10

Aurélie Sautereau

  • Upload
    others

  • View
    8

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Aurélie Sautereau
Page 2: Aurélie Sautereau

AurélieSautereau

LaCocotte-minute

Page 3: Aurélie Sautereau

©AurélieSautereau,2020

ISBNnumérique:979-10-262-6756-0

Courriel:[email protected]

Internet:www.librinova.com

LeCodedelapropriétéintellectuelleinterditlescopiesoureproductionsdestinéesàuneutilisationcollective.Toutereprésentationoureproductionintégraleoupartiellefaiteparquelqueprocédéquecesoit,sansleconsentementdel’auteuroudesesayantscause,estilliciteetconstitueunecontrefaçonsanctionnéeparlesarticlesL335-2etsuivantsduCodedelapropriétéintellectuelle.

Page 4: Aurélie Sautereau

SabrerleChampagne31décembre2019«Plusquedeuxminutes!!!»,nouscrientlesenfantsduhautdel’escalier.

David remplit lescoupesavecduChampagnequenousavonsapporté. Jen’aipas vu le temps passer. La soirée est douce, simple, teintée de rires et debavardages.Cette année, nous passons le réveillon chezPauline etDavid, desamis quenous connaissonsdepuis vingt ans, qui habitent à environuneheuretrentedecheznous.Ilavaitfallufairedemi-tour,justeavantdedéposerlechienà la pension canine, après vingtminutes de route. J’avais un doute, c’est toutmoi.Jen’étaispassûred’avoirdébranchéleferàrepasseravantdepartir,cequiétaitpourtantlecas.L’apéritif qui a suivi était des plus copieux : mini-cakes au saumon fumé,

toasts de pain d’épice au foie gras, canapés de chèvre chaud au miel, sapinfeuilletéaupesto…Ilyaaussiuncoupled’amisdePaulineetDavidquenousrencontronspourlapremièrefois.Lecourantpasseplutôtbien.

Cinq,quatre,trois,deux,un,zérooooo!!!

Bonneannéeeeeeee!!!J’aime moyennement ce petit moment embarrassant où il faut biser les

convives, surtout quand tu les rencontres pour la première fois… Se regarderdans les yeux.Ne pas croiser les coupes. Plein de bonnes choses.Oh, oui, lasantéavanttout,surtout!Jecommenceparmonhomme,Mathieu,souslegui,s’ilvousplaît!Oùsontlesenfants?EmmaetRomain.Mapetitetribu.C’estfoucommejelesaime…Quandj’étaispetite,avecmonfrère,àchaqueréveillon,onsedisait«bonne

année, bonne santé et crève avant la fin de l’année ! » et on riait comme despetitsfous…2020,quandmême,c’estbizarre,commenombre.Twenty-twenty.Ondiraituneblague.Jen’aijamaisaimécechangementd’année.Ilmefautbienplusieurssemaines,voiredesmois,afindeneplusfaired’erreurslorsquej’écrisladatesurunchèque.Profitons de la vie tant qu’on peut parce qu’on va tous crever. J’ai l’alcool

triste.Ilflottedansl’airuneodeurnauséabonde.Partoutdanslepays,lesgrèvesn’en finissent pas. Gilets jaunes, retraites, pouvoir d’achat… La situationmondiale est catastrophique.Après l’Amazonie l’an dernier, l’Australie est en

Page 5: Aurélie Sautereau

feudepuisplusieursmois.Certainsyvoientlafindumonde.Lecontextegéopolitiqueesttendu.

«Maman,tucroisqu’ilvayavoirunetroisièmeguerremondiale?»

Bonneannée.

Unvirusd’ungenrenouveauestarrivéenChine.

Bonnesanté.

Partout,laconneriehumaineseperpétue.

L’hommen’apprend-iljamaisriendeseserreurs?

Crèveavantlafindel’année.

Page 6: Aurélie Sautereau

CommeuncoqenpâteJesuisnéeà la findusiècledernier.Quelquessemainesavantmavenueau

monde,mamanetpapan’avaientpasencorechoisimonprénom.C’estunjour,enrentrantdansunbureaudetabac,allezsavoirpourquoi,quemamanl’entenditpourlapremièrefois.Leprénom.Commeuneévidence,ceseraTiphanie.C’estpassimal.Etc’estmieuxqueGertrude,àmonavis.Le6mai1978,à5h02,jepointaisleboutdemonpetitnez.Ungrandesoeur,

Isabelle,néesixansplus tôtetungrandfrère,Thomas,de troisansmonainé.J’étais la petite dernière et je n’aurais changémaplacepour rien aumonde…Maman, secrétaire, avait arrêté de travailler pour s’occuper de nous. Papa,inspecteurdesimpôtsfaisaitbouillirlamarmite.Unpeusévèreparfois,souventdrôleaussi,leprivilèged’êtrelapetitedernièrejouaitenmafaveur.Mamanétaitplutôtcool,maisilnefallaitpastropabuser,sinonçachauffait.

