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Une œuvre historiographique du règne de Charles VIII et sa réception: le Compendium deorigine et gestis Francorum de Robert GaguinAuthor(s): Franck CollardSource: Nouvelle Revue du XVIe Siècle, Vol. 13, No. 1, Autour de louis XII (1995), pp. 71-86Published by: Librairie DrozStable URL: http://www.jstor.org/stable/25598794 .
Accessed: 16/06/2014 08:25
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Nouvelle Revue du Seizieme Siecle - 1995 - n? 13/1, pp. 71-86
UNE CEUVRE HISTORIOGRAPHIQUE DU REGNE DE CHARLES VIII ET SA RECEPTION:
LE COMPENDIUM DE ORIGINE ET GESTIS FRANCORUM
DE ROBERT GAGUIN
On considerait naguere les regnes reputes ?de transition? de Charles VIII et de Louis XII comme une periode preparatoire a la grande Renaissance du XVIe siecle, epanouie seulement sous Frangois Ier a la suite des expeditions italiennes des trois souverains1. Depuis que les racines de la Renaissance
francaise ont ete reportees a la seconde moitie du XIVe siecle, epoque du
?premier humanisme francais?2, la periode 1483-1515 a pris un tout autre
visage: c'est le temps d'un ?second humanisme? commence des les annees
14603, malgre les pesanteurs de l'Universite, et tributaire, bien plus que des
devanciers francais, des Italiens, modeles admires pour la purete retrouvee
de leur latinite et leurs decouvertes philologiques, en meme temps que rivaux
insupportables d'arrogance, ridiculisant depuis Petrarque les pretentions de la culture francaise a la superiorite4, et donnant avec morgue des lecons dans la capitale meme du royaume ou certains, tel Balbi, etaient venus s'installer
en mercenaires de la culture, bien avant le ?Voyage de Naples?5.
' Cf. G. Dodu, Les Valois, Paris, 1934, selon qui Charles VIII et Louis XII ont connu
?deux regnes qu'on pourrait retrancher de l'histoire sans la faire reculer d'un pas?. 2 Cf. les travaux pionniers de F. Simone, en particulier // Rinascimento francese, studi
e ricerche, Turin, 1961 et ?Une entreprise oubliee des humanistes francais?, in Humanism in France at the End of the Middle Ages and the Early Renaissance, dir. A.H.T. Levi, New York Manchester, 1970, pp. 106-132; D. Cecchetti, IIprimo umanesimo francese, Turin, 1987.
3 Cf. les recherches de E. Beltran sur ce mouvement: ?L'humanisme francais au temps de Charles VII et Louis XI?, in Preludes a la Renaissance, aspects de la vie intellectuelle en France au XVe siecle, ed. C. Bozzolo et E. Ornato, Paris, 1992, pp. 123-163.
4 Cf. F. Simone, ?Sur quelques rapports entre l'humanisme italien et l'humanisme fran
cais?, in Pensee humaniste et pensee chretienne, dir. H. Bedarida, Paris, 1950, pp. 241-279. 5 Venu a Paris en 1484 pour y deverser sa science, Girolamo Balbi s'en etait pris au gram
mairien Guillaume Tardif en utilisant l'eternel theme de l'incapacite litteraire des Francais: cf. E. Beltran, ?L'humaniste Guillaume Tardif?, Bibliotheque d'Humanisme et Renaissance
(B.H.R.), 48 (1986), pp. 7-39.
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L'historiographie n'echappe pas a cet elan de renovation culturelle. En
rupture avec les chroniques confuses et inelegantes des siecles precedents, certes toujours prisees par les lecteurs ordinaires6, une ?nouvelle histoire? s'avere necessaire. Elle devra illustrer en latin le glorieux passe du royaume de France, terni par des recits indignes de lui, au moyen d'oeuvres inspirees de Tite-Live ou de Suetone, qui egalent ou surpassent les productions trans
alpines de Bruni, Biondo ou Platina7. Elles convaincront le monde de l'excel
lence du royaume de France, que les volumineuses et touffues chroniques de
Saint-Denis, malgre leur grand succes, sont bien incapables de proclamer au
dela des terres de langue d'oil8. Ces idees, un homme les a enoncees sous Louis XI puis mises en pratique
sous Charles VIII: il s'agit de Robert Gaguin, auteur de la premiere histoire
de France en latin a avoir ete imprimee. Apres un rappel de la vie et de
l'oeuvre de l'auteur, nous voudrions nous attacher plus particulierement a
examiner la diffusion et la reception du Compendium au XVIe siecle,
lorsqu'ont triomphe les principes de Gaguin. Outre qu'il reflete la vigueur intellectuelle des annees 1480-1500, l'ouvrage de Robert Gaguin permet, a
travers Paccueil qui lui fut reserve durant un siecle, de retracer Involution de
la culture historique depuis sa parution jusqu'aux annees 16009. Le Compendium est l'oeuvre d'un clerc d'origine modeste ne en 1433 a
Calonne-sur-la-Lys, entre Artois et Flandre10. Entre chez les Trinitaires de
Preavin qui avaient remarque ses aptitudes intellectuelles, il s'installe a Paris
apres 1450 au couvent des Mathurins et entre en contact avec les humanistes de la capitale, tel le Savoyard Guillaume Fichet. Promu a la tete de son ordre en 1473, il entreprend des etudes de droit canon qui le menent au doctorat
et au professorat en 1480. Apres le depart de Fichet en Italie (1472), Gaguin
passe pour le chef de file des humanistes frangais, au contact direct ou
6 En temoignent leurs multiples editions imprimees: cf. A.D. von den Brincken, ?Die
Rezeption mittelalterlicher Historiographie durch den Inkunabeldruck?, in Geschichtsschreib
ung und Geschichtsbewusstsein im spaten Mittelalter, ed. H. Patze, Sigmaringen, 1987 (Vor trage und Forschungen, 31), pp. 215-237.
7 Sur ces auteurs, voir entre autres E. Cochrane, Historians and Historiography in the
Italian Renaissance, Chicago, 1981; E.B. Fryde, Humanism and Renaissance Historiography, Londres, 1983.
8 Cf. B. Guenee, ?Les Grandes chroniques de France?, 1274-1518?, in Les lieux de
memoire, dir. P. Nora, vol. 2, La Nation, t. 1, Paris, 1986, pp. 189-215. 9 Les developpements a suivre s'appuient sur les recherches effectuees dans notre these:
Recherches sur V historiographie frangaise a la fin du Moyen Age: le ? Compendium de origine et gestis Francorum? de Robert Gaguin, these inedite de PUniversite de Paris I, 1994.
