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30KAIER AR POHER N° 28 – Mars 2010 La bataille légendaire de Carhaix d'après les textes des XII e et XIII e siècles Goulven PÉRON Carahes ? Qui sait aujourd'hui que ce nom légendaire désigne une petite ville de Cornouaille continentale : Carhaix ? l existe dans la littérature arthurienne un nom de lieu d'Armorique d'une importance considérable dont on n'a que peu chanté la gloire. Alors que Broceliande a encore de nos jours les honneurs des journaux, revues et autres ouvrages qui font découvrir à leurs lecteurs les quelques mégalithes et autres fontaines rebaptisés à la va-vite Tombeau de Merlin ou Fontaine de Jouvence, qui connaît encore, à part quelques spécialistes, le nom de Carahes ? Qui sait aujourd'hui que ce nom légendaire désigne une petite ville de Cornouaille continentale : Carhaix ? Et pourtant, d'après certains textes médiévaux, c'est à Carhaix qu'Arthur livra l'une de ses premières batailles, là surtout qu'il rencontra sa future femme Guenièvre, là aussi que Tristan réalisa des prouesses et se maria. Certes, nous verrons aussi que si le nom de Carahes apparaît bien dans ces manuscrits médiévaux comme nom d'une cité fortifiée et lieu d'un bataille renommée, cette bataille met en valeur un héros qui, selon les sources, prend l'apparence, tantôt de l'Empereur Charlemagne, tantôt de Tristan l'Amoureux et tantôt du célèbre roi de Bretagne, Arthur. I Le roi Arthur à Caroaise - Histoire de Merlin 14 e -15 e siècle 30KAIER AR POHER N° 28 Mars 2010

bataille Carhaix - data.over-blog-kiwi.comdata.over-blog-kiwi.com/0/32/08/11/201301/ob_282b37_la-bataille-de... · 2 Il est surnommé « le vieux barbu » : « De Charhes ... construite

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30■ KAIER AR POHER N° 28 – Mars 2010

La bataille légendaire de Carhaix d'après les textes des XIIe et XIIIe siècles

Goulven PÉRON Carahes ? Qui sait aujourd'hui que ce nom légendaire désigne une petite ville de Cornouaille continentale : Carhaix ?

l existe dans la littérature arthurienne un nom de lieu d'Armorique d'une importance considérable dont on n'a que peu chanté la gloire. Alors que Broceliande a encore de

nos jours les honneurs des journaux, revues et autres ouvrages qui font découvrir à leurs lecteurs les quelques mégalithes et autres fontaines rebaptisés à la va-vite Tombeau de Merlin ou Fontaine de Jouvence, qui connaît encore, à part quelques spécialistes, le nom de Carahes ? Qui sait aujourd'hui que ce nom légendaire désigne une petite ville de Cornouaille continentale : Carhaix ? Et pourtant, d'après certains textes médiévaux, c'est à Carhaix qu'Arthur livra l'une de ses premières batailles, là surtout qu'il rencontra sa future femme Guenièvre, là aussi que Tristan réalisa des prouesses et se maria. Certes, nous verrons aussi que si le nom de Carahes apparaît bien dans ces manuscrits médiévaux comme nom d'une cité fortifiée et lieu d'un bataille renommée, cette bataille met en valeur un héros qui, selon les sources, prend l'apparence, tantôt de l'Empereur Charlemagne, tantôt de Tristan l'Amoureux et tantôt du célèbre roi de Bretagne, Arthur.

I

Le roi Arthur à Caroaise - Histoire de Merlin 14e -15e siècle

30■ KAIER AR POHER N° 28 – Mars 2010

L a b a t a i l l e l é g e n d a i r e d e C a r h a i x

KAIER AR POHER N° 28 – Mars 2010 ■31

Le roman d'Aiquin : quand Charlemagne vient libérer Carhaix des Sarrasins L'une des plus anciennes mentions de Carahes apparaît dans une chanson de geste : le Roman d'Aiquin. Dans ce texte daté de la fin du XIIe siècle, le roi de « Quarahes », qui a dû abandonner sa ville, fuyant les Sarrasins, s'appelle Hoës ou Ohès. L'Empereur Charlemagne vient finalement en aide aux Bretons et libère la ville de Carahes. L'arrivée de Charlemagne se fait en passant par le Mont-Saint-Michel1 . Puis l'Empereur se rend dans la région de Saint-Servan (l'ancien Aleth, noté « Quidalet » dans le roman) où il met l'ennemi en déroute. Le roi ennemi Aiquin qui se voit forcé de fuir, s’embarque précipitamment et met les voiles vers l'ouest. Il accoste alors à « Brest », en passant par « Saint Mahé » (Pointe Saint Mathieu) avant de se réfugier dans la cité de « Quarahes », ville du vieil Hoës2 où il se fortifie :

