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avant garde, grand - static.fnac-static.com · 26 peau, une légère sensation de fraîcheur très agréable comme une infime lumière d’espoir. Au loin, devant nous, près d’un

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Je dédie ce livre à un esprit d’avant garde, grand

aventurier, mon ami : Michel Blancsubé.

…Il se gara aussitôt sur l’étroit bas côté, descendit de voiture et s’appuya contre le toit du véhicule, d’abord en se cachant les yeux derrière les mains pour regarder entre ses doigts, car cette vision était trop spectaculaire pour qu’il la contemple tout entière…

Chien Brun dans En route vers l’ouest de Jim Harrison.

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Désolé

Cette caisse en bois verni pesait des tonnes et comme si ce n’était pas suffisant, pour m’achever, un coin de planche me faisait un mal de chien dans l’épaule. La douleur était précise et lancinante et à chaque pas elle était un peu plus insupportable, entre une sensation de crampe musculaire et celle d’une brûlure. Insidieusement elle m’engourdissait tout le côté gauche et c’était vraiment pénible. Orgueilleux, muet, je n’en continuai pas moins d’avancer avec les autres pas à pas et un instant je crus pouvoir tromper la douleur en relâchant mes efforts pour charrier ma part de poids mais l’allègement n’eut pas lieu et la lourde boîte tentait toujours de me planter dans l’allée gravillonnée, d’une laideur incroyable.

– Bon Dieu qu’elle était lourde ! Dans la lumière limpide de l’automne, j’avançai

avec les cinq autres, comme emporté d’un élan mécanique. Nous étions un gros insecte pataud tentant d’éviter une malencontreuse chute. Il n’aurait plus manqué que ça ! En regardant un peu dans la direction que nous avions prise, une mèche de cheveux se décolla du bois lisse, en provoquant aussitôt sur ma

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peau, une légère sensation de fraîcheur très agréable comme une infime lumière d’espoir.

Au loin, devant nous, près d’un espace à découvert, la chaleur faisait onduler dans l’air des petites danseuses translucides. La distorsion était joliment envoûtante. Elle caressait le ciel jusqu’à une certaine hauteur puis laissait le reste en plein bleu, net, profond.

On ressentait presque une légère brise en avance sur la saison. Les branchettes d’un arbre colossal et les dernières feuilles mortes encore accrochées par leurs queues desséchées, frissonnaient. Un écureuil apeuré ou affamé sûrement, décrocha des noisettes qui virevoltèrent dans tout ce flou ne ralentissant pas leur chute. Un léger claquement signalait leur arrivée sur le sol sec. Dans cette soupe d’air chaud, le mur de pierres sèches de l’enceinte dansait.

Cette valse me donnait des vertiges. Plusieurs hoquets désagréables m’amenèrent les larmes aux yeux. Je les essuyai de ma main libre – avec la manche en cuir épais de mon blouson – en reniflant le moins possible pour ne pas gêner les autres. À mes pieds des rangers robustes, souples, étaient aussi poussiéreux qu’un western spaghetti. Ils faisaient crisser les gravillons du chemin à chaque pas.

Tout le bord de l’allée était bordé de fleurs agonisantes, de pots d’argile cuite remplis de choses fanées, délavées par les pluies, brûlées par le soleil et le froid ou renversées par le mistral des grands jours. Cette saloperie de vent avait tout balayé.

Venu de l’arrière, un soupir monta. Je vis que nous étions arrivés devant des buis taillés comme des cubes laissés par des enfants de géant. Le poids de notre

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chargement en faisait souffrir un autre, c’était tant mieux. Si nous n’arrivions pas bientôt à destination j’allais finir, aussi raide qu’un affreux coléoptère, paralysé par une aiguille acérée sur la planchette de liège, d’un collectionneur de scarabées aux élytres colorés. Quelqu’un se racla la gorge, nous nous arrêtâmes. Nous replaçâmes sur nos épaules notre fardeau, pour soulager notre chair meurtrie, bientôt nous le déposerions sur le sol et nous en aurions fini pour toujours.

Deux jours plus tôt, dans l’après midi, sa femme (désormais il fallait que je m’y fasse) m’avait prévenue.

L’écran du téléviseur bombardaient mes rétines à grands coups d’assassinats et d’arrestations en série. Cette drogue de télévision m’avait grippé le cerveau depuis longtemps.

