5
Douleurs, 2005, 6, 4, cahier 3 4S3 ARTICLE Bases pharmacologiques de l’antalgie « multimodale » François Chast (1) INTRODUCTION Dans un article désormais passé à la postérité, Jean-Marie BESSON, soulignait, en 1999, le fossé qui s’est creusé ces trente dernières années entre les formidables progrès de la neurophysiologie des phénomènes douloureux et la modestie des avancées pharmacocliniques dans le domaine de l’antalgie [1]. Il observait que la compréhension des phénomènes douloureux permettait simplement d’envisager une meilleure prise en charge des douleurs inflammatoires et neuropathiques à l’occasion desquelles les dommages tissulaires et nerveux ont des conséquences périphériques et centrales. À la périphérie, certains médicaments qui agissent sur les canaux sodiques peuvent avoir des propriétés strictement antalgiques. D’autres agents pharmacologiques, agissant sur les médiateurs périphériques de la douleur, peuvent être actifs sur l’activité nerveuse. La naissance du message douloureux, sa transmission, son contrôle, correspondent à une organisation complexe mettant en jeu divers mécanismes. Ceux-ci sont périphériques et centraux. Les progrès réalisés ces dernières années dans la compré- hension des mécanismes de la douleur permettent d’aborder son traitement : - en fonction de l’intensité de la douleur, - en fonction de l’origine physiopathologique de la douleur, - en fonction du site d’action théorique,central ou périphérique, des médicaments antalgiques ou de leurs « adjuvants » co-antalgiques. ÉLABORATION PÉRIPHÉRIQUE DU SIGNAL DOULOUREUX ET SON TRAITEMENT Le stimulus douloureux (mécanique, thermique, chimique…) est accompagné de la libération de nombreuses substances présentant par elles-mêmes des propriétés vaso-actives, pro-inflammatoires et sources d’un phénomène douloureux : des monoamines dérivées d’acides aminés comme l’histamine ou la sérotonine, des peptides comme la bradykinine, les cytokines ou la substance P, des lipides comme les prosta- glandines ou beaucoup des agents pharmacologiques beaucoup plus simples comme le monoxyde d’azote (NO) ou le proton (H+). C’est à ce niveau périphérique (revêtement cutané, muscles, articulations, parois viscérales) que naît et s’élabore le signal douloureux nociceptif. Il existe également un autre type de signal douloureux qui prend naissance au sein même du système nerveux lorsque celui-ci est lésé. L’importance des phénomènes périphériques justifie le recours constant à des médicaments d’action majoritairement périphérique. Il s’agit des médicaments anti-inflammatoires et du paracétamol, qui ont une activité anti-prostaglandine. Leur emploi est souvent limité aux douleurs faibles à modérées. À la périphérie les antalgiques agissent sur la production du message nociceptif. Les anti-inflammatoires non-stéroïdiens (anti-COX1 ou anti-COX2) agissent sur des cibles particulières les cyclo-oxygénases (COX) qui sont indispensables à la production des prostaglandines. Si la cyclo-oxygénases 1 est une isoforme constitutive, la cyclo- oxygénases 2 est, quant à elle, une isoforme induite par des stimuli pro-inflammatoires [2]. Les questions relatives au ratio bénéfice / risque des inhibiteurs de COX-2, familièrement dénommés coxibs, font actuellement l’objet de sérieuses remises en cause. Les anti-inflammatoires présentent des effets indésirables parfois sévères chez le sujet âgé. On conjugue alors les risques liés à l’insuffisance rénale du sujet âgé, l’état de déshydratation, les interactions médicamenteuses, l’emploi des anticoagulants, etc. Au total, à la périphérie, l’objectif consiste à diminuer l’inflam- mation et à restreindre le nombre de nocicepteurs mis en jeu. TRANSMISSION MÉDULLAIRE ET INTÉGRATION CENTRALE DU SIGNAL DOULOUREUX Après un cheminement par les nerfs périphériques, le signal douloureux parvient au système nerveux central avec un premier relais au niveau de la moelle épinière (corne postérieure ou dorsale). Les récepteurs opioïdes μ jouent ici un rôle important dans la transmission du signal entre les fibres nerveuses venant de la périphérie et les neurones situés au niveau supra-spinal : substance grise péri-aqueducale, raphé magnus, locus ceruleus [3]. Les agonistes naturels de ces récepteurs sont les enképhalines, la ß-endorphine et les dynorphines.Ces opioïdes naturels sont sécrétés à différents étages du système nerveux. L’activité des enképhalines se présente sous une double forme. D’une part, elles inhibent spécifiquement la transmission des signaux douloureux au niveau de la moelle épinière, d’autre part elles accroissent l’activité des systèmes inhibiteurs descendants. 1. Service de pharmacie, pharmacologie, toxicologie, Hôtel- Dieu, 1 place du Parvis Notre Dame, 75181 Paris cedex 04, France

