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Adbelwahad Meddeb : L’avenir de l’islam européen Bernard Lewis : L’Europe et l’Islam Zaki Laïdi : La fin du moment démocratique Robert Cooper : Le mystère du développement Louis Van Delft : La défaite de Démocrite Aude de Kerros : Art moderne, art contemporain Thibaudet : La réinvention d’un critique Robert Kopp, Antoine Compagnon, Michel Crépu, Michel Leymarie, Alain-Gérard Slama numéro 150 mai-août 2008 Autour de Les Religions meurtrières d’Élie Barnavi Élie Barnavi, Rémi Brague, Marcel Gauchet, Antoine Sfeir Actualité des lumières Marcel Gauchet, Jean Marie Goulemot, Krzysztof Pomian Patrice Gueniffey : Les « Napoléon » de François Furet Ran Halévi : Louis XIV : la religion de la gloire Extrait de la publication

Autour de Les Religions meurtrières Thibaudet : La ...… · – Je crois avoir été tout le temps clair sur cette question, et c’est ce qui ... lesquelles seule une vie entière

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Adbelwahad Meddeb : L’avenir de l’islam européen

Bernard Lewis : L’Europe et l’Islam

Zaki Laïdi : La fin du moment démocratique

Robert Cooper : Le mystère du développement

Louis Van Delft : La défaite de Démocrite

Aude de Kerros : Art moderne, art contemporain

Thibaudet : La réinvention d’un critiqueRobert Kopp, Antoine Compagnon, Michel Crépu, Michel Leymarie, Alain-Gérard Slama

numéro 150 mai-août 2008

Autour de Les Religions meurtrièresd’Élie BarnaviÉlie Barnavi, Rémi Brague, Marcel Gauchet, Antoine Sfeir

Actualité des lumièresMarcel Gauchet, Jean Marie Goulemot, Krzysztof Pomian

Patrice Gueniffey : Les « Napoléon » de François Furet

Ran Halévi : Louis XIV : la religion de la gloire

Extrait de la publication

mai-août 2008 numéro 150Directeur: Pierre Nora

L’ISLAM, L’EUROPE, LA DÉMOCRATIE

4 Abdelwahad Meddeb: L’avenir de l’islam européen. Entretien.16 Bernard Lewis: L’Europe et l’Islam.

Autour de Les Religions meurtrières d’Élie Barnavi30 Rémi Brague: «Habent sua fatwa libelli».35 Marcel Gauchet: Combattre et comprendre.40 Antoine Sfeir: L’empire du préjugé.45 Élie Barnavi: De la bonne stratégie.

52 Zaki Laïdi: La fin du moment démocratique?64 Robert Cooper: Le mystère du développement.

THIBAUDET: LA RÉINVENTION D’UN CRITIQUE

73 Robert Kopp: Éditer Thibaudet.77 Antoine Compagnon: «Thibaudet chargé de reliques».85 Michel Crépu: De Sainte-Beuve à Thibaudet.89 Michel Leymarie: Actualité de Thibaudet.97 Alain-Gérard Slama: Albert Thibaudet, père de l’histoire littéraire des idées.

103 Louis Van Delft: La défaite de Démocrite.116 Aude de Kerros: Art moderne, art contemporain : l’impossible «débat».

ACTUALITÉ DES LUMIÈRES

135 Krzysztof Pomian: Le temps et l’espace des Lumières.146 Jean Marie Goulemot: À propos des Lumières radicales. Un inattendu retour aux

sources.153 Marcel Gauchet: De la critique à l’autocritique. Le combat des Lumières

aujourd’hui.

162 Patrice Gueniffey: Les «Napoléon» de François Furet.175 Ran Halévi: Louis XIV: la religion de la gloire.

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AbonnementsSodis Revues BP 149 — Service des Abonnements128, avenue du Maréchal-de-Lattre-de-Tassigny77403 Lagny Cedex, Téléphone: 01 60 07 82 59C. C. P. Paris 14590-60 R.

Abonnement 12 mois (5 numéros de 192 pages):France et D. O. M. - T. O. M.: 67 € T.C.

Étranger: 70 € T.C.

Étudiants (avec photocopie de la carte):France et D. O. M. - T. O. M.: 53 € T.C.

Étranger: 56 € T.C.

Rédaction: Marcel Gauchet

Conseiller: Krzysztof Pomian

Réalisation, Secrétariat: Marie-Christine RégnierP.A.O.: Interligne, B-Liège

Éditions Gallimard: 5, rue Sébastien-Bottin, 75328 Paris Cedex 07. Téléphone: 01 49 54 42 00

La revue n’est pas responsable des manuscrits qui lui sont adressés.Les manuscrits non publiés ne sont pas rendus.

Le Débat dispose d’un site à l’adresse suivante:

www.le-debat.gallimard.fr

L’index intégral de la revue y est librement consultable, pardivers modes d’accès (auteur, titre, numéro, type d’articles,recherche libre). Il sera mis à jour à chaque livraison. On yretrouve également la Chronologie des idées (1953-1999), un choixd’articles sur la «révolution informatique» et la présentation dudernier numéro paru.

Possibilité est donnée à l’internaute de télécharger, contrepaiement en ligne, une première sélection d’articles de la revue,lisibles sur le logiciel gratuit Acrobat E-book Reader, impri-mables mais non copiables.

Pour tout renseignement: [email protected]

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Extrait de la publication

L’islam,

l’Europe,

la démocratie

Il y a désormais deux islams: l’islam despays musulmans et l’islam transplanté enterre d’Europe par d’importantes populationsimmigrées. Situation inédite, grosse d’incer-titudes que scrutent chacun à leur manièreAbdelwahad Meddeb et Bernard Lewis. Parrapport à la «maladie de l’islam» qu’il a dia-gnostiquée de longue date, AbdelwahadMeddeb souligne la chance que l’Europereprésente pour son avenir. Mettant les don-nées actuelles en perspective historique,Bernard Lewis fait ressortir le défi qu’ellesconstituent pour les sociétés européennes.

Reste le problème lancinant posé parl’apparent blocage des sociétés musulmaneset les dérives fondamentalistes qu’il encou-rage. Jusqu’à quel point est-ce à l’islam qu’ilconvient d’imputer cette propension à l’ex-trémisme religieux? Élie Barnavi propose,dans Les Religions meurtrières (Paris, Flam-marion, nouvelle édition, «Champs actuel»,2008), une série de thèses particulièrementnettes à ce sujet, qui se prêtaient par làmême à la discussion. Rémi Brague, MarcelGauchet et Antoine Sfeir lui donnent laréplique.

Voici peu encore, la plupart des approchesde ce problème étaient colorées par uneconfiance au moins implicite dans l’avancéeirrésistible, à terme, de la démocratie et dudéveloppement. Les évolutions en coursobligent à en revenir. Zaki Laïdi montre com-ment la vague de démocratisation qui courtdepuis une trentaine d’années touche pro-bablement à ses limites. Il pourrait en allerde même du développement. Mieux nousparvenons à en cerner les ressorts, expliqueRobert Cooper, mieux nous mesurons com-bien peu il est automatique.

Chapô 1/L'Islam…/RR 18/11/08 9:22 Page 3

L’avenir de l’islam européen

Entretien avec Abdelwahab Meddeb

Le Débat. – Avant d’aborder votre «diagnos-tic» sur ce que vous appelez la «maladie de l’is-lam» actuel, nous aimerions vous interroger surl’héritage de l’islam sous l’angle du rapport dureligieux et du politique. C’est là sans doute lefoyer d’incompréhension majeure de l’Occidentet un point sur lequel il se dit probablement leplus de sottises et de stéréotypes.

Abdelwahab Meddeb. – Je crois avoir été toutle temps clair sur cette question, et c’est ce quime sépare d’un islamologue comme BernardLewis, que j’admire, mais qui perçoit une parti-cularité de l’islam dans l’indéfectible solidaritédu politique et du juridique avec le religieux. Cequi constitue un stéréotype que partagent l’ex-pert et le vulgaire et qui réconforte le prédica-teur ou le militant islamiste. Certes, on ne peutnier que cette solidarité soit présente sur la scèneoriginelle, elle a même été très active à traversl’histoire et elle est aujourd’hui idéologiquementinstrumentée à l’intérieur comme à l’extérieurde l’Islam. Mais elle ne constitue pas une fata-

lité. Il est possible d’engager un processus quiprocéderait à son dénouement. Dans cette pers-pective, je reviens à la démarche et à la positionde Moses Mendelssohn, qui, dans Jérusalem 1,met à égalité l’Église, la Synagogue et la Mos-quée dans leur rapport avec l’État, qui a désor-mais la charge du politique et du juridique. Ilfaut lire de près la deuxième partie de Jérusalem,qui réfléchit sur la légitimité de la loi religieusedans la tradition juive et sur les conditions deson cantonnement et peut-être de sa neutralisa-tion, sinon de sa conversion en «coutume». Infine, son abolition est même furtivement envisa-gée par Mendelssohn. La lecture de ce texte desLumières juives est précieuse en raison de l’ana-logie avec la situation islamique.