Le téléphone sonna au moins dix fois, c’était une espèce d’accord avec mon combiné, un jeu débile et je fus heureux de l’avoir au bout du fil. Sa voix cassée chantait toujours d’un timbre éternellement jeune (le genre de voix qu’un célibataire croit toujours être pleine d’érotisme).

Je coupai le son du poste télé où un type complètement cintré balançait des coups de 11.43 dans tous les coins en hurlant des insultes à d’honorables citoyens, passants d’une rue très animée de la fameuse cité de L.A.

Sans le son c’était encore plus effroyable, les balles de gros calibres fracassaient les crânes et les membres en de biens jolies explosions écarlates. Une bien belle violence, brutale et malsaine.

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Je repoussai une pile de bottins puis machinalement je décornai l’un d’entre eux, en apprenant la terrible nouvelle. L’allumé du flingue dégomma encore d’impeccables gens et abattit aussi mon ami comme si de rien n’était. Silencieusement une magnifique fleur rouge jaillit au milieu de sa poitrine.

Terrassé, j’éteignis la télévision. Je sombrai dans un grand fauteuil râpé par les matous de la concierge qui venait parfois faire le ménage. (Cette grosse conne nettoyait et ses chats laissaient des poils partout et une odeur de pisse froide, quelle chiasse !)

Une larme se mit à glisser le long de ma joue, je la cueillis avec ma langue. Elle était salée, amère. J’avais la bouche sèche et j’avais très envie d’une bière perlant de condensation sur son verre coloré.

– De toutes manières en pleine déconfiture soif ou pas soif ! Songeai-je bêtement devant le rectangle sombre du frigidaire (l’ampoule était toujours grillée) ronronnant bruyamment. Je ne pouvais me décider à prendre quelque chose. Je claquai sèchement la porte, une sourde folie germait dans mon cœur. A l’intérieur de la glacière un tas de choses tintèrent. Sûrement qu’un œuf tomba sur les grilles car une flaque visqueuse s’étira sous le joint distendu. D’un droit puis d’un gauche plus puissant encore j’en alignai deux dans la porte qui se cabossa magiquement. Mes phalanges me brûlèrent, alors plein de rage, je mis un coup de tête sur l’angle du haut. Un aimant tomba et se brisa, une bouteille vide trembla sur son cul, oscilla vers le vide puis se rétablit miraculeusement. Enfin je le supposai car qui peut affirmer avec certitude ce qui se passe réellement dans un réfrigérateur bousculé ? Qui filait des coups de tête dans son frigo et attendait la chute d’un objet comme si c’était le Messie, qui

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hein ? Je vous le demande, pendant que mon cerveau secoué tournait de plus belle.

Je me sentais plein d’une colère énorme, l’envie de pousser un cri arrachant me serrait la gorge. La douleur ne pouvait pas s’exorciser, l’évacuer était au-dessus de mes forces et de mon esprit. Elle courait inexorablement, sans frein, fracassait tout, elle était la fine zébrure noire, fendant la glace épaisse de la banquise, séparant le monde des vivants et des morts dans une débâcle totale.

Peut-être, l’apaisement viendrait-il ? Peut être ? Pourquoi ? Sa femme ? Chiottes alors !

Tout se mit à tourner rapidement, je perdis l’équilibre. En tentant de me rattraper à la table je renversai une chaise et je finis prostré sur le sol, étendu pour le compte.

Complètement dans le cirage, ahuri même, j’errai nu sur une longue route molle, noire traversant à l’infini un désert de sable rose. Le ciel était plein de nuages filant à toute vitesse. Le corps recouvert d’une immonde chair de poule (à un tel niveau de cauchemar c’était carrément une chair d’autruche), je marchai au ralenti vers une énorme baignoire en fonte plantée au milieu de la route. Des tas de soleils en faisaient miroiter la surface d’un contenu verdâtre.

Les pieds, lourds, sculptés en forme d’iguanes, s’animèrent soudain, la langue des reptiles siffla sur le métal. Dans le ciel passa une escadrille de lapins avec des nez de Concorde. Elle mitrailla le sol de pétoules. Les dunes devinrent violettes. J’enjambai le rebord de la baignoire pour m’allonger dans l’eau et je mis les pieds dans un cloaque infâme. La baignoire s’évanouit, l’iguane de fonte me prit la tête dans un

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étau, sa langue visqueuse me fouillait le cerveau. Une barre d’acier glacée me donnait mal au crâne, me réveilla.