Bases pharmacologiques de l’antalgie « multimodale »

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Bases pharmacologiques de l’antalgie « multimodale »

Douleurs, 2005, 6, 4, cahier 3 4S3

ARTICLE

Bases pharmacologiques de l’antalgie « multimodale »François Chast(1)

INTRODUCTION

Dans un article désormais passé à la postérité, Jean-MarieBESSON, soulignait, en 1999, le fossé qui s’est creusé cestrente dernières années entre les formidables progrès de laneurophysiologie des phénomènes douloureux et lamodestie des avancées pharmacocliniques dans le domainede l’antalgie [1]. Il observait que la compréhension desphénomènes douloureux permettait simplement d’envisagerune meilleure prise en charge des douleurs inflammatoireset neuropathiques à l’occasion desquelles les dommagestissulaires et nerveux ont des conséquences périphériques etcentrales. À la périphérie, certains médicaments qui agissentsur les canaux sodiques peuvent avoir des propriétésstrictement antalgiques.D’autres agents pharmacologiques,agissant sur les médiateurs périphériques de la douleur,peuvent être actifs sur l’activité nerveuse.La naissance du message douloureux, sa transmission, soncontrôle, correspondent à une organisation complexe mettanten jeu divers mécanismes. Ceux-ci sont périphériques etcentraux.Les progrès réalisés ces dernières années dans la compré-hension des mécanismes de la douleur permettent d’aborderson traitement :- en fonction de l’intensité de la douleur,- en fonction de l’origine physiopathologique de la douleur,- en fonction du site d’action théorique,central ou périphérique,des médicaments antalgiques ou de leurs « adjuvants »co-antalgiques.

ÉLABORATION PÉRIPHÉRIQUE DU SIGNAL DOULOUREUX ET SON TRAITEMENT

Le stimulus douloureux (mécanique, thermique, chimique…)est accompagné de la libération de nombreuses substancesprésentant par elles-mêmes des propriétés vaso-actives,pro-inflammatoires et sources d’un phénomène douloureux :des monoamines dérivées d’acides aminés comme l’histamineou la sérotonine, des peptides comme la bradykinine, lescytokines ou la substance P, des lipides comme les prosta-glandines ou beaucoup des agents pharmacologiquesbeaucoup plus simples comme le monoxyde d’azote (NO)

ou le proton (H+).C’est à ce niveau périphérique (revêtementcutané, muscles, articulations, parois viscérales) que naît ets’élabore le signal douloureux nociceptif. Il existe égalementun autre type de signal douloureux qui prend naissance ausein même du système nerveux lorsque celui-ci est lésé.L’importance des phénomènes périphériques justifie lerecours constant à des médicaments d’action majoritairementpériphérique. Il s’agit des médicaments anti-inflammatoireset du paracétamol, qui ont une activité anti-prostaglandine.Leur emploi est souvent limité aux douleurs faibles àmodérées. À la périphérie les antalgiques agissent sur laproduction du message nociceptif. Les anti-inflammatoiresnon-stéroïdiens (anti-COX1 ou anti-COX2) agissent sur descibles particulières les cyclo-oxygénases (COX) qui sontindispensables à la production des prostaglandines. Si lacyclo-oxygénases 1 est une isoforme constitutive, la cyclo-oxygénases 2 est, quant à elle, une isoforme induite par desstimuli pro-inflammatoires [2]. Les questions relatives auratio bénéfice / risque des inhibiteurs de COX-2, familièrementdénommés coxibs, font actuellement l’objet de sérieusesremises en cause. Les anti-inflammatoires présentent deseffets indésirables parfois sévères chez le sujet âgé. Onconjugue alors les risques liés à l’insuffisance rénale du sujetâgé, l’état de déshydratation, les interactions médicamenteuses,l’emploi des anticoagulants, etc.Au total, à la périphérie, l’objectif consiste à diminuer l’inflam-mation et à restreindre le nombre de nocicepteurs mis en jeu.

