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Alphonse AULARD [1849-1928] Professeur à la Faculté des lettres de l’Université de Paris (1913) Histoire politique de la Révolution française Origines et développement de la démocratie et de la République (1789-1804) Un document produit en version numérique par Claude Ovtcharenko, bénévole, Journaliste à la retraite près de Bordeaux, à 40 km de Périgueux Page web . Courriel: [email protected] Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

Aulard François-Alphonse - Histoire politique de la Révolution française (1913)

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Aulard François-Alphonse - Histoire politique de la Révolution française (1913)

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  • Alphonse AULARD [1849-1928] Professeur la Facult des lettres de lUniversit de Paris

    (1913)

    Histoire politique de la Rvolution franaise

    Origines et dveloppement de la dmocratie et de la Rpublique (1789-1804)

    Un document produit en version numrique par Claude Ovtcharenko, bnvole, Journaliste la retraite prs de Bordeaux, 40 km de Prigueux

    Page web. Courriel: [email protected]

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

    Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

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    Cette dition lectronique a t ralise par Claude Ovtcharenko, bnvole, journaliste la retraite prs de Bordeaux, 40 km de Pri-gueux.

    Courriel: [email protected] partir de : Alphonse AULARD [1849-1928] Histoire politique de la Rvolution franaise. Origines et dveloppement de la dmocratie et de la Rpublique (1789-

    1804). Paris : Librairie Armand Colin, 5e dition, 1913, 810 pp.

    Premire dition, 1901. Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times New Roman, 12 points. Pour les citations : Times New Roman, 12 points. Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5 x 11

    dition numrique ralise le 29 mai 2011 Chicoutimi, Ville de Saguenay, Qu-bec.

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    Alphonse AULARD [1849-1928]

    Histoire politique de la Rvolution franaise. Origines et dveloppement de la dmocratie

    et de la Rpublique (1789-1804).

    Paris : Librairie Armand Colin, 5e dition, 1913, 810 pp. Premire dition, 1901.

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    Table des matires Avertissement

    PREMIRE PARTIELES ORIGINES DE LA DMOCRATIE

    ET DE LA RPUBLIQUE 1789-1792

    CHAPITRE ILide rpublicaine et dmocratique avant la Rvolution. I. Il ny a pas en France de parti rpublicain. Opinions monarchistes : 1 des

    morts illustres : Montesquieu, Voltaire, dArgenson, Diderot, dHolbach, Helv-tius, Rousseau, Mably ; 2 des vivants influents ou clbres : Taynal, Condorcet, Mirabeau, Siys, dAntraigues, La Fayette, Camille Desmoulins. II. Les cri-vains visent introduire dans la monarchie des institutions rpublicaines, III. Affaiblissement de la monarchie ; opposition des Parlements. IV. Les Parle-ments empchent la monarchie absolue de se rformer ; ils entravent ltablissement des Assembles provinciales. V. Influence de lAngleterre et de lAmrique. VI. Jusqu quel point les crivains sont-ils dmocratiques ? VII. tat desprit dmocratique et rpublicain.

    CHAPITRE IILide rpublicaine et dmocratique au dbut de la Rvolution. I. Convocation des tats gnraux ; les cahiers. II. Formation de

    lAssemble nationale. III. Prise de la Bastille et rvolution municipale. IV. Dclaration des droits. V. Consquences logiques de la Dclaration.

    CHAPITRE IIIBourgeoisie et dmocratie 1789-1790. I. On ne tire de la Dclaration des droits, ni toutes les consquences sociales,

    ni toutes les consquences politiques. Il ny a, cette poque, ni socialistes ni rpublicains. II. Organisation de la monarchie. III. Organisation de la bourgeoisie en classe privilgie. Rgime censitaire. IV. Mouvement dmocra-tique. V. Application du rgime censitaire. VI. Les revendications dmocra-tiques saccentuent.

  • Alphonse Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise. (1913) 6

    CHAPITRE IVFormation du parti dmocratique et naissance du parti rpublicain. 1790-1791. I. Le parti dmocratique. II. La fdration. III. Le premier parti rpu-

    blicain : le journal et le salon de Mme Robert. IV. Premires manifestations socialistes. V. Le fminisme : les Socits fraternelles des deux sexes. VI. Campagne contre le rgime bourgeois. VII. Manifestations rpublicaines de dcembre 1790 juin 1791. VIII. La politique humanitaire. IX. Rsum.

    CHAPITRE VLa fuite Varennes et le mouvement rpublicain. 21 juin-17 juillet 1791. I. Caractre de Louis XVI. Importance historique de la fuite Varennes.

    II. Attitude de lAssemble constituante. III. Attitude de Paris : le peuple, les sections, les clubs, la presse. IV. Le retour du roi fait chec au parti rpubli-cain. V. Polmiques sur la question rpublique ou monarchie. Siys, Condor-cet. VI. Le mouvement rpublicain en province. VII. Les dmocrates et laffaire du Champ de Mars.

    CHAPITRE VILes rpublicains et les dmocrates aprs laffaire du champ de Mars. I. Scission et raction aprs la journe du 17 juillet 1791. II. Aggravation

    du systme bourgeois. III. LAssemble constituante ferme toute voie lgale la dmocratie et la rpublique. IV. Restauration du pouvoir royal.

    CHAPITRE VIIDepuis la runion de lAssemble lgislative jusqu la journe du 20 juin

    1792. I. lections lAssemble lgislative et abdication provisoire des partis d-

    mocratique et rpublicain. II. Premiers actes et politique de la Lgislative. III. Lopinion publique. IV. Politique du roi. La dclaration de guerre lAutriche. Querelle de lAssemble et du roi. V. Politique antirpublicaine de Robespierre. VI. Journe du 20 juin 1792. VII. Consquences de cette journe.

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    CHAPITRE VIIILes prparatifs du dtrnement de Louis XVI. I. Mesures prises par lAssemble lgislative contre le pouvoir royal. II.

    Lesprit public en France en juillet-aot 1792. III. Les fdrs. IV. Les journaux parisiens et le rpublicanisme. V. Lagitation sectionnaire. VI. Attitude de lAssemble lgislative.

    __________________

    DEUXIME PARTIELA RPUBLIQUE DMOCRATIQUE

    1792-1795 CHAPITRE IChute du trne et tablissement de la dmocratie. I. Suspension de Louis XVI. II. Organisation du pouvoir excutif. La

    Commune rvolutionnaire. III. Le suffrage universel. CHAPITRE IIvolution des ides politiques entre le 10 aot et le 22 septembre 1792. I. Adhsion de la France provinciale la rvolution du 10 aot. II. Mou-

    vement contre Louis XVI et contre la royaut. III. Attitude de lAssemble lgislative. IV. Attitude du peuple de Paris. V. Les journaux et les pam-phlets. VI. lections parisiennes la Convention. VII. Le club des Jaco-bins. VIII. Mouvement rpublicain en province. IX. lection des dputs la Convention. X. Mouvement rpublicain dans ces lections. XI. Projets de prendre un autre roi. XII. Plans dorganisation de la rpublique.

    CHAPITRE IIItablissement de la Rpublique. I. Abolition de la royaut (21 septembre 1792). II. tablissement de la r-

    publique (22 septembre 1792). III. Comment lopinion publique accueillit cet tablissement.

  • Alphonse Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise. (1913) 8

    CHAPITRE IVLa constitution de 1793. I. Le projet de Condorcet. II. Lopinion. III. Les dbats la Convention

    sur le projet de Condorcet. IV. Le projet dHrault de Schelles. V. Discus-sion et adoption de ce projet. VI. Caractre gnral de la constitution de 1793. VII. Plbiscite dacceptation. VIII. Ajournement de cette constitution.

    CHAPITRE VLe gouvernement rvolutionnaire avant le 9 thermidor. I. Dfinition du gouvernement rvolutionnaire. II. Le Conseil excutif

    provisoire et les Commissions excutives. III. La Convention nationale : orga-nisation, fonctionnement. IV. Le Comit de sret gnrale. Le Comit de dfense gnrale. Le Comit de salut public. V. Les reprsentants en mission. VI. Les socits populaires. Les Comits rvolutionnaires. VII. Le dcret du 14 frimaire an II. VIII. La Terreur. Le rgime de la presse. Le Tribunal rvolutionnaire. Lois terroristes. IX. Caractre gnral du gouvernement rvo-lutionnaire.

    CHAPITRE VILes opinions et les partis. Le royalisme avant le 9 thermidor. I. Le royalisme en France au dbut de la Rpublique. II. Le royalisme dans

    les rgions insurges : la Vende, Lyon, Toulon. Attitude du comte de Provence. III. Le royalisme dans les rgions non insurges.

    CHAPITRE VIILes opinions et les partis. Girondins, Montagnards, Dantonistes. Septembre 1792 juillet 1793. I. Organisation du parti girondin. II. Son programme politique. III. Ses

    chefs. IV. Organisation et programme du parti montagnard. V. Ses chefs. VI. Conflit de ces deux partis. VII. Chute de Danton.

    CHAPITRE VIIILes opinions et les partis. La Montagne victorieuse. Robespierre, Hbert, Danton. Juillet 1793 germinal an II. I. Le fdralisme. II. La France montagnarde. III. Le socialisme. IV.

    Les Hbertistes et les Dantonistes.

  • Alphonse Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise. (1913) 9

    CHAPITRE IXLa politique religieuse avant le 9 thermidor. I. Maintien de la constitution civile du clerg. Lois contre les prtres rfractai-

    res. II. La dchristianisation. Le culte de la Raison. III. La politique reli-gieuse du Comit de salut public. Persistance du catholicisme. IV. Le culte de ltre suprme et Robespierre.

    CHAPITRE XLa rvolution du 9 thermidor. I. Causes de la chute de Robespierre. II. Les journes des 8 et 9 thermidor

    an II. III. Insurrection et dfaite de la Commune et des robespierristes. CHAPITRE XILa dcadence du gouvernement rvolutionnaire aprs le 9 thermidor. I. La raction thermidorienne. II. Maintien du gouvernement rvolution-

    naire. III. Rorganisation du pouvoir central. Dcentralisation administrative. IV. Les reprsentants en mission. Les Socits populaires. Les Comits rvolu-tionnaires. V. La Commune de Paris. VI. La garde nationale. VII. Le tribunal rvolutionnaire. Rvocation de diverses lois terroristes. VIII. Le rgi-me de la presse. IX. Caractres gnraux de la dcadence du gouvernement rvolutionnaire.

    CHAPITRE XIILes opinions, les partis, la politique religieuse aprs le 9 thermidor. I. Thermidoriens de gauche et thermidoriens de droite. Rentre des Girondins.

    II. Changement dans les murs. III. Raction contre la Terreur et les terro-ristes. IV. Journes de germinal et de prairial. V. La Terreur blanche. VI. Le royalisme. Le 13 vendmiaire. VII. La politique religieuse : sparation de lglise et de ltat.

