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Autour de Guernica« La guerre d’Espagne est la bataille de la réaction contre le peuple, contre la liberté. Toute ma vue d’artiste n’a été qu’une lutte continuelle contre la réaction et la mort de l’art. Dans le panneau auquel je travaille et que j’appellerai Guernica, j’exprime clairement mon horreur de la caste militaire qui a fait sombrer l’Espagne dans un océan de douleur et de mort ».
C’est par ces mots que Picasso explique les raisons et le sens d’un de ses tableaux les plus célèbres : Guernica, conservé aujourd’hui à Madrid, au musée Reina Sofia.
Si le tableau sera bien sûr expliqué, il convient d’abord de le contextualiser de façon assez précise.
Nous allons donc évoquer la Guerre d’Espagne (1936-1939) qui a débouché sur la dictature de Franco (1939-1975) en faisant le lien avec des concepts et des éléments reliés au programme d’histoire de première.
Nous nous intéresserons ensuite à Picasso et à la réalisation de cette œuvre.
Je proposerai enfin des éléments pour interpréter ce tableau. L’interprétation ne sera en aucun cas exhaustive (j’expliquerai pourquoi). L’intérêt sera néanmoins de voir quelques points de méthode qui s’insèrent dans l’histoire des arts.
I) Une œuvre qui s’insère dans le contexte de la guerre d’Espagne (1936-1939)
à Bref panorama de l’Histoire de l’Espagne jusqu’en 1936
L’Espagne fut jadis la première puissance du monde. Cette époque est appelée le « Siècle d’Or » et s’étend de 1492 à la mi XVIIe siècle.
« Sur mon Empire, le soleil ne se couche jamais » (Charles Quint, 1516-1556)
A partir de 1650, s’ouvre une période de déclin progressif.
Le XIXème siècle est, pour l’Espagne, très tourmenté.
Sur le plan extérieur, elle perd dans le premier tiers du XIXème siècle ses possessions en Amérique du Sud. A la fin du siècle, elle doit abandonner Cuba, Porto-Rico et les Philippines.
Sur le plan intérieur, elle connaît une forte instabilité politique. Cette monarchie connaît -occupation napoléonienne
-crise dynastique qui débouche sur une guerre civile (1833-1840)
-une brève république (1873-74)
-En 1876 est instaurée une monarchie constitutionnelle
Cette instabilité explique en partie son « retard industriel » face aux autres puissances européennes.
Des violences sont exercées par des mouvements autonomistes (ex : Catalogne) ou anarchistes (Mano Negra)
Le pays reste neutre durant la Première Guerre mondiale mais est touché par l’épidémie de Grippe de 1918 (dite grippe espagnole).
En 1923, Primo de Rivera, général, prend le pouvoir par la force ce qui contraint le roi (Alphonse XIII) à le nommer Premier ministre. Il instaure une dictature en s’inspirant du tout nouveau modèle fasciste italien mis en place par Mussolini.
La montée des contestations obligent Rivera puis le Roi à l’exil. En 1931, la Deuxième république est instaurée. Elle n’ouvre en aucun cas le pays à la stabilité mais au contraire exacerbe et renforce haines et rivalités. C’est dès sa création un régime en difficulté, les courants monarchiste, catholique traditionnaliste puis fasciste étant puissants.
à Les élections législatives de février 1936 et le début de la guerre civile
En février 1936 ont lieu des élections législatives qui opposent deux coalitions politiques :
-Frente Popular (coalition de gauche très hétéroclite allant des socialistes aux communistes staliniens)
-Frente Nacional (coalition de partis de droite et de partis fascistes)
NB : Staline, inquiet par la montée du fascisme en Europe, encourage la formation d’alliances politiques entre communistes et gauche non communiste. Front populaire=front antifasciste.
Le Frente Popular gagne les élections (de justesse) ce qui ouvre le pays à une nouvelle période de tensions. Le Frente Nacional craint l’instauration du communisme, le Frente Popular craint quant à lui un coup d’Etat nationaliste et fasciste.
Le mois de Juillet 1936 marque un basculement.
Le 13 juillet, un député monarchiste est assassiné (José Calvo Sotelo) par des républicains, en représailles d’un assassinat contre un membre du Parti socialiste espagnol.
NB : Dolorès Ibarruri, figure républicaine, l’a publiquement menacé.
Le 17 juillet, un soulèvement militaire de la garnison de Mellila (Maroc espagnol) se produit à la tête duquel se retrouve rapidement le général Franco.
La nouvelle de ce soulèvement se répand dans le reste du pays.
Le reste de l’armée est divisée sur l’attitude à adopter. Ce mouvement reçoit toutefois le soutien des milices carlistes (monarchistes et catholiques fervents).