TRANSMISSION MÉDULLAIRE ET INTÉGRATION CENTRALE DU SIGNAL DOULOUREUX

Après un cheminement par les nerfs périphériques, lesignal douloureux parvient au système nerveux centralavec un premier relais au niveau de la moelle épinière(corne postérieure ou dorsale). Les récepteurs opioïdes µjouent ici un rôle important dans la transmission du signalentre les fibres nerveuses venant de la périphérie et lesneurones situés au niveau supra-spinal : substance grisepéri-aqueducale, raphé magnus, locus ceruleus [3]. Lesagonistes naturels de ces récepteurs sont les enképhalines,la ß-endorphine et les dynorphines.Ces opioïdes naturels sontsécrétés à différents étages du système nerveux. L’activité desenképhalines se présente sous une double forme. D’une part,elles inhibent spécifiquement la transmission des signauxdouloureux au niveau de la moelle épinière, d’autre part ellesaccroissent l’activité des systèmes inhibiteurs descendants.

1. Service de pharmacie, pharmacologie, toxicologie, Hôtel-Dieu, 1 place du Parvis Notre Dame, 75181 Paris cedex 04,France

Page 2: Bases pharmacologiques de l’antalgie « multimodale »

4S4 Douleurs, 2005, 6, 4, cahier 3

Les antalgiques centraux exercent leur action aux niveauxmédullaires (conduction et intégration du message auxniveaux de la corne postérieure de la moelle épinière) etsupra-spinaux (faisceau spino-thalamique, formation réticulée,hypothalamus, système limbique, cortex, etc…). Au niveaude la moelle épinière, la sécrétion de neuropeptides et deglutamate stimule de multiples récepteurs et en particulier,pour le glutamate, le récepteur du N-méthyl-D-aspartatequi, de concert avec les autres systèmes médullaires est àl’origine de la « sensibilité » médullaire.L’action pharmacologique des opioïdes repose sur deseffets inhibiteurs pré-synaptiques et post-synaptiquessur les terminaisons nerveuses centrales et périphé-riques des fibres C, les neurones spinaux et lesmécanismes supra-spinaux. Beaucoup d’espoirs ontreposé sur la découverte de médicaments antalgiques pouvantmanifester leur activité sur plusieurs cibles d’action, étantentendu que ces actions seraient additives ou synergiques,qu’elles bénéficieraient de mécanismes d’action complé-mentaires, le tout sans effets indésirables notoires.Les médicaments actifs sur les récepteurs opioïdes µpermettent de lutter contre les douleurs modérées àsévères. Ils présentent également des effets indésirablespouvant contraindre à l’arrêt du traitement.Le signal douloureux est relayé par de nombreuses structuresparmi lesquelles le tronc cérébral et le thalamus. Mais c’estau niveau du cortex cérébral et dans les zones sous-corticalesqu’est réalisée l’intégration du signal douloureux ; autrementdit, que le signal douloureux se transforme en sensationdouloureuse précise. C’est à cet « étage » que se constituentles composantes affectives et émotionnelles de la douleur(système limbique).Quant au contrôle supraspinal du signal douloureux, ils’exerce notamment à partir de certaines régions du tronccérébral à l’origine de voies descendantes inhibitrices.Dans cecadre,le rôle des voies sérotoninergiques et noradrénergiques(récepteurs α 2) est désormais bien documenté.

LES BASES DE L’ANTALGIE MULTIMODALE

En agissant à différents étages : élaboration, transmission ouintégration du signal douloureux, l’approche pharmacologiquedu traitement de la douleur est de nature à offrir une efficacitéplus constante. C’est la raison pour laquelle le conceptd’antalgie multimodale (parfois appelé,à partir de l’anglicisme,« antalgie balancée », c’est-à-dire « équilibrée »). Il faut considé-rer comme un autre concept l’antalgie « préemptive » quiconsiste à prendre en charge une douleur notamment iatro-gène (quelle soit postopératoire ou liée aux soins) avantmême qu’elle ne se manifeste.