10 La biographie de Gaguin a ete faite par L. Thuasne, en introduction de son edition des
Epistole et orationes du Trinitaire, Paris, 1903, reimpr. Geneve, 1977.
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epistolaire des lettres celebres du temps11. Ayant saisi rapidement tout le
parti a tirer de Pimprimerie installee a Paris en 1470, il confie aux presses des textes classiques qu'il a edites ou ses propres oeuvres12. Sa conviction est
que l'eioquence latine n'est pas a cultiver pour elle-meme, mais doit etre mise au service de la foi ? de la doctrine immaculiste en particulier
? et du roi. A ce dernier, il sert plusieurs fois de heraut occasionnel13. Son ambition
aurait ete, a la faveur de la disparition de ceux qui en occupaient la charge, de devenir historiographe officiel de la monarchic pour appliquer a l'histoire de France les nouveaux principes humanistes surgis en Italie: fides et elo
quencia14. Mais peu rompu aux intrigues de cour, le naif Trinitaire vit lui
echapper, sous Charles VIII, la fonction qu'il convoitait, au profit d'un
Veronals engage au plus tard en 1489: Paul Emile, futur auteur du De rebus
gestis Francorum, oeuvre directement concurrente de celle de Gaguin15. Ainsi, fruit de la passion conjuguee des belles-lettres et de la patrie, le Com
pendium ne fut pas le resultat des bienfaits royaux. Mortifie de s'etre vu pre ferer un Italien, dont la victoire sanctionnait pour ainsi dire officiellement la suprematie culturelle des Transalpins, le Trinitaire n'en poursuivit pas
moins son dessein. A la faveur des insomnies que lui causaient ses rhumatis mes de vieillard16, il redigea dans Pisolement une oeuvre immediatement mise sous presse en 1495, bien avant que son rival de Verone fut capable de livrer son ouvrage aux imprimeurs17.
Le travail de Gaguin se ressent en tout point de Patmosphere ideologique et culturelle de la fin du XVe siecle, ainsi que des conditions nouvelles intro duites par Pimprimerie. Outre que Yars artificialiter scribendi ouvre aux
auteurs des perspectives de vaste diffusion, il permet a Phistorien un acces
" Cf. F. Simone, ?Robert Gaguin e il suo cenacolo umanistico?, 1: 1473-1485, Aevum, 13-3 (1939), pp. 410-477; les destinataires de ses lettres sont Fichet, Beroald, Pic de la Mirandole, Ficin, Erasme, Tritheme, Wimpheling, etc.
12 Gaguin prepare ainsi un Florus imprime avec Salluste en 1471; il traduit les Commen
tates de Cesar mis sous presse vers 1485; il livre aux imprimeurs Cesar et Stoll son Ars versifica toria (1473) et son traite immaculiste De intemeretate Virginis conceptu (1489) etc. Voir Particle
Gaguin dans le Gesamtkatalog der Wiegendrucke, t. 9, n? 10440 et sq. 13
Gaguin accomplit des ambassades en Allemagne (1477), en Italie (1484, 1486), Angle terre (1489) et de nouveau dans PEmpire (1492).
14 Epistole et orationes, ed. cit., n? 23, t. I, pp. 252-255 et n? 30, t. I, pp. 278-281.
'5 Cf. K. Davies, ?Some Early Drafts of the De rebus gestis Francorum of Paulus Aemi lius?, Medievalia et Humanistica, 12 (1957), pp. 99-110; du meme auteur, Late XVth Century
French Historiography as exemplified in the ? Compendium? of Robert Gaguin and the ?De rebus gestis? of Paulus Aemilius, Edimbourg, 1954.
16 Epistole et orationes, n? 77, t. II, p. 39 et n? 78, t. II, p. 41.
'7 La premiere edition partielle du De rebus gestis Francorum de Paul Emile ne parut qu'en 1517.
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plus commode a certains textes qui lui ont servi de sources majeures: les Grandes chroniques de France et la Chronique de Louis de Valois, plus tard
appelee Chronique scandaleusels. Les plaquettes gothiques lui ont ete utiles
pour completer ses souvenirs personnels sur la periode 1483-150019. Pour
autant, toute la production manuscrite leguee par les historiens passes n'a
pas ete negligee, de Gregoire de Tours a Edmond de Dynter. Malgre ses griefs a l'encontre des vieilles histoires obscures et confuses20, Gaguin a bien ete
oblige d'y recourir: les historiens et prosateurs classiques (Ciceron, Cesar, Tite-Live, Valere-Maxime, Strabon), les humanistes italiens qu'il utilise par endroits (Platina, Biondo, Foresti, Acciaiuoli) ne pouvaient fournir beau
coup d'informations sur l'histoire de France. Par ailleurs, eloigne des archi ves et davantage porte sur les textes litteraires que sur les documents bruts, l'auteur s'est relativement peu servi de sources non historiographiques pour
composer son oeuvre21.
A vrai dire, son travail d'historien a consiste surtout a abreger ses sources
majeures, completers ponctuellement par des sources secondaires assez
nombreuses, et a restituer les donnees retenues en un latin fuyant les incor
rections et les lourdeurs de la langue scolastique22 et cherchant la purete
grammaticale et lexicale, selon les preceptes des Anciens (Ciceron et Quinti lien) et des theoriciens humanistes Valla ou Guarino de Verone.
Le recit du Trinitaire ne peut se reduire a un exercice de style. II se veut
la premiere ?synthese? sur l'histoire de France reunissant en un commode
abrege lisible au loin, les hauts faits des Francais et de leurs souverains,
depuis l'origine jusqu'a la periode tres contemporaine23. Decoupe en regnes de viri illustres que sont les rois, le Compendium reprend davantage la tradi
tion apologetique de l'historiographie francaise, qu'il n'applique les regies de critique serree des sources et des faits telles que Laurent Valla et ses colle
18 La premiere oeuvre fut imprimee en 1477 a Paris par Pasquier Bonhomme puis en 1493
par Verard; la seconde eut les honneurs de Pimpression a Lyon vers 1490 chez Topie et Herem beck.