« A Carhès, ce lour dist l’amiré, Que ge conquis sus Ohès le barbé (...) D’ilec s’en sont à Charhès alé, Drecent les murs, reparent l[es] fousé » (v.2182-2184 , v.2191-2192 [AIQU])

Les Franco-Bretons, bien décidés à finir le travail commencé, font à leur tour route vers

1 « Au mont s’en va le bon roy de Seison/A saint

Michel ala fere son oraison » (v.31-32)

2 Il est surnommé « le vieux barbu » : « De Charhes

Hoës le vuil barbé » (v.757), ou Hoës au poil blanc :

« De Quarahes Hoës au blanc guenon ». Il est aussi

noté Ohès (v.832)

Carhaix, en passant, précise le texte, par la voie romaine (celle de Corseul à Aquilonia) construite par la femme d'Ohès3 :

« Vers Car[a]hès se sont acheminé, Tretouz ensemble le grand chemin ferré Que fist la famme Ohès le veil barbé » (v.2824-2826)

Aiquin voit avec inquiétude approcher cette terrible armée et préfère s’enfuir de Carhaix pour gagner les montagnes où se trouve un château riche et bien défendu :

« De Char[ah]ès s’en sont paens tourné ; Aiquin s’en fuyt qui moult fut efrayé (...) « Droit au Men[é] s’en est Aiquin alé. C’est ung chastel moult riche et asuré, Paens le firent de veille antiquité, A belles salles, de fort mur quenelé » (v. 2916-2917, v.2977-2980)

Il existe toute une discussion concernant le nom de lieu « Men[é] » indiqué dans ce passage, d'autant que le texte indique en fait « Mens » qui fut longtemps pris pour désigner la ville du Mans. Jouon de Longrais avait émis une autre hypothèse : « Une faute du copiste a fait croire que la scène se transportait brusquement dans les environs du Mans. Comment n’a-t-on pas vu qu’échappé de Carhaix, le roi Aquin se réfugie au Mené-Hom. De tout temps, la légende a placé un château sur le plus haut plateau de cette montagne » [AIQU, p.LXXXIII].

3 Il s'agit en fait de la plus ancienne mention des

chemins d'Ahes et de la légende concernant la

construction des voies romaines en Bretagne. Ce serait

sortir grandement du sujet que de développer ici cette

légende. Notons seulement qu'il y a une confusion

certaine entre les noms Hoës/Ohès, Ahes et Hoël.

A GAUCHE : La cité d’Alet, le port de Saint-Servan est dominé par la tour et l’ancien « castrum » de Solidor, tour et château d’Oreigle dans la Chanson ; à l’arrière-plan, l’église Sainte-Croix correspond à la chapelle de Saint-Servan fondée par Charlemagne et dotée par lui d’une croix d’orfèvrerie prestigieuse. Texte et photo ArMen n°138. A DROITE : Vestiges du grand palais d’époque carolingienne sur la Montagne de Locronan. S’agit-il du « Château du Méné » de la Chanson d’Aiquin ?

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Une hypothèse plus récente conteste la localisation au Menez Hom et situe ce « Méné » à Menez-Lokorn (la Montagne de Locronan). L’existence, sur cette montagne, d’une ancienne résidence palatiale datant de l’époque carolingienne, et la mention, quelques lignes plus loin, d'un « Nyvet »4 identifié à la forêt du Nevet pourrait justifier cette proposition, mais on imagine cependant assez mal comment l'auteur du roman aurait pu connaître cette finalement assez modeste résidence. Le nom « Mén[é] » désigne en tout cas certainement un endroit des Montagnes Noires5 situé quelque part entre Carhaix et le Menez-Hom, puisque Charlemagne se retrouve bientôt devant l'ermitage de saint Corentin, c'est-à-dire probablement à Plomodiern ou Quimper, lieux liés, par une tradition déjà ancienne, à ce saint cornouaillais :