Très vite, dès la fin juillet 1936, plusieurs territoires sont aux mains des franquistes.
L’Espagne est coupée en deux et rentre dans une guerre meurtrière.
Les républicains résistent de façon efficace et repoussent les franquistes devant Madrid en novembre 1936.
Transition : Dès lors, la guerre civile se prolonge pendant deux ans et demi.
Chaque camp compte une armée d’environ 800 000 hommes avec chacune le soutien de puissances étrangères. La guerre d’Espagne dépasse en effet le cadre du pays.
à Totalitarismes et démocraties face à la guerre d’Espagne
Au début du conflit, totalitarismes comme démocraties défendent le principe de non intervention.
Les grandes démocraties : R-Uni et France n’interviennent pas directement.
La France laisse passer des armes pour les troupes républicaines.
Le R-Uni, par anti communisme, souhaite largement le succès de Franco.
Seuls les volontaires des Brigades Internationales se battent aux côtés des républicains. Ces engagés volontaires sont le plus souvent des communistes français, allemands, Italiens, pays d’Europe centrale ainsi que des démocrates anglo-saxons.
Ex : Pierre Georges (dit le Colonel Fabien) ; André Malraux (l’Espoir) ; Ernest Hemingway
Pour les totalitarismes, l’Espagne est un lieu d’affrontement idéologique indirect.
-L’URSS de Staline soutien les républicains. Elle envoie des armes, des cadres. Elle espère l’instauration du communisme d’obédience stalinienne en Espagne…elle participe donc à l’élimination des « mauvais républicains ».
-L’Italie Fasciste et l’Allemagne Nazi ont une participation plus directe. Elles envoient des troupes et du matériel pour soutenir les franquistes. Le but étant d’éviter l’instauration du communisme en Espagne.
La légion Condor : légion allemande d’aviation qui profite de la guerre d’Espagne pour tester ses armes, Hitler étant déjà dans une marche à la guerre.
à 26 avril 1937 : Guernica est bombardée
Au printemps 1937, le Pays Basque et plus particulièrement la province de Biscaye est une forte zone de tension entre les belligérants. Les franquistes gagnent de plus en plus de terrain.
31 mars 1937, la ville de Durango est bombardée par l’aviation italienne=près de 300 morts.
La ville de Guernica, un point stratégique ? Le 25 avril, les troupes républicaines traversent la ville pour se diriger vers Bilbao.
Cette ville de 7000 habitants est le symbole des libertés basques (chêne où se réunissaient au Moyen Age les représentants du peuple basque). Jadis, les représentants de la couronne réaffirmaient le serment de respecter les libertés basques… ce qu’a à nouveau fait le pouvoir républicain du Frente Popular. Franco avait-il un ressentiment particulier contre cette ville symbolique ?
Guernica=ville où il y a des usines d’armement.
Le 26 avril 1937, de 16h30 à 18h, pendant le marché, 33 bombardiers de la légion Condor lâchent des bombes explosives et incendiaires qui détruisent la quasi-totalité de la ville (bcp d’habitations en bois)
Franco était-il au courant ?
Episode peu explicable : le chêne et les industries n’ont pas été touchés !
Nombre de victimes=débat. Le gouvernement basque fait état de plus de 1600 mort et de 800 blessés.
Point fondamental : les victimes sont des civils. Çela annonce la guerre d’anéantissement (victimes civiles plus nombreuses que victimes militaires) qu’a été par la suite la Seconde Guerre Mondiale avec l’utilisation systématique des bombardements de terreur par les nazis (utilisés notamment sur Londres).
II) Picasso, un artiste engagé ?àPicasso et le cubisme
Picasso est né à Malaga en 1881. Encouragé par son père, il peint dès 8 ans.
Son premier « tableau », à 8 ans : Le petit Picador jaune
En 1895, il entre à l’école des Beaux Arts de Barcelone.
Il se tourne d’abord vers de la peinture « académique » (portrait de sa mère) puis a par la suite différentes « périodes » : bleue, rose.
Après quelques voyages à Paris, il s’y installe définitivement en 1905. C’est à Paris qu’il peint ce qui est considéré comme le premier tableau cubiste.
Cubisme : mouvement artistique employant des nouveaux modes de construction plastique. Le cubisme est en rupture avec les courants précédents (Renaissance à l’impressionnisme) puisqu’il y a une recherche dans la représentation qui tend à l’abstraction. Les objets et les figures sont décomposés en couleurs et éléments géométriques simples (cônes, cylindres et cubes).