Le Débat. – Que désignez-vous précisémentpar les termes «maladie de l’islam»?

A. M. – C’est d’abord, tout simplement, l’is-

Écrivain et poète franco-tunisien, Abdelwahab Meddebenseigne la littérature comparée à l’université Paris-X.Auteur de nombreux ouvrages sur l’islam, notamment LaMaladie de l’islam, Contre-prêches et Sortir de la malédiction:l’islam entre civilisation et barbarie (Paris, Éd. du Seuil, 2005,2006 et 2008), il anime l’émission hebdomadaire «Culturesd’islam» sur France Culture.

1. Moses Mendelssohn, Jérusalem, ou Pouvoir religieux etjudaïsme, Paris, Gallimard, coll. «Tel», 2007.

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lamisme. L’islamisme n’est pas une vue de l’es-prit. Si un prétendant veut devenir islamiste,il peut trouver des arguments à l’intérieur duCoran. J’en citerai deux, qui sont parmi les pluscélèbres et qui ont la prédilection des islamistes,au point de devenir des mots d’ordre. Le verset 5de la IXe sourate, que la deuxième vague d’exé-gètes, aux XIe-XIIIe siècles – ce qui apparaît tardifpour l’islam –, a appelé le «verset de l’épée» ou«du sabre» (âyat as-sayf), dit sans fard: «Tuezles païens.» De cette même sourate, le verset 29dit en substance: «Combattez à mort les juifs etles chrétiens jusqu’à ce qu’ils entrent dans lareligion du vrai ou qu’ils payent la capitation»(la fameuse jizya), c’est-à-dire jusqu’à ce qu’ilsappellent «protection dans l’humiliation». Cesont des versets fétiches pour les islamistes.

Selon l’interprétation islamiste, la sourate IX,qui a donné lieu à un vaste débat dans la tradi-tion exégétique, serait historiquement la dernière.Cette hypothèse leur permet d’opter pour lacélèbre procédure exégétique dite «de l’abrogeantet de l’abrogé». Quand il y a contradiction entreversets opposés, le verset qui a été révélé posté-rieurement annule ce qui est antérieur. Ainsi, cesdeux versets, considérés comme ultimes, iraientjusqu’à abolir plus de cent autres plus doux, plusouverts, plus tolérants. Comme le verset 256 dela sourate II, qui dit «pas de contrainte en reli-gion», ou encore le verset 99 de la sourate X, quiproclame: «Si Dieu l’avait voulu, tous ceux quipeuplent la Terre auraient cru. Et toi, vas-tucontraindre les gens à croire?» Or cette inter-prétation intégriste est inacceptable. Nous neretrouvons aucune formulation aussi maximaliste,aussi exorbitante dans la tradition exégétique,même la plus extrême ou la plus «exclusiviste»,dont cette interprétation s’inspire.

Il y a, en outre, une tradition exégétiquebeaucoup plus ouverte aux écritures antérieures,

celle qu’on appelle les isra’iliyyât, qui expliciteles allusions et les ellipses coraniques en se réfé-rant aux Cinq Rouleaux et à la littérature rabbi-nique para-biblique. Mais ce retour aux Écrituresantérieures a été presque interrompu par l’in-fléchissement de la tradition exégétique au tour-nant du XIVe siècle dans le sillage d’Ibn Taymiyya(1263-1328), auteur radical, exclusiviste, vénérépar les intégristes actuels. Un de ses disciples,Ibn al-Kathîr (vers 1300-1373), a écrit un tafsîr(commentaire coranique) extrêmement sim-plifié, strictement philologique et élémentaire entrois volumes – on est loin des traditions danslesquelles seule une vie entière de travail permet-tait de circuler dans vingt-cinq à trente volumes.C’est cette tradition simpliste qui est privilégiéeaujourd’hui dans l’enseignement destiné à for-mer les imams et les docteurs, et ce jusqu’à el-Azhâr, la grande mosquée-université du Caire.

Cette conception «exclusiviste» du Coranélimine toute forme de comparatisme, ou plutôtde prémisses de comparatisme, toute perspec-tive d’ouverture qui ont véritablement existé chezles exégètes traditionnistes, c’est-à-dire fonda-teurs d’une tradition, et dont le plus importantest le fameux Muhammad ibn Jarir al-Tabari(839-923). Celui-ci a écrit par ailleurs La Chro-nique universelle, ainsi que la première grandeexégèse (ta’wîl) qui a synthétisé trois sièclesde commentaires plutôt oraux. Nous avons làpresque un système de fiches moderne. Pourchaque verset, quelques dizaines de fiches livrentdes points de vue qui concordent ou qui discor-dent. Cette diversité réelle correspond au rap-port même que l’on a avec le langage, puisquetout langage est ouvert à de multiples interpré-tations. Pour autant, ces interprétations sont tra-ditionnelles. Elles font appel à une techniquepropre à la tradition islamique, qui donne à lachaîne des garants, laquelle est censée remonter

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jusqu’à l’époque prophétique, de Médine oude La Mecque, sur les diverses interprétations etle contexte de la révélation des versets. Cetaspect technique ouvre une «région» de l’exégèseféconde pour nous si nous voulons la moderni-ser. Cette «région» s’incarne dans ce que l’onappelle «les raisons de la descente», traductionlittérale de l’expression arabe Asbâl an-Nuzûl,c’est-à-dire le «contexte de la Révélation». Il mesemble pertinent de rapporter certains versets àleur contexte historique afin d’en neutraliser l’uti-lisation explosive. Cela permet de lire le Corantout autrement.

Cette dimension complexe, passionnante,dont peut se saisir un esprit moderne à partirdes éléments de la tradition exégétique, est anni-hilée par la lecture intégriste, qui en revient àl’exégèse élémentaire d’Ibn al-Kathîr et de sessuiveurs. Je vais vous en donner un exemplesimple. Le fameux verset coranique (XXXVII, 102)concernant le sacrifice d’Abraham dit: «Ô monfils, j’ai vu en rêve que je t’égorge»; le fils n’estdonc pas nommé. Tabari opte pour Isaac, dansla continuité biblique. Tandis que l’identifica-tion d’Isaac est polémiquement rejetée dans lecommentaire d’Ibn al-Kathîr, lequel reconnaîtIsmaël à travers le fils innommé: «Les Juifs, parmensonge, ont opté pour leur père, jaloux qu’ilsétaient de l’aîné qui est le père des Arabes»; etc’est évidemment cette identification qui a triom-phé dans le sens commun islamique, ce qui ren-force la réalisation par l’islam de la promessefaite à Ismaël dans la Genèse («Du fils de la ser-vante, je ferai une grande nation», XXI, 13).Cette lecture sera encore plus radicalisée parl’extrémisme, qui veut construire une idéologiede combat à partir d’une identité coranique.Aussi les propagateurs de l’islamisme ne retien-nent-ils du corpus exégétique que ce qui appar-tient à la tradition réductionniste et exclusiviste.

Pour répondre à ces manipulateurs, et c’est cequi est en train de se produire, il faut que l’islamentre dans la «guerre des interprétations».

Le Débat. – Comment cette situation intellec-tuelle s’est-elle installée? L’intégrisme est présentdans toutes les traditions religieuses aujourd’hui,et il n’y a pas de spécificité de l’islam à cet égard.Mais comment se fait-il que l’intégrisme, dans lecas de l’islam, ait une force, une rigueur, unesorte d’esprit de système qu’on ne trouve paschez les autres, d’où d’ailleurs le cliché «islamégale islamisme» qui s’est installé? À quelle situa-tion historique, à quel contexte l’attribuez-vous?

