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1 Autorisation et émancipation en situation éducative : le cas de la formation des managers et des ingénieurs Identité des auteurs Nom : Fourcade Prénom : François Appartenance institutionnelle : CIRPP (CCIP) – CRG (Polytechnique) Enseignant-chercheur à ESCP Europe [email protected] Nom : Schaepelynck Prénom : Valentin Appartenance institutionnelle : Experice – Paris 8 (doctorant ATER) [email protected] Nom : Verzat Prénom : Caroline Appartenance institutionnelle : Novancia [email protected] Nom : Krichewsky Prénom : Marlis Appartenance institutionnelle : CIRPP (CCIP) – Experice Paris 8 (Doctorant) [email protected] Identité du coordonnateur Nom : Paltrinieri Prénom : Luca Appartenance institutionnelle : CIEPFC (ENS Ulm) – Chargé de Cours à IED (Paris 8) [email protected] Identité du réactant Nom : Wormser Prénom : Gérard Appartenance institutionnelle : ENS Lyon / Sens Public [email protected]

Autorisation et émancipation en situation éducative : le ... · Resumen (en espagnol) "Autorización" y emancipación en la Educación de Gestión. En el contexto de una "crisis"

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Autorisation et émancipation en situation éducative : le cas de la formation des managers et des ingénieurs

Identité des auteurs

Nom : Fourcade Prénom : François Appartenance institutionnelle : CIRPP (CCIP) – CRG (Polytechnique) Enseignant-chercheur à ESCP Europe [email protected] Nom : Schaepelynck Prénom : Valentin Appartenance institutionnelle : Experice – Paris 8 (doctorant ATER) [email protected] Nom : Verzat Prénom : Caroline Appartenance institutionnelle : Novancia [email protected]

Nom : Krichewsky Prénom : Marlis Appartenance institutionnelle : CIRPP (CCIP) – Experice Paris 8 (Doctorant) [email protected]

Identité du coordonnateur

Nom : Paltrinieri Prénom : Luca Appartenance institutionnelle : CIEPFC (ENS Ulm) – Chargé de Cours à IED (Paris 8) [email protected]

Identité du réactant Nom : Wormser Prénom : Gérard Appartenance institutionnelle : ENS Lyon / Sens Public [email protected]

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Autorisation et émancipation en situation éducative : le cas de la formation des managers et des ingénieurs

Résumé (Français)

Dans le contexte d’une « crise » qui affecte globalement les structures même du capitalisme, la question de la formation de managers et des ingénieurs prend une position centrale. On définira le « management » moins comme un group ou une fonction que comme une institution dont le but, aujourd’hui, est surtout de reproduire un ordre existant. Ainsi, la critique d’une formation qui semble vouée entièrement à développer l’attitude à la compétition pourrait représenter une voie de sortie du cercle vicieux de la crise. Il faut re-penser la formation des managers pour y introduire les question de l’émancipation, de la coopération, de l’éthique. Les différentes théories et dispositifs présentés dans ce symposium concernent le développement d’expériences qui soient à la fois critiques et vraiment émancipatrices.

Abstract (English) “Authorization” and emancipation in Management Education.

In a context of economical and social worldwide crisis, the question of the education of managers and engineers emerge as a main issue. If « management » is less a group or a function than a pervasive institution that is entrenched within capitalist economic formations, a radical critique of the mainstream thinking and practice in educational theory of management could represents an issue from the « crisis ». How can we « democratize » education? How can we improve collaborative forms of work? How can we make young managers aware of ethical issues in business management? The fieldworks or theories presented in this symposium tries to integrate emancipation of individuals, groups and organizations among the central values of contemporary management education.

Resumen (en espagnol)

"Autorización" y emancipación en la Educación de Gestión.

En el contexto de una "crisis" que afecta de manera global a las estructuras del capitalismo, la cuestión de la formación de los "managers" e ingenieros toma una posición central. Se define el "management" no tanto como un grupo o una función sino como una institución cuyo propósito hoy es principalmente reproducir un orden existente. Por lo tanto, la crítica de una formación, que parece enteramente dedicada a desarrollar la competencia, podría ser una manera de salir del círculo vicioso de la crisis.Tenemos que re-pensar la formación de los "managers" para introducir el tema del emancipación,de la cooperación,de la ética. Las diversas teorías y dispositivos presentados en este simposio preocupación el desarrollo de experiencias que son a la vez crítica y emancipadora de verdad.

MOTS CLES : autorisation, formation, instituant/institué, management, dynamique de groupe

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Problématique générale

Introduction

Le contexte actuel de crise économique et sociale, et l’apparition conséquente des nouvelles formes d’inégalité et de désaffiliation économiques, sociales et politiques posent désormais avec force la question d’une révision critique radicale des principes du système économique et social à l’aune des principes démocratiques. Le concept d’émancipation, disqualifié et quelque peu oublié par la pensée critique de ces vingt dernières années, est aujourd’hui redevenu d’actualité1. Mais la signification actuelle du mot semble maintenant moins liée au combat contre des formes de domination qu’à un projet de transformation radical de la société, capable de prendre en compte à la fois le cadre politique et les motivations éthiques des acteurs. Aujourd’hui l’émancipation n’est pas seulement une lutte pour la démocratie, elle est aussi un effort pour repenser à nouveaux frais un système social qui s’autoproclame « démocratique », y compris et surtout du point de vue éducatif. Un bref excursus conceptuel sera utile pour comprendre le sens que nous donnons aujourd’hui à cette notion fondatrice de la théorie politique et de la pédagogie modernes. Etymologiquement, on le sait, « émancipation » vient du latin emancipare : affranchir un esclave du droit de vente. Dans la modernité, le mot a pris une acception beaucoup plus large, s’appliquant à un état de servitude, de domination, d’aliénation, de contrainte. Mais, comme souvent, c’est peut-être le droit qui en donne la définition la plus fonctionnelle : en effet, l’ « émancipation » est un acte juridique qui transforme le mineur en un majeur dans tous les actes de la vie civile. Autrement dit, l’émancipation est soustraction d’un individu, d’un groupe ou d’une collectivité plus large à un état de tutelle, à un état de minorité qui suppose son incapacité à s’autogouverner, à se conduire soi-même. De ce point de vue, c’est peut être Kant qui propose la définition la plus intéressante, dans un bref écrit de 1784 où la question politique de l’émancipation se confond tout simplement avec la question « Qu’est-ce que les Lumières ? ». « Les Lumières, écrit Kant, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre » (Kant, 1991, p. 43). L’émancipation est donc, en premier lieu, une sortie. Mais il ne s’agit pas de la sortie d’un état de domination – un état dans lequel nous serions soumis au pouvoir paralysant de l’autre – puisque de cet état de tutelle, nous en sommes nous mêmes responsables : « On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une 1 Cf. notamment le colloque « Actualités de l’émancipation et métamorphoses de la critique sociale » qui a eu lieu à l’Université Paris Ouest-Nanterre le 23 et le 24 septembre 2011 et l’excellent travail du groupe de travail ACAE (Actualité des concepts d’Aliénation et d’Emancipation) à l’ENS Lyon qui aborde la question de l’émancipation à partir de l’angle de l’éducation.

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insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des lumières. » (Kant, 1991, p. 43). Arrêtons-nous là. D’abord, ce court essai de Kant s’inscrit dans un débat de l’époque sur la nature de Lumières mais aussi et surtout sur la signification même du mot éclairer. Selon Lessing, qui ouvre ce débat, « éclairer » ne signifie rien d’autre qu’« éduquer » au bon usage de la raison (Lessing, 2001). Les hommes et les femmes seront éclairés lorsqu’ils seront capables de se servir de leur propre raison en autonomie, c’est-à-dire lorsqu’ils seront pleinement conscients du pouvoir d’une intelligence que déjà ils possèdent. L’éducation n’est donc pas, selon Lessing, développement de l’intelligence ou de la raison, mais processus qui fait « prendre conscience » aux éduqués d’un pouvoir qui est en sommeil et qui serait destiné à le rester s’il n’y avait éducation et donc émancipation par rapport à l’hétéronomie constitutive de l’état de tutelle. Ainsi, la « raison éclairée » est une raison majeure : elle est la raison de l’individu qui n’est plus besoin de la tutelle de l’autre pour accéder aux vérités de l’esprit (Proust, 2001). Dans son sens profondément moderne, « éducation », « émancipation » et « usage de la raison » se confondent dans cette devise qui est le mot même de « Lumières ». Toutefois, il est évident que cette définition, qui est quelque part encore la nôtre, était porteuse d’une ambiguïté aux lourdes conséquences. Car d’un côté elle renvoyait l’émancipation à l’éducation, et donc à l’hétéronomie constitutive de la situation éducative : situation où c’est l’autre qui nous « arrache de » l’état de tutelle et nous « conduit vers » la raison. D’un autre côté, il n’y a pas d’émancipation au sens moderne du terme qui ne soit auto-émancipation, c’est-à-dire prise en charge à la fois de sa condition de tutelle et du devoir de « devenir majeurs ». C’est la raison pour laquelle Kant définit l’affranchissement par un acte de courage. C’est dire que même lorsque sont réunies toutes les conditions d’une éducation émancipante, il n’y a aurait pas d’émancipation réelle sans le courage de nous arracher à l’autorité paternelle, métamorphose de l’état de tutelle. Ardoino parlerait à ce propos d’autorisation, c’est-à-dire de « la capacité de se faire son propre auteur » (Ardoino, 1977, p. 74). L’émancipation se situe ainsi précisément au carrefour entre l’éclairage et le courage, l’éducation et l’autorisation, le processus de conduite des autres et celui d’auto-construction de soi, où sous la question du « soi » il faut poser également celle d’un « nous » qui se fait protagoniste de son propre affranchissement (Foucault, 1994). D’où la question de Jacotot : comment faire de l’éducation une action émancipante, dès lors qu’il est absurde de penser que l’émancipation puisse venir de l’autre, d’un guide, d’un maître ? Selon Rancière, la seule éducation émancipante possible est celle qui démontre l’existence d’une relation hiérarchique entre le maître et l’élève en tant que relation entre des volontés et non comme une hiérarchie entre les intelligences, et donc en tant que relation contingente et réversible (Rancière, 1987 ; Nordmann, 2007). Mettre l’apprenant dans une position d’autorisation, signifie alors le rendre conscient d’une dissymétrie et, en même temps, de la contingence de celle-ci. À partir de cette question, les différentes contributions réunies dans ce symposium présentent un fil directeur commun : réfléchir et proposer une pédagogie en mesure de

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favoriser les dynamiques d’autorisation des apprenants, pour qu’ils puissent passer d’une posture de simple reproduction des hiérarchies existantes à une logique d’émancipation. Car la question de l’émancipation en situation éducative n’est pas uniquement l’affaire des publics défavorisés, mais aussi de soi-disant « décideurs » ou d’autres acteurs (les ingénieurs), dont on oublie trop souvent qu’ils sont autant responsables de la crise que nous traversons que victimes d’un système éducatif qui formate plus qu’il ne forme. L’article de Valentin Schaepelynck reconstruit l’enracinement historique de la pédagogie institutionnelle dont la vocation a toujours été celle de développer une attitude critique vis-à-vis des institutions, mais aussi de provoquer une remise en cause permanente – à travers le travail de l’instituant – qui paradoxalement permet la survie de l’institution elle-même. L’émancipation apparaît alors comme une désaliénation qui se fait à travers la politisation de l’analyse institutionnelle par les praticiens et les usagers de l’institution éducative. Autrement dit, l’émancipation se définira désormais moins comme une « sortie de » l’institution que comme une réappropriation de l’institution par ses acteurs qui s’en font ainsi les auteurs. L’article de Marlis Krichewksy et François Fourcade se concentre sur la formation des managers pour explorer de façon plus fine l’acte d’autorisation lui-même. Si « se faire auteur » signifie être à l’origine de la dynamique créatrice, alors l’esprit d’initiative – littéralement acte de création d’un nouveau début – devrait pouvoir être la clé de l’émancipation. Comment favoriser la prise d’initiative dans la situation éducative ? Pour les auteurs il s’agit de développer une pédagogie active par des dispositifs partiellement « vides », c’est-à-dire habitables, transformables, évaluables par les étudiants eux-mêmes, qui peuvent ainsi passer d’une posture d’acteurs à une posture d’auteurs-constructeurs de leur propre éducation. Enfin, l’article de Caroline Verzat pose la question de l’émancipation dans la situation éducative à partir du cas de la formation de compétences managériales en école d’ingénieurs. L’on sait que tout un arsenal de pédagogies innovantes sont développées à cette fin, avec des résultat inégaux. L’approche par les compétences oublie l’élément émancipateur impliqué dans ces démarches : il s’agit littéralement, pour ces élèves ingénieurs, de s’affranchir d’un imaginaire et d’une identité professionnelle pour se reconstruire en tant que managers. Le texte de Verzat, issu d’un travail de terrain, montre la création de plusieurs modalités de « transformation managériale » à partir d’un travail d’auto-organisation en groupe. On retrouve en somme, dans ce dernier cas, le même modèle d’auto-gestion que celui proposé par la pédagogie institutionnelle et ses effets émancipants, mais l’enquête clinique permet de mettre en relief, encore une fois, l’ambiguïté de « l’éducation émancipante » : d’un côté elle semble favoriser la prise d’initiative individuelle du leader, de l’autre la dynamique démocratique (et je dirais politique) du groupe. Comment concilier ces deux dimensions ? Et plus largement comment résoudre le paradoxe de l’émancipation ? Peut-être que l’émancipation est moins en état qu’un travail continuel sur soi et les autres, et avec les autres. Si les anciennes théories de l’émancipation supposaient la libération totale et définitive d’un état de domination – au moins en voie utopique -, on doit peut-être insister sur l’idée que l’émancipation est un processus : on n’a jamais fini de sortir de la minorité, précisément parce que l’on ne devient jamais adulte (Lapassade, 1963). Le jeu de l’éclairage et du courage sous-tendu par l’acte éducatif, se confond ainsi avec la vie elle-même.

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Bibliographie

Ardoino, J. (1977). Education et politique. Propos actuels sur l’éducation II. Paris : Gauthier-Villard.

Foucault, M. (1994). « Qu’est-ce que les Lumières ? » in Dits et Écrits, tome IV (p. 562-578). Paris : Gallimard.

Kant, I. (1991 [1784]). Réponse à la question : « Qu’est-ce que les Lumières ? ». Paris : Flammarion.

Lapassade, G. (1963). L’entrée dans la vie. Paris : Minuit.

Lessing, G. E. (2001 [1780]). L’éducation du genre humain. Paris : Findakly.

Nordmann, C. (2007). La fabrique de l’impuissance II. L’école entre domination et émancipation. Paris : Amsterdam.

Proust, F. (2001). « Introduction » in « Qu’est-ce que les Lumières ? », op. cit.

Rancière, J. (1987). Le maître ignorant. Paris : Fayard.

Luca Paltrinieri

CIEPFC-CIRPHLES, ENS Ulm

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Emancipation et relation pédagogique dans l’analyse institutionnelle.