Les opioïdes, faibles ou forts sont les médicaments de basede l’antalgie multimodale. La découverte des récepteursopioïdes au niveau de corne postérieure de la moelle

épinière a justifié l’administration rachidienne de médicamentsmorphiniques. L’administration d’opioïdes, seuls ou enassociation avec des anesthésiques locaux, est envisa-geable par voie péridurale ou intrathécale notamment pourobtenir une antalgie postopératoire prolongée. Elle permetun retour à la mobilité et à l’activité précoce pour desmalades ayant subi une chirurgie lourde. Les effets indési-rables de l’administration rachidienne de morphiniques sontnon négligeables : dépression respiratoire, prurit, rétentionurinaire. L’emploi de pompes à morphine (PCA) complètel’éventail des techniques utilisables, dans la pratique, essen-tiellement hospitalière.Le rationnel des associations synergiques a été mis enlumière depuis de nombreuses années.

Le paracétamol est l’antalgique de niveau I le plus fréquem-ment « sollicité ». Bien que sa pharmacologie ne soit pastotalement élucidée, il apparaît que le rôle du paracétamoldans l’inhibition d’une cyclo-oxygénase de type 3 (COX-3)doive désormais être mis en avant [4]. Ce qui replace leparacétamol dans un ensemble cohérent au plan pharma-cologique. On démontre aujourd’hui ce que l’on savaitautrefois sur des bases empiriques. Ainsi, l’association dedextropropoxyphène et de paracétamol a-t-elle été mise surle marché en 1965 et l’association de codéine et de paracétamol,en 1988. Les associations permettent de gagner enefficacité et de réduire la toxicité [5].D’autres associationsau paracétamol complètent depuis peu cette approche :notamment l’association de paracétamol et de tramadol [6].Dans les trois cas, l’association d’un opioïde mineur (niveau IIde l’échelle de l’OMS) et de paracétamol, montre qu’il estpossible d’abaisser la quantité d’opioïde administré pourobtenir un résultat analogue [7]. Compléter la palettethérapeutique au moyen de paracétamol, facile à utilisermais aussi bien toléré en cas d’insuffisance rénale ou d’in-suffisance hépatique, permet d’obtenir le même résultat enexposant le malade à moins d’effets indésirables. De plus, leparacétamol, facile d’accès,permet d’avoir recours, sans dif-ficulté, aux voies orale ou parentérale (intraveineux).Aujourd’hui, l’antalgie multimodale est également fondéesur l’utilisation d’autres classes pharmacologiques dontl’efficacité se manifeste au niveau de cibles différentes, quipar leur diversité de nature, complètent leurs activitésrespectives : anesthésiques locaux, anti-inflammatoiresnon stéroïdiens, opioïdes, α 2-agonistes adrénergiques, anta-gonistes du NMDA (N-méthyl-D-aspartate), etc. Ces combi-naisons sont de nature à optimiser l’inhibition des voiesde la douleur. Les analgésiques non opioïdes ont montréleur grand intérêt dans la prise en charge des douleurspostopératoires. Les limites pharmacologiques et toxico-logiques des morphiniques témoignent de l’importancede l’emploi d’autres types d’antalgiques. C’est aussi l’ap-proche physiopathologique avec la connaissance des fac-teurs cellulaires et neuronaux intervenant lors des lésionstissulaires à l’origine d’une sensibilisation périphérique oucentrale [8].

Page 3: Bases pharmacologiques de l’antalgie « multimodale »

Douleurs, 2005, 6, 4, cahier 3 4S5

Les anesthésiques locaux sont surtout utilisés en milieuchirurgical, moins en milieu médical. Ils sont administréspar voie locale ou régionale (blocs nerveux ou spinaux).Lesesters (procaïne) ont laissé leur place aux amides (lidocaïne,bupivacaïne,ropivacaïne).Moins allergisants,ils sont cependantdépresseurs myocardiques en cas d’administration intravei-neuse inopinée.Actifs à partir d’une cible membranaire, lecanal sodique, les anesthésiques locaux participent à l’antalgiemultimodale lors d’administrations locales, articulaires parexemple, plus fréquentes que les blocs régionaux.Malheureusement il n’existe pas actuellement de blocspériphériques sans atteintes motrices ou sensitives ce quilimite leur intérêt.

Les antagonistes du NMDA (N-méthyl-D-aspartate) sontpeu utilisables en « ville ». On ne dispose que de la kétaminedont le maniement ne peut se concevoir simplementqu’en milieu hospitalier.

