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LIVRE VINGT ET UNIÈME: LA RÉPROBATION DES MÉCHANTS Saint Augustin traite en ce livre de la fin justement réservée à la cité du diable, ou, en d’autres termes, du supplice éternel des damnés, et il réfute sur ce point les arguments des incrédules. CHAPITRE PREMIER. L’ORDRE DE LA DISCUSSION VEUT QUE L’ON TRAITE DU SUPPLICE ÉTERNEL DES DAMNÉS AVANT DE PARLER DE L’ÉTERNELLE FÉLICITÉ DES SAINTS. Je me propose, avec l’aide de Dieu, de traiter dans ce livre du supplice que doit souffrir le diable avec tous ses complices, lorsque les deux cités seront parvenues à leurs fins par Notre- Seigneur Jésus-Christ, juge des vivants et des morts. Ce qui me décide à observer cet ordre et à ne parler qu’au livre suivant de la félicité des saints, c’est que, dans l’un et dans l’autre état, l’âme sera unie à un corps, et qu’il semble moins croyable que des corps puissent subsister parmi des tourments éternels, que dans une félicité éternelle, exempte de toute douleur. Ainsi, quand j’aurai établi le premier point, je prouverai plus aisément l’autre. L’Ecriture sainte ne s’éloigne pas de cet ordre; car, bien qu’elle commence quelquefois par la félicité des bons, comme dans ce passage: « Ceux qui ont bien vécu sortiront de leur tombeau pour ressusciter à la vie, et ceux qui ont mal vécu en sortiront pour être condamnés », il y a aussi d’autres passages où elle n’en parle qu’en second lieu, comme dans celui-ci: « Le Fils de l’homme enverra ses anges, qui ôteront tous les scandales de son royaume et les jetteront dans la fournaise ardente. C’est là qu’il y aura des pleurs et des grincements de dents. Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père 1 ». Et encore: « Ainsi les méchants iront au supplice éternel, et «les bons à la vie éternelle 2 ». Si l’on y veut regarder, on trouvera aussi que les Prophètes ont suivi tantôt le premier ordre, tantôt le second. Mais il serait trop long de le prouver ici; qu’il me suffise d’avoir rendu raison de l’ordre que j’ai choisi. 1. Jean, V, 29. — 2. Matt. XIII, 41-43.

Augustin - La Cité de Dieu Livre 21

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Saint Augustin traite en ce livre de la fin justement réservée à la cité du diable, ou, en d’autres termes, du supplice éternel des damnés, et il réfute sur ce point les arguments des incrédules.

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LIVRE VINGT ET UNIME: LA RPROBATION DES MCHANTS

Saint Augustin traite en ce livre de la fin justement rserve la cit du diable, ou, en dautres termes, du supplice ternel des damns, et il rfute sur ce point les arguments des incrdules.

CHAPITRE PREMIER.LORDRE DE LA DISCUSSION VEUT QUE LON TRAITE DU SUPPLICE TERNEL DES DAMNS AVANT DE PARLER DE LTERNELLE FLICIT DES SAINTS.Je me propose, avec laide de Dieu, de traiter dans ce livre du supplice que doit souffrir le diable avec tous ses complices, lorsque les deux cits seront parvenues leurs fins par Notre-Seigneur Jsus-Christ, juge des vivants et des morts. Ce qui me dcide observer cet ordre et ne parler quau livre suivant de la flicit des saints, cest que, dans lun et dans lautre tat, lme sera unie un corps, et quil semble moins croyable que des corps puissent subsister parmi des tourments ternels, que dans une flicit ternelle, exempte de toute douleur. Ainsi, quand jaurai tabli le premier point, je prouverai plus aisment lautre. LEcriture sainte ne sloigne pas de cet ordre; car, bien quelle commence quelquefois par la flicit des bons, comme dans ce passage: Ceux qui ont bien vcu sortiront de leur tombeau pour ressusciter la vie, et ceux qui ont mal vcu en sortiront pour tre condamns, il y a aussi dautres passages o elle nen parle quen second lieu, comme dans celui-ci: Le Fils de lhomme enverra ses anges, qui teront tous les scandales de son royaume et les jetteront dans la fournaise ardente. Cest l quil y aura des pleurs et des grincements de dents. Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Pre1. Et encore: Ainsi les mchants iront au supplice ternel, et les bons la vie ternelle2. Si lon y veut regarder, on trouvera aussi que les Prophtes ont suivi tantt le premier ordre, tantt le second. Mais il serait trop long de le prouver ici; quil me suffise davoir rendu raison de lordre que jai choisi.

1. Jean, V, 29. 2. Matt. XIII, 41-43.

CHAPITRE II.SI DES CORPS PEUVENT VIVRE TERNELLEMENTDANS LE FEU.Que dirai-je pour prouver aux incrdules que des corps humains vivants et anims peuvent non-seulement ne jamais mourir, mais encore subsister ternellement au milieu des flammes et des tourments? Car ils ne veulent pas que notre dmonstration se fonde sur la toute-puissance de Dieu, mais sur des exemples. Nous leur rpondrons donc quil y a des animaux qui certainement sont corruptibles, puisquils sont mortels, et qui ne laissent pas de vivre au milieu du feu1, et de plus, que dans des sources deau chaude o on ne saurait porter la main sans se brler, il se trouve une certaine sorte de vers qui non-seulement y vivent, mais qui ne peuvent vivre ailleurs. Mais nos adversaires refusent de croire le fait, moins de le voir; ou si on le leur montre, du moins si on le leur prouve par des tmoins dignes de foi, ils prtendent que cela ne suffit pas encore, sous prtexte que les animaux en question, dune part, ne vivent pas toujours, et de lautre, que, vivant dans le feu sans douleur, parce que cet lment est conforme leur nature, ils sy fortifient, bien loin dy tre tourments. Comme si le contraire ntait pas plus vraisemblable! Car cest assurment une chose merveilleuse dtre tourment par le feu, et nanmoins dy vivre; mais il est bien plus surprenant de vivre dans le feu et de ny pas souffrir. Si donc on croit la premire de ces choses, pourquoi ne croirait-on pas lautre?

1. Saint Augustin revient un peu plus bas (au ch. IV) sur les animaux qui vivent au milieu du feu, et il cite la salamandre en invoquant lautorit des naturalistes; mais la vrit est que les naturalistes les plus clbres de lantiquit naffirment rien cet gard et se bornent rapporter une croyance populaire.

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CHAPITRE III.LA SOUFFRANCE CORPORELLE NABOUTIT PAS NCESSAIREMENT LA DISSOLUTION DES CORPS.Mais, disent-ils, il ny a point de corps qui puisse souffrir sans pouvoir mourir1. Quen savent-ils? Car qui peut assurer que les dmons ne souffrent pas en leur corps, quand ils avouent eux-mmes quils sont extrmement tourments? Que si lon rplique quil ny a point du moins de corps solide ou palpable, en un mot, quil ny a point de chair qui puisse souffrir sans pouvoir mourir, il est vrai que lexprience favorise cette assertion, car nous ne connaissons point de chair qui ne soit mortelle; mais quoi se rduit largumentation de nos adversaires? prtendre que ce quils nont point expriment est impossible. Cependant, si lon prend les choses en elles-mmes, comment la douleur serait-elle une prsomption de mort, puisquelle est plutt une marque de vie? Car lon peut demander si ce qui souffre peut toujours vivre; mais il est certain que tout ce qui souffre vit, et que la douleur ne se peut trouver quen ce qui a vie. Il est donc ncessaire que celui qui souffre vive; et il nest pas ncessaire que la douleur donne la mort, puisque toute douleur ne tue pas mme nos corps, qui sont mortels et doivent mourir. Or, ce qui fait que la douleur tue en ce monde, cest que lme est unie au corps de manire ne pas rsister aux grandes douleurs; elle se retire donc, parce que la liaison des membres est si dlicate que lme ne peut soutenir leffort des douleurs aigus. Mais, dans lautre monde, lme sera tellement jointe au corps et le corps sera tel que cette union ne pourra tre dissoute par aucun coulement de temps, ni par quelque douleur que ce soit. Il est donc vrai quil ny a point maintenant de chair qui puisse souffrir sans pouvoir mourir; mais la chair ne sera pas alors telle quelle est, comme aussi la mort sera bien diffrente de celle que nous connaissons. Car il y aura bien toujours une mort, mais elle sera ternelle, parce que lme ne pourra, ni vivre tant spare de Dieu, ni tre dlivre par la mort des douleurs du corps. La premire mort chasse lme du corps, malgr elle, et

1. Les adversaires du christianisme empruntaient cette thse aux coles de philosophie. Voyez Cicron, De nat. Deor., lib. III, cap. 13.

la seconde ly retient malgr elle. Lune et lautre nanmoins ont cela de commun que le corps fait souffrir lme ce quelle ne veut pas.

Nos adversaires ont soin de remarquer quil ny a point maintenant de chair qui puisse souffrir sans pouvoir mourir; et ils ne prennent pas garde quil en arrive tout autrement dans une nature bien plus noble que la chair. Car lesprit, qui par sa prsence fait vivre et gouverne le corps, peut souffrir et ne pas mourir. Voil un tre qui a le sentiment de la douleur et qui est immortel. Or, ce que nous voyons maintenant se produire dans lme de chacun des hommes se produira alors dans le corps de tous les damns. Dailleurs, si nous voulons y regarder de plus prs, nous trouvons que la douleur, quon appelle corporelle, appartient moins au corps qu lme; car cest lme qui souffre et non le corps, lors mme que la douleur vient du corps, comme, par exemple, quand lme souffre lendroit o le corps est bless. Et de mme que nous disons que les corps sentent et vivent, quoique le sentiment et la vie du corps viennent de lme, de mme nous disons que les corps souffrent, quoique la douleur du corps soit originairement dans lme. Lme donc souffre avec le corps lendroit du corps o il se passe quelque chose qui la fait souffrir; mais elle souffre seule aussi, bien quelle soit dans le corps, quand, par exemple, cest une cause invisible qui lafflige, le corps tant sain. Elle souffre mme quelquefois hors du corps. Car le mauvais riche souffrait dans les enfers, quand il disait: Je suis tortur dans cette flamme1, Au contraire, le corps ne souffre point sans tre anim, et du moment quil est anim, il ne souffre point sans avoir une me, Si donc de la douleur la mort, la consquence tait bonne, ce serait plutt lme de mourir, puisque cest elle principalement qui souffre. Or, souffrant plus que le Corps, elle ne peut mourir; comment donc conclure que les corps des damns mourront, de ce quils doivent tre dans les souffrances? Les Platoniciens ont cru que cest de nos corps terrestres et de nos membres moribonds que les passions tirent leur origine: Et de l, dit Virgile2, nos craintes et nos dsirs, nos douleurs et nos joies. Mais nous avons tabli, au

1. Luc, XVI, 24. 2. Enide, livre VI, v. 733,

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quatorzime livre de cet ouvrage1, que, du propre aveu des Platoniciens, les mes, mme purifies de toute souillure, gardent un dsir trange de retourner dans des corps2. Or, il est certain que ce qui est capable de dsir est aussi capable de douleur, puisque le dsir se tourne en douleur, lorsquil est frustr de son attente ou quil perd le bien quil avait acquis. Si donc lme ne laisse pas dtre immortelle, quoique ce soit elle qui souffre seule dans lhomme, ou du moins qui souffre le plus, il ne sensuit pas, de ce que les corps des damns souffriront, quils puissent mourir. Enfin, si les corps sont cause que les mes souffrent, pourquoi ne leur causent-ils pas la mort aussi bien que la douleur, sinon parce quil est faux de conclure que ce qui fait souffrir doit faire mourir. Il ny a donc rien dincroyable ,ce que ce feu puisse causer de la douleur aux corps des damns sans leur donner la mort, puisque nous voyons que les corps mmes font souffrir les mes sans les tuer. Evidemment, la douleur nest pas une prsomption ncessaire de la mort.

