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Revue des Études Grecques Aux marges de la médecine rationnelle : médecins et charlatans à Rome au temps de Galien (IIe s. de notre ère) Véronique Boudon-Millot Résumé Cette étude propose une nouvelle analyse du statut des praticiens médecins et non-médecins du temps de Galien, en particulier ceux désignés sous le nom de « charlatans ». Elle contient un relevé des principaux termes utilisés pour désigner les différents intervenants actifs dans la sphère médicale et en particulier pharmacologique. Cette étude s'attache en outre au sens d'alazôn et de goêtes dans le corpus galénique et aux relations entretenues entre la médecine galénique rationnelle et ses expressions caricaturales, la divination et les incantations. Or, force est de constater que la médecine galénique n'est pas toujours exempte des influences de la magie et de la religion et que Galien lui-même s'exposa à l'accusation de charlatanerie. Abstract This study tends to offer a fresh analysis of the status of the medical and non medical practitioners at the time of Galen, especially those who were described as 'charlatans'. This paper contains a collection of the relevant terms used to design the different holders of medical, especially pharmacological functions. It provides also a study of the meaning of alazôn and goêtes in the Galenic corpus and of the relations of Galen's rational medicine with its superstitious caricature, divination and incantations. Citer ce document / Cite this document : Boudon-Millot Véronique. Aux marges de la médecine rationnelle : médecins et charlatans à Rome au temps de Galien (IIe s. de notre ère). In: Revue des Études Grecques, tome 116, Janvier-juin 2003. pp. 109-131. doi : 10.3406/reg.2003.4522 http://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_2003_num_116_1_4522 Document généré le 25/09/2015

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Revue des Études Grecques

Aux marges de la médecine rationnelle : médecins et charlatans àRome au temps de Galien (IIe s. de notre ère)Véronique Boudon-Millot

RésuméCette étude propose une nouvelle analyse du statut des praticiens médecins et non-médecins du temps de Galien, en particulierceux désignés sous le nom de « charlatans ». Elle contient un relevé des principaux termes utilisés pour désigner les différentsintervenants actifs dans la sphère médicale et en particulier pharmacologique. Cette étude s'attache en outre au sens d'alazônet de goêtes dans le corpus galénique et aux relations entretenues entre la médecine galénique rationnelle et ses expressionscaricaturales, la divination et les incantations. Or, force est de constater que la médecine galénique n'est pas toujours exemptedes influences de la magie et de la religion et que Galien lui-même s'exposa à l'accusation de charlatanerie.

AbstractThis study tends to offer a fresh analysis of the status of the medical and non medical practitioners at the time of Galen,especially those who were described as 'charlatans'. This paper contains a collection of the relevant terms used to design thedifferent holders of medical, especially pharmacological functions. It provides also a study of the meaning of alazôn and goêtesin the Galenic corpus and of the relations of Galen's rational medicine with its superstitious caricature, divination andincantations.

Citer ce document / Cite this document :

Boudon-Millot Véronique. Aux marges de la médecine rationnelle : médecins et charlatans à Rome au temps de Galien (IIe s.

de notre ère). In: Revue des Études Grecques, tome 116, Janvier-juin 2003. pp. 109-131.

doi : 10.3406/reg.2003.4522

http://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_2003_num_116_1_4522

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Véronique BOUDON

AUX MARGES

DE LA MÉDECINE RATIONNELLE :

MÉDECINS ET CHARLATANS À ROME

AU TEMPS DE GALIEN

(IIe S. DE NOTRE ÈRE)i

Résumé. — Cette étude propose une nouvelle analyse du statut des praticiens médecins et non-médecins du temps de Galien, en particulier ceux désignés sous le nom de « charlatans ». Elle contient un relevé des principaux termes utilisés pour désigner les différents intervenants actifs dans la sphère médicale et en particulier pharmacologique. Cette étude s'attache en outre au sens d'alazôn et de goêtes dans le corpus galénique et aux relations entretenues entre la médecine galénique rationnelle et ses expressions caricaturales, la divination et les incantations. Or, force est de constater que la médecine galénique n'est pas toujours exempte des influences de la magie et de la religion et que Galien lui-même s'exposa à l'accusation de charlatanerie.

Abstract. — This study tends to offer a fresh analysis of the status of the medical and non medical practitioners at the time of Galen, especially those who were described as 'charlatans'. This paper contains a collection of the relevant terms used to design the different holders of medical, especially pharmacological functions. It provides also a study of the meaning of alazôn and goêtes in the Galenic corpus and of the relations of Galen's rational medicine with its superstitious caricature, divination and incantations.

1 Cet article est la version revue et augmentée d'une communication présentée lors de la Table ronde organisée à Reims (24 janvier 2003) par F. Collard et E. Samama sur le thème : « Mires, physiciens, barbiers et charlatans. Les marges de la médecine de l'Antiquité au début de l'époque moderne ».

REG tome 116 (2003/1), 109-131.

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And we can argue that religious and magical ideas influence and contaminate even Galenic medicine and that Galen himself has been called 'charlatan'.

S'aventurer aux marges de la médecine, pénétrer le monde obscur des charlatans 2 et des marchands de drogue suppose de surmonter deux écueils : le premier relatif aux sources littéraires antiques dont nous disposons, le second relatif au vocabulaire employé pour désigner tous ceux qui, tout en œuvrant dans la sphère médicale, ne sauraient mériter le nom de médecin. La première difficulté tient au fait que même si le petit monde des charlatans et autres marchands a cru bon d'écrire sur ses activités, ce dont on peut légitimement douter, ces confidences ne nous sont pas parvenues. Les seuls témoignages dont nous disposons sont ceux des médecins reconnus et désignés comme tels, que ce soit par leurs confrères ou par leurs adversaires. Un témoignage comme celui du médecin Galien de Pergame dont l'essentiel de la carrière se déroule à Rome au 11e siècle de notre ère est donc particulièrement précieux. Le second point tient à la richesse et à la variété du vocabulaire employé pour désigner tous ceux qui œuvrent aux marges de la médecine, avec cette difficulté supplémentaire que l'on ne saurait clairement distinguer dans l'antiquité entre représentants d'une médecine rationnelle et officielle et tenants de pratiques magiques et charlatanesques 3. La notion même de médecine officielle ne saurait en effet avoir de sens au sein d'une société où la qualité de médecin ne dépend pas de l'obtention d'un quelconque diplôme, mais de la seule capacité à faire ses preuves et à obtenir la guérison du malade

2 Le nom de charlatan, emprunté à l'italien ciarlatano, n'apparaît dans la langue française qu'en 1543, voir Dictionnaire étymologique de la langue française, O. Bloch et W. von Wartburg éd., Paris, 1989. Ce nom appliqué à la période qui nous occupe ici (le ne siècle de notre ère) peut donc faire figure d'anachronisme, mais il nous a paru d'un usage commode et bien adapté à la description des pratiques observées.

3 Parmi les travaux récents consacrés à la magie dans l'Antiquité, on citera F. Graf, La magie dans l'Antiquité gréco-romaine, Paris, Les Belles Lettres, 1994; J.-B. Clerc, Homines Magici. Étude sur la sorcellerie et la magie dans la société romaine impériale, Bern, Peter Lang, 1995 (en particiculier p. 156 sqq. De la magie thérapeutique à la magie noire) et M. N. Dickie, Magic and Magicians in the Greco-Roman World, London-New York, Routledge, 2001, sans oublier G. E. R. Lloyd, Demystifying Mentalities, Cambridge University Press, 1990 (traduction française sous le titre Pour en finir avec les mentalités, La Découverte, 1996), voir en particulier le chapitre intitulé « Magic and science, ancient and modem », p. 39-72 où l'auteur s'interroge sur le sens et le contenu des pratiques magiques aux différentes époques et dans les différentes cultures ; voir aussi l'étude devenue classique de L. Edelstein, « Greek medicine in its relation to Religion and Magic », Bulletin of the Institute of the History of Medicine 5, 1937, p. 201-246 (repris dans Ancient Medicine, Selected Papers of Ludwig Edelstein, Baltimore, 1967, p. 205-246).

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par une méthode rationnelle. En ce sens, le médecin et le charlatan s'affrontent davantage sur le terrain de la méthode que sur celui des résultats. Et l'on ne s'étonnera pas que les deux grands domaines de la médecine, avec l'enseignement, où le médecin doive le plus se garder des charlatans soient précisément ceux qui relèvent du pronostic (avec le recours aux incantations) et de la pharmacologie (avec le recours aux amulettes). Les écrits pharmacologiques de Galien, avec son traité sur le pronostic, sont en effet ceux qui contiennent le plus grand nombre d'occurrences de noms servant à désigner le charlatan. Mais si la mention de telles pratiques s'accompagne le plus souvent dans les écrits galéniques d'une ferme condamnation, Galien lui-même ne paraît pas s'être toujours abstenu de certaines facilités de langage, notamment dans l'exercice difficile de l'art du pronostic, libertés qui lui valurent à son tour l'accusation d'user de charlatanerie. Et nous aurons la surprise de constater que ces accusations, bien que prononcées à l'égard d'un des plus prestigieux représentant de la médecine rationnelle, n'étaient peut-être pas toujours entièrement dénuées de quelque fondement.