On peut également recourir à l’emploi des médicamentsα 2-agonistes adrénergiques qui, par eux-mêmes ne sontpas des médicaments antalgiques mais qui, en associationaux opioïdes, prolongent la durée d’action des antalgiques.La clonidine et la dexmedetomidine (dérivé très sélectifnon commercialisé en France) se lient aux récepteurs pré-et post-synaptiques et, en conjonction synergique avec lesopioïdes, inhibent les neurones afférents et les neuronesspino-thalamiques impliqués dans les voies de la douleur [9].La combinaison de ces médicaments permet de limiter lerecours aux opioïdes et d’anticiper la sortie d’hospitalisa-tion en particulier lorsque l’on souhaite développer la chi-rurgie ambulatoire [10].

DES RÉSULTATS PARFOIS INÉGAUX…

Les bénéfices apportés par l’antalgie multimodale peuventêtre mesurés par l’évaluation de la bonne tolérance de l’acteanesthésique en chirurgie de jour.Si on considère que les deuxmarqueurs de réussite de l’acte anesthésique sont la réductionde la douleur et l’absence de nausées et vomissements, ilest possible de rechercher les meilleures combinaisonspharmacologiques. Il apparaît que l’électrostimulation oul’administration de morphine en intra-articulaire (hors legenou) n’ont aucun intérêt. La dihydrocodéine (30 mg) n’aqu’un intérêt très modeste. Certaines attitudes sont plusefficaces, mais les effets indésirables susceptibles de survenirréduisent considérablement l’intérêt de leur emploi [11].Ce serait le cas lors de l’injection de morphine dans l’arti-culation du genou, dont l’intérêt semble modeste ; c’est aussile cas de l’emploi systématique de l’antalgie préemptive,contestée par certains ; quant à l’administration des AINS parune autre voie que la voie orale, elle est loin de remportertous les suffrages ; enfin, même chose pour la codéineadministrée en dose unique… Les attitudes antalgiques lesplus efficientes comprennent l’emploi à doses standard de

dextropropoxyphène,de tramadol,de paracétamol,d’ibuprofèneou de diclofénac.Ces deux derniers,à une posologie standard,offrent une antalgie sensiblement équivalente à celle quel’on obtient avec 10 mg de morphine administrés par voieintramusculaire :50 % de soulagement sont en effet obtenuschez des patients présentant une douleur postopératoiremodérée à sévère.Dans cet éventail d’efficacité,les associationsde paracétamol et de codéine ont une cote d’efficacité trèshonorable tout comme de fortes doses d’ibuprofène dont larelation dose-réponse montre qu’elles peuvent être très utiles.Il convient de souligner que les AINS ne sont pas toujoursaussi anodins qu’il n’y paraît ; leurs effets indésirablespeuvent être redoutables [12]. En 1992, ce fut l’arrêt dela glafénine ; en 1993, c’est le kétorolac qui, après quelquesmois de commercialisation, vit sa carrière arrêtée en France.En 2004, c’est le tour du rofécoxib [13]. Les problèmes depharmacovigilance sont multiples : fréquentes hémorragiesdigestives, manifestations toxiques rénales ou hépatiques,manifestations allergiques avec les oxicams, etc.Parmi les hypothèses de travail des pharmacologues, figureégalement l’idée que la prise en charge est d’autant plusefficace qu’elle est précoce voire qu’elle précède le stimulusnociceptif. C’est là le domaine de l’analgésie préemptive.Cette approche est souvent utilisée par les anesthésisteslors d’anesthésies péridurales au cours desquelles onbloque la transmission du signal douloureux vers la moelleau moyen d’anesthésiques locaux (ceux-ci pouvant êtreadministrés en périphérie pour bloquer l’influx nociceptifou par voie veineuse), les opioïdes bloquant les récepteursmédullaires et l’expérience consciente de la douleur.L’intérêt de l’antalgie préemptive a fait l’objet, on l’a vu,de nombreuses discussions. Elle pose le problème de laprévention antalgique avant l’acte douloureux.Habituellement fondée sur les principes de l’antalgiemultimodale, elle fait appel le plus généralement à uneassociation d’anti-inflammatoires et d’opioïdes [14]. Elleest considérée par les auteurs Nord-américains commetrès « coût-efficace » lorsqu’elle est mise en œuvre par lesinfirmières anesthésistes. La voie orale est le plus sou-vent mise à profit dès lors qu’elle ne gêne pas l’acteanesthésique ou opératoire. Beaucoup d’auteurs esti-ment à ce titre que l’essentiel des médicaments efficacesest là et que le seul problème consiste à bien les utiliser[15].