Je repoussai le chat tigré qui me léchait la figure en ronronnant et je me relevai, complètement sonné. Il était 17 heures. Le rideau de la fenêtre béante voletait mollement.

Je sortis prendre l’air et seulement la douleur m’accompagna. Dans les escaliers je fis crisser mes clés sur la rambarde.

Le cisaillement résonnait bizarrement dans l’œuf de pigeon éclos sur mon front.

Désormais tout passait au ralenti, le chemin semblait sans fin mais le tempo était pris. Nous avions fait quelques pas de plus pour enfin déposer notre douleur et notre amour sur le sol. Des personnes, nombreuses, nous entouraient un peu partout éparpillées entre les tombes, les mausolées, immobiles, raides comme un jeu de quille quelque peu dérangé.

Tendrement, une légère mélodie de piétinement sur les gravillons s’éleva pour nous bercer de nostalgie et les minuscules éclats de roche crissaient sous le poids des amis et hurlaient avec la famille et riaient même au loin derrière l’imposante porte coupant le trait de chaux du mur d’enceinte. Des gamins y avaient coincé un gros chat pour le martyriser à coups de pierre. D’une volte face agile il réussit à leur échapper et il s’enfuit ventre à terre, la queue gonflée comme celle d’un écureuil. Les mistons hilares et braillards lancèrent quelques projectiles de plus et des insultes assassines puis s’éloignèrent, volée de tarnagas insouciants. Ils

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avaient repéré au loin une mobylette calée sur sa béquille dont les sacoches débordaient de victuailles.

Le ronronnement des graviers apaisait tout le monde bien que la tristesse soit palpable tant elle nous imbibait. A la vue des gamins chahuteurs, un regain de forme me donna du courage. J’inspirai une belle goulée d’air en ravalant mes larmes. L’émotion me faisait si mal à la gorge que je ne pouvais en retenir une jolie perle. Elle se mit à rouler sur ma joue en laissant sur son passage une trace humide bien vite séchée par les rayons de soleil que nous avions en pleine figure.

Planté devant cette ultime vision de lui, la famille était fière, digne. Ses amis quant à eux éprouvaient tout ce qu’il est imaginable de regrets, maintenant qu’il était trop tard pour se parler, se rencontrer, revivre tous les moments essentiels d’une amitié, qu’ils avaient cru immortelle et bien sûr toutes ces conneries n’avaient ni queue ni tête. Chuchotant entre eux, quelques uns semblaient être là pour les apparences, par convenance. Sûrement que d’autres étaient venus à cause d’un certain goût du morbide ou par ennui mais je songeais, non sans quelque amertume, qu’encore une fois, c’était lui la vedette. Il faisait un bel enterrement, je trouvais toutes ces conneries fascinantes.

Autrefois déjà, c’était toujours lui qui organisait les plus fameuses soirées, les plus réjouissantes aventures et bien évidemment les filles le courtisaient, ne nous laissant que la copine moche pour baiser. Armé de son téléphone qu’il avait lui-même peint, les artistes ont toujours une côte extravagante auprès des femmes, il programmait des fins de semaines

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hallucinantes. Tant que cela ne dégénéra pas trop, notre petit cercle resta bien soudé. Chacun trouvait son bonheur dans ces drôles de fiestas bordéliques. Un peu de boisson enivrait les plus timides tandis que des stupéfiants de toutes sortes procuraient des hallucinations remarquables. J’adorais avoir la tête prise dans cette espèce de coton vivace. La distorsion de la réalité semblait être si importante que j’étais comme présent dans un futur sans avenir, flottant dans une projection du vide absolu. Quand la dose était raisonnable le retour sur terre se faisait sans anicroche mais quand je frôlais l’overdose, mon corps malade me le faisait payer durement. Aussitôt un serment d’ivrogne me faisait jurer de ne plus y toucher. Serment aussitôt renié si une belle fille me tendait son cône d’herbes de Provence avec un sourire pulpeux ou bien un minuscule buvard de L.S. D collé sur la pointe durcie de son sein.

Toutefois, un jour, il nous ficha dans la poisse avec la tentative de cambriolage d’une demeure bourgeoise qui comme on va le voir tourna mal.