CHAPITRE IV.EXEMPLES TIRS DE LA NATURE.Si donc la salamandre vit dans le feu, comme lont affirm les naturalistes3, si certaines montagnes clbres de la Sicile, qui subsistent depuis tant de sicles4 au milieu des flammes quelles vomissent , sont une preuve suffisante que tout ce qui brle ne se consume pas, comme dailleurs lme fait assez voir que tout ce qui est susceptible de souffrir ne lest pas de mourir, pourquoi nous demande-t-on encore des exemples qui prouvent que les corps des hommes condamns au supplice ternel pourront conserver leur me au milieu des flammes; brler sans tre consums, et souffrir ternellement sans mourir? Nous devons croire que la substance de la chair recevra cette proprit nouvelle de celui qui en a donn tous les autres corps de si merveilleuses et que leur multitude seule nous empche dadmirer. Car quel autre que le Dieu crateur de toutes choses a donn

1. Aux chap. III, V et VI.

2. Enide, livre VI, v. 720, 721.

3. Aristote na point affirm cela comme un fait constat par lui, mais comme une tradition populaire (Hist. anim., lib. V, cap. 19). Pline nest pas moine rserv ( Hist. nat., lib. XXIX, cap. 23). Dioscoride dclare la chose impossible (lib. II, cap. 68).

4. Voyez Pline lAncien, livre II, ch. 110.

la chair du paon la proprit de ne point se corrompre aprs la mort? Cela mavait dabord paru incroyable; mais il arriva quon me servit Carthage un oiseau de cette espce. Jen fis garder quelques tranches prises sur la poitrine, et quand on me les rapporta aprs le temps suffisant pour corrompre toute autre viande, je trouvai celle-ci parfaitement saine; un mois aprs, je la vis dans le mme tat; au bout de lanne, elle tait seulement un peu plus sche et plus rduite1. Je demande aussi qui a donn la paille une qualit si froide quelle conserve la neige, et si chaude quelle mrit les fruits vers.

Mais qui peut expliquer les merveilles du feu lui-mme2, qui noircit tout ce quil brle, quoiquil soit lui-mme du plus pur clat, et qui, avec la plus belle couleur du inonde, dcolore la plupart des objets quil touche, et transforme en noir charbon une braise tincelante? Et encore cet effet nest-il pas rgulier; car les pierres cuites au feu blanchissent, et, bien que le feu soit rouge, il les rend blanches, tandis que le blanc saccorde naturellement avec la lumire, comme le noir avec les tnbres. Mais de ce que le feu brle le bois et calcine la pierre, il ne faut pas conclure que ces effets contraires sexercent sur des lments contraires. Car le bois et la pierre sont des lments diffrents, la vrit, niais non pas contraires, comme le blanc et le noir. Et cependant le blanc est produit dans la pierre elle noir dans le bois par cette mme cause, savoir le feu, qui rend le bois clatant et la pierre sombre, et qui ne pourrait agir sur la pierre, sil ntait lui-mme aliment par le bois. Que dirai-je du charbon lui-mme? Nest-ce pas une chose merveilleuse quil soit si fragile que le moindre choc suffit pour lcraser, et si fort que lhumidit ne le peut corrompre, ni le temps le dtruire? Cest pourquoi ceux qui plantent des bornes mettent dordinaire du charbon dessous, pour le faire servir au besoin prouver en justice un plaideur de mauvaise foi , mme aprs une longue suite dannes, que la borne est reste la place convenue. Qui a pu prserver ce charbon de la corruption, dans une

1. La viande cuite peut se conserver longtemps, particulirement dans les pays chauds. Tout dpend du milieu quon choisit et des circonstances atmosphriques, Plusieurs momies dEgypte sont des cadavres humains enterrs dans du sable et qui ont chapp en se desschant la putrfaction.

2. Comp. Pline, Hist. nat,, lib. II, cap. 111, et livre XXXVI, cap.68.

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terre o le bois pourrit, sinon ce feu mme, qui pourtant corrompt toute chose1?

Considrons maintenant les effets prodigieux de la chaux. Sans rpter ce que jai dj dit, que le feu la blanchit, lui qui noircit tout, na-t-elle pas la vertu de nourrir intrieurement le feu? et lors mme quelle ne nous Semble quune masse froide, ne voyons-nous pas que le feu est cach et comme assoupi en elle? Voil pourquoi nous lui donnons le nom de chaux vive, comme si le feu quelle recle tait lme invisible de ce corps. Mais ce qui est admirable, cest quon lallume quand on lteint. Car, pour en dgager le feu latent2, on le couvre deau, et alors elle schauffe par le moyen mme qui fait refroidir tout ce qui est chaud. Comme sil abandonnait la chaux expirante, le feu cach en elle parat et sen va, et elle devient ensuite si froide par cette espce de mort , que leau cesse de lallumer, et quau lieu de lappeler chaux vive, nous lappelons chaux teinte. Peut-on imaginer une chose plus trange? et nanmoins en voici une plus tonnante encore: au lieu deau, versez de lhuile sur la chaux, elle ne sallumera point, bien que lhuile soit laliment du feu. Certes, si lon nous racontait de pareils effets de quelque pierre de lInde, sans que nous en pussions faire lexprience, nous nen voudrions rien croire, ou nous serions trangement surpris. Mais nous nadmirons pas les prodiges qui se font chaque jour sous nos yeux, non pas quils soient moins admirables, mais parce que lhabitude leur te leur prix, comme il arrive de certaines rarets des Indes, qui, venues du bout du monde, ont cess dtre admires, ds quon a pu les admirer loisir.

Bien des personnes, parmi nous, possdent des diamants, et on en peut voir chez les orfvres et les lapidaires. Or, on assure que cette pierre ne peut tre entame ni par le fer ni par le feu3 , mais seulement par du sang de bouc4. Ceux qui possdent et connaissent

1. Comp. Pline, Hist. nat., lib. II, cap. 111; lib. XXXVI, cap. 68.

2. Les physiciens modernes appellent ce feu, comme saint Augustin, chaleur latente, et ils nen ont pas encore expliqu lorigine. Tout au moins reconnaissent-ils dans le fait dont saint Augustin stonne un cas particulier dune loi gnrale de la nature.

3. Le diamant est en effet plus dur que le fer, en ce sens quil le raye et nen peut tre ray; mais il est si peu incombustible quil est chimiquement identique au charbon. Au surplus, saint Augustin ne se donne pas pour chimiste, et cest dhier que datent les dcouvertes de Lavoisier.

4. Tradition populaire que saint Augustin rapporte sans lavoir, coup sr, vrifie et qui na aucun fondement.

cette pierre ladmirent-ils comme les personnes qui on en montre la vertu pour la premire fois? et celles qui nont pas vu lexprience sont-elles bien convaincues du fait? Si elles y croient , elles ladmirent comme une chose quon na jamais vue. Viennent-elles faire lexprience, lhabitude leur fait perdre insensiblement de leur admiration. Nous savons que laimant attire le fer, et la premire fois que je fus tmoin de ce phnomne, jen demeurai vraiment stupfait. Je voyais un anneau de fer enlev par la pierre daimant, et puis, comme si elle et communiqu sa vertu au fer, cet anneau en enleva un autre, celui-ci un troisime, de sorte quil y avait une chane danneaux suspendus en lair, sans tre intrieurement entrelacs. Qui ne serait pouvant de la vertu de cette pierre, vertu qui ntait pas seulement en elle, mais qui passait danneau en anneau, et les attachait lun lautre par un lien invisible? Mais ce que jai appris par mon frre et collgue dans lpiscopat, Svre1, vque de Milvis, est bien tonnant. Il ma racont que, dnant un jour chez Bathanarius, autrefois comte dAfrique, il le vit prendre une pierre daimant, et, aprs lavoir place sous une assiette dargent o tait un morceau de fer, communiquer au fer tous les mouvements que sa main imprimait laimant et le faire aller et venir son gr , sans que dailleurs lassiette dargent en reut aucune impression. Je raconte ce que jai vu ou ce que jai entendu dire une personne dont le tmoignage est pour moi aussi certain que celui de mes propres yeux. Jai lu aussi dautres effets de la mme pierre. Quand en place un diamant auprs, elle nenlve plus le fer, et si dj elle lavait enlev, lapproche du diamant. elle le laisse tomber2. Laimant nous vient des Indes; or, si nous cessons dj de ladmirer, parce quil nous est connu, que sera-ce des peuples qui nous lenvoient, eux qui se le procurent aisment? Peut-tre est-il chez eux aussi commun que lest ici la chaux, que nous voyons sans tonnement sallumer par laction de leau, qui teint le feu, et ne pas senflammer sous laction de lhuile qui excite

1. Svre, ami et disciple de saint Augustin,. Milvis, o il tait vque, est une petite ville dAfrique qui a donn son nom un concile tenu contre les Plagiens (Concilium Mlevitanum). Voyez les Lettres de saint Augustin (Ep. LXII, LXIII, CIX, CX, CLXXVI). -

2. Rien de moins vrai que ce prtendu phnomne dont parle aussi Pline en son Histoire naturelle, livre XXXVII, ch. 15.

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la flamme: tant ces effets nous sont devenus familiers par lhabitude!

CHAPITRE V.IL Y A BEAUCOUP DE CHOSES DONT NOUS NE POUVONS RENDRE RAISON ET QUI NEN SONT PAS MOINS TRS-CERTAINES.Et cependant, lorsque nous parlons aux infidles des miracles de Dieu, passs ou futurs, dont nous ne pouvons leur prouver la vrit par des exemples, ils nous en demandent la raison; et comme nous ne saurions la leur donner, les miracles tant au-dessus de la porte de lesprit humain, ils les traitent de fables. Quils nous rendent donc raison eux-mmes de tant de merveilles dont nous sommes ou dont nous pouvons tre tmoins! Sils avouent que cela leur est impossible, ils doivent convenir aussi quil ne faut pas conclure quune chose na point t ou ne saurait tre, de ce quon nen peut rendre raison. Sans marrter une foule de choses passes dont lhistoire fait foi, je veux seulement rapporter ici quelques faits dont on peut sassurer sur les lieux mmes. On dit que le sel dAgrigente, en Sicile, fond dans le feu et ptille dans leau; que chez les Garamants1 il y a une fontaine si froide, le jour, quon nen saurait boire, et si chaude, la nuit, quon ny peut toucher. Oh en trouve une aussi dans lEpire, o les flambeaux allums steignent et o les flambeaux teints se rallument. En Arcadie, il y a une pierre qui, une fois chauffe, demeure toujours chaude, sans quon la puisse refroidir, et quon appelle pour cela asbeste2. En Egypte, le bois dun certain figuier ne surnage pas comme les autres bois, mais coule au fond de leau; et, ce qui est plus trange, cest quaprs y avoir sjourn quelque temps , il remonte la surface, bien quune fois pntr par leau il dt tre plus pesant. Aux environs de Sodome, la terre produit des fruits que leur apparente maturit invite cueillir, et qui tombent en cendre sous la main ou sous la dent qui les touche3. En Perse, il y a une pierre appele

1. Peuple de lAfrique.

2. Asbeste, d asbestos , inextinguible. La vrit est que la pierre damianthe, minral filamenteux dont on peut faire une espce de toile, rsiste un feu trs-intense, comme font dailleurs tous les autres silicates.

3. Voyez lItinraire de Paris Jrusalem, tome II, pag. 176 et suiv. Comparez avec le rcit du plus rcent voyageur, M. de Sauley, en son livre sur la mer Morte.

pyrite, ainsi appele parce quelle senflamme si on la presse fortement1, et une autre nomme slnite, dont la blancheur intrieure crot et diminue avec la lune2. Les cavales de Cappadoce sont fcondes par le vent, et leurs poulains ne vivent pas plus de trois annes. Dans lInde, le sol de lle de Tylos est prfr tous les autres, parce que les arbres ny sont jamais dpouills de leur feuillage3.