« La ville arse, fouyant s’en va Aiquin, Vers la marine s’en va tout le chemin. Ung hermitage trouva le Barbarin L’ermite est apelé Corentin, Messe chantant dou baron saint Martin » (v.3023-3027)

Nul doute en tout cas que le Carahes du roman désigne Carhaix vu que cette ville est située à proximité de la voie romaine qui joint le pays de Dol-Saint-Malo à celui de Quimper-Corentin. D'ailleurs le nom de Carhaix à cette époque est bien connu puisqu'il apparaît pour la première fois, sous la forme Caer ahes (forme proche de Carahes), dans une charte concernant une donation de Hoël, comte de Cornouaille et duc de Bretagne de 1066 à 10846.

4 « L[y] roys a l’ost droit après luy mené, /Jques Nyvet ne

se sont aresté./Illec [il] ont Aiquin avironné… » (v.2984-

2986)

5 Notons que le terme Méné apparaît ailleurs dans le

roman d’Aiquin : un certain Aray du Méné est en effet

présenté comme vicomte de Cornouaille. Il s’agit peut-être

ici d’une allusion au Mene d’Aray, c’est-à-dire les Monts

d’Arrée.

6 « Addidit preterea predictus comes Hoel (...), Quandam

villam juxta Caer ahes in qua est sancti Kigavi ecclesia ».

L'histoire de Tristan : sur le célèbre amoureux qui épouse une fille de Carhaix Dans les textes versifiés de Tristan, le héros qui libère Carahes n'est pas Charlemagne mais Tristan en personne. Notons que contrairement au roman d'Aiquin où Carhaix est libérée par le héros, elle est cette fois-ci défendue par lui contre un ennemi qui l'assiège. Dans le Tristan d’Eilhard d'Oberg (vers 5469-6072) qui date de la fin du XIIe siècle, Tristan se trouve d'abord en (Petite-)Bretagne avant de quitter la cour du roi Artus (Arthur), et son bon ami Walwan (Gauvain), pour chevaucher droit devant lui pendant sept nuits. Il est accompagné de son fidèle allié Kurneval. Les deux hommes, au bout de cette chevauchée, arrivent dans un pays grandement dévasté et dont toutes les maisons sont incendiées. Là, après trois autres jours de cheval, ils rencontrent un prêtre nommé Michel qui leur indique que le « roi du pays qui a droit de justice et possède le pouvoir »[EILH] s'appelle Havelin ou Hovelin (forme ancienne de Hoël ; Hoël < Howel/Hovel < Hovel(-in)). Ce roi est attaqué par le comte Riol de Nantes qui veut enlever sa fille. Michel ajoute que tout le pays est aux mains des rebelles sauf l'irréductible forteresse de Karahès où s'est réfugié le roi. Tristan décide d'aller au secours du malheureux souverain. Il file vers Karahès et propose son aide à Hovelin. Contre toute attente, ce dernier refuse de l'accueillir au prétexte qu'il n'y a plus rien à manger au château. Tristan insiste ; il se présente : « Je suis Tristan et le Lohnois appartient à mon père. Je suis né de la soeur de Marke... »[EILH]. Hovelin se laisse finalement fléchir car son propre fils, Kehenis, le supplie d'accueillir le héros dans l'enceinte du château. Dès le lendemain matin, Tristan s'offre de combattre Riol en combat sin-

Cette église de Saint Kigavi désigne Saint-Quijeau qui sera

par la suite, au XIIIe siècle, rattachée à Carhaix.

A GAUCHE : « Le grand chemin ferré que

fist la famme Ohès le vieil barbé ». Il s’agit de la voie

romaine de Corseul à Aquilonia (Quimper)