A. M. – Outre l’aspect totalisant que com-porte l’islam, j’analyse la présente situation àpartir de trois faits. D’abord, avec les Frèresmusulmans, à la fin des années 1920, naît unsentiment curieusement inconnu auparavant, ouen tout cas qui n’était pas heuristique, qu’onpourrait appeler l’«anti-occidentalisme». Il secaractérise par la volonté de se distinguer de cequi vient de l’Occident. La génération antérieuremanifestait plutôt une forme d’occidentalophiliequi se manifestait par une volonté d’adapter àl’islam l’apport occidental. Au-delà de la plura-lité des civilisations, il y avait cette vision simpleet élémentaire – et qui a sa part de justesse – quela civilisation était une. Pour cette génération, lacivilisation avait été l’islam, mais l’islam n’étaitplus la civilisation; désormais, la civilisationc’était l’Europe. Dès lors que l’islam avait raté letrain de la civilisation, comment pouvait-il lerejoindre? Telle était la question posée par leréformateur égyptien Muhammad Abduh (1849-1905) dans les années 1880-1890. Il a essayé demettre en perspective l’islam pour l’adapter,trouver en lui des notions traditionnelles à partirdesquelles il pourrait tailler des pointes nou-velles. Par exemple, dans le domaine du droit, ilusait du concept d’utilitas, cette maçlaha qui

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appartient à la tradition malékite de l’islam occi-dental, fondée par le juriste de Médine Malikibn Anas (715-795), et qui a été longtemps domi-nante en Andalousie et au Maghreb. Récem-ment encore, quelqu’un d’aussi traditionalisteque Hassan II insistait sur son appartenance àl’islam malékite. Un jurisconsulte grenadin duXIVe siècle avait ranimé cette notion d’utilitasafin d’adapter l’islam à une réalité historiquenouvelle, du fait que les musulmans étaientdevenus une minorité sous autorité chrétienneen Espagne.

Muhammad Abduh s’est saisi de cette notionpour essayer de la raviver dans le contexte quiétait le sien. Le chercheur tunisien MohammedHaddad a montré que le disciple et continua-teur d’Abduh, Muhammad Rachid Rida (1865-1935), originaire de Tripoli-Est, comme on diten arabe, c’est-à-dire Tripoli au Liban, s’est faitle censeur du maître en rabotant toute cettedimension d’occidentalophilie. À la troisièmegénération, un élève de Rachid Rida, Hassanel-Banna (1906-1949), fondateur des Frèresmusulmans et accessoirement grand-père deTariq Ramadan, affirme que l’Occident est insol-vable et inacceptable parce que, quand bienmême ses principes seraient justes, il est traître àces principes. L’exemple qu’il donne est que s’ildéfend réellement la liberté, que vient-il fairechez nous?

J’ai discuté de la naissance de l’anti-occiden-talisme en terre d’islam avec Jean-Luc Nancy,qui a été surpris par la contemporanéité de cecourant avec l’anti-occidentalisme en Occidentmême, notamment chez des auteurs tels qu’Os-wald Spengler ou Carl Schmitt, dont les textescontre la démocratie, et notamment le cas fran-çais, vont dans le même sens que ceux d’el-Banna: le colonialisme ruine la notion même dedémocratie et les principes qui l’éclairent. À par-

tir de là se développe l’idée qu’on n’a pas besoinde l’Occident.

Un autre élément surprenant que je faisobserver dans La Maladie de l’islam, et qui m’apersonnellement interpellé dès l’âge de seize ans,est l’écart saisissant entre la densité des textes dela tradition et l’inanité des textes modernes. J’aiété amené à dire que le problème de l’islamactuel, le problème du monde et de la languearabes particulièrement, est le même que celuipointé par Friedrich Hölderlin dans Hyperion àpropos des Grecs: l’écart sidéral entre le géniede la Grèce des VIe-IIe siècles, disons d’Homèreet des présocratiques jusqu’aux néo-platoni-ciens, et la misère de la production grecquecontemporaine. Le passage par les trois généra-tions que j’ai mentionnées – Abduh, Rida, el-Banna – témoigne d’une constante dégradationdu texte. Ce que j’appelle la «sainteté de l’es-prit», et qui, pour moi, compte le plus, n’est plushonorée. L’œuvre de quelqu’un comme Hassanel-Banna est infime. Ce n’est pas une œuvre,d’ailleurs, à proprement parler. Ce sont destracts, des discours politiques, des exhortations,des oraisons rassemblés en un codex de cinqcents pages sous le titre pompeux de Majmû’atRasâ’il, qui veut dire «Somme des épîtres». Nousavons affaire là à une culture d’instituteur quitransforme une pensée traditionnelle en agita-tion révolutionnaire et insurrectionnelle.

Pourquoi ces séditieux ont-ils le vent enpoupe? Là intervient mon deuxième constat:nous avons assisté à d’étonnantes défaillances del’État, et particulièrement de l’État post-colo-nial. Ces échecs patents – dictature, corruption,mafia, populisme, démocratisation sans démo-cratie, nivellement par le bas – ont prédisposé àce que fleurisse la désespérance dans l’incompé-tence. Un des imams prédicateurs qui a le pluscontribué à diffuser l’obscurantisme, la super-

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stition et le concordisme mesquin est l’imamSha’râwî. Il avait non seulement pignon sur rue,mais il animait un programme à la télévisionofficielle égyptienne – un des signes de la négo-ciation opérée entre les intégristes et l’État égyp-tien, lequel leur a dit: «Je vous donne la société,et vous, en contrepartie, vous combattrez le ter-rorisme et l’intégrisme armé, celui qui a tuéSadate; vous aurez la tâche de contribuer à soncantonnement pour préserver l’immunité del’État!» Les éléments manifestes de ce compro-mis apparaissent à travers les prêches quasiquotidiens de Sha’râwî à la télévision officielle,qui contaminent l’opinion courante et qui sontà l’origine de la dégradation intellectuelle dela société égyptienne. C’est tragique pour lamémoire textuelle que je garde de ce pays,qui avait encore de performants écrivains dansl’entre-deux-guerres: la pensée y décline un peuplus à chaque décennie.

Au milieu des années 1980, j’ai été surpriset même choqué par un des premiers livrespubliés sur l’intégrisme, celui de Gilles Kepel 2.Je pensais que c’était un fantasme, une vue del’esprit, une médisance occidentale. Je ne recon-naissais pas dans ses critiques l’islam de monenfance. Je viens en effet d’un milieu profon-dément musulman, théologique et tradition-nel. J’ai grandi dans une maison où la rumeurdu Coran et des prières islamiques ne ces-sait jamais. Ma famille est issue d’une série degénérations enracinées depuis toujours dans laZitouna, la grande mosquée de Tunis. Dansmon enfance, durant les années 1950, on rece-vait les échos de la guerre d’Algérie, et l’on étaitde cœur avec les Algériens, mais je n’ai jamaisentendu parler de djihad. En tous les cas, onne me l’a jamais transmis ni expliqué. Je medemandais donc si les arguments de Kepel nerelevaient pas d’un fantasme d’orientaliste. Hélas,

j’ai découvert par la suite que c’était un véritablediagnostic.

Les années 1990 furent encore pires. Je suisarrivé en Égypte en 1997, à la veille de l’attentatde Louqsor. Lorsqu’il a eu lieu, j’ai dit à tousmes amis égyptiens qui y ont immédiatement vuun complot, la main de l’étranger, le Mossad,etc., qu’ils étaient contaminés par la maladie del’islamisme diffus. L’islamisme militant est aisé àrepérer et à combattre. Le problème vient del’islamisme diffus. Pour moi, Louqsor n’étaitrien d’autre que le passage à l’acte des discoursque je n’avais cessé d’entendre depuis que j’étaisarrivé dans ce pays. Pour en revenir au fameuxprédicateur Sha’râwî, je l’ai entendu dire: «Béniesoit la défaite de 1967! Sans elle, jamais nousn’aurions pu revenir.»

Pour moi, l’islamisme est annonciateur d’unebarbarie qui nous menace tous. Ce discoursd’une très grande simplification transforme unetradition en idéologie de combat. Il est fait deslogans en adéquation avec la temporalité duzapping, le temps de la brièveté médiatique, quisollicite de nouveaux médiums et une forme deréception délétère. De ce point de vue, l’isla-misme est moderne, et même ultramoderne: telest le troisième fait. L’étape en cours, qui va ren-forcer d’une manière extrême l’islamisme, estincarnée par la puissance et la maîtrise de la rhé-torique télévisuelle par de très riches médiassatellitaires diffusant à partir de la péninsuleArabique. Grâce aux pétrodollars, le wahha-bisme est passé de la tente du nomade au satel-lite. Et son message corrompt le sens commundu Maroc à l’Indonésie. On a là les ingrédientsqui rendent cet islamisme redoutable.

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2. Gilles Kepel, Le Prophète et le Pharaon. Aux sources desmouvements islamistes [1984], Paris, Éd. du Seuil, éditionrévisée, 1993.

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Le Débat. – Ce n’est pas la première foisqu’on assiste à un tel phénomène, mais la ren-contre entre une tradition régressive, ou plutôtune régression dans la tradition, et une techno-logie ultramoderne est en effet spectaculaire.C’est le phénomène nazi, d’une certaine manière.