Valentin Schaepelynck Paris 8 - Experice

Résumé :Dans les années 70, la plupart des courants de la pensée critique et des mouvements sociaux qui leur sont associés, tendent à identifier l’émancipation politique et sociale à une lutte ouverte et permanente contre l’emprise des institutions. La relation pédagogique est alors massivement investie par ces courants. Au lendemain de mai 68, elle apparaît comme réfractant et symbolisant l’ensemble des rapports de domination présents dans la société.

Toutefois, à partir d’une homologie entre les territoires hétérogènes du soin psychique, de l’école, du travail social, de l’université ou des organisations politiques, l’institution est aussi revisitée comme un processus dialectique, où se confrontent en permanence l’instituant et l’institué, la production de nouvelles normes et leur reproduction, l’émancipation et la régulation. Cette problématisation de l’institution a commencé en France bien avant 68 dès le lendemain de la deuxième guerre mondiale.

L’”analyse institutionnelle” a été l’une des formules revendiquées diversement par ce mouvement critique, sous la plume de penseurs ou de praticiens impliqués fortement sur le terrain de l’intervention sociale et politique - Jean Oury, Félix Guattari, René Lourau, Georges Lapassade - mais fut aussi et surtout nourrie par les pratiques remuantes d’une foule d’anonymes.

Nous allons ici faire référence à quelques moments historiques saillants de cette constellation, afin d’interroger le “champ cognitif conflictuel” qui s’exprime dans la confrontation entre l’instituant et l’institué dans les différents contextes de la relation pédagogique, et d’autre part les perspectives ouvertes par une transversalité entre des pratiques professionnelles hétérogènes, qui implique que celles-ci s’émancipent de leur isolement et de leur atomisation par une référence et une réappropriation du concept d’institution.

Mots-clés : institution, analyse institutionnelle, pédagogie institutionnelle, psychothérapie institutionnelle, instituant / institué, intervention sociale, psychosociologie, transversalité.

Revenant sur l’histoire des formes professionnelles de l’”intelligence sociale”, Michel Chauvière a pu souligner que la France des années 70 a connu, dans la foulée de la critique de l’Etat fort nourrie dans l’après-68, l’émergence d’un large champ conflictuel lié au travail social, couplant l’information et l’action militante sur des fronts dits “secondaires” par rapport aux formes traditionnelles de la critique sociale (CHAUVIERE, 2011). L’auteur illustre son propos en faisant référence à des expériences aujourd’hui bien connues, et qui furent centrées sur l’ouverture de la boîte noire des institutions totales, comme le Groupe d’information sur les prisons (GIP), le Groupe d’information sur les asiles (GIA) et son journal Tankonalasanté, le Groupe d’information sur le travail social (GITS), les numéros de la revue Recherches publiés entre 1967 et 1982 par le Centre d’études, de recherches et de formations institutionnelles (CERFI), et enfin le “courant institutionnaliste représenté, entre autres, par Georges Lapassade et René Lourau”. Est ainsi souligné que de l’asile à l’école en passant par l’urbanisme, les modes disciplinaire d’institutionnalisation du social se retrouvent au centre d’une intense politisation tout au long de la décennie d’avant les “années d’hiver” (Guattari, 1985, 2009).

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En effet, la plupart des courants critiques, durant toute cette période, identifient l’émancipation politique et sociale à une lutte ouverte et permanente contre l’emprise des institutions. La relation pédagogique est alors massivement investie par ces courants. Au lendemain de mai 68, elle apparaît comme réfractant et symbolisant l’ensemble des rapports de domination présents dans la société. C’est sur cette base que les luttes portées par les mouvements d’émancipation développent une sensibilité particulièrement aiguisée à la thématique répressive (Castel, 1980). Toutefois, dans le même temps, on peut souligner que ce corps à corps avec la discipline et le contrôle social ne donne pas seulement lieu à une problématisation répressive ou oppressive des mécanismes institutionnels : à partir d’une homologie entre les territoires hétérogènes du soin psychique, de l’école, du travail social, de l’université ou des organisations politiques, l’institution est aussi revisitée comme un processus dialectique, où se confrontent en permanence l’instituant et l’institué, la production de nouvelles normes et leur reproduction, l’émancipation et la régulation. Elle s’avère par ailleurs tout autant irréductible à la marchandisation capitaliste, dont elle n’est pas qu’un simple effet d’infrastructure, qu’au pouvoir de l’Etat, dont elle ne fait pas que reproduire les injonctions et les codes administratifs. Cette problématisation de l’institution a commencé en France bien avant 68 dès le lendemain de la deuxième guerre mondiale. L’”analyse institutionnelle” a été l’une des formules revendiquées diversement par ce mouvement critique, sous la plume de penseurs ou de praticiens impliqués fortement sur le terrain de l’intervention sociale et politique - Jean Oury, Félix Guattari, René Lourau, Georges Lapassade - mais fut aussi et surtout nourrie par les pratiques remuantes d’une foule d’anonymes. Il s’agit bien entendu d’une constellation dont l’étendue est beaucoup trop large pour être traitée dans le cadre de ce texte. Je vais donc me centrer sur quelques pistes seulement, en faisant référence à quelques moments historiques saillants, mettant d’une part l’accent sur le “champ cognitif conflictuel” (Chauvière, 2011) qui s’exprime dans la confrontation entre l’instituant et l’institué dans le processus institutionnel, et d’autre part sur les perspectives ouvertes par une transversalité entre les pratiques institutionnelles, qui implique que celles-ci s’émancipent de leur isolement et de leur atomisation. Il ne s’agit pas ici seulement d’un travail d’archive, qui entendrait faire état d’expériences qui ne s’écriraient qu’au passé. En effet, le développement du management comme ensemble de “nanotechnologies de l’économique et du social” (Pezet, 2010), son extension contemporaine et progressive non seulement au contexte de l’entreprise mais aussi à celui des administrations et des services, implique, d’étudier le type de relation pédagogique qui se trouve mobilisé par cette extension, et d’entrevoir non seulement le processus de son institutionnalisation, mais aussi les possibilités de sa subversion et de son détournement au travers de pratiques instituantes et de contre-institutions alternatives (Lourau, 1974). Trente ans après les années 70, il me semble que cet outillage, fait d’expériences et de concepts, n’a pas encore épuisé toutes ses ressources, même si les temps ont changé et que nous devons par conséquent aller bien au-delà. Il s’agit en effet toujours d’envisager une zone d’attraction entre la pratique des professionnels du champ social, avec la technicité que celle-ci suppose bien souvent - ou qu’on lui suppose - et les enjeux théoriques et politiques liés à l’émancipation par rapport aux contraintes et aux normes de leur milieu de travail et, plus largement, de la société instituée et de sa demande. La capacité des acteurs à mobiliser leur savoir-faire clinique autrement qu’à travers la répétition standardisée de gestes

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dont la finalité est de reproduire l’institution et son emprise, est ce sur quoi se fonde la possibilité d’une analyse institutionnelle. Celle-ci suppose une émancipation en plusieurs sens, tout autant vis-à-vis de la version purement établie, officielle et légitimée de l’institution, que vis-à-vis de la spécialisation et de la fragmentation des espaces de pratique institutionnelle. Il faut d’autre part rappeler et souligner que la dimension analytique en jeu dans l’analyse institutionnelle ne signifie pas que l’analyse décompose le fait social comme une chose extérieure à soi. Si décomposition il y a, celle-ci se produit par une critique en acte, performative, et qui implique le sujet lui-même dans la mesure où ce qui se décompose est aussi ce qui le traverse, le constitue, le fabrique. Cette invention d’une formule agissante, l’“analyse institutionnelle”, a été revendiquée au départ par deux personnages, Félix Guattari et Georges Lapassade, qui par la suite ont su mobiliser autour d’eux des constellations tout à la fois croisées et divergentes. Je vais donc maintenant revenir sur la constitution historique de ces deux positions et sur leurs contextes respectifs.

De l’asile à l’école, premier acte

Avant toute chose, commençons par rappeler que cette expression “institutionnaliste” n’est pas venue de nulle part. On peut en repérer les premiers moments quand en France, sous l’Occupation, des psychiatres liés à la Résistance introduisent une zone de dérangement dans l’ordre psychiatrique, en élaborant progressivement ce qui, dès le début des années 50, portera le nom de “psychothérapie institutionnelle”. La situation de délabrement des lieux de soin est alors profonde et du point de vue du régime en place, le moins que l’on puisse dire est que les “fous” ne valent pas grand chose aux yeux de sa “révolution nationale”. On estime environ à 45 000 le nombre de “malades mentaux” victimes du non-ravitaillement des asiles. C’est dans ce contexte que Georges Daumézon, Lucien Bonnafé, Paul Balvet ou encore François Tosquelles, occupent l’hôpital de Saint-Alban, en Lozère, réorganisant de fond en comble la pratique psychiatrique, en utilisant, très pragmatiquement, tous les moyens du bord. Poètes dadaïstes, prostituées, paysans, artistes et gens de passages se mêlent aux “malades”, qui sont quant à eux impliqués dans la vie du lieu et son organisation, trouvant ainsi à respirer hors de l’objectivation, de la relégation et de la maltraitance institutionnelle. Le mot d’ordre est alors que la première exigence, pour les protagonistes d’un lieu thérapeutique, doit être de soigner l’institution de soin, car la discipline et les gestes standardisés peuvent s’avérer pathogènes et destructeurs de la subjectivité tant des patients que des soignants. A partir de 1952, cette perspective se développe, notamment autour du psychiatre Jean Oury, à la clinique de La Borde en Sologne, en s’appuyant sur les deux jambes d’une psychanalyse lacanienne repensée dans le cadre collectif du traitement de la psychose et d’un marxisme hétérodoxe, marqué entre autres par les écrits de groupe Socialisme ou barbarie et par sa critique libertaire de la bureaucratie. Le rapport soignants/soignés est mis au travail par différents dispositifs, allant de l’ergothérapie au club thérapeutique, en passant par la dynamique de groupe. Le voeu affiché de la psychothérapie institutionnelle est de transformer l’institution en lieu d’une réélaboration permanente et collective des identités et des rôles professionnels, des fonctions et des statuts. Il ne faut pas cesser de rappeler que même considérablement transformé, La Borde et ses récits fondateurs se sont transmis jusqu’à nous : son site initial existe encore, et les concepts et pratiques qui s’y sont

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développés ont voyagé bien au-delà du milieu hospitalier, par exemple dans le cadre de la politique de secteur mise en place dès les années 60. Le droit à la folie (POLACK, SIVADON, 1976) continue aujourd’hui d’être revendiqué par de nombreux praticiens qui se situent dans cet héritage. Cette lutte contre l’enfermement et pour l’hospitalité s’est trouvée assez tôt des parentés et des solidarités avec d’autres pratiques dans le champ du “travail sur autrui”, pour reprendre l’expression de François Dubet (Dubet, 2002), en-dehors et au-delà de l’institution psychiatrique. Parenté à prendre dans tous les sens, propres comme figurés, étant donné qu’elle fut concrètement facilitée du fait que des histoires familiales s’y sont dès le départ trouvées mêlées. C’est ainsi que Jean Oury, psychiatre, a offert à son frère instituteur Fernand l’expression de “pédagogie institutionnelle”, lors d’un congrès de l’Ecole moderne à Paris en 1958, autour de laquelle va se construire toute une nouvelle aventure pédagogique qui fera suite à une scission au sein du mouvement de Célestin Freinet, à partir de 1961. Fernand Oury, Aïda Vasquez ou encore Jacques Pain vont ainsi mener leur critique de l’”école-caserne” (Oury, Pain, 1972) dans une sorte de proximité et de complicité avec l’expérience labordienne.

Guattari : l’institution fabrique la subjectivité

Par ailleurs, les années 60 voient l’émergence de plateformes collectives autour de questionnements et de pratiques institutionnelles, comme le GTPSI et la Société de psychothérapie institutionnelle, mais surtout la FGERI (Fédération des groupes d’études et de recherches institutionnelles), qui dès 1965, publie la revue Recherches autour de Félix Guattari, et donnera naissance ensuite au CERFI deux ans plus tard. Élève de Fernand Oury, Guattari est présenté très jeune par celui-ci à Jean Oury, qui lui fait découvrir l’univers de La Borde dès 1955, où il ne cessera toute sa vie de travailler et de mener de nombreuses activités fédératrices et militantes. L’univers labordien sera pour lui un point de départ pour penser et pratiquer une transversalité sur laquelle déployer, au-delà de cet espace thérapeutique alternatif, une “analyse institutionnelle”. “Et l’on se prend à rêver de ce que pourraient devenir la vie dans des ensembles urbains, les écoles, les hôpitaux, les prisons, etc., si, au lieu de les concevoir sur le mode de la répétition vide, on s’efforçait de réorienter leur finalité dans le sens d’une re-création permanente interne ". C’est en pensant à un tel élargissement virtuel des pratiques institutionnelles de production de subjectivité qu’au début des années 60, j’ai forgé le concept d’ ‘analyse institutionnelle’. Il s’agissait alors de remettre en cause non seulement la psychiatrie mais aussi la pédagogie - ce à quoi s’employait la ‘pédagogie institutionnelle’, pratiquée et théorisée par un groupe d’instituteurs réunis autour de Fernand Oury, le frère aîné de Jean Oury. Et aussi la condition étudiante (…) Et aussi, de proche en proche, de l’ensemble des segments sociaux qui devaient être, selon moi, l’objet d’une véritable révolution moléculaire, c’est-à-dire d’une réinvention permanente.” (Guattari, 2012) “Remise en cause” et “réinvention permanente”, l’analyse institutionnelle suppose ainsi une attraction des hétérogènes et la construction d’un milieu commun d’échange et de frottement. Une zone de dérangement. Il ne s’agit pas seulement de repérer et de décrire, à la manière durkheimienne, les grands invariants des institutions totales : les invariants, c’est précisément ce que les pratiques institutionnelles vont s’efforcer de mettre en crise et de réinventer de manière permanente, en les parcourant non en suivant leurs hiérarchies instituées, mais les lignes dont elles sont traversées et qui les relient entre elles. Et ceux-ci ne se donnent à saisir que sur la base de transversalités entre des expériences au départ

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éloignées et surtout entre des agencements collectifs dont la fonction est de fabriquer, de produire la subjectivité. La perspective de Guattari, dès ces années, est de produire l’analyse des cadres sémiotiques qui ont pour fonction de stabiliser et de produire de la subjectivité. Autour de Guattari, le travail collectif autour du CERFI à partir de 1967 continuera d’aller dans ce sens, les institutions se trouvant repensées comme des “équipements collectifs” dont il faudra retracer la généalogie.