Aussi, après une brève présentation du vocabulaire employé pour désigner le charlatan et ses acolytes, m'intéresserai-je aux fondements de la critique galénique, avant de montrer que le médecin rationnel, par un cruel renversement du sort, devient parfois lui-même la première victime des travers qu'il est si prompt à dénoncer chez les autres.

Richesse et variété du vocabulaire employé

La richesse du vocabulaire employé pour désigner l'ensemble des intervenants non-médecins s'explique en grande partie par le fait que la profession médicale n'étant pas répartie dans l'antiquité à l'intérieur de catégories bien définies, la frontière entre l'activité du médecin et celle du marchand de drogues par exemple peut parfois apparaître comme relativement floue, chacun fixant un peu les limites de son champ propre. Hippocrate, au début de Maladie sacrée, pour dénoncer ceux qui assignent à Pépilepsie une origine divine, s'en était déjà violemment pris aux charlatans de tout poil, mêlant dans une même réprobation mages (μάγοι), purificateurs (καθάρται), prêtres mendiants (άγύρται) et charlatans (αλαζόνες) 4. Parmi ces quatre substantifs eux-mêmes fort rares à l'intérieur de la Collection Hippocratique puisqu'ils ne se rencontrent que dans le passage de Maladie sacrée dont il vient

4 Hippocrate, Maladie sacrée I, 4 (Littré VI, 354).

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d'être question, seul le dernier (άλάζων) est utilisé par Galien. On ne s'étonnera pas que la médecine rationnelle, hippocratique et galénique, n'ait fait que bien peu de cas des pratiques magiques, omettant soigneusement de mentionner le nom de ses principaux représentants. La foule de petits marchands gravitant autour de la sphère médicale semble en revanche avoir beaucoup plus retenu l'attention d'un médecin comme Galien. Le vocabulaire employé par ce dernier pour décrire leurs multiples activités apparaît en effet autrement plus étendu. Je prendrai comme point de départ de cette recherche la nomenclature établie par J. Korpela pour la Rome du Ier siècle avant notre ère jusqu'à l'antiquité tardive 5. À la dizaine de substantifs relevés par Korpela (άρωμα- τοπώλης, μυροπώλης, φαρμακοπώλης, πημεντάριος, σπερματοπώλης, λιβανωτοπώλης, μυρεψός, καπηλεύων et ρωποπώλης), il convient d'ajouter Γόχλαγωγός et les άνδρες βοτανικοί employés par Galien pour désigner certains de ces acteurs aux marges de la médecine. En revanche, trois des substantifs relevés par Korpela ne se rencontrent pas chez Galien : il s'agit de Γάρωματοπώλης (aromata- rius), le marchand d'aromates; du λιβανωτοπώλης (thurarius), le marchand d'encens et du σπερματοπώλης (seminarius), le marchand de graines. Si Galien ne distingue pas entre ces différentes catégories de marchands, en revanche il utilise le terme générique de φαρμακοπώλης (pharmacopola), employé quatre fois dans l'ensemble du corpus pour désigner le marchand de drogues quelles qu'elles soient, c'est-à-dire quelqu'un de finalement assez proche de notre pharmacien.

Je me proposerai pour ma part de substituer à la nomenclature principalement quantitative de J. Korpela, une nomenclature que je qualifierai de qualitative dans la mesure où je m'efforcerai d'évaluer quelle connotation plus ou moins négative ou positive revêt chacun de ces substantifs dans le corpus galénique. Il me paraît en effet important de noter que Galien ne condamne pas aveuglément toute activité médicale autre que celle du médecin (ιατρός), mais sait au contraire reconnaître quelque mérite à ceux qui, aux marges de la médecine, apportent aide et assistance au praticien.

5 J. Korpela, « Aromatarii, pharmacopolae, thurarii et ceteri. Zur Sozialgeschichte Roms », in Ph. Van der Eijk et alii (éd.), Ancient Medicine in its Socio-cultural Context, volume I, Amsterdam- Atlanta, Éditions Rodopi, 1995, p. 101-118 (voir en particulier p. 102).

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Termes employés sans connotation péjorative

Tel est le cas de Γόχλαγωγός 6 désignant étymologiquement « celui qui rassemble la foule » employé deux fois par Galien dans son traité Sur les antidotes, la première à propos d'un certain Chariton, la seconde pour qualifier un certain Simmias tous deux présentés comme les inventeurs d'une préparation contre les morsures de tarentules 7. En n'hésitant pas à relever ces recettes dans son propre ouvrage Sur les antidotes, Galien témoigne nettement qu'il ne porte aucun jugement péjoratif sur Γόχλαγωγός en qui il voit d'abord et avant tout un marchand ambulant amené à se déplacer de ville en ville et à rassembler les foules. Les άνδρες βοτανικοί bénéficient du même jugement bienveillant. Ces spécialistes des plantes, comme leur nom l'indique, jouissent même d'un statut protégé dans l'île de Crète où, nous dit Galien, « ils sont nourris par César », allusion probable au versement de quelque prébende officielle 8. En Crète, les herbes poussent en quantité si abondante, commente Galien, qu'il est rare que les botanikoi (οι κατ' αυτήν βοτανικοί) fournissent des qualités altérées. Car tout se passe en quelque sorte comme si l'abondance décourageait le trafic. Le μυροπώλης 9 (myropola), utilisé par Galien au sens de marchand de parfums ou plus largement d'essences, désigne ceux qui, chaque année, font le voyage en Crète pour y acheter leurs matières premières. Ceux-ci jouissent d'un jugement que l'on peut qualifier de « globalement positif», Galien leur reconnaissant une vraie compétence dans le choix des ingrédients 10 et ajoutant que s'il leur arrive de se tromper parfois plus ou moins dans la préparation des antidotes, c'est aussi le cas des meilleurs médecins. Tout au plus apparaissent-ils un peu bornés, connaissant certes toutes les variétés de plantes Cretoises, mais ignorant celles qui poussent dans les faubourgs de Rome n.

6 DELG, s. ν. όχλος où όχλαγωγός et ses dérivés est cité au nombre des composés tardifs et en principe péjoratifs, à côté d'oxÀoâpeoKOç « qui flatte la foule ».

7 Galien, De antidotis (Kiihn XIV, 180, 6 et 182, 15). 8 Ibid. I, 2 (Kiihn XIV, 9, 14) : των εκεί βοτανικών ανδρών ύπό Καίσαρος

τρεφομένων. Voir aussi In Hippocratis Epidemiarum VI commentarius V V, 1 (Kiihn XVII B, 231, 8 = éd. Ε. Wenkebach, CMG V 10, 2, 2, p. 257, 27) : ους όνομάζουσι... βοτανικούς.

9 DELG, s. ν. μύρον où μυροπώλης est cité au nombre d'une trentaine de composés techniques ou poétiques, aux côtés de μυρεψός et μυρεψικός, avec le sens de « marchand de parfums ».

10 Galien, De antidotis I, 2 (Kiihn XIV, 10, 9); ibid. I, 4 (Kuhn XIV, 24, 12). n Ibid. I, 5 (Kuhn XIV, 30, 14). Même reproche ibid. I, 10 (Kuhn XIV, 51, 16

et 53, 7).

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Termes à connotation péjorative

D'autres catégories s'attirent en revanche un jugement sensiblement plus négatif. Tel est le cas en particulier du μυρεψός ou μυρεψικός 12 (unguentarius), sorte de parfumeur dont l'activité peut paraître assez proche de celle du précédent puisqu'il s'emploie à « cuire des parfums ». Mais en réalité, Galien décrit l'activité de ces parfumeurs (μυρεψοί) comme orientée vers d'autres préoccupations que médicales et leur adresse donc un véritable reproche d'incompétence. Ils sont en effet accusés par Galien d'altérer les produits qu'ils préparent en y ajoutant des ingrédients inutiles. Ainsi dans le Sur les facultés des médicaments simples, à propos d'une préparation à base de roses (το ρόδινον) qui, pour être d'un usage médicinal satisfaisant, doit être réalisée à partir de produits purs (c'est-à-dire essentiellement à base de roses et d'huile), Galien fait reproche aux murepsoi d'en altérer la composition par l'adjonction d'aromates destinées à assurer la texture, la stabilité et la bonne odeur du produit avant même d'y adjoindre les pétales de roses 13. Un peu plus loin dans le même traité, il est à nouveau reproché aux murepsoi de choisir parmi les différentes variétés d'aristoloche à leur disposition, non pas celle qui convient le mieux à un usage médicinal, mais la clématite certes plus odorante, mais aux vertus thérapeutiques bien moins efficaces 14. Ces quelques réserves exprimées par Galien sur l'activité des murepsoi ne l'empêcheront cependant pas de les faire figurer, dans son Commentaire aux Épidémies VI d'Hippocrate, au nombre des « serviteurs » du médecin dont celui-ci doit bien reconnaître qu'il a parfois besoin pour exercer son art. Il s'agit du passage où Galien est amené à commenter la célèbre formule hippocratique selon laquelle « Les natures sont médicatrices des maladies » (Νούσων φύσιες ίητροί) 15. C'est là l'occasion pour Galien de rappeler que différentes technai sont à la disposition du médecin pour lui permettre d'œuvrer en accord avec la nature et lui fournir la matière de son art médical,

12 Voir supra n. 9. Ces deux composés de μύρον désignent « celui qui fait bouillir et fabrique les parfums ».

13 Galien, De simplicium medicamentorum facultatibus II, 27 (Ktihn XI, 537, 15) : ώσπερ εϊώθασιν οι μυρεψοί σκευάζειν, υπέρ τού μόνιμόν τε καί εύωδέστερον γενέσθαι προστύφοντες άρώμασι τοΰλαιον πριν έμβαλεΐν τα ρόδα.