C’était aussi une maman poule. Après l’école, le quatre-heure était prêt :sandwichaubeurreetauchocolat,noirpourmoi,aulaitpourIsaetTom.Ellenous lisait deshistoires le soir et nous faisait des câlinsdans le rocking-chair.Ellemedémêlaitlescheveuxdanslebain,mefaisaitdestressesfaceaumiroir,me coupait la frange de travers. Elle accompagnait les sorties scolaires. Ellepréparait mon pique-nique, écalait un oeuf dur, ajoutait une briquette de jusd’orange, un sopalin, une fourchette et une cuillère. Elle invitait des copainspournosanniversaires.Elleenlevaitlespoilsdechiensurmonmanteau,cousaitdes ourlets à mon jean. Elle m’emmenait à l’école de musique, auxentrainementsdegymnastique.Ellevenaitmechercheràl’écoleenécoutantlesGrossesTêtes.Elleétait représentantedesparentsd’élèvesaucollège.Ellemedéposait en ville pour trainer avec une copine ou sacrifiait sa sieste pourm’accompagner… C’était une une maman dévouée, et tout ça, multiplié partrois:Isa,Tometmoi.Avecpapa,jemesouviensdesbataillesdepolochons,descoursespoursuites

interminablesautourdelatablerondedusalon,aveclechienderrière.J’aiapprisànageràsescôtés,àfaireduvélosanslespetitesroulettes,àjouerautarot…«Ilfautbientravailleràl’école,sinon,tuirasàl’usineàcaféplustard.C’est

pasmarrant,l’usineàcafé,tusais»,nousrépétait-ilparfois.Unpeuours,ilenimposait,duhautdesonmètrequatre-vingt-huit,avecsagrossebarbenoireetsavoixgrave,maisaufonddelui,cen’étaitquetendresseetsensibilité.Ungrosnounours. Me reviennent les blagues des repas de famille et ces expressions

Page 7: Aurélie Sautereau

bizarresqu’ils’amusaitànousapprendre.

Ramènetafraise.C’estpaspiquédeshannetons.

Metstonfalzar.Jevaismettrelaviandedansletorchon.

C’estl’heured’alleraupaddock.

Page 8: Aurélie Sautereau

Enrangd’oignons6Janvier1981Mestoutpremierssouvenirssontdesimagesd’école,assezprécises,comme

impriméesdansmonesprit. J’aideuxansetdemi. Je faismapremière rentréedesclassesaumoisdejanvier.Jen’yvaisquelematin.Unemaîtresse,avecdesescarpins pointus qui laissent apparaitre la naissance de ses orteils. Je suisfascinée par ce détail. Je louche sur ce drôle de soulier qui ne cache pascomplètementsonpied.Lapièceestàdemiensoleillée,lapoussièreflottedansl’air.J’entendslesondutambourin.Nous habitons dans un immeuble qui domine l’école. Parfois, maman peut

observerThomasdelafenêtrependantlarécré.Ilmoulinedespoingsfaceauxgrosvilains.

6janvier2020LesvacancesdeNoëln’ontpasétédetoutrepos,commechaqueannée.Malgrécela, lefaitdevoir tout lemonde,parents,frèresetsoeurs,nièceset

neveux,mêmeenvitesse,m’afaitbeaucoupdebien.Commelesenfants,jesuisdetouteslesrentréesscolaires,maîtresseenmaternelledepuisbientôtvingtans.Ce jour de la rentrée des classes, cependant, a un goût différent.