Lapassade, l’interventionniste

Une autre publication, la revue Recherches universitaires, publiée dès 1962 - treize numéros entre 1962 et 1964, puis sept numéros de 1970 à 1972 - laisse bien entrevoir ces transversalités auxquelles Guattari fait référence, et dont l’institution universitaire, alors en pleine expansion au niveau de ses effectifs et de ses locaux, se trouve investie. On y trouve notamment une politisation des problématiques de la santé mentale en milieu étudiant, qui devient alors un élément fédérateur autour duquel s’agrègent des questionnements autour de la pédagogie et de la psychothérapie institutionnelle et de leurs effets, mais aussi de dispositifs comme la dynamique de groupe lewinienne, qui connaît alors un franc succès, et se développe tant dans les entreprises qu’à l’université, mobilisée par des organisations syndicales étudiantes qui y voient une ressource pour une contestation des méthodes traditionnelles et magistrales d’enseignement. Parmi les animateurs de ces méthodes groupales alors portées par la psychosociologie d’intervention, elle-même issue des premiers moments de la sociologie industrielle nord-américaine, on trouve Georges Lapassade. Il écrit également dans Recherches universitaires. comme Félix Guattari, en-dehors duquel il est cet autre personnage qui revendique d’avoir, à partir d’un certain contexte d’intervention, proposé l’expression d’analyse institutionnelle. Le concernant, c’est à partir d’un stage de dynamique de groupe auprès de l’UNEF qu’il dit ainsi avoir en quelque sorte élaboré cette formule dans un colloque à Royaumont. Formule liée à une psychosociologie critique d’intervention, qui se réfère volontiers, depuis le contexte qui est le sien, aux concepts et techniques de la psychothérapie et de la pédagogie institutionnelle : “Ce livre sur les groupes, les organisations et les institutions est né de préoccupations liées, pour l’essentiel, à mon expérience de la psychosociologie. Cette expérience m’avait conduit à constater et à démontrer, par des expériences instituées, que l’origine et le sens de ce qui se passe dans les groupes humains ne doit pas être cherché seulement dans ce qui apparaît au niveau visible de ce que l’on appelle la dynamique du groupe. Dans ces groupes, qu’ils soient réunis pour la formation des hommes ou pour l’expérimentation et la recherche des lois, il y a une dimension cachée, non analysée et pourtant déterminante : la dimension institutionnelle. J’ai proposé alors (en 1963) d’appeler analyse institutionnelle la démarche visant à mettre à jour, dans les groupes, ce niveau caché de leur vie et de leur fonctionnement.” (LAPASSADE, 2006). Les actes de ce colloque ont par la suite été publiés sous le titre Le psychosociologue dans la cité. Lapassade y explicite notamment les fondements de sa psychosociologie politique, qui naît sur le terrain d’une intervention provocatrice : animateur appelé par l’UNEF pour un stage de dynamique de groupe, il demande pourquoi les dirigeants syndicaux ne paient pas le stage, alors que c’est le cas pour l’ensemble des étudiants participants. Les “chefs” réagissent en le jetant dans un canal. Il raconte par la suite comment le dénouement

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aquatique de son intervention le fait s’interroger sur le refoulement, durant le stage, de l’institution du stage elle-même. Refoulement d’autant plus singulier qu’il prend place dans le cadre d’une séance collective dont la finalité est de mieux de comprendre les dynamiques de leadership et de pouvoir au sein d’un groupe. C’est pourquoi la critique du pouvoir doit porter son regard au-delà de la situation groupale, vers la commande sociale qui fait appel à l’animateur et vers le réseau institutionnel qui lui donne la parole : pourquoi le stage ? Qui en a fait la demande ? Dans quel but ? Qui fait quoi et qui paie quoi ? Ou pour le dire de façon plus rudimentaire : qu’est-ce qu’on fout là ?

D’une institution l’autre, les chemins de la politisation

A partir de là, l’institution devient cette dimension cachée que l’intervention du psychosociologue doit faire éclater, rendre visible pour que les acteurs sociaux se la réapproprient. La recherche-action et la socianalyse sont mobilisées comme des outils pour une critique en acte et performative des mécanismes institutionnels. D’autre part, l’institution se voit pensée comme un processus dynamique et complexe, au-delà de l’institué légitime. Dans sa thèse publiée en 1970, René Lourau, à partir d’une synthèse des différentes formes d’intervention institutionnelle sur les terrains de la psychiatrie, de la pédagogie et de la psychosociologie, tente de poser les bases d’une méthode d’intervention en situation dans laquelle l’intervenant doit constamment penser sa propre implication dans le réseau d’institutions qui lui donnent la parole (LOURAU, 1970). Il plonge aussi dans les différentes versions théoriques du concept d’institution, que ce soit dans l’histoire de la philosophie du droit ou de la sociologie. En rassemblant ces éléments à la fois conceptuels, historiques et praxéologiques, il propose, en se référant à Hegel, de concevoir le processus institutionnel comme une dialectique entre l’instituant, l’institué et l’institutionnalisation, autrement dit, pour parler un peu schématiquement, entre l’invention de nouvelles normes, les normes établies qui leur résistent et enfin le chemin qu’empruntent les normes nouvelles pour se légitimer et devenir finalement un nouvel institué. Cette théorisation s’alimente alors autant des courants critiques issus de pratiques professionnelles du champ social que d’une réflexion sur les processus d’institutionnalisation des mouvements sociaux et des révolutions. On perçoit également l’influence forte d’Henri Lefebvre et de sa méthode régressive-progressive (LEFEBVRE, LOURAU, 1989). Lourau contribue ainsi à une politisation du concept d’institution, dont il fait, pour reprendre encore une fois cette expression à Michel Chauvière, un “champ cognitif conflictuel”. Comme Lapassade, avec qui il a d’ailleurs publié un ouvrage de présentation critique des différents courants de la sociologie (LAPASSADE, LOURAU, 1971), qui finit par poser les linéaments d’une “contre-sociologie”, il a pris part à des expérimentations de pédagogie institutionnelle axées sur l’autogestion dans la classe - il est alors enseignant de lettres - ou à l’université, ce qui lui a d’ailleurs valu d’être un moment exclu de l’institution. Comme Lapassade toujours, il est finalement devenu enseignant au département de sciences de l’éducation de l’université Paris 8 à Vincennes puis à Saint-Denis, lieu où l’analyse institutionnelle, dans sa version dite universitaire, va faire de nombreux petits. Chez ces auteurs, leur implication dans des techniques pédagogiques ou psychosociologiques alternatives ne se dissocie pas du regard qu’ils portent sur les mouvements sociaux et les expérimentations politiques de leur temps, qu’ils regardent de près et auxquels ils participent parfois intensément. C’est ainsi que pour Lapassade, “les événements de mai 68”, auxquels il a pris part avec enthousiasme, “ont été (…) à la fois une

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confirmation et une réfutation” de ce que les dispositifs psychosociologiques avaient permis de révéler sur la dynamique des groupes sociaux ainsi que sur les formes possibles d’une critique de la bureaucratie et des organisations stratifiées : “Une confirmation, semble-t-il, si l’on considère l’importance prise au cours de ces événements par l’idéologie de la dynamique de groupe modifiée, par la critique de la bureaucratie, par les premiers essais d’autogestion pédagogique. Mais en même temps, l’événement a réfuté (…) l’illusion consistant à trop accorder au travail des éducateurs autogestionnaires, des animateurs sociaux, des psychosociologues de l’intervention.” (LAPASSADE, 2005). Ces dispositifs, comme par exemple l’assemblée générale, que les intervenants institutionnels ou les pédagogues avaient parfois repris de mouvements et de pratiques sociales de base, très anciennes et populaires, voilà donc qu’ils s’émancipaient des mains des techniciens pour retrouver les routes d’une réappropriation, démocratique, par toutes et tous. René Lourau verra de son côté un autre exemple de cette généralisation, qu’il appellera “analyse institutionnelle généralisée”, dans l’expérience de Lip, à laquelle il consacrera tout un ouvrage (LOURAU, 1974). Il lui semble en effet que les ouvriers qui occupent illégalement leur usine et décident de la faire tourner sans patron, s’avèrent avoir une parenté en quelque sorte sauvage et improvisée avec les expérimentations pédagogiques et psychosociologiques : “D’autre part, en tant que théoricien et praticien de l’analyse institutionnelle, d’une intervention sociale où l’analyse est faite par tous, non par des spécialistes, je suis on ne peut plus passionné par tout ce qui surgit d’analyses dites “sauvages”, de “révélateurs” et d’”analyseurs” des contradictions de la société". De l’école à l’usine, le chemin est plus court que ne voulaient nous le faire croire les théoriciens marxistes de l’infrastructure soigneusement distinguée de la superstructure. Le mouvement ouvrier, particulièrement en Italie ces dernières années, a démontré les profondes homologies entre l’école et l’usine. La critique pédagogique développe depuis longtemps, à la suite de Fernand Oury, la thèse de l’”école-caserne”,qui en août 73 peut rencontrer la thèse de l’”usine-caserne” de Besançon.” (LOURAU, 1974). Les années 70 vont voir fleurir des mouvements qui pourraient être considérés comme des notes en bas de page de cet extrait, et qui visent au dépérissement ou à la subversion des institutions disciplinaires : de la famille à l’asile en passant par l’usine, l’entreprise et l’école, des chemins et des homologies vont se dessiner, sur lesquelles la critique va pouvoir se brancher. Comme espace de légitimation, l’institution se trouve ainsi investie par des revendications démocratiques et révolutionnaires, que celles-ci visent à sa destruction, à sa transformation, où à en montrer le caractère bricolé, ambivalent, contradictoire. Le CERFI et la revue Recherches, par leur travail sur une généalogie des “équipements collectifs”, mettent particulièrement le doigt, dans l’après 68, sur cette ambivalence. Les événements de mai ont déstabilisé le pouvoir d’Etat. La “nouvelle société” de Chaban-Delmas fait appel à des gauchistes pour bénéficier de leur expertise : garder le pouvoir implique de comprendre la société. Des experts en santé publique, qui ont participé au numéro 6 de Recherches, intitulé “Architecture, programmation et psychiatrie”, volume qui met l’accent sur le décalage entre les projets urbanistiques de l’Etat et l’inventivité des nouvelles technologies et infrastructures sociales - entre l’institué et l’instituant - proposent aux membres du CERFI - Félix Guattari, Anne Querrien, François Fourquet …- de créer un bureau d’études qui travaillera sur la base de contrat avec l’Etat, autour de problématiques et d’enquêtes institutionnelles (QUERRIEN, 2005). Des contrats seront ainsi passés avec le Ministère de l’Equipement. Ce dernier trouvera d’ailleurs dans le numéro 6 des pistes pour la

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construction de ses villes nouvelles. D’où le concept d’”équipement collectif”, qui permet de croiser les questions scolaires, psychiatriques et urbanistiques, à travers lequel les mécanismes institutionnels se voient repensés et que Guattari ne cessera par la suite d’explorer. Née en rupture avec Recherches universitaires, la revue Recherches fonctionne ainsi comme une sorte de coopérative de recherche, qui pratique d’ailleurs sa propre analyse institutionnelle qui, orientée selon la perspective guattarienne, se centre surtout sur les agencements collectifs qui fabriquent la subjectivité et le désir inconscient. Par rapport à Lapassade et Lourau, plutôt que de faire parler le refoulé institutionnel et de faire surgir des analyseurs qui vont tendre à l’auto-négation des normes instituées, de transformer ou de détruire l’institution, il s’agit plutôt de ménager et de creuser dans les institutions des agencements, des rapports, des parcours et des passages autres, de court-circuiter les constructions bureaucratiques à partir de leurs failles et de leurs lignes de fuite en y introduisant des transversalités. C’est à partir de ces transversalités, qui permettent de penser les formes sociales à partir d’un autre point de vue que celui de leur forme stratifiée et verticale, et en considérant les lignes qui les relient en les traversant, que des homologies peuvent être trouvées, qui permettent d’émanciper les territoires institutionnels de leur isolement : dans la psychiatrie, l’école, l’architecture, la famille, on cherche ainsi les lignes qui passent et qui relient ces espaces entre eux et permettent de penser un type de relation entre les sujets et les groupes qui s’émancipe de la dichotomie verticalité / horizontalité. Le CERFI parie sur une ambivalence, une sorte de “schize” de l’Etat et des personnes qui le portent. Selon eux, il est possible de se réapproprier leur commande, en considérant qu’en dehors des manoeuvres habituelles de pouvoir, cette commande provient aussi d’un réel désir de l’administration de comprendre la société après mai 68, événement auquel, au fonds, personne n’a rien compris. Plus “schizo” que “parano” en quelque sorte, il tente ainsi de penser au-delà de l’alternative “révolution/récupération” en s’engageant sur une pente micro-politique, en quête de “révolutions moléculaires” (GUATTARI, 1980).

Vers une émancipation de la relation pédagogique

Bien qu’il ne soit pas possible de rabattre totalement les deux perspectives l’une sur l’autre en gommant leur divergences, les deux grandes orientations de l’analyse institutionnelle que j’essaie ici de décrire schématiquement, celle de Lourau et Lapassade d’un côté, celle du CERFI de l’autre, ne sont pas totalement étanches l’une vis-à-vis de l’autre. Lourau a participé au premier numéro de Recherches en janvier 1966, Lapassade au célèbre numéro 12 intitulé “Trois milliards de pervers” paru en mars 1973 et ils se réfèrent tous deux fréquemment dans leurs ouvrages aux écrits de Guattari et du CERFI. Par ailleurs, tous ces personnages se croisent à différentes occasions. Ce qui sépare les deux perspectives, c’est surtout le rapport à la psychanalyse et au désir inconscient. Lapassade comme Lourau, même s’ils se réfèrent à la psychothérapie institutionnelle et à ses outils, les transposent davantage dans une approche socio-clinique, et l’inconscient dont ils parlent se situe plutôt du côté du “non-dit”, de “refoulé” groupal. S’il y a thérapeutique, celle-ci ne se situe pas sur le terrain de la psychose, mais sur celui d’une autogestion des organisations et des institutions par laquelle un collectif se guérit de son aliénation. Ce qui veut dire que l’analyse institutionnelle peut travailler à l’éclatement ou au dépérissement de l’institution sans se préoccuper des répercussions cliniques et politiques de l’explosion.