19 Cf. R. Brun, ?Plaquettes gothiques francaises des XVe et XVIe siecles?, Sources, 1
(1943), pp. 9-24 et D. Coq, ?Les tribulations des plaquettes gothiques?, Revue de la Bibliothe
que nationale, 33 (1989), pp. 47-54. 20
Epistole et orationes, n? 23, t. I, p. 254: rebus francis caligo offusa est... 21
Quelques sources litteraires (Boccace, Petrarque) et morales (Enseignements de saint
Louis), quelques sources reglementaires (Pragmatique Sanction), quelques traites juridiques (Grand traite sur la loi salique)...
22 Elegantia et latina venustas sont les objectifs litteraires que Gaguin expose dans la pre
face a l'edition de 1500 du Compendium. 23
Compendium, preface a l'edition de 1500: ... Francorum historiam in apertum prodi derim, quae sub uno aspectu tota a nemine scriptorum hactenus fuisset oculis exhibita legen tium.
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gues italiens les ont prescrites, sans d'ailleurs toujours beaucoup les suivre24.
Certes, Gaguin doute de l'origine troyenne des Frangais, mais sans exprimer son scepticisme de fagon tonitruante et sans clairement proposer la solution
gauloise; certes, il epure l'histoire de Charlemagne des legendes qui la discre
ditent au lieu de la servir, et sa negation de la croisade de Jerusalem, ainsi
que sa critique frontale du pseudo-Turpin et du chroniqueur de Saint-Denis
qui le suit, rompent avec la tradition, tout comme son refus de faire remonter a Denys PAreopagite les origines de PUniversite. Mais ces indeniables auda
ces, qui servent surtout a legitimer Pentreprise de Gaguin, ne portent aucu
nement atteinte a la grandeur du royaume: au contraire, en eliminant quel ques fables, Phistorien accredite tous les autres articles de gloire de la monar
chic de France: un roi tres-chretien, un peuple vaillant, pieux et industrieux, une terre feconde en toutes richesses materielles, spirituelles et intellectuel
les. Compares aux Frangais qui les ont aides, voire civilises, les etrangers, principalement leurs ingrats rivaux anglais et italiens, valent peu, et le senti ment national du Trinitaire s'exprime aussi par la xenophobic Cependant, le Compendium ne verse pas dans Padulation sans borne de la royaute. Reflet
des courants moderes de son temps, hostile a une monarchic trop puissante et sans controle, l'oeuvre historique de Gaguin se montre aussi tres reservee
sur les expeditions lointaines ? comme le Voyage de Naples ? dont l'his
toire enseigne les perils. Enfin, en clerc sentencieux denongant les peches des hommes selon leur categorie sociale, l'auteur stigmatise la tyrannie des puis sants, la cupidite flagorneuse des courtisans, la cruaute malefique des fem
mes, Pinconduite du clerge et de son chef, Pirrespect seditieux du peuple bestial25.
Au total, le Compendium de origine et gestis Francorum concilie nou veaute formelle et conservatisme ideologique, a quelques revisions pres.
L'objectif de Gaguin etait essentiellement d'ajuster aux nouveaux courants culturels auxquels il adherait totalement, Pexaltation historiographique tradi tionnelle du royaume26. Sans dommage ideologique, il est parvenu a accom
plir cette renovation, dans Pindifference des souverains, mais non des lecteurs.
24 Cf. Guenee, Histoire et culture historique dans VOccident medieval, Paris, Aubier, 1980, pp. 138 et sq.
25 Sur les aspects ideologiques du Compendium, nous nous permettons de renvoyer a la troisieme partie de notre these; voir aussi M. Schmidt-Chazan, ?Histoire et sentiment national chez Robert Gaguin?, in Le metier d'historien au Moyen Age, dir. B. Guenee, Paris, 1977, pp. 233-301.
26 On ne peut que souscrire a cette affirmation de J.-P. Bodmer: ?ftir Gaguin ist Ge
schichtsschreibung vor allem ein Formproblem? (?Die franzosische Historiographie und die Franken?, Archiv fiir Kulturgeschichte, 45 (1963), pp. 91-118).
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L'histoire du Compendium depasse largement l'existence de son auteur, mort en 1501 dans l'amertume. En effet, l'oeuvre de Gaguin a connu une for tune editoriale remarquable durant plusieurs decennies et a joui d'une estime durable aupres des lecteurs du XVIe siecle.
La decision d'un editeur de faire imprimer une oeuvre a certes pu obeir, aux temps des incunables, a l'amour desinteresse des belles-lettres. Mais, des avant 1500, les visees financieres prennent le pas sur les soucis intellectuels: un livre n'est imprime que s'il est susceptible d'etre vendu a de nombreux lecteurs27. C'est pourquoi, il est legitime de deduire des editions successives du Compendium qu'il eut de nombreux lecteurs et qu'il etait considere par les editeurs comme un best-seller synonyme de gain.
A l'automne de 1495, l'imprimeur parisien Pierre Le Dru, voisin du cou
vent des Mathurins, faisait paraitre l'histoire de France de Gaguin28. Helas
pour le Trinitaire, Le Dru fournit une edition d'execrable qualite graphique, si bien que Gaguin tenta de contraindre celui-ci a refaire une version
corrigee29. En fait, sans hate excessive, Le Dru se contenta d'adjoindre au
texte fautif la liste des corrigenda signales par l'historien qui se mit done en
quete d'un autre imprimeur. C'est pourquoi la seconde edition du Compen dium, parue a Lyon en 1497 chez Trechsel, dans un texte scrupuleusement revu par le correcteur humaniste Josse Bade, sanctionne moins le succes de
Yeditio princeps ? diffusee a 500 exemplaires au moins, comme l'indique
Gaguin lui-meme30, ce qui correspond a un tirage moyen31 ?
que sa mau
vaise qualite. Cette edition lyonnaise permet de creer un second foyer de dif
fusion de l'ouvrage apres Paris, foyer ouvert sur la France meridionale,
l'Empire et surtout l'ltalie. C'est elle qui lance veritablement l'ere glorieuse des editions du Compendium. Des 1498 parait chez Bocard une edition pari sienne presque strictement identique a la lyonnaise; en 1500-1501 enfin, le
grand editeur de la capitale, Jean Petit32, fait imprimer l'ultime version
revue, corrigee et prolongee par l'auteur lui-meme: deux editions legerement
27 Sur le tournant commercial rapidement pris par les presses parisiennes, cf. R. Chartier, H.-J. Martin dir., Histoire de l'edition francaise, t. I: Le livre conquerant, du Moyen Age au milieu du XVlle s., Paris, 1989, p. 179.
