le crayonne demeurait pas inactif en ses mains. Episodes de combats,scènes d'ambulance, convois de prisonniers, enterrement desmorts, villages incendiés, incidents du siège de Paris où nousretrouvons l'ambulancier sergent dans un bataillon de marche,en un mot tous les navrants spectacles d'une guerre mauditeeurent en lui un fidèle et énergique interprète. Publiés au jourle jour dans l'illustration et le Monde illustré, ces croquis ajou-taient aux angoisses patriotiques de douloureux frissonnements.Le chauvinisme ayant fait un crime à l'auteur de dévoiler ainsisans pitié l'accablement de nos défaites, Théophile Gantier pritla parole pour. revendiquer au nom de l'art. le privilège de lavérité et rendre hommage à la hardiesse novatrice de ces sombresévocations. Citons de lui au moins quelques lignes

c Il ne s'agit pas ici de batailles officielles avec un état-major piaf-fant autour du vainqueur et quelques morts de bon goût faisant aca-démie nu premier plan, le tout se détachant sur un fond de fuméebleuâtre, pour éviter au peintre ]a peine de représenter les régiments.Ce sont de rapides croquis, dessinés d'après le vif sur un carnet devoyage, par un brave artiste, à la suite d'une ambulance. Pas un oh-4jet qui n'ait été vu, par un trait qui ne soit sincère. Aucun arrange-ment, nulle composition. C'est la vérité dans son horreur imprévue,dans sa sinistre bizarrerie. De telles choses ne s'inventent pas. L'ima-gination la plus noire n'irait pas jusque-là. L'artiste à qui l'on doitces dessins, M. Lançon, est un naf. llJait bonhomme, comme ondit dans les ateliers, c'est-à-dire qui] ne recherche ni le style, ni latournure, ni le chic à la mode. Il rend ce qu'il voit, rien que ce qu'ilvoit, et, comme un témoin, il raconte les faits en termes brefs et pré-cis. On peut se fier à lui. li y a dans ces esquisses sommaires unequalité remarquable le sujet y est toujours attaqué par la ligne ca-ractéristique. Les détails peuvent manquer ou n'être indiqués quepar un trait hâtif, mais l'important y est et l'impression en résulteprofonde et certaine.....»

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flicLa France est enfin délivrée du cauchemar de l'invasion et de

la Commune. Rendu à ses études, l'artiste, sans renoncer auxanimaux, se livre de plus en plus aux souvenirs de la guerre.Les albums de l'ambulancïer, les carnets du sergent, les cro-quis qu'il avait semés depuis 1870 dans l'illustration et le Monde

illustré, sont pour lui une mine inépuisable de sujets militaires.Une première suite de dix-sept eaux-fortes, destinées à la Troisié-

me Invasion, d'Eugène Véron, lui valent une médaille au Salonde 1873 et le placent du premier coup hors de pair. Aux Salonsde 1874 et 1875, deux nouvelles séries d'eaux-fortes - scènesde la guerre et animaux - consacrent sa réputation.

L'historien sobre et impartial de la Troisié,ne Invasion ne pou-vait recourir à un collaborateur plus autorisé. Les planches deLançon pout ce livre sont d'un maître et, on peut l'affirmer, d'unmaître sans précédent. Si Théophile Gautier eût vécu encore,de quels nouveaux éloges n'aurait-il pas accueilli cette transfor-mation des croquis qu'en 1870 il avait admirés dans l'illustration?Là il s'agissait de dessins hâtifs, exposés aux perfidies d'une re-production sommaire par la gravure; ici ce sont des cuivresdont chaque trait porte la griffe incisive de l'artiste, des pagesabsolument originales joignant à la sincérité de l'esquisse pre-mière et à la plénitude de la mise en oeuvre, cette spontanéité etcette hardiesse de l'eau-forte, qui vous identifie si intimement hla pensée de l'auteur. C'est la guerre dans son horreur brutale,c'est l'invasion dans sa réalité poignante, burinée par un maîtreprimesautier, sans autre préoccupation que de rendre sincère-ment ce qu'il a vu, avec l'émotion du patriote et l'extraordi-naire intensité de vision de l'artiste. Il n'existe pas de commen-taire plus frappant et plus lugubre de ces sombres pages de notrehistoire, écrites du sang de la France.-