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Autour de Guattari et du CERFI, l’analyse institutionnelle a moins le sens d’une performance sur l’institution pour la transformer ou la faire éclater, que celui d’une pensée collective qui tente d’émanciper le désir inconscient des équipements qui le constituent et sur lesquels il délire. L’institution est plutôt conçue comme agencement collectif d’énonciation, équipement, prothèse branchée sur l’inconscient. La politisation de l’institution va donc passer par une politisation de l’inconscient lui-même, ce qui est assez différent de ce qu’essaie de faire la psychosociologie. On trouve là les thèmes qui seront au coeur des deux livres que Guattari écrira avec Deleuze, L’anti-Oedipe et Mille plateaux. Toutefois, ces deux régimes d’intervention partagent ceci qu’ils participent d’une mise en crise de la notion d’institution, et ce notamment sur deux plans : en refusant de réduire l’institution à l’imaginaire institué ; en considérant qu’il existe des homologies institutionnelles, autrement dit des passages, des routes entre les institutions à partir desquelles il est possible de les émanciper de la raison sérielle et fragmentaire qui les fait s’isoler les unes des autres dans le champ social. D’autre part, tous deux font apparaître que l’institution, concept élémentaire des sciences sociales, qui se confond quasiment avec leur apparition - les faits sociaux sont, par différences avec les faits de nature, “institués” - rencontre sa véritable critique au sens d’une mise en crise, dans le contexte quotidien saisi par des professionnels du champ social ainsi que par “leurs” publics et “leurs” usagers, sur la base d’une réinvention des pratiques. Autrement dit, l’institution se trouve être le mot à partir duquel les pratiques du “travail sur autrui” vont se politiser, en se concevant comme des espace conflictuels, où ce qu’il en est de la réalité (BOLTANSKI, 2009) peut se trouver continuellement mis en crise et réagencé. Ce mot permet aussi de penser et de bricoler des homologies, des rapports et des points de passages entre les territoires hétérogènes où ce que l’on appelle confusément le “social” se fabrique, et qui vont être transformés en espaces d’expérimentation démocratique. Les dispositifs de participation et d’autogestion mobilisés dans la psychothérapie institutionnelle, la pédagogie institutionnelle ou l’intervention socio-analytique, démontrent, illustrent très concrètement ces homologies. Ils s’affirment comme des technologies sociales qui, venues des mouvements sociaux, peuvent à tout moment y retourner, rejoindre un dehors où n’importe qui peut s’en emparer, qu’il appartienne ou non à la corporation des techniciens du social. Enfin, ils ont en commun de se situer sur des terrains où quelque chose comme une relation pédagogique est en jeu, en ce que celle-ci “concerne des institutions scolaires, familiales aussi, et, plus largement, les rapports entre cadres et adhérents, conseils directeurs et administrés, gouvernants et gouvernés, c’est-à-dire toute situation où la relation avec d’autres (élèves, enfants, etc.,) s’effectue dans le champ d’un langage commun, mais affecté d’un sens particulier par les partenaires qui sont en position de force” (DE CERTEAU, 1994). A ce titre, la situation éducative, dans la classe ou à l’université ou dans le cadre de la formation managériale permanente, pour être le support de quelque chose comme une émancipation, doit faire l’objet d’une analyse institutionnelle à travers laquelle pourra se déconstruire et se reconstruire son institué, et où les rapports entre enseignants et enseignés seront saisis comme politiques, comme faisant signe vers les rapports de domination et de légitimation présents dans l’ensemble du champ social. Ceci suppose d’une part que l’on puisse parler de l’école à l’école, de l’hôpital à l’hôpital, du travail social là où se pratique le travail social. D’autre part, cela implique également la

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production de contre-transversalités. En effet, voilà plus d’un demi-siècle que les nanotechnologies du management ont trouvé progressivement le moyen d’infiltrer toutes sortes d’organisations sociales. D’autre part, depuis les années 70, la critique des institutions disciplinaires a été en quelque sorte réinvestie par les dispositifs managériaux, qui se sont réapproprié les thèmes anti-hiérarchiques de la critique. Mais pour que ce réinvestissement ait pu opérer, pour que l’entreprise soit devenue la forme-référence de l’efficacité et de la bonne conduite des affaires humaines, pour qu’elle se soit imposée tout autant à l’administration publique qu’aux entreprises elles-mêmes - lesquelles ne sont pas en elles-mêmes systématiquement dépositaires de cette forme là, en la subissant bien souvent à leurs propres dépends - il a bien fallu que celle-ci parvienne à mobiliser le “commun” entre ces territoires. Ce commun, cette transversalité a toujours besoin de produire la fragmentation, l’ atomisation des pratiques institutionnelles, pour les réduire finalement à leurs aspects techniques et spécialisés. Ceci a finalement pour effet de “désocialiser” les institutions. J’appellerai donc contre-transversalités les transversalités contre-hégémoniques qu’il est possible de construire en resocialisant les pratiques institutionnelles à partir de ce qu’elles partagent, afin qu’elles puissent se ressaisir elles-mêmes comme des territoires où le social se fabrique en continu, et où une micro-politique démocratique, c’est-à-dire de n’importe qui, puisse s’expérimenter et reprendre prise (RANCIERE, 2005). En ce sens, l’analyse institutionnelle doit pouvoir faire émerger les tensions entre l’instituant et l’institué qui traversent l’ensemble du champ social, en montrant que celui-ci est labile, dynamique, en s’intéressant aux lignes et au passages parfois secrets ou presque imperceptible dont il est traversé. De ce point de vue, elle pourrait trouver à s’inscrire dans la perspective, proposée par Boaventura de Sousa Santos, d’une “sociologie des absences” : “Par “sociologie des absences”, j’entends une recherche qui vise à montrer que ce qui n’existe pas est en fait activement produit comme non existant, c’est-à-dire comme alternative non crédible à ce qui est supposé exister. L’objet empirique de cette recherche est impossible du point de vue des sciences sociales conventionnelles. Le but de cette sociologie est donc de rendre possibles les objets impossibles, de rendre présents les objets absents. La non-existence est produite chaque fois qu’une certaine entité est tellement disqualifiée qu’elle disparaît et devient invisible ou qu’elle est défigurée au point de devenir inintelligible”. (SANTOS, 2011). Il me semble en effet que l’analyse institutionnelle a quelque chose à voir avec cette recherche qui tente de faire exister le non-existant : l’“institué”, dans bien des cas, n’est-ce pas ce qui agit en faveur de la non-existence de l’instituant qu’il faut, par une critique en acte, faire émerger, parler ? L’émancipation, dans la relation pédagogique, en poursuivant dans ce sens, signifierait ainsi moins s’émanciper de l’existant que du non-existant. Encore faut-il, toujours en suivant Boaventura, travailler au-delà de la “relation fantomatique entre théorie et pratique”, en repensant le rapport entre sciences sociales et pratiques institutionnelles, et en refusant de faire de l’institution du savoir ce qui va émanciper ou éclairer le vécu des professionnels et des prétendus “usagers”.

Bibliographie

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POLACK J.-C, SIVADON D. (1976). La Borde ou le droit à la folie. Paris : Calmann-Lévy.

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SANTOS B.-S. (2011). “Épistémologies du Sud”, in Etudes rurales n°187. Paris : Éditions de l’EHESS.

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L'esprit d'initiative: essai de clarification en vue d'y former les managers

Marlis Krichewsky EXPERICE Paris 8

François Fourcade

ESCP-Europe, CRG, CIRPP Résumé : Dans l'entreprise, le développement de l'esprit d'initiative, en tension avec la cohésion des équipes et le nécessaire alignement des forces, ne va pas de soi. Pourtant: les entreprises comme la société entière, pour prospérer, dépendent des initiatives individuelles et collectives.

L'individu ne peut s'épanouir que s'il peut prendre des initiatives lui permettant de devenir l'auteur de son agir et ainsi apprendre à se connaître. D'après Ricoeur, l'initiative, prise dans l'intensité du présent dans la rencontre entre l'espace d'expérience et l'horizon d'espérance, est un nouveau commencement avec un avant et un après et une promesse Prendre une initiative c'est s'inspirer d'une idée neuve (utopique peut-être) et opposer sa négatricité et son imagination créatrice aux forces conservatrices de l'idéologie établie. Intégrer l'initiative dans la situation demande une évaluation imaginative, capable de comprendre la situation, mais aussi ses développements possibles. La réalisation demande des compétences de pilote: 1. une attention intense, ciblée mais aussi périphérique sensible aux signaux faibles. 2. Des réactions intelligentes rapides, parfois contre-intuitives. 3. Une pensée complexe face à des situations complexes. 4. Une bonne communication/interactivité 5. Une éthique de responsabilité. 6. De l'enthousiasme. Sont favorables au développement de l'initiative: 1. L'accueil chaleureux d'idées neuves. 2. Une transition graduée : agent acteur auteur, apprentissage émancipatoire. 3. Une pédagogie active par projets choisis par les étudiants eux-mêmes, auto- et co-évalués, valorisant le tâtonnement et utilisant les erreurs comme sources d'apprentissage. Il restent encore des marges de développement pour notre système éducatif ! Cette contribution cherche à montrer le rôle que l'initiative joue pour les managers et, après un éclairage philosophique cherche à apporter quelques éléments concernant la formation des managers à l'initiative.

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Management et initiative

Initiative et contrainte dans le travail du manager

Le rôle de l’esprit d’initiative dans l’exercice du management semble évident, car les managers sont des hommes d’action qui non seulement agissent directement –souvent par la parole –mais font agir des personnes placées sous leurs ordres. L'image du maître dominateur joue toujours un rôle comme on le voit dans la pub de kelformation ci-dessous:

Fig.1: Paris métro, 2009 Il est vrai que le statut du salarié est protégé par des lois comme celles contre le harcèlement moral et sexuel. Cependant, les moyens de pression restent nombreux et se sont affinés avec le temps. Dans un contexte de déconstruction sociale, d'exclusions multiples et de lutte des places (de Gaulejac, 1997), des évaluations négatives peuvent entraîner jusqu’à la perte de l’emploi: l'élimination par la "note" chez IBM au début du siècle a marqué les esprits. La dite "évaluation" de la performance comme moyen de pression voire pour décimer le nombre d'employés dans l'entreprise se pratique bien sûr toujours, mais de façon plus discrète. Dans le contexte du chômage de masse depuis vingt ans, le pouvoir managérial du hire or fire (embaucher ou licencier) est redevenu redoutable. Mais les approches psychotechniques, basées sur les désirs des personnes d'être reconnues et de pouvoir épanouir le potentiel des employés grâce à leur travail peuvent elles aussi aussi facilement devenir de la manipulation. Valérie Brunel (2008) décrit cela dans son ouvrage "Les managers de l'âme". De nos jours comme autrefois ces deux composantes – la domination, atténuée par une "négociation" quelque peu asymétrique - jouent toujours des rôles déterminants (Courpasson, 2000). Cependant le management est de plus en plus mis en question par la société civile et se trouvera probablement de plus en plus contraint d'intégrer la responsabilité sociale et environnementale (RSE) dans ses modes de fonctionnement. L’initiative du manager se situe désormais dans un contexte où elle ne doit pas seulement générer de la valeur mais aussi respecter des valeurs et gérer les risques psycho-sociaux (RPS).

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Mais qui dit responsabilité sous-entend liberté. On ne peut répondre que de ce qui dépend de nous. Or le manager lui-même dépend de son entreprise, c’est-à-dire de ses propres managers et des actionnaires. Cela rend sa position extrêmement inconfortable : ce "maître dominateur" est non seulement responsable devant sa propre conscience et devant la société, mais aussi devant ses propres maîtres. En Anglais on l’appelle d’ailleurs "executive"... il exécute la politique et les décisions de son Conseil d'administration, en est l'agent et soumis au contrôle. Sa liberté d’initiative dépend de la liberté qu’on lui laisse. Il s’agit donc seulement de marges de manœuvre et non d’une pleine liberté: le manager, en interprétant ses directives dans une certaines limites et sous contrôle, est un acteur plus qu'un auteur (Ardoino, 1992). L’image étonnante de l'homme en costume-cravate tenant le fouet serait alors l’image d’un bourreau plus que celle d’un maître absolu: il "exécute" ... des ordres et ne serait que l'expression – parfois honni – d'un système de pouvoir ! Ce même pouvoir cependant prône désormais l'autonomie et l'initiative (Veltz, 2000 et 2008; Zarifian, 2004) Qu'en est-il alors de l'initiative chez le manager et comment les managers et comment peut-il la développer dans leurs équipes ? Est-elle compatible avec l'alignement des forces qu'exige l'organisation ? Et comment former les managers à la liberté de l'initiative à la fois pour eux-mêmes et pour qu'ils l'accordent à leurs équipes ?

Enjeux liés à la prise d'initiative

Les enjeux organisationnels, personnels et sociétaux liés à la prise d'initiative sont multiples et parfois contradictoires.. Pour l'individu, il s'agit de s'émanciper (Barbier, 2011), de s'autoriser (Ardoino, 1992). Si la conscience en est une condition sine qua non, sans l'initiative, on reste un "doux rêveur". Pour l'organisation la création de la valeur dépend de l'initiative créatrice. La routine seule mène à la banqueroute. La vie de la société démocratique et évoluée, dans son ensemble se nourrit de et s'exprime par des prises d'initiatives multiples. La suppression des initiatives individuelles et collectives caractérse les sociétés totalitaires. Mais les entreprises et nos systèmes éducatifs sont-ils adaptés à ces enjeux modernes ?

L'initiative vue par des problématiques de terrain.

Les deux exemples ci-dessous2 montrent comment la tension entre le désir de la liberté de l'initiative et la peur du caractère intempestif de celle-ci peut traverse les entreprises comme les organismes de formation et provoquer des crispations.

2 Pour des raisons de place nous ne pouvons pas en détailler l'analyse ici et renvoyons à nos publications : Krichewsky (2008) et Fourcade & Krichewsky (2011b).

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Initiative et marges de manoeuvre

Chez YOH, une grande entreprise de service, nous accompagnons le projet « Prendre ses marges de manœuvre. » Au début ce projet nous semblait bien modeste. Face à la souffrance au travail chez YOH, ne fallait-il pas y réinventer le management entièrement ? Mais en décryptant la situation de l'entreprise dans son contexte, nous comprenons à quel point élargir et prendre ses marges de manœuvre est déjà un défi. Lestée de plusieurs milliards d'euros de dettes, YOH a "la vie dure" comme disent ses managers, et cela se répercute sur le travail des employés. La pression est énorme. Quel est dans ce cas l’espace d’initiative des managers, même haut placés ? Le cas de YOH montre la nécessité de négocier son intention d'initiative avec les contraintes de la situation et fait paraître la prise de marges de manoeuvre comme un premier pas - prudent - vers plus d'initiative. On peut en déduire qu'il y a peut-être des paliers dans une évolution de l'entreprise vers plus de liberté.

Art'works : L'initiative et le vide

Art'works a réuni sur le bord de la Méditerranée 136 étudiants et leurs professeurs pendant 5 jours pour développer l'esprit d'entreprise ("prise de risque et imagination créative"). Cette expérience, réglée d'avance dans ses moindres détails, programmatique, "sécurisée" par un engagement signé par les jeunes étudiants en entreprenariat de respecter une longue liste d'interdits concernant le sexe, l'alcool, la libre circulation et l'absentéisme, était en grande partie un échec par rapport à ses visées. D'autant plus, qu'à part un, tous les étudiants se sont soumis au contrôle et aux interdictions. Nous y avons appris que sans espace de liberté et de confiance, sans "vide" de temps, d'espace et de sens, la prise d'initiative créatrice est impossible. La suspension du besoin d'intervenir, guider, contrôler, formater, diriger, orienter etcetera, est la condition pour éviter d'étouffer dans l'oeuf toute prise d'initiative. Mais qu'est donc l'initiative qui à la fois fait peur et semble fragile et précieuse ? En quoi consistent ses forces, comment comprendre les conditions de son surgissement chez l'homme? Qu'est-ce que cela implique que de prendre une initiative et comment peut-on y former ? Plusieurs philosophes traitent de l'initiative, de son sens et de ses conditions et peuvent nous éclairer.

L'initiative: un acte porteur de sens, issu de et rétroagissant sur l'architecture du temps

Les philosophes Castoriadis et Ricoeur ont – avec des épistémologies différentes – explorés différentes dimensions de l'initiative. Avant eux, l'Autrichien Steiner a exploré l'intégration de l'initiative dans le monde. Les trois auteurs se retrouvent dans l'importance qu'ils attribuent à l'aspect éthique.