28 Sur Le Dru, cf. P. Renouard, Repertoire des imprimeurs parisiens, libraires, fondeurs de caracteres et correcteurs d'imprimerie depuis l'introduction de I'imprimerie a Paris (1470) jusqu'a la fin du XVle siecle, Paris, 1965, p. 255.
29 Gaguin exprime sa fureur dans les Epistole et orationes, nos 77 et 78 et dans le Com
pendium, preface additionnelle a l'edition de Lyon, 1497, ou il qualifie le texte rendu par Le Dru de ?foret d'inepties?.
30 Compendium, preface additionnelle a l'edition de Lyon, 1497.
31 L. Febvre, H.-J. Martin, L'apparition du livre, Paris, 1971, p. 309. 32
Id., L'apparition..., op. cit., p. 180.
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differentes paraissent, qui illustrent l'intensite de la demande33. Malheureu
sement, aucune indication de tirage n'est plus donnee apres 1495. En tout
cas, le Compendium s'est tres vite impose sur le marche du livre d'histoire et avant meme la mort de son auteur, il constitue un succes de librairie encore
sans concurrent dans sa categorie.
Passe 1501, le rythme des renditions se maintient a une frequence elevee
durant une trentaine d'annees. En 1504, 1507, 1511, 1514, 1521 et 1528, le texte est reimprime a Paris moyennant quelques modifications (titres chan
geant, actualisations successives)34; en 1524, il sort de nouveau des presses
lyonnaises35. Puis une longue eclipse survient, due manifestement a la publi cation partielle (1517) puis complete (1539) du De rebus gestis Francorum de
Paul Emile. En 1577, cependant, un editeur de Francfort ayant fui la France
des guerres de religion avec livres et materiel, trouve utile de publier de nou
veau l'histoire de France de Gaguin, la mettant ainsi a la portee du vaste mar
che de la capitale allemande de l'edition36. Elle parait enfin a Douai en 1586, grace a Taction d'un Trinitaire rempli de pieuse admiration pour le ministre
general de son ordre37. On peut se demander si cette ultime edition ne repond pas plus a une intention affective qu'a une demande reelle des lecteurs, mais
elle porte la survie posthume du Compendium a plus de 90 ans apres sa
publication. Vers 1600, le cycle des renditions latines est clos.
L'ouvrage a aussi beneficie, pour sa diffusion, d'une traduction en fran
cais parue en 1514 chez Galliot du Pre. Notre propos n'est pas ici de faire l'histoire de ce curieux travail, bien peu fidele au texte d'origine38. II est de
montrer le succes d'un texte concurrencant directement les Grandes Chroni
ques de France, reimprimees a de nombreuses reprises de 1477 a 1518, et les
33 Des arguments de meme poids inclinent les uns a opter pour 1500, les autres pour 1501. La place nous manque ici pour entrer dans le detail des argumentations. La difference entre les deux editions reside dans la presence ou l'absence d'un passage d'une dizaine de lignes sur les
peines infligees aux responsables de la chute du pont Notre-Dame. 34 Nous nous appuyons sur YInventaire chronologique des Editions parisiennes du XVIe
siecle (1501-1530), Paris, 3 vol., 1970-1985, dresse par B. Moreau. 35 J. Baudrier, Bibliographie lyonnaise, 12 vol., reimp. Paris, 1964-1965, t. IV, p. 201. 36 Dans la preface de cette edition, l'auteur explique qu'en 1577, le Compendium avait
quasi disparu: ita esse ex manibus hominum (opus) dilapsum ut vix paucissima ejus exempla passim ex t a rent.
37 Repertoire bibliographique des livres imprimes en France au X VIe siecle, 11,53, Douai,
1972, p. 66. 38 Nous nous permettons de renvoyer a notre communication ? Histoire de France en latin
et histoire de France en langue vulgaire: la traduction du Compendium de origine et gestis Fran corum de Robert Gaguin au debut du XVIe siecle?, in Histoires de France, historiens de la France, Colloque international de Reims organise par la Societe de 1'Histoire de France (mai 1993), Paris, Societe de VHistoire de France, 1994, pp. 91-118.
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Cronicques et Annates de France du contemporain de Gaguin, le notaire et
secretaire du roi Nicole Gilles39. Si Galliot du Pre juge interessant d'engager un traducteur et de mettre son travail sous presse, c'est bien a cause du plein succes dont jouit le Compendium a la fin du regne de Louis XII. Si les rendi tions actualisees et remaniees se multiplient jusqu'en 1536, sous des titres
divers et chez differents imprimeurs (1515, 1516, 1518, 1520, 1525, 1527,
1530, 1532, 1536)40, c'est que la demande est forte parmi les lecteurs moins savants que ceux de l'oeuvre en latin. Elle cesse cependant plus vite que la demande du texte latin, a cause de la concurrence de l'ouvrage de Nicole
Gilles.
Ainsi offert a une large palette de lecteurs, le Compendium a comble les attentes des editeurs en rencontrant, durant le premier tiers du XVIe siecle au moins, de nombreux adeptes. Toutefois, le cas de Gaguin n'est pas singu
lier. Les deux auteurs de sa ?generation historiographique?, Nicole Gilles et
Paul Emile, ont connu eux aussi un gros succes d'edition jusqu'au debut du XVIIe siecle: 15 editions completes pour le premier, 9 pour le second.
II convient d'aborder maintenant concretement le succes du Compen dium a travers sa diffusion effective dans les ?librairies? et les cabinets de
lecture: quelles contrees et quels milieux le texte latin de Gaguin ou sa tra
duction ont-il atteints? La reponse debouche du decryptage de quelques ex
libris, ainsi que de sondages dans des inventaires de bibliotheques et dans les oeuvres d'auteurs mentionnant des ouvrages. Cette enquete presente des
incertitudes comme le montre l'exemple de Pantiquaire lyonnais Claude Bel
lievre. L'inventaire de ses livres, dresse en 1530, ne mentionne pas le Compen dium et pourtant, son Lugdunumpriscum Pevoque tres precisement41, si bien
qu'il est parfois dangereux de tirer des conclusions negatives a la seule vue
des inventaires lorsqu'ils n'ont pas ete dresses apres deces.