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  • Alphonse Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise. (1913) 10

    TROISIME PARTIELA RPUBLIQUE BOURGEOISE

    1795-1799 CHAPITRE ILa Constitution de lan III. I. Mouvement dopinion et dbats pralables. II. Suppression du suffrage

    universel. III. Rtablissement du rgime censitaire. IV. Discussions pro-pos du rgime censitaire. V. Organisation du pouvoir lgislatif. VI. Organi-sation du pouvoir excutif. VII. Organisation administrative et municipale. VIII. Dclaration des droits. IX. Caractre gnral de la Constitution. X. Principales lois lectorales organiques. XI. Le plbiscite. XII. Mise en acti-vit de la Constitution.

    CHAPITRE IILapplication de la Constitution de lan III. I. Caractre gnral de cette priode. II. Le rgime lectoral : lection des

    dputs. III. Le rgime lectoral : lection des fonctionnaires. IV. Le Corps lgislatif : Conseil des Cinq-Cents et Conseil des Anciens. V. Le Directoire excutif et les ministres. VI. Les commissaires du Directoire. La centralisation administrative. VII. Les clubs. VIII. Le rgime de la presse priodique.

    CHAPITRE IIILes opinions, les partis, la politique religieuse jusquau 18 fructidor. I. Les serments et les partis. II. Les rpublicains bourgeois ou directoriaux.

    III. Les dmocrates. Babeuf et le babouvisme. IV. Les royalistes. V. La politique religieuse : les ftes nationales ; la thophilanthropie. VI. La politi-que religieuse : le catholicisme. VII. Le coup dtat du 18 fructidor.

    CHAPITRE IVLa politique religieuse, les opinions, les partis aprs le 18 fructidor. I. La politique religieuse : le catholicisme. II. La politique religieuse : le

    culte dcadaire ; la thophilanthropie. III. Le royalisme. IV. Rpublicains directoriaux et rpublicains dmocrates. Loi du 22 floral an VI (11 mai 1798). VI. Rapparition de la Terreur. VII. Rsurrection des Jacobins.

  • Alphonse Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise. (1913) 11

    CHAPITRE VChute du Directoire excutif. I. Causes gnrales du coup dtat du 18 brumaire. II. Popularit de Napo-

    lon Bonaparte. Son retour dgypte. III. Prparatifs du coup dtat. IV. Journe du 18 brumaire. V. Journe du 19 brumaire. VI. Suppression et remplacement du Directoire.

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    QUATRIME PARTIELA RPUBLIQUE PLBISCITAIRE

    1799-1804 CHAPITRE ILe Consulat provisoire et la Constitution de lan VIII. I. Le 18 brumaire et lopinion. II. Politique des consuls provisoires. III.

    Rdaction de la Constitution de lan VIII. IV. Analyse de cette constitution. V. Le plbiscite dacceptation.

    CHAPITRE IILe Consulat dcennal. I. Installation des pouvoirs publics. II. Rgime de la presse. III. Organi-

    sation administrative. IV. Nouvelles murs. V. Effets de la victoire de Ma-rengo lintrieur. Attentat, proscriptions, progrs du despotisme.

    CHAPITRE IIILa politique religieuse. I. Le rgime de la sparation de lglise et de ltat sous le Consulat. Le culte

    dcadaire. La thophilanthropie. II. Les deux sectes catholiques. III. Rsul-tats gnraux du rgime de la sparation. IV. Causes de la destruction de ce rgime. Le Concordat. VI. Application du Concordat. VII. Avantages nouveaux accords lglise romaine.

  • Alphonse Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise. (1913) 12

    CHAPITRE IVLe Consulat vie. I. Le plbiscite de lan X. II. Le snatus-consulte organique du 16 thermi-

    dor an X (4 aot 1802). III. Retour aux formes monarchiques. IV. Lopposition rpublicaine. Complots militaires. Bonapartisme des ouvriers. V. Le royalisme. VI. Complots ou prtendus complots : Cadoudal ; Pichegru et Moreau ; le duc dEnghien. VII. tablissement de lempire. VIII. Le sna-tus-consulte organique du 28 floral an XII (18 mai 1804). IX. Disparition de la rpublique. X. Remarques gnrales sur la Rvolution franaise.

  • Alphonse Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise. (1913) 13

    Histoire politique de la Rvolution franaise. Origines et dveloppement de la dmocratie et de la Rpublique

    (1789-1804).

    AVERTISSEMENT

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    Retour la table des matires

    Dans cette histoire politique de la Rvolution franaise, je me propose de montrer comment les principes de la Dclaration des droits furent, de 1789, 1804 mis en uvre dans les institutions, ou interprts dans les discours, dans la presse, dans les actes des partis, dans les diverses manifestations de lopinion pu-blique. Deux de ces principes, celui de lgalit des droits et celui de la souverai-net nationale, furent le plus souvent invoqus dans llaboration de la nouvelle cit politique. Historiquement, ce sont les principes essentiels de la Rvolution. On les conut et on les appliqua diffremment, selon les poques. Le rcit de ces vicissitudes, voil le principal objet de ce livre.

    En dautres termes, je veux raconter lhistoire politique de la Rvolution au point de vue des origines et du dveloppement de la dmocratie et de la rpubli-que.

    La consquence logique du principe de lgalit, cest la dmocratie. La consquence logique du principe de la souverainet nationale, cest la rpublique. Ces deux consquences ne furent pas tires tout de suite. Au lieu de la dmocratie, les hommes de 1789 tablirent un rgime censitaire, bourgeois. Au lieu de la r-publique, ils organisrent une monarchie limite. Cest seulement le 10 aot 1792

  • Alphonse Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise. (1913) 14

    que les Franais se formrent en dmocratie par linstitution du suffrage universel. Cest seulement le 22 septembre 1792 quaprs avoir aboli la monarchie ils se formrent en rpublique. On peut dire que la forme rpublicaine dura jusquen 1804, cest--dire jusqu lpoque o le gouvernement de la rpublique fut confi un empereur. Mais la dmocratie fut supprime en 1795, par la constitution de lan III, ou du moins altre profondment par une combinaison du suffrage uni-versel et du suffrage censitaire. On demanda dabord tout le peuple dabdiquer ses droits en faveur dune classe, la classe bourgeoise, et ce rgime bourgeois, cest la priode du Directoire. Puis on demanda tout le peuple dabdiquer ses droits en faveur dun homme, Napolon Bonaparte : cest la rpublique plbisci-taire, cest la priode du Consulat.

    Cette histoire de la dmocratie et de la rpublique pendant la Rvolution se divise donc naturellement en quatre parties :

    1 De 1789 1792, les origines de la dmocratie et de la rpublique, cest--dire la formation des partis dmocratique et rpublicain sous le rgime censitaire, sous la monarchie constitutionnelle ;

    2 De 1792 1795, la rpublique dmocratique ;

    3 De 1795 1799, la rpublique bourgeoise ;

    4 De 1799 1804, la rpublique plbiscitaire.

    Ces transformations de la cit politique franaise se manifestrent par un trs grand nombre de faits et dans des circonstances trs complexes. Nous avons consomm six sicles en six annes , disait Boissy dAnglas en 1795. Cest quen effet, lancien rgime nayant pas pu se rformer pacifiquement, lentement, on dut faire une rvolution violente et brusque, et oprer en hte, presque tout dun coup, des destructions, des changements, des constructions, qui, si on avait pu suivre une marche normale, conforme aux prcdents franais et aux exemples trangers, auraient demand un grand nombre dannes. Sil y eut tant de faits en peu de temps, la complexit des circonstances les multiplia encore, les embrouilla, et cette complexit provint de ce que la Rvolution franaise, en mme temps quelle travaillait son organisation intrieure, eut soutenir une guerre trangre

  • Alphonse Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise. (1913) 15

    hasardeuse, aux pripties brusques et imprvues, et aussi une guerre civile inter-mittente. Ces conditions de guerre extrieure et intrieure imprimrent au dve-loppement et lapplication des principes de 1789, surtout partir de 1792, un caractre de hte fivreuse, dimprovisation, de contradiction, de violence et de faiblesse. Les tentatives pour constituer la Rpublique dmocratique se firent dans un camp militaire, sous le coup dune dfaite ou dune victoire, dans lpouvante dune invasion ou dans lenthousiasme dune conqute opre. On dut la fois lgifrer rationnellement pour lavenir, pour la paix et lgifrer empiriquement pour le prsent, pour la guerre. Ces deux desseins se mlrent dans les esprits et dans la ralit. Il ny eut ni unit de plan, ni continuit de mthode, ni suite logi-que dans les divers remaniements de ldifice politique.

    Si enchevtrs que soient tant dactes et de circonstances concurrents ou contradictoires, on peut arriver cependant sans trop de peine voir une suite chro-nologique, de grandes priodes successives, une marche gnrale. Il est moins ais de distinguer les faits extraire de la masse et raconter. Sil ny a ni plan ni mthode sensibles dans la politique des hommes de la Rvolution, il est dautant plus difficile lhistorien davoir lui-mme un plan et une mthode pour le choix des traits qui doivent composer le tableau dune ralit si changeante et si com-plexe. Nous y voyons cependant plus clair que les contemporains, qui agissaient dans la nuit, ne connaissant pas lissue des choses, la suite du drame, et qui (comme nous-mmes aujourdhui sans doute) estimaient importants des faits sans consquence, et insignifiants des faits qui influrent. Sans doute la connaissance des rsultats ne nous donne pas, pour les choix des faits, un critrium infaillible, car les rsultats ne sont pas encore achevs et la Rvolution continue encore au-jourdhui sous une autre forme, en dautres conditions ; mais nous voyons du moins des rsultats partiels, des priodes accomplies, un dveloppement des cho-ses, qui nous permettent de distinguer ce qui a t phmre de ce qui a t dura-ble, les faits qui ont eu une consquence dans notre histoire de ceux qui nont eu aucune consquence.

    Les faits qui ont exerc une influence vidente et directe sur lvolution poli-tique, voil donc ceux quil faudra choisir pour y concentrer le plus de lumire. Les institutions, rgime censitaire et rgime monarchique, suffrage universel, constitution de 1793, gouvernement rvolutionnaire, constitution de lan III, cons-titution de lan VIII, le mouvement dides qui prpara, tablit, modifia ces insti-

  • Alphonse Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise. (1913) 16

    tutions ; les partis, leurs tendances et leurs querelles, les grands courants dopinion, les rvolutions de lesprit public, les lections, les plbiscites, la lute de lesprit nouveau contre lesprit du pass, des forces nouvelles contre les forces de lancien rgime, de lesprit laque contre lesprit clrical, du principe rationnel de libre examen contre le principe catholique dautorit, voil surtout en quoi consis-ta la vie politique de la France.