Que ces incrdules qui ne veulent pas ajouter foi lEcriture sainte, sous prtexte quelle contient des choses incroyables, rendent raison, sils le peuvent, de toutes ces merveilles. Il ny a aucune raison, disent-ils, qui fasse comprendre que la chair brle sans tre consume, quelle souffre sans mourir. Grands raisonneurs, qui peuvent rendre raison de tout ce quil y a de merveilleux dans le monde! quils rendent donc raison de ce peu que je viens de rapporter. Je ne doute point que si les faits cits plus haut leur taient rests inconnus et quon vnt leur dire quils doivent arriver un jour, ils ny crussent bien moins encore quils ne font aux peines futures que nous leur annonons. En effet, qui dentre eux voudrait nous croire, si, au lieu daffirmer que les corps des damns vivront et souffriront ternellement dans les flammes, nous leur disions quil y aura un sel qui fondra au feu et qui ptillera dans leau, une fontaine si chaude, pendant la fracheur de la nuit, quon nosera y toucher, et si froide, dans la grande chaleur du jour, que personne ny voudra boire; une pierre qui brlera ceux qui la presseront, et une autre, qui, une fois enflamme, ne pourra steindre? Si nous annoncions toutes ces merveilles pour le sicle futur, les incrdules nous rpondraient: Voulez-vous que nous y croyions? rendez-nous-en raison. Ne faudrait-il pas alors avouer que cela nest point en notre pouvoir, et que lintelligence humaine est trop borne pour pntrer les causes de ces merveilleux ouvrages de Dieu? Mais nous nen sommes pas moins assurs que Dieu ne fait rien sans raison, que rien de ce quil veut ne lui est impossible, et nous croyons tout ce quil annonce, parce que nous ne pouvons croire quil soit menteur ou impuissant. Que rpondent cependant ces dtracteurs de notre foi,

1.Il serait plus exact de dire: si on la frappe fortement.

2. Il est inutile davertir que ce prjug populaire ne sappuie sur aucune observation srieuse.

3. Tylos est une lie du golfe Persique et non de lInde.

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ces grands chercheurs de raisons, quand nous leur demandons raison des merveilles qui existent sous nos yeux et de ces prodiges que la raison naturelle ne peut comprendre, puisquils semblent contraires la nature mme des choses? Si nous les annoncions comme devant arriver, ne nous dfieraient-ils pas den rendre raison, comme de tous les miracles que nous annonons pour lavenir? Donc, puisque la raison dtaille et que la parole expire devant ces ouvrages de Dieu, que nos adversaires cessent de dire quune chose nest pas ou ne peut pas tre parce que la raison de lhomme ne peut lexpliquer. Cela nempche pas les faits que nous avons cits de se produire: cela nempchera pas les prodiges annoncs par la foi de saccomplir un jour.

CHAPITRE VI.TOUS LES MIRACLES QUON CITE NE SONT PAS DES FAITS NATURELS, MAIS LA PLUPART SONT DES IMAGINATIONS DE LHOMME OU DES ARTIFICES DES DMONS.Mais je les entends scrier: Tout cela nest pas, nous nen croyons rien; ce quon a dit, ce quon a crit sont autant de faussets. Sil fallait y croire, il faudrait croire aussi les rcits des mmes auteurs: quil y a eu, par exemple, ou quil y a un certain temple de Vnus o lon voit un candlabre surmont dune lampe qui brle en plein air et que les vents ni les pluies ne peuvent teindre, ce qui lui a valu, comme la pierre dont nous parlions tout lheure, le nom dasbeste, cest--dire lumire inextinguible. Je ne serais pas surpris que nos adversaires crussent par ce discours nous avoir ferm la bouche; car si nous dclarons quil ne faut point croire la lampe de Vnus, nous infirmons les autres merveilles que nous avons rapportes, et si nous admettons, au contraire, ce rcit comme vritable, nous autorisons les divinits du paganisme. Mais, ainsi que je lai dit au dix-huitime livre de cet ouvrage, nous ne sommes pas obligs de croire tout ce que renferme lhistoire profane, les auteurs eux-mmes qui lont crite ntant pas toujours daccord, et, comme dit Varron, semblant conspirer se contredire. Nous nen croyons donc (et encore, si nous le jugeons propos) que ce qui, nest point contraire aux livres que nous devons croire, Et quant ces merveilles de la nature dont nous nous servons pour persuader aux incrdules la vrit des merveilles venir que la foi nous annonce, nous nous contentons de croire celles dont nous pouvons nous-mmes faire lexprience, ou quil nest pas difficile de justifier par de bons tmoignages. Ce temple de Vnus, cette lampe qui ne peut steindre, loin de nous embarrasser, nous donnerait beau jeu contre nos adversaires; car nous la rangeons parmi tous les miracles de la magie, tant ceux que les dmons oprent par eux-mmes que ceux quils font par lentremise des hommes. Et nous ne saurions nier ces miracles sans aller contre les tmoignages de lEcriture. Or, de trois choses lune: ou lindustrie des hommes sest servie de la pierre asbeste pour allumer cette lampe, ou cest un ouvrage de la magie, ou quelque dmon, sous le nom de Vnus, a produit cette merveille. En effet, les malins esprits sont attirs en certains lieux, non par des viandes, comme les animaux, mais par certains signes appropris leur got, comme diverses sortes de pierres, dherbes, de bois, danimaux, de charmes et de crmonies. Or, pour tre ainsi attirs par les hommes, ils les sduisent dabord, soit en leur glissant un poison secret dans le coeur, soit en nouant avec eux de fausses amitis; et ils font quelques disciples, quils tablissent matres de plusieurs. On naurait pu savoir au juste, si eux-mmes ne lavaient appris, quelles sont les choses quils aiment ou quils abhorrent, ce qui les attire ou les contraint de venir, en un mot, tout ce qui fait la science de la magie. Mais ils travaillent surtout se rendre matres des coeurs, et cest ce dont ils se glorifient le plus, .quand ils essaient de se transformer en anges de lumire1. Ils font donc beaucoup de choses, jen conviens, et des choses dont nous devons dautant plus nous dfier que nous avouons quelles sont plus merveilleuses. Au surplus, elles-mmes nous servent prouver notre foi; car si les dmons impurs sont si puissants, combien plus puissants sont les saints anges! combien aussi Dieu, qui a donn aux anges le pouvoir doprer tant de merveilles, est-il encore plus puissant queux!

Quil soit donc admis que les cratures de Dieu produisent, par le moyen des arts mcaniques, tous ces prodiges, assez surprenants

1. II Cor. XI, 14

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pour que ceux qui nen ont pas le secret les croient divins, comme cette statue de fer suspendue en lair dans un temple par des pierres daimant, ou comme cette lampe de Vnus cite tout lheure et dont peut-tre tout le miracle consistait en une asbeste quon y avait adroitement adapte. Si tout cela est admis comme vrai; et si les ouvrages des magiciens, que1Ecriture appelle sorciers et enchanteurs, ont pu donner une telle renomme aux dmons quun grand pote na pas hsit dire dune magicienne:

Elle assure que ses enchantements peuvent son gr dlivrer les mes ou leur envoyer de cruels soucis, arrter le coure des fleuves et faire rtrograder les astres; elle invoque tes mnes tnbreux; la terre va mugir sous ses pieds et on verra les arbres descendre des montagnes1 ...

combien est-il plus ais Dieu de faire des merveilles qui paraissent incroyables aux infidles, lui qui a donn leur vertu aux pierres comme tout le reste, lui qui a dparti aux hommes le gnie qui leur sert modifier la nature en mille faons merveilleuses, lui qui a fait les anges, cratures plus puissantes que toutes les forces de la terre! Son pouvoir est une merveille qui surpasse toutes les autres, et sa sagesse, qui agit, ordonne et permet, nclate pas moins dans lusage quil fait de toutes choses que dans la cration de lunivers.

CHAPITRE VII.LA TOUTE-PUISSANCE DE DIEU EST LA RAISON SUPRME QUE DOIT FAIRE CROIRE AUX MIRACLES.Pourquoi donc Dieu ne pourrait-il pas faire que les corps des morts ressuscitent et que ceux des damns soient ternellement tourments, lui qui a cr le ciel, la terre, lair, les eaux et toutes ls merveilles innombrables qui remplissent lunivers? Lunivers lui-mme nest-il point la plus grande et la plus tonnante des merveilles? Mais nos adversaires, qui croient un Dieu crateur de lunivers et qui le gouverne par le ministre des dieux infrieurs galement crs de sa main, nos adversaires, dis-je, tout en se plaisant exalter, bien loin de les mconnatre, les puissances qui oprent divers effets surprenants (soit quelles agissent de heur propre gr, soit quon les contraigne dagir par le moyen de certains rites ou mme des invocations magiques), quand nous leur parlons de la vertu

1. Enide, livre IV , v. 487-491.

merveilleuse de plusieurs objets naturels, qui ne sont ni des animaux raisonnables, ni des esprits, ceux, par exemple, dont nous venons de faire mention, ils nous rpondent: Cest leur nature; la nature leur a donn cette proprit: ce ne sont l que les vertus naturelles des choses. Ainsi la seule raison pour laquelle le sel dAgrigente fond dans le feu et ptille dans leau, cest que telle est sa nature. Or, il semble plutt que ce soit l un effet contre nature, puisque la nature a donn au feu, et non leau, la proprit de faire ptiller le sel; leau, et non au feu, celle de le dissoudre. Mais, disent-ils, la nature de ce sel est dtre contraire au sel ordinaire. Voil donc encore apparemment la belle explication quils nous rservent de la fontaine des Garamantes, glace dans le jour et bouillante pendant la nuit, et de cette source extraordinaire qui, froide la main et teignant comme toutes les autres les flambeaux allums, allume les flambeaux teints; il en sera de mme de la pierre asbeste, qui, sans avoir une chaleur propre, une fois enflamme, ne petit plus steindre, et enfin, de tant dautres phnomnes quil serait fastidieux de rappeler. Ils ont beau tre contre nature, on les expliquera toujours en disant que telle est la nature des choses. Explication trs-courte, jen conviens, et rponse trs-satisfaisante. Mais puisque Dieu est lauteur de toutes les natures, do vient que nos adversaires, quand ils refusent de croire une chose que nous affirmons, sous prtexte quelle est impossible, ne veulent pas convenir que nous-en donnions une explication meilleure que la leur, en disant que telle est la volont du Tout-Puissant? car enfin Dieu nest appel de ce nom que parce quil peut faire tout ce quil veut. Nest-ce point lui qui a cr tant de merveilles surprenantes que jai rapportes, et quon croirait sans doute impossibles, si on ne les voyait de ses yeux, ou du moins sil ny en avait des preuves et des tmoignages dignes de foi? Car pour celles qui nont dautres tmoins que les auteurs qui les rapportent, lesquels; ntant pas inspirs des lumires divines, ont pu, comme. tous les hommes, tre induits en erreur, il est permis chacun den croire ce quil lui plat.

Pour moi, je ne veux pas quon croie lgrement les prodiges que jai rapports, parce que je ne suis pas moi-mme assure (490) de leur existence, except ceux dont jai fait et dont chacun peut aisment faire lexprience: ainsi, la chaux qui boue dans leau et demeure froide dans lhuile; la pierre daimant, qui ne saurait remuer un ftu et qui enlve le fer; la chair du paon, inaccessible la corruption qui na pas pargn le corps de Platon; la paille, si froide quelle conserve la neige, et si chaude quelle fait mrir les fruits; enfin le feu qui blanchit les pierres et noircit tous les autres objets. Il en est de mme de lhuile qui fait. des taches noires, quoiquelle soit claire et luisante, et de largent qui noircit ce quil touche, bien quil soit blanc. Cest encore un fait certain que la transformation du bois en charbon: brillant, il devient noir; dur, il devient fragile; sujet corruption, il devient incorruptible. Jai vu tous ces effets et un grand nombre dautres quil est inutile de rappeler. Quant ceux que je nai pas vus, et que jai trouvs dans les livres, javoue que je nai pu les contrler par des tmoignages certains, except pourtant cette fontaine o les flambeaux allums steignent et les flambeaux teints se rallument, et aussi ces fruits de Sodome, beaux au dehors, au dedans cendre et fume. Cette fontaine, toutefois, je nai rencontr personne qui mait dit lavoir vue en Epire; mais dautres voyageurs mont assur en avoir rencontr en Gaule une toute semblable, prs de Grenoble. Et pour les fruits de Sodome, non-seulement des historiens dignes de foi, mais une foule de voyageurs lassurent si fermement que je nen puis douter.