A. M. – Je n’hésite pas, pour ma part, à par-ler de «fascisme islamique». Il est étonnant deconstater comment, dans une vie humaine, onpeut être les témoins visuels de changementsconsidérables. Quand Clifford Geertz écrit IslamObserved 3, à partir d’une enquête menée dansles années 1960, il essaye de réfléchir au phéno-mène islamique dans deux de ses extrémités, leMaroc et l’Indonésie. Il y a dans son livre uneidée qui a déjà été exprimée par un orientaliste,von Grunebaum, sur la structure duelle de l’is-lam. L’islam est composé de deux strates. Unede ces strates, que von Grunebaum appelle lastrate historique, est celle de la grande culture.C’est elle qui permettait qu’un ouléma de Gre-nade ou de Cordoue s’entende avec un collèguede New Delhi ou de Boukhara. Ils avaient lesmêmes catégories, le même langage, le mêmecorpus, les mêmes références. Certaines contro-verses, commencées à Tabriz, en pleine Asiecentrale, se retrouvaient trois mois après enAndalousie, comme dans la Grèce antique la cir-culation des débats entre Attique, Sicile, AsieMineure, Alexandrie, Syrie, Mésopotamie. Uneautre strate, que von Grunebaum appelle verna-culaire, concerne plus l’anthropologue ou l’eth-nologue que l’historien, et révèle des islamsparticuliers. C’est là que s’insère l’analyse deGeertz. Le culte des saints du Maroc, parexemple, n’a rien à voir avec celui de l’Indoné-sie. Dans le premier pays, on reconnaissait leslegs méditerranéen et africain perceptibles à tra-vers les vestiges de la transe subsaharienne etles rémanences de l’enthousiasme dionysiaque;

tandis qu’en Indonésie ce sont des traces de lascénographie indienne du sacré que l’observa-teur retrouve. Mais du fait de la puissance despétrodollars, après le premier choc pétrolier de1974, et de l’hégémonie nouvelle de l’Arabiesaoudite (qui a occupé la place laissée vide à lasuite de la défaite du nationalisme arabe incarnépar Nasser), cette dualité est en cours de dispa-rition sous l’effet de la temporalité satellitaire,qui provoque l’uniformisation de l’islam. SiGeertz avait mené la même enquête dans lesannées 1980-1990, sans doute n’aurait-il pasécrit le même livre. Pratiquement, on constatedes morts anthropologiques qui réduisent les unsaprès les autres les islams vernaculaires encorevifs voilà juste deux décennies. L’islam wahha-bite était viscéralement et doctrinalement contreces islams-là. Le wahhabisme vouait même unehaine particulière au culte des saints dénoncédès la fin du XIIIe siècle par le déjà cité Ibn Tay-miyya. Le wahhabisme vénère ce docteur. Aussitel mouvement avait-il procédé à l’éradicationdu culte des saints dès sa première manifestationhistorique au XVIIIe siècle; ses guerriers avaientpresque détruit la quasi-totalité des mausolées etautres mémoriaux qui projetaient leur ombre surle sable et la rocaille d’Arabie.

Le Débat. – Un des aspects les plus originauxet convaincants de votre analyse est qu’elle s’op-pose à un cliché obsédant qui pose que si l’Oc-cident a opéré la séparation de la politique et dela religion, l’Islam ne l’a pas fait et en est inca-pable. Soit parce que l’islamisme est dans ladroite continuité de l’islam de toujours, qu’ilse contente de radicaliser dans une espèce defusion politico-religieuse qui aurait déjà été là,soit au contraire parce qu’il représente une com-

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3. Clifford Geertz, Observer l’islam [1972], trad. fr.,Paris, La Découverte, 1992.

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plète déformation de cette tradition. Pourriez-vous nous donner votre point de vue sur ce cli-ché, qu’on retrouve parfois chez les islamologueseux-mêmes et contre lequel vous vous inscrivezen faux dans vos livres?

A. M. – La vision dite essentialiste de l’islam,l’idée qu’on est à jamais marqué par la premièrescène, est en effet un de mes points de désaccordavec Bernard Lewis, mais aussi avec Rémi Bragueou Alain Besançon. Il est vrai qu’il est plus aiséde naître dans une lettre qui fait le départ entreCésar et Dieu que dans une lettre fondée par unprophète guerrier, cherchant à créer un État.Mais nombre de «traditionnistes» musulmansparlent de Muhammad comme du «secondMoïse». Tout est semblable entre les deux expé-riences qui ont été cristallisées dans les deuxtextes fondateurs, que ce soit en termes de vio-lence, d’exercice politique ou de conduite d’unpeuple. La seule et unique différence est celleque Hegel a repérée comme une évidence: Moïsetravaille dans le particulier d’un peuple et acquiertl’universel à partir d’un peuple, alors queMuhammad s’adresse à l’univers entier. Que jesache, Israël a été recréé à partir de principesqui n’ont rien à voir avec Moïse. Les refon-dateurs de l’État juif sont des gens qui étaientéduqués dans la séparation du politique et dureligieux, même si les intégristes israéliens nerêvent que d’abolir cette séparation. L’exempled’Ibn Khaldûn, sur lequel vous avez travaillé 4,pour en avoir été les éditeurs, me paraît patent.Lorsqu’il est normatif, il rappelle la consubstan-tialité du politique et du religieux, le gain pour lemusulman à la fois ici-bas et dans l’au-delà,et, quand il est descriptif, il évoque l’écart duvécu historique des musulmans par rapport à lanorme qui est la leur. Cet écart réside de faitdans la séparation, même lorsque Ibn Khaldûnanalyse le califat, se réfère au calife qui lui était

contemporain, repêché par les Mamelouks aprèsle massacre de toute la famille des Abbassidespar les Mongols lors du sac de Bagdad (1258). Ilperçoit en lui une «figure de bénédiction» ana-logique à celle du pape chez les catholiques. Jeciterai aussi l’exemple de Frédéric II, impres-sionné par le fait que ses interlocuteurs musul-mans en Terre sainte ont réglé le problème de laséparation qui continue d’être le sien en Italie, àtravers ses oppositions aux divers papes, de Gré-goire IX à Innocent III, qui prétendent exercerla fonction politique. Et Ibn Kammûna, ce juifbagdadien témoin précieux de l’état de l’islamdans les années 1280, rappelle que tout ce quel’islam avait fait de grand en faveur de la cité etde la civilisation n’avait pu être réalisé quelorsque le prince s’était écarté de la norme.

Joseph Schacht, un des grands historiens dudroit musulman, a écrit dans sa synthèse Intro-duction au droit musulman 5 que 80 % du droitdéclaré coranique ne l’étaient pas. Il est impos-sible de construire un édifice juridique sophisti-qué comme l’est le droit musulman en restantstricto sensu coranique. Les prescriptions juri-diques du Coran sont certes décisives quandelles précisent le pénal à travers les châtimentscorporels et spécifient le statut personnel – suc-cession, répudiation, polygamie, concubinage,refus de l’adoption, etc. –, mais, pour le reste,les juristes musulmans se sont ingéniés à mettrede la puissance juridique dans le texte là oùelle n’y était pas. Il serait aisé pour des juristesréformateurs de défaire ces mécanismes. C’estd’ailleurs ce qu’essayent d’entreprendre certains

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4. Krzysztof Pomian, Ibn Khaldûn au prisme de l’Occi-dent, Paris, Gallimard, 2006; Abdesselam Cheddadi, IbnKhaldûn. L’homme et le théoricien de la civilisation, Paris,Gallimard, 2006.

5. Joseph Schacht, Introduction au droit musulman, Paris,Maisonneuve et Larose, 1999.

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juristes issus de ce qu’on pourrait appeler (avecprudence) l’«école» de Tunis, avec des universi-taires comme Iyad Ben Achour, MohammedCharfi, Ali Mezghenni, Sana Ben Achour… Cetravail sur l’islam, dans l’esprit de la chaîne quia commencé en Occident avec Bodin et Hobbes,est non seulement faisable, mais il est en train dese faire, cahin-caha. Ma grande idée est que l’ona des moyens, des matériaux pour créer un sitepost-islamique, comme se sont créés des sitespost-chrétien et post-judaïque.

Pour ma part, je n’ai les compétences ni dujuriste, ni du philosophe, ni de l’historien de lapolitique pour mener ce travail. J’ai été amené àm’occuper de l’islam de manière viscérale parceque j’ai été profondément blessé dans la scènepremière qui est la mienne, dans ce noyau origi-nel autour duquel je me suis construis commesujet parlant, qui imagine et qui symbolise. Toutd’un coup, je me suis dit: «Quel rapport ai-jeavec les monstres qui ont commis le crime dunine-eleven?» C’est la raison pour laquelle j’aicommencé à réfléchir sur la crise et le malaise del’islam. Mais, en dernière instance, même si jesuis lecteur de philosophie, même si je suis aca-démiquement comparatiste, vous qui me lisez,vous savez bien que ma pensée émane en pre-mier d’un dit poétique. En somme, je parle del’islam comme Chateaubriand du christianismeou Heine de l’Allemagne.