Sur 140 inventaires examines de la fin du XVe siecle a 1693, 32 (22,8%) contiennent au moins un exemplaire du Compendium en latin ou en traduc
tion. Ce resultat place Poeuvre de Gaguin entre celles de Nicole Gilles et Paul
Emile. II est tres honorable car la possession de livres d'histoire n'est pas aussi repandue qu'on pourrait le croire. A Amiens, 77 ouvrages historiques ont seulement ete releves dans des inventaires faits entre 1503 et 1576, sur un
39 J. Riche, ? L'historien Nicole Gilles (14??-1503)?, Positions de Theses de VEcole des
Chartes, 1930, pp. 135-142. 40 Cf. l'inventaire de B. Moreau. 41 L. Auvray, ?La bibliotheque de Claude Bellievre (1530)?, in Melanges Emile Picot,
Paris, 1913, t. II, pp. 333-363; Claude Bellievre, Lugdunumpriscum, Lyon, 1846, p. 72: Gagui nus, fol. mihi VI...
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UNE CEUVRE HISTORIOGRAPHIQUE DU REGNE DE CHARLES VIII 79
total de 2687 livres; l'oeuvre qui nous retient revient cinq fois42. Elle revient deux fois dans les bibliotheques des medecins parisiens entre 1508 et 166543. Si l'on s'interesse aux seules bibliotheques des specialistes d'histoire, il appa rait que dans 9 cas sur 10, l'histoire du Trinitaire est presente, jusqu'au temps de Mezeray encore. Aussi, on peut etendre cette conclusion faite a propos des
petites et moyennes bibliotheques francaises entre 1480 et 153044: le Com
pendium est un des ouvrages les mieux represented dans la categorie histori
que.
Du point de vue geographique, la diffusion de l'oeuvre, grace a ses divers lieux d'impression, atteint tout le royaume, d'Amiens a Nantes, de Troyes a
Montauban45. Elle semble avoir ete surtout lue sous sa forme latine dans les
regions meridionales, jamais atteintes par les Grandes chroniques en langue d'oi'l. La ?revolution de l'imprime? a aussi permis au Compendium une dif fusion a l'etranger non negligeable: Angleterre, Italie, Allemagne, Espagne peut-etre46. Conformement aux esperances de l'auteur, son histoire de
France a done largement circule en Occident47. Les liens entretenus par le Tri nitaire avec les humanistes europeens puis la renommee de son ouvrage ont donne une portee internationale a celui-ci.
Quels types de lecteurs l'oeuvre a-t-elle trouves? Dans l'esprit de l'histo
rien, elle s'adressait en priorite aux lettres humanistes, aux Francais epris de
Vamorpatriae, aux puissants a instruire des lecons de l'histoire48. Mais la tra duction de 1514 a considerablement elargi ces groupes de destinataires et l'on
peut dire qu'on trouve des lecteurs du Compendium dans des milieux tres divers. Celui des hommes de lettres n'est pas tres surprenant: les historiens,
4: A. Labarre, Le livre dans la vie amienoise, Paris, 1971. 43 F. Lehoux, Le cadre de vie des medecins parisiens aux XVIe et XVIF' siecles, Paris,
1976. 44
Histoire des bibliotheques frangaises, t. I, Les bibliotheques medievales du VIe siecle a 1530, dir. A. Vernet, Paris, 1989, p. 302.
45 Renseignements obtenus en grande partie grace aux Catalogues regionaux des incuna
bles des bibliotheques publiques de France couvrant pour l'instant une dizaine de regions. 46 Comme le prouvent les appreciations de lettres ressortissant de ces pays, voir plus loin.
La notice n? 10452 du Gesamtkatalog indique la presence actuelle de l'ceuvre dans trois colleges d'Oxford ou ils ont de fortes chances d'etre arrives des le XVIe siecle; on sait que le chroniqueur Hartmann Schedel disposait du Compendium a Nuremberg: cf. R. Stauber, Die Schedelsche Bibliothek, ein Beit rag zur Geschichte der Ausbreitung der italienischen Renaissance, des deut schen Humanismus und der medizinischen Literatur, Fribourg-en-Brisgau, 1908.
47 Vade liber, verus francorum stem mat is index / Fer longe in populos nomen et acta
ducum dit Gaguin a son livre dans une piece en vers inseree dans l'edition de 1500. 48 Dans ses prefaces, Gaguin ne designe clairement aucun lecteur en particulier: dans sa
correspondance, il la destine en priorite aux litteratos viros {Epistole et orationes, n? 78, t. II, p. 42); dans le cours de son texte enfin, il est clair qu'il vise les puissants, a qui il montre des exemples de rois a ne pas suivre).
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80 FRANCK COLLARD
les penseurs trouvent interet a lire la prose de Gaguin, d'Erasme a Montai
gne. Nous reviendrons plus loin sur leur jugement. Plus interessantes sont
les categories de lecteurs pour qui le Compendium est une distraction, non
un outil de travail.
L'histoire plait aux puissants depuis longtemps49. II est done etonnant
qu'on ne trouve guere le Compendium dans les bibliotheques des grands. Du cote des rois de France, rien n'apparait a Blois en 1518 puis 154450. Sans
doute privilegiait-on l'oeuvre de l'historien officiel, Paul Emile. Plusieurs inventaires de ?librairies? de la haute aristocratie ont ete consultes en vain51.
L'abrege fort serieux du Trinitaire semblait peut-etre moins attractif que les
chroniques chevaleresques comme celles de Froissart. Les serviteurs de la couronne sont moins indifferents que leurs protecteurs. Antoine du Prat,
prevot de Paris, fils du chancelier de Francois Ier, possedait six exemplaires du Compendium, dont un en francais52; des parlementaires, maints notaires et secretaires du roi, lisent Gaguin aussi volontiers que leur collegue Nicole Gilles dont la detention, comme celle de Paul Emile du reste, n'implique pas
systematiquement l'absence de Gaguin: c'est le cas d'Estienne Guybert, a la
date tardive de 158953.
Parmi les laics, medecins et avocats se montrent amateurs de l'histoire de France de Gaguin, plutot dans sa version latine pour les premiers. En 1591, le grand lecteur d'histoire que semble etre PAngevin Francois Lefebvre, peut
compter sur Gaguin pour assouvir sa passion54. Vers 1590, le medecin pari sien Claude Cousin a acquis un exemplaire de l'edition de Francfort, preuve irrefutable du succes dont continuait a jouir le Compendium en cette fin du
XVIe siecle55. Enfin, quelques marchands instruits disposent du Compen
49 Cf. B. Guenee, ?La culture historique des nobles: le succes des Faits des Romains
(XIIIe-XVesiecles)?, in La noblesse au Moyen Age, Essais a la memoire de Robert Boutruche, ed. Ph. Contamine, Paris, 1976, pp. 261-289.