Je laisse les autres prodiges pour ce quils sont; je les ai-rapports sur la foi des historiens de nos adversaires, afin de montrer avec quelle facilit on sen rapporte leur parole en labsence de toute bonne raison, tandis quon ne daigne pas nous croire nous-mmes quand nous annonons des merveilles que Dieu doit accomplir, sous prtexte quelles sont au-dessus de lexprience. Nous rendons pourtant, nous, raison de notre foi; car quelle raison meilleure donner de ces merveilles quen disant: Le Tout-Puissant les a prdites dans les mmes livres o il en a prdit beaucoup dautres que nous avons vues saccomplir? Celui-l saura faire, selon ce quil a promis, des choses quon juge impossibles, qui a dj promis et qui a fait que les nations incrdules croiraient des choses impossibles.

CHAPITRE VIII.CE NEST POINT UNE CROSE CONTRE NATURE QUE LA CONNAISSANCE APPROFONDIE DUN OBJET FASSE DCOUVRIR EN LUI DES PROPRITS OPPOSES A CELLES QUON Y AVAIT APERUES AUPARAVANT.Mais, disent nos contradicteurs, ce qui nous empche de croire que des corps humains puissent toujours brler sans jamais mourir, cest que nous savons que telle nest point la nature des corps humains, au lieu que tous les faits merveilleux qui ont t rap. ports tout lheure sont une suite de la nature des choses. Je rponds cela que, selon nos saintes Ecritures, la nature du corps de lhomme, avant le pch, tait de ne pas mourir, et qu la rsurrection des morts, il sera rtabli dans son premier tat. Mais comme les incrdules ne veulent point admettre cette autorit, puisque sils la recevaient, nous ne serions plus en peine de leur prouver les tourments ternels des damns, il faut produire ici quelques tmoignages de leurs plus savants crivains, qui fassent voir quune chose peut devenir, par la suite du temps, toute autre quon ne lavait connue auparavant.

Voici ce que je trouve textuellement dans le livre de Varron, intitul: De lorigine dupeuple romain: Il se produisit dans le ciel un trange prodige. Castor1 atteste que la brillante toile de Vnus, que Plaute appelle Vesperugo2, et Homre Hesperos3, changea de couleur, de grandeur, de figure et de mouvement, phnomne qui ne stait jamais vu jusqualors. Adraste de Cyzique et Dion de Naples, tous deux mathmaticiens clbres , disent que cela arriva sous le rgne dOgygs4. Varron, qui est un auteur considrable, nappellerait pas cet accident un prodige, sil ne lui et sembl contre nature. Car nous disons que tous les prodiges sont contre nature; mais cela nest point vrai. En effet, comment appeler contraires la nature des effets qui se font par la volont de Dieu, puisque la volont du Crateur fait seule la nature de chaque chose? Les prodiges

1. Castor, n Rhodien ou Galate, tait un habile chronographe, contemporain de Varron.

2. Voyez lAmphitryon, acte I, sc. 1, v. 119.

3. Iliade, livre X, v. 318.

4. Sur ce prodige voyez Frret, dans les Mmoires de lAcadmie des Belles-Lettres, tome X, p. 357-376.

(491)

ne sont donc pas contraires la nature, mais seulement une certaine notion que nous avions auparavant de la nature des objets. Qui pourrait raconter la multitude innombrable de prodiges qui sont rapports dans les auteurs profanes? mais arrtons-nous seulement ce qui regarde notre sujet. Quy a-t-il de mieux rgl par lauteur de la nature que le cours des astres? quy a-t-il au monde qui soit tabli sur des lois plus fixes et plus immuables? Et toutefois, quand celui qui gouverne ses cratures avec un empire absolu la jug convenable, une toile, qui est remarquable entre toutes les autres par sa grandeur, par son clat) a chang de couleur, de grandeur, de figure, et, ce qui est plus tonnant encore, de rgle et de loi dans son cours. Certes, voil un vnement qui met en dfaut toutes les tables astrologiques, sil en existait dj, et tous ces calculs des savants, si certains leurs yeux et si infaillibles quils ont os avancer que cette mtamorphose de Vnus ne stait pas produite auparavant et ne sest pas reprsente depuis. Pour nous, nous lisons dans les Ecritures que le soleil mme sarrta au commandement de Jsus Nav1, pour lui donner le temps dachever sa victoire, et quil retourna en arrire pour assurer le roi Ezchias des quinze annes de vie que Dieu lui accordait2; mais quand les infidles croient ces sortes de miracles accords la vertu des saints, ils les attribuent la magie, comme je le disais tout lheure de cette enchanteresse de Virgile, qui arrtait le cours des rivires et faisait rtrograder les astres3. Nous lisons aussi dans lEcriture que le Jourdain arrta le cours de ses eaux et retourna en arrire, pour laisser passer le peuple de Dieu sous la conduite de Jsus Nav4, et que la mme chose arriva au prophte Elie et son disciple Elise nous y lisons aussi le miracle de la course rtrograde du soleil en faveur du roi Ezchias. Mais ce prodige de ltoile de Vnus, rapport par Varron, nous ne voyons pas quil soit arriv la prire daucun homme.

Que les infidles ne se laissent-donc point aveugler par cette prtendue connaissance de la natur des choses. Comme si Dieu ny pouvait apporter des changements quils ne connaissent pas! et, dire vrai, les choses les

1. Josu, X, 13. 2. Isa. XXVIII, 8. 3. Enide, livre IV, v. 489. 4. Josu, IV, 18. 5. IV Rois, II, 8, 14.

plus ordinaires ne nous paratraient pas moins merveilleuses que les autres, si nous ntions pas accoutums nadmirer que celles qui sont rares. Consultez la seule raison: qui nadmirera que, dans cette multitude infinie dhommes, tous soient assez semblables les uns aux autres pour que leur nature les distingue de tous les autres animaux, et assez dissemblables pour se distinguer entre eux aisment? Et cette diffrence est mme encore plus admirable que leur ressemblance; car il parat assez naturel que des animaux dune mme espce se ressemblent; et pourtant, comme il ny a pour nous de merveilleux que ce qui est rare, nous ne nous tonnons jamais plus quen voyant deux hommes qui se ressemblent si fort quon les prendrait lun pour lautre et quon sy tromperait toujours.

Mais peut-tre nos adversaires ne croiront-ils pas au phnomne que je viens de rapporter daprs Varron, bien que Varron soit un de leurs historiens et un trs-savant homme; ou bien en seront-ils faiblement touchs, parce que ce prodige ne dura pas longtemps et que ltoile reprit ensuite son cours ordinaire. Voici donc un autre prodige qui subsiste encore aujourdhui, et qui, mon avis, doit suffire pour les convaincre que, si clairement quils se flattent de connatre la nature dune chose, ce nest pas une raison de dfendre Dieu de la transformer son gr et de la rendre tout autre quils ne la connaissaient. La terre de Sodome na pas toujours t ce quelle est aujourdhui. Sa surface tait semblable celle des autres terres, et mme plus fertile, car lEcriture la compare au paradis terrestre1. Cependant, depuis que le feu du ciel la touche, laspect en est affreux, au tmoignage mme des historiens profanes, confirm par le rcit des voyageurs, et ses fruits, sous une belle apparence, ne renferment que cendre et fume. Elle ntait pas telle autrefois, et voil ce quelle est maintenant. Lauteur de toutes les natures a fait dans la sienne un changement si prodigieux quil dure encore, aprs une longue suite de sicles.

De mme quil na pas t impossible Dieu de crer les natures quil lui a plu, il ne lui est pas impossible non plus de les changer comme il lui plat. De l vient ce nombre infini de choses extraordinaires quon

1. Gen. XII, 10.

(492)

appelle prodiges, monstres, phnomnes, et quil serait infiniment long de rapporter. On dit que les monstres sont ainsi nomms parce quils montrent en quelque faon lavenir, et on donne aussi aux autres mots une origine semblable1. Mais que les devins prdisent ce quils voudront, soit quils se trompent, soit que Dieu permette en effet que les dmons les inspirent pour les punir de leur curiosit et les aveugler davantage, soit enfin que les dmons ne rencontrent juste que par hasard; pour nous, nous pensons que ce quon appelle phnomnes contre nature, suivant une locution employe par saint Paul lui-mme, quand il dit que lolivier sauvage, ent contre nature sur le bon olivier, participe son suc et sa sve2, nous pensons que ces phnomnes, au fond, ne sont rien moins que contre nature, et servent Prouver clairement quaucun obstacle, aucune loi de la nature, nempchera Dieu de faire des corps des damns ce quil a prdit. Or, comment la-t-il prdit? cest ce que je pense avoir montr suffisamment, au livre prcdent, par les tmoignages tirs de lAncien et du Nouveau Testament.

CHAPITRE IX.DE LA GHENNE DE FEU ET DE LA NATURE DES PEINES TERNELLES.Il ne faut donc point douter que la sentence que Dieu a prononce par son Prophte, touchant le supplice ternel des damns , ne saccomplisse exactement. Il est dit: Leur ver ne mourra point, et le feu qui les brlera ne steindra point3. Et cest pour nous faire mieux comprendre cette vrit que Jsus-Christ, quand il prescrit de retrancher les membres qui scandalisent lhomme, dsignant par l les hommes mmes que nous chrissons lgal de nos membres, sexprime ainsi: Il vaut mieux pour vous que vous entriez avec une seule main dans la vie, que den avoir deux et dtre jet dans lenfer, o leur ver ne meurt point et o le feu qui les consume ne steint point. Il en dit autant du pied Il vaut mieux pour vous entrer dans la vie ternelle nayant quun

1. Voici ces douteuses tymologies rapportes par saint Augustin: monstrum, de monstrare; ostentum de ostendere; portenta de portendere, prostendere; prodigia de porro dicere, praedicare.

2. Rom. XI, 17, 24. 3. Isa. LXVI, 21.

pied, que den avoir deux et dtre prcipit dans lenfer, o leur ver ne meurt point et o le feu qui les brle ne steint point1. Enfin il parle de loeil dans les mmes termes: Il vaut mieux pour vous que vous entriez au royaume de Dieu nayant quun oeil, que den avoir deux et dtre prcipit dans lenfer, o leur ver ne meurt point et o le feu qui les brle ne steint point2. Il ne sest pas lass de rpter trois fois la mme chose au mme lieu. Qui ne serait pouvant de cette rptition et de cette menace sortie avec tant de force dune bouche divine?