Le Débat. – Vous avez trois particularités:vous êtes né dans une forte tradition musul-mane; vous êtes occidentalisé mentalement etculturellement; vous êtes poète, ce qui, par rap-port à ces deux traditions, les métabolise et lestransforme. Mais que seriez-vous devenu si vousaviez été élevé dans le mainstream du mondemusulman, à savoir une stricte charia?

A. M. – D’abord, la notion de charia necesse d’être instrumentée. L’historien qui n’est

pas sous influence peut constater que le droitmusulman a été construit historiquement en lienavec des apports extérieurs, notamment les mul-tiples droits coutumiers qui lui furent mitoyens.En outre, aujourd’hui, tous les États islamiquesont un droit marqué par les apports étrangersqui sont intégrés sans être théorisés. Et cela nerelève pas de la charia, y compris pour l’Arabiesaoudite, où le droit des affaires, par exemple,est d’inspiration américaine – même s’il est rédigéau nom de la charia. La référence à la chariadevient un recours polémique, un mot d’ordrepour se conformer à une idéologie d’exception.

Le Débat. – Mais n’est-ce pas très puissant,l’idéologie?

A. M. – Certes, mais les idéologies ne durentpas. Si l’on essaie de mesurer la durée de l’idéo-logie intégriste, on peut estimer que tout acommencé avec Khomeyni, en 1979. Toutefois,n’omettons jamais la complexité de l’Iran, enraison de la très grande prégnance de la culturesur la société. On peut se demander pourquoi lemonde arabe n’a pas produit l’équivalent de cesdix ou douze cinéastes iraniens époustouflants, deces dizaines d’artistes plasticiens que je rencontrepartout où je vais, surtout des femmes, d’ailleurs,ceux de la diaspora comme ceux de l’intérieur,de cette vivacité remuante de la culture.

Le Débat. – Il y a un point que nous pour-rions souligner dans ce que vous avez dit et quiva contre l’image que l’on conçoit communé-ment: vous faites le constat d’un antagonismeprofond entre l’islamisme courant, celui quel’on voit beaucoup, et pour cause, et un déve-loppement interne qui va dans le sens d’un ajus-tement de l’islam à la modernité, notammentsur le terrain du droit. Même si ce mouvementn’est pas systématique, ni vraiment pensé ouconduit, il est très important.

A. M. – Hélas, ce mouvement reste encore à

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venir. On a besoin de juristes, au sens propre,technique du terme, qui accomplissent ce travaild’une manière systématique. L’état d’esprit, lademande sont là. Il faut voir ce qui se passe enTurquie, et qui est passionnant. Pour l’actualitéimmédiate, je suis inquiet au sujet de deuxchoses: la loi sur le voile en Turquie, qui m’in-dispose, et la déclaration de l’archevêque deCanterbury, Rowan Williams, premier de l’Égliseanglicane, qui prétend qu’on peut incorporer lacharia dans le droit britannique. Malgré tout,l’islam européen est en position de force; c’est làoù nous devons agir avec la plus grande vigi-lance, et où nous le pouvons. Il semble que laréaction de réprobation aux propos de l’arche-vêque soit massive en Angleterre. On n’est plusà l’époque du «Londonistan», qui m’avait tantchoqué, quand la propagation des discours ben-ladéniens était protégée par la police de SaMajesté. Car, en Europe, et surtout en France,nous avons les moyens politiques de laisser l’is-lamisme hors du champ de la République et dela démocratie.

Le Débat. – L’islam européen représente-t-ildonc déjà, selon vous, quelque chose d’impor-tant? Pensez-vous qu’il soit capable d’avoir uneffet en retour sur l’islam en général?

A. M. – D’évidence, oui, mais on ne peutle mesurer. Quoi qu’il en soit, nous pouvonsagir, penser librement; nous pouvons, ici etmaintenant, dire oui à l’islam, marhaba! commeon dit en arabe, «bienvenue!», mais dans lesconditions qui sont les nôtres, c’est-à-dire lesconditions européennes. L’islam doit s’adapterou partir. Il n’y a pas d’autre solution. Dans cecadre-là, on peut aller très loin dans l’accueilsans rien céder.

Le Débat. – Mais qui va «aller très loin»?N’est-ce pas, tout de même, mal parti des deuxcôtés?

A. M. – L’immense problème du politiqueest que nous assistons très souvent à l’évitementdu possible et à l’avènement de l’évitable. Danscette économie-là, en effet, c’est mal parti. C’estun beau texte de Simone Weil qui m’a conduit àcette formulation. Il a été publié dans les écritspolitiques de la philosophe rassemblés par Camuset publiés dans sa collection «Espoir». Un destout derniers textes de ce volume, intitulé «Àpropos de la question coloniale dans ses rap-ports avec le destin du peuple français», a étéinitialement édité en octobre 1943, deux moisavant sa mort. Elle y prévoit la défaite inéluc-table des nazis, ce qui n’était pas forcément évi-dent pour tout le monde à cette date. Lesconséquences qu’elle en tire sont la fin desempires coloniaux et l’hégémonie américainesur le monde. Elle suggère en outre une vocationpour l’Europe dans cette échappée: c’est elleseule qui a les moyens de maîtriser la doubletension qui animera le monde, à savoir la ten-sion Orient/Occident et la tension ancien/neuf.Sans entrer dans les détails de ce texte program-matique si pertinent, retenons cette idée de la findes empires coloniaux. Quand, dans vingt, cin-quante ou cent ans, on reviendra sur l’histoiredu XXe siècle, tous les historiens diront qu’unedes conséquences de la Seconde Guerre mon-diale aura été la fin des empires coloniaux. Maisen ayant traîné pendant quinze ans, et au prix deplusieurs centaines de milliers de morts, les poli-tiques ont différé l’inéluctable de l’histoire. C’estcette temporalité des politiques qui doit êtresans cesse corrigée par l’historien et le penseur,qu’il soit philosophe, artiste ou poète. Nousavons le devoir d’en être la conscience, pour leséclairer un tant soit peu, pour que le possibleadvienne et que l’évitable soit évité.

Le Débat. – Parmi les responsabilités quireviennent aux Européens, qu’est-il possible de

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faire, à vos yeux, pour donner à l’islam les moyensde ses lumières, si l’on peut dire ?

A. M. – Je préfère aujourd’hui au terme«orientalisme» ce que j’appelle l’«islamologiecomme science internationale», dans laquelletravaillent déjà nombre de musulmans, parti-culièrement en France. Je ne sais pas si vousconnaissez ce précieux travail de vulgarisationde la science coranique française actuelle, telqu’il s’exprime dans le Dictionnaire du Coran 6.Vingt-huit chercheurs y ont participé, parmi les-quels une douzaine sont musulmans ou origi-naires de pays d’islam. Il s’agit d’un travailphilologique, qui met en perspective l’histoiredes religions, le comparatisme, qui ne perçoitpas le Coran seulement dans le cadre de lalangue arabe mais l’articule avec des étymolo-gies, fait appel à d’autres langues, détecte lesmots d’origine étrangère, sollicite leur processusde migration, suivant le cheminement des mots,des notions, des récits, tous les itinéraires qu’ilsont empruntés; cette quête est amenée à inter-roger les signes dans les domaines hébraïque,perse, hellénique, syriaque, abyssin jusqu’à par-venir à leur formulation arabe. Il faut mener labataille pour que ce type de recherche savanteparvienne, à un moment ou un autre, au senscommun islamique d’abord européen. Là oùl’esprit européen brille, l’accueil de ce travail estaisé. Je le perçois à travers la réception de meslivres dans les milieux lettrés ou même simple-ment éduqués, qui se trouvent de plus en plusen désarroi dans les pays du Maghreb ayantencore accès à la langue française.

Le Débat. – Ce serait donc jouable?A. M. – En Europe, oui, sans aucun doute.

Pour le reste, le combat sera rude. Le commu-nisme a duré quelque soixante-dix ans, n’est-cepas? Je crois que deux choses peuvent sauver lafrange iranienne: d’un côté, elle renferme la

part la plus occidentalisée de toute la région et,de l’autre, même le pire des mollahs vénèrel’Iran anté-islamique, croit en la grandeur dePersépolis. Cela trouble le purisme islamiste.Lorsque le président iranien Ahmadinejad estallé à New York, l’automne dernier, son épouseavait demandé à visiter le MET (MetropolitanMuseum of Art). Michael Barry, qui dirige ledépartement d’art islamique du musée, avaitprévu de leur faire visiter les très riches réservesde son département. Mais Mme Ahmadinejadétait impatiente de voir les vestiges de l’antiquePerse, sur lesquels elle s’est davantage attardée.