2 artistes sont considérés comme les « premiers cubistes »
-Georges Braque (Le grand nu)
-Pablo Picasso avec les Demoiselles d’Avignon
-il n’y a plus d’effets pleins-vides
- L’objet, qu’il s’agisse d’une nature morte ou d’un visage, est disséqué, présenté sous tous ses angles, décomposé en facettes et en angles brisés
- espace pictural peu profond
Voyons désormais quels rapports le peintre entretient-il avec son pays natal.
àPicasso et l’Espagne
En 1937, lorsqu’il réalise Guernica, cela fait plus de 30 ans qu’il réside en France.
Ces années sont dédiées à l’art et Picasso a laissé de côté la politique et les affaires intérieures de son pays. Il n’a jamais montré un positionnement idéologique clair dans ses œuvres.
L’avènement de la République en 1931 va un peu renforcer son intérêt pour l’Espagne même si les pouvoirs conservateurs (Eglise par exemple) encore puissants limitent l’ouverture de la jeune démocratie aux nouvelles influences artistiques.
Le rapport de Picasso à l’Espagne oscille donc entre « froideur » et « tiédeur ».
La Guerre civile va considérablement changer la donne d’autant que les républicains cherchent assez vite en Picasso un allié d’exception puisqu’il est, en 1936, un peintre à la renommée mondiale. Picasso est d’autant plus un allié important que l’exposition universelle prévue en juin 1937 se tient à Paris.
Pour les Républicains, c’est l’occasion de médiatiser leur combat. Ils commandent un tableau au peintre.
Les expositions universelles ont été créées pour présenter les réalisations industrielles des différentes nations. Celle de 1937 est basée sur les « Arts et Techniques dans la Vie moderne ».
A partir de cette commande du gouvernement légal, Picasso va travailler à la réalisation d’un œuvre qui vise à soutenir le gouvernement légal républicain.
En janvier 1937, il grave la série Songe et Mensonge de Franco, première oeuvre antifranquiste, qui doit être vendue sous forme de cartes postales pour soutenir le gouvernement républicain. Le fond est largement satirique et caricatural.
S’attarder sur le taureau qui ici est vu comme figure d’opposition à Franco.
L’inspiration semble toutefois lui faire défaut pour le tableau qu’il doit exposer à l’exposition universelle.
Le drame de Guernica va stimuler le peintre. Le 1er mais il commence une première esquisse. 60 autres ont suivi. Moins d’un mois après, l’œuvre est achevée et exposée.
III) Mises en perspective de GuernicaQuelques remarques : Guernica est une des œuvres qui a fait l’objet (voire a parfois subi) le plus d’interprétation. Les éléments proposés ici ne sont en aucun cas exhaustifs et sont tout à fait critiquable.
De manière générale, toute interprétation de tableau est critiquable car en partie subjective.
Je propose ici de faire le parallèle entre Guernica et d’autres œuvres picturales ou artistiques.
à Aspects généraux du tableau
Guernica est une huile sur toile aux dimensions importantes. 3m50 de hauteur ; 7,5m de longueur
La gamme des couleurs utilisées est réduite. Noir et Gris dominent. Pourquoi ? C’est par la presse que Picasso reçoit les premières images du drame, avec des photos en Noir et Blanc. De plus le choix de ces couleurs peut s’expliquer par la volonté de faire de Guernica « un tableau de deuil ».
Vous pouvez voir le tableau tel qu’il a été exposé puisque cette photo a été prise en 1937 dans le pavillon espagnol de l’exposition universelle. Pour bien expliquer un tableau, il est fondamental, lorsqu’on le peut, de l’étudier dans son cadre originel d’exposition.
On peut s’apercevoir que la carrelage de la salle se retrouve dans le tableau et est globalement dans sa continuité. Cet effet permet ainsi à Picasso d’inclure le spectateur dans le tableau, le rendant partie prenante de la scène d’horreur qui s’ouvre devant ses yeux.
à Organisation générale et interprétation succincte
On peut dégager dans le tableau des lignes de forces qui organisent l’œuvre.
-principales
Organisation du tableau sous la forme d’un triptyque
Lampe est le point central, c’est la seule source de lumière du tableau.
-secondaires
Guernica est un tableau « sonore » , les bouches ouvertes symbolisant les cris. Les deux femmes, à droite et à gauche, regardent vers le ciel, d’où vient le malheur (bombardements)
Une impression de désordre.
-le soldat (un républicain) est décapité et son corps est éparpillé. Il peut symboliser la lutte inégale dans cette guerre. Son épée, brisée, ne peut rien contre les bombes allemandes. La fleur peut laisser supposer un espoir.
-Le désordre est accentué par la difficile localisation de la scène.
L’Ampoule (qui peut représenter le regard de l’artiste qui éclaire, informe le monde de cet épisode tragique) laisse penser à une scène intérieur alors que la présence de tuiles donne l’impression d’une scène extérieure.