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L'initiative est la création d’un nouveau début (initium), à partir duquel de nouvelles règles, une nouvelle époque, vont commencer. Il y a un avant et un après. N’importe quel acte de la vie quotidienne (la routine) ne peut pas prétendre à ce statut. L’initiative nous fait sortir de l’insignifiance (Castoriadis, 1996) parce qu' elle signifie, donnant sens au flux d’activités qui, sans elle, seraient banals. Ricoeur décrit plus finement le moment particulier qu'est l'initiative dans ce flux et sa qualité de synthèse en acte. Dans "L'initiative" (1986/1998) il la situe "dans l'architecture du temps." Pour lui, "l'initiative, c'est le présent vif, actif, opérant, répliquant au présent regardé, considéré, contemplé, réfléchi." (p.261) Se situant du côté de l'action, elle est impensable sans rapport dialectique avec la contemplation. Ricoeur la considère aussi comme la synthèse d'une autre dyade: celle du présent vécu -le "présent vif" - lié à "l'imminence du futur proche et à la récence du passé proche" et de l'instant du temps objectif ("cosmologique"). "La notion d'initiative répond à cette requête de synthèse pratique entre le présent et l'instant." (p.266). Une synthèse "pratique: l'initiative relève de la théorie de l'action, ne peut se comprendre que dans une catégorie du faire en non du voir. Faire veut dire intervenir sur le cours des choses et ne va pas sans la dimension éthique inhérente à l'agir humain. Dès que l'idée d'initiative se réalise, on en devient responsable: "toute initiative est une intention de faire et à ce titre, un engagement à faire, donc une promesse que je fais silencieusement à moi-même et tacitement à autrui […]." Cependant, la dimension éthique ne constitue pas le motif principal dans nombre de prises d'initiative. Il y a souvent une composante de désir, de rêve, voire d'utopie: "L'initiative se situe entre "l'espace d'expérience" et "l'horizon d'attente" qui se conditionnent mutuellement: " […] l'expérience tend à l'intégration, l'attente à l'éclatement des perspectives." Mais "l'espace d'expérience ne suffit jamais à déterminer l'horizon d'attente", car "l'attente ne se laisse pas dériver de l'expérience". Ainsi l'initiative est due à l'aspiration à un changement pour un mieux, un progrès ou un autrement, à "l'élan de l'espoir": elle "possède la force de réactiver les potentialités inaccomplies du passé transmis." (p.276). L'initiative s'enracine à la fois dans le monde intérieur imaginaire et dans la situation extérieure dont le porteur d'initiative fait partie. Ce double enracinement permet la mise en oeuvre de l'initiative dans un cadre donné, mais aussi de mettre le cadre lui-même en question, de l'étendre, le dépasser voire, le briser.... façons d'échapper à une simple soumission au cadre.

Conditions subjectives de la prise d'initiative

S'engager consciemment Malgré "l'élan de l'espoir", le sujet rationnel ne prend le risque et fait l'effort d'une initiative qu'en croyant à son succès. Il évalue donc la situation imaginant son acte et les conséquences. Les capacités d'évaluer la situation, ses possibles et lui-même sont nécessaires. Évaluer c'est observer, tâter, analyser, soupeser, mettre en relation avec les valeurs, et élaborer des scénarii. Il s'agit de se servir de tous les sens, d'ouvrir sa sensibilité au monde et à ses propres rêves émotions. Plus l'homme

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participe intégralement à sa prise d'initiative, plus elle en est vraiment une, c'est-à-dire un acte fondateur, un "initium" (Ricoeur, p.268). L'homme devient créateur, auteur. Steiner (1918) fonde la liberté de l'homme sur l'initiative qui pour lui signifie faire ce que l'on aime et agir consciemment. Aimer ici signifie l'identification profonde à un idéal: "L’esprit libre agit selon ses impulsions propres, c’est-à-dire selon ses intuitions, choisies par la pensée au sein du monde idéel." (p. 82). Agir consciemment signifie "après délibération". Il y a donc aussi l'intervention de l'esprit critique. Mais en restant avec soi-même et ses représentations (l'espace d'expérience selon Ricoeur) on ne peut pas encore agir. Pour intervenir à partir de l'imagination, le preneur d'initiative a besoin de technique morale (Steiner, 1918, p.83) : d’un savoir-faire pertinent à la fois aux valeurs et à la situation singulière. Aujourd’hui nous dirions « éthique » plutôt que « moral », dans la mesure où il ne s’agit justement pas –pour Steiner non plus – de se conformer à des valeurs imposées par la société, mais d’agir en référence à ses propres valeurs. L’éthique de Steiner, radicalement individualiste, est une affaire du sujet, tandis que la morale est toujours d'ordre idéologique, de l'ordre de la norme (Ricoeur, 2001).

Initiative et souplesse Des initiatives à temporalité longue impliquent une certaine fidélité à l'impulsion initiale sur la base de la promesse qu'elle signifie (Ricoeur, 1986, p.272). Cependant, le développement de nos actions, malgré nos efforts de pilotage, ne dépend pas entièrement de notre volonté. Agir, c'est intégrer sa volonté dans le tissu inextricable des dynamiques du réel et compter avec les forces qui contrarient et détournent l'action. Cela impose une négociation coûteuse en énergie avec ces forces et une agilité: la souplesse liée à la force et à l'imagination. Toute rigidité risque de faire perdre la pertinence à l'initiative. Détermination stratégique et souplesse tactique sont indispensables et demandent intelligence, sensibilité et volonté. Le manager porteur d'initiative devrait donc être sensible, engagé, responsable, déterminé et souple à la fois. L'intelligence de la situation et la connaissance de soi par rapport aux situations lui sont indispensable pour réussir.

Conditions extérieures (ou comment favoriser l'esprit d'initiative)

Des projets visée plutôt que des projets programmatiques: contre la rigidité et l'incertitude artificiellement induites Pour soutenir nos initiatives individuelles ou collectives, les autorités publiques demandent en général des projets programmatiques où tout est déterminés d'avance (objectifs, moyens, impacts et pérennisation des effets souhaités). Or la réduction des initiatives à des projets-programmes prévisibles et contrôlables à tout moment est une insulte à leur complexité ! La complexité est remplacée par la complication des démarches bureaucratiques mises en oeuvre qui laisse toute latitude aux autorités de saborder le projet à n'importe quel moment. Il en va de même pour les formations scolaires, universitaires et professionnelles qui se rigidifient en programmes au dépens des visées et des dynamiques vivantes. Les programmes finement déterminés ne laissent aucune place pour l'initiative et manquent même de marges de manoeuvre.

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Enfermé ainsi et surdéterminé le manque de souplesse mène à une intelligence fossile (celle d'avant-hier) aux dépens de l'imagination créative et à la prise d'initiative et, par conséquent de l'innovation et du changement.

Fig. 2: L'initiative entre Monde intérieur et Monde extérieur, entre Idéologie et Utopie

En orientant son action par un dialogue libre avec la situation, la sérendipité, cette capacité merveilleuse de tirer profit d'une trouvaille, d'une rencontre fortuite, devient possible. Mais concevoir son chemin en le faisant, se lancer en tâtonnant (Go, 2010) sont des formes d'initiative trop risquées pour une civilisation technocratique qui pâtit d'un imaginaire de la toute maîtrise. Mais que perdons-nous en cumulant cette rigidité imposée et l'incertitude artificiellement induite par la bureaucratie avec l'aléa naturel des marchés ? L'initiative exige des règles souples mais stables (comme dans le DVH) et au minimum des marges de manoeuvre. Une culture de liberté et de confiance Dans les entreprises, la prise d’initiative ne peut se développer que si elle fait partie de la culture. Les nombreux exemples de Carney et Getz (2009) d'entreprises intégrant les principes de liberté et de confiance le montrent bien. Ils relatent par exemple le cas d’une femme de ménage qui, dans l’impossibilité de contacter un des managers tard le soir, décide de prendre les clés d’une des voitures de l’entreprise pour chercher à l’aéroport un client important arrivé à une heure différente de celle prévue. Cet acte, au lieu d’être critiqué comme dépassant la limite du domaine de compétences d’une femme de ménage, a été célébré. L’adhésion aux enjeux de l'entreprise tout comme comme l’initiative semblent paradoxalement s'obtenir par une culture de la liberté et de la confiance plus que par un contrôle minutieux (Semler, 2004; Carney & Getz, 2009). C'est une utopie concrète à l'heure actuelle. Ricoeur (1997) dans L'Idéologie et L'Utopie décrit comme l'agir humain est tendu entre

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l'institué de l'idéologie, qui cherche à maintenir son emprise par le contrôle, et l'utopie reliant le présent à un futur imaginé et désiré malgré tout ce qui s'y oppose.

Articuler les mondes imaginaires (intérieurs) et réels (social, culturel et naturel) par l’action L'initiative comme processus d'autorisation/émancipation: risques et fruits Les nombreuses façons d’articuler les mondes imaginaires avec le monde extérieur dépendent des cultures et des individus. Ici nous traitons d’émancipation (Barbier, 2011) et d’autorisation (Ardoino, 1992) qui se manifestent et se jouent dans l'initiative libre. Emancipare (latin), verbe transitif, c'est libérer: on émancipait l'esclave (mancipium), l'être humain sur lequel on avait mis la main (man-), qui était captif (de capere). S'émanciper, libération par ses propres moyens concerne souvent les esclaves, les femmes et les enfants mineurs. Le mouvement de dégagement ("é-") et l'état que l'on quitte ( "mancipation" être pris en main, sous l'emprise d'un autre) sont les deux éléments de ce verbe. Dans le verbe s'autoriser, l'accent est mis sur l'état nouveau auquel on accède: on devient auteur (de son oeuvre, de son agir, de sa vie ...). Ce terme fait partie d'une trilogie (agent, acteur, auteur) qui se différencie selon l'implication du sujet dans le monde (Ardoino, 1992). L'agent exécute la volonté d'un autre, se soumet à des prescriptions, l'acteur a des marges de manoeuvre et interprête plus librement son "rôle", tandis que l'auteur écrit la pièce lui-même tout en se créant lui-même auteur. Cette autopoièse est radicale et signifie "briser avec la clôture des identités établies, rompre avec les totalités, les savoirs qui figent les personnes et les situations […] " (Imbert, 2000, p.89). Comme l'acte d'entreprendre décrit par Schumpeter (1943), l'autorisation est une création destructrice générant de la valeur mais par une mise en question, voire le renversement d'une situation appelé par Ardoino (1996) "négatricité". Les entreprises et la société valorisent et souhaitent le premier aspect et craignent le deuxième. Le sujet déployant l'imagination créatrice mais aussi, nécessairement, la négatricité pour faire place à ce qu'il apporte de nouveau, risque de récolter simultanément de la reconnaissance sociale et de la réprobation ou des contre-stratégies (Fourcade & Krichewsky, 2011a). Il dérange et bouscule d'institué: "[…] l'entreprise accepte, sous la pression de la concurrence, de prendre en compte l'initiative des salariés, mais l'énergie ainsi libérée se voit entièrement captée." (Imbert, 2000, p.95). En entreprise, la création reste soumise à la visée de la performance et l'agir humain au contrôle. La lutte pour contenir l'auteur dans un rôle d'acteur par tous les moyens est inscrit au coeur même de l'action managériale: c'est l'alignement des énergies et des activités des salariés au service de l'organisation. Le "management émancipant" (Barbier, 2011) restera une utopie tant que le profit reste le principal but de l'entreprise. Celle-ci ne peut certes plus se contenter d'agents, elle repose essentiellement sur des acteurs. Mais si son développement futur dépend des auteurs, elle ne peut les admettre en son sein qu'en cherchant à les brider, à contenir et détourner leur créativité. En général, plus l'initiative est novatrice et audacieuse, plus elle comporte de risques pour l'individu. C'est pour cela que l'autorisation n'est pas seulement une question de désir et d'imagination créative, mais aussi de courage et de détachement. Dans tous les cas les trois figures de l'agent, de l'acteur et de l'auteur, si elles sont des conquêtes successives, restent

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contemporaines. Auteur dans un domaine, acteur dans un autre, mon manque de savoir-faire me réduit à l'état d'agent dans un troisième. Néanmoins, malgré ces restrictions, la maturation du sujet est aussi un chemin initiatique et renvoie donc à la problématique de l'individuation. Ayant goûté à la liberté de l'auteur, le sujet ne sera plus acteur ni agent de la même façon qu'autrefois. Les initiatives collectives créent une cohésion et une histoire commune. Les groupes –et les peuples- développent probablement grâce à l'expérience de projets et d'initiatives eux aussi une sorte de maturité renforçant leur résilience en cas de crise et empêchant certains égarements totalitaires. Il faut l'espérer en tout cas. Le schéma suivant montre les relations et les correspondances entre le cheminement vers la prise d'initiative et celui vers l'autorisation.

Fig. 3: Maturation du sujet entre le prescrit et l'initiative libre Que signifie ce processus de libération/individuation pour le manager et, en particulier pour le manager dans le rôle de l'entrepreneur ? Il faut le comprendre pour en tirer des conclusions quant au soutien à fournir à son développement professionnel.

L'esprit d'entreprise: le manager-entrepreneur

Les mythes anciens nous offrent à la fois des figures identificatoires de l'entrepreneur et une sorte de référentiel imagée de ses compétences: le mythe des fils de Caïn (forgerons et agriculteurs) soulignent l'aspect guerrier et déterminé, voire violent de l'esprit d'entreprendre. Ulysse, parti à l'origine pour faire la guerre aux Troyens, préfère souvent la ruse à la violence et sait profiter du kairos (du moment opportun). Mais il est lui aussi fort et puissant: seul à

Exˇcution duprescrit

Prendre sesmarges demanoeuvre

Prendre desinitiatives

Agent

Acteur

Auteur

AxedÕindividuation/libˇration

AxedÕintˇgration/contention

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pouvoir tendre son arc, il n'hésite pas à faire le ménage parmi les pseudo-amis de la vertueuse Pénélope. Sa prudence et sa fidélité à Pénélope le font résister aux manigances de Circé et des Sirènes. Le management de projet, du changement et de la R&D font du manager un entrepreneur interne à l'entreprise, un intrapreneur. Les caractéristiques exigées de ce nouveau type de salarié sont la puissance et la souplesse (Veltz, 2008), Les deux termes "esprit d'initiative" et "esprit d'entreprise", souvent utilisés sans distinction, sont proches. La liste européenne des compétences clé de 2006 associe les deux " Sense of initiative and entrepreneurship" sans doute pour satisfaire à la fois les néolibéraux et les partisans du vivre ensemble. L'esprit d'initiative englobe entre autres l'entrepreneurship, mais déborde largement les intérêts économiques. "Entreprendre, mot venu de loin - on le connaît au 12é siècle- semble lié à un imaginaire économique de la rapine" (Adam, 2009), car il signifie à cette époque de se mettre entre une personne et ses richesses pour les lui prendre. Cette signification survit dans "entreprendre quelqu'un" ce qui veut dire le séduire (conquête amoureuse) ou le persécuter (Dictionnaire de l'Académie Française de 1765, p.448). Entreprendre c'est aussi faire quelque chose de nouveau, avant tout donc une prise de risque (Adam, p.139). Adam fait remarquer que c'est un acte fort du sujet qui renvoie à l'empowerment (Sen, 2009) et a "un fort effet d'individuation" (Adam, 2009, p. 139). Le manager, preneur et instigateur d'initiative en même temps qu'agent des actionnaires et acteur de leur stratégie, doit donc posséder de très nombreuses qualités et savoir articuler par son agir l'horizon d'espérance avec l'espace d'expérience, l'avenir avec le passé, l'utopie avec l'idéologie. Il doit être agile, développer l'intelligence de la situation, pratiquer l'auto-co-évaluation imaginative qui inclut aussi le potentiel d'une situation et des acteurs impliqués en elle, posséder constance et détermination, savoir dialoguer et tenir ensemble ses propres enjeux, ceux de son organisation et les intérêts légitimes de ses collaborateurs et collègues. Au-delà de ces soucis, il est de plus en plus tenu pour responsable par la société. Son imaginaire créateur doit pouvoir trouver l'espace-temps (le vide) nécessaire à l'initiative malgré le trop-plein de travail. L'initiative prise, il faut la piloter dans un monde à la fois rigide et hautement incertain. Comment le preparer à et l'accompagner dans cet ensemble de défis ?