Au reste, ceux qui veulent que ce ver et que ce feu ne soient pas des peines du corps, mais de lme, disent que les hommes spars du royaume de Dieu seront brls dans lme jar une douleur et un repentir tardifs et inutiles, et quainsi lEcriture a fort bien pu se servir du mot feu pour marquer cette douleur cuisante do vient, ajoutent-ils, cette parole de lAptre: Qui est scandalis, sans que je brle? ils croient aussi que le ver figure la mme douleur; car il est crit, disent-ils, que comme la teigne ronge un habit, et le ver le bois, ainsi la tristesse afflige le coeur de lhomme3. Mais ceux qui ne doutent point que le corps ne soit tourment en enfer aussi bien que lme, soutiennent que le corps y sera brl par le feu, et lme ronge en quelque sorte par un ver de douleur. Bien que ce sentiment soit probable, car il est absurde de supposer que soit le corps, soit lme, ne souffrent pas ensemble dans lenfer, je croirais cependant plus volontiers que le ver et le feu sappliquent ici tous deux au corps, et non lme. Je dirais donc que lEcriture ne fait pas mention de la peine de lme, parce quelle est ncessairement implique dans celle du corps. En effet, on lit dans lAncien Testament: Le supplice de la chair de limpie sera le feu et le ver4. Il pouvait dire plus brivement: Le supplice de limpie; pourquoi dit-il le supplice de la chair de limpie, sinon parce que le ver et le feu seront tous deux le supplice du corps? Ou, sil a parl de la chair, parce que les hommes seront punis pour avoir vcu selon la chair, et tomberont dans la seconde mort que lAptre a marque ainsi: Si vous vivez selon la chair, vous

1. Marc, IX, 42.47. 2. II Cor. XI, 29. 3. prov. XXV, 20. 4. Eccli. VII, 19.

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mourrez1; que chacun choisisse, entre les deux sens, celui quil prfre, soit quil rapporte le feu au corps, et le ver lme, soit quil les rapporte tous deux au corps. Jai dj montr que les animaux pouvaient vivre et souffrir dans le feu sans mourir et sans se consumer, par un miracle de la volont de Dieu, qui on ne saurait contester ce pouvoir sans ignorer quil est lauteur de tout ce quon admire dans la nature. En effet, cest lui qui a produit dans le monde et les merveilles que jai rappeles et tontes celles en nombre infini que jai passes sous silence, et ce inonde enfin dont lensemble est plus merveilleux encore que tout ce quil contient. Ainsi donc, libre chacun de choisir des deux sens celui quil prfre, et de rapporter le ver au corps, en prenant lexpression au propre, ou lme, en prenant le sens au figur. Quant savoir qui a le mieux choisi, cest ce que nous saurons mieux un jour, lorsque la science des saints sera si parfaite quils nauront pas besoin dprouver ces peines pour les connatre. Car maintenant nous ne savons les choses que dune faon partielle, jusquau jour o la plnitude saccomplira2. Il suffit pour le moment de repousser cette opinion que les corps des damns ne seront pas tourments par le feu.

CHAPITRE X.COMMENT LE FEU DE LENFER, SI CEST UN FEU CORPOREL, POURRA BRLER LES MALINS ESPRITS, CEST-A-DIRE LES DMONS QUI NONT POINT DE CORPS.Ici se prsente une question: si le feu de lenfer nest pas un feu immatriel, analogue la doutent de lme, mais un feu matriel, brlant au contact et capable de tourmenter les corps, comment pourra-t-il servir au supplice des dmons qui sont des esprits? car nous savons que le mme feu doit servir de supplice aux dmons et aux hommes, suivant cette parole de Jsus-Christ Retirez-vous de moi, maudits, et allez au feu ternel, qui a t prpar pour le diable et pour ses anges. Il faut donc que les dmons aient aussi, comme lont pens de savants hommes, des corps composs de cet air grossier et humide qui se fait sentir nous, quand il est

1. Rom. VIII, 13. 2. I Cor. XIII, 9. 3. Matt. XXV, 41.

agit par le vent1. En effet, si cet lment ne pouvait recevoir aucune impression du feu, il ne deviendrait pas brlant, lorsquil est chauff dans un bain; pour brler, il faut quil soit brl lui-mme, et il cause limpression quil subit. Au surplus, si lon veut que les dmons naient point de corps, il est inutile de se mettre beaucoup en peine de prouver le contraire. Qui nous empchera de dire que les esprits, mme incorporels, peuvent tre tourments par un feu corporel dune manire trs-relle, quoique merveilleuse, du moment que les esprits des hommes, qui certainement sont aussi incorporels, peuvent tre actuellement enferms dans des corps, et y sont unis alors par des liens indissolubles? Si les dmons nont point de corps, ils seront attachs des feux matriels pour en tre tourments; non quils animent ces feux de manire former des animaux composs dme et de corps; mais, comme je lai dit, cela se fera dune manire merveilleuse; et ils seront tellement unis ces feux, quils en recevront de la douleur sans leur communiquer la vie. Aussi bien, cette union mme qui enchane actuellement les esprits aux corps, pour en faire des animaux, nest-elle pas merveilleuse et incomprhensible lhomme? et cependant cest lhomme mme Je dirais volontiers que ces esprits brleront sans corps, comme le mauvais riche brlait dans les enfers, quand il disait: Je souffre beaucoup dans cette flamme2; mais jentends ce quon va mobjecter: que cette flamme tait de mme nature que les yeux que le mauvais riche leva sur Lazare, que la langue quil voulait rafrachir dune goutte deau, et que le doigt de Lazare dont il voulait se servir pour cet office, bien que tout cela se fit dans un lieu, o les mes navaient point de corps. Cette flamme qui le brlait et cette goutte deau quil demandait taient donc incorporelles, comme sont les choses que lon voit en dormant ou dans lextase, lesquelles, bien quincorporelles, apparaissent pourtant comme des corps. Lhomme qui est en cet tat, quoiquil ny soit quen esprit, ne laisse pas de se voir si semblable son corps

1. Cest le sentiment dOrigne, qui soutient en son trait des Principes (livre II) que Dieu seul est incorporel. Tertullien, distinguant subtilement entre le corps et la chair, veut que les anges soient corporels sans avoir de chair (De Carne Christi, passim). Enfin saint Basile soutient que les anges ont chacun leur corps et un corps visible (De spir. sanct., cap. 16).

2. Luc, XVI, 24.

(494)

quil ny peut trouver de diffrence. Mais cette ghenne, que lEcriture appelle aussi un tang de feu et de soufre1, sera un feu corporel, et tourmentera les corps des hommes et des dmons; ou bien, si ceux-ci nont point de corps, ils seront unis ce feu, pour en souffrir de la douleur sans lanimer. Car il ny aura quun feu pour les uns et pour les autres, comme la dit la Vrit2.

CHAPITRE XI.SIL Y AURAIT JUSTICE A CE QUE LA DURE DES PEINES NE FUT PAS PLUS LONGUE QUE LA VIE DES PCHEURS.Mais, parmi les adversaires de la Cit de Dieu, plusieurs prtendent quil est injuste de punir les pchs, si grands quils soient, de cette courte vie par un supplice ternel. Comme si jamais aucune loi avait proportionn la dure de la peine celle du crime! Les lois, suivant Cicron, tablissent huit sortes de peines lamende, la prison, le fouet, le talion, lignominie, lexil, la mort, la servitude. Y a-t-il aucune de ces peines dont la dure se mesure celle du crime, si ce nest peut-tre la peine du talion3, qui ordonne que le criminel souffre le mme mal quil a fait souffrir; do vient cette parole de la loi: OEil pour oeil, dent pour dent4. Il est matriellement possible, en. effet, que la justice arrache loeil au criminel en aussi peu de temps quil la arrach sa victime; mais si la raison veut que celui qui adonn un baiser la femme dautrui soit puni du fouet, combien de temps ne souffrira-l-il pas pour une faute qui sest passe en un moment? La douceur dune courte volupt nest-elle pas punie en ce cas par une longue douleur? Que dirai-je de la prison? ny doit-on demeurer quautant qua dur le dlit qui vous y a fait condamner? mais ne voyons-nous pas quun esclave demeur plusieurs annes dans les fers, pour avoir offens son matre par une seule -parole ou lavoir bless dun coup dont la trace a pass en un instant? Pour lamende, lignominie, lexil et la servitude, comme ces peines sont dordinaire irrvocables, ne sont-elles pas en quelque

1. Apoc. XX, 9. Matt. XXV, 41.

2. Sur la peine du talion imposs par la loi des Douze Tables ( Si membrum rupit, nicum eo pacit, talio esto ), voyez Aulu.Gelle, Nuits attiques, livre XX, ch. 1.

3. Exod. XXI, 24.

sorte semblables aux peines ternelles, eu gard la brivet de cette vie? Elles ne peuvent pas tre rellement ternelles, parce que la vie mme o on les souffre ne lest pas; et toutefois des fautes que lon punit par de si longs supplices se commettent en trs-peu de temps, sans que personne ait jamais cru quil fallt proportionner la longueur des tourments la dure plutt qu la grandeur des crimes. Se peut-il imaginer que les lois fassent consister le supplice des condamns mort dans le court moment que dure lexcution? elles le font consister les supprimer pour jamais de la socit des vivants. Or, ce qui se fait dans cette cit mortelle par le supplice de la premire mort, se fera pareillement dans la cit immortelle par la seconde mort. De mme que les lois humaines ne rendent jamais lhomme frapp du supplices capital la socit, ainsi les lois divines ne rappellent jamais le pcheur frapp de la seconde mort la vie ternelle. Comment donc, dira-t-on, cette parole de votre Christ sera-t-elle vraie: On vous mesurera selon la mesure que vous aurez applique aux autres1, si un pch temporel est puni dune peine ternelle2? Mais on ne prend pas garde que cette mesure dont il est parl ici ne regarde pas le temps, mais le mal, ce qui revient dire que celui qui aura fait le mal le subira. Au surplus, on peut fort bien entendre aussi cette parole de Jsus-Christ au sens propre, je veux dire au sens des jugements et des condamnations dont il est question en cet endroit. Ainsi, que celui qui juge et condamne injustement son -prochain soit jug lui-mme et condamn justement, il est mesur sur la mme mesure, bien quil ne reoive pas ce quil a donn: il est jug comme il a jug les autres; mais la punition quil souffre est juste, tandis que celle quil avait inflige tait injuste.

CHAPITRE XII.DE LA GRANDEUR DU PREMIER PCH, QUI EXIGEAIT UNE PEINE TERNELLE POUR TOUS LES BOMMES, ABSTRACTION FAITE DE LA GRCE DU SAUVEUR.Mais une peine ternelle semble dure et

1. Luc, VI, 38.

2. Saint Augustin discute cette mme question avec tendue dans une de ses lettres. Voyez Epist. CII, ad Deo gratias, qu. 4, n. 22 et seq.

(495)

injuste aux hommes, parce que, dans les misres de la vie terrestre, ils nont pas cette haute et pure sagesse qui pourrait leur faire sentir la grandeur de la prvarication primitive. Plus lhomme jouissait de Dieu, plus son crime a t grand de lavoir abandonn, et il a mrit de souffrir un mal ternel pour avoir dtruit en lui un bien qui pouvait aussi tre ternel. Et, de l, la damnation de toute la masse du genre humain; car le premier coupable a t puni avec toute sa postrit, qui tait en lui comme dans sa racine. Aussi nul nest exempt du supplice quil mrite, sil nen est dlivr par une grce quil ne mrite pas; et tel est le partage des hommes que lon voit en quelques-uns ce que peut une misricorde gratuite, et, dans tout le ,reste, ce que peut une juste vengeance. Lune et lautre ne sauraient paratre en tous, puisque, si tous demeuraient sous la peine dune juste condamnation, on ne verrait dans aucun la misricorde de Dieu; et dautre part, si tons taient transports des tnbres la lumire, on ne verrait dans aucun sa svrit. Et sil y en a plus de punis que de sauvs, cest pour montrer ce qui tait d tous. Car alors mme - que tous seraient envelopps dans la vengeance, nul ne pourrait blmer justement la justice du Dieu vengeur; si donc .un si grand nombre sont dlivrs, que dactions de grce ne sont pas dues pour ce bienfait gratuit au divin librateur!

CHAPITRE XIII.CONTRE CEUX QUI CROIENT QUE LES MCHANTS, APRS LA MORT, NE SERONT PUNIS QUM DE PEINES PURIFIANTES.Les Platoniciens, il est vrai, ne veulent pas quune seule faute reste impunie1 mais ils ne reconnaissent que des peines qui servent lamendement du coupable2, quelles soient infliges par les lois humaines ou par les lois divines, quon les souffre ds cette vie ou quon ait les subir dans lautre pour nen avoir point souffert ici-bas ou nen tre p-as devenu meilleur. De l vient que Virgile,

1. Voyez particulirement dans Platon le Gorgias on est expose la thorie sublime de lexpiation. Mme doctrine dans Plotin, Ennades, III, livre II, ch. 5 et ailleurs.