A DROITE : Tristan et Iseut rencontrent

un chevalier sur la route. Les deux célèbres amants auraient fréquenté le

château de Carhaix. CARHAIX 2000 ans d’Histoire

L a b a t a i l l e l é g e n d a i r e d e C a r h a i x

KAIER AR POHER N° 28 – Mars 2010 ■33

gulier. Durant le duel, qui se déroule dans la plaine devant la ville de Karahès, Tristan fait plier Riol qui se constitue prisonnier. Cela ne suffit malheureusement pas à faire gagner la guerre car les alliés de Riol menacent d'attaquer la ville si on ne libère pas leur chef. Heureusement pour les défenseurs de Karahes, les deux neveux d'Hovelin arrivent à la rescousse et s'ensuit une terrible bataille dont les guerriers d'Hovelin et de Tristan sortent vainqueurs. Par la suite, Tristan ayant montré sa valeur, Kehenis l'incite à demander la main de sa soeur prénommée Isalde7. Hovelin accepte de lui donner sa fille et l'on prépare activement le mariage. Si le Tristan d'Eilhart est important c'est qu'il dérive de celui de Béroul, qui est le plus ancien de tous les textes de cette histoire, mais dont on ne conserve que quelques fragments. Et si aucun de ces fragments ne mentionne la bataille, il ne fait pas de doute que le texte primitif de Béroul la contenait bien puisque le manuscrit 2171 de la Bibliothèque Nationale nous montre le roi Marc jurer « par saint Tresmor de Caharès » (Béroul, v.3076), expression dans laquelle on se doit de reconnaître le pauvre martyr Trémeur, patron de Carhaix, dont la Vie de Gildas nous dit qu'il fut assassiné par Conomor8. Tout cela montre que, chez Béroul, comme dans le roman d'Aiquin, cette ville de Karahès désigne bien Carhaix.

7 Isalde est ici Iseut aux Mains Blanches et non pas la reine

Iseut.

8 Il ne fait pas de doute que Trémeur était connu au temps

de Béroul. Dans une bulle du cartulaire de Redon datée de

1147, on voit en effet mention d'une« obedientiam sancti

Tremori in Corisopito civitate » (prieuré Saint Trémeur

dans la cité de Quimper – cité par A.-Y. Bourgès, in

L’Hyères, vallée de saints : Gildas, Trémeur, Trifin(e),

Corentin, Conan et la fondation du prieuré de Carhaix,

2009). Notons qu'une mention de « Sainte Estretine » dans

la Folie de Berne (v. 261) pourrait se rapporter à Sainte

Triffine. Une statue de cette sainte dans la chapelle Saint-

Nicolas, à Callac, porte d'ailleurs l’inscription « Ste

Strivinn » (A.Y. Bourgès, idem).

Au demeurant, les Tristan en prose, plus tardifs, rectifient non seulement la forme Hovelin en Hoël mais précise encore que la ville est en (Petite-)Bretagne : « Tristan qui revenu est a Karahèse en Bretaingne avec le roy Hoel et fu frere Kehedin et Yseult femme Tristan, qui moult firent a Tristan grant feste et grant joye, et tous ceulx du paîs aussi, quant il fu revenu a Karaheés » (Tristan en prose, ms.fr.103). Par contre, le temps ayant fait son effet, et l'imagination et la précision des rédacteurs étant ce qu'elles sont, la bataille, dans ces manuscrits, ne se déroule plus à Carahes mais dans une autre ville9. Du Tristan de Thomas qui date de 1173, on ne connaît que huit manuscrits, tous incomplets, correspondant à cinq fragments du texte initial. Malheureusement aucun des fragments connus n'évoque Carhaix alors que, par exemple, le manuscrit Sneyd I de la Bodleian Library développe bien le mariage de Tristan et d'« Ysolt as Blanches Mains » (ms. Sneyd I, v.198 [THOM]), c'est-à-dire d'Yseut de Carahes, que l'on voit aussi apparaître dans le Livre de Caradoc comme épouse dudit Caradoc10 et mère de Caradoc-Briebras, fondateur mythique de la ville de Vannes. Le manuscrit Sneyd, après avoir décrit les amours compliqués entre le héros et sa nouvelle femme enchaîne en évoquant l'autre Iseut (celle d'Irlande, la Reine Yseut) qui soupire dans sa chambre en pensant à celui qu'elle aime :

« Ysolt en sa chambre suspire Pur Tristan que tant desire » (vers 650-651)

9 Elle est nommée Halinde (ms.100), Harlinge (ms.335),

Haluige (ms.759), Alinge (ms.104) ou encore

Habuguc/Habugue (ms.103) qu'on chercherait vainement à

placer sur une carte.

10 Le manuscrit de Thomas évoque par la suite un puissant

comte et riche propriétaire qui, en l'absence de Tristan et à

l'insu du Roi Marc, vient souvent courtiser Yseut :

« Survint idunc Carïado,/Uns riches cuns de grant alo/De

bel chastés, de riche tere » (vers 796-798). Cette histoire

entre Cariado(c) et Yseut a dû inspiré l'auteur du Livre de

Caradoc.