14 Ibid. VI, 1 (Kiihn XI, 836, 2) : ή μεν κληματίτις ευωδεστέρα μέν, ώστε κα\ προς τα μύρα χρήσθαι τους μυρεψούς αυτή, προς τας Ιάσεις δ' ασθενεστέρα.

15 Galien, In Hippocratis Epidemiarum VI commentarius Κ V, 1 (Kiihn XVII Β, 229, 13 = éd. Ε. Wenkebach, CMG V 10, 2, 2, p. 257, 4) : είσί δ' ούτοι ριζοτόμοι, μυρεψοί, μάγειροι, καταπλάττοντες, έπιβρέχοντες, κλύζοντες, άποσχάζοντες, φλεβοτομούτες, σικυάζοντες.

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art qu'il est lui-même en position de pouvoir exercer grâce à l'aide de serviteurs (ύπηρέτας) tels que les coupeurs de racines (ριζοτόμοι), les parfumeurs (μυρεψοί) et les cuisiniers-bouchers (μάγειροι) 16 qui ont pour tâche d'appliquer les emplâtres (καταπλάττοντες), d'humidifier (έπιβρέχοντες), d'administer des lavements (κλύζοντες), de scarifier (άποσχάζοντες), de pratiquer la saignée (φλεβοτομοΰτες), et d'appliquer des ventouses (σικυάζοντες). Un peu plus loin dans le même passage, Galien va même jusqu'à établir une stricte hiérarchie entre les différents arts et leurs principaux représentants 17 :

« Par le prestige en effet la médecine prime sur les médecins, le médecin prime sur l'art de servir, et cet art prime sur les serviteurs (se. du médecin), les serviteurs priment sur les arts relatifs à la préparation de leurs instruments et de leurs matières [premières], ces arts priment sur les artisans chargés d'élaborer ce qui est nécessaire à leur exercice et ces artisans eux-mêmes priment sur les matières et les instruments préparés ».

Aux côtés du médecin et de ses plus proches serviteurs qui ici méritent presque le nom d'assistants, interviennent donc, à l'extrémité de la filière médicale, « les artisans chargés de fabriquer les clystères, les lancettes, les bistouris, les pinces, les fers et tous les autres instruments de l'art médical, et à leur côté également tous ceux chargés de la préparation des matières premières, que l'on désigne sous le nom de rhizotomoi et andres botanikoi et qui fournissent également les matières à base de métaux et toutes les autres de cette sorte » 18.

16 Sur le rôle du μάγειρος dans la Grèce ancienne, à la fois cuisinier et boucher, voir E. Moore Rankin, The role of the mageiroi in the life of the ancient Greeks as depicted in Greek literature and inscriptions, Chicago, 1907, p. 77, qui note : « comme les médecins des temps anciens, le cuisinier semble être le fanfaron (άλαζών) par excellence », et plus récemment G. Berthiaume, Les rôles du mageiros. Étude sur la boucherie, la cuisine et le sacrifice dans la Grèce ancienne, Leiden, Brill, 1982, qui cependant ne s'intéresse pas aux textes médicaux. Sur le personnage du μάγειρος dans la comédie moyenne, voir A. Roselli, « Les cuisiniers-médecins dans la comédie moyenne », in Le théâtre grec antique : la comédie, Actes du 10e colloque de la Villa Kérylos, Paris, 2000, p. 155-169, qui précisément voit (p. 158) dans le cuisinier qui se prétend médecin et suscite le rire en allant au-delà des limites de son art, un άλαζών. Dans la répartition des tâches énumérées ici par Galien, il semble prioritairement avoir été chargé des scarifications.

17 Galien, In Hippocratis Epidemiarum VI commentarius V V, 1 (Kiihn XVIIB, 229, 13 = éd. E. Wenkebach, CMG V 10, 2, 2, p. 257, 17 sqq.) : άξιώματι τοιγαροΰν ή μεν ιατρική πρότερα των ιατρών έστιν, ό δ' ιατρός της ύπερητικής τέχνης, εκείνη δε τών υπηρετών, οι δ' ΰπηρέται τών παρασκευαζουσών αύτοΐς τά τε όργανα και τας ύλας τεχνών, έκεΐναι δέ τών εργαζομένων τα κατά ταύτας τεχνιτών, αύτοι δ' οι τεχνΐται τών παρασκευαζομένων υλών τε καί οργάνων.

18 Ibid., p. 257, 22-28 : ... έσχατους μεν εις υγείας φυλακήν καί ποίησιν είναι τους κατασκευάζοντας ήμίν κλυστήρας καί φλεβοτόμα καί σμίλας καί ψαλίδας καί καυστήρας καί ταλλα της ιατρικής τέχνης όργανα, συν αύτοΐς δέ καί τους τας ϋλας

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En réalité, et alors même que chacun jouit d'une place reconnue à l'intérieur de la hiérarchie médicale, on constate que la critique de Galien adopte un ton d'autant plus sévère que l'intention de tromper et la volonté de s'enrichir sont évidentes. En ce sens, la faute du murepsos qui veut simplement rendre sa préparation plus odorante est moins grave que celle du ρνζοτόμος (herbarius) ou coupeur de racines dont il vient d'être question et dont le seul but est bien souvent de s'enrichir. Aussi ces derniers ne sont-ils pas d'ordinaire épargnés par Galien qui les confond dans une réprobation commune avec les ρωποπώλαι (marchands de menues marchandises ou pacotilles). Galien va même jusqu'à distinguer entre leurs différents degrés de responsabilité dans l'approvisionnement des matières médicinales :

« Vous savez en effet, écrit-il dans le Sur les médicaments composés selon les genres 19, comment je me procure chaque année les meilleurs remèdes de tous les pays (c'est-à-dire à la fois en se rendant lui-même sur place, en se montrant vigilant sur la qualité des produits qu'il achète, ou encore en faisant appel à des amis sûrs), étant donné que des fripons de petits marchands (τους έπιτρίπτους ρωποπώλας) les endommagent de toutes les façons; mais peut-être vaut-il mieux blâmer non pas ceux-là seuls, mais bien davantage les intermédiaires qui en assurent le transport (τους κομίζοντας εμπόρους), et plus encore que ces derniers, ceux-là mêmes que l'on appelle des « coupeurs de racines » (τους ριζοτόμους), et en rien moins ceux qui rapportent des montagnes dans les villes les jus et les sucs des plantes, ainsi que leurs fruits, leurs fleurs et leurs bourgeons. Car ce sont ces gens-là les premiers de tous qui exercent sur eux leurs méfaits (ούτοι γάρ είσιν οι πρώτοι πάντων εις αυτά πανουρ- γοΰντες) ».

Le participe πανουργοΰντες employé ici insiste, pour la dénoncer, sur la ruse intentionnelle de ces marchands qui, à seule fin de s'enrichir, n'hésitent pas à vendre des produits frelatés et trafiqués. Et l'on verra plus loin que c'est encore ce même désir de tromper et de nuire, également exprimé par le verbe πανουργέω-ώ, qui animera les adversaires de Galien contre sa personne.

Quoi qu'il en soit de la responsabilité exacte de chacun, le ρωποπώλης, comme le ριζοτόμος, appartient à la catégorie du φαρμακοπώλης (pharmacopola) 20, du marchand de drogues, tou-

προπαρασκευάζοντας, οϋς όνομάζουσι ριζοτόμους καί βοτανικούς καί τα έκ των μετάλλων όσα τ' άλλα τοιαύτα παρέχοντας.

19 Galien, De compositione medicamentorum per genera III, 2 (Kiihn XIII, 571, 2 sqq.).

20 Ce terme se rencontre également deux fois chez Aristophane : φαρμακοπώλαις (Nuées, v. 766) et φαρμακοπωλών (Fragment 28, 1. 3).

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jours prompt à faire passer son intérêt personnel avant celui de ses clients. Tout au plus, le φαρμακοπώλης pourra-t-il plaider qu'il n'agit ainsi que par ignorance tant il est vrai qu'il se distingue du vrai médecin, par son incapacité absolue à établir quelque pronostic fiable 21. Tel n'est cependant pas le cas des ρωποπώλαι dont Galien se plaît à nous rappeler qu'alors même qu'ils savent parfaitement faire la différence entre deux plantes aromatiques souvent confondues, l'aurone et la santonique 22, ils ne se privent pas en revanche de vendre à ceux qui ne s'y connaissent pas un succédané de térébenthine au lieu du produit authentique 23, et de tromper encore le client sur la pureté de l'huile d'olive 24.