Pour aider à l’acclimatation de l’islam enEurope, il est important de considérer les élé-ments culturels, littéraires, philosophiques, théo-logiques, spirituels – avec la grande traditionsoufie – et artistiques. On découvre actuellementque la peinture islamique est d’une immensesophistication: on ne peut rien comprendre à lamoindre enluminure si l’on ne connaît pas leprofus corpus textuel qui l’accompagne et qu’elleillustre avec une haute précision. Dans le sillagede Souren Chirvani Mélikian, de Michael Barry,une nouvelle école iconologique se raffermit dejour en jour. On n’approche plus l’art islamique,qui a tant fasciné les Occidentaux depuis leXIXe siècle, comme pur ornement formel; désor-mais est venue l’heure du déchiffrement du sens.Il me paraît essentiel pour l’apaisement, l’accli-matation et l’européanisation de l’islam et desmusulmans en France (et en Europe) de pro-céder au désenclavement de la référence isla-mique afin qu’elle se mette à circuler dans lesens commun, littéraire, philosophique, théolo-gique. Lorsqu’on lit le livre sur le purgatoire

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6. Mohammad Ali Amir-Moezzi (sous la dir. de), Dic-tionnaire du Coran, Paris, Robert Laffont, coll. «Bouquins»,2007.

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écrit par Le Goff 7, on y trouve tous les purga-toires du monde, sauf celui de l’islam, alorsmême que la littérature islamique sur le sujet estriche, notamment à travers la notion coraniquede barzakh, ce mot au reste d’origine persanequi est employé par les spirituels de l’islam pourdésigner le monde intermédiaire entre ici-bas etau-delà, cet «isthme qui sépare les deux mers»,celles du Visible et de l’Invisible. C’est ce désen-clavement de l’islam qui peut être précieux pournous tous.

On a un test à venir, qui devra donner lieu àun turbulent débat: celui, inéluctable, des mos-quées. Je dis à mes interlocuteurs qu’il nous faut«inventer» des mosquées européennes. Ne res-tons pas dans l’Orient conventionnel de certainsarchitectes; ne construisons pas des «arabi-sances». Inventons! Je suis prêt à travailler avecun architecte comme Christian de Portzamparcpour qu’avec lui nous inventions une mosquéequi serait, symboliquement, une création autre-ment plus parlante que bien des mosquéesactuelles. Concevons une mosquée de l’islam«intérieur», qui doit être celui de l’Europe. Il y amoyen de mettre en scène de manière architec-turale la question de la visibilité du «Dieu invi-sible», la notion de la «furtive présence» du Dieuabsent, symbolisé par la perle qu’enferme lacoquille; le mihrab pourrait être le support ani-conique sur lequel se projette l’icône mentaleque fabrique l’orant au fin fond de son cœur; leminaret pourrait tenir compte de la symboliqueà extraire de la légende qui rapporte l’ascensiondu Prophète (mi’râj), sans pour autant emprun-ter la forme conquérante d’une érection phal-lique. Ensuite, il y a lieu de s’interroger sur lesparoles qui auront à peupler un tel espace réin-venté; telle préoccupation renvoie à la forma-tion des imams. Il faut des imams informés dedeux déterminants élémentaires, outre l’anthro-

pologie du sentiment religieux: l’histoire desreligions et le comparatisme, c’est-à-dire mettrel’islam en perspective par rapport à un savoiruniversel qui l’excède et le déborde.

On a eu un beau réflexe avec la loi sur le voile.C’est une loi parfaite. Elle est appliquée, ellepasse. Car si on avait libéré le port du voile dansnos lycées, la pression sociale l’aurait généralisé.

Le Débat. – Elle a même des effets inattendus.Elle n’interdit pas, par exemple, le voile à l’Uni-versité, mais, de fait, il y est pratiquement inexis-tant. Un effet d’enclenchement s’est produit.

A. M. – Sur les deux cents étudiants de notredépartement, je ne compte pas plus de quatrejeunes filles voilées. C’est peu. Mais il ne fautpas lâcher. Il faut sans cesse user de la rhéto-rique de persuasion. Il ne faut pas être lâche. Etpour n’être pas lâche, il faut être sûr de soi et deses valeurs, et non pas culpabilisé.

Le Débat. – Vous avez absolument raison.C’est grâce à la culpabilité des Occidentaux queprospère l’islamisme, en Europe en tout cas.

A. M. – Et c’est par le travail que l’on peuts’en défaire, par la levée de l’ignorance et la miseau jour de la vraie connaissance qui accorderaità l’islam sa juste place dans le stock des référentscommuns. La reconnaissance lève la méconnais-sance. Du coup, la culpabilité se dissipe. Pourvivre la diversité dans notre société, il faut, par laconnaissance, se faire expert de l’identité et de ladifférence. Par ce moyen, il est possible de repé-rer les fausses valeurs et les faux-semblants, ilest possible de dénoncer les stratégies entristes,qui profitent de la moindre faille pour nousimposer, au nom du respect de la différence, desvaleurs incompatibles. Ce sont les tenants d’unetelle stratégie qui nous culpabilisent et qui tirent

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7. Jacques Le Goff, La Naissance du purgatoire, Paris,Gallimard [1981]; rééd. coll. «Folio», 1991.

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avantage de cette culpabilisation. Concrètement,je pense au conseil européen de la Fetwa, présidépar un prédicateur, ex-Frère musulman orga-nique, l’Égyptien al-Qarzâwî, diffusant son islamrégressif et agressif à partir de la tribune qui luiest offerte par la chaîne satellitaire qatarie Alja-zeera. En chacune de ses sessions, ce conseilrecommande à ses membres (parmi lesquels oncompte l’UOIF) et à ses sympathisants d’agirlégalement pour introduire la référence à la cha-ria dans les dispositifs juridiques européens.C’est là que nous avons à nous éloigner du piègemulticulturaliste et à nous faire parménidien: je

n’intègre dans ma sphère que la différence quin’est pas incompatible avec mon identité; je nedois reconnaître du différent que ce qui se conver-tit au même8; et c’est dans la ressemblance quej’aménage une place au dissemblable.

Abdelwahad Meddeb.

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8. Selon la «dimension politique» que dégage Jean Bol-lack du poème du Parménide (Frgt 8, 42-49): «L’adversaire[…] éliminé, tant qu’il est seulement différent, intégrécomme partenaire dans l’identité» (Parménide, De l’étang aumonde, Lagrasse, Verdier, 2006, p. 194).

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Bernard Lewis

L’Europe et l’Islam

Le contenu de l’Histoire, ce dont les histo-riens font commerce, il arrive parfois qu’on l’ou-blie, c’est le passé, pas le futur. Je me souviensqu’au cours d’un congrès international d’histo-riens qui se tenait à Rome un petit nombred’entre nous en vint à bâtons rompus à discuterla question de savoir si les historiens devaient serisquer à prédire le futur. À l’époque, l’Unionsoviétique existait encore. Nous retournions laquestion dans tous les sens jusqu’à ce qu’un denos collègues soviétiques finisse par lâcher:«Chez nous, le plus difficile est de prédire lepassé.»

Loin de moi la prétention de formulerquelque prédiction que ce soit sur l’avenir del’Europe ou celui de l’Islam, mais on peut légiti-mement attendre de l’historien qu’il identifiedes tendances et des processus – qu’il dégage lestendances à l’œuvre dans le passé, qu’il discernecelles encore observables dans le présent et qu’àpartir de cela il distingue les possibilités et leschoix qui s’offriront à nous dans le futur.

Lorsque l’on aborde le monde islamique, il ya une raison particulière de faire toute sa place à

l’histoire: la société musulmane nourrit uneconscience exceptionnellement aiguë de l’his-toire. À la différence de ce qui advient en Amé-rique du Nord et, de la même manière, de plusen plus en Europe, les pays musulmans, parti-culièrement au Proche-Orient, ont une culturehistorique qui remonte à l’avènement de l’islamau VIIe siècle. Cette culture est active, répandue,entretenue et, si elle n’est pas toujours vérifiée,elle entre dans les détails. Au cours de la guerrequi opposa de 1980 à 1988 les deux pays musul-mans que sont l’Irak et l’Iran, la propagande quise développa des deux côtés à l’intention del’ennemi comme de leur population respectivepuisa force allusions à l’histoire – non pas desanecdotes, mais des allusions, rapides, commeen passant, parfois même il ne s’agissait quedu nom d’un personnage, d’une ville ou d’unévénement. Ces allusions étaient maniées avecl’assurance qu’elles seraient entendues et com-prises, à commencer par une partie significativedu public visé et qui était illettrée. Nombred’entre elles renvoyaient au VIIe siècle de notre èrecommune, des événements dont le souvenir est

Les principaux ouvrages de Bernard Lewis ont été réunisdans le volume paru sous le titre Islam dans la collection«Quarto» (Paris, Gallimard, 2005).