50 P. Arnauldet, ?La librairie du chateau de Blois?, Le bibliographe moderne, 6 a 12, 14 et 18 (1902-1916); H. Omont, Anciens catalogues et inventaires de la Bibliotheque nationale, t. I, la librairie royale a Blois, Fontainebleau, Paris au XVIe siecle, Paris, 1908.
51 Librairies des dues de Lorraine, Bourbon, Cleves, de Marguerite d'Autriche, de Cathe rine de Medicis...
52 M. Connat, J. Megret, ?Inventaire de la bibliotheque des Du Prat?, B.H.R., 3 (1943), pp. 72-128. II s'agit de l'inventaire de l'hotel d'Hercule qui comptait plus de 500 volumes.
53 M. Michaud, ?Les bibliotheques des secretaires du roi au XVIe siecle?, Bibliotheque de I'Ecote des Chartes, 126 (1968), pp. 333-376; S. Le Clech-Charton, Chancellerie et culture au XVIe siecle: les notaires et secretaires du roi de 1515 a 1547, Toulouse, 1993, signale la presence frequente du Compendium en traduction parmi les livres de ces notaires et secretaires du roi.
54 P. Aquilon, ?Trois avocats angevins dans leurs librairies (1586-1592)?, in Le livre dans
I'Europe de la Renaissance, Actes du 28e colloque international d'etudes humanistes, Tours, 1985, ed. P. Aquilon, H.-J. Martin, Paris, 1988, pp. 502-553.
55 F. Lehoux, Le cadre de vie..., op. cit., p. 498.
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UNE CEUVRE HISTORIOGRAPHIQUE DU REGNE DE CHARLES VIII 81
dium en traduction: bornons-nous a l'exemple de Jacques Legros, posses seur, a Paris, en 1533, d'une centaine de livres parmi lesquels celui de
Gaguin, qui voisine avec de l'ancien et du plus recent (Vincent de Beauvais, Froissart, Platina, Nicole Gilles)56.
Parmi ses freres religieux, Gaguin a trouve de nombreux lecteurs. Du sim
ple pretre amienois57 a Peveque d'Angers58 en passant par d'opulents chanoi
nes59, on lit le Compendium, en version latine majoritairement. Les biblio
theques conventuelles prisent particulierement l'oeuvre breve et commode du
Trinitaire. Benedictins, cisterciens, chartreux, mendiants se nourrissent de sa
prose historique60. CEuvre d'un religieux, le Compendium a connu une belle
diffusion dans couvents et monasteres.
Ainsi, l'abrege de Robert Gaguin a trouve un large public, rendu tres
accessible par la grace de l'imprimerie et le fait de la traduction. Ayant bien
penetre des milieux sociaux divers, il est devenu rapidement un classique ?
on dit ?ung Gaguyn? dans le monde de l'edition vers 152061 ? par ailleurs
bon marche, car sans doute a gros tirage, comme l'attestent diverses pri sees62. Cependant, cette destinee n'est pas singuliere car l'on trouve bien sou
vent, cote a cote dans le meme coffre a livres, les oeuvres de Gaguin, Gilles
et Paul Emile.
La detention d'un ouvrage d'histoire par beaucoup de lecteurs suggere son succes commercial mais ne sanctionne pas pour autant sa qualite histori
que: un livre peut figurer dans une bibliotheque et n'avoir jamais ete ouvert
par son acheteur ou par Pheritier de cette bibliotheque. C'est pourquoi, Pappreciation de la reception du Compendium ne peut se faire qu'en prenant en compte les jugements portes sur lui par des hommes de lettres. Ces
56 L. Delisle, ?Inventaire des livres de Jacques Le Gros, bourgeois de Paris, 1533?, Memoires de la Societe de l'histoire de Paris et de File de France, 23 (1896), pp. 294-296.
57 A. Labarre, Le livre..., op. cit., p. 278. 58 F. Lehoux, Gaston Olivier, aumonier du roi Henri II (1552), bibliotheque parisienne
et mobilier du XVIe siecle, Paris, 1957, p. 82. 59 Ex.: P. Rambaud, ?Un medecin-chanoine de l'Eglise de Poitiers au XVIe siecle: Guil
laume Sacher, docteur en medecine?, Bulletin de la societe des antiquaires de I'Ouest, 3e serie, 5 (1920), pp. 281-408, p. 397.
60 Comme l'attestent inventaires et ex-libris dont il serait fastidieux de donner le detail ici. Saint-Victor de Paris, Clairvaux possedent l'ouvrage de Gaguin, de meme que les carmes de Nantes, les precheurs de Rodez, les cordeliers de Mende, les chartreux de Villeneuve-les
Avignon, etc. 61 E. Coyecque, ?Quatre catalogues de livres, 1519-1520?, Revue des bibliotheques, 5
(1895), pp. 1-12; inventaire de Pierre Ricouart, libraire au pont Notre-Dame. 62 F. Lehoux, Gaston Olivier..., op. cit., p. 82, indique que Vhistoria Gaguini est prisee
cinq sous, soit tres peu au-dessus de la plus petite prise (trois sous) pour les livres d'histoire; un volume des Decades de Biondo est estime 40 s.
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82 FRANCK COLLARD
jugements, variables suivant les epoques, et parfois impregnes de parti-pris, ont porte sur quelques grands points: Pentreprise historique de Gaguin; sa
methode historiographique; le contenu ideologique de son oeuvre; la forme litteraire du Compendium. Ils convergent vers une appreciation globalement tres positive de l'ouvrage.
L'entreprise de renovation historiographique de Gaguin a ete generale ment saluee non seulement a la sortie de l'oeuvre, mais encore tout au long du XVIe siecle. Dans les pieces ayant accompagne les editions initiales de
Pouvrage, les amis du Trinitaire expriment tous leur admiration pour une oeuvre immense venue combler un vide et atteindre a des sommets63. Erasme
affirme que l'auteur du Compendium est un historien exceptionnel et mer
veilleux qui a su enfin mettre en adequation le grand passe frangais et le recit
de celui-ci64. Plus spontane, le jeune humaniste allemand Nauclere laisse
echapper son enthousiasme en 1499: historia Francorum Gaguini ad satieta tem legi et relegi65. En 1520, Humbert Vellay, continuateur du texte latin de P humaniste trinitaire, voit en celui-ci le renovateur ayant montre la voie a
Paul Emile66. Une idee s'affirme, qui sera concurrence^ plus tard: Gaguin est le fondateur de l'histoire moderne, celui qui a rompu avec la vieille histo
riographie des temps tenebreux67. La Popeliniere, a la fin du XVIe siecle, en
demeure convaincu, qui clame qu'il a dresse, le premier des Frangois, en style
latin, bien qu'infructueusement, lyhistoire de France. Et le savant de s'indi
gner de Paveugle ingratitude des rois de France a Pencontre de l'historien68.