2. Ceci ne pourrait pins tre appliqu justement Platon, dont les ides sur la pnalit sont beaucoup plus solides et plus tendue, que celles de quelques-uns de ses disciples. Dans plusieurs dialogues, il as montre mme favorable la croyance aux peines ternelles. Voyez le mythe du Gorgias et celui de la Rpublique.

aprs avoir parl de ces corps terrestres, et de ces membres moribonds do viennent lme

Et ses craintes et les dsirs, et ses douleurs et ses joies, enferme quelle est dans une prison tnbreuse do elle ne peut contempler le ciel;

Virgile ajoute

Et lorsquau dernier jour la vie abandonne les mes, leurs misres ne sont pas finies et elles ne sont pas purifies dun seul coup de leurs souillures corporelles. Par une loi ncessaire, mille vices invtrs sy attachent encore et y germent en mille faons. Elles sont donc soumises des peines et expient dans les supplices leurs crimes passs: les unes suspendues dans le vide et livres au souffle du vent, les autres plonges dans un abme immense pour sy laver de leurs souillures ou pour y tre purifies par le feu1

Ceux qui adoptent ce sentiment ne reconnaissent aprs la mort que des peines purifiantes; et comme lair, leau et le feu sont des lments suprieurs la terre, ils les font servir de moyens dexpiation pour purifier les mes que le commerce de la terre a souilles. Aussi Virgile a-t-il employ ces trois lments: lair, quand il dit quelles sont livres au souffle du vent; leau, quand il les plonge dans un abme immense; le feu, quand il charge le feu de les purifier. Pour nous, nous reconnaissons quil y a dans cette vie mortelle quelques peines purifiantes, mais elles nont ce caractre que chez ceux qui en profitent pour se corriger, et non chez les autres, qui nen deviennent pas meilleurs, ou qui nen deviennent que pires. Toutes les autres peines, temporelles ou ternelles, que la providence de Dieu inflige chacun par le ministre des hommes ou par celui des bons et des mauvais anges, ont pour objet, soit de punir les pchs passs ou prsents, soit dexercer et de manifester la vertu. Quand nous endurons quelque mal par la malice ou par lerreur dun autre, celui-l pche qui nous cause ce mal; mais Dieu, qui le permet par un juste et secret jugement, ne pche pas. Les uns donc souffrent des peines temporelles en cette vie seulement, les autres aprs la mort; et dautres en cette vie et aprs la mort tout ensemble, bien que toujours avant le dernier jugement. Mais tous ceux qui souffrent des peines temporelles aprs la mort ne tombent point dans les ternelles. Nous avons dj dit quil y en a qui les peines ne sont pas remises en ce sicle et qui elles seront remises en lautre, afin quils

1. Enide, livre VI, v. 733-742.

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ne soient pas punis du supplice qui ne finit pas.

CHAPITRE XIV.DES PEINES TEMPORELLES DE CETTE VIE, QUI SONT UNE SUITE DE LHUMAINE CONDITION.Ils sont bien rares ceux qui, dans cette vie, nont rien souffrir en expiation de leurs pchs, et qui ne les expient quaprs la mort. Nous avons connu toutefois quelques personnes arrives une extrme vieillesse sans avoir eu la moindre fivre, et qui ont pass leur vie dans une tranquillit parfaite. Cela nempche pas qu y regarder de prs, la vie des hommes nest quune longue peine, selon la parole de IEcriture: La vie humaine sur la terre est-elle autre chose quune tentation1?La seule ignorance est dj une grande peine, puisque, pour y chapper, on oblige les enfants, force de chtiments, apprendre les arts et les sciences. Ltude o on les contraint par, la punition est quelque chose de si pnible, qu lennui de ltude ils prfrent quelquefois lennui de la punition. Dailleurs, qui naurait horreur de recommencer son enfance et naimerait mieux mourir? Elle commence par les larmes, prsageant ainsi, sans le savoir, les maux o elle nous engage. On dit cependant que Zoroastre, roi des Bactriens, rit en naissant; mais ce prodige ne lui annona rien de bon, car il passe pour avoir invent la magie, qui, dailleurs, ne lui fut daucun secours contre ses ennemis , puisquil fut vaincu par Ninus, roi des Assyriens2 . Aussi nous lisons dans lEcriture: Un joug pesant est impos aux enfants dAdam, du jour o ils sortent du sein de leur mre jusqu celui o ils entrent dans le sein de la mre commune3 .Cet arrt est tellement invitable, que les enfants mmes, dlivrs par le baptme du pch originel, le seul qui les rendit coupables, sont sujets une infinit de maux, jusqu tre tourments quelquefois par les malins esprits; mais loin de nous la pense que ces souffrances leur soient fatales, quand, par laggravation de la maladie, elles arrivent sparer lme du corps.

1. Job, VII, 1, sec. LXX.

2. Voyez Justin, lib. I, cap. 1, 1.

3. Eccli XL 1.

CHAPITRE XV. .LA GRACE DE DIEU, QUI NOUS FAIT REVENIR DE LA PROFONDEUR DE NOTRE ANCIENNE MISRE, EST UN ACHEMINEMENT AU SICLE FUTUR.Aussi bien, ce joug pesant qui a t impos aux fils dAdam, depuis leur sortie du sein de leur mre jusquau jour de leur ensevelissement au sein de la mre commune, est encore pour nous, dans notre misre, un enseignement admirable: il nous exhorte user sobrement de toutes choses, et nous fait comprendre que cette vie de chtiment nest quune suite du pch effroyable commis dans le Paradis, et que tout ce qui nous est promis par le Nouveau Testament ne regarde que la part que nous aurons la vie future; il faut donc accepter .cette promesse comme un gage et vivre dans lesprance, en faisant chaque jour de nouveaux progrs et mortifiant par lesprit les mauvaises inclinations de la chair1 car Dieu connat ceux qui sont lui2; et tous ceux qui sont conduits par lesprit de Dieu sont enfants de Dieu; enfants par grce, et non par nature, ny ayant quun seul Fils de Dieu par nature, qui, par sa bont, sest fait fils de lhomme, afin que nous, enfants de lhomme par nature, nous devinssions par grce enfants de Dieu. Toujours immuable, il sest revtu de notre nature pour nous sauver, et, sans perdre sa divinit, il sest fait participant de notre faiblesse, afin que, devenant meilleurs, nous perdions ce que nous avons de vicieux et de mortel par la communication de sa justice et de son immortalit, et que nous conservions ce quil a mis de bon en nous dans la plnitude de sa bont. De mme que nous sommes tombs, par le pch dun seul homme, dans une si dplorable misre4, ainsi nous arrivons, par la grce dun seul homme, mais dun homme-Dieu, la possession dun si grand bonheur. Et nul ne doit tre assur davoir pass du premier tat au second, quil ne soit arriv au lieu o il ny aura plus de tentation, et quil ne possde cette paix quil poursuit travers les combats que la chair livre contre lesprit et lesprit contre la chair5. Or, une telle guerre naurait pas lieu, si lhomme, par lusage de son libre arbitre, et conserv sa droiture naturelle; mais par son refus dentretenir avec Dieu une paix qui

1. Rom. VIII, 13. 2. Tim. II, 19. 3. Rom. VIII, 14. 4. Ibid. v, 12. 5. Galat. V, 17.

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faisait son bonheur, il est contraint de combattre misrablement contre lui-mme. Toutefois cet tat vaut mieux encore que celui o il se trouvait avant de stre converti Dieu: il vaut mieux combattre le vice que de le laisser rgner sans combat, et la guerre, accompagne de lesprance dune paix ternelle, est prfrable la captivit dont on nespre point sortir. Il est vrai que nous souhaiterions bien de navoir plus cette guerre soutenir, et quenflamms dun divin amour, nous dsirons ardemment cette paix et cet ordre accomplis, o les choss dun prix infrieur seront pour jamais subordonnes aux choses suprieures. Mais lors mme, ce qu Dieu ne plaise, que nous naurions pas foi dans un si grand bien, nous devrions toujours mieux aimer ce combat, tout pnible quil puisse tre, quune fausse paix achete par labandon de notre me la tyrannie des passions.

CHAPITRE XVI.DES LOIS DE GRCE QUI STENDENT SUR TOUTES LES POQUES DE LA VIE DES HOMMES RGNRS. Telle est la misricorde de Dieu lgard des vases de misricorde quil a destins la gloire, que la premire et la seconde enfance de lhomme, lune livre sans dfense la domination de la chair, lautre en qui la raison encore faible, quoique aide de la parole, ne peut combattre les mauvaises inclinations, toutes deux ne laissent pas cependant d passer de la puissance des tnbres au royaume de Jsus-Christ, sans mme traverser le purgatoire, quand une crature humaine vient mourir cet ge o elle nest pas encore capable daccomplir les commandements de Dieu, pourvu quelle ait reu les sacrements du Mdiateur1. Car la seule rgnration spirituelle suffit pour rendre impuissante nuire aprs la mort lalliance que la gnration charnelle avait contracte avec la mort. Mais quand on est arriv un ge capable de discipline, il faut commencer la guerre contre les vices, et sy porter avec courage, de peur de tomber en des pchs qui mritent la damnation. Nos mauvaises inclinations sont plus faciles surmonter, quand elles ne sont pas encore fortifies par lhabitude; si nous les laissons prendre empire sur nous et nous

1. Comp. saint Augustin, Epist. XCVIII ad Bonifacium.

matriser, la victoire est plus difficile, et on ne les surmonte vritablement que lorsquon le fait par amour de la vritable justice, qui ne se trouve quen la foi de Jsus-Christ. Car si la loi commande sans que lesprit vienne son secours, la dfense quelle fait du pch ne sert qu en augmenter le dsir; si bien quon y ajoute encore par la violation de la loi. Quelquefois aussi on surmonte des vices manifestes par dautres qui sont cachs et que lon prend pour des vertus, quoique lorgueil et une vanit prilleuse en soient les vritables principes. Les vices ne sont donc vraiment vaincus que lorsquils le sont par lamour de Dieu, amour que Dieu seul donne, et quil ne donne que par le Mdiateur entre Dieu et les hommes, Jsus-Christ homme, qui a voulu participer notre mortalit misrable pour nous faire participer sa divinit. Or, ils sont en bien petit nombre ceux qui ont atteint ladolescence sans commettre aucun pch mortel, sans tomber dans aucun excs, dans aucune impit, assez heureux et assez forts pour avoir comprim par la grce abondante de lesprit tous les mouvements drgls de la convoitise. La plupart, aprs avoir reu le commandement de la loi, lont viol, et, stant laiss emporter au torrent des vices, ont eu recours ensuite la pnitence; de la sorte, assists de la grce de Dieu, ils reprennent courage, et leur esprit soumis Dieu parvient soumettre la chair. Que celui donc qui veut se soustraire aux peines ternelles, ne soit pas seulement baptis, mais justifi en Jsus-Christ, afin de passer vritablement de lempire du diable sous la puissance du Sauveur. Et quil ne compte pas sur des peins purifiantes, si ce nest avant le dernier et redoutable jugement! On ne saurait nier pourtant que le feu; mme ternel, ne fasse plus ou moins souffrir les damns, selon la diversit de leurs crimes; et u quil ne doive tre moins ardent pour les uns, plus ardent pour les autres, soit que son ardeur varie suivant lnormit de la peine, soit quelle reste gale, mais que tous ne la sentent pas galement.