Il s’était mis en tête de voler des bijoux anciens. On se fichait pas mal qu’il y en eut, par ailleurs, tout était bon pour s’amuser, alors !

– Des bijoux non mais les jeunes où avez-vous la tronche les jeunes ? Demanda un flic débonnaire lors de la garde à vue qui s’en suivie.

Notre imaginaire vagabondait sans contrainte, alimenté par les exploits de ces fameux ennemis public numéro un et pourquoi pas nous ? C’était d’apparence si facile, nous serions les rois du monde et les filles…

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Nous partîmes dans le village tous phares éteints. Dans les ruelles étroites notre horde frôla toutes sortes de choses invisibles, des animaux et des personnes qui se signalèrent en nous insultant copieusement ou en aboyant férocement. Un chat miaula en s’accrochant toutes griffes dehors sur une jambe vêtue heureusement d’un jean solide. Pour ma part je percutai un sac poubelle qui vomit ses entrailles sur une dizaine de mètres de bitume. Au prix d’une partie de mes semelles fondues sur la route, je rattrapai de justesse une gamelle en hurlant de folie. La sorte d’engin motorisé, hybride de moto et de Chopper, que je chevauchai au grand galop, pétaradant le mélange huileux, vibrait à m’en donner des fourmis dans les avants bras.

Parvenu à quelques centaines de mètres de notre objectif, nous planquâmes nos mobylettes, contre une haie de cyprès clôturant un jardin potager, pour s’approcher silencieusement du château. Les filles dressèrent leurs motos sur les béquilles pour ne pas les abîmer tandis que les nôtres se trouvèrent enchevêtrées contre un mur.

Nous étions l’équipée sauvage. Il ne me manquait plus que la veste en peau de serpent mais je n’avais pas, ne serait-ce que les maigres moyens, le pognon nécessaire, pour m’en payer une en skaï ou même une sur le marché en simili skaï. Ma Motobécane orange, trafiquée comme une carriole de foire, garde boue scié, fourche de Chopper et échappement à la limite du libre trônait sur le trottoir d’en face car je dus arriver en roue libre pour ne pas ameuter tout le village et encore moins les propriétaires de la demeure bourgeoise. C’était dingue ça j’étais ce con de Marlon Brando.

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La lune éclairait à vingt pas. Une petite brise d’air chaud soufflait par rafales. Je me le rappelle très bien, malgré nos grandes gueules, nous n’en menions pas large.

– On nous épie par des fenêtres closes ! Imaginai-je un brin paranoïaque.

– Non mais t’es con ou quoi, la guerre est finie. – La guerre est finie oui mais les collabos sont

encore légion. Les ombres des murailles semblaient rassurantes

mais toutefois empreintes d’une multitude de dangers. Nous tentâmes de franchir le haut mur de pierres de l’enceinte de la maison, sans grand succès. La chaux scellant au petit bonheur la chance les pierres sèches, s’effritait sous nos doigts. Les joints n’étaient pas assez profonds pour permettre de grimper là-haut !

– Il pourrait s’y trouver des scorpions et autres saloperies d’animaux venimeux ? Chuchota l’un d’entre nous sous les quolibets du reste de la bande.

Cheyenne fut la seule à atteindre le sommet en escaladant la muraille comme une alpiniste.

Cheyenne, une beauté à vous couper le souffle, des yeux vert bronze et une silhouette de déesse, arrogante et fort caractère. Nous étions tous plus ou moins amoureux d’elle et moi plus que tous les autres mais bien sûr c’était lui qui couchait avec !

– Bon Dieu de bordel de merde je l’aurai tué ! Pendant que Cheyenne sautait dans le jardin, je

proposai de passer par-dessus le portail en ferraille. L’escalade en fut facile, nous étions malgré tout des sportifs accomplis, mais cela déclencha une sirène abominable quand le premier d’entre nous fut au sommet. Devant l’aboiement assourdissant, nous

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dûmes nous égayer dans tout le jardin et l’un d’entre nous, je crois que c’était Jay, se brisa une jambe en sautant depuis le mur dans la rue.

Des molosses aboyèrent d’une voix rauque dans les allées, tunnels angoissants de verdure noire, de concert avec la sirène d’alarme. Tout cet épouvantable tohu-bohu finit par nous effrayer. Un filet de sueur puant dégoulinait dans mon cou de manière désagréable. Nous ne savions plus où nous en étions, perdus, sonnés, chacun se retrouva seul.