Le καπηλεύων (petit détaillant, marchand au détail) partage la même image négative de fraudeur peu scrupuleux25. Dans le Sur les bons et les mauvais sucs des aliments, Galien les accuse de procéder à des mélanges illicites pour tromper sur la qualité des vins et masquer leur amertume 26. Dans le Sur les antidotes, ils sont de nouveau désignés comme coupables de tromperies sur les ingrédients destinés à la préparation du célèbre remède appelé thériaque27. Ces fraudes apparemment fort courantes sont violemment dénoncées par Galien dans le Sur la thériaque à Pison où on rencontre cette fois l'adverbe καπηλικώς :

« On constate en effet de nombreuses fraudes (πολλή πανουργία) de la part de fraudeurs (ύπό των πανουργούντων), et en particulier en ce qui concerne ce remède (c'est-à-dire la thériaque), et la plupart des gens trompés par cette réputation unique d'antidote, auprès de marchands qui font œuvre mercantile (καπηλικώς) achètent ce remède à prix d'or, même s'il n'a pas été correctement préparé » 28.

La préparation d'un médicament comme la thériaque qui réunit près d'une centaine d'ingrédients était propre à donner lieu à des mélanges et des trafics de tout genre. Et la meilleure façon

21 Galien, De diebus decretoriis I, 11 (Kiihn IX, 823, 7). 22 Galien, De simplicium medicamentorum facultatibus VI, 1 (Kiihn XI, 804, 9). 23 Galien, De compositione medicamentorum per genera III, 3 (Kiihn XIII, 617, 14). *> Ibid. IV, 5 (Kiihn XIII, 703, 1). 25 DELG, s.v. κάπηλος où Chantraine rappelle que l'image de ce petit marchand

est souvent associée (notamment chez Aristophane) à celle du filou. 26 Galien, De probis pravisque alimentorum succis 11 (Kiihn VI, 805, 7 = éd. G.

Helmreich, CMG V 4, 2, p. 423, 9). 27 Galien, De antidotis I, 2 (Ktihn XIV, 7, 6). Sur la préparation de la thériaque, voir

mon article « La thériaque selon Galien : poison salutaire ou remède empoisonné ? », in Le corps à l'épreuve, études réunies par F. Collard et E. Samama, Langres, D. Guéniot éditeur, coll. Hommes et textes en Champagne, 2002, p. 45-56.

28 Galien, De theriaca ad Pisonem 2 (Kiihn XIV, 216, 5 sqq.) : πολλή γάρ έστιν ύπό των πανουργούντων και ή περί αυτό γινομένη πανουργία, και οί πολλοί τη δόξη μόνη της αντιδότου άπατώμενοι, παρά των καπηλικώς χρωμένων τη τέχνη, πλείστω άργυρίω, καν μή καλώς έσκευασμένον η, ώνοΰνται τό φάρμακον.

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de détecter les fraudes est sans doute de devenir soi-même un spécialiste. Aussi Galien ne se lasse-t-il pas de prodiguer ses conseils au futur médecin dans le chapitre du Sur les antidotes précisément intitulé Comment préparer la meilleure thériaque ? 29 :

« En ce qui concerne la préparation elle-même (την σκευασίαν μεν οΰν αυτήν), un homme sagace l'apprendra facilement en une seule fois, mais en ce qui concerne la connaissance des médicaments que l'on doit mélanger les uns avec les autres, il ne lui suffira pas de s'y exercer une seule fois, ni même deux, ni trois, mais il lui faudra s'y exercer très souvent (πάνυ πολλάκις). Encore lui faudra-t-il disposer d'un bon maître qui lui montre et lui enseigne de façon rationnelle quel est le meilleur remède à utiliser. Mais celui qui se contenterait d'en faire l'apprentissage dans les livres sans avoir quelqu'un pour le lui montrer, aurait encore besoin de beaucoup plus de temps d'observation pour discerner exactement la vertu ou l'inefficacité de chaque remède (προς τό διαγινώσκειν ακριβώς εκάστου φαρμάκου τήν τε άρέτην και την κακίαν). Car les détaillants (καπηλεύοντες) falsifient certains remèdes de façon si adroite que même les plus exercés s'y laissent prendre, aussi en de tels cas est-il préférable que la préparation en soit depuis longtemps confiée à un ami sûr et que l'on se procure le remède à partir d'une région où il se forme de la meilleure qualité, ou bien, après se l'être fait expédier une seule et unique fois, en avoir fait préparer des quantités susceptibles de durer toute la vie, comme on peut le faire pour presque tous les remèdes dits « métalliques » (c'est-à-dire à base de métaux) ».

Au terme de cette première partie, je conclurai que les marges de la médecine abritent tout un menu peuple de marchands et de préparateurs, certes peu scrupuleux, mais auquel le médecin lui-même reconnaît un savoir et une compétence qui leur valent d'être parfois élevés au rang de « serviteurs » de l'art. Mais alors même que les marchands de drogue ont le savoir et ne trompent le client que par amour du gain, les vrais « charlatans », eux, comme nous allons le voir à présent, parlent à tort et à travers par pure ignorance. Ils sont en ce sens bien plus dangereux et plus difficiles à combattre. Car si les deux catégories ont la ruse en partage (au πανουργοΰντες du Sur les médicaments composés selon les genres répond le πανουργίας employé dans le Pronostic 30), dans ce dernier cas, la parade s'avère beaucoup plus difficile à trouver.

29 Galien, De antidotis I, 2 (Kiihn XIV, 6, 12 sqq.). 30 Comparer le De compositione medicamenîorum per genera III, 2 (Kiihn XIII,

571) et le De praenotione 4 (Kiihn XIV, 623, 1 = éd. V. Nutton, CMG V 8, 1, p. 92, 9).

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Ignorance et charlatanisme

Si l'ensemble des termes cités plus haut étaient appliqués par Galien à ceux qui en général œuvrent aux marges de la médecine, il est deux qualificatifs qu'il réserve à ses seuls collègues médecins ou prétendus tels : les substantifs γόης et άλαζών.

Le γόης est à l'origine un sorcier ou magicien qui prononce des incantations lugubres31. Chez Galien où l'on rencontre le terme 20 fois, il désigne le charlatan ou l'imposteur contre lequel dans le Protreptique comme dans le Que l'excellent médecin est aussi philosophe, il convient de mettre tout spécialement en garde les jeunes gens (3 occurences) 32. Mais la majorité des emplois de γόης se répartit entre le traité Sur les facultés des médicaments simples (12 occurrences) et le traité sur le Pronostic (5 occurrences). Dans le traité pharmacologique, Galien dresse ainsi le portrait sans concession d'un certain Pamphile, auteur d'un traité sur les plantes :

« Mais ce Pamphile s'est tourné vers des contes de vieilles femmes et vers des sorcelleries égyptiennes bavardes (τινας γοητείας Αιγύπτιας ληρώδεις) en même temps que vers certaines incantations (έπωδαΐς) que l'on prononce en arrachant les plantes; il les utilise même pour des amulettes (περίαπτα) ou d'autres procédés magiques (άλλας μαγγανείας) qui sont non seulement superflus et extérieurs à l'art médical, mais aussi qui sont tous faux » 33.

31 Sur l'origine et la signification de ce terme, voir W. Burkert, « ΓΟΗΣ. Zum griechischen 'Schamanismus' », Rheinisches Museum NS 105, 1962, p. 36-55

32 Voir en particulier le Protreptique 9.1 (Kiihn I, 20 = éd. V. Boudon, CUF, p. 100, 3) pour la mise en garde faite aux jeunes gens de ne pas suivre un mauvais maître. Le verbe γοητεύω signifie ailleurs « tromper », « égarer », par exemple dans le Quod optimus medicus sit quoque philosophus (Kiihn I, 61, 4) où Galien dénonce les mauvais médecins qui se laissent séduire par l'amour de l'argent ou égarer par la recherche du plaisir (φιλοχρηματίας άναπειθούσης ή γοητευούσης ηδονής), le substantif γόης étant fréquemment associé à l'idée de tromperie et à des verbes comme άπατάω-ώ.

33 Galien, De simplicium medicamentorum facultatibus VI, prol. (Kiihn XI, 792, 11-16) : άλλ' εκείνος μεν εις τε μύθους γραών τινας έξετράπετο καί τινας γοητείας Αιγύπτιας ληρώδεις άμα τισίν έπωδαΐς, ας αναιρούμενοι τας βοτάνας έπιλέγουσν και δη κέχρηται προς περίαπτα και αλλάς μαγγανείας ού περιέργους μόνον, ούδ' εξω της ιατρικής τέχνης, άλλα καί ψευδείς άπάσας. Sur les pratiques magiques ici reprochées à Pamphile par Galien, voir A. Delatte, Herbarius. Recherches sur le cérémonial usité chez les Anciens pour la cueillette des simples et des plantes magiques, Paris, Les Belles Lettres, 1936, p. 59 où l'auteur rappelle que le cérémonial de la magie gréco-égyptienne comportait assez souvent des fumigations (θυμιάματα) accompagnées d'invocation (έπίκλησις) à la plante, en précisant que Galien reprochait volontiers aux botanistes « d'être plutôt des sorciers que des hommes de science ». Sur les incantations (έπωδαί), particulièrement en honneur dans la magie gréco-égyptienne, voir A. Delatte, Herbarius..., p. 64 sqq. Enfin, parmi les autres procédés magiques ici fustigés par Galien, on peut penser aux libations que Pamphile recommandait tout particulièrement, en les accompagnant d'encensements et d'incantations (voir A. Delatte, Herbarius..., p. 90).