CHAPITRE XVII.DE CEUX QUI PENSENT QUE NUL HOMME NAURA A SUBIR DES PEINES TERNELLES.Il me semble maintenant propos de combattre avec douceur lopinion de ceux (498) dentre nous qui, par esprit de misricorde, ne veulent pas croire au supplice ternel des damns, et soutiennent quils seront dlivrs aprs un espace de temps plus ou moins long, selon la grandeur de leurs pchs. Les uns font cette grce tous les damns, les autres la font seulement quelques-uns. Origne est encore plus indulgent: il croit que le diable mme et ses anges, aprs avoir longtemps souffert, seront la fin dlivrs de leurs tourments pour tre associs aux saints anges. Mais1Eglise la condamn justement pour cette erreur et pour dautres encore, entre lesquelles je citerai surtout ces vicissitudes ternelles de flicit et de misre o il soumet les mes, Eu cela, il se dpart de cette compassion quil semble avoir pour les malheureux damns, puisquil fait souffrir aux saints de vritables misres, en leur attribuant une batitude o ils ne sont point assurs de possder ternellement le bien qui les rend heureux1. Lerreur de ceux qui restreignent aux damns cette vicissitude et veulent que leurs supplices fassent place une ternelle flicit est bien loin de celle dOrigne. Cependant, si leur opinion est tenue pour bonne et pour vraie, parce quelle est indulgente, elle sera dautant meilleure et dautant pins vraie quelle sera plus indulgente. Que cette source de bont se rpande donc jusque sur les anges rprouvs, au moins aprs plusieurs sicles de tortures. Pourquoi se rpand-elle sur toute la nature humaine et vient-elle tarir pour les auges? Mais non, cette piti nose aller aussi loin et stendre jusquau diable. Et pourtant, si un de ces misricordieux se risquait aller jusque-l, sa bont nen serait-elle pas plus grande? mais aussi son erreur serait plus pernicieuse et plus oppose aux paroles de Dieu.

1. Sur les systmes dOrigne, voyez Epiphane (Lettre Jean de Jrusalem), saint Jrme (Epist. LXI ad Pammachium et LXXV ad Vigilantium) et saint Augustin lui-mme, Trait des hrsies, hr. XLIII. Saint Jrme nous apprend aussi que les sentiments dOrigne furent condamns par le pape Anastase. Ce ne fut qua plus tard, aprs la mort de saint Augustin, quOrigne fut condamn sous le pape Virgile et lempereur Justinien, au cinquime concile oecumnique. Voyez les actes, de ce concile (act. IV, cap. 11) et Nicphore Calliste, Lb. XVII, cap. 27, 28.

CHAPITRE XVIII.DE CEUX QUI CROIENT QUAUCUN HOMME NE SERA DAMN AU DERNIER JUGEMENT, A CAUSE DE LINTERCESSION DES SAINTS.Dautres encore, comme jai pu men assurer dans la conversation, sous prtexte de respecter lEcriture, mais en effet dans leur propre intrt, font Dieu encore plus indulgent envers les hommes. lis avouent bien que les mchants et les infidles mritent dtre punis, comme lEcriture les en menace; mais ils soutiennent que lorsque le jour du jugement sera venu, la clmence lemportera, et que Dieu, qui est bon, rendra tous les coupables aux prires et aux intercessions des saints. Car, si les saints priaient pour eux, quand ils en taient perscuts, que ne feront-ils point, quand ils les verront abattus, humilis et suppliants? Et comment croire que les saints perdent leurs entrailles d misricorde, surtout en cet tat de vertu consomme qui les met labri de toutes les passions? ou comment douter que Dieu ne les exauce, alors que leurs prires seront parfaitement pures? Lopinion prcdente, qui veut que les mchants soient la fin dlivrs de leurs tourments, allgue en leur faveur ce passage du psaume: Dieu oubliera-t-il sa clmence? et sa colre arrtera-t-elle le cours de ses misricordes1?. Mais nos nouveaux adversaires soutiennent que ce mme passage favorise bien mieux encore leur opinion. La colre de Dieu, disent-ils, veut que tous ceux qui sont indignes de la batitude ternelle souffrent un supplice ternel, mais pour permettre quils en souffrent un quelconque, si court quil soit, ne faut-il pas que sa colre arrte le cours de ses misricordes? Et cest pourtant ce que nie le Psalmiste. Car il ne dit pas: Sa colre arrtera-t-elle longtemps le cours de ses misricordes? mais il dit quelle ne larrtera nullement.

Si lon rpond qu ce compte les menaces de Dieu sont fausses, puisquil n condamnera personne, ils rpliquent quelles n sont pas plus fausss que celle quil fit Ninive de la dtruire2, ce qui pourtant narriva pas, bien quil len et menace sans condition. En effet, le Prophte ne dit pas: Ninive sera dtruite, si elle ne se corrige et ne fait pnitence, mais il dit: Encore quarante jours,

1. Ps. LXXVI, 10. 2. Jonas, III, 4.

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et Ninive sera dtruite. Cette menace tait donc vraie, ajoutent-ils, puisque les Ninivites mritaient ce chtiment; mais Dieu ne lexcuta point , parce que sa colre narrta pas le cours de ses misricordes, et quil se laisse flchir leurs cris et leurs larmes. Si donc, disent-ils, il pardonna alors, bien que cela dt contrister son prophte, combien sera-t-il plus favorable encore, quand tous ses saints intercderont pour des suppliants? Objecte-t-on que lEcriture na point parl de ce pardon, cest, leur sens, afin deffrayer un grand nombre de pcheurs par la crainte des supplices et de les obliger se convertir, et aussi afin quil y en ait qui puissent prier pour ceux qui ne se convertiront pas. Ils ne prtendent pas nanmoins que lEcriture nait rien laiss entrevoir ce sujet. Car quoi sapplique, disent-ils, cette parole du psaume: Seigneur, que la douceur que vous avez cache ceux qui vous craignent est grande et abondante1! Ne veut-elle pas nous faire entendre que cette douceur de la misricorde de Dieu est cache aux hommes pour les retenir dans la crainte? Ils ajoutent que cest pour cela que lAptre a dit: Dieu a permis que tous tombassent dans linfidlit, afin de faire grce tous2; montrant ainsi quil ne damnera personne. Toutefois ceux qui sont de cette opinion ne ltendent pas jusqu Satan et ses anges. Car ils ne sont touchs de compassion que pour leurs semblables; et en cela ils plaident principalement leur cause, parce que, comme ils vivent dans le dsordre et dans limpit, ils se flattent de profiter de cette impunit gnrale quils couvrent du nom de misricorde. Mais ceux qui ltendent mme au prince des dmons et ses satellites portent encore plus haut queux la misricorde de Dieu3.

CHAPITRE XIX.DE CEUX QUI PROMETTENT LIMPUNIT DE TOUS LEURS PCHS, MME AUX HRTIQUES, A CAUSE DE LEUR PARTICIPATION AU CORPS DE JSUS-CHRIST.Il y en a dautres qui ne promettent pas tous les hommes cette dlivrance des supplices ternels, mais seulement ceux qui, ayant reu le baptme, participent au corps

1. Ps. XXX, 20. 2. Rom. XI, 32.

de Jsus-Christ, de quelque manire dailleurs quils aient vcu, et en quelque hrsie, en quelque impit quils soient tombs. Et ils se fondent sur ce que le Sauveur a dit: Voici le pain qui est descendu du ciel, afin que celui qui en mangera ne meure point. Je suis le pain descendu du ciel: si quelquun mange de ce pain, il vivra ternellement1. Il faut donc ncessairement, disent-ils, qu ce prix les hrtiques soient dlivrs de la mort ternelle, et quils passent quelque jour lternelle flicit.

CHAPITRE XX.DE CEUX QUI PROMETTENT LINDULGENCE DE DIEU, NON A TOUS LES PCHEURS, MAIS A CEUX QUI SE SONT FAITS CATHOLIQUES, DANS QUELQUES CRIMES ET DANS QUELQUES ERREURS QUILS SOIENT TOMBS PAR LA SUITE.Quelques-uns ne font pas cette promesse tous ceux qui ont reu le baptme de Jsus-Christ et particip au sacrement de son corps, mais aux seuls catholiques, alors mme dailleurs quils vivent mal. Ceux-l, disent-ils, sont tablis corporellement en Jsus-Christ, ayant mang son corps, non pas seulement en sacrement, mais en ralit. Et comme dit lAptre: Nous ne sommes tous ensemble quun mme pain et quun mme corps2; Or, bien que les catholiques tombent ensuite dans lhrsie, ou mme dans lidoltrie, par cela seul quils ont reu le baptme de Jsus-Christ tant dans son corps, cest--dire dans lEglise catholique, et ayant mang le corps du Sauveur, ils ne mourront point ternellement, mais ils jouiront quelque jour de lternelle flicit. Et la grandeur de leur impit rendra sans doute leurs peines plus longues, mais elle ne les rendra pas ternelles.

CHAPITRE XXL.DE CEUX QUI CROIENT AU SALUT DES CATHOLIQUES QUI AURONT PERSVR DANS LEUR FOI, BIEN QUILS AIENT TRS-MAL VCU ET MRIT PAR L LE FEU DE LENFER.Mais dautres, considrant cette parole de lEcriture: Celui qui persvrera jusqu la fin sera sauv3, ne promettent le salut qu ceux qui seront toujours demeurs dans lEglise catholique, quoiquils aient dailleurs

1. Jean, VI, 50-52. 2. I Cor. X, 17. Matt. XXIV, 13.

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mal vcu. Ils disent quils seront sauvs par lpreuve du feu, en vertu de ce que dit

lAptre: Personne ne peut tablir dautre fondement que celui qui est pos, savoir, Jsus-Christ. Or, on verra ce que chacun aura bti sur ce fondement, si cest de lor, de largent et des pierres prcieuses, ou du bois, du foin et de la paille; car le jour du Seigneur le manifestera, et le feu fera connatre quel est louvrage de chacun: celui dont louvrage demeurera en recevra la rcompense; celui dont louvrage sera brl en souffrira prjudice; il ne laissera pas pourtant dtre sauv, mais par lpreuve du feu1, Ils disent donc quun chrtien catholique, quelque vie quil mne, a Jsus-Christ pour fondement, lequel manque tout hrtique retranch de lunit du corps; et ds lors, dans quelque dsordre quil ait vcu, comme il aura bti sur le fondement de Jsus-Christ, bois, foin ou paille, peu importe, il sera sauv par lpreuve du feu, cest--dire, aprs une peine passagre, dlivr de ce feu

ternel qui tourmentera les mchants au dernier jugement.

CHAPITRE XXII.DE CEUX QUI PENSENT QUE LES FAUTES RACHETES PAR DES AUMNES NE SERONT PAS COMPTES AU JOUR DU JUGEMENT.Jen ai rencontr aussi plusieurs convaincus que les flammes ternelles ne seront que pour ceux qui ngligent de racheter leurs pchs par des aumnes convenables, suivant cette parole de laptre saint Jacques: On jugera sans misricorde celui qui aura t sans misricorde. Celui donc, disent-ils, qui aura fait laumne, tout en menant une vie drgle, sera jug avec misricorde, si bien quil ne sera point puni, ou quil sera finalement dlivr; cest pour cela, suivant eux, que le Juge mme des vivants et des morts ne fait mention que des aumnes, lorsquil sadresse ceux qui sont sa droite et sa gauche3. Ils prtendent aussi que cette demande que nous faisons tous les jours dans lOraison dominicale: Remettez-nous nos offenses, comme nous les remettons ceux qui nous ont offenss2, doit tre entendue dans le mme sens. Cest faire laumne que

1. I Cor. III, 10-15. 2. Jacques, II, 18. 3. Matt, XXV, 33 et seq. 4. Ibid. VI, 12.

de pardonner une offense. Notre-Seigneur lui-mme a donn un si haut prix au pardon des injures, quil a dit: Si vous pardonnez ceux qui vous offensent, votre Pre vous pardonnera vos pchs; mais si vous ne leur pardonnez point, votre Pre cleste ne vous pardonnera pas non plus1. A cette sorte daumne se rapporte aussi ce qui a t cit de saint Jacques, que celui qui naura point fait misricorde sera jug sans misricorde. Notre-Seigneur na point distingu les grands des petits pchs, mais il a dit gnralement: Votre Pre vous remettra vos pchs, si vous remettez vos offenses. Ainsi, dans quelque dsordre que vive un pcheur jusqu la mort, ils estiment que ses crimes lui sont remis tous les jours en vertu de cette oraison quil rcite tous les jours, pourvu quil se souvienne de pardonner de bon coeur les offenses qui lui en demande pardon. Pour moi, je vais, avec laide de Dieu, rfuter toutes ces erreurs, et je mettrai fin ce vingt-unime livre.