Un veilleur de nuit ou un gardien nous pourchassa dans le labyrinthe du jardin en hurlant. Il tira des coups de fusils et même si le bon sens voulait que ce soit en l’air (avec des cartouches chargées de gros sel supposa Cheyenne plus tard chez les flics) j’entendis siffler les plombs à mes oreilles. Je me souviens, que mon cœur tapait si fort, qu’il résonnait dans tout le quartier, au risque, me paraissait-il, de faire écrouler les maisons.

La panique nous prit. On tira Jay par ses fringues pour le sauver des

chiens enragés et on le chargea comme un sac de patates en travers d’une vespa pour l’emmener à l’hôpital. La pétarade de mon Chopper couvrit les hurlements des chiens et des vigiles y compris les nôtres. Notre fuite paraissait en être protégée mais ce n’était qu’une illusion. Nous crûmes avoir échappé au pire mais trop de gens nous avaient vu.

Ha les honnêtes gens ! Balances invétérées, collabos historiques, salopards de première catégorie ! Ignoble et honteux !

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L’enquête a été rondement mené car dès le lendemain nous fûmes tous convoqués au commissariat.

Après quelques misères policières méritées, nos parents nous sortirent de ce mauvais pas, à notre grand dam, mais ce fut bien là, la fin de nos aventures d’adolescents gâtés.

Ce jour-là, le fermoir retenant notre petite bande céda pour nous disperser comme les perles d’un collier éclaté. Les enfants attardés que nous étions, mûrirent alors plus sûrement qu’une grosse pêche au soleil.

C’en fut fini de nos quatre cent coups. Je n’en gardais qu’un souvenir embelli, idéalisé, bien enfoui au fond de mon cœur mais rattrapé par sa mort j’avais le plus grand mal à le faire sortir des oubliettes.

Dans la rue devant chez moi, la lumière me prit, l’immeuble tournoya un instant. Hébété, je m’appuyai sur une bagnole, une grosse cylindrée étrangère en réfléchissant à toute allure. La bosse sur mon front tapait au rythme de mon cœur. Il me fallait un véhicule pour le lendemain. Évidemment je n’en possédais plus depuis la nuit ou complètement abruti de sommeil j’avais percuté une clôture en parpaings pour finir au milieu d’un jardinet entouré de nains plus ou moins grotesques. Cette imbécile de Blanche Neige souriait niaisement !

Migraine tenace, bosse douloureuse, chagrin. Demain matin en plus de l’enterrement de mon

ami, je devais passer à l’autre bout de la ville pour un boulot. C’était couru d’avance, je ne pourrais pas honorer mon rendez-vous.

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Je me dirigeais vers le troquet le plus proche en évitant un groupe de jeunes excités, en patins à roulettes, qui déboulaient sur le trottoir en slalomant entre les passants. Une jeune fille en tenue légère pour la saison m’accrocha du regard et comme je plongeai dans ses yeux elle me gratifia d’un doigt appuyé en éructant des gros mots. J’essayai bien de la faire tomber en lui faisant un croche patte mais elle fusa d’un bond sur la chaussée en ricanant.

– Putain, je vieillis ! Je n’étais sûrement pas le premier imbécile à tenter

le coup. Caressant la bosse ridicule que j’avais sur le front j’entrais dans une agence de location d’automobiles, le café attendrait que ma nausée s’estompe. Poussant la porte de verre teinté, une saleté de bouffée de cigarette m’accueillit. Toussotant exagérément pour me faire remarquer, j’avançai vers le comptoir en cagettes massif, encombré d’un tas de prospectus et d’un carton de pizza taché d’huile et d’un carnet de bons de commandes et de plusieurs stylos bille et d’un type un peu chauve placé juste derrière, faisant mine de m’ignorer en répétant sans cesse dans son téléphone :

– Demain, oui, demain, oui ! Je m’accoudai devant lui en repoussant

l’emballage souillé et je lui demandai en essayant de capter son regard :

– Je voudrais louer une voiture pour demain s’il vous plaît ?

– ? – Oui, hou-hou je voudrais louer une voiture. – Une seconde, ne quitte pas j’ai quelqu’un, je te

reprends dans une minute, quoi tu n’as pas le temps

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de patienter et alors moi je bosse, tu vois et… Pétard, il a raccroché !