Habituellement,jemesensressourcée,pleinedenouvellesidées,patienteetautop. Cette fois, j’ai senti dès le départ une lourdeur, une fatigue intense… Jen'étaisplus lamême.Depuis septembre, jedoisme faireune raison, c’est uneannéedifficile,etj’aihâtequ’ellesetermine.Auboutd’àpeinetroissemaines,mon corps avait dit stop. Lumbago en pleine salle de jeux. J’ai voulu séparerPablo d’un petit copain, qu’il mordait de toutes ses dents. Je n’ai rien dit aumédecin de ma fatigue au travail. J’espérais pourtant secrètement un arrêt deplusieurs semaines. Trois jours, c’était déjà ça… J’allais reprendre cassée endeux,ceinturedorsalecachéesousmonpull…Mêmepascap!Ce6 janvier,dèsneufheures trente, l’insolencedeNémoetArthurm’a fait

sortirdemesgonds.Àpeinetroisansetaucunrespectpourl’adulte.J’aihurlécomme jamais. Mélanie, l’ATSEM, me regardait du coin de l’oeil, tout enramassant les briques de jeu de construction par terre. Vers dix heures, j’airemarquéquelquechosequiressemblaitàdesgouttesdesangsur leT-shirtdePablo. On a peint avec du rouge cematin, mais ça ne ressemble pas à de la

Page 9: Aurélie Sautereau

gouache.J’interpelleMélanie.Elleregardelepetitet fait«Oh!».Lelongdeson oreille, un filet de sang coule. Une petite blessure provenant de son cuirchevelu. Fébrile, je vais chercher de quoi nettoyer. S’assurer qu’il va bien.Appeler la maman… Comment a-t-il pu se blesser ? Un peu plus tôt, Némol’avaittapéavecungrostracteur.Ilavaitdûsecognerauradiateurenfonteplacéderrière…Dèsque tous les enfants sont partis, je téléphone à samamanpourprendredesnouvelles.Aprèsavoirpassélajournéeauxurgences,ellevientjusted’arriveràlamaison.Pabloaquandmêmeunlégertraumatismecrânien…Le soir, après mon cours de sport hebdomadaire, je m’entends dire à des

collègues:«LesTouts-Petits,jenepeuxplus.C’estl’annéedetrop.»D’ailleurs,celafaitquelquestempsquemonporte-clé«chouettemaîtresse»,

offertparManonenfind’annéedernière,adisparu…Ilétaitjoli.C’estbizarre…Jenel’aipourtantpasentendutomber.

Page 10: Aurélie Sautereau

HautecommetroispommesLa petiteNinie, c’était devenuemon surnom dans la famille. Je le trouvais

sympa. Je m’appelle Ninie, j’ai les yeux en amandes et je croque la vie.Tellementd’ailleursquejesuisunpeupotelée.Endernièreannéedematernelle,la maîtresse nous apprenait les mois de l’année. Il existe une astuce pourdéterminer leur nombrede jours.Lepoing fermé, d’abord lamaingauche, onfaisaitglissersondoigtsurlesos.Chaquebossecorrespondàunmoisdetrente-et-unjoursetchaquecreuxàunmoisdetrente.Mespetitesmainsdoduesnemepermettaientpasdebiendéterminerlescreux.«Çan’estpasfacilequandonestunpeupotelée,Tiphanie.»Cettephraseallaitmesuivrelongtemps.«Tuveuxfairequoiquandtuserasgrande?»Alors,c’esttrèssimple.Jecomptealliermesdeuxpassions:lacoiffureetles

chaussures.Riendeplusfastoche.UneboutiqueenL,avecunsalondebeautéd’un côté et desmilliers de paires de chaussures de l’autre. Jem’enmettraisquelquespairesdecôté,c’estsûr.«Etondiraitquetuseraislashampouineuse,d’accord ? » Je m’entraîne déjà sur mes poupées, je maîtrise la coupe àmerveille.Jecréed’ailleursdesmodèlestrèsfuturistes.«Bonjour,Madâme,pendantlaposedubidule,onvousapporteunchoixde

nosfantastiqueschaussuresàtalons?…»«Désirez-vousessayerquelquesmerveilleusespairesdebasketspendant les

bigoudis?»«Alors, là,Monsieur, il y a un peu d’attentemais vous pouvez enfiler nos

mocassinsàglandsdelanouvellecollection?…»Àcinqans,rienn’estimpossible.« Maman, maman, c’est quand mon anniversaire ? », demandais-je

inlassablement chaque jour. Et puis, un jour, maman répondit « C’estaujourd’hui».J’allaissoufflermescinqbougies.Jecroyaisqu’ondevenaitgrandd’unseul

coupetqueçafaisaittrèsmal.

«Moi,maman,jeresteraiavectoipourtoujoursettoutelavie.»