Le présent article est traduit avec l’autorisation de TheAmerican Enterprise Institute for Public Policy Research(Washington, DC).

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toujours vivace et la signification profonde. Uneconnaissance de l’histoire se révèle essentielle àqui veut comprendre le discours public des diri-geants musulmans aujourd’hui, qu’ils soient aupouvoir ou dans l’opposition, chez eux ou en exil.

Un thème de prédilection des historiens estla périodisation, la division de l’histoire enpériodes. La périodisation est, pour l’essentiel,une convention adoptée par l’historien à des finsde pédagogie et d’écriture. Il n’en demeure pasmoins que dans le temps long de l’histoire del’humanité s’observent des points d’inflexion,des changements réels et majeurs, c’est-à-dire lafin d’une ère, le commencement d’une autre. Jesuis chaque jour plus convaincu que c’est actuel-lement le cas, qu’en ce moment nous assistons àun changement dans l’histoire dont l’ampleurégale celle de la chute de Rome, l’avènement del’islam ou la découverte des Amériques.

Par convention, l’histoire dite «moderne»(«contemporaine» pour les Français) du Proche-Orient s’ouvre à la fin du XVIIIe siècle, quand unpetit corps expéditionnaire commandé par lejeune général Bonaparte se montre capable deconquérir toute l’Égypte et de la gouverner entoute impunité. Le choc est terrible: cette inva-sion et occupation d’un des pays au cœur del’Islam se réalise sans aucune résistance. Cepremier choc fut suivi d’un second, quelquesannées plus tard, lorsque les Français furentchassés, non pas par les Égyptiens, moins encorepar leurs maîtres d’alors, les Turcs ottomans,mais par une petite escadre de la Marine royalebritannique commandée par le jeune amiralHoratio Nelson, qui contraint l’occupant àreprendre la mer et faire route vers la France.

Ces deux événements eurent une impor-tance symbolique profonde. Depuis le début duXIXe siècle, les pays historiquement au cœur del’Islam ne furent plus sous le seul contrôle de

dirigeants musulmans. S’exerçaient une influencedirecte ou indirecte de pays extérieurs, euro-péens, et le plus souvent leur contrôle – euro-péens, c’est-à-dire, pour reprendre les termesdans lesquels ils étaient perçus, chrétiens. Ce futseulement alors que le terme d’«Europe», ignoréjusqu’à cette époque, commença à être utiliséau Proche-Orient musulman. Ce changement secantonna à la terminologie, sans affecter lesconnotations.

Les forces qui dominaient les pays musul-mans étaient désormais des forces extérieures.Ce qui modelait la vie de ces pays était des déci-sions et des actions venues de l’étranger. Ce quileur offrait une marge de manœuvre, c’étaientles rivalités entre pays étrangers. La seule partieque ces pays pouvait jouer, la seule autorisée,était d’essayer de tirer quelque profit de ces riva-lités entre puissances extérieures afin de les uti-liser l’une contre l’autre. La donne n’a paschangé, observe l’historien, du XIXe siècle jus-qu’en ces débuts du XXIe. Ainsi voit-on les diri-geants du Proche-Orient jouer cette partie avecdes succès divers au cours de la Première Guerremondiale, puis de la Seconde, de la guerre froideenfin.

Longtemps, les puissances rivales pourla domination furent celles, européennes, quil’étaient par ailleurs pour la domination impé-riale: la Grande-Bretagne, la France, l’Alle-magne, la Russie et l’Italie. Au cours de laseconde moitié du XXe siècle, ces rivalités se les-tèrent d’un contenu idéologique – les Alliéscontre l’Axe entre 1939 et 1945, l’Ouest contrel’Est au cours de la guerre froide. Sur la base duprincipe qui voudrait que «les ennemis de monennemi sont mes amis», il parut naturel auxpeuples sous domination ou gouvernementétrangers de se tourner vers les rivaux impériauxd’abord, idéologiques ensuite, de leurs maîtres.

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On en voudra pour preuve ces fractions d’abordfavorables aux nazis, puis aux Soviétiques,parfois sans même que changent les dirigeants,apparues dans les pays sous domination impé-riale britannique et française. On notera cepen-dant qu’il ne semble pas qu’il y ait eu l’équivalentpro-occidental dans les pays musulmans sousdomination soviétique. Le système soviétique,même à la veille de son effondrement, montrades capacités d’endoctrinement et de répres-sion que n’avaient pas, de manière équivalente,les empires occidentaux et leurs sociétés plusouvertes.

La partie est aujourd’hui finie. Reagan etGorbatchev ont mis le point final à l’ère inaugu-rée par Bonaparte et Nelson. Le Proche-Orientn’est plus dominé par des puissances exté-rieures. Les peuples y ont quelque difficulté às’adapter à cette nouvelle situation, à assumerl’entière responsabilité de leurs actions et deleurs conséquences. Il me revient le souvenir decette Iranienne, fort critique à l’égard de songouvernement, qui me demandait pourquoi «lespuissances impérialistes avaient décidé d’im-poser une théocratie islamiste en Iran». Maisd’autres commencent à prendre désormais leursresponsabilités, et nul n’a exprimé ce change-ment aussi clairement et éloquemment, commeà son habitude, qu’Oussama ben Laden.

Le choc des universalismes

Avec la fin de l’ère de la domination exté-rieure, on peut observer la réémergence de cer-taines tendances et de courants profonds duProche-Orient historique d’autrefois, que ladomination occidentale avait, au cours des der-niers siècles, refoulés ou, du moins, masqués. Ilsreviennent sur le devant de la scène. Une de cestendances est le conflit interne entre les diffé-

rentes forces du Proche-Orient, conflit ethnique,sectaire, régional. Ce type de conflit, s’il n’ajamais cessé, avait toutefois diminué en intensitéà l’ère des impérialismes. De nos jours, non seu-lement ils refont surface, mais avec une intensitérenouvelée, comme en témoigne l’affrontemententre l’islam sunnite et le chiite à une échellesans précédent dans les siècles récents.

Il est un autre changement qui entre directe-ment dans notre sujet – le retour parmi lesmusulmans de ce qui est perçu comme la luttecosmique entre les deux fois principales quesont l’islam et le christianisme. Il y a nombre dereligions dans le monde, mais à ma connais-sance celles-là non seulement proclament l’uni-versalité de leur message, comme toutes lesautres, mais également son exclusivité: chré-tiens et musulmans, chacun pour leur part, sedisent les récipiendaires privilégiés du messagefinal de Dieu à l’humanité et professent que leurdevoir n’est pas de garder égoïstement par-devers eux ce message, comme le font les secta-teurs de cultes ethniques ou régionaux, mais aucontraire de le propager parmi tous les hommeset cela, quels que soient les obstacles rencontrésdans cette mission. Cette perception de soi, tantchez les chrétiens que chez les musulmans, aconduit à cette guerre longue qui dure depuisplus de quatorze siècles et qui connaît désormaisune phase nouvelle. Du côté du christianisme,qui entre dans son XXIe siècle, le triomphalismen’est plus de mise, à l’exception de quelquespetits groupes minoritaires. Dans la demeure del’islam, qui entre dans son XVe siècle, le triom-phalisme demeure une force significative quitrouve une expression nouvelle dans des mouve-ments militants.

On notera qu’aux commencements aucunede ces deux religions ne voulut pendant long-temps reconnaître l’existence de l’affrontement,

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de peur de concéder que l’autre était une reli-gion universelle. Chacune prétendait que lecombat qui les opposait était entre la religionvraie, c’est-à-dire ses croyances propres, et lesincroyants ou les infidèles (kafir, en arabe). Cha-cun préféra pendant longtemps nommer l’autrepar des termes ne relevant pas du vocabulairereligieux. Les chrétiens parlaient des musulmanscomme des Maures, des Sarrasins, des Tataresou des Turcomans. D’un converti il était ditqu’il «s’était fait turc». Les musulmans, pourleur part, appelaient les chrétiens Roumis, Francs,Slaves, voire autrement. Ce ne fut pas sans traî-ner ni rechigner que les uns et les autres finirentpas désigner l’adversaire en termes religieux, les-quels étaient le plus souvent inexacts et nondénués de malignité. En Occident, les musul-mans étaient habituellement appelés mahomé-tans, terme qu’ils n’utilisèrent jamais pour sedésigner. Le qualificatif leur fut attribué du faitde la croyance totalement infondée que lesmusulmans prononçaient le nom de Mahomet àla manière des chrétiens celui du Christ. Leterme habituellement utilisé par les musulmanspour désigner les chrétiens était celui de naza-réen (nasrani), comme s’il s’agissait d’un cultelocal à Nazareth.