LE TRAMADOL, ANTALGIQUE À DEUX MECANISMES D'ACTION

Alors que peu d’antalgiques présentent une action sur lessystèmes monoaminergiques, le tramadol,outre son activitésur les récepteurs µ,inhibe également, la recapture synaptiquede la noradrénaline et de la sérotonine [16].Le tramadol pré-sente un certain nombre d’avantages par rapport auxopioïdes,en particulier sur le plan des effets indésirables : faibledépression respiratoire,peu d’effets cardiovasculaires,peu de

Page 4: Bases pharmacologiques de l’antalgie « multimodale »

4S6 Douleurs, 2005, 6, 4, cahier 3

dépendance et absence quasi totale d’effets toxicomano-gènes,même si des effets émétisants et des étourdissementssont plus fréquents qu’avec la morphine (1/4 des maladestraités) [17], des céphalées et une somnolence assez fré-quents (1/6 des malades) [18]. Lorsque le paracétamol lui estassocié, il est possible de réduire la posologie du tramadol etd’assurer une bonne efficacité antalgique [19].Après administration par voie orale, le tramadol présente unebonne biodisponibilité (70-90 %), ce qui, avec les nouvellespréparations à libération prolongée, permet de couvrir lesbesoins avec deux administrations quotidiennes. Dans lesang, la liaison aux protéines plasmatiques est faible (20 %)et la diffusion tissulaire plutôt bonne puisque le volume dedistribution est de 3 litres/kg. Un métabolisme hépatiqueoù les cytochromes (CYP) jouent un rôle primordial précèdeles mécanismes d’élimination. Le CYP 2D6 conduit à unmétabolite actif, alors que les CYP 3A4 et 2B6 conduisent àdes métabolites inactifs [20]. 30 % de la dose administréeest éliminée par voie rénale. La demi-vie du tramadol et deson métabolite actif varient de 4,5 à 9,5 heures (la clairanceplasmatique est de 600ml/min). Les interactions médicamen-teuses sont peu significatives. Dans certains cas, les inducteursenzymatiques comme la carbamazépine ou les inhibiteurs(comme la quinidine pour le CY2D6) peuvent perturberl’élimination du tramadol [21].En cas d’atteinte sévère de lafonction hépatique ou de la fonction rénale (Clairance de lacréatinine, Clcr < 30 ml/min), on suggère une diminutionde posologie d’environ 50 % ou un doublement de l’intervalleentre deux prises.

LE PARACÉTAMOL ET LE TRAMADOL : ANTALGIQUES TRIMODAUX

Cette association pertinente permet une combinaison deplusieurs mécanismes d'action pour attaquer la douleur surplusieurs voies et pourrait répondre aux objectifs de l'antalgiemultimodale [22].Diverses études récentes ont souligné l’intérêt de l’associa-tion entre le tramadol et le paracétamol.La combinaison des deux agents pharmacologiques a montréun potentiel synergique sur des modèles expérimentaux.Une étude visant à étudier l’efficacité et la sécurité d’admi-nistration réalisée sur 318 patients souffrant de lombalgies,a démontré l’intérêt d’une association de 37,5 mg de tramadolet de 325 mg de paracétamol [23] par rapport à un placebo.Un arrêt du traitement pour insuffisance d’antalgie a étéobservé dans 22,1 % des cas de patients traités par l’asso-ciation tramadol - paracétamol contre 41 % dans le groupeparacétamol. Le risque relatif de survenue d’effets indésirablesdans le groupe traité par l’association antalgique, est de 13 %pour les nausées, 12,4 % pour la somnolence et de 11,2 %pour la constipation.L’intérêt de l’antalgie multimodale lors de soins postopératoiresa été examiné sur un groupe de 3 453 patients. Le score desoulagement TOTPAR (total pain relief) a montré que le