Ainsi, avec celle de Paul Emile, l'entreprise de Gaguin est-elle passee, en un
siecle qui cherchait si intensement a se demarquer des precedents, pour une
entreprise fondatrice et decisive. L'auteur des Illustrations des Gaules et singularitez de Troie, Jean Lemaire
de Beiges, ecrit des le regne de Louis XII, dans un autre ouvrage, que Gaguin est un historien grave et auctorise69. En des termes tres medievaux, il souligne
6-' Compendium, Paris, ed. Le Dru, pre/udium de Benoit Montenat, f? 135 v?: ingens opus.
64 Id., f? 136 r?.
6' Johannis Nauclerus, Illustriorum virorum epistolae ad Johannem Reuchlin, Hague nau, 1519, f? ei v?.
66 Compendium, Paris, ed. de 1521, f? 305 r?, preface de la continuation: sepultam fere
priscorum regum memoriam Gaguin i solertia restituit. Ecce rest it u tarn alter Livius Paulus nos ter Aemilius adauget et excolit.
67 Cf. C. Vivanti, ? Paulus Aemilius Gallis condidit historias? ?, Annates E.S.C., 1964, pp.
1117-1125. 68 Henri de la Popeliniere, L'Histoire des histoires, Paris, 1599, reprint Geneve, 1989, 2
vol., t. I, VIII, p. 356. L'auteur fait sans doute allusion a l'absence de soutien financier pour
Gaguin. hy
Jean Lemaire de Beiges, De la difference des schismes et des conciles, Paris 1521, f? b v?.
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UNE CEUVRE HISTORIOGRAPHIQUE DU REGNE DE CHARLES VIII 83
ainsi la solidite factuelle d'une oeuvre qui fait autorite, non par la protection
royale dont elle ne jouit pas, mais par la qualite de ses recherches, sa surete
evenementielle, sa rigueur critique, la richesse de son information. Sur ce
dernier point, cependant, des critiques furent emises a la suite des editions
de 1495 et 1497: on reprochait a Gaguin sa secheresse70. II en tint compte et
amplifia progressivement les textes revises donnes aux imprimeurs. La pro fondeur de ses recherches est louee jusqu'a la fin du XVIe siecle. La Popeli niere trouve Gaguin veritable en son narre et soigneux de rechercher nombre de notables particularitez71 et Mezeray louera encore les curieuses recherches
de son lointain predecesseur72.
Pour cette raison, l'oeuvre du Trinitaire est utilisee par beaucoup d'auteurs frangais et etrangers qui apprecient sa precision et sa brievete. Rete
nons, parmi beaucoup de cas73, ceux de Cambini, Italien auteur d'une his
toire de France, et de Montaigne, dont les Essais ont un support historique important. Le premier avoue, en 1527, avoir suivi Gaguin comme le plus authentique74; le second, quoique davantage porte a suivre Paul Emile et
surtout Nicole Gilles, se fie au Compendium sur plusieurs points75. Cependant, apres 1550 et l'avenement de ?l'histoire parfaite?76, les
methodes de recherche de Gaguin et la surete de ses informations ne parais sent plus aussi incontestables, pour la raison inverse de celle qui faisait pen ser a certains esprits fideles aux principes medievaux, que le Compendium etait trop irrespectueux des autorites, Turpin ou Vincent de Beauvais77. Les ? modernes ? estiment, a raison, que Gaguin a trop suivi les Grandes chroni
ques, livre barbare et tout corrompu7\ au lieu d'aller adfontes, de meme qu'il
70 Plerosque brevitas offendit revele Gaguin dans une lettre {Epistole et orationes, n? 79,
t. II, p. 43). 71 Henri de la Popeliniere, Le dessein de l'histoire nouvelle des Francois, imprime a la
suite de L'histoire des histoires, op. cit., t. II, p. 293. 72
Francois Mezeray, Histoire de France, Paris, 1643, preface. 73 II faudrait evoquer Guillaume Cretin et sa chronique francaise restee manuscrite, le
Messin Philippe de Vigneulles, qui fit copier de larges extraits du Compendium pour nourrir ses Chroniques de Lorraine, le Flamand Jacques de Meyer dont les emprunts a Gaguin sont
multiples dans les Commentarii sive annales rerum flandricarum, etc. 74
Andrea Cambini, Libri IV della progenie del regno di Franchi e vita de low re, New
berry library case, MS fF 3910-146, p.l 5. 7'
Cf. R. Dezeimeris, ?Annotations inedites de Michel de Montaigne sur les Annales et
chroniques de France de Nicole Gilles?, Revue d'Histoire litteraire de la France, 16 (1909), pp. 213-258 et 734-773; 19 (1912), pp. 126-149; 20 (1913), pp. 133-157; 21 (1914), pp. 101-141.
76 Cf. G. Huppert, L'idee de l'Histoire parfaite, trad, franc. Paris, 1972.
77 Ex. Alain Bouchart, Les grandes chroniques de Bretaigne, ed. M.-L. Auger et G. Jean
neau, Paris, 2 vol., 1986-1987, t. I, p. 259. 78 Jean Bouchet, Annales d'Aquitaine, Poitiers, 1524, f? 53 v?.