Le peintre, on le verra plus loin, s'efforça jusqu'à ses derniersmoments de transporter sur la toile les plus dianiatiques de cesscènes; son crayon et sa pointe continuèrent à les traduire fière-ment dans l'Art, dans l'illustration, dans les albums annuels del'éditeur Cadart, etc. Il faut citer encore de lui un recueil de 17eaux-fortes, exposées en partie au Salon de 1879 et publiéesvers cette époque, sous le titre de Guerre de 1870 et Sidge de

Paris (Imp. A. Salmon).Dans l'intervalle, les événements d'O4e nt dc 1877 lui four-

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nissent l'occasion d'aller étudier sur place d'autres aspects de laguerre. Pendant mure la campagne des Balkans, il suivit l'armécrusse en qualité de correspondant dc l'illustration et envoya à cejournal une série de croquis, assez maltraités, semble-t-il, par lagravure et inférieurs, du reste, à ceux de 1870.

L'aqua-fortiste, le dessinateur n'avait pas abandonné les ani-maux. Dix de ses eaux-fortes, représentant des fauves, figurè-rent au Salon de 1874. Un bon juge en la matière, PaulMantz,leur consacra une page élogieuse. Chez M. Lançon, dit-il, « legraveur laisse transparaître le peintre toujours épris du caractère,toujours inquiet d'exprimer le mouvement et la vie. Les lions etles tigres de M. Lançon ont de superbes allures quelques-unsde ces animaux ont même une sorte de grandeur sculpturale. Ilest triste d'avoir à dire que bon nombre de visiteurs aurontperdu, devant les oeuvres doucereuses de peintres médiocres, untemps qu'ils auraient mieux employé à contempler cette rugis-sante ménagerie.

Aux Salons suivants, il envoya d'autres séries d'eaux-fortes,d'aquarelles et de dessins de lions, de tigres, d'ours, de singes,etc. L'animalier n'avait plus à se révéler. Nul, depuis Barye,n'avait étudié et ne possédait mieux les grands félins. Sans selasser, sans se répéter jamais, il savait trouver, pour rendre lemonde des bêtes, une interprétation nouvelle, un peu violente,mais d'un superbe style et d'une puissante originalité. Ses eaux-fortes, ses dessins, ses simples croquis d'animaux constituent unedes meilleures parts de son oeuvre. S'ils font penser à l'ébau-choir de Barye, c'est avec une note vigoureuse et colorée quin'emprunte rien à des devanciers. Qu'il s'agisse du lion, du ti-gre, de l'ours, de l'éléphant et du singe, ou de l'âne, du chien,du chat et du cochon, groupes et individus sont saisis au vif, es-quissés audacieusement à grands traits, étonnants de structure,de mouvement et de caractère. Dans ses « Etudes d'animauxde l'Art (1875), dans ses Anilnauxche{ eux (libr. Baschet, 1882),etc., bien des planches sont de purs chefs-d'oeuvre, déjà classéssoigneusement dans les collections et, du vivant même de l'au-teur, fort recherchés à l'étranger où telles de ses épreuves d'étatatteignent dans les ventes des prix élevés. A citer encore, à l'ac-tif de l'animalier, sa belle eau-forte d'après le Combat de cerfs, deCourbec, exposée au Salon de-1882, ses robustes dessins d'après

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- '3 -Barye, dans l'Art (1876), et enfin sa dernière oeuvre, l'illustra-tion des ..Anirnaux sauvages de Louis Jacolliot (Libr. illustrée,1884), où, à côté de pages de premier ordre, on sent déjà, aucrayon de l'auteur, l'atteinte de la maladie.

En dehors des scènes militaires et des animaux, le graveur,le dessinateur continua, depuis 1870, faire place dans ses tra-vaux aux curieux spectacles de la rue et de certains intérieurs.Là encore Lançon affirme son individualité témoin, entre au-tres, « Les bas-fonds parisiens » de l'Illustration (1871), les« Etudes parisiennes » de l'Art (1875-1876) et les eaux-fortes etdessins faits d'après nature pour La Rue à .Londres de JulesVallès (lib. Charpentier, décembrç 1883), quoique dans cettedernière publication la pensée et la main de l'artiste se soientalourdies plus d'une fois sous la fatigue d'une exécution trophâtive. En faisant un choix de toutes ces compositions, on y re-trouve, dans un autre genre, les mêmes qualités qu'aux sujetsde la guerre. Drames de carrefours, comédies . de places publi-ques, fêtes de banlieue, incidents de la vie journalière' à la rueet à la maison, défilé de figures typiques, aperçus d'intérieurspittoresques, le théâtre et les décors sont changés, mais, pourdonner la vie à ces mille faces de l'existence populaire, c'est lemême accent sircère et hardi, la même manière simple, large,frappante de réalité ; c'est toujours la mise en pratique du pré-cepte de Delacroix « Le dessin du mouvement l'emporte et debeaucoup sur le dessin de la forme; sans le mouvement lafarine n'est rien ».