Des idées pour former les managers à la prise et au pilotage d'initiatives

"Compétence clé" pour l'Union Européenne (2006), l'esprit d'initiative et d'entreprise deviennent des compétences professionnelles centrales pour le manager. Notre système éducatif nous prépare peu à la prise et la conduite d'initiatives. Dans notre société surnormée et sécuritaire Boltanski (2008) elle semble trop risquée. Art'works en est un exemple. À l'entrée dans l'enseignement supérieur, les futurs managers sont handicapés par leur formation scolaire. Prendre l'initiative suppose prendre conscience d'un problème, le rendre "traitable", le faire sien et se persuader qu'on a les moyens de faire quelque chose. Mais, paradoxalement, l'initiative peut aussi prospérer justement grâce aux difficultés rencontrées comme par exemple dans le cas d'une initiative libératrice par dépit. Initiative et problème Dans la relation parfois brusque entre maître et disciple zen, il arrive que le maître confronte le disciple avec un problème insoluble (koan). Tant que le disciple s'y laisse enfermer, il reste

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aussi enfermé dans sa relation de dépendance envers le maître. C'est seulement en brisant cet enfermement - en s'autorisant - , qu'il devient maître lui-même. Le maître zen sait créer l'intensité paradoxale nécessaire à cela. Une des conditions est en effet de se sentir interpellé par un problème (l'urgence3), ce qui n'est en général pas le cas si une situation se dégrade lentement. L'histoire de la grenouille Clerc (2005) montre que pour prendre l'initiative il faut avoir conscience d'un problème: Une grenouille dans de l'eau chauffée très lentement finira cuite sans réagir. La même lancée dans de l'eau chaude se sauve par un grand bond. "No problem is problem" disait un manager japonais dans un échange avec des homologues américains (Shook, 2010). Former les managers signifie entre autres de les former à percevoir, à recadrer et à résoudre des problèmes par une prise d'initiative. Il s'agit de problématiser et non seulement de résoudre des problèmes pré-formulés. Cultiver l'esprit d'initiative par des passages à l'action libre gradués pour développer la confiance en soi L'esprit d'initiative se cultive comme les plantes: par de bonnes conditions pour leur développement. Face à des personnes ayant "bénéficié" d'un système éducatif et organisationnel bâti sur des valeurs de conformisation au prescrit et de soumission à l'autorité, il faut ménager des transitions comme dans le cas évoqué de l'entreprise YOH. Cheminer vers l'autorisation par la prise d'initiatives, en commençant par donner des marges de manoeuvre, semble prometteur. Donner des tâches à faire sans précisions sur les modes opératoires, des contrat d'objectifs basés sur la confiance, l'apprentissage par l'échec et la célébration des succès sont favorables. Ainsi le sentiment de la self-efficacy (Bandura, 1995) se crée. Traiter quelqu'un comme une machine à programmer, à la longue, le rend bête et dépendant. L'appel à projets enfin permet aux individus et aux groupes de relever le défi d'une prise d'initiative autodéterminée. L'accueil chaleureux des inititiatives spontanées favorise également l'esprit d'entreprise. L'ambiance est extrêmement importante. L'ensemble permet de construire une approche graduée porteuse pour le processus d'autorisation. En entreprise comme dans les écoles ce sera possible seulement si l'esprit d'initiative est intégré dans la culture pérenne de l'entreprise. Apprendre à piloter l'initiative Dans le cas d'une formation au management il faut donner tout le soin possible aux savoirs faire nécessaire au pilotage d'initiatives. Piloter c'est ajuster rapidement son action en fonction de la situation sans pour autant perdre le cap. L'intuition et l'émotion y sont tout aussi importantes que l'analyse rationnelle (Simon, 1987), bien que certaines "bonnes" décisions soient contre-intuitives. L'intelligence dans la situation se distingue par sa rapidité de la compréhension réflexive ex post ou de l'étude de faisabilité ex ante. Pourtant, la capacité de décider rapidement face à l'imprévu ne fait même pas partie de la description des compétences requises pour les pilotes d'avion par le RNCP (Répertoire National des Certifications Professionnelles) qui insiste sur la "maîtrise des schémas de comportement standard" et la"rigueur sans faille dans le respect des règles". C'est comme si le travail réel dans le cas du pilotage conïncidait exactement avec le travail prescrit.

3 à ce propos lire la thèse de Pascal Jellimann sur le management par l'urgence.

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La description suivante par un parapentiste de ce qu'est piloter donne une image de la face cachée de tout pilotage, donc des savoirs incorporés et des habiletés mis en oeuvre lors de cet exercice: " […]ce n’est pas en recherchant le mesurable - il n’existe pas dans le parapente - , […] l’exact, le précis, mais en combinant une somme d’information issue des sens que le pilote arrive à prévoir l’invisible, ou en tout cas à se préparer aux turbulences. […] Il faut à la fois ressentir, se mettre à l’écoute des signaux faibles […] et apprendre à filtrer toutes ces informations. […] le léger froissement d’une des extrémités de l’aile peut indiquer une simple rafale dans la masse d’air, ou la présence à nos côtés d’une belle colonne d’air chaud. Pour la savoir, le pilote laissera glisser l’aile du côté de la pointe en question, et saura très vite laquelle des deux hypothèses est la bonne : si rien ne passe, c’était une rafale, si la pointe de l’aile de retrouve tirée vers le haut, c’est un thermique puissant, il faut se préparer à « y rentrer », en modifiant la répartition du poids, la vitesse de l’aile, la mise en virage, serre d’abord pour ne pas rater la colonne, puis à plat pour optimiser le taux de montée."4 Piloter s'apprend à la fois par l'étude des processus cognitifs assez compliqués, mais surtout par la pratique qui entraîne au recueil et à l'interprétation rapide de signaux faibles et à ce mariage par l'initiative des savoirs expérientiels (l'espace d'expérience de Ricoeur) et de l'intention (l'horizon d'espérance). Des "dispositifs vides habitables" (DVH) Depuis 2010, nous avons développé le concept des dispositifs vides habitables. Ce sont des dispositif structurant jusqu'à un certain point mais qui laissent de la place à l'initiative. Il s'agit de proposer et non d'imposer, de rendre possible plutôt que de contraindre. Partiellement vides, l'initiative des participants peut s'y déployer. Habitables, ils donnent envie de s'y engager. Plusieurs DVH ont été expérimentés et analysés: • Dans la dérive créative à la Guy Debord des groupes d'étudiants explorent la ville faisant toutes sortes de rencontres autour d'une idée choisie par eux (Bureau & Fendt 2009; Krichewsky & Fourcade 2010); • Les world café (Brown & Isaac, 2005; Krichewsky & Fourcade , 2011b) proposent l'élaboration collective structurée d'idées. Ici agir, c'est imaginer, penser, communiquer et formaliser des idées dans une synthèse finale sur la base des prises de notes aux tables de discussion que l'on visite au cours de la session; • La recherche-action existentielle, dispositif spiralée de création du changement enchaîne des cycles de conception, réalisation, évaluation,ajustement. Les participants se donnent eux-mêmes une visées ou l'adoptent librement. Le cheminement se crée en tâtonnant (Go, 2010) au lieu de l'exécuter à partir d'un programme. Le désir, la convivialité, l'imagination, mais aussi la mise en forme et la réflexivité font de tels dispositifs des vecteurs d'apprentissage et de développement efficaces pour la prise et le pilotage d'initiatives tant individuelles que collectives.

Conclusion

Nous avons vu que pour développer l'esprit d'initiative et réussir ses initiatives il faut apprendre à identifier et à faire sien un problème, à formater et à traiter des problèmes de façon créative; élargir des marges de manoeuvre pour avoir toujours plus confiance en soi;

4 extrait d'un corpus de recherche –non publié (Fourcade, 2011)

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pratiquer des activités de pilotage et conscientiser les "gestes" de pilotage; bénéficier de dispositifs vides habitables qui laissent place à la fois à l'imagination et aux

actions. Il est évident que cela exige un changement de posture chez les formateurs des managers. La plupart sont formés à des disciplines, mais très peu au développement professionnel des jeunes et futurs managers. Trop souvent dans un imaginaire de transmission de savoirs, ils osent rarement créer des situations d'apprentissage expérientielles et par problèmes. Les case studies ne peuvent y suffire. Nous pensons que le principal défi pour la formation des managers est la formation des formateurs de managers à d'autres postures, notamment celles de l'accompagnement, de la facilitation, et du retravail critique des expériences. C'est là peut-être le principal chantier de la formation au management, un défi plus difficile –et coûteux - à relever que le décloisonnement des disciplines et l'introduction de plus de sciences sociales et humaines dans les écoles de management.

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De l’ingénieur au manager. Construction des compétences et de l’identité professionnelle dans les

équipes projets en école d’ingénieurs.

Caroline Verzat [email protected]

Résumé : La communication analyse la construction des compétences de management et de l’identité professionnelle à partir des rôles pris par les élèves dans le travail en projet dans une grande école d’ingénieur. 12 dossiers de retour d’expérience individuel et collectif sont examinés. L’exercice du travail en équipe et la prise de rôles de leadership contribue-t-il à façonner des compétences et une identité d’ingénieur plutôt dans le sens de l’habitus de l’ingénieur technique traditionnel centralisant expertise et commandement ou plutôt dans le sens de l’ingénieur projet ouvert au dialogue et partageant les responsabilités avec les autres ? Dans cet environnement pédagogique ouvert qui laisse des marges de liberté aux étudiants sur l’organisation des groupes, l’analyse met au jour cinq configurations de rôles. Selon la dynamique observée, l’équipe fait émerger un leader unique, conforme au modèle élitiste de commandement de l’ingénieur traditionnel, ou plutôt partagée, laissant la place à une discussion plus démocratique dans le groupe. Cette dynamique influe aussi sur la possibilité pour les différents membres de construire des compétences de management et in fine de discerner sa vocation plutôt technique ou plutôt managériale.

Introduction

Depuis les années 1990, les chercheurs constatent une évolution sensible des aspirations professionnelles et des identités sociales des ingénieurs (Duprez, Grelon et Marry, 1990, Bouffartigue 1994, Fayolle, 1996). La nouvelle donne en matière de gestion des carrières ainsi que les organisations matricielles tendent à remettre en cause le modèle traditionnel de l’ingénieur hérité de Fayol. Ce rôle traditionnel comme concepteur et contrôleur du processus de production légitimé par la maîtrise des connaissances techniques (Lange 1993, Vérin 1998) était en France étroitement associé au processus de sélection élitiste des grandes écoles et un statut social prestigieux (Bourdieu, 1991). Or l’augmentation des effectifs depuis les années 19805 et la diversification des systèmes de formation ont démocratisé l’accès au statut d’ingénieur. On observe désormais chez les jeunes ingénieurs débutants une différenciation des processus de choix et des engagements professionnels, ainsi que des attitudes plutôt individuelles et autonomes dans l’approche de l’entreprise. S’il y a toujours un attachement fort au diplôme et au savoir technologique, les jeunes refusent de s’enfermer dans des fonctions techniques spécialisées, s’ouvrent à des valeurs plus relationnelles et à la prise en compte progressive de la vie familiale comme variable incontournable dans l’évolution de leur carrière. (Duprez, Grelon et Marry, 1990, Bouffartigue et Gadéa 1997).

5 en 1980 10 700 diplômes d’ingénieurs en formation initiale étaient délivrés par an, contre 27600 en 2009. Ils sont formés dans 220 écoles proposant 160 spécialités différentes. Un tassement des recrutements s’opère cependant, depuis quelques années, à l’entrée des grandes écoles. http://leblogdeleducation.blogs.nouvelobs.com/archive/2011/02/02/les-grandes-ecoles-d-ingenieurs-ont-le-blues.html

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Parallèlement, les entreprises et les institutions de certification des formations d’ingénieurs demandent partout dans le monde de former des profils plus adaptés à l’économie de l’innovation : il faut des ingénieurs « bilingues » aussi forts sur le plan technique que sur le plan interpersonnel et managérial, voire entrepreneurial : Les ingénieurs doivent être capables de s’adapter à des situations complexes, de dynamiser et animer les équipes, d’être créatifs et de développer des nouveaux produits et services dans une économie tirée par l’innovation (Carlson & Sullivan, 1999, Trullemans, 2006, Fayolle, 2006, Roman, 2006, Veltz, 2007, Leger-Jarniou, 2008). Tout un arsenal de pédagogies innovantes notamment par projet est mobilisé dans les écoles pour développer ces compétences managériales, voire entrepreneuriales dont le cœur est un processus de travail en équipe de projet (Felder et Brent, 2003, Chen, Donahue et Klimoski,, 2004). Mais la manière dont ces compétences sont effectivement développées au cours de ces formations ne fait pas consensus. L’étude de Chen et al. (2004) mesure par exemple un faible impact positif de modules visant à développer les capacités de travail en équipe mais montre que le sentiment d’efficacité et les attitudes des étudiants vis-à-vis du travail en équipe n’ont pas bougé. D’autre part, un certain nombre d’enquêtes montrent que les groupes de travail étudiants sont souvent dysfonctionnels. Il peut s’agir d’un manque de confiance entre les étudiants (Huff, Cooper et Jones, 2002, Bianey, Ruiz-Ulloa et Adams, 2004), d’étudiants qui ne font pas leur part du travail (Oakley, Hanna, Kuzmun et Felder, 2007), de conflits non résolus notamment lorsqu’il y a hétérogénéité des membres du groupe (Winter, Waner, et Neal-Mansfield, 2008), de manque de sentiment d’appartenance (Wood, 2003), d’un travail majoritairement personnel avec une coordination très réduite (Weppe, 2009). Nos propres observations de groupes de projet d’élèves ingénieurs montrent que les étudiants mettent du temps à acquérir les compétences de travail en équipe et répugnent particulièrement à l’idée qu’il existe un chef au sein de leur équipe de projet d’étudiants (Verzat, 2009, Verzat, Byrne et Fayolle, 2009). Nous pouvons faire l’hypothèse que la compétence et l’identité de rôle de l’ingénieur comme manager au cours des expériences de projet d’étudiant est un processus complexe qui suppose de prendre et d’acquérir des compétences de travail en équipe et d’assumer des rôles de leadership. La question que nous développons ici est centrée sur ce processus tel qu’il se déroule à travers l’expérience du travail en équipe proposé par une grande école d’ingénieurs sur longue durée (2 ans) : Les rôles de leadership pris par les uns et les autres au sein du groupe ont-ils une influence sur les compétences de projet acquises ? Le vécu de cette expérience a-t-il un impact sur l’identité professionnelle du futur ingénieur telle qu’elle se dessine après deux ans d’école ? Constate-t-on un repli du modèle traditionnel au profit du modèle managérial ? Peut-on considérer que cette construction identitaire permet une émancipation vis-à-vis d’un modèle de rôle qui s’imposerait sans discernement du sujet, soit parce qu’il s’agit d’un habitus social, soit parce qu’il s’agit d’un diktat des entreprises ? Ou bien s’agit-il d’une construction à travers l’expérience réfléchie d’une prise de rôle au sein d’un groupe conduisant à mettre en évidence des capacités originales et spécifiques pour chacun ? Cette communication réinterprète les données issues d’un questionnaire auprès de 160 étudiants et d’une analyse de contenu de 12 rapports d’équipes de projet (Verzat et Bachelet, 2004) en s’appuyant sur des apports théoriques concernant les compétences et processus de travail en équipe (Stevens et Campion, 1994, Marks, Mathieu et Zaccaro, 2001), le leadership distribué (Barry, 1991), les rôles au sein des groupes (Mucchielli, 1989, Blouin et Bergeron, 1995), et la construction de l’identité professionnelle (Dubar, 1991). La première partie de notre communication précise notre cadre théorique. La deuxième partie

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présente le contexte pédagogique, les données utilisées et la méthodologie d’analyse. La troisième partie présente les résultats de l’analyse. La conclusion discute ces résultats exploratoires et propose des pistes de recherche ultérieures.