    Dautres faits eurent une influence, mais moins directe : ce sont par exemple les batailles, les actes diplomatiques, les actes financiers. Il est indispensable de ne pas les ignorer, mais il suffit de les connatre en gros et dans les rsultats. Ainsi la victoire de Valmy, connue au moment de ltablissement de la Rpublique, facilita cet tablissement, parce quelle amena la retraite des Prussiens. Si vous connaissez cet effet de la clbre canonnade, vous en savez assez pour compren-dre la partie de lhistoire politique qui en fut contemporaine, et il est inutile que je mette sous vos yeux le tableau des oprations militaires de Dumouriez. La paix de Ble, en 1795, hta en France ltablissement dun rgime intrieur normal : il suffit de connatre cet effet, sans entrer dans le dtail des ngociations ou des clauses. Le discrdit des assignats et lagiotage amenrent les conditions matriel-les et ltat desprit do sortirent, en germinal et en prairial an III, deux insurrec-tions populaires : il nest pas indispensable, pour bien saisir cet effet politique, de pntrer dans le ddale des finances de la Rvolution.

    Jai donc laiss de ct lhistoire militaire, diplomatique, financire. Je ne me dissimule pas que cest l une abstraction qui peut paratre dangereuse, et que je mexpose au reproche davoir fauss lhistoire en la tronquant. Mais toute tentati-ve historique est forcment une abstraction : leffort rtrospectif dun esprit ne peut embrasser quune partie de limmense et complexe ralit. Cest dj une abstraction de ne parler que de la France, et, dans la Rvolution, de ne parler que de la politique. Jai tch du moins de bien lucider les faits indispensables la connaissance de cette politique, et, qi javais d lucider aussi les faits qui nont quun intrt indirect, il maurait fallu diminuer la place et le temps que je pou-vais consacrer aux faits indispensables. Il nest pas, en histoire, de livre qui se suffise lui-mme, qui suffise au lecteur. Le mien, comme les autres, suppose et exige dautres lectures.

    Voil comment jai choisi les faits. Voici dans quel ordre je les ai exposs.

  • Alphonse Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise. (1913) 17

    Lordre chronologique simposait, et jai pu le suivre strictement dans presque toute la premire partie de ce travail. Il ny avait en effet, pour la priode de 1789 1792, qu exposer, mesure quelles se rencontrent, les manifestations des ides dmocratiques et rpublicaines, en les plaant dans le cadre de la monarchie constitutionnelle et du rgime bourgeois. Pour les trois autres priodes, rpublique dmocratique, rpublique bourgeoise, rpublique plbiscitaire, il et t difficile dexposer la fois, dans la mme suite chronologique, les institutions, la lutte des partis, les vicissitudes de lopinion publique. aurait t mettre dans le rcit la confusion qui a exist dans la ralit, surtout pour la priode de la rpublique d-mocratique. Jai cru devoir exposer tour tour chacune de ces manifestations de la mme vie politique, comme en plusieurs sries chronologiques parallles. Je sais bien que les vicissitudes de lopinion publique et celles des institutions sont connexes, se trouvent dans un rapport continuel dinfluence rciproque. Aussi ai-je montr cette connexit, toutes les fois que ctait ncessaire. Jai tch de faire voir que ces phnomnes divers ntaient spars que dans mon livre, et non dans la ralit, que ctaient les aspects dune mme volution. A ce propos, je nai point hsit me rpter, quand il le fallait, et ces redites corrigent peut-tre ce quil y a de dcevant dans tant dabstractions, auxquelles jai d me rsigner, puisque cest cette seule condition quon peut mettre dans le rcit une clart qui nest pas dans les choses, et puisque, mme et surtout pour en montrer lenchanement, il faut considrer les faits par groupes et successivement.

    Si on nest pleinement satisfait ni de ma mthode ni de mon plan, jespre quon aura du moins, quant ma documentation, une scurit, qui vient de la na-ture de mon sujet. Je veux dire quon naura pas craindre quil mait t mat-riellement impossible de connatre toutes les sources essentielles. Il nen est pas de mme pour dautres sujets. Lhistoire conomique et sociale de la Rvolution, par exemple, est disperse en tant de sources quil est actuellement impossible, dans le cours dune vie dhomme, de les aborder toutes ou mme den aborder les principales. Celui qui voudrait crire, lui seul, toute cette histoire, nen pourrait approfondir que quelques parties et naboutirait, dans lensemble, qu une es-quisse superficielle, trace de seconde ou de troisime main. Pour lhistoire poli-tique, si on la rduit aux faits que jai choisis, il est possible un homme, en une vingtaine dannes, de lire les lois de la Rvolution, les journaux influents, les correspondances, les dlibrations, les discours, les procs-verbaux dlection, la

  • Alphonse Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise. (1913) 18

    biographie des personnages qui ont jou un rle. Or, voil un peu plus de vingt ans que jai entrepris cette lecture. Jai commenc, en 1879, par tudier les dis-cours des orateurs, et, depuis quinze ans, dans mon cours la Sorbonne, jai tu-di les institutions, les partis, la vie des grands individus. Jai donc eu le temps matriel dexplorer les sources de mon sujet. Si la forme de ce livre sent limprovisation, mes recherches ont t lentes et je les crois compltes dans lensemble. Je ne pense pas avoir omis une source importante, ni avoir mis une seule assertion qui ne soit directement tire des sources.

    Il me reste parler de ces sources.

    Je ne les numrerai pas en forme de liste bibliographique : on les trouvera toutes indiques, soit dans le texte, soit dans les notes.

    Voici, en quelques mots, quel en est le caractre.

    Les lois se trouvent, en leur forme authentique et officielle, dans la collection Baudoin, dans la collection du Louvre, dans le Bulletin des lois, dans les procs-verbaux des assembles lgislatives, et aussi, isolment, dans des imprims sp-ciaux. Ces divers recueils se compltent les uns les autres. Mais les exemplaires en sont si rares quon ne peut les runir chez soi pour les avoir sous la main. Je me suis donc servi, pour lusage journalier, de la rimpression quen a faite Du-vergier, aprs mtre assur, par un grand nombre de vrifications, que cette r-impression est fidle. Toutefois Duvergier ne donne en entier quune partie des lois. Jai pris celles quil ne donne pas dans les textes officiels que jai numrs et qui se trouvent, sauf le recueil de Baudoin, la Bibliothque nationale. Je me suis bien gard demprunter un seul texte de loi aux journaux, qui tous, y compris le Moniteur, les reproduisent inexactement.

    Les actes gouvernementaux, arrts du Comit de salut public, arrts du Di-rectoire excutif et des Consuls, dcisions ministrielles, etc., ont t pris dans des textes officiels, dans le registre et les minutes du Comit de salut public (dont jachve en ce moment la publication), dans le Bulletin de la Convention, dans les papiers du Directoire excutif (indits, aux Archives nationales), dans le journal le Rdacteur, organe du Directoire, dans le Moniteur, organe du gouvernement consulaire.

    Je parle des lections et des votes populaires daprs les procs-verbaux, pour la plupart indits, qui se trouvent aux Archives nationales.

  • Alphonse Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise. (1913) 19

    Pour les institutions et les lois politiques, ce choix de sources simposait, sans quil y et hsiter. Pour lhistoire des Assemble, des partis et de lopinion pu-blique, le choix tait plus dlicat.

    Cest dordinaire aux Mmoires quon a recours pour tudier les partis et les opinions. Mais les mmoires nont pas seulement cet inconvnient, quil en est fort peu dont on puisse affirmer la parfaite authenticit, quil en est moins encore dont les auteurs naient pas prfr le souci de leur propre apologie au souci de la vrit. crits aprs les vnements, pour la plupart sous la Restauration, ils ont un vice commun trs grave : je veux parler de la dformation des souvenirs, qui en gte presque toutes les pages. Je ne me suis servi des Mmoires que par excep-tion, plutt pour confirmer que pour infirmer dautres tmoignages, et, comme je ne men suis jamais servi sans indiquer ma source, on est averti quen ce cas llment dinformation est accessoire ou douteux.

    Pour que le tmoignage soit croyable, il ne suffit pas quil mane dun contemporain : il faut encore quil ait t mis eu moment mme o a eu lieu lvnement auquel il se rapporte, ou peu aprs, dans la plnitude du souvenir.

    Aux Mmoires jai donc prfr les correspondances et les journaux. Les cor-respondances sont si rares que je nai pas eu lembarras du choix. Mais les jour-naux sont fort nombreux. Jai choisi de prfrence ceux qui eurent visiblement de linfluence, qui furent les organes dun parti ou dun individu important, comme le Mercure national, organe du parti rpublicain naissant, ou le Dfenseur de la Constitution, organe de Robespierre.

    Les journaux ne sont pas seulement les interprtes de lopinion : ils rendent compte aussi des dbats des Assembles, et ils sont seuls en rendre un compte dtaill. Il ny a pas alors de compte rendu officiel in extenso ou analytique. Il y a un procs-verbal officiel, mais si court et si sec, quil ne peut donner une ide des luttes de tribune. Je me sers du procs-verbal pour fixer la suite et comme le cadre des dbats, et jai recours ensuite aux comptes rendus des journaux, surtout du Journal des Dbats et des Dcrets et du Moniteur, pour toute la Rvolution par-tir de 1790, et, pour certaines priodes, du Point du Jour, du Journal logographi-que et du Rpublicain franais. Il ny a pas de stnographie. Parfois le journaliste donne un discours daprs le manuscrit que lui a remis lorateur. Le plus souvent il reconstitue aprs coup les opinions et les dbats daprs les notes quil a prises

  • Alphonse Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise. (1913) 20

    en sance. Je prends, selon loccasion, celui des comptes rendus qui me parat le plus clair, le plus complet, le plus vraisemblable. Il marrive aussi den utiliser plusieurs la fois pour un dbat, en indiquant les changements de sources. Quand je ne cite pas de source, cest que je me suis servi du Moniteur.

    Beaucoup de discours et de rapports furent imprims part, par les soins des orateurs eux-mmes, sur lordre ou sans lordre de lAssemble : jy ai recours toutes les fois que je les ai rencontrs. Un certain nombre de ces pices ont t rimprimes de nos jours, dans les Archives parlementaires. On peut les y lire. Mais je ne me suis jamais servi de ces Archives pour les dbats des Assembles. Le rcit des sances quon y trouve est fait sans mthode, sans critique, sans indi-cation de sources. On ne sait ce que cest. Si ce recueil est officiel par son mode de publication, les comptes rendus de dbats quil contient ne sont pas officiels, et nont aucun caractre dauthenticit.

    Jaurais encore beaucoup dire sur les sources : mais il mest arriv plus dune fois de les critiquer dun mot, dans les notes au bas des pages, et on verra sans doute, par lemploi mme que je fais de ces sources, quel est mon sentiment sur la valeur de chacune delles.

    Quant ltat desprit o je me suis trouv en crivant ce livre, je dirai seule-ment que jai voulu, dans la mesure des mes forces, faire uvre dhistorien, et non pas plaider une thse. Jai lambition que mon travail puisse tre considr comme un exemple dapplication de la mthode historique ltude dune poque dfigure par la passion et par la lgende.