– C’est ça et moi je voudrais une voiture ! – Je m’en doute mon brave. – Bonjour Monsieur ! – Bonjour ! Ça, je m’en doute que c’est pour louer

une voiture sinon je suppose que pour brûler un cierge à la Sainte Vierge vous seriez allé à l’église, bon, je suis à vous maintenant, je vous écoute. Vous pouvez en louer une en face aussi, hein ! Ajouta-t-il agacé. C’est mon cousin alors de toutes façons c’est quasi pareil !

– J’aimerais une bagnole pour demain toute la journée et… Pourquoi à l’église ?

– Une tête à devoir se confesser de quelque crime naturellement ! Un instant, le téléphone ! Allô ? Ne bougez pas. Ouais ! C’est ça, vous êtes en panne et moi je récupère la voiture seulement demain ? Pas question et je vous facturerai la journée complète, moi, j’en ai ma claque des problèmes des autres aujourd’hui, alors vous vous pointez avec le véhicule avant ce soir hein ! Dix-sept heures ! C’est bien compris ? Hurla-t-il avant de raccrocher avec rage.

Le combiné dérapa sur le formica. – Bon, reprit-il en me regardant par-dessus ses

lunettes. Je n’en possède plus qu’une seule cette après-midi, c’est un break avec un… Il souleva le carton taché d’huile et retira l’angle orné du tampon du pizzaïolo. Et en plus il n’y a plus de pizza. Il repoussa le carton vide en grimaçant. De toute manière, elle était d’hier alors elle a tourné depuis…

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– Ça ira, le coupai-je, ça ira ! Je lui fis mon sourire carnassier pour le provoquer un peu plus mais il s’en tamponna en crissant des dents.

– On va fermer à 17 heures trente alors il faut l’enlever tout de suite mais sur le toit il y a…

– D’accord tout de suite mais… il y a quoi sur le toit ?

– Si vous me laissiez en placer une je vous l’aurai dit, il y a… il y a un énorme tube de crème d’anchois en plastique pour faire de la publicité pendant la quinzaine commerciale et je n’ai pas le temps de l’ôter. Dit-il avec l’air d’un type à qui on ne la fait pas.

Son triple menton goitreux tressautait. – C’est bon. – Quoi c’est bon ? La crème d’anchois ? Ah ! Ah !

Ça oui que c’est bon avec des branches de céleri et de l’huile d’olive et.

– Je le prends. – Vous les prenez, le break et l’anchois ? On va

fermer… Il était passablement stressé. – Oui je prends l’anchois et le break s’il vous plaît

Monsieur ! Le sourire béat, soulagé, il remonta ses lunettes

d’un coup de majeur et héla un jeune vêtu d’une blouse qui lisait un magazine sur les tatouages dans le salon d’accueil :

– Kevin ! Kevin ! Va chercher le break rouge dans la rue au bout et bouge toi on va fermer bientôt.

– Celui avec la publicité pour l’anchois sur le toit, papa ? Demanda t-il en baillant.

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– Non la Béhème noire de ta mère ! Évidemment le break.

– Et l’anchois. – Et l’anchois. – Je le démonte. – Non, monsieur s’en fiche. – Il ne s’en fiche pas tant que ça. – Il s’en fiche plus. – Ce n’est pas ça mais je vais à un enterrement. – Vous le prenez ? – Je le prends. – Avec l’anchois. – Avec l’anchois. – Okay passons à la paperasse, Kevin bouge toi

bon Dieu on va fermer ! En soupirant, Kevin se leva et jeta avec adresse sa

revue sur une étagère puis il s’éloigna nonchalamment. Sa grande carcasse dégingandée ressemblait à une ombre chinoise. La revue bascula dans le vide avec un bruit de calque froissé. Sur une photographie de papier glacé s’étalait une superbe poitrine féminine ornée d’un papillon bleu. Un sphinx de Sibérie qui butinait le galbe satiné du sein droit.

– Signez là si tout vous convient alors monsieur ? Dit d’un ton soudainement radouci le patron. Vous savez la crème d’anchois c’est un délice avec des branches de céleri, une bénédiction…

– Ouais ! Moi ce que je préfère, c’est les tremper avec les doigts directement dans l’anchoïade, ça chatouille les lèvres et… Je peux prendre la revue sur les tatouages qui est sur le sol là devant ?