Cadre théorique Et problématique

Les compétences et les processus de travail en équipe

A partir d’une riche littérature en psychologie sociale, Stevens et Campion (1994) ont identifié les compétences, savoirs et habiletés nécessaires aux individus qui travaillent en équipe. Leur modèle met en évidence d’une part des compétences interpersonnelles (gérer les conflits, résoudre des problèmes de manière collaborative, communiquer à l’intérieur et à l’extérieur du groupe) et d’autre part des compétences d’auto-management (choisir collectivement des objectifs de travail, suivre l’avancée du groupe en direction des objectifs par une coordination et planification efficaces des tâches). Chacun devrait être capable d’exercer à un niveau optimum toutes les actions requises par le travail d’équipe, sur le plan interpersonnel et d’organisation de l’activité. Ce point de vue est toutefois remis en question par d’autres auteurs, qui voient les équipes projets comme des « unités multitâches performant plusieurs processus en parallèle ou de manière consécutive, afin de permettre au groupe d’atteindre ses objectifs (Marks, Mathieu et Zaccaro, 2001: 357). Le succès d’une équipe ne découlerait pas de manière automatique des compétences individuelles en présence mais plutôt de plusieurs processus interactionnels se déroulant entre les membres de l’équipe (formulation de la vision, choix des objectifs à poursuivre, contrôle de l’activité, coordination des tâches, gestion des conflits, renforcement de la motivation et de la confiance, gestion des émotions au sein du groupe). Selon Marks et al. (2001), la prise en charge de ces processus renvoient à des rôles qui peuvent être assumés par des individus différents, dans le cadre d’une « constellation de talents » (ibid. : 373). Les groupes performants s’accommodent d’une variété de profils et de compétences, à condition que les membres fassent preuve de flexibilité en se distribuant les responsabilités requises au fur et à mesure de l’avancée du travail, et prennent en charge les fonctions de leadership nécessaires à l’atteinte des objectifs (Verzat, Radu, O’Shea et Fayolle (2011).

Les fonctions du leadership dans les équipes autonomes

Le leadership est couramment assimilé au leader, donc défini comme « l’individu le plus susceptible de diriger les activités des autres membres de l’équipe » (De Souza et Klein, 1995 : 475). Or la prise en charge de l’autorité au sein du groupe n’est en réalité pas toujours centrée sur un seul individu. Dans les équipes de travail autonomes, il n’y a pas de leader formellement désigné (Hackman, 1987). Les équipes d’étudiants la répartition des rôles est libre et décidée entièrement par les étudiants. Elles se présentent donc plutôt comme des équipes autonomes. Dans ces équipes, il est possible d’adopter une autre vision du leadership, comme « une qualité de groupe, un ensemble de fonctions qui doivent être prises en charge par le groupe » Gibb (1954 : 884), c’est à dire comme une « collection de rôles et de comportements qui peuvent être distribués, partagés, permutés, et ceci de manière séquentielle ou bien simultanée » (Barry, 1991 :34). Dans ce cas, le « leadership partagé » consiste en « une propriété émergente des équipes résultant de la distribution de leadership

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parmi les membres du groupe » (Carson, Tesluk, et Marrone, 2007 : 1218). Barry (1991) distingue quatre fonctions de leadership complémentaires qui peuvent être assumées par l’un et/ou l’autre membre de l’équipe : visionnaire (qui facilite la génération d’idées et d’innovation, la définition de buts ambitieux, l’identification de liens entre idées ou systèmes), organisateur (qui rassemble les éléments disparates, les met en ordre et planifie le travail précisément), calibreur (qui articule l’activité du groupe aux demandes et opportunités extérieures) et social (qui développe et maintient le climat de l’équipe sur le plan socio psychologique). Chacune de ces fonctions peut correspondre à un rôle explicite ou implicite dans le groupe, ce qui a un impact sur la construction identitaire.

Les rôles dans le groupe et la construction de l’identité professionnelle

Selon Mucchielli (1989), la fonction implique une position dans le groupe, un rôle à tenir, attendu d’une personne dans le groupe. Elle est proche de la notion de rôle, que l’on peut définir comme un « ensemble de normes et d’attentes qui régissent les comportements d’un individu du fait de son statut social ou de sa fonction dans un groupe » (Blouin et Bergeron, 1995 :53). Tenir une fonction dans une situation donnée consiste à exercer un ensemble de tâches et d’activités qui renvoient à des capacités et des comportements pertinents dans à une situation donnée. En d’autres mots tenir une fonction contribue à construire des compétences par la mobilisation de ressources personnelles, qu’elles soient de l’ordre de connaissances, de savoir-faire opérationnels, expérientiels, relationnels ou cognitifs ainsi qu’un certain nombre de qualités, ressources physiologiques ou émotionnelles (Le Boterf, 1994). Tenir une fonction peut se faire de manière explicite ou implicite, c’est à dire sans donner lieu à l’attribution d’un rôle explicite conférant une forme de statut reconnu au sein du groupe. Lorsque les compétences exercées sont reconnues explicitement par autrui, elles contribuent à façonner la perception que la personne a d’elle-même et contribuer ainsi à construire son identité professionnelle. En effet, l’identité professionnelle résulte selon Dubar (1991) d’un double mouvement, d’attributions par autrui (transaction relationnelle où les autres évaluent, jugent et disent à chacun ce il est) et de revendication d’appartenances et de qualités par la personne (transaction biographique). Synthèse de la problématique Dans les équipes d’étudiants, il est donc intéressant d’observer l’apprentissage des compétences et des processus de travail en équipe à travers le jeu des prises de fonctions implicites et des rôles explicites en matière managériale. L’expérience du projet leur permet de découvrir, tester et assumer des fonctions sans que les rôles soient prescrits ni toujours explicités, ce qui leur permet d’inventer-trouver6 les rôles qu’ils voudront assumer plus tard dans leur vie professionnelle en tant qu’ingénieur. Mais il reste ensuite un double travail de revendication de compétences et qualités personnelles et d’autre part de reconnaissance par autrui. Ces deux processus de construction identitaire peuvent se faire par l’intermédiaire du transfert dans d’autres contextes et/ou par la mise en récit de leur participation à ce projet à travers un exercice de prise de recul ou dans les entretiens de recrutement de stage ou d’embauche. La figure suivante offre une représentation de l’articulation entre acquisition des compétences et construction de l’identité professionnelle à partir de l’exercice des fonctions et processus de travail en équipe.

6 Nous faisons référence ici à l’expression du psychologue anglais Winnicot (1975) sur l’expérience transitionnelle où le sujet a l’illusion de créer un objet en le trouvant, ce qui lui permet de développer ses potentialités au lieu de s’ajuster à la contrainte externe.

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La question qui nous préoccupe est de savoir comment l’exercice des tâches correspondant aux processus de travail en équipe et/ou aux différentes fonctions de leadership contribue à façonner des compétences et une identité d’ingénieur. Dans le contexte d’évolution des modèles de l’ingénieur (traditionnel/ managérial) et si l’environnement pédagogique laisse des marges de liberté aux étudiants sur l’organisation des groupes, nous faisons l’hypothèse que la prise de rôle dans le groupe est un facteur décisif d’une démarche autonome de construction des compétences plutôt qu’une conformation à des modèles hérités ou prescrits.

D’autre part, sachant que les groupes projets étudiants sont souvent dysfonctionnels, nous pouvons nous demander dans quelle mesure la dynamique du groupe influe sur la capacité des différents membres à identifier leur vocation plus ou moins technique ou managériale. En fonction de la position occupée dans le groupe, chacun a-t-il les mêmes choix possibles en termes d’image du métier d’ingénieur ? Enfin, nous pouvons nous demander si la dynamique du leadership dans l’équipe fat émerger un leader unique, conforme au modèle élitiste de commandement de l’ingénieur traditionnel, ou plutôt partagée, laissant la place à une discussion plus démocratique dans le groupe.

Le Contexte Et la méthodologie de l’étude

La pédagogie par projet est au cœur de la scolarité depuis 1992. Les élèves-ingénieurs doivent y réaliser en équipe de 4 à 6 élèves, un prototype innovant pour un client d’entreprise trouvé par eux-mêmes ou apporté par l’école. A l’époque de l’étude7, ces projets commençaient dès l’arrivée à l’école et duraient deux ans. Chaque équipe était encadrée par une équipe d’enseignants à la fois sur le plan scientifique et sur le plan managérial (96 h d’encadrement par projet).

Deux sources d’informations ont été mobilisées pour l’étude exploratoire de 2004 et ont fait l’objet de plusieurs types d’analyse complémentaires.

1) L’extraction de réponses à trois questions concernant le vécu des projets à partir d’une enquête sur le profil des élèves ingénieurs et le vécu de leur scolarité menée en 2004 sur une promotion complète de 250 élèves. 160 élèves de l’Ecole Centrale de Lille en 2ème année ont répondu soit 64%. Les trois questions extraites portent sur l’implication des différents étudiants du groupe, la prise de décision et le partage des fonctions au sein du

7 Depuis quelques années, une réforme du curriculum a légèrement réduit la durée de l’activité (18 mois au lieu de 2 ans).

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groupe. Le croisement des réponses permet de proposer une typologie des configurations de rôles au sein des groupes.

2) Une analyse de contenu des dossiers collectifs de 12 équipes de projet comportant un retour d’expérience individuel et collectif sur le fonctionnement de l’équipe (environ 10 pages par équipe et 1 page par étudiant). Cette analyse a été réalisée à l’époque en croisant les interprétations de deux chercheurs (Verzat et Bachelet, 2004). L’analyse a permis :

‐ d’identifier les différentes fonctions exercées par les étudiants telles qu’elles sont décrites dans leur vocabulaire en termes de rôles implicites et explicites et de tâches et à les analyser en termes de fonctions de leadership et/ou de processus de travail en équipe,

‐ de préciser les configurations d’équipe proposées ressortant de l’analyse des questionnaires en mettant en évidence les fonctions et rôles implicites et explicites,

‐ d’explorer la manière dont les étudiants expriment leur perception du métier d’ingénieur et leur projection professionnelle à partir des tâches et fonctions réalisées au cours de cette expérience vécue.

Résultats : compétences et identités professionnelles en fonction des configurations de rôles dans les équipes

Trois niveaux de fonctions managériales sont prises en charge dans les équipes.

L’analyse de contenu des récits collectifs de projet et des retours d’expérience individuels fait apparaître trois niveaux de fonctions assumées dont le degré d’influence sur le projet et le groupe diffère : les fonctions de leadership ont une influence à long terme et globale sur le projet et le groupe. Les fonctions de gestion de projet ont une influence à plus court terme et portent sur le travail de quelques membres ou sur une dimension seulement du projet. Les fonctions de participation sont relatives à l’effort personnel de chacun. Chaque fonction correspond à un certain nombre de tâches attendues. Le tableau suivant recense ces fonctions.

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Fonction Activités

Définir les objectifs et les finalités du projet

Animer l’équipe

Planifier et suivre l’avancement du projet

Prendre des décisions

Fonctions de leadership

Assurer la veille du projet vis-à-vis de l’environnement

Communiquer en interne

Documenter le projet

Gérer la relation avec l’encadrement de l’école

Gérer la relation quotidienne avec les partenaires

Fonctions de gestion de

projet

Suivre le budget du projet

Communiquer avec les autres membres

Participer aux réunions

Organiser des RV et des réunions

Organiser son travail

Respecter les échéances

Consulter un expert

Gérer la relation avec un / les fournisseurs

Présenter son travail au comité de pilotage

Fonctions de

participation à l’équipe

Rédiger ses résultats

La répartition des fonctions de leadership dans un groupe est très inégale ainsi que l’implication des différents membres.

La manière dont les fonctions de leadership sont prises en charge dans le groupe est variée selon les équipes. Elles peuvent être réparties sur quelques-unes ou bien toutes les personnes du groupe. La répartition des responsabilités peut aussi évoluer au cours du temps, les différents élèves s’essayant ainsi aux différents rôles.

Dans certains cas, aucune de ces fonctions n’est véritablement assumée et ce sont les enseignants encadrants qui suppléent au manque d’organisation du groupe. Le questionnaire de 2004 met en évidence les réponses suivantes :

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Dans mon projet, les fonctions suivantes : communication avec l’encadrement, avec le partenaire, suivi de l’avancement global, suivi des risques, animation des réunions, facilitation des relations au sein de l’équipe :

Dans mon projet, quand on prend des décisions :

Sont toutes prises en charge et partagées entre les membres

34 % On en discute tous ensemble quitte à y passer du temps

85 %

Sont essentiellement prises en charge par les 2-3 mêmes personnes

55 % C’est l’un d’entre nous qui a une influence forte

12 %

Sont concentrées essentiellement sur un membre de l’équipe

11 % Les profs jouent souvent un rôle important pour nous pousser à décider, voire tranchent eux-mêmes

3 %

La deuxième dimension concerne l’investissement des élèves au sein de l’équipe. Tous les élèves ne trouvent pas le même intérêt et la même motivation dans cette expérience. Ils n’y consacrent pas tous le même temps et ne déploient pas la même énergie. A partir des réponses sur l’investissement personnel de chacun dans son projet, rapprochées des réponses des autres membres du groupe, trois catégories de projet sont apparues :

Investissement fort ou très fort de tous

Investissement inégal Investissement faible ou très faible de tous

20 % 69 % 11 %

configurations d’équipes

A partir de ces deux dimensions croisées, nous avons fait l’analyse détaillée des 12 groupes sur lesquels nous avions des données qualitatives. Il ressort 5 formes de dynamique.