Avant de revenir au peintre, un dernier mot sur le graveuret le dessinateur. Les Trappistes (série de io eaux-fortes; libr.Quantin, 1883) sont un remarquable spécinien d'une des notesde Lançon et, malgré des faiblesses dues à un collaborateurinexercé, comprennent des pièces de haute valeur. « Rien desentimental ni de théâtral, niais rien d'irrespectueux dans ces pa-ges o, écrivait, en les annonçant, Ph. Burty. Plusieurs d'entreelles sont e des morceaux d'une allure saisissante et d'une cou-leur superbe. » Une mention aussi pour les dessins d'après Car-peaux et Cladion dans l'Art (1875-1876), pour les Paysages duJura, les vues du Vietx Pariç, les études de Soldats et de Trap-pistes, dessins exposés aux Salons de 1876 et 1879, et pour lesnombreux bois, de valeur inégale, semés dans divers recueils etvolumes illustrés.

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Faisons maintenant un retour en arrière pour retrouver lepeintre. Le peintre avait-il marché de pair avec l'aqua-fortisteFuit-il enfin parvenu à débarrasser sa palette de ce déplorablenoir contre lequel nous l'avons laissé en lutte si opiniâtre vers1869-1870?

Les toiles dc Lançon sont empruntées, comme ses dessins, àla guerre, aux animaux, à la rue. Depuis Lion et lionne, du SaIon de 1872, jusqu'à sa dernière oeuvre, Tigre dévorant un. clic-vreuil, achevé pendant sa maladie et exposé après sa mort au Sa-lon de x88, chaque année ses fauves figurent au Palais de l'in-dustrie, en province, à l'étranger, et, chaque année, soulèvent,dans le inonde artistique des discussions passionnées, moins vi-ves encore que pour ses tableaux militaires l'Enterrement des soi-

- dais le lendemain du combat de Champigny, refusé au Salon de1873; Morts en ligne, champ de bataille de Bateilles (1874); lesEchappés de Sedan (i 875) ; le Cinquième régiment de cuirassiers àMouton (1877); LAit nw;nent de quitter l'étape (1878); la Guerre(i88o; ht Tranchée devant le Bourget (1882); Apit la charge duf cuirassiers, Co:qon (1884), etc. Ce sont ensuite les Pauvresau coin de la i-ne de la Santé (I87), la 'Dompteuse, souvenir de lafoire au pain d'épice (1882) ; puis le Trappiste gardant des cochons(1883), et enfin un nouveau Portrait de son père, remontant à

- quelques années, mais terminé seulement l'année même de samort (Salon de r88j).

Dans ces diverses oeuvres éclatent toutes les qualités du des-sinateur, le peintre s'y pressent de plus en plus, s'y affirme enmaints morceaux, mais presque toujours une sorte de fatalitél'arrête brusquement à mi-chemin. Ce tempérament de coloristeresta incomplet; il lui manqua, pour donner sa mesure, lemoindre et le suprême don des maîtres, le don de l'exécution.Servi par une vision pénétrante, il concevait largement une coni-position; la hardiesse, la fougue de ses esquisses promettait sariscesse quelque page puissante d'une superbe couleur et quand ils'agissait de donner à l'ébauche nne forme complète, sa visionsi lnmineuse s'obscurcissait, l'éclat du premier jet de sa palettes'altérait en une tonalité lourde, terne, nniformément assombrie;sous les frottis et les empâtements successifs, la belle notationde l'esquisse peu à peu disparaissait; tel de ses tableaux de û-gres ou de lions, d'une 4tonnantç venue à l'état d'étude, n ét4

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- '5 -six ou sept fois gratté et repeint, chaque reprise gâtant davantagel'impression du début.