tramadol tout comme l’association de paracétamol etpropoxyphène ou que l’association d’aspirine et de codéine,étaient plus efficaces que le placebo [24].En odontologie, une amélioration du score d’antalgie a étédémontrée vis-à-vis d’un placebo ou de chacun desconstituants d’une association de tramadol (75 mg) et deparacétamol (650 mg) [25].Des succès ont été obtenus dans le traitement des fibro-myalgies avec un abaissement du score de douleur de 65 ± 29dans le groupe traité à 53 ± 32 mm (EVA) dans le groupeplacebo sur un ensemble de 313 patients (94 % de femmes).19 % des sujets ont arrêté le traitement en raison d’effets indé-sirables contre 12 % dans le groupe placebo [26].La chirurgie ambulatoire, dont l’essor peut être rendu difficilelorsqu’il s’agit d’interventions douloureuses, a largementbénéficié de l’antalgie multimodale Elle prend une importancecroissante dans les procédures d’antalgie postopératoire et offredes caractéristiques d’efficacité supérieures aux procéduresde prise en charge faisant appel à la monothérapie [14].D’un point de vue pharmacocinétique, il a été montré queles énantiomères du tramadol étaient actifs à la 2e heureaprès l’administration, que le métabolite actif du tramadol(+)-M1 présentait un pic d’activité vers la troisième heure,alors que le paracétamol était actif très rapidement [27].Cette combinaison d’activités différées est de nature àproduire une antalgie étalée dans le temps favorable à unsoulagement prolongé.

CONCLUSION

Le concept d’antalgie multimodale est, à l’évidence, unconcept très ancien qui à l’instar de la prose de MonsieurJourdain, est utilisée quotidiennement par d’innombrablesprescripteurs qui la pratiquent sans le savoir. Elle inclut unedémarche logique : la mise à profit de mécanismes d’actioncomplémentaires et une pratique désormais simplifiée : lapalette thérapeutique s’est considérablement élargie, et lespratiques de plus en plus standardisées.Le paracétamol est fréquemment utilisé. Il présente denombreux avantages : faible toxicité et bonne efficacité (àcondition d’utiliser les bonnes doses).Les opioïdes,la morphineen particulier, demeurent les standards thérapeutiques lesplus actifs. Leurs effets indésirables sont parfois un facteurlimitant leur utilisation. Leur prescription n’est pas encoresuffisamment aisée. C’est probablement la raison pourlaquelle le tramadol a trouvé la faveur de bon nombre deprescripteurs. L’antalgie multimodale a connu sa premièreheure de gloire dans le domaine de l’anesthésie.Aujourd’hui,c’est dans d’autres situations cliniques qu’elle manifeste sespossibilités. Au premier rang, figure probablement lesdouleurs ostéo-articulaires [28]. Dans les lombalgies oul’arthrose, l’antalgie multimodale est devenue une règlequ’il convient de prendre en compte régulièrement. Plusgénéralement, les combinaisons d’antalgiques ne peuventjouer pleinement leur rôle que si les associations à doses

Page 5: Bases pharmacologiques de l’antalgie « multimodale »

Douleurs, 2005, 6, 4, cahier 3 4S7

fixes sont convenablement dosées et si elles ne sont pasredondantes. De plus, les associations à doses fixes n’ontd’intérêt que si la pharmacocinétique de chacun descomposants est équilibrée et les bases pharmacologiques,réellement complémentaires. Aujourd'hui, une nouvelleassociation paracétamol + tramadol semble correspondre àces attentes. �

RÉFÉRENCES

1. Besson JM. The neurobiology of pain. Lancet 1999;353:1610-5.2. Whittle BJ. Gastrointestinal effects of nonsteroidal anti-inflammatory drugs.

Fundam Clin Pharmacol 2003;17:301-13.3. Stone LS, Wilcox GL. Alpha-2-adrenergic and opioid receptor additivity in

rat locus coeruleus neurons. Neurosci Lett 2004;361:265-8.4. Chandrasekharan NV, Dai H, Roos KL, Evanson NK, Tomsik J, Elton TS,

Simmons DL. COX-3, a cyclooxygenase-1 variant inhibited by acetaminophenand other analgesic/antipyretic drugs: cloning, structure, and expression.Proc Natl Acad Sci USA 2002;99:13926-31.

5. Raffa RB. Pharmacology of oral combination analgesics: rational therapy forpain. J Clin Pharm Ther 2001;26:257-64.

6. Fricke JR JR, Hewitt DJ, Jordan DM, Fisher A, Rosenthal NR. A double-blindplacebo-controlled comparison of tramadol/acetaminophen and tramadolin patients with postoperative dental pain. Pain 2004;109:250-7.

7. Muller FO, Odendaal CL, Muller FR, Raubenheimer J, Middle MV, Kummer M.Comparison of the efficacy and tolerability of a paracetamol/codeine fixed-dosecombination with tramadol in patients with refractory chronic back pain.Arzneimittelforschung 1998;48:675-9.