A GAUCHE : Tristan et Yseut la Blonde buvant le philtre d'amour - BNF A DROITE : Mort de Tristan et Yseut Livre de Lancelot du Lac 15e siècle - BNF

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Et la Reine Yseult est inquiète, elle se demande si Tristan est en Espagne, là où il tua le neveu du Grand Orgueilleux. Cette pensée est l'occasion pour le conteur d'évoquer le combat entre le roi Arthur et le géant nommé Grand Orgueilleux. Ce dernier était venu d'Afrique pour demander à Arthur de lui donner sa barbe afin d'en faire un col de manteau. Arthur se fâcha de cet affront et combattit le géant avant de le décapiter. Suite à cette digression, le conteur évoque le combat entre Tristan et le neveu du géant susnommé. Nous verrons plus loin que ce géant n'est autre que le Riol du Tristan de Béroul. Le manuscrit de Turin (ms.Mazzo 812/VIII/C) développe lui l'après mariage qui dans les textes issus de Béroul se déroule à Carhaix. Mais ici, on mentionne bien Yseult aux Mains Blanches et son frère Caerdins – noté Kaherdin dans le manuscrit Douce (Bodliean Library, Oxford) - mais nulle part on ne parle de Carhaix. Il existe un texte, désigné généralement sous le terme de « Saga Sacandinave (ou Norroise) », daté de 1226, et qui dérive du Tristan de Thomas. Tristan y est dit fils de Kanelangres, chevalier de Bretagne. Il s'agit ici certainement de la Bretagne armoricaine car plus loin Kanelangres doit voyager pour se rendre en Angleterre puis en Cornouailles, à Tintagel, auprès du roi Marc, chez qui il rencontre Blensinbil (déformation de Blanchefleur). Le père adoptif de Tristan s'appelle Roalt et est de Bretagne armoricaine dont on mentionne deux villes : Ermenia11, qui est au sud de la Bretagne, et Nantes (noté Namtersborg dans le texte).

11 Par confusion car il s'agit certainement de la Parmenie,

c'est-à-dire l'Armorique

Concernant la bataille qui nous intéresse, le manuscrit la place bien en Bretagne (armoricaine). La Saga ajoute que la Bretagne est alors gouvernée par un vieux duc (non nommé) qui avait trois fils (dont Kaherdin) et au moins une fille : Iseut. Tristan et Kaherdin parviennent à repousser les ennemis et Tristan gagne ainsi la main d'Iseut. Aussitôt après avoir décrit le mariage, la Saga évoque le géant venu demander la barbe d'Arthur puis le combat entre Tristan et le neveu du géant sus-décrit. Tout cela conformément au texte de Thomas. Un peu plus loin, on évoque un autre géant : il était venu d'Afrique et avait dépeuplé toute la Bretagne continentale jusqu'au Mont-Saint-Michel. Et lorsqu'Arthur quitta la Grande-Bretagne pour attaquer Rome et l'Empereur Iron12, il apprit ce que faisait ce géant et notamment qu'il avait enlevé Elena, la fille du duc Orsl. Tout cela est emprunté à l'Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth (écrit vers 1135-1138) qui évoquait l'enlèvement de Hélène nièce de Hoël. Ajoutons quelques notes sur le Sir Tristem anglais qui lui aussi dérive de Thomas. Tristan y est nommé Tristem et Yseut de Carhaix y est appelée « Ysonde of Britanye ». La ville nommée Ermenia dans la Saga est notée Ermonie (v.762, 807 et 906) ou Hermonie (v.532 et 849) et il s'agit ici d'un pays qui désigne l'Armorique13. Chose curieuse qui rappelle le roman d'Aiquin, Tristan arrive en Bretagne14, dans la ville de Saint-Mathieu (« In Seyn Matheus toun », v.2851) où vit le Duc Florentin, son fils Ganhardin, et sa fille Iseut :

« The riche Douke Florentin (To that fest gan fare) And his sone Ganhardin With hem rode Ysonde thare » (v.2861-2864)