A cette lutte fiévreuse contre un pinceau insoumis, à cette ar-dente recherche d'une formule nouvelle de colot-ations vibrantes,le peintre s'acharna jusqu'au dernier jour, essayant tous les pro-cédés, épuisant toutes les préparations, sats. arriver enfin au but.Plus sévère pour soi-même que les critiques les plus exigeants,il était le premier à reconnaître, en face de la toile terminée, que« ce n'était pas encore çà n, et il se remettait fiévreusement àla tâche, jamais satisfait de ses efforts, toujours soutenu par l'es-poir que le tableau commencé allait inaugurer la période des oeu-vres définitives. A l'étroit, lui semblait-il, en son atelier, le cer-veau et la main souvent comme paralysés devant le chevalet, ilrêvait d'avoir à brosser, dans quelque édifice, d'immenses pa-rois où, victorieux alors de toute entrave, il pourrait à l'aisetantôt faire rugir ses félins à travers le désert ou la jungle, tantôtdérouler un dramatique épisode militaire ou une pittoresquescène de la rue, dans l'ampleur et l'éclat de la réalité. Là peut-être eût été son triomphe, à en juger par l'incontestable valeurdes deux grands panneaux qu'on admira de lui, il y a quelquesannées, lors de l'exposition des tentures artistiques à l'Ecole desBeaux-Arts (mai x88x). L'un; l'Afrique, représente l'hallali dulion en Algérie; dans l'autre, l'Asie est figurée par un tigre aumilieu d'un site sauvage des tropiques couché, il joue, avant dele dévorer, avec un paon qu'il vient de surprendre ; au-dessus,tournoie un aigle, convoitant à distance sa part du festin.

Lançon, malheureusement, n'eut pas l'occasion de continuerses tentatives dans cette voie; il reprit son perpétuel combatcontre l'oeuvre perpétuellement rebelle; il mourut avant de tou-cher le but, avant d'avoir marqué sa trace par quelque création.Tel, dans l'OEuvre de Zola, finit prématurément Claude, « untravailleur héroïque, un observateur passionné, un tempéramentde grand peintre, doué admirablement, entravé par des impuis-sances soudaines et inexpliquées. . . -Et il ne laisse rien. . . » Aumoins chez Lançon, l'aqua-fortiste et le dessinateur sont-ilsassurés de survivre ; au moins reste-t-il du peintre de magistralesétudes et de fiers essais de grands tableaux.

Ces toiles ont pu dérouter les critiques superficiels et passerinaperçues aux yeux indifférents de la foule; mais ceux qui dans

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l'art cherchent autre chose qu'une pure habileté de métier sui-vaient avec intérêt les efforts du peintre et se plaisaient à lui ren-dre justice. Un des maîtres de notre époque, 17isitant naguèreune exposition de province, s'indigna, comme il sait le faire aubesoin, en découvrant, relégués à une hauteur regrettable, desLions ou des Tigres de Lançon ; il ne s'agissait pas de camara-derie : le maître ne connaissait l'auteur que par ses envois auSalon ; mais il ne quitta pas la salle qu'on n'eût donné au ca-dre une place d'honneur. Le jury, en revanche, ne fut pas tou-jours aussi bienvei]lant au Palais des Champs-Elysées. Quoi qu'ilen soit, le peintre, même incomplet, même arrêté à mi-chemin,laisse le souvenir de quelqu'un et l'impression de quelquechose. « Avec lui - écrivais-je, de son vivant, à propos du Sa-lon de 1883 - nous échappons à l'écœurenient du mièvre et dubanal. Que sa fougue de coloriste soit un peu brutale, que sonexécution révèle les tâtonnements de l'artiste qui n'a pas encoretrouvé sa vraie manière, nous n'y voulons point contredire;.mais ces exagérations mêmes, ces hésitations d'un talent originalet vigoureux, nous frappent bien autrement que la froide correc-lion de nombre de peintreà la mode, Quand son pinceau ousa pointe traduit des fauves ou des animaux domestiques, desscènes militaires ou des sujets de la rue, des paysages jurassiensou des religieux de la Trappe, on se sent en présence d'une in-dividualité audacieuse, fuyant la routine, s'inspirant de la na-ture, habile à dramatiser le réel et poursuivant avec une âpre per-sévérance le secret des grands coloristes. C'est le Jules Vallès del'art. »