    A. AULARD.

  • Alphonse Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise. (1913) 21

    Histoire politique de la Rvolution franaise.

    Origines et dveloppement de la dmocratie et de la Rpublique (1789-1804).

    Premire partie

    LES ORIGINES DE LA DMOCRATIE

    ET DE LA RPUBLIQUE 1789-1792

    Retour la table des matires

  • Alphonse Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise. (1913) 22

    Histoire politique de la Rvolution franaise. Origines et dveloppement de la dmocratie et de la Rpublique

    (1789-1804). Premire partie.

    Les origines de la dmocratie et de la Rpublique 1789-1792

    Chapitre I

    Lide rpublicaine et dmocratique avant la Rvolution

    I. Il ny a pas en France de parti rpublicain. Opinions monarchistes : 1 des morts illustres : Montesquieu, Voltaire, dArgenson, Diderot, dHolbach, Helvtius, Rousseau, Mably ; 2 des vivants influents ou c-lbres : Taynal, Condorcet, Mirabeau, Siys, dAntraigues, La Fayette, Camille Desmoulins. II. Les crivains visent introduire dans la monarchie des institutions rpublicaines, III. Affaiblissement de la monarchie ; opposition des Parlements. IV. Les Parlements emp-chent la monarchie absolue de se rformer ; ils entravent ltablissement des Assembles provinciales. V. Influence de lAngleterre et de lAmrique. VI. Jusqu quel point les crivains sont-ils dmocratiques ? VII. tat desprit dmocratique et rpubli-cain.

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    Le 10 aot 1792, lAssemble lgislative, en tablissant le suffrage universel, fit de la France un tat dmocratique, et, le 22 septembre suivant, en tablissant la rpublique, la Convention nationale donna cette dmocratie la forme de gouver-nement qui semblait lui convenir logiquement. Est-ce dire que par ces deux ac-tes fut ralis un systme prconu ? On la cru ; on a souvent crit ou enseign, avec loquence, que la dmocratie et la rpublique taient sorties tout organises de la philosophie du XVIIIe sicle, des livres des encyclopdistes, de la doctrine

  • Alphonse Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise. (1913) 23

    des prcurseurs de la Rvolution. Voyons si les faits et les textes justifient ces assertions.

    I

    Un premier fait, et il est considrable, cest quen 1789, au moment de la convocation des tats gnraux, il ny avait pas en France de parti rpublicain.

    Le meilleur tmoignage sur lopinion des Franais dalors, ce sont coup sr ces cahiers o ils consignrent leurs dolances et leurs vux. Nous avons beau-coup de ces textes, divers de nature, divers dorigine : dans aucun la rpublique nest demande, ni mme en changement de dynastie 1 ; dans aucun il ne se ren-contre (si je les ai bien lus) aucune critique, mme indirecte, de la conduite du roi. Les maux dont on se plaint, nul ne songe les attribuer la royaut ou mme au roi. Dans tous les cahiers, les Franais font paratre un ardent royalisme, un ardent dvouement la personne de Louis XVI ? Surtout dans les cahiers du premier degr ou cahiers des paroisses, plus populaires, cest un cri de confiance, damour, de gratitude. Notre bon roi ! Le roi notre pre ! Voil comment sexpriment les ouvriers et les paysans. La noblesse et le clerg, moins navement enthousiastes, se montrent aussi royalistes 2.

    Il est bien peu de Franais, mme clairs, mme frondeurs, mme philoso-phes, qui ne se sentent pas mus en approchant le roi et qui la vue de la person-ne royale ne donne pas un blouissement. On jugera mieux lintensit de ce sen-

    1 Cependant, on lit dans les Mmoires de Beugnot (d. de 1866, t. Ier, p. 116) : Le rdacteur

    (du cahier dune commune voisine de Chteauvillain) terminait par cette formule insolente : Dans le cas o le seigneur roi refuserait, le droiter. En admettant quil faille accepter lassertion de Beugnot, dont la mmoire nest pas toujours fidle, il rsulte de son rcit mme que ce cahier tait unique en son genre.

    2 Labb Maury crivit Necker, le 19 mars 1789, que le duc dOrlans, dans ses Instructions, avait dnonc le roi aux trois ordres comme leur ennemi commun (cf. Brette, Convocation, t. III, p. 82). Or, la plus grande hardiesse de langage de lauteur des Instructions avait consist dire que les bailliages doivent se conduire plutt daprs ce que le bien gnral pourra leur prescrire que daprs le rglement qui leur a t envoy, les rois de France nayant jamais t dans lusage de joindre aucun rglement leur lettre de convocation . (Instructions donnes par S. A. S. Monseigneur le duc dOrlans ses reprsentants aux bailliages, s. l., 1789, in-8. Bibl., Lb39/1380.) Ctait une opinion fort rpandue que lon pouvait interprter sa guise ou mme violer le rglement royal, sans manquer de respect et de fidlit au roi.

  • Alphonse Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise. (1913) 24

    timent voir combien il tait encore gnral et fort au dbut de la Rvolution, alors que le peuple tait dj victorieux et que la mauvaise volont de Louis XVI aurait d le dpopulariser. Le 15 juillet 1789, quand le roi se rendit dans la salle de lassemble nationale, sa prsence excita un enthousiasme dlirant, et un t-moin oculaire, le futur conventionnel Thibaudeau, dcrit ainsi cet enthousiasme : On ne se possdait plus. Lexaltation tait son comble. Un de mes compatrio-tes, Choquin, qui tait auprs de moi, se levant, tendant les bras, les larmes aux yeux, jaculant toute la sensibilit de son me, saffaissa tout coup et tomba les quatre fers en lair, balbutiant : Vive le roi ! Il ne fut pas le seul qui fut saisi ce paroxysme. Moi-mme, bien que je rsistasse la contagion, je ne pus me dfen-dre dune certaine motion. Aprs la rponse du prsident, le roi sortit de la salle ; les dputs se prcipitrent sur ses pas, lentourrent, se pressrent autour de lui et le reconduisirent au chteau travers la foule bahie et frappe du mme vertige que ses reprsentants 3. Un dput nomm Blanc, suffoqu par lmotion, tom-ba mort dans la salle.

    Mme Paris, o la populace passait pour avoir toutes les insolences, ni la bourgeoise, ni les artisans, ni mme les plus misrables gagne-deniers, personne ne profre ce cri de Rpublique ! que le cardinal de Retz dit dans ses Mmoires, avoir entendu en 1649, au moment o lAngleterre tait en rpublique.

    Si on avoue que le peuple ntait pas rpublicain en 1789, on nadmet gure quil ny et pas de parti rpublicain dans les salons, les clubs, les loges ou les acadmies, dans ces hautes sphres intellectuelles o la pense franaise se re-nouvela si hardiment. Et cependant il ne subsiste aucun tmoignage ou indice qui dcle un dessein concert, ou mme individuel, dtablir alors la rpublique en France.

    Par exemple, les francs-maons, daprs ce que nous savons dauthentique sur leurs ides politiques, taient monarchistes, franchement monarchistes. Ils vou-laient rformer la monarchie, non la dtruire.

    Et les crivains ? les philosophes ? les encyclopdistes ? Leur hardiesse en chaque spculation na gure t dpasse. En est-il un seul, cependant, qui ft davis de constituer la France en rpublique ?

    3 A.-C. Thibaudeau, Biographie, Mmoires, Paris et Niort, 1875, in-8 ; p. 85-86.

  • Alphonse Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise. (1913) 25

    Parmi ceux qui taient morts en 1789, mais dont on peut dire vraiment quils gouvernaient les vivants, qui pourrait-on prsenter comme ayant conseill de substituer la rpublique la monarchie ?

    Montesquieu ? Cest une monarchie langlaise qui a ses prfrences.

    Voltaire ? Il semble quil ait parfois pour idal un bon despote rformateur.

    DArgenson ? Il loue la rpublique, mais uniquement pur infuser dans la monarchie ce quil y a de bon dans la rpublique.

    Diderot, dHolbach, Helvtius ? Ils dclament contre les rois ; mais, explici-tement ou implicitement, ils cartent lide dtablir la rpublique en France.

    Jean-Jacques Rousseau ? ce thoricien de la souverainet populaire, cet admi-rateur de la rpublique de Genve, ne veut de rpublique que dans un petit pays, et lhypothse dune rpublique de France lui semble absurde.

    Mably, ce Mably dont les hommes de 1789 taient si pntrs, qui fut le pro-phte et le conseiller de la Rvolution ? Il se dclare monarchiste ; il voit dans la royaut le seul moyen efficace dempcher la tyrannie dune classe ou dun parti.

    Quant Turgot, il ne songe qu organiser la monarchie.

    Aucun de ces illustres morts, alors si vivants dans les esprits, navait propos aux Franais et pour le France la rpublique, mme comme un idal lointain. Au contraire : la monarchie est pour eux linstrument ncessaire du progrs dans lavenir, come elle lavait t dans le pass.

    De mme, les penseurs, les crivains qui sont vivants en 1789 saccordent carter lide dune rpublique franaise.

    Le plus clbre, le plus admir, le plus cout, cest labb Raynal. Dans son Histoire philosophique des deux Indes (1770), il avait mis toute sorte de vux, remu toute sorte dides, sauf celle dtablir la rpublique en France. Est-il plus rpublicain sous Louis XVI quil ne lavait t sous Louis XV ? Non : en 1781, dans un crit retentissant sur la rvolution dAmrique, il met les Franais en gar-de contre lenthousiasme que leur cause cette rvolution, et il formule des pronos-tics assez pessimistes sur la jeune rpublique 4.

    4 Rvolution en Amrique, par labb Raynal, Londres, 1781, in-8. Bibl. nat., Pb, 211. Dans

    larticle Raynal de la Biographie Michaud, on nie que cet ouvrage soit luvre de Raynal, et

  • Alphonse Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise. (1913) 26

    Condorcet, le plus grand (sinon le plus influent) des penseurs dalors, lui qui, en 1791, sera le thoricien de la rpublique, Condorcet, quon peut appeler lun des pres, lun des fondateurs de la rpublique franaise, ne croyait cette forme de gouvernement, avant la Rvolution, ni possible ni dsirable chez nous. Il ne vou-lait mme pas, en 1788, quon crit au despotisme royal 5, et, dans ltablissement des Assembles provinciales, si on le perfectionnait, il voyait la rgnration de la France.