Un autre Tristan, celui de Gottfried de Straßburg, s'inspire aussi de Thomas. Tristan y est dit fils de Rivalin, surnommé Canelengres, qui était, non pas de Lohnois, mais bien de « Parmenie » [GOTT]. Dans un passage de ce texte, Tristan se trouve avec Rual en Parmenie lorsqu'il apprend que dans un « duché nommé Arundele entre la petite Bretagne et la grande », un Duc est assailli par ses ennemis. Ce Duc s'appelle Jovelin, qui est une déformation probable de Hovelin pour Hovel/Hoël, et a une fille nommée « Isot » dite aux Mains Blanches ainsi qu'un fils nommé « Kaedin ». La Duchesse s'appelle, elle, « Karsie ». Le Duc s'est fortifié dans la ville de « Karke », déformation probable du nom Carahes. Les ennemis sont « Rugier de Doleise,

12 Faut-il voir ici Iron pour Rome (Empereur de Rome) ?

Ou une influence du nom Rion, présenté parfois comme

l'ennemi d'Arthur ?

13 « Al com to his hand/Almain and Ermonie » (vers 905-

906)

14 « Into Bretein he ches » (vers 2641)

Le retour de Tristan et Iseut à Carhaix.

Dans le Tristrant d’Eilhart, Carhaix est une ville maritime !

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Nautenis de Hante, et Rigolin de Nantes ». La forme Rigolin, n'est pas éloignée du nom Riol qui désigne l'ennemi de Hoël chez Eilhart. Toujours est-il que, grâce à Tristan et aux chevaliers de Parmenie, le pays d'Arundele est promptement libéré de ses assaillants.

La légende d'Arthur : Arthur à Carhaix Le texte fondateur de la légende arthurienne, l'Historia Regum cité plus haut, n'évoque pas la ville de Carhaix. Par contre la mention du Mont-Saint-Michel dans le roman d'Aiquin, et celle d'un prêtre nommé Michel dans le roman de Tristan, ainsi que le nom de l'ennemi attaquant Carhaix dans le roman de Tristan (Riol, Rigolin) nous forcent à évoquer un passage de ce texte. A la mort d'Uter Pendragon, Arthur avait été sacré roi par l'évêque Dubrice puis s'était lancé sans attendre dans une guerre contre les Saxons, les Scots et les Pictes qu'il vainquit grâce au roi d'Armorique Hoël. Puis, dans la foulée, Arthur se lança dans une guerre contre l'île d'Irlande qu'il soumit très rapidement. Ce fut ensuite au tour de la Norvège et du Danemark de se soumettre au roi Arthur. Ceci fait, Arthur entreprit de conquérir l'Europe d'où les Romains le narguaient. Il fit donc voile vers la Gaule avec ses armées afin d'aller combattre le tribun Frollo qui gouvernait le pays au nom de l'Empereur Leo. Le sort de la bataille se résume alors à un combat singulier, dans les environs de Paris, entre Arthur et Frollo. Arthur en sort vainqueur. Puis il divise son armée en deux, confiant la moitié des guerriers à Hoël et se gardant l'autre moitié, afin de se partager l'expédition. Une fois la Gaule soumise, Arthur rentre sur l'île. Il régnait alors paisiblement sur tous les royaumes nouvellement conquis lorsque Lucius Hiberius vint, au nom de l'Empereur Leo, réclamer le tribut. Arthur s'en fâcha et décida, après avoir consulté ses barons, de marcher sur Rome. Curieusement, Arthur interrompit sa marche sur Rome après avoir appris qu'un géant avait enlevé Hélène, la nièce du roi Hoël. Il se détourna aussitôt vers le Mont Saint-Michel où vivait le monstre et le vainquit. Arthur déclara alors qu'il n'avait pas vu un si coriace adversaire depuis le jour où il vainquit sur le mont Aravio le géant Rithon, ce monstre qui se confectionnait un manteau avec les barbes de ses victimes15. Puis Arthur reprit la guerre contre Rome. Le Roman de Brut, adaptation de l'Historia Regum, écrite par Wace vers 1155, n'apporte pas d'informations supplémentaires. Notons seulement que Wace n'oublie pas de mentionner le géant Rithon et le manteau qu'il

15 « Dicebat autem se non inuenisse alium tante uirtutis

postquam Riothem gigantem in Aravio monte intefecit »

(HRB)

confectionne avec les barbes des rois vaincus : « Eüe ai, dist Artus, peor. Nen oi mes de jaiant graignor Fors de Rithon tant soleman, Qui avoit fet maint roi dolant. Rithon avoit tanz rois conquis Et tanz vaincuz, que morz, que vis, Des barbes as rois escorchiees Ot unes piaus apareilliees » (v.11561-11568; éd Arnold – v.3011-3018 éd.Klincksieck)