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D'emploi plus fréquent avec 38 occurrences recensées dans le seul corpus galénique, le substantif άλαζών (charlatan, imposteur) désigne celui qui fait le fanfaron, qui parle plus qu'il ne faut (άλαζονεύομαι) et surtout qui dit faux par ignorance 34. La charla- tanerie se définit donc comme la manifestation du mensonge lié à l'ignorance. En ce sens, le type même de Γάλαζών est celui qui se vante d'avoir fait des découvertes qu'il n'a pas faites, tel le médecin méthodiste Thessalos qui exerça la médecine à Rome à l'époque de Néron. Galien l'accuse dans le Sur la méthode thérapeutique 35 de se prévaloir de l'invention d'une méthode qu'il est incapable d'exposer. Un peu plus loin dans le même traité, Galien poursuit encore Thessalos et ses sectateurs de sa vindicte quand il déclare :

« Tant l'ignorance est chose indélébile, tout particulièrement quand elle est mêlée à la charlatanerie (καί μάλλον όταν άλαζονία μιχθη). Tels sont, entre tous, les sectateurs de Thessalos » 36.

Un autre personnage du nom d'Andréas est également la cible de la part de Galien de la double accusation de sorcellerie et de charlatanerie (γοητείας τε και αλαζονείας), deux notions fréquemment associées sous la plume du médecin de Pergame et qui apparaissent pratiquement comme synonymes. Andréas est en particulier accusé d'avoir introduit la sorcellerie et la charlatanerie dans la science des médicaments, la pharmacologie, ainsi que le pronostic, constituant les deux sphères d'influence privilégiées du charlatanisme. Aussi, tout en rendant hommage à la science de ses prédécesseurs en matière de pharmacologie, Galien n'oublie-t-il jamais de mettre son lecteur en garde contre Andréas :

34 Sur άλάζων voir D. MacDowell, « The Meaning of άλάζων », in E. M. Craik (éd.), Owls to Athens. Essays on Classical Subjects Presented to Sir Kenneth Dover, Oxford Clarendon Press, 1990, p. 287-292 qui renvoie à l'ouvrage de Ο. Ribbeck, Alazon, Leipzig, 1882. L'évolution des emplois d'άλάζωv dessinée par MacDowell du ive au Ve siècle avant notre ère, du sens spécialisé de « charlatan » à celui de « menteur » en général, ne paraît pas pertinente pour le corpus galénique où le médecin de Pergame réserve prioritairement ce terme à ses collègues ou prétendus tels en qui il voit non de simples « menteurs », mais de véritables « charlatans ». Voir également, pour les emplois d'alazôn dans la comédie, l'article de L. Gil, « El 'alazon' y sus variantes », Estudios dasicos 25, 1981-1983, p. 39-57 qui voit d'abord dans Talazôn' un « imposteur » au même titre que les sycophantes, les flatteurs et les parasites. Voir enfin la note 74 de la page 51 de l'article de W. Burkert cité supra n. 31.

35 Galien, De methodo medendi I, 3 (Kiihn X, 27, 3). -% Ibid. XIII, 15 (Kiihn X, 915, 18-916, 2).

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« Et il n'est aucun ancien qui n'ait contribué en quelque façon, plus ou moins à la science des médicaments, sans la magie et la charlatanerie (άνευ γοητείας τε και αλαζονείας) que plus tard Andréas a introduites » 37.

Et il ajoute presque aussitôt cette mise en garde : « Mais il faut s'abstenir d'Andréas et des charlatans de même acabit

('Ανδρέου δέ και των ομοίως αλαζόνων άφίστασθαι χρή) et encore bien davantage de Pamphile qui n'a jamais vu même en rêve les plantes dont il entreprend de décrire la forme » 38.

Ainsi le charlatan est d'abord un menteur, non pas un simple menteur intentionnel guidé par exemple par l'appât du gain, non, pire encore, c'est un menteur qui n'a plus de lucidité sur ses propres mensonges, qui ment par erreur de jugement et par ignorance de la vérité. Le charlatan (άλάζων) se signale en effet d'abord par sa jactance et sa vantardise, en bref par son alazoneia, mot également employé en grec pour désigner les fanfaronnades et les hâbleries de toute sorte. Or, Γάλαζονεία figure précisément pour Galien au nombre des passions de l'âme pouvant entraîner de graves erreurs de jugement. Dans son traité Du diagnostic et du traitement des erreurs de l'âme de chacun, Galien fustige ainsi tous ceux qui « sans s'être suffisamment exercés dans les nombres, osent se prononcer sur les théorèmes de calcul et d'arithmétique » ou qui plus généralement « se lancent dans une démonstration avant de s'être exercés dans la méthode démonstrative » 39. À cet état de fait, Galien voit plusieurs causes dont précisément Γάλαζονεία : « Voilà donc, conclut-il, une première et très grande erreur commise par ceux qui se sont prononcés précipitamment sur ce qui est bien ou mal dans la vie humaine, erreur engendrée par l'amour-propre, la vantardise (αλαζονείας), la vanité ou l'ambition » 40. La vantardise du charlatan s'enracine donc d'abord dans l'ignorance, nous l'avons dit, ignorance qui va conduire les charlatans jusqu'à nier l'évidence et les données mêmes de l'expérience.

Ainsi en va-t-il des fièvres dont les causes sont souvent difficiles à identifier : « La charlatanerie s'étant ajoutée à l'ignorance (τη δέ αγνοία ταύτη προσγενομένης αλαζονείας) certains de ces gens-là en sont venus à un tel degré de stupidité et d'audace que les faits que tous les hommes connaissent pour les avoir retirés de

37 Galien, De simplicium medicamentorum facultatibus VI, prol. (Kiihn XI, 795, 14 sqq.).

38 Ibid. (Kuhn XI, 796, 7). 39 Galien, De cujusque animi peccatorum dignotione atque medela 2 (Kiihn V, 62,

2 = éd. W. de Boer, CMG V 4, 1, 1, p. 43, 15). 40 Ibid. 2 (Kuhn V, 63, 10 = éd. W. de Boer, CMG V 4, 1, 1, p. 44, 11).

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l'expérience, pas même ces faits-là ils ne s'accordent à les considérer comme des causes de fièvres » écrit Galien dans son traité Sur les différences des fièvres41. Puisque, selon Galien, le témoignage de l'expérience ne suffit pas à prendre en défaut les charlatans, pas plus d'ailleurs qu'à trouver de nouveaux remèdes, il convient pour leur faire échec de recourir au seul raisonnement. À travers l'argumentation de Galien nous parviennent alors les échos de cette lutte sourde entre partisans de l'expérience (empiriques) et défenseurs du raisonnement (dogmatiques). En cette Rome du 11e siècle de notre ère où les écoles empirique et dogmatique se livrent un combat sans relâche, Galien a choisi son camp et se sent visiblement plus proche des seconds que des premiers.

Mais c'est précisément parce qu'elle repose sur l'ignorance que le domaine où la vantardise du charlatan apparaît comme la moins tolerable est celui de l'enseignement. Là où Thessalos apparaît le plus redoutable à Galien, c'est en effet quand il se mêle de vouloir enseigner la médecine à ses disciples en six mois42 :

« II proclamait également qu'il enseignerait son art en six mois, afin d'attirer facilement quantité d'étudiants. Si, en effet, comme l'a proclamé le très noble Thessalos, les futurs médecins n'ont besoin ni de la géométrie, ni de l'astronomie, ni de la dialectique, ni de la musique, ni d'aucune autre des belles disciplines, et s'il ne leur faut pas non plus une longue expérience et une longue familiarisation avec la pratique de l'art, l'entrée dans la carrière est, dès lors, à la portée de quiconque désire devenir médecin à peu de frais. C'est pourquoi des cordonniers, des charpentiers, des teinturiers, des forgerons sautent désormais sur la pratique médicale, après avoir abandonné leurs anciens métiers. De fait, les marchands de pacotille (οι μεν γαρ τον ρώπον διατιθέμενοι) participent même aux rivalités pour les places de premier rang ».