    Quant cette multitude de pamphltaires qui, la veille ou au moment des tats gnraux, exprimrent avec une franchise hardie leurs vues politiques et sociales, lequel demanda la rpublique ? Ce nest pas Mirabeau, qui fut toujours si rsolument monarchiste. Ce nest pas Siys, qui, dans ses thories sur les droits de la nation, les droits du tiers tat, se montra monarchiste et resta monarchiste tant que la monarchie vcut, mme aprs quil se fut form un parti rpublicain. Crutti voulait une monarchie trs librale. Je sais bien que quelques libellistes se firent accuser de rpublicanisme, comme dAntraigues, dont le retentissant M-moire sur les tats gnraux dbutait ainsi : Ce fut sans doute pour donner aux plus hroques vertus une partie digne delles, que le ciel voulut quil existt des rpubliques, et peut-tre pour punir lambition des hommes, il permit quil slevt de grands empires, des rois et des matres. Mais ce beau dbut tait sui-vi par les conclusions les plus monarchiques (et demain, faisant volte-face, dAntraigues sera un aristocrate dcid). Un autre pamphlet, le Bon sens, anony-me, mais quon su tre luvre de Kersaint, futur conventionnel, parut rpubli-cain. En voici la phrase la plus hardie : un roi peut-il exister avec un bon gou-vernement ? Oui ; mais, avec plus de vertus, les hommes nen auraient pas be-soin 6. Cela ne revient-il pas dire que les Franais de 1789 ntaient pas mrs pour la rpublique ?

    Qurard fait chorus, mas sans donner aucune raison. Cest le style, ce sont les ides de Raynal. Le livre fut publi sous son nom. Thomas Paine en fit paratre une rfutation, Raynal nen dsavoua pas la paternit, et aucun contemporain, que je sache, ne mit de doute que Raynal nen ft lauteur.

    5 Lettres dun citoyen des tats-Unis un Franais, sur les affaires prsentes, par M. le M*** de C***, Philadelphie, 1788, in-8. bibl. nat., Lb39/792.

    6 Le Bon sens, par un gentilhomme breton, s. l., 1788, in-4. Bibl. nat., Lb39/751.

  • Alphonse Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise. (1913) 27

    Mme les hommes qui fonderont et organiseront la rpublique en 1792, Ro-bespierre, Saint-Just, Vergniaud, Danton, Brissot, Collot dHerbois, les plus cl-bres des futurs conventionnels, taient alors monarchistes.

    On cite La Fayette comme le type de rpublicain franais avant la Rvolution. Sans doute, la rvolution amricaine lavait rpublicanis , et il souhaitait va-guement, sans le dire en public 7, quun jour, fort tard, la France adoptt le syst-me politique des tats-Unis. Mais en 1789, comme en 1830, il se fit le patron de la royaut, et, de tous les Franais, cest peut-tre celui qui contribuera le plus retarder lavnement de la Rpublique dans notre pays.

    Et Camille Desmoulins ? Il crivit en 1793 : Nous ntions peut-tre pas Paris dix rpublicains le 12 juillet 1789 8 Cela revient dire : Jtais rpu-blicain avant la prise de la Bastille, et presque seul de mon avis. Eh bien, Camil-le Desmoulins, pendant les lections aux tats gnraux, composa une ode o il comparait Louis XVI Trajan, cest--dire quen 1789 il ajournait son rve rpu-blicain.

    Est-il donc exagr de dire quen France, la veille et au dbut de la Rvolu-tion, non seulement il ny avait pas de parti rpublicain, non seulement il ny avait

    7 Je dois dire quil y a un texte qui semble contredire cette assertion. Sous le Directoire, en lan

    VI, lors dun procs intent Durand-Maillane, on trouva dans les papiers de cet homme poli-tique la note suivante, propos de La Fayette (note publie alors par plusieurs journaux, par exemple par lAmi des Lois du 19 germinal an VI, Bibl. nat., Lc2/876, in-4) : Tous ceux qui ont t en Amrique avec lui dposeront quils lui ont entendu dire publiquement et plus dune fois : Quand est-ce donc que je me verrais le Washington de la France ? Il voulait en faire une rpublique fdrative. En admettant mme que La Fayette ait rellement dit quil souhaitait dtre le Washington de la France, il nest pas du tout prouv quil ait dit en mme temps quil en voulait faire une rpublique fdrative, ni une rpublique quelconque. tre un Washington sous Louis XVI, voil le rve qui ressort plutt des actes, des paroles, des crits authentiques de La Fayette, et en cela il tait daccord avec Washington lui-mme, qui vit dun mauvais il, ainsi que beaucoup dAmricains, la destruction de la royaut en France. En tout cas, malgr le tmoignage indirect et tardif de Durand-Maillane, je ne crois pas quon puisse citer un seul propos authentique de La Fayette o il ait exprim le dessein dtablir r-ellement et alors la rpublique en France.

    8 Fragment de lhistoire secrte de la Rvolution, rimprim dans les uvres, d. Jules Clare-tie, t. I, p. 309. Camille Desmoulins ajoute en note : Ces rpublicains taient, la plupart, des jeunes gens, qui, nourris de la lecture de Cicron dans les collges, sy taient passionns pour la libert. On nous levait dans les ides de Rome et dAthnes, et dans la fiert de la rpubli-que, pour vivre dans labjection de la monarchie et sous le rgne des Claude et des Vitellius. Gouvernement insens, qui croyait que nous pouvions nous enthousiasmer pour les pres de la patrie du Capitole, sans prendre en horreur les mangers dhommes de Versailles, et admirer le pass sans condamner le prsent, ulteriora mirari, prsentia seculura.

  • Alphonse Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise. (1913) 28

    aucun plan concert de supprimer ds lors la monarchie, mais on ne connaissait pas un individu qui et exprim publiquement un tel dessein ou un tel dsir ?

    Pourquoi ?

    Parce que le pouvoir avait t ou paru tre la fois le lien de cette unit fran-aise en voie de formation et linstrument historique de toute rforme pour le bien de tous, parce que le roi avait paru tre ladversaire de la fodalit, des tyrannies locales, le protecteur des communauts dhabitants contre toutes les aristocraties. Cette ide sexprime sous cent formes diverses, et, par exemple, Mounier dira la Constituante, le 9 juillet 1789, au nom du Comit de Constitution : On na ja-mais cess de linvoquer (la puissance du prince) contre linjustice, et dans les temps mme de la plus grossire ignorance, dans toutes les parties de lEmpire, la faiblesse opprime a toujours tourn ses regards vers le trne comme vers le pro-tecteur charg de le dfendre. Qui et song la rpublique, au moment o le roi, par la convocation des tats gnraux, semblait prendre linitiative de la rvo-lution dsire ? Quun coup de main renverst le trne en 1789 (hypothse insen-se !), ctait la dissociation des peuples qui formaient le royaume de France, la rsurrection de la fodalit, lomnipotence des tyranneaux locaux, peut-tre une guerre civile dsastreuse, peut-tre trangre dsastreuse. On peut presque dire sans paradoxe quen 1789, plus on tait rvolutionnaire, plus on tait monarchiste, parce que cette unification dfinitive de la France, lun des buts et lun des moyens de la Rvolution, ne semblait pouvoir soprer que sous les auspices du guide hrditaire de la nation.

    II

    Comment se fait-il quen dpit de tant de textes et de faits vidents, on ait cru rtrospectivement lexistence dun parti rpublicain en France avant 1789, et un dessein concert de dtruire la monarchie ?

  • Alphonse Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise. (1913) 29

    Cest quil stait form, chez ces Franais qui ne voulaient pas de la Rpubli-que, un tat desprit rpublicain, qui sexprimait par des paroles et des attitudes rpublicaines 9.

    Si tous les Franais taient daccord pour maintenir la royaut, ils ntaient pas daccord sur la manire dorganiser le pouvoir royal, et on peut mme dire quils ne voyaient pas tous les trne avec les mmes yeux.

    La masse du peuple, dans son royalisme irraisonn, ne voyait pas, ne semblait pas voir les excs de lautorit royale. Sans doute, les intendants taient impopu-laires. Mais les plaintes contre le despotisme ministriel , comme on disait alors, partaient plutt de la noblesse, de la bourgeoisie, de la classe claire et riche, que des paysans. Ceux-ci gmissaient surtout du despotisme fodal , parce quen effet ils en souffraient davantage. Loin de considrer le roi comme responsable de la conduite de ses agents, le peuple disait que ces agents trom-paient le roi, taient les vritables ennemis du roi, annihilaient ou gnaient son pouvoir de faire le bien. Lide populaire tait de dlivrer le roi de ces mauvais agents, afin quil ft clair et pt mieux diriger sa toute-puissance au profit de la nation contre les restes de la fodalit. Bien que le peuple comment avoir un certain sentiment de ses droits, loin de songer restreindre cette toute-puissance royale, cest en elle quil plaait tout son espoir. Un cahier 10 disait que, pour que le bien soprt, il suffisait que le roi dt : A moi, mon peuple !

    9 Ce qui a prt lquivoque, ce qui fait illusion, cest lemploi frquent du mot rpublicain

    pour dsigner, non pas les personnes qui voulaient tablir la Rpublique en France (il ny en avait pas), mais celles qui hassaient le despotisme, qui tenaient pour les droits de la nation, qui voulaient une rforme gnrale de la socit, la constitution dun gouvernement libre. Par exemple, cest dans ce sens que Gouverneur Morris, causant avec Barnave, lui disait, au dbut de la Rvolution : Vous tes beaucoup plus rpublicain que moi. (Mallet du Pan, Mmoi-res, I, 240.) En effet, Barnave fut toujours monarchiste. De mme, quand Gouverneur Morris note dans son journal, le 5 mars 1789, quil a dn chez Mme de Tess, avec des rpublicains de la plus belle eau (republicans of the first feather), ou quand il crit, deux jours aprs, au marquis de la Luzerne : Le rpublicanisme est une influenza (sic) morale , rien ne me per-met de croire quil fasse allusion un projet de dtruire la monarchie. Quand Marmontel dit (Mmoires, d. Tourneux, t. III, p. 178) que le corps des avocats tait rpublicain par caract-re, il indique bien le sens quil faut donner ce mot avant 1789. On lavait mme employ pour dsigner ceux qui, la cour, nobservaient pas assez rigoureusement ltiquette. Ainsi dArgenson avait crit, la date du 22 mars 1738 : La reine veut jouer au lansquenet les di-manches, et il ne se prsente pas de coupeur ordinairement, chose fort ridicule que le peu dempressement et dhonntet des courtisans. On devient rpublicain mme la cour, on se dsabuse du respect pour la royaut, et on mesure trop la considration au besoin et au pou-voir.

    10 Cf. Edme Champion, La France daprs les cahiers de 1789, p. 84, note 2.

  • Alphonse Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise. (1913) 30

    Au contraire, les Franais clairs, sachant ce quavaient t Louis XIV et Louis XV, redoutaient les abus du pouvoir royal, et le caractre paternel du des-potisme de Louis XVI ne les rassurait pas tous. Ils voulaient restreindre ce pou-voir fantaisiste et capricieux par des institutions, de manire quil ne ft plus dan-gereux pour la libert, tout en lui laissant assez de force pour quil pt dtruire laristocratie et ce qui subsistait du rgime fodal, en faisant de la France une na-tion. Obtenir que le roi gouvernt selon les lois, voil ce quon appelait organi-ser la monarchie .