Ce désordre accentue l’idée générale tu tableau : la douleur des civils. A droite, la femme veut rejoindre la lumière de la lampe mais son avancée est contrariée par sa blessure au pied.
-La question du taureau et du cheval
Brièvement, je m’en tiens aux interprétations classiques. Le Taureau symbolise la brutalité (en général) et pas fondamentalement le fascisme.
Le Cheval, criant de douleur car atteint par une lance, symbolise la souffrance des espagnols face à la violence franquiste.
à Mise en perspective avec d’autres artistes
On peut essayer de mettre Guernica en perspective avec 2 autres tableaux (que nous verrons au musée du Prado).
-Velasquez : La reddition de Breda
-Goya : Tres de Mayo
Si chez Velasquez les « victimes » ou les « perdants » sont dignes, honorables, Goya fait de la victime le thème central de son tableau, ce qui est accentué par le contraste Noir/Blanc. La victime est pareille à une figure christique. La position des bras expriment la détresse et la souffrance.
De façon générale, dans Guernica, on retrouve le thème du Massacre des innocents (enfants massacrés par Hérode, roi des Juifs).
Mise en perspective avec le tableau de Prud’hon (voir power-pont)
La pietà de Guernica :
Symbole universel de la douleur d’une mère qui perd son enfant.
Bilan : Massacre des Innocents de Poussin (tableau qu’a étudié Picasso dans les années 1920’s). Pour certains historiens de l’art, Guernica est une des dernières représentations évoquant le thème du massacre des inoocents.
Picasso utilise des références classiques, connues de tousàcela lui permet de donner à cet outrage spécifique une dimension universelle
à Guernica , une œuvre inspirée d’un film?
Le photographe espagnol José Luis Alcaine a avancé la thèse selon laquelle Picasso c’était inspiré du film de Frank Borzage Adios a las armas (1932)
Sur le fond, pourquoi pas. L’Adieu aux armes est au départ un roman d’Ernest Hemingway qui se déroule pendant la Première Guerre mondiale sur le front italien. Ce roman est adapté en film par Borzage qui en fait une œuvre anti bellicistes.
On sait par ailleurs qu’Hemingway a été journaliste pendant la guerre d’Espagne.
Alcaine a remarqué, par hasard, tous les éléments présents dans Guernica dans une séquence du Film qui dure à peine 5 minutes.
Il fait remarquer par ailleurs, que pour lui, l’aspect sombre et quasi monochrome du tableau est une référence directe au film de Borzage. Durant
les « fameuses 5 minutes », les cènes se passent la nuit. A contrario, le bombardement de Guernica ne s’est pas du tout déroulé la nuit mais en plein après midi.
Regardons les points similaires entre les deux œuvres :
Alcaine ne pense pas détenir la vérité. Il nous laisse juges d’apprécier la pertinence de son interprétation.
Guernica est encore vu aujourd’hui comme une œuvre fondamentale. Elle sera encore sujette à de nombreuses interprétations futures.
Conclusion« La peinture n'est pas faite pour décorer les appartements, c'est un instrument de guerre, offensif et défensif, contre l'ennemi. »
Guernica et la guerre d’Espagne a provoqué chez Picasso un changement radical dans la conception de la peinture.
Le peintre-artiste s’est mué en peintre militant. Il adhère au Parti communiste en 1944 tout en réussissant à garder sa liberté. Il ne sera jamais un membre actif pro-stalinien.
Il meurt en 1973.
Guernica, œuvre anti-guerre, dérange encore de nos jours. Quand en 2003, Colin Powell (secrétaire d’Etat de G.W. Bush) présenta à l’ONU ses « preuves » de la présence d’armes de destruction massive en Irak, le gouvernement américain mit une toile bleue devant la reproduction du tableau de Picasso, exposée juste à l’entrée du Conseil de sécurité de l’ONU.
Enfin pour terminer, il est important d’avoir à l’esprit que la guerre civile a débouché sur la dictature de Franco qui ne s’est achevée qu’en 1975.
Conformément aux vœux de Picasso, c’est après la chute de la dictature que Guernica a rejoint l’Espagne, en 1981. (Musée Reina Sofia).
Cette période reste très sensible pour la société espagnole actuelle.
-Aznar, premier ministre (1996-2004), petit fils d’un journaliste proche de Franco
-Zapatero (2004-2011), petits fils de républicain, qui a voulu réhabiliter les victimes de Franco
Donc lorsque vous logerez dans les familles en Espagne, si vous venez à aborder cette question, soyez prudents, toutes les cicatrices ne sont pas encore refermées.