La déclaration de guerre intervint presque autout début de l’islam. Une tradition très ancienneveut qu’en l’an six de l’hégire, soit en 628 aprèsJésus-Christ, le Prophète ait envoyé six messagersporteurs de lettres à destination des empereursde Byzance et de Perse, du Négus d’Éthiopie etd’autres princes et gouvernants, afin de leurannoncer l’avènement de l’islam et de leur ordon-ner d’embrasser la foi ou de souffrir les consé-quences de leur éventuel refus. L’authenticité deces lettres est douteuse, mais pas leur message,qui reflète une vision des choses dominante chezles musulmans depuis les tout premiers temps.

Un peu plus tardivement dans le siècle,des inscriptions témoignent de la violence duconflit, violence au sens le plus littéral du terme.Le fameux dôme du Rocher, une des merveillesde Jérusalem, est une remarquable constructionà plus d’un titre. Édifié sur le mont du Temple,lieu sacré pour la tradition juive et la chrétienne,son style architectural est celui des premièreséglises chrétiennes. Plus vieux monument musul-man en dehors de la Péninsule arabique, il datede la fin du VIIe siècle et il est dû à l’un des pre-miers califes, Abd al-Malek. On ne peut quenoter la signification particulière du messagecoranique inscrit dans la pierre: «Il n’y a deDieu que lui! Gloire à lui! Il n’engendre pas; iln’est pas engendré; nul n’est égal à lui!»(Coran, IX, 31-33; CXII, 1-3). Il s’agit ici d’uneproclamation qui est un défi ouvert à certainsdes principes centraux de la foi chrétienne.

On relèvera avec intérêt que ce même califeproclama le même message sur des pièces d’orqu’il fit frapper. Jusqu’alors, la frappe et l’émis-sion de pièces d’or avaient été le privilège dupouvoir romain, puis byzantin; les autres États,donc le califat islamique, se contentaient d’im-porter la quantité de monnaie nécessaire. Lecalifat islamique battait monnaie pour la pre-mière fois, taillait sa brèche dans un privilègeimmémorial de Rome et mettait en circulation lamême inscription. L’empereur de Byzance com-prit le message et déclara la guerre – en vain.

L’attaque de l’Islam contre la Chrétienté etle conflit qui en résulta, motivé par les ressem-blances entre les deux religions plutôt que parleurs différences, a connu jusqu’à aujourd’huitrois phases. La première date des tout premierscommencements de l’islam, quand la nouvellefoi se propagea hors de son berceau, la Pénin-sule arabique, vers le Proche-Orient et au-delà.C’est alors que les armées musulmanes conqui-

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conférant au génie de la langue le pouvoirsuprême d’immortaliser toute entreprise mémo-rable, Racine récuse, avec une hardiesse enve-loppée de prudence, le monopole royal de lagloire; par où il augure, sous les monceaux deslouanges adressées au roi, le sacre de l’écrivain47.

Dans l’ultime chapitre de son roman uto-pique L’An 2440, Louis Sébastien Mercier meten scène un homme, endormi pendant septsiècles, et qui achève ses tribulations, après sonréveil, en se rendant à Versailles. Il n’y trouveque débris, murs entrouverts, statues mutiléeset quelques portiques à moitié détruits, qui lais-sent entrevoir une idée confuse de l’anciennemagnificence des lieux. Croisant un vieillardassis sur un chapiteau renversé, le visiteur s’en-quiert de ce qui est arrivé à «ce palais superbed’où partaient les destinées de plusieurs nations».«Il s’est écroulé sur lui-même, répond le vieil-lard. Un homme, dans son orgueil impatient, avoulu forcer ici la nature […], avide de jouir desa volonté capricieuse. Il a fatigué ses sujets […].Ce palais péchait par ses fondements; il étaitl’image de la grandeur de celui qui l’a bâti.» Defait, ce vieillard n’est autre que Louis XIV res-suscité par la justice divine pour contempler deprès son «déplorable ouvrage» et en tirer la leçonqu’il livre au visiteur: «Que les monuments del’orgueil sont fragiles 48!» Tel est le fin mot del’histoire: cette manufacture de la gloire avait,dans son esprit même, quelque chose de tropextravagant, et de trop artificiel, pour survivredurablement à son orgueilleux fondateur.

Sous le règne de la raison, semblable entre-prise paraîtra en effet comme une étrange reliqued’un temps révolu: la France des Lumières adéfinitivement troqué la poursuite de la gloire

pour la quête du bonheur. Dans un Traité de lagloire, publié en 1715, l’année de la mort duGrand Roi, Silvestre de Sacy n’envisage aucuncompromis possible entre l’un et l’autre: élire lagloire c’est renoncer au bonheur 49. Et Mme deStaël lui fait écho à l’autre bout du siècle: «Don-ner à quelque chose la préférence au bonheurserait un contresens moral absolu 50.» D’autresacceptent de concéder à la gloire quelque mérite,mais c’est pour autant qu’elle s’accorde, préci-sément, avec le bonheur. Et, du reste, expliqueDiderot, s’il est vrai que la gloire consiste à sevoir reconnaître par les autres, ce n’est pointtoutefois de l’opinion qu’elle recueille ses titresles plus nobles mais d’un juge plus autorisé etmoins versatile: la postérité 51.

Ce n’est pas le moindre des paradoxes que leplus durable monument édifié à la gloire duGrand Siècle n’ait été l’œuvre ni des artistes, nides rimeurs, ni des hagiographes appointés,mais d’un autre prince incarnant une tout autreroyauté. Dans Le Siècle de Louis XIV, chef-d’œuvre monumental et aujourd’hui quelquepeu oublié, Voltaire rend justice au Roi-Soleil eten célèbre la grandeur, sans rien dissimuler,cependant, de ses erreurs et de ses faiblesses. Legénie du philosophe parvient ainsi à réaliser ce

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47. Cet éloge fut prononcé le 2 janvier 1685 à l’Acadé-mie française, au cours de la réception de Thomas Corneilleet de Bergeret. Voir Raymond Picard, La Carrière de JeanRacine, Paris, Gallimard, 1961, pp. 63-66, 376 et suiv.

48. Louis Sébastien Mercier, L’An 2440 [1771], rééd.Paris, La Découverte, 1999, pp. 293-294.

49. Louis Silvestre de Sacy, Traité de la gloire, Paris,1715, p. 230, cité par Robert Mauzi, L’Idée du bonheur dansla littérature et la pensée française au XVIIIe siècle [1961], rééd.Genève, Slatkine Reprints, p. 485.

50. Mme de Staël, De l’influence des passions sur le bon-heur des individus et des nations, Lausanne, 1796, pp. 78-79,cité ibid., p. 495.

51. Lettres à Falconet, in Œuvres complètes, éd. J. Assézatet M. Tourneux, Paris, Garnier frères, 1875-1877, 20 vol.,t. XVIII, pp. 94-115, passim (et R. Mauzi, L’Idée du bon-heur…, op. cit., pp. 492-494).

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que toute une armée d’historiographes échoua àproduire: une histoire édifiante, et véridiquede surcroît, du plus remarquable règne de l’An-cien Régime. Le plus grand titre de gloire deLouis XIV, écrit Voltaire, fut la promotion spec-taculaire des arts et des lettres. Aussi le monarquea-t-il pleinement mérité qu’on attache le siècle àson nom, car «c’est en effet dans cet espace detemps que l’esprit humain a fait les plus grandsprogrès52».

Et pourtant cet éloge posthume ne manquepas d’une cruelle ironie. La grandeur que le «roiVoltaire» attribue au siècle de Louis le Grand a

peu à voir avec le ministère autrefois assigné auxartisans de la gloire: célébrer la religion du roi.Considérée sous les auspices de la raison, lavraie grandeur de ce règne, déclare Voltaire, estd’avoir été le terreau fécond du siècle des philo-sophes et l’antichambre des Lumières. Je douteque Louis XIV eût goûté une aussi flatteusepaternité.

Ran Halévi.

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52. Voltaire, Le Siècle de Louis XIV [1752], rééd. Paris,Fayard, 1994, p. 405.

Impression Hérissey à Évreux - N° N° d’édition: 159613Dépôt légal: mai 2008Commission paritaire: 0308 K 82878Imprimé en France.Le Directeur-gérant: Pierre Nora.

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