    Cette organisation de la monarchie fut prpare par les crivains du XVIIIe si-cle.

    Avec lesprit logique de notre nation, ils nessayrent pas seulement dempcher les abus, de rglementer lexercice du pouvoir royal : ils discutrent lessence mme de ce pouvoir, prtendu de droit divin, saprent la religion catho-lique sur laquelle sappuyait le trne, cherchrent publiquement les origines de la souverainet et du droit dans la raison, dans lhistoire, dans lassentiment des hommes, dans la volont nationale.

    Cest ainsi que, sans vouloir tablir la rpublique, et seulement dans la vue dorganiser la monarchie, ils sattaqurent au principe monarchique et mirent en vogue des ides rpublicaines, de sorte quen 1789, quoique personne ne voult de la rpublique, quiconque pensait tait imprgn de ces ide rpublicaines, et cest ainsi que, quand les circonstances imposrent la rpublique, en 1792, il se rencontra un nombre suffisant desprits prpars accepter et faire accepter la forme dun systme dont on avait dj adopt les principes.

    Quelques exemples montreront cette laboration et cette diffusion des ides rpublicaines avant la Rvolution.

    Lesprit rpublicain a peut-tre toujours exist, de quelque manire, dans notre pays, partir de la Renaissance. Mais, dans sa forme moderne, on peut dire que cest ds lpoque de la Rgence, lors de la raction antiabsolutiste qui suivit la mort de Louis XIV, que cet esprit se manifesta parmi les Franais instruits, non pas pour un moment, mais pour tout le sicle.

    En 1694, lAcadmie franaise, dans son Dictionnaire, aprs avoir dfini le mot rpublicain, se croyait oblige dajouter : Il se prend quelquefois en mau-vaise part et signifie mutin, sditieux, qui a des sentiments opposs ltat mo-

  • Alphonse Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise. (1913) 31

    narchique dans lequel il vit. Dans ldition de 1718, cette phrase malveillante pour les rpublicains est supprime, et ldition de 1740 donne dhonorables exemples de lusage du mot rpublicain, comme me rpublicaine ; esprit, syst-me rpublicain, maximes rpublicaines, et aussi : Cest un vrai, un grand rpubli-cain 11.

    Et quelle ide se faisait-on de la rpublique ?

    LAcadmie franaise avait dfini la rpublique un tat gouvern par plu-sieurs.

    Cest bien l ce quon ne voulait pas, puisquon tait unanime vouloir un monarque.

    Mais Montesquieu, en 1748, dans lEsprit des lois, dfinit autrement la rpu-blique : Le gouvernement rpublicain, dit-il, est celui o le peuple en corps, ou simplement une partie du peuple, a la souveraine puissance. Cette dfinition devint classique. En 1765, elle est reproduite dans larticle Rpublique de lEncyclopdie (t. XIV), qui est entirement form de citation de Montesquieu.

    Une telle rpublique ne pourrait-elle pas exister avec un roi ? Ce nest pas ce que pense Montesquieu, mais cest lide de Mably, par exemple, quand il songe une monarchie rpublicaine ; cest aussi lide de ceux qui parleront, en 1789, dune dmocratie royale.

    Sans doute, Montesquieu se prononce contre la Rpublique et croit que dans une rpublique les lois sont ludes plus dangereusement quelles ne sont vio-les par un prince qui, tant toujours le plus grand citoyen de ltat, a le plus dintrts sa conservation . Mais dailleurs, quel loge il fait de la rpublique, quand il dit que la vertu en est le ressort, au lieu que la monarchie est fonde sur lhonneur, ou quadmirant les lections populaires, il crit : Le peuple est admi-rable pour choisir ceux qui il doit confier quelque partie de son autorit !

    Cest aprs avoir lu Montesquieu que des Franais shabituent considrer cette rpublique, dont ils ne veulent pas en France, comme une forme de gouver-nement thoriquement intressante et noble.

    11 Mmes dfinitions et exemples dans ldition de 1762.

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    Ce thoricien de la monarchie se trouva ainsi avoir t la monarchie une par-tie de son prestige, et, par ses vues sur la sparation des trois pouvoirs, il toucha lessence mme de la royaut, qui prtendait, par droit divin, concentrer en elle tous les pouvoirs.

    Voil en quoi Montesquieu, si lu, si admir, a contribu lclosion des ides rpublicaines, la formation de ltat desprit rpublicain 12.

    Quant Voltaire, il nest certes pas rpublicain ; il nadmet mme pas lide de Montesquieu, que la rpublique est fonde su la vertu, et il crit en 1752 : Une rpublique nest point fonde sur la vertu : elle lest sur lambition des au-tres ; sur lorgueil, qui rprime lorgueil ; sur le dsir de dominer, qui ne souffre pas quun autre domine. De l se forment des lois qui conservent lgalit autant quil est possible ; cest une socit o les convives, dun apptit gal, mangent la mme table jusqu ce quil vienne un homme vorace et vigoureux, qui prenne tout pour lui et leur laisse des miettes 13. Mais, avec son ouverture desprit or-dinaire, il examine toutes les faces de la question, et il a des remarques bien flat-teuses pour la rpublique, en cette mme anne 1752 : Un rpublicain, dit-il, est toujours plus attach sa patrie quun sujet la sienne, par la raison quon aime mieux son bien que celui de son matre 14. Dans larticle Dmocratie du Dictionnaire philosophique, il pse le pour et le contre (et pour lui dmocratie et rpublique semblent synonymes), mais fait plutt lloge de la rpublique, en la-quelle il voit presque le gouvernement le plus naturel . Conclusion : On de-mande tos les jours si un gouvernement rpublicain est prfrable celui dun roi. La dispute finit toujours par convenir quil est fort difficile de gouverner les hommes. Ailleurs, il dit quil a dans la tte que la guerre offensive a fait les premiers rois, et que la guerre dfensive a fait les premires rpubliques 15 . Et en effet, cest bien la guerre dfensive qui fera la rpublique en 1792. Enfin,

    uvres, d. Garnier, t. XXIII, p. 534. Cf. t. XIX, p. 387. Ibid., t. XXIII, p. 527. Ibid., t. XXVII, p. 334.

    12 Pendant la Rvolution, Montesquieu fut lou parfois comme prcurseur de la rpublique. Voir, dans la Chronique de Paris, des 4, 8 et 9 mai 1793, une srie darticles intituls Montes-quieu rpublicain.

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    noublions pas que Brutus (1730) est une tragdie rpublicaine, qui comme telle, sera reprise avec enthousiasme sous la Rpublique. Aussi monarchiste que Mon-tesquieu, Voltaire ne contribue pas moins que lui honorer ce systme rpubli-cain dont il ntait pas partisan pour la France.

    Dautre part, les attaques de Voltaire contre la religion chrtienne, son rationa-lisme militant ; linfluence quil eut sur la socit polie dalors, au point de la d-tacher en partie de la religion, voil sa principale contribution llaboration des ides rpublicaines : au bruit de ses sarcasmes, lglise chancelle, et le trne chancelle avec lglise.

    Il nest pas dmocrate, et il est bien possible quil aurait eu horreur de lavnement de la dmocratie. Mais personne na popularis autant que lui lide que les hommes doivent se conduire par la raison, et non daprs une autorit mystique : or cette ide est lessence mme de la rpublique 16.

    Jean-Jacques Rousseau avait dit, dans le Contrat social, quen gnral le gouvernement dmocratique convient aux petits tats, laristocratie aux mdio-cres, et le monarchique aux grands . Il avait dit aussi quil ny a pas de gouver-nement si sujet aux guerres civiles et aux agitations intestines que le dmocratique ou populaire , et que, sil y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait dmo-cratiquement : un gouvernement si parfait ne convient pas aux hommes . Mais il avait prpar la ruine du systme monarchique, en disant que les deux objets

    Quand la rpublique eut t tablie en France, Voltaire fut considr comme un des prcur-

    seurs de cette forme de gouvernement. Dans la sance du Conseil des Cinq-Cents du 18 flo-ral an IV, on entendit le dput Hardy dclarer que voltaire est le premier fondateur de la rpublique. Le journal qui relate ce propos, le Courrier rpublicain du 19 floral an IV (Bibl. nat., Lc2/800, in-8), ajoute que cette dclaration provoqua des clats de rire : mais ce Courrier ntait rpublicain que de nom, et ce sont sans doute des royalistes masqus qui ri-rent de la phrase de Hardy, si conforme la reconnaissance quprouvaient les rpublicains pour lauteur de Brutus. On trouverait mme avant la rpublique des crivains qui consid-raient Voltaire comme rpublicain. Ainsi, propos de la raction qui suivit la journe du 17 juillet 1791, les Rvolutions de Paris disaient : Oui, Voltaire serait pendu, car il tait r-publicain. (N 113, du 3 au 10 septembre 1791, t. IX, p. 431.) Linfluence de Voltaire sur la Rvolution en gnral est un des faits qui ont t proclams le plus souvent par la Rvolu-tion elle-mme. Par exemple, en 1791, Gudin de la Brenellerie, dans sa Rponse dun ami des grands hommes aux envieux de la gloire de Voltaire (Bibl. nat., Ln27/20804, in-8), propos du transfert des cendres de Voltaire au panthon, sexprimait ainsi : il a fait comme le peu-ple franais : il a pris la Bastille avant de poser les fondements de la Constitution. Car sil navait pas renvers toutes les forteresses de la stupidit, sil navait pas bris toutes les cha-nes qui garrottent notre intelligence, jamais, jamais nous naurions pu nous lever aux grandes ides que nous avons aujourdhui. Et plus loin : Pre de la libert de penser, il est le pre de la libert politique, qui net point exist sans elle.

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    principaux de tout systme de lgislation devaient tre la libert et lgalit . Rserv et prudent dans ses thories, il avait, par sa conduite, par ses discours et crits romanesques, prch la rvolte, au nom de la nature, contre lartificiel et vicieux systme social dalors, et, quoique chrtien dans le fond 17, substitu lide rpublicaine de fraternit aux ides mystiques de charit et dhumilit.

    Si Mably est monarchiste, cest parce que le pouvoir royal empche la ty-rannie dune classe ou dun parti . Mais, pour lui, lgalit est le principe consti-tutif de la socit, et il est davis que la passion de lgalit est la seule qui ne puisse pas tre outre. Le souverain, cest le peuple franais. Il croit trouver dans lhistoire la preuve que jadis les Franais avaient des Assembles lgislatives dont les rois ne faisaient quexcuter les volonts. Cette monarchie rpublicaine , comme il lappelle, Charlemagne lavait ralise, et cet trange historien dcouvre une Assemble constituante sous Charlemagne 18. Les princes ; dit-il encore, sont les administrateurs, et non pas les matres des nations. Sil accepte la tho-rie de la sparation des pouvoirs, ce nest pas pour les quilibrer, mais pour tablir la subordination du pouvoir excutif au pouvoir lgislatif. Ce pouvoir excutif, il veut laffaiblir, et cest pourquoi il le divise en plusieurs dpartements et fait lire tous les magistrats par le peuple. Il ne laisse donc subsister quun fantme de roi, et, sous ltiquette royale, cest bien une rpublique quil organise, et mme il la voudrait communiste 19.