Dans ce portrait en négatif du charlatan où Galien dresse en quelque sorte l'inventaire de tous ses manques, manque de formation, manque d'expérience et de pratique, on retrouve en guise de touche finale la figure du marchand de pacotille (o ρωποπώλης ici désigné par une périphrase) dans la position de l'aspirant médecin lui-même victime du charlatan. Et puisque, comme nous l'avons vu, le témoignage de l'expérience ne suffit pas pour faire échec aux charlatans et que seul reste le raisonnement mis au service d'une méthode démonstrative sûre et efficace,

41 Galien, De differentiis febrium I, 3 (Kiihn VII, 280, 14). 42 Galien, De methodo medendi I, 1 (Kiihn X, 5, 2 sqq.).

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c'est l'occasion pour Galien d'approfondir sa critique du mécanisme des erreurs de jugement en concluant :

« Car certains, comme je l'ai dit, par amour-propre, vanité, amour des honneurs ou de la gloire, charlatanerie (άλαζονείαν) ou appât du gain, se convainquent eux-mêmes ou convainquent d'autres qu'ils possèdent telle ou telle connaissance certaine. Il ne faut donc pas s'étonner si chacun dans sa propre discipline arrive à convaincre ses disciples parce que les uns sont par nature comme des ânes et que les autres, tout subtils qu'ils soient, n'ont pas été exercés dans les sciences fondamentales. Je pense en effet qu'il convient à des maîtres charlatans (διδασκάλοις άλαζόσι) d'avoir de tels élèves, car quelqu'un qui est par nature doué d'intelligence et s'est préalablement exercé dans les sciences les méprisera aussitôt, comme j'ai moi-même traité avec mépris, adolescent encore, de nombreux maîtres qui osaient avancer certaines thèses en contradiction avec les démonstrations scientifiques en géométrie, sans avoir la moindre idée de ce qu'est une démonstration » 43.

Pour faire échec aux charlatans, le remède existe donc bien et réside dans le recours à une méthode, de type mathématique ou géométrique, que Galien pose comme fondement de toute médecine rationnelle. Son application en est cependant délicate, tant l'excellence de la formation médicale requise par Galien est chose longue et difficile à atteindre.

Le charlatan cependant ne se contente pas de sévir dans les seuls domaines de la pharmacologie et de l'enseignement, il sévit également, et avec peut-être plus de talent encore dans celui du pronostic.

On ne s'étonnera pas que l'établissement du pronostic pris ici au sens large de connaissance du passé, du présent et de l'avenir de la maladie constitue le champ d'action privilégié du charlatan. Le malade attend en effet du médecin que celui-ci soit capable de retracer devant lui l'état passé de sa maladie, d'en comprendre les manifestations présentes et d'en prévoir les évolutions, ce premier contact devant créer la confiance entre le praticien et son patient. Tels sont les termes de la définition donnée par le traité hippocratique du Pronostic :

« Prévoyant et prédisant auprès des malades, le présent, le passé et l'avenir de leurs maladies, et expliquant ce qu'ils {Le. les malades) omettent, il leur persuadera qu'il connaît mieux qu'un autre les affaires des malades, si bien que les gens oseront s'en remettre au médecin » 44.

43 Galien, De cujusque animi peccatorum dignoîione atque medela 3 (Kiihn V, 69, 11 sqq. = éd. W. de Boer, CMG V 4, 1, 1, p. 48, 2 sqq.).

44 Hippocrate, Pronostic 1 (Littré II, 110; trad. J. Jouanna in Hippocrate, Paris, 1992, p. 145).

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Inévitablement, le médecin souffre en ce domaine de la concurrence avec les devins et charlatans de toutes espèces. Déjà l'auteur hippocratique du Prorrhétique II s'insurgeait contre les exagérations dont certains se rendaient coupables pour complaire au malade : « On cite des prédictions de médecins (των ιητρών προρρήσεις), fréquentes, belles, merveilleuses, et telles que je n'en ai ni fait moi-même ni entendu faire à aucun autre » 45. Et l'auteur hippocratique de décrire la cohorte de ces prétendus médecins délivrant au pied du lit du malade les pronostics les plus étranges et les plus contradictoires, l'un déclarant que le malade ne succombera pas, mais perdra la vue, l'autre que le patient s'en tirera, mais sera estropié d'un bras, un autre encore que la santé se rétablira, mais que les orteils devenus noirs tomberont en pourriture. Le médecin rationnel, quant à lui, préfère prendre ses distances avec ce genre de pratiques qu'il juge sévèrement : « Pour moi, je ne ferai point de telles divinations (ού μαντεύσομαι), mais j'écris les signe par lesquels on doit conjecturer (τεκμαίρεσθαι), parmi les malades, quels guériront et quels mourront en peu ou en beaucoup de temps » 46. Si le médecin hippocratique est fondé à parler devant le malade (προειπεΐν) pour faire des prédictions (προρρήσεις), celles-ci ne doivent cependant en aucun cas être fondées sur la mantique (ού μαντεύσομαι), mais sur la conjecture (τεκμαίρεσθαι) procédé rationnel répondant à des exigences précises et seul admis en ce cas47. On notera ainsi que le terme technique et médical pour établir des pronostics est προειπεΐν en face de μαντεύεσθαι employé aussi bien par Galien que déjà par Hippocrate pour désigner des pratiques qui ne relèvent pas de l'art de la médecine mais de la divination. L'art du pronostic est donc par définition un art difficile, strictement codifié, que seul le médecin rationnel est fondé à exercer 48. Galien a d'ailleurs consacré un commentaire au traité hippocratique du Pronostic et a lui-même rédigé une monographie sur le sujet. C'est dire l'importance que les anciens médecins accordaient à cette partie de leur art il est vrai

45 Hippocrate, Prorrhétique II, c. 1 (Littré IX, 6). 46 Ibid. c. 1 (Littré IX, 8). 47 Sur la notion de conjecture, voir mes articles « Art, science et conjecture

d'Hippocrate à Platon et Aristote » à paraître in Hippocrates in Context, Actes du XIe Colloque international hippocratique (Newcastle, août 2002), Leiden, Brill et « Art, science et conjecture chez Galien », à paraître in Galien et la philosophie, XLIXe Entretiens sur l'Antiquité classique (Fondation Hardt, 2-7 septembre 2002), Vandœuvres-Genève.

48 Le φαρμακοπώλης en particulier s'oppose au vrai médecin, serviteur de la nature, en tant qu'il est incapable d'établir un pronostic fiable, voir Galien, Sur les jours critiques (De diebus decretoriis I, 11 = Kiihn IX, 823, 7).

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susceptible de donner lieu aux pratiques les plus ambiguës. On notera que, dans son propre traité également intitulé Pronostic, Galien paraît extrêmement soucieux de rationaliser cet exercice et recourt systématiquement au lexique spécialisé de προλέγειν : προρρήσεις, προειπών, την προρρηθεΐσαν ήμέραν et ταΐς προρ- ρήσεσι, en évitant soigneusement le vocabulaire ambigu de la divination 49.

Or les deux traités hippocratiques Pronostic et Prorrhétique II sont l'enjeu d'une polémique acharnée entre Galien et ses adversaires. Reprenant à son compte la définition donnée par Hippo- crate dans le Pronostic, Galien en effet ne se prive pas dans le Que l'excellent médecin est aussi philosophe de fustiger ses contemporains pour leur ignorance 50 :

« De même, écrit Galien, quand il s'agit d'annoncer les faits présents, passés et à venir pour le malade, il convient, en accord avec Hippocrate, d'y avoir préalablement amplement réfléchi. Mais ces gens-là ont également mis à se consacrer à cette partie de l'art (c'est-à-dire le pronostic) une telle application que si quelqu'un vient à annoncer une hémorragie ou une sueur, ils le traitent de sorcier et de diseur de paradoxes... (γόητά τε και παραδοξολόγον άποκαλούσιν) ».

Galien est amené à faire le même constat, mais sur un ton plus amer encore, au début de son Pronostic. Le traité s'ouvre en effet sur un développement consacré à la décadence de la médecine contemporaine tombée aux mains de médecins imbus d'eux-mêmes qui ne recherchent que la gloire et l'argent. Du coup, ces derniers sont devenus incapables d'exercer cette part de la médecine, sans doute la plus exigeante et la plus difficile, qu'est l'art du pronostic. Aussi lorsqu'un médecin se présente pour oser dire à un malade ce qui va lui arriver au cours de sa maladie, fait-il figure de « monstre étrange » (ξένον τε και τέρας) et tant s'en faut qu'il gagne l'admiration qu'il doit au contraire s'estimer heureux s'il ne passe pas pour un sorcier (και τοσούτον άποδεΐ του θαυμάζεσθαι παρ' αύτοίς ό προειπών ώστ' άγαπήσειν αν ει μη καΐ γόης τις είναι δόξειεν) 51. Les témoins d'une telle scène de pronostic interrogent alors les médecins qui les entourent pour savoir si une telle pratique existait déjà chez les anciens ou si c'est une invention de celui qui vient d'établir le pronostic. Pour cacher leur ignorance, commente Galien, ou parce qu'ils

« Voir Galien, De praenotione 2 (Kuhn XIV, 614 = éd. V. Nutton, CMG V 8, 1, p. 82, 23; 82, 27 et 30).

50 Galien, Quod optimus medicus sit quoque philosophus 1 (Kilhn I, 54, 12). 51 Galien, De praenotione 1 (Kuhn XIV, 601 = éd. V. Nutton, CMG V 8, 1,

p. 70, 6).