Investissement fort de tous

Investissement inégal

Investissement faible de tous

Leadership centralisé Groupe avec un leader

reconnu (1/12)

Groupe avec un leader

implicite (3/12)

Leadership distribué sur plusieurs étudiants

Groupe démocratique

(3/12)

Groupe avec un ou deux très bons élèves non

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leaders (2/12)

Pas de leadership (fonctions de leadership peu assumées et prises en charge in fine par les enseignants encadrants)

Groupes bazar (3/12)

A chacune de ces configurations d’équipe correspondent des apprentissages sensiblement différents. La manière de comprendre le management de projet et le management en général, les rôles tenus, les confirmations ou révélations de capacités ne sont pas vécus de la même manière et intériorisés différemment. Ils se projettent dans des identités professionnelles plus ou moins élaborées et éloignées de la vision traditionnelle du métier d’ingénieur.

Des dynamiques d’acquisition de compétences et d’identité professionnelle de l’ingénieur-projet très inégales selon la configuration de l’équipe.

Pour faciliter la lecture, chacune des dynamiques est représentée par un petit schéma dans lequel les rôles nommés sont inscrits. Les 3 niveaux de fonctions sont repérées par une valeur de couleur (leadership : gris foncé, gestion de projet : grisé clair, participation : blanc).

Le groupe avec un leader reconnu : un apprentissage inégal et prescrit

La première configuration est rare (1 cas sur 12). Il y a des rôles explicites définis et hiérarchisés au sein de l’équipe. Le leader du projet est reconnu explicitement et nommé chef de projet. C’est lui qui organise le travail du

groupe, est l’interlocuteur privilégié du client et de l’encadrement, suit l’avancement du travail, anime les réunions, prend les décisions et arbitre en cas de conflits. Il centralise toutes les informations, tous les documents du projet, et en assure la communication à tous les acteurs. Par contre il n’a pas de responsabilité technique particulière. Il est attentif à la progression de chacun, ce qui l’amène à dialoguer aussi beaucoup sur le plan technique, mais il ne réalise pas le travail lui-même. Les autres membres sont des « responsables de lot », chacun dans un domaine technique spécifique. A ce niveau ils sont aussi des membres actifs du projet, leurs tâches managériales correspondent à la fonction de participation.

Le leader se démarque clairement des autres membres sur l’axe de la construction identitaire. Dans son retour d’expérience il est le seul à témoigner d’une intériorisation d’un rôle managérial. Il est conscient d’en avoir fait l’expérience et le réinvestit directement dans la responsabilité associative de président d’association étudiante et dans ses stages. Cette expérience lui a permis de découvrir sa vocation professionnelle en tant que manager d’équipe.

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Les autres membres situent par contre leur retour d’expérience au niveau de la fonction de participation à l’équipe. Leur retour d’expérience personnel s’énonce en termes d’acquisition de méthodes et outils (savoir planifier les tâches, savoir s’organiser, savoir gérer un budget, savoir présenter oralement son travail sur PowerPoint…) qui correspondent aux exigences des enseignants. Cela fait partie à leurs yeux de leur futur métier d’ingénieur, mais sans orienter sur un rôle précis. Lorsqu’ils ont un projet professionnel explicite, il n’est pas relié au travail réalisé en projet.

Le groupe avec un leader implicite : une découverte des potentialités managériales de chacun

Le groupe avec leader implicite est caractérisé par une répartition claire mais inégale des fonctions en occultant la dimension hiérarchique. Cette différence n’est pas vécue comme inéquitable, car les tâches ont été réparties de manière consensuelle en tenant compte des désirs de chacun, et la valeur de chaque personne est reconnue sans distinction de niveau et surtout de supériorité de l’un par rapport aux autres. Au contraire,

les étudiants expliquent qu’ils ne pourraient pas tolérer de chef. Tous sont responsables de lots au même niveau et communiquent largement entre eux.

En réalité pourtant, l’un d’entre eux finit par assumer de fait un certain nombre de fonctions de leadership, notamment la planification de l’ensemble des tâches du groupe, son suivi, accompagnée ou non de la facilitation des débats en réunion, et la communication formelle et informelle des informations utiles à l’ensemble des membres du groupe. Mais cela ne se traduit pas par un titre spécifique. Il a simplement en charge le lot « gestion de projet » ou « communication interne » en plus d’autres lots de nature technique au même titre que les autres membres du projet. Avant d’arriver à l’école, il avait souvent déjà un goût prononcé pour les relations, sa vision de l’ingénieur était clairement axée sur la pluridisciplinarité, le management et ses affinités dès la prépa allaient vers les élèves ouverts non prisonniers du cadre scolaire. En fin de projet, il a pris conscience du rôle de leader implicite qu’il a joué et projette clairement dans son futur métier comme manager d’équipe.

Il est souvent très proche d’un ou deux autres membres du projet, qui assument des fonctions de gestion. Ces derniers ont reconnu la présence du leader implicite qu’ils reconnaissent comme légitime souvent parce que l’idée du projet vient de lui. De leur côté, le fait d’avoir mis en pratique certaines fonctions de gestion pour le groupe et d’avoir compris l’importance de la coordination des tâches leur a permis de mieux comprendre leur futur rôle d’ingénieur. Leur vécu comme responsable de lot et d’une fonction de gestion les autorise à se projeter aussi dans des fonctions futures de chef de projet, voire d’entrepreneur ou d’ingénieur vu comme un manager.

Enfin quelques membres assument seulement des responsabilités techniques, auxquelles ils associent aussi des compétences de travail en groupe, de consultation d’expert, de relations avec les fournisseurs. Ils n’ont pas forcément perçu le rôle particulier joué par le leader implicite. Le projet a été une expérience positive à leurs yeux car ils ont trouvé des tâches utiles à l’équipe et correspondant à leurs goûts. Ils y ont découvert l’importance du travail en équipe et des compétences de communication qu’ils n’associaient pas forcément au départ au métier d’ingénieur. Certains s’y projettent avec enthousiasme, d’autres envisagent une orientation technique spécialisée.

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Le groupe démocratique : une expérience d’apprentissage collectif.

Dans le groupe démocratique chacun s’investit à fond et les responsabilités de management sont réparties entre les différents membres au même titre que les responsabilités techniques. Chacun se considère comme co-responsable. Dès le démarrage un effort important est mis sur le brainstorming, l’expérimentation, puis la réflexion collective sur le

fonctionnement du groupe « l’autocritique » pour améliorer les choses. Au moment de la répartition officielle des rôles dans le montage du projet, chacun prend une responsabilité technique et une fonction managériale (de leadership ou de gestion). La vision globale du projet est présente chez tous.

Un fait marquant de ce groupe est qu’il fait équipe aussi dans d’autres contextes associatifs, les affinités de relation créées sont telles qu’elles sont réinvesties sur un autre projet librement choisi. Le retour d’expérience du groupe met en avant des valeurs fortes de motivation, de solidarité (savoir s’aider en cas de problème, savoir se remotiver soi-même et les autres, admettre ses erreurs et celles des autres…). Le vécu du groupe est hautement satisfaisant : c’est une expérience humaine unique, irremplaçable. Malheureusement à partir des données que nous avons récoltées nous ne connaissons pas les projections professionnelles des étudiants.

Le groupe avec des très bons élèves non leaders : une expérience de management difficile

Ce groupe a la particularité d’avoir connu de réels problèmes de management et de motivation. Il est caractérisé par une forte inégalité d’investissement entre les membres. Un ou deux élèves très impliqués « tirent » le projet sans pour autant être leaders. Les élèves les plus impliqués fonctionnent en binômes pour réaliser les différents lot plus ou moins bien coordonnés entre eux. Mais il existe aussi des « passagers clandestins » peu

impliqués dans le travail sur le projet, que les autres membres n’osent pas critiquer ouvertement ni « dénoncer ». Un malaise s’installe dans l’équipe avec des périodes de démotivation fortes. Les tentatives de leadership sont non abouties, les fonctions sont mal assumées. Mais les tâches principales avancent et les étudiants s’efforcent de sauver la face du groupe aux yeux des enseignants encadrants, ce qui donne l’illusion que le groupe fonctionne bien.

En termes de vécu pour les étudiants, l’expérience du projet est ambivalente : D’un côté la valeur du travail en équipe est largement reconnue, l’importance d’innover, de prendre des initiatives, etc. est soulignée. Les étudiants considèrent qu’ils ont appris à travailler en équipe et la réussite du projet l’atteste. Mais de l’autre, une forme d’amertume est visible. Ceci manifeste la difficulté du groupe à arbitrer entre différents enjeux représentés par des figures d’autorité et une faiblesse dans la cohésion et la prise de décision.

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Le retour d’expérience et l’apprentissage sont assez différenciés selon les membres. Les plus impliqués, s’essayant consciemment ou non au leadership, ont compris intellectuellement l’importance de l’animation d’un groupe, mais ils n’estiment pas en posséder toutes les clés à ce stade. Ils cherchent alors souvent en ré explorer les différentes compétences dans un autre projet ou stage. Les participants peu ou moyennement impliqués ne s’imaginent pas être manager à ce stade. L’expérience se situe surtout au niveau de l’apprentissage du travail en équipe. Leurs projets professionnels ne sont pas clarifiés à ce stade.

Le groupe bazar : un management sous perfusion

A la différence du groupe précédent, la conscience d’un problème de management existe, mais il est attribué aux figures d’autorité externes que sont les enseignants encadrants et le partenaire. Ceux-ci essayent en effet d’inciter l’équipe à prendre des décisions et à s’organiser. L’organisation du groupe est tardive, incomplète, fréquemment remise en cause. La prise de décision au sein de l’équipe, l’animation d’une vision collective, la communication des informations stratégiques, la gestion même des réunions ne sont pas efficaces. Les membres peuvent avoir du plaisir à être

ensemble mais ont du mal à faire des choix, ce qui se traduit par des retards répétés et finalement une livraison partielle par rapport aux objectifs initiaux.

Ce qui est appris par les membres de l’équipe se situe essentiellement au niveau d’une prise de conscience de la nécessité d’organiser son travail; de communiquer entre les membres, de se répartir les tâches, de présenter son travail en réunion et en soutenance, de gérer les relations fournisseurs. En ce sens, l’importance du management est comprise. Pour les membres de l’équipe introvertis et jusque-là techno-centrés, c’est une découverte. Mais la plupart des membres n’ont pas à l’issue du projet de représentation claire de leur projet professionnel. Ceux qui avancent des projets précis ne s’appuient pas sur le projet pour le légitimer mais sur d’autres expériences de stage ou de projet personnel.

Conclusion

Cette plongée dans le monde vécu des projets en école d’ingénieur fait apparaître que le projet permet aux étudiants d’acquérir une première expérience significative de management. Dans le contexte de l’Ecole Centrale de Lille, où il s’agit de projets d’innovation réels en partenariat avec des entreprises, les étudiants valorisent ces acquis en termes de compétences professionnelles qu’ils différencient nettement des savoirs techniques disciplinaires : savoir se coordonner en groupe, savoir animer les réunions, savoir planifier et suivre l’avancement de l’équipe, savoir gérer la relation avec les partenaires, les consultants, les fournisseurs, les encadrants, savoir présenter le projet en public, savoir trouver les fonds puis gérer le budget du projet, etc. Mais nous avons montré que le niveau des acquis en termes de compétences et d’identités managériales est variable selon les fonctions assumées et les rôles pris au sein de groupes, dont la dynamique est loin d’être uniforme. Ces résultats présentent plusieurs apports théoriques intéressants. Tout d’abord, les cinq configurations que nous avons repérées confirment que les théories du leadership distribué (Barry, 1991) s’appliquent en milieu étudiant : l’exercice du leadership n’est pas nécessairement le fait d’un individu mais correspond plutôt à des fonctions qui peuvent être centralisées ou réparties sur plusieurs ou toutes les personnes au sein d’un groupe.

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L’analyse suggère que la configuration de leadership distribué pure (groupe démocratique) est la plus satisfaisante pour l’ensemble des participants qui prennent part aux décisions, en ce sens font l’apprentissage de la démocratie. Par ailleurs, nos résultats suggèrent qu’il ne suffit pas d’observer que certains membres ont progressé dans l’exercice des différentes tâches considérées comme managériales pour que les autres membres et l’encadrement les reconnaissent comme compétents et encore moins pour qu’ils adoptent une identité d’ingénieur projet. Il faut aussi qu’ils assument au moins une fonction de gestion de projet et que la configuration des rôles les autorise à se projeter ultérieurement dans l’exercice des fonctions de leadership. Les configurations les plus favorables sont celles dans lequel un leadership est effectif. Trois configurations de groupe le permettent, mais pour un nombre de personnes différent selon la configuration : un seul membre (leader reconnu), plusieurs membres (leader implicite), tous les membres (groupe démocratique). Il existe donc plusieurs modalités de « transformation managériale » possible des élèves ingénieurs. Les leaders explicites ou implicites qui assument certaines voire toutes les fonctions de leadership se projettent délibérément comme futurs managers. Les responsables de lot qui ont assumé certaines fonctions de gestion de projet intègrent éventuellement une perspective managériale mais doivent d’abord confirmer leurs capacités managériales dans une autre expérience, en stage ou dans une association étudiante. Par contre les responsables de lot purement technique ont surtout acquis les savoir-faire et savoir-être de travail en équipe, ils ne font pas de projection professionnelle comme futurs managers à ce stade. C’est encore moins le cas des passagers clandestins et des équipiers isolés chez qui s’ajoute un ressenti plus négatif, qui ne permet pas d’adopter d’identité managériale à ce stade. Peut-on alors parler d’un dispositif pédagogique qui permet l’émancipation des sujets par rapport à des modèles institués traditionnels ou prescrits ? Il nous semble que les marges de manœuvre offertes grâce à l’auto-organisation du groupe ouvrent de fait une variété de possibles dans l’expérience de différents rôles et partant la révélation des vocations personnelles. Ces rôles ne sont certainement pas indépendantes des normes sociales héritées (représentations du métier d’ingénieur au départ traditionnelles ou modernes) mais elles apparaissent aussi construites par les sujets en fonction de leurs relations avec leurs camarades et de leurs talents initiaux. Toutefois, ces résultats obtenus à partir d’une analyse qualitative de 12 groupes de projet présentent quelques limites qui invitent à ouvrir au moins plusieurs pistes de recherche ultérieures. D’une part, il convient de vérifier statistiquement l’existence des 5 types de dynamiques et de montrer leur rôle dans la projection professionnelle par rapport aux représentations de métiers désirables héritées du passé biographique des étudiants. D’autre part, l’importance des dynamiques d’équipe dans le développement du potentiel managérial des élèves ingénieurs nous invite à porter la réflexion sur la finalité de la pédagogie projet en école d’ingénieurs et le rôle des accompagnants d’équipes. Toutes sortes de nouvelles questions se dessinent : Faut-il influencer le choix des modes de management des équipes pour favoriser l’émergence des vocations managériales des élèves ingénieurs et/ou pour favoriser l’émergence de dynamiques plus démocratique ? Comment favoriser la prise de conscience des acquis et leur transformation en projection professionnelle ? Les compétences managériales doivent elles s’évaluer au niveau du groupe ou des individus ? Peut-on s’assurer que les rôles de leadership assumés prennent

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en charge la fonction sociale essentielle au développement des talents de chacun des membres du groupe ? Enfin, comment prendre en charge les situations de souffrance lorsque la dynamique de groupe apparaît peu propice au développement de compétences pour l’un voire tous les étudiants du groupe ?

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