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84 FRANCK COLLARD
ne s'est guere appuye sur des documents irrefutables79. Parues excessives a
quelques-uns au debut du XVIe siecle, les audaces critiques du Trinitaire
semblent mal assurees et peu approfondies 50 ans plus tard. Du point de vue de son contenu ideologique, l'oeuvre historique de
Gaguin a rencontre un accueil different selon que les lecteurs sont favorables ou hostiles a la France. Pour les uns, le Compendium est un texte mesure qui sait souligner les defauts des rois et de leurs sujets tout en exaltant la gran deur de la monarchic; il distribue louanges et critiques avec equite aux Fran
gais et a leurs ennemis80. Pour les autres, evidemment, la xenophobie
?patriotique? qui impregne tout le recit discredite celui-ci. Des sa preface a
l'edition de 1500, Gaguin fait echo a des critiques contre sa partialite, dont
il se defend energiquement81. Elles ne s'en poursuivent pas moins chez l'his
toriographe des Tudors, PItalien Polydore Virgile82, chez Paul Jove qui stig matise son impudence dans le recit des guerres de Charles VIII et Louis
XII83, chez Vives enfin, qui denonce ses passions immoderees84. On trouve
meme Jean Bodin, pourtant compatriote de Gaguin, pour critiquer vive
ment le parti-pris de l'historien et lui preferer Paul Emile, nee hostisy nee
amicus*5.
II reste un point essentiel de la reception de l'oeuvre de Gaguin: son
aspect proprement litteraire auquel tenait tant l'auteur. La encore, le juge ment est largement positif, mais il a evolue vers plus de severite a mesure que les lettres humanistes progressaient dans la maitrise du latin classique.
Erasme illustre bien cette evolution. Jeune homme en quete d'appuis et plein de respect pour un glorieux aine, il loue sans retenue la prose de Gaguin eleve au rang de Salluste et de Tite-Live. II a atteint a Veloquentia et a Yeruditio, c'est-a-dire a un latin poli, varie et elegant. Sa brievete renferme une grande
richesse stylistique et l'ensemble du texte de Gaguin inflige un dementi cin
glant aux pretentions de superiorite des Italiens, malgre les murmures
79 C'est l'argumentation d'Etienne Pasquier, Les recherches de la France, Paris, 1617,
p. 310, dans sa critique contre 1'origine carolingienne affectee sans preuve documentaire par
Gaguin a PUniversite de Paris. 80 Ce sont les propos d'Erasme dans sa piece accompagnant l'edition de 1495, f? 136 r?. 81
Compendium, ed. de Paris, 1500, preface: falso affert me in Francorum quam in hos tium aut alienigarum partem propensiorem esse.
82 Polydore Virgile, Historia anglica, Vat. cod. urb. lat. 497, cite par D. Hay, Polydor Ver
gil, Renaissance Historian and Man of Letters, Oxford, 1952, p. 116: non testis sed host is angli carum rerum.
83 Paul Jove, Elogia doctorum virorum, Anvers, 1557, p. 264. 84 Juan Luis Vives, De tradendis disciplinis, in Opera omnia, Bale, 1555, p. 509. 85 Jean Bodin, Methodus ad facilem historiarum cognitionem, Paris, 1566, p. 46.
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UNE CEUVRE HISTORIOGRAPHIQUE DU REGNE DE CHARLES VIII 85
envieux de certains86. Mais devenu trente ans plus tard Peminent lettre que l'on sait, le Batave estime que son ancien protecteur parisien, certes estima
ble de son temps, parait maintenant bien peu elegant87. Le ton est donne:
Scipion Du Pleix, au debut du XVIIe siecle, releguera le Trinitaire au rang des ?moines? du Moyen Age ayant ecrit d'un style inelegant et grossier .
Avec le De rebus gestis Francorum de Paul Emile et les Annales de Nicole
Gilles, le Compendium de Gaguin illustre la fecondite historiographique des
annees 1480-1520 a un tournant incontestable de la production historique francaise. Sous diverses influences, dont celle des humanistes italiens, une
renovation est entreprise qui conserve globalement les acquis ideologiques medievaux, fondateurs de la ? Nation France?, mais qui rompt formellement
avec la tradition des chroniques monastiques. C'est bien pour donner enfin
a la grande histoire de France des recits dignes de ce nom que Gilles, Paul
Emile et Gaguin ont voulu, a partir de sources diversifies et parfois criti
quees, arracher aux brumes legendaires et surtout aux tenebres litteraires le
passe francais. Les Grandes chroniques ayant fait leur temps, une nouvelle
generation d'histoires de France a surgi, dont le succes durable s'explique
precisement par leur position pionniere, a Paube d'une nouvelle ere historio
graphique servie par ailleurs par Pimprimerie. Des trois auteurs a l'oeuvre sous Charles VIII et Louis XII, Gaguin fut
indubitablement le moins aide par le pouvoir. Et pourtant, quelle revanche
posthume que la reconnaissance du Compendium, durant une bonne tren
taine d'annees, comme une sorte d'histoire de France officielle que des juris tes citaient, en 1561 comme en 1535, au parlement de Paris, dans leurs plai doieries, comme une autorite89! Grace a ses qualites litteraires, a ses pruden
tes audaces critiques, a son conformisme ideologique, grace surtout a sa
taille commodement reduite qui le rendait pour ainsi dire pedagogique, grace enfin a Pimprimerie et a sa mise en langue vulgaire, le Compendium a
86 Propos tenus dans la lettre deja citee accompagnant l'edition de 1495. Derriere les
envieux, il faut sans doute voir Paul Emile. 87
Erasme, Dialogus ciceronianus, Bale, 1529, p. 159: dictione quam script is vendibilior... verum suo seculo, nunc vix inter latine loquentes reciperetur.
88 Scipion du Pleix, Histoire generale de France, Paris, 1631 (lre ed. 1621), f? aiiii r?;
l'auteur critique cependant aussi Paul Emile, Fauchet, Belleforest, Du Haillan et il utilise le
Compendium plus de 50 fois pour la periode 1422-1500, le considerant comme source originale a partir de 1461.
89 Cf. J. Rigault, ?La frontiere de la Meuse: l'utilisation des sources historiques dans un
proces devant le parlement de Paris en 1535?, Bibliotheque de I'Ecole des Chartes, 106
(1945-1946), pp. 80-99; plaidoierie de Longueval reproduite pp. 93-99; B. Guenee, ?Des limites feodales aux frontieres politiques?, in Les lieux de memoire, op. cit., t. II, La Nation, vol. 2, Le territoire, pp. 1-33, p. 26.
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86 FRANCK COLLARD
remporte un succes depassant les esperances de son auteur. Passe 1550, il ne s'est certes plus agi que d'un succes d'estime, mais un hommage merite a
continue d'etre rendu a une oeuvre porteuse de modernite historiographique et ayant eclipse la vieille histoire de Sainct Denys, comme disait Etienne
Pasquier90.
Universite de Reims. Franck Collard.
90 Etienne Pasquier, Les recherches..., op. cit., p. 58.
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