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ignorent tout eux-mêmes d'une telle pratique, les médecins affirment qu'il n'existe aucun écrit ancien sur ces matières et que celui qui pratique le pronostic est un sorcier (γόητα δ' είναι τον έπιδεικνύμενον τοιαύτην πρόρρησιν) 52. Et Galien de poursuivre :

Mais celui qui lui-même est l'auteur du pronostic (αυτόν δε τόν προειπόντα) n'ose pas répondre que beaucoup de ses prédécesseurs ont écrit des ouvrages sur la question, et en particulier Hippocrate, notre guide pour tout ce qui est bon, à la fois par respect pour les médecins présents et par soupçon de leur haine, et il n'ose pas dire non plus qu'il est lui-même à l'origine d'une telle découverte; car alors il se trouverait mentir et encourir de leur part une haine encore plus grande. Et alors qu'il est de toute part confronté à des questions insolubles, alors, je suppose, qu'il hésite et débat en lui-même, il attise le soupçon de sorcellerie (αυξάνει μεν την της γοητείας ύποψίαν) par ses éternelles tergiversations et finalement suscite une telle envie à son égard qu'il devient la cible de leurs complots, soit en premier lieu par le recours au poison, soit en second lieu par le moyen dont ils usèrent pour faire condamner Quintus, le meilleur médecin de sa génération, qui fut chassé de Rome pour avoir été accusé de tuer ses patients 53. Aussi de deux choses l'une : celui qui veut s'appliquer à son art en philosophe et de façon digne des Asclépiades doit, ou bien s'exiler à la manière de Quintus pour conserver intacts les fruits de sa perception, ou bien ouvertement calomnié, s'il manque quelque peu de hardiesse, tantôt essayant de se défendre, tantôt tremblant de peur, il doit vivre une vie de lièvre, à toujours trembler et à s'attendre à quelque mauvais coup, tout en accroissant leur soupçon de sorcellerie (προς τω και την της γοητείας ΰποψίαν αύξάνενν) » 54.

Galien a l'air de se placer ici d'un point de vue général, mais il s'agit en réalité d'un témoignage personnel, lui-même s'étant déjà vu reprocher de recourir à la mantique, c'est-à-dire, à la divination. L'expérience fut apparemment assez cuisante et l'insulte jugée suffisamment grave pour que Galien revînt par deux fois sur cette mésaventure dans ses écrits 55. La version longue de cette escarmouche nous est rapportée par Galien un

52 Ibid. (Kiihn XIV, 602 = éd. V. Nutton, CMG V 8, 1, p. 70, 14). 53 Sur Quintus, voir l'article de M. Grmek et D. Gourevitch, « Aux sources de la

doctrine médicale de Galien : l'enseignement de Marinus, Quintus et Numisianus », in ANRW 37.2, Berlin-New York, De Gruyter, 1994, p. 1491-1528.

54 Galien, De praenotione 1 (Kiihn XIV, 602 sqq. = éd. V. Nutton, CMG V 8, 1, p. 70, 15 sqq.).

55 Certaines de ces accusations en particulier amenèrent Galien à craindre pour sa propre vie et semblent avoir pesé d'un poids important dans sa décision de quitter Rome pour rejoindre sa patrie Pergame, à l'issue de son premier séjour dans la capitale (162-166).

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peu plus loin dans le Pronostic. Un certain Martianos 56, irrité par les louanges que l'un des patients de Galien, le philosophe Eudème 57, proférait à son endroit, invectiva le médecin de Pergame en pleine rue de Rome dans les termes suivants 58 :

« En descendant dans la rue des Cordonniers, Martianos me rencontra par hasard, et de but en blanc, sans me saluer comme il le faisait d'ordinaire, il me demanda si j'avais lu le second livre des Prorrhétiques d'Hippocrate, ou si j'ignorais totalement l'ouvrage. Je répondis que je l'avais lu et qu'à mon avis les médecins qui se refusaient à y voir un ouvrage authentique d'Hippocrate avaient émis un jugement correct et expédient 59. Alors il dit : 'Donc, tu connais parfaitement ce qui est écrit : Pour moi, je ne ferai point de telles divinations' 60. — 'Pourquoi dis-tu cela maintenant?' lui demandai -je. Et il dit qu'il venait tout juste de quitter Eudème, qui était plein d'admiration à propos de ce qui s'était passé la veille au soir : 'Tu lui as pris le pouls, puis tu lui as prédit qu'il se produirait une évacuation du bas-ventre, sur quoi la fièvre le quitterait'. Quand il eut dit cela, je me contentai de répondre : 'C'est d'Eudème que tu tiens la chose et non de moi'. Et je passai immédiatement mon chemin » 61.

Plus haut dans le même traité, Galien avait déjà rapporté comment le même Martianos jaloux de ses succès se répandait contre lui en prétendant que ses prédictions (προρρήσεις) relevaient non de la médecine mais de la mantique (ουκ έξ ιατρικής τας προρρήσεις αλλ' έκ μαντικής γίνεσθαι ταύτας) 62. Tout en reprenant à son compte le mot technique de προρρήσεις, Martia-

56 Sur ce médecin anatomiste, disciple d'Erasistrate, dont le nom n'est pas sûrement établi dans les manuscrits (Martianos ou Martialos), voir la notice que j'ai rédigée dans le Dictionnaire des philosophes antiques (~ DPhA), sous la direction de R. Goulet, Paris, CNRS Éditions, tome IV (à paraître).

57 Le philosophe péripatéticien Eudème de Pergame se plaisait à rapporter à ses amis que Galien avait prédit sa guérison longtemps avant qu'elle n'advienne, comme si Apollon Pythien avait parlé par sa bouche. Sur ce personnage, voir ma notice dans le DPhA, tome III, 2000, p. 282, n° 92.

58 Galien, De praenotione 4 (Kiihn XIV, 620, 1 sqq. = éd. V. Nutton, CMG V 8, 1, p. 88, 20 sqq.).

59 Le Prorrhétique II, malgré son titre, n'est pas la suite du Prorrhétique I. Il s'agit d'un traité indépendant vraisemblablement rédigé par le même auteur que celui du Pronostic qui, s'il n'est pas Hippocrate lui-même, appartient du moins à l'école de Cos. Galien cependant, pas plus qu'Erotien, ne le croyait authentique.

60 Hippocrate, Prorrhétique II 1 (Littré IX, 8, 2). 61 On peut rapprocher cette attitude de Galien qui, face aux accusations de

Martianos, préfère garder le silence de son refus en général de parler des charlatans et de leurs pratiques à propos notamment, dans les traités pharmacologiques, des vertus thérapeutiques qu'aurait le lait de toute sorte d'animaux (De simplicium medicamentorum facultatibus X, 2 = Kiihn XII, 269, 12), les urines et les sueurs (ibid. Kiihn XII, 283, 8), ou encore selon d'autres, le pus (ibid. Kuhn XII, 290, 12).

62 Galien, De praenotione 3 (Kiihn, XIV, 615 = éd. V. Nutton, CMG V 8, 1, p. 84, 7).

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nos introduit cependant du même coup une subtile distinction entre des prédictions qui relèveraient de la médecine et donc du rationnel et d'autres de la mantique. Prié de s'expliquer sur le sens qu'il donne ici à mantique, Martianos lève toute ambiguïté sur ses intentions calomniatrices en précisant qu'il entend par là la mantique reposant sur l'observation du vol des oiseaux (οίωνιστικήν), provenant des sacrifices (θυτικήν), de ce que l'on rencontre par hasard (συμβολικήν), ou de la consultation des horoscopes (μαθηματικήν). Ainsi pour Martianos, il est clair que Galien recourt non au pronostic, mais à la divination. Il est cependant assez piquant de constater, et Galien semble s'en amuser lui-même, comment ses propres ennemis, qui souhaitent le voir échouer et se tromper dans ses prédictions, en viennent eux-mêmes à adopter l'attitude qu'ils prétendent précisément dénoncer. Ils ne trouvent en effet rien de mieux à faire, pour que les prédictions de Galien ne se réalisent pas, qu'à invoquer les dieux (τοις θεοΐς ηύχοντο) 63.

Une seconde version plus courte de la rencontre avec Martianos nous est rapportée par Galien dans l'un de ses traités pharmacolo- giques Sur les facultés des médicaments simples. Voilà ce qu'il écrit à propos des vertus curatives du sang de crocodile :

« Le sang de crocodile rend la vue perçante, mais je n'ai jamais eu recours à cet expédient ayant à ma disposition d'autres remèdes possédant les mêmes vertus; il en va de même pour le sang des étalons qui ramollit les croûtes et les chairs, tout comme le sang de souris domestiques guérit les verrues. Car j'ai à ma disposition beaucoup d'autres remèdes contre cette affection, y compris contre sa forme la plus difficile à traiter nommée « fourmilière » &, mais je me suis gardé d'encourir la réputation de charlatanerie (γοητείας δόξαν), des médecins médisants (των βασκάνων Ιατρών) 65 s'étant déjà hâtés de déclarer que je formulais mes pronostics à propos des malades en recourant à quelque mantique et non à la théorie médicale (έκ μαντικής τίνος, ούκ ιατρικής θεωρίας) » 66.

En vertu du principe qu'il y a rarement de fumée sans feu, il convient à présent, avant de conclure, d'examiner si Galien lui-même n'aurait pas parfois été tenté de recourir à cette divination et à cette charlatanerie dont il est si prompt à relever les manifestations chez ses adversaires. Car force est de constater

« Ibid. (Kiihn, XIV, 614 = éd. V. Nutton, CMG V 8, 1, p. 82, 29). 64 II s'agit de verrues qui provoquent des démangeaisons, des sortes de

fourmillement. 65 L'adjectif ici employé par Galien n'est pas indifférent : il s'agit d'un terme

magique signifiant « celui qui jette un sort », « qui regarde d'un mauvais œil » et désignant le sorcier mais aussi le jaloux, le calomniateur ou le médisant.