8. Power I, Barratt S. Analgesic agents for the postoperative period. Nonopioids.Surg Clin North Am 1999;79:275-95.

9. Ozdogan Uk, Lahdesmaki J, Hakala K, Scheinin M. The involvement of alpha2A-adrenoceptors in morphine analgesia, tolerance and withdrawal in mice.Eur J Pharmacol 2004;497:161-71.

10. Wiklund RA, Rosenbaum SH. Anesthesiology. N Engl J Med 1997;337:1132-41et 1215-9.

11. MC Quay HJ, Moore RA. Postoperative analgesia and vomiting, with specialreference to day-case surgery: a systematic review. Health Technol Assess1998;2:1-236.

12. Whelton A. Renal and related cardiovascular effects of conventional andCOX-2-specific NSAIDs and non-NSAID analgesics. Am J Ther 2000;7:63-74.

13. Couzin J. Drug safety. Withdrawal of Vioxx casts a shadow over COX-2

inhibitors. Science 2004;306:384-5. 14. Chauvin M. State of the art of pain treatment following ambulatory surgery.

Eur J Anaesthesiol 2003;20:3-6.15. Moote C. Techniques for post-op pain management in the adult. Can J

Anaesth 1993;40:R19-28. 16. Lewis KS, Han NH. Tramadol: a new centrally acting analgesic. Am J Health

Syst Pharm 1997;54:643-52.17. Silvasti M, Svartling N, Pitkanen M, Rosenberg PH. Comparison of intra-

venous patient-controlled analgesia with tramadol versus morphine aftermicrovascular breast reconstruction. Eur J Anaesthesiol 2000;17:448-55.

18. Schnitzer TJ. Non-NSAID pharmacologic treatment options for the mana-gement of chronic pain. Am J Med 1998;105:45S-52S.

19. Edwards JE, MC Quay HJ, Moore RA. Combination analgesic efficacy: individualpatient data meta-analysis of single-dose oral tramadol plus acetaminophen inacute postoperative pain. J Pain Symptom Manage 2002;23:121-30.

20. Subrahmanyam V, Renwick AB, Walters DG, Young PJ, Price RJ, Tonelli AP,Lake BG. Identification of cytochrome P-450 isoforms responsible forcis-tramadol metabolism in human liver microsomes. Drug Metab Dispos2001;29:1146-55.

21. Garrido MJ, Sayar O, Segura C, Rapado J, Dios-Vieitez MC, Renedo MJ,Troconiz IF. Pharmacokinetic/pharmacodynamic modeling of the antinoci-ceptive effects of (+)-tramadol in the rat: role of cytochrome P450 2D activity.J Pharmacol Exp Ther 2003;305:710-8.

22. Klotz U. Tramadol-the impact of its pharmacokinetic and pharmacodynamicproperties on the clinical management of pain. Arzneimittelforschung 2003;53:681-7.

23. Ruoff GE, Rosenthal N, Jordan D, Karim R, Kamin M; Protocol CAPSS-112Study Group. Tramadol/acetaminophen combination tablets for the treatmentof chronic lower back pain: a multicenter, randomized, double-blind, placebo-controlled outpatient study. Clin Ther 2003;25:1123-41.

24. Moore RA, MC Quay HJ. Single-patient data meta-analysis of 3453 post-operative patients: oral tramadol versus placebo, codeine and combinationanalgesics. Pain 1997;69:287-94.

25. Schnitzer T. The new analgesic combination tramadol/acetaminophen. EurJ Anaesthesiol 2003;20:13-7.

26. Bennett RM, Kamin M, Karim R, Rosenthal N. Tramadol and acetaminophencombination tablets in the treatment of fibromyalgia pain: a double-blind,randomized, placebo-controlled study. Am J Med 2003;114:537-45.

27. Desmeules J, Rollason V, Piguet V, Dayer P. Clinical pharmacology andrationale of analgesic combinations. Eur J Anaesthesiol 2003;20:7-11.

28. Emkey R, Rosenthal N, Wu SC, Jordan D, Kamin M; CAPSS-114 StudyGroup. Efficacy and safety of tramadol/acetaminophen tablets (Ultracet) asadd-on therapy for osteoarthritis pain in subjects receiving a COX-2 nons-teroidal antiinflammatory drug: a multicenter, randomized, double-blind,placebo-controlled trial. J Rheumatol 2004;31:150-6.