CHAPITRE XXIII.CONTRE CEUX QUI PRTENDENT QUE NI LES SUPPLICES DU DIABLE, NI CEUX DES HOMMES PERVERS NE SERONT TERNELS.Et premirement, il faut senqurir et savoir pourquoi lEglise na pu souffrir lopinion de ceux qui promettent au diable le pardon, mme aprs de trs-grands et de trs-longs supplices. Car tant de saints si verss dans le Nouveau et dans lAncien Testament nont envi la batitude personne; mais cest quils ont vu quils ne pouvaient anantir ni infirmer cet arrt que le Sauveur dclare quil prononcera au jour du jugement: Retirez-vous de moi, maudits, et allez dans le feu ternel prpar pour le diable et pour ses anges2. Ces paroles montrent clairement que le diable et ses anges brleront dans le feu ternel, et cest aussi ce qui rsulte de ce passage de lApocalypse: Le diable qui les sduisait fut jet dans un tang de feu et de soufre, avec la bte et le faux prophte, et ils y seront tourments jour et nuit, dans les sicles des sicles3. LEcriture disait tout lheure: Le feu ternel; elle dit maintenant: Pendant les sicles des sicles: expressions

1. Matt. VI, 14, 15. 2. Matt. XXV, 41. Apoc. XX, 9, 10.

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synonymes pour dsigner une dure sans fin. Il ny a donc pas chercher dautre raison, de raison plus juste et plus vidente que celle-l de cette croyance fixe et immuable de la vritable pit, quil ny aura plus- de retour la justice et la vie des saints pour le diable et -pour ses anges. Cela sera ainsi, parce que lEcriture. qui ne trompe personne, dit que Dieu nie les a point pargns1, mais quil les a jets dans les tnbreuses prisons de lenfer, pour y tre gards jusquau dernier jugement, aprs lequel ils seront prcipits dans le feu ternel et tourments durant les sicles des sicles. Et maintenant, comment prtendre que tous les hommes, ou mme quelques-uns, seront dlivrs de cette ternit de peines, aprs quelques longues souffrances que ce puisse tre, sans porter atteinte la foi qui nous fait croire que le supplice des dmons sera ternel? En effet, si parmi ceux qui lon dira: Retirez-vous de moi, maudits, et allez au feu ternel prpar pour le diable et pour ses anges2, il en est qui ne doivent pas toujours demeurer dans ce feu, pourquoi voudrait-on que le diable et ses

anges y demeurassent ternellement? Est-ce que la sentence que Dieu prononcera contre les anges et contre les hommes -ne sera vraie que pour les anges? Oui, si les conjectures des hommes lemportent sur la parole de Dieu. Mais comme cela est absurde, ceux qui veulent se garantir du supplice ternel ne doivent pas perdre leur temps disputer contre Dieu, mais accomplir ses commandements, tandis quil en est encore temps. Dailleurs, quelle apparence y a-t-il dentendre par ces mots: Supplice ternel, un feu qui doit durer longtemps, et, par vie ternelle, une vie qui doit durer toujours, alors que Jsus-Christ, au mme lieu, et sans distinction, ni intervalle, a dit: Ceux-ci iront au supplice ternel, et les justes dans la vie ternelle3. Si les deux destines sont ternelles, on doit entendre ou que toutes deux dureront longtemps, mais pour finir un jour, ou que toutes deux dureront toujours, pour ne finir jamais. Car les deux choses sont corrlatives: dun ct, le supplice ternel, de lautre, la vie ternelle; de sorte quon ne peut prtendre sans absurdit quune seule et mme expression caractrise une vie ternelle qui naurait point de fin, et un supplice

1. II Pierre, II, 4. 2. Matt. XXV, 41. 3. Ibid. 46.

ternel qui en aurait une. Puis donc que la vie ternelle des saints ne finira point, il en sera de mme du supplice ternel des dmons.

CHAPITRE XXIV.CONTRE CEUX QUI PENSENT QUAU JOUR DU JUGEMENT DIEU PARDONNERA A TOUS LES MCHANTS SUR LINTERCESSION DES SAINTS.Or, ce raisonnement est aussi concluant contre ceux qui, dans leur propre intrt, tchent dinfirmer, les paroles de Dieu, sous prtexte dune plus grande misricorde, et qui prtendent que les paroles de lEcriture sont vraies, non parce que les hommes doivent souffrir les peines dont il les a menacs, mais parce quils mritent de les souffrir. Dieu se laissera flchir, disent-ils, lintercession des saints, qui, priant alors dautant plus pour leurs ennemis que leur saintet sera plus grande , en obtiendront plus aisment le pardon. Mais pourquoi donc, si leurs prires sont si efficaces, ne les emploieraient-ils pas de mme pour les anges qui le feu ternel est prpar, afin que Dieu rvoque son arrt contre eux et les prserve de ces flammes? Quelquun sera-t-il assez hardi pour aller jusque-l et dire que les saints anges se joindront aux saints hommes, devenus gaux aux anges de Dieu, afin dintercder pour les anges et pour les hommes condamns, et dobtenir que la misricorde de Dieu les drobe aux vengeances de sa justice? Voil ce quaucun catholique na dit et ne dira jamais. Autrement il ny a plus de raison pour que lEglise ne prie pas mme ds maintenant pour le diable et pour ses anges, puisque Dieu, qui est son matre, lui a command de prier pour ses ennemis. La mme raison donc qui empche maintenant lEglise de prier pour les mauvais anges quelle sait tre ses ennemis, lempchera alors de prier pour les hommes destins aux flammes ternelles. Car maintenant elle prie pour les hommes qui sont ses ennemis, parce que cest encore, le temps dune pnitence utile. En effet, que demande-t-elle Dieu pour eux, sinon, comme dit lAptre: Quils fassent pnitence et quils sortent des piges du diable qui les tient captifs et en dispose son gr1? Que si lEglise connaissait s prsent ceux qui sont prdestins aller avec le diable dans

1. II Tim. II, 25, 26.

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le feu ternel, elle prierait aussi peu pour eux que pour lui. Mais, comme elle nen est pas assure, elle prie pour tous ses ennemis qui sont ici-bas, quoiquelle ne soit pas exauce pour tous. Car elle nest exauce que pour ceux qui, bien que ses ennemis, sont prdestins devenir ses enfants par le moyen de ses prires. Mais prie-t-elle pour les mes de ceux qui meurent dans lobstination et qui nentrent point dans son sein? Non, et pourquoi cela, sinon parce quelle compte dj au nombre des complices du diable ceux qui pendant cette vie ne sont pas amis de Jsus-Christ?

Cest donc, je le rpte, la mme raison qui empche maintenant lEglise de prier pour les mauvais anges qui lempchera alors de prier pour les hommes destins au feu ternel. Et cest encore pour la mme raison que tout en priant maintenant pour les morts en gnral, elle ne prie pas pourtant pour les mchants et les infidles qui sont morts. Car, parmi les hommes qui meurent, il en est pour qui les prires de lEglise ou de quelques personnes pieuses sont exauces; mais ce sont-ceux qui ayant t rgnrs en Jsus-Christ, nont pas assez mal vcu pour quon les juge indignes de cette assistance, ni assez bien pour quelle ne leur soit pas ncessaire. Il sen trouvera aussi, aprs la rsurrection des morts, qui Dieu fera misricorde et quil nenverra point dans le feu ternel, condition quils auront souffert les peines que souffrent les mes des trpasss. Car il ne serait pas vrai de dire de quelques-uns, quil ne leur sera pardonn ni en cette vie, ni dans lautre, sil ny en avait qui Dieu ne pardonne point en cette vie, mais qui il pardonnera dans lautre. Donc, puisque le Juge des vivants et des morts a dit: Venez, vous que mon Pre a bnis, prenez possession du royaume qui vous a t prpar ds la naissance du monde; et aux autres au contraire: Retirez-vous de moi, maudits, et allez au feu ternel prpar pour le diable et ses anges; et: Ceux-ci iront au supplice ternel et les justes la vie ternelle1, il y a trop de prsomption prtendre que le supplice ne sera ternel pour aucun de ceux que Dieu envoie au supplice ternel, et ce serait donner lieu de dsesprer ou de douter de la vie ternelle.

Que personne nexplique donc ces paroles du

1. Matt. XXV, 34, 41, 46.

psaume: Dieu oubliera-t-il sa clmence? et sa colre arrtera-t-elle le cours de ses misricordes1? comme si la sentence de Dieu tait vraie lgard des bons et fausse lgard des mchants, ou vraie lgard des hommes de bien et des mauvais anges, et fausse lgard des hommes mchants. Ce que dit le psaume se rapporte aux vases de misricorde et aux enfants de la promesse, du nombre desquels tait ce prophte mme qui, aprs avoir dit: Dieu oubliera-t-il sa clmence? et sa colre arrtera-t-elle le cours de ses misricordes? ajoute aussitt: Et jai dit: Je commence; ce changement est un coup de la droite du Trs-Haut2; par o il explique sans doute ce quil venait de dire Sa colre arrtera-t-elle le cours de ses misricordes? Car cette vie mortelle o lhomme est devenu semblable la vanit, et o ses jours passent comme une ombre3, est un effet de la colre de Dieu. Et cependant, malgr cette colre, il noublie pas de montrer sa misricorde, en faisant lever son soleil sur les bons et sur les mchants, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes4. Ainsi sa colre narrte pas le cours de ses misricordes, surtout en ses changements dont parle la suite du psaume: Je commence; ce changement est un coup de la droite du Trs-haut. Quelque misrable, en effet, que soit cette vie, Dieu ne laisse pas dy changer en mieux les vases de misricorde; non que sa colre ne subsiste toujours au milieu de cette malheureuse corruption, mais elle narrte pas le cours de sa bont. Et puisque la vrit du divin cantique se trouve ainsi accomplie, il nest pas besoin den tendre le sens au chtiment de ceux qui nappartiennent pas la Cit de Dieu. Si donc lon persiste linterprter de la sorte, quon fasse du moins consister la misricorde divine, non prserver les damns de ces peines ou les en dlivrer, mais les leur rendre plus lgres quils ne le mritent5: sentiment que je ne prtends pas dailleurs tablir, me bornant ne le point rejeter.

Quant ceux qui ne voient quune menace au lieu dun arrt effectif dans ces paroles:

Retirez-vous de moi, maudits, et allez au

1. Ps. LXXVI, 10. 2. Ibid. 11. 3. Ps. CXLIII, 4. 4. Matt. V, 45.

2. Cest aussi le sentiment plusieurs fois exprim par saint Jean Chrysostome, notamment dans son homlie XXXVII sur la Gense, n. 3.

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feu ternel; et dans cet autre passage Ceux-ci iront au supplice ternel1; et encore dans celui-ci: Ils seront tourments dans les sicles des sicles2; et enfin dans cet endroit: Leur ver ne mourra point, et le feu qui les brlera ne steindra point3; ce nest pas moi qui les combats et qui les rfute, cest1Ecriture sainte. En effet, les Ninivites ont fait pnitence en cette vie4; et cela leur a t utile, parce quils ont sem dans ce champ o Dieu a voulu quon semt avec larmes pour y moissonner plus tard avec joie5.Qui peut nier toutefois que la prdiction de Dieu nait t accomplie, moins de ne pas considrer assez comment Dieu dtruit les pcheurs non-seulement quand il est en colre contre eux, mais aussi quand il leur fait misricorde? Il les dtruit de deux manires: ou comme les habitants de Sodome, en punissant les hommes mmes pour leurs pchs, ou comme les habitants de Ninive, en dtruisant les pchs des hommes par la pnitence. Ce que Dieu avait annonc est donc arriv: la mauvaise Ninive a t renverse, et elle est devenue bonne, ce quelle ntait pas; et, bien que ses murs et ses maisons soient demeurs debout, elle a t ruine dans ses mauvaises murs6. Ainsi, quoique le Prophte ait t contrist de ce que les Ninivites navaient pas ressenti leffet quils ap