Aqua-fortiste, illustrateur, peintre, Lançon a manié aussi l'é-bauchoir. Le sentiment tout sculptural de son interprétation parle dessin des grands carnassiers, le caractère hardi de ses essaisde modelage, et surtout le succès de sa collaboration avec Bar-tholdi pour le Lion de Belfor!, lui présageaient de belles excur-sions sur ce terrain. Son admiration pour Barye l'y fit renoncerdéfinitivement.. Il avait l'envergure voulue pour n'être pas unplagiaire ; niais là encore aurait-il réalisé son id&1 ? En tous lescas, il ne voulut pas ressasser, comme tant d'autres, des agran-dissements ou des variantes du maître animalier. Il ne laisse quequelques maquettes, deux petits plâtres, Lionne d'Egypie et Lionde Barbarie, exposés au Salon de 1879, et une participation ano-nyme au Lion de Belfort.

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- '7 -Au milieu d'une vie de travail, de lutte et de désintéressement,

Lançon mourut à 48 ans, le 13 avril r88. Jusqu'à la dernièreheure, il luifut épargné de savoir sa fin prochaine. Deux regretsseulement lui serraient le coeur sur son lit de mort graveur, iln'avait lamais pu obtenir de l'administration de la chalcograpluela commande d'une planche où il aurait rendu comme il lessentait l'un ou l'autre de ses maîtres préférés ; peintre, il ne lui

-était pas donné d'aller jouir de l'exposition des oeuvres de Dela-croix, ouverte alors à l'Ecole des beaux-arts.

J'ai essayé, dans les pages qui précèdent, de retracer la vie etles travaux de Lançon, en réflétant aussi fidèlement que possibleses impressions écrites au jour le jour à ses parents ou librementéchangées, entre amis, dans l'intimité de l'atelier. Mon esquisseserait incomplète si je ne faisais pas entrevoir l'homme privé etl'homme politique.

L'homme privé avait la rudesse d'allure et . la fière sauvageriedes montagnards. Mais sous des dehors qu'il prenait plaisir à ou-trer, tous ceux qui l'ont connu ont pu apprécier la fine bonho-mie de son esprit et la loyauté de son caractère. Jaloux de sonindépendance, il ne voulut jamais rien devoir à personne. Dé-daigneux de la réclame, il a vécu isolé, loin des indiscrets, dansson atelier de la rite Vandanime, fuyant également les coterieschères aui turbulentes médiocrités et les salons où se dispense,à défaut de talent, l'illusion éphémère de la renommée. Bien desextraits de sa correspondance révèleraient ce que cette dureécorce cachait de délicatesse, de sympathie et parfois de touchantesensibilité je n'en voudrais pour preuve que certaine lettre écritede Slatina à sa mère, le 21 juin 1877, à propos de l'anniversairede la mort de son père.

Homme politique, il le fut à-la façon de Courbet, avec l'amourdu panache en moins et la crânerie en plus. La politique, hélasne profita ni à l'un ni à l'autre; elle leur valut de se retrouver,après la Commune, détenus côte à côte à l'orangerie de Versail-les, avant de comparaître àla cour martiale en compagnie d'in-cendiaires et d'assassins. Courbet ne s'en releva pas; Lançon n'ygagna qu'une popularité malsaine qui le harcela jusqu'à sa mort.En politique comme en beaucoup d'autres choses, il y a les du-peurs et les dupés. Lançon était trop désintéressé et surtout trophonnête pour se ranger du côté des premiers : ses adversaires

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eux-mêmes ott dû lui rendre ce témoignage ; mais je ne sais quelfatal entrainement et quel idéal de liberté lui firent jouer un rôlede dupe. Il s'en aperçut trop tard la campagne électorale de1884 avait chez lui aggravé sans remède la maladie qui devaittriompher d'une constitution de fer. Ici encore maint passage desa correspondance le constaterait éloquemment sans renier au-cune de ses convictions républicaines, il était las à la fin de cerôle d'emprunt et écoeuré de tous les dessous de la politique.Que la politique laisse donc ses cendres en repos, c'est assez dcl'avoir nlevé prématurément à l'art. L'art a été son unique pas-sion et son but unique; l'art seul ale droit de le revendiquer au-jourd'hui.

Paris, x 3 avril 1887.

BERNARD PR05T.

-t ons .Je-Saunicr. - Iznprirneric J. Mn,:, et Cie, rue Saint-1)é,ir, 20-