    Si Diderot, dHolbach, Helvtius ne demandaient pas la rpublique, ils avaient dconsidr et affaibli la royaut, soit en linjuriant, soit en sapant le christianis-me.

    Voir mon livre, le Culte de la raison et le culte de ltre suprme, p. 252.

    Cette ide bizarre dun Charlemagne libral, constitutionnel, demi rpublicain, hanta, la suite de Mably, les hommes du XVIIIe sicle. Ainsi, La Fayette, dans sa Correspondance (d. belge, aot 1788, p. 237), voudrait que le roi part, comme Charlemagne, au milieu de sa na-tion volontairement convoque . Cest ce Charlemagne libral que ceux des hommes de 1789 qui participrent au coup dtat du 18 brumaire crurent retrouver en Napolon Bonapar-te, et les lgendes historiques de Mably ne furent pas tout fait trangres au succs du csa-risme en France.

    Pour tout ce qui concerne les thories politiques de Mably, nous renvoyons le lecteur lexcellent livre o M. W. Guerrier les a rsumes (LAbb de Mably moraliste et politique, 1886, in-8). Lide de monarchie rpublicaine fut aussi exprime par Crutti dans cette phrase clbre de son Mmoire sur le peuple franais : Le monarque est le dictateur perp-tuel et hrditaire de la rpublique.

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    Des crits de ces philosophes ressort cette ide, qui devient presque populaire, que la nation est au-dessus du roi, et nest-ce pas l une ide rpublicaine ? Et si les crivains veulent maintenir la monarchie, ils prennent, je le rpte, lhabitude de parler honorablement de la rpublique. Le livre posthume de dArgenson, Considrations sur le gouvernement, publi en 1765, tend glorifier la monarchie par une infusion dinstitutions rpublicaines, et dArgenson loue la rpubli-que, dont il ne veut pas pour la France, en termes si sympathiques quon pouvait se mprendre, si bien que ce livre monarchique 20, qui fut fort got, contribua honorer la rpublique 21. Quant aux crivains qui vivaient et se faisaient lire en 1789, comme Raynal, Condorcet, Mirabeau, Siys, dAntraigues, Crutti, Mou-nier, il suffira de dire queux aussi, ces monarchistes, ils ruinent indirectement le principe de la monarchie, et prparent ainsi, sans le vouloir et sans le savoir, la Rpublique, puisque la plupart de leurs lecteurs trouvent dans leurs crits ou en dgagent cette ide que la loi ne peut tre que lexpression de la volont gnra-le 22.

    Les convictions monarchiques de dArgenson ne se dmentirent aucun moment, mme dans

    les boutades la Montaigne que lon trouve dans ses autres crits posthumes. Ainsi on lit dans ses Mmoires, d. Jannet, t. V, p. 274 : Le gouvernement rpublicain est insoutenable dans sa puret primitive ; donc il est mauvais, tandis que la monarchie ira se perfectionnant.

    Insistons sur cet crit de dArgenson, qui eut une trs grande influence. Le but de lauteur est donc de fortifier la monarchie, en y introduisant le bon des rpubliques . On trouvera, dit-il, que tout ce qui fait le bon des rpubliques augmente lautorit du monarque, au lieu de lattaquer en rien (p. 289). Il ne sagit pas de diminuer lautorit lgislative du monarque, mais de laider. Quau lieu de tout faire par des officiers royaux, il fasse certaines choses par des officiers publics. Il faudrait essayer dadmettre davantage le public dans le gouverne-ment du public, et voir ce qui en rsulterait (p. 255). Pas dtats gnraux ni dAssembles provinciales : ce serait dangereux pour la royaut. Cest seulement dans les communauts quon introduirait des magistrats populaires et municipaux (p. 207), ainsi lus : la communau-t dsignerait des candidats aux fonctions, et les intendants et subdlgus choisiraient des fonctionnaires parmi ces candidats (ctait un peu le systme de lan VIII). On divisera le royaume en dpartements (sic), plus petits des les gnralits (p. 237). Cest dans cette mesure que dArgenson fait lloge des rpubliques, et par exemple il loue avec enthousiasme (p. 60) la rpublique hollandaise, quil appelle purement dmocratique . Ailleurs (p. 62), il sexprime en ces termes remarquables : Que lon voyage dans les lieux o cette rpublique avoisine un tat monarchique ; il se trouve toujours des enclaves par o ces souverainets sont mles ensemble : on connatra aisment les terres de la rpublique et quelles sont celles de la monarchie, par le bon tat des ouvrages publics, mme des hritages particuliers ; ceux-ci sont ngligs : ceux-l sont peigns et florissants. Les mmes ides se trouvent exprimes aussi en diffrents passages du Journal de dArgenson, par exemple t. III. p. 313 (d. Jannet ; ce passage a t omis dans ld. Rathery).

    Voici comment Condorcet, dans ses Rflexions sur les pouvoirs et instructions donner par les provinces leurs dputs aux tats gnraux (1789), explique ce que sera le pouvoir royal dans la monarchie quil dsire : La socit est exclusivement et minemment gouvernante

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    Lide que le roi ne doit tre quun citoyen soumis la loi, faisant excuter la loi, cette ide est devenue populaire, et les preuves de cette popularit sont in-nombrables. Quand Voltaire crivit, dans sa tragdie de Don Pdre (1775) :

    Un roi nest plus quun homme avec un titre auguste,

    Premier sujet des lois, et forc dtre juste,

    Il savait bien quil se ferait applaudir. Et si on mobjecte que cette tragdie ne fut pas reprsente, que ces vers ne furent pas rellement entendus dun public de thtre, je citerai ce vers que Favart emprunta un pome de Louis Racine publi en 1744, et quil fit applaudir dans les Trois sultanes, aux Italiens, le 9 avril 1761 :

    Tout citoyen est roi sous un roi citoyen.

    Que de telles maximes fussent applaudies au thtre, prs de trente ans avant la Rvolution, que le gouvernement ft oblig de les tolrer, nest-ce pas une preuve que lopinion avait dj, pour ainsi dire, dpouill le roi et la royaut du principe mystique de sa souverainet ? Et cette ide du roi citoyen, unanimement applaudie, nest-ce pas un des signes les plus clatants de la rpublicanisation des esprits ?

    delle-mme. Elle a le droit de rejeter tout pouvoir qui ne viendrait pas delle : elle cre, modi-fie les lois quil lui importe dobserver, et elle en confie lexcution un ou plusieurs de ses membres. En France, depuis lorigine de notre Constitution, ce pouvoir est remis entre les mains du prince. Sa personne est sacre, parce que son autorit est lgitime et quelle est d-positaire de toutes les forces des citoyens pour faire excuter les lois. Ainsi, dans notre mo-narchie, la nation dclare la volont gnrale ; la volont gnrale fait la loi. La loi fait le prince et le pouvoir excutif. Le pouvoir excutif fait observer la loi et se meut suivant les lois. Mounier, dans ses Considrations (1789), dit que toute autorit vient de la nation, qui fait ses lois par ses reprsentants. Un seul excute ces lois : il faut que ce soit un seul, et, pour quil soit fort, il doit tre hrditaire.

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    III

    Tous ces crivains dont je viens de parler, morts ou vivants, sont plutt les in-terprtes que les auteurs dun tat desprit qui se manifesta, ds le milieu du XVIIIe sicle, parmi les personnes cultives. Ce sont les fautes et les vices de Louis XV qui amenrent lopinion dirigeante, vers 1750, critiquer librement la monarchie. A cette poque surtout, dArgenson note dans son journal une certaine expansion des ides rpublicaines 23. La littrature reoit ces ides rpublicaines de la soci-t et le lui rend embellies et fortifies.

    Lirrvrence envers la royaut vint du spectacle de la faiblesse de la royaut, et cette faiblesse parut surtout dans la querelle de la couronne et des Parlements, dont les esprits furent bien plus frapps que par les livres des penseurs.

    On sait que Louis XIV avait rglement le droit de remontrance, de manire le rendre illusoire, impraticable. Le rgent supprima cette rglementation, et le Parlement de Paris redevint le chef de chur de lopposition. Ce Parlement qui, en fait, se recrutait presque entirement lui-mme ou par hrdit dans la bour-geoisie riche, se trouvait tre, quoiquil comptt parmi ses membres de droit tant de gentilshommes de la plus haute noblesse, la reprsentation de la bourgeoisie. Les membres bourgeois du Parlement sont chrtiens et monarchiste, videmment ; mais chrtiens leur faon, cest--dire jansnistes ou gallicans, et monarchistes leur faon, cest--dire quils veulent que le prince gouverne selon des lois enre-gistres par eux et dont ils prtendent tre les gardiens et les interprtes. Ils tien-nent ou disent tenir la place des tats gnraux, se font les avocats de la nation aprs du roi.

    partir de la publication des Lettres historiques de Lepaige (1753), le Parle-ment de Paris se vante dtre lhritier des assembles mrovingiennes, appeles parlamentum dans les anciens textes. Il se fdre avec les autres Parlements, ou

    30 janvier 1750 : Le rpublicanisme gagne chaque jour les esprits philosophiques. On prend

    en horreur le monarchisme par dmonstration. Et plus tard : On entend murmurer les mots de libert, de rpublicanisme. Dj les esprits en sont pntrs Il se peut quune nouvelle forme de gouvernement soit dj conue en de certaines ttes (DArgenson, dit. Jannet, t. III, p. 313, et t. V, p. 346, 348.)

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    plutt il assure quil ny a quun Parlement distribu en classes ; il proclame lunit, lindivisibilit du Parlement. Le Parlement, cest un gouvernement natio-nal tout form, cest le snat national, et le premier prsident aimait prendre lattitude dun chef de snat qui et tenu son pouvoir, dit dArgenson, non du roi, mais de la nation . lgard du pouvoir royal, dagent de ce pouvoir, il a pass au rle de censeur, de rgulateur, dinterprte de lopinion. Et, en tant quil combat le despotisme ministriel, il interprte vraiment lopinion de la bourgeoi-sie et dune partie de la noblesse, contre lesquelles ou sans lesquelles le roi ne peut gouverner.

    Voil pourquoi cette opposition est si forte ; voil pourquoi elle inquite, exaspre le roi, ne peut tre brise par lui. Deux fois Louis XV, une fois Louis XVI essayent de remplacer les Parlements par dautres corps plus dociles : cest un triple chec ; la royaut est oblige de cder, de se dsavouer, de rappeler les Parlements.