Un autre texte arthurien, beaucoup plus tardif néanmoins, intitulé Les Premiers Faits du Roi Arthur (première moitié du XIIIe siècle) semble avoir emprunté à la fois à l'Historia Regum et au roman de Tristan. Carhaix est nommé dans ce texte « Carohaise », « Karouaise » ou « Carouhaise » et est une ville de « Carmelide ». Par contre la géographie de l'auteur n'est pas très assurée. Il écrit par exemple que le sang des batailles menées en Carmélide vient gonfler la Tamise16. Qu'importe ! D'autres parties du texte placent la Carmélide sur le continent et Arthur rencontre même, en venant à Carouhaise, une jeune fille nommée Lisanor, fille de feu le Comte Sylvain de Quimpercorentin (c'est-à-dire Quimper à soixante kilomètres de Carhaix)17. Cela nous

16 « Li sans courut a grans ruissiaus parmi les champs

jusques en la rivière de Tamise »

17« Et avoit a non Lisanor, si fu fille au conte Silvain, qui

mors estoit, du chastel nee c'on apeloit Canparcorentin.

Icele pucele vint faire homage au roi Artu... » (Livre des

Faits, éd. Gallimard). Dans une chanson populaire collectée

par La Villemarqué vers 1835 (et réellement collectée car

se trouvant transcrite sur le premier carnet de collecte), on

trouve mention d'une jeune fille nommée Linor, fille du roi

de Quimper, que son père a promise à celui qui ramènerait

le barde Merlin captif à Quimper. La Villemarqué

assimilait ce nom de Linor à Alienor, mais ne s'agirait-il

pas plutôt de notre Lisanor, de Quimper, séduite par

Arthur? Dans le texte des Premiers Faits, il naîtra un enfant

de cette liaison entre la Quimpéroise et le roi de Bretagne :

l'enfant s'appellera Loholt.

Mariage d’Arthur Miniature du XVe siècle

36■ KAIER AR POHER N° 28 – Mars 2010

Bibliographie

[AIQU] F. Jouon des Longrais, Le Roman d’Aqvin ou la Conqveste de la Bretaigne par Charlemaigne, Nantes, M.DCCC.LXXX

[BERO] Beroul, ms.fr.2171, f°1-32, BN, Paris, trad. D. Lacroix et P. Walter, Lettres Gothiques, 2007 ; & éd. J.C. Payen

[EILH] Eilhart von Oberg, ms. H de Heidelberg (Cod.Pal.germ.346, Bibl.Univ. de Heidelberg) & ms. D de Dresde (M42, Bibl. De Dresde), Tristan et Iseut, trad. Danielle Buschinger / Wolfgang Spiewok, Babel, 1997

[GOTT] Gottfried von Strassburg, translated by A.T.Hatto, E.V. Rieu/TPC, 1960

[THOM] Thomas, Sney I de la Bodleian Library (Oxford), ms.Mazzo 812/VIII/C (Turin), Ms Douce, Bodl.Lib. D 6, f° 1-12 (Oxford), trad. D. Lacroix et P. Walter, Lettres Gothiques, 2007; Tristan of Thomas, translated by A.T. Hatto, E.V. Rieu/TPC, 1960 ; & éd. J.C Payen

rapproche du roman d'Aiquin dans lequel, après avoir assiégé Carhaix, les armées de Charlemagne viennent voir Saint Corentin. Curieusement, le roi de la Carmélide ne s'appelle plus Hovelin, Hoël, Hoës ou encore Ohès mais Leodagan22. Il s'agit certainement d'un emprunt à l'Historia Regum où est mentionné, combattant pendant la guerre de Gaule, un certain Leodegarius18. Mais, comme

dans le roman de Tristan, le héros épouse bien la fille du roi, qui s'appelle ici Guenièvre – la future Reine Guenièvre - et non plus Yseut. L'ennemi qui attaque Carouhaise s'appelle lui Rion, forme très proche du Riol qui attaque Carahes dans l'histoire de Tristan, et proche aussi du nom du géant Rithon, cité par Geoffroy de Monmouth19. Notons que dans des textes plus tardifs, le nom de Carhaix apparaît sous des aspects déformés. Dans la « Morte d'Arthur », la ville attaquée par Nero, lui aussi collecteur de barbes et neveu d'un certain Rience, est appelée « Terrabil »20. Il s'agit probablement d'un emprunt au Merlin en Prose (XIIIe siècle) qui nomme la même ville « Tarabel ». C'est probablement encore la ville de Carahes que l'on voit devenir, chez Chrétien de Troyes, un simple chevalier nommé « Carahés » dans une liste où apparaissent Loholt, fils d'Arthur et

18 Nom probablement emprunté lui-même, par Geoffroy

de Monmouth, au nom du célèbre évêque d'Autun.