66 Galien, De simplicium medicamentorum facultatibus X, 2 (Kiihn XII, 263).

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qu'il est parfois possible de surprendre en flagrant délit de tromperie et de charlatanerie celui-là même qui s'entend si bien à prendre les autres.

Tel est pris qui croyait prendre

Le récit qui suit ne saurait en effet trouver d'autres excuses que celle de la jeunesse et le désir pour le tout nouveau médecin de se faire une clientèle. De fait, Galien lui-même, au cours de son premier séjour à Rome, ne sut pas toujours résister à la tentation de formuler « des diagnostics et des prévisions qui tiennent plus de l'art divinatoire que de la médecine ». Ainsi en va-t-il dans l'épisode rapporté dans le Sur les lieux affectés. Le récit là encore débute par une rencontre dans une rue de Rome avec le jeune philosophe et médecin Glaucon 67. Le jeune homme prie en effet Galien de l'accompagner chez un de ses propres patients, un médecin sicilien. Et Glaucon de s'expliquer :

Étant donné, dit-il, que des amis de Gorgias et Apelas m'ont raconté hier que tu avais fait des diagnostics et des prévisions qui tenaient plus de l'art divinatoire que de la médecine, je désire pour ma part non pas tant te mettre à l'épreuve toi-même que ce qui relève de l'art médical, pour savoir s'il est possible d'établir de tels diagnostics et pronostics » 68.

Mais voilà bientôt Galien arrivé devant la porte du malade et impossible de se dérober à l'invitation de Glaucon. Aussi assiste- t-on à la mise en place d'une véritable scène de dupe, le médecin de Pergame glanant ici et là le moindre indice susceptible d'étayer son pronostic :

« À notre entrée, nous tombâmes sur quelqu'un qui portait de la chambre à coucher au tas d'immondices un bassin contenant quelque chose comme de l'eau où on a lavé des viandes d'abattoir, une humeur sanguinolente assez claire, indice très certain d'un foie malade. Je fis comme si je n'avais rien vu du tout et entrai avec Glaucon près du malade ».

Galien affecte alors de procéder à un geste médical en prenant le pouls du malade. Mais son attention reste en éveil à l'égard de tout ce qui l'entoure : « Ensuite, ayant aperçu près de la fenêtre un petit pot contenant de l'hysope macérant dans de

67 Sur ce personnage, voir ma notice dans le DPhA, tome III, 2000, p. 482, n° 20. 68 Galien, De locis affectis V, 8 (Kiihn VIII, 362, 4 sqq. = trad. P. Moraux

modifiée in Galien de Pergame. Souvenirs d'un médecin, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 92) : Έπεί μοί, φησιν, άπήγγειλαν χθες οι περί Γοργίαν και Άπελαν διαγνώσεις τε καί προγνώσεις πεποιήσθαί σε μαντικής μάλλον ή Ιατρικής έχομένας, επιθυμώ πείραν αυτός σχεΐν, ού σοΰ τοσούτον, όσον τοΰ κατ' ίατρικήν τέχνην, ει καί τοιαύτα διαγινώσκειν τε καί προγινώσκειν δύναται.

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l'eau miellée, je déduisis que le médecin se croyait atteint de pleurésie, du fait que sa souffrance se localisait dans la région des fausses côtes, ce qui arrive aussi parfois dans les inflammations du foie ». Conscient que le hasard vient de lui fournir le moyen de briller, Galien annonce au malade qu'il souffre du côté droit. Quant au jeune Glaucon, persuadé dans sa candeur que Galien vient de découvrir la région douloureuse par simple examen du pouls, il se montre éperdu d'admiration ». Et Galien d'en rajouter : « Et moi, voyant le malade absolument sidéré, je vais, dis-je, ajouter encore une divination (μαντείαν) à ce que j'ai dit69 : je vais vous dire l'opinion que le malade se fait au sujet du mal dont il est atteint. Et quand je dis qu'il croyait que la maladie dont il était affligé était une pleurésie, il assura, plein d'admiration, que c'était bien vrai... À partir de ce moment-là, conclut Galien, Glaucon me tint moi-même, ainsi que toute la médecine, en haute estime, alors qu'auparavant il ne croyait pas que l'art médical eût quelque importance, parce qu'il n'avait pas rencontré d'hommes remarquables chez ceux qui s'y étaient formés ». Ainsi donc, non seulement Galien se laisse lui-même aller à pratiquer une certaine forme de charlatanisme, mais, qui plus est, il admet que cette expérience puisse être à l'origine d'une authentique vocation médicale. De fait, Glaucon, après cette aventure, restera lié à Galien dont il suivra assidûment les cours et les conférences 70.

La conclusion apportée à cet épisode par un Galien par ailleurs si prompt à condamner les pratiques pédagogiques douteuses d'un Thessalos pourra paraître bien surprenante. Sans doute est-ce parce que les frontières entre médecine et charlatanerie, y compris aux yeux d'un des plus illustres représentants de la médecine rationnelle, ne sont pas toujours aussi nettes que nous serions tentés de l'apercevoir. Qui plus est, Galien semble ailleurs indiquer que certaines pratiques aujourd'hui jugées douteuses car mal comprises pourront très bien être susceptibles, dans un avenir plus ou moins proche, de rencontrer enfin l'intérêt et la compréhension d'un public ou simplement d'un homme plus cultivé. Ainsi, dans le Sur le diagnostic par le pouls 71, Galien

^ Galien, De locis affectis V, 8 (Kiihn VIII, 365, 9-11) : θεασάμενος έγώ τόν κάμνοντα θαυμαστώς έκπεπληγότα, μίαν, είπον, ετι προσθήσω μαντείαν τοις είρημένοις.

70 Galien écrira même à son intention un abrégé de sa méthode thérapeutique en deux livres {Ad Glauconem de methodo medendi Ktihn XI, 1-146) pour qu'il puisse en emporter un exemplaire lors de ses absences de Rome et le consulter en cas de besoin.

71 Galien, De dignoscendis pulsibus II, 1 (Kiihn VIII, 827, 2).

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n'hésite pas à se présenter comme un savant incompris, tel un artiste maudit, car trop en avance sur son temps :

« Car, comme je l'ai déjà dit en commençant, ces écrits (c'est-à-dire les écrits sur le pouls) 72 ne sont pas destinés au grand nombre, mais attendent un seul lecteur qui en soit digne parmi des milliers, et à cause de cet homme-là, il faut écrire des exposés qui, des milliers de fois auparavant, seront couverts de boue en tant qu'inefficaces et charlatanes- ques (ώς αδύνατοι τε και αλαζόνες προπηλακισθήσονται) avant d'arriver entre les mains de quelqu'un qui en soit digne ».

Au terme de cette étude consacrée à la pluralité des petits métiers qui interviennent aux marges de la médecine rationnelle, il convient de distinguer la foule de ceux, marchands de drogues et de parfums en tout genre qui possèdent un authentique savoir à l'intérieur de leur domaine propre mais pèchent par amour de l'argent, des médecins de profession qui par leur ignorance profonde et parfois bien involontaire s'attirent le qualificatif d'alazônes et de goêtes. Ce sont ces derniers qui nuisent le plus profondément à l'art médical en raison d'un manque de formation sérieuse. Aussi l'injure qui leur est adressée apparaît-elle suffisamment grave pour ruiner leur carrière et leur réputation. Dans le cas personnel de Galien si prompt à manier l'invective, la question reste posée s'il s'agit de médisance ou de calomnie. Bien qu'il s'en défende vigoureusement, le lecteur moderne pourra en effet difficilement juger que Galien n'ait jamais fait preuve en ce domaine de quelque faiblesse coupable, tant la frontière paraît décidément floue entre pronostic et divination, entre médecine et charlatanerie. Ajoutons à la charge de Galien qu'il agit, pour sa part, en toute connaissance de cause, et non, comme certains de ses collègues, par pure ignorance. Aussi, et pour conclure sur ces mots, si Galien doit vraiment être déclaré coupable, doit-il l'être, circonstance aggravante, de charlatanerie avec préméditation.

Véronique Boudon, Paris-CNRS.

72 Galien est au total l'auteur de quatre traités sur le pouls comptant chacun quatre livres : Sur les différences du pouls (Kiihn VIII, 493-765); Sur la connaissance du pouls (Kuhn VIII, 766-961); Sur les causes du pouls (Kiihn IX, 1-204) et Sur le pronostic par le pouls (Kiihn IX, 205-430) auxquels il faut ajouter une Synopsis (Kuhn IX, 431-549), un traité Sur le pouls pour les débutants (Kuhn VIII, 453-492) et Sur l'utilité du pouls (Kiihn V, 149-180). Galien est également l'auteur d'un important commentaire critique en huit livres à l'ouvrage de sphygmologie d'Archi- gène. Ce commentaire ne nous est pas parvenu.