    Certes, le Parlement nest pas hostile la royaut. Il est, contre a cour de Ro-me, le dfenseur des droits de la couronne et des liberts de lglise gallicane. Et il nest pas non plus hostile la religion, quil protge par des arrts contre les philosophes. Mais il nuit au prestige de la religion par la rudesse avec laquelle il traite parfois le clerg, par exemple quand, en 1756, il fait brler en place de Gr-ve un mandement de larchevque de Paris, ou quand il force les curs adminis-trer les sacrements aux jansnistes. Il nuit au prestige de la royaut, non seulement par les mesures quil prend contre le despotisme royal, mais aussi par le zle m-me avec lequel il sert, contre la volont ou la faiblesse du roi, les intrts de la couronne menacs par lglise dans toute cette affaire du jansnisme et de la bulle Unigenitus. Lui qui ne veut que fortifier le pouvoir royal, il donne le spectacle dune anarchie politique.

    Entre la couronne et le Parlement, il ny a pas de querelle ni de dsaccord sur le fond des choses, et le Parlement nentend changer en rien la nature du pouvoir des choses, et le Parlement nentend changer en rien la nature du pouvoir royal. Quon se rappelle laffaire du Parlement de Besanon (1759), dont une partie des membres avaient t exils, et les remontrances si vives o le Parlement de Paris parla, cette occasion, des droits de la nation avec des formules presque rpubli-caines. Ce fut un dialogue solennel entre la couronne et le Parlement sur la nature du pouvoir royal. Le roi dit au Parlement, et ces paroles furent publies dans un

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    numro spcial de la gazette 24 : On y parle (dans les remontrances) du droit de la nation comme sil tait distingu des lois dont le roi est la source et le prin-cipe, et que ce ft par ce droit que les lois protgeassent les citoyens contre ce quon veut appeler les voies irrgulires du pouvoir absolu. Tous les sujets du roi, en gnral et en particulier, reposent entre ses mains labri de son autorit roya-le, dont il sait que lesprit de justice et de raison doit tre insparable, et lorsque, dans cet esprit, il use au besoin du pouvoir absolu qui lui appartient, ce nest rien moins quune voie puisse suivre.

    Le Parlement, tout en maintenant ses griefs, en ritrant ses remontrances, en continuant parler du droit de la nation , qui est que les lois soient excuts, rpondit au roi quil tait parfaitement daccord avec lui sur la dfinition du pou-voir royal. Le Parlement, dit-il, na jamais cess et ne cessera jamais dannoncer vos peuples que le gouvernement rside dans la main du souverain, que vous en tes, Sire, le principe, la source et le dispensateur, que le pouvoir lgislatif est un droit essentiel, incommunicable, concentr dans votre personne, et que vous ne tenez, Sire, que de votre couronne ; que cest au mme titre que vous possdez luniversalit, la plnitude et lindivisibilit de lautorit 25.

    Ces principes admis et proclams, le Parlement nen est que plus ardent met-tre en chec lautorit royale, et cette querelle a une grande influence sur les es-prits, parce quelle est publique, une poque o il ny a ni tribune politique ni journaux politiques. Les remontrances sont imprimes, mises en vente, rpandues partout. On les lit avec avidit dans les villes. On admire lloquence romaine du Parlement. Il est populaire, quoique rtrograde souvent, quoique hostile aux philosophes, gostement pris de ses privilges. Quand, le roi le suspend, lexile ou veut le dtruire, les villes prennent fait et cause pour lui : il y a des meutes ; la troupe intervient ; plusieurs reprises, et en particulier lors de laffaire du Parle-ment Maupeou, il semble quune rvolution soit sur le point dclater.

    Le Parlement ne se borne point des paroles hardies ; il dsobit formelle-ment, surtout dans la dernire querelle (1787-178), o il dclare nuls et illgaux des actes de lautorit royale, et o, menac de suppression, ses membres jurent de naccepter aucune place dans aucune compagnie qui ne serait pas le Parlement

    N 15, du 11 avril 1759. Bibl. nat., Lc2/1, in-4.

    Flammermont, Remontrances, t. II, p. 194.

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    lui-mme. Cest comme une bauche anticipe du serment du jeu de Paume. Le mme jour (3 mai 1788), sous prtexte de dfinir les principes de la monarchie, le Parlement traa un plan de Constitution o les tats gnraux voteraient les sub-sides, tandis que les cours auraient le droit de vrifier, dans chaque province, les volonts du roi, et de nen ordonner lenregistrement quautant quelles seraient conformes aux lois constitutives de la province, ainsi quaux lois fondamentales de ltat 26. Nous ne raconterons pas les pisodes si connus de cette retentissante querelle, larrestation de Goislard et dprmesnil, ldit des grands bailliages et de la cour plnire, le lit de justice, la protestation du parlement au nom des droits de la nation, les actes du roi dclars absurdes dans leurs effets , les actes de rigueur du roi, lettres de cachet, incarcrations, etc. Disons seulement que la royaut capitula par besoin dargent, et cette dernire et clatante victoire des Par-lements, qui vont bientt se perdre dans lopinion en rclamant, pour la convo-cation des tats gnraux, les formes fodales de 1614 27, diminua aux yeux de la bourgeoisie (la masse rurale du peuple ne connut pas ces faits) le prestige de la royaut en tant que royaut 28, et cest ainsi que les Parlements furent, au XVIIIe sicle, une cole de rpublicanisme, au moins de rpublicanisme aristocratique 29.

    IV

    Ce rle, je le rpte, cest bien malgr eux que les Parlements le jourent, car ils furent les adversaires de toute tentative srieuse pour rformer lancien rgime. Ils voulaient le statu quo leur profit. Sils prparent la rvolution et, indirecte-ment, la rpublique, ce nest pas seulement parce quils amoindrirent la royaut

    M. Carr a donn le texte de cette partie de larrt du Parlement daprs loriginal des Arch.

    nat. Voir la revue la Rvolution franaise, t. XXXIII, p. 371. Voir dans Buchez, t. I, p. 254, le pamphlet intitul : le Catchisme des parlements. Voir les Mmoires de Choudieu, dits par M. Barrucand, p. 8 et 9.

    Le 24 septembre 1788, lavocat gnral Sguier disait des Parlements : On les a prsents comme des corps rpublicains, qui affectent lindpendance ; on les a peints, la face de la nation, comme des ambitieux qui cherchent tablir laristocratie dans le sein de laristocratie franaise. Il proteste contre cette accusation, mais, en la formulant ainsi, il caractrise bien le genre dimpression que lopposition parlementaire faisait sur les esprits. Il faut lire aussi ce que Chateaubriand dit de linfluence des parlements, dans les Mmoires doutre-tombe, d. Bir, t. I, p. 236-237.

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    par le fait de leur dsobissance, cest aussi parce quils lempchrent dvoluer, de fonder des institutions nouvelles en rapport avec lesprit du temps.

    Ainsi ils sopposrent, autant quils purent, ltablissement des Assembles provinciales.

    Limportance de cet tablissement, exagre peut-tre par quelques crivains, comme Lonce de Lavergne, a cependant t relle.

    Ctait une tentative pour transformer progressivement, sans rvolution vio-lente, le despotisme en monarchie constitutionnelle.

    Appeler peu peu la nation participer au gouvernement, de manire finir par tablir, au moyen de changements presque insensibles, une sorte de gouver-nement reprsentatif, ctait lide de Turgot, dont le roi ne voulut pas dabord, parce quelle lui fut prsente dans un plan densemble qui leffraya prcisment en ce que ctait un changement total, et que Necker et Brienne essayrent plus tard de lui faire accepter partiellement, titre dexpdient financier.

    Le dficit tant devenu grave, le seul moyen dobtenir des subsides nouveaux parut tre daccorder la nation un semblant de dcentralisation et dinstitutions libres, des espces dassembles dlibrantes, de qui on obtiendrait une augmenta-tion des vingtimes. Cest dans cette vue quen 1779 on tablit deux Assembles provinciales, lune dans le Berry, lautre dans la Haute-Guyenne, et, en 1787, cet essai fut appliqu toutes les provinces o il ny avait pas dtats, et fut dvelop-p en systme, cest--dire que, dans chaque ressort dAssemble provinciale, il y eut :

    1 Dans chaque communaut nayant pas de municipalit, une assemble municipale compose du seigneur et du cur, membres de droit, et de ci-toyens lus par un suffrage censitaire ;

    2 Des assembles secondaires, dites de district, dlection ou de dparte-ment, issues des assembles municipales par un mode demi lectoral ;

    3 Une assemble provinciale, dont au dbut le roi nommait la moiti des membres ; ceux-ci se compltaient eux-mmes ; puis, trois ans plus tard, il y aurait un renouvellement annuel par quart, et ce quart serait lu par les assembles secondaires.

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    Des commissions intermdiaires surveillaient et opraient lexcution des d-cisions, dans lintervalle des sessions.

    Quelles dcisions ?

    Les Assembles provinciales taient surtout charges de la rpartition et de lassiette des impts, des travaux publics ; elles exprimaient des vux, faisaient des reprsentations. Elles avaient des attributions et un ressort plus tendus que nos conseils gnraux.

    Le roi disait mme, dans ldit de 1787, que ces dispositions pourraient tre amliores, et on croyait que plus tard ldifice serait couronn par une Assem-ble nationale, issue des Assembles provinciales, et aussi que le mode lectoral deviendrait plus dmocratique, comme le faisait esprer le fait que, dans ces As-sembles, on votait par tte et non par ordre.

    Vingt de ces Assembles fonctionnrent, la fin de 1787 et au commence-ment de 1788 ; leurs commissions intermdiaires fonctionnrent jusquen juillet 1790, poque o elles remirent leurs pouvoirs aux directoires de dpartement.

    Cette tentative fut accueillie avec joie par les philosophes, notamment par Condorcet 30 : ils crurent voir laurore dune rvolution pacifique. Et les Assem-bles provinciales rpondirent en partie ces esprances : elles prparrent une meilleure assiette et une meilleure rpartition de limpt ; elles mirent des vux utiles ; elles firent des enqutes instructives ; elles parurent animes de la passion du bien public 31.

    Cependant il y eut un fort courant dopinion contre elles :

    1 Parce quon dbuta par leur faire voter une augmentation dimpts (une, celle de Touraine, sy refusa nettement ; dautres obtinrent un abonnement et une rduction) ;

    Voir son Essai sur la constitution et les fonctions des Assembles provinciales, Paris, 1788, 2

    vol. in-8. Lire, par exemple, le discours du duc dHavr (qui se montra si aveuglment rtrograde pen-

    dant la Rvolution) lAssemble provinciale de Picardie (ap. Lonce de Lavergne, p. 132), et le dbut, ainsi que la conclusion, du rapport des procureurs-syndics de Champagne, session de novembre et dcembre 1787. Bibl. nat., Lk15/21, in-4, p. 22 et 65.

    30

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  • Alphonse Aulard, Histoire politique de la Rvolution franaise. (1913) 43

    2 Parce que les parlements les dcrirent ;