19 Dans le Brut de Wace le géant du Mont-Saint-Michel est

parfois nommé Dinabuc (« Li jaians ot non Dinabuc »,

Brut, v.11.598-11.599, éd.Le Roux de Lincy) mais ce nom

de Dinabuc est très certainement emprunté au garçon qui se

dispute avec Merlin dans l’Historia Regum : « Verbis

Merlinum Dynabucius reprobauit... » (G.de Monmouth,

HRB, Rigg, p.47)

20 « Thenne in alle haste came Vther with a grete hoost

and leyd a syege aboute the castel of Terrabil » (Malory)

21 Dans le roman d'Aiquin, Hoës n'est pas roi de Bretagne.

Le roi, en effet, et comme dans la plupart des chansons de

geste, y est nommé Salomon.

22 La deuxième partie de ce nom pourrait être le vieux-

breton ou le gallois dagan = bien né, de bonne race. Quant

à Leo serait-ce une anagramme de Hoel ? N.D.L.R.

Tor fils d'Arès : « Grains, Gornevains et Carahés Et Torz, li fiz le roi Arés, Girflez, li fiz Do, et Taulas Qui onques d'armes ne fu las; Et uns vaslez de grant vertu, Loholz, li fiz le roi Artu. » (Erec et Enide)

Comme il n'est pas aisé de s'y retrouver, dressons ici un tableau récapitulatif :

On constatera premièrement que les formes Rion, Riol, Rigol pour le nom du personnage donné en opposition au héros lors de la bataille de Carahes, sont directement inspirées du géant Rithon cité par Geoffroy de Monmouth dans son Historia Regum. Quant au nom Aiquin il ne semble pas être plus sérieux. On ne s'étonnera pas plus de voir le neveu de l'agresseur d'Hoël être nommé dans certains manuscrits du Tristan en Prose sous les formes Alquin (ms.103), Aquyn (ms.334) et même parfois tout-à-fait Aiquin (ms.759). On suppose que les auteurs ou copistes du Tristan avaient pu avoir connaissance de l'histoire d'Aiquin. Ensuite, il semble évident que la source primitive (si elle existe) de toutes ces variantes de la bataille de Carahès mettait en scène un héros dont il est bien difficile aujourd'hui de retrouver le nom, puisque dans les textes connus il s'appelle tantôt Arthur, tantôt Tristan, tantôt Charlemagne. L'ancienneté des manuscrits privilégie les textes tristaniens, ce qui est gênant étant donné que l'histoire de Tristan ne doit pas être antérieure au XIIe siècle. Tout ce que l'on peut supposer finalement c'est qu'il a pu exister une légende, ou un conte breton, voire un ancien texte – peut-être même historique - glorifiant un héros dont on ne connaît plus le nom, qui aurait montré sa bravoure lors de la bataille de Carahes – c'est-à-dire à Carhaix – contre un ennemi qu'on serait bien en mal d'identifier, et qu'à l'issue de cette bataille, une alliance aurait été nouée entre le héros et la fille du roi local qui, après tout, pourrait bien s'être appelé Hoël ■

Goulven PÉRON

Sources Le héros St Michel Roi / Ville L'ennemi Un mariage ?

Historia Regum 1138

Arthur... ...vient au Mont-Saint-Michel...

...délivrer la nièce d'Hoël. Arthur se remémore alors son combat contre Rithon sur le mont Arau (géant collecteur de barbes)

non

Roman d'Aiquin (fin XIIe)

Charlemagne... ...passe au Mont-Saint- Michel...

...avant d'aider Hoës21 à libérer Carahes...

...prise par les Sarrasins d'Aiquin non

Tristan d'Eilhart (Béroul) (fin XIIe)

Tristan... ...rencontre un prêtre nommé Michel...

...qui le mène au roi Hovel, assiégé dans Karahes...

...par Riol comte de Nantes Le héros épouse la fille du roi : Isolde

Tristan de G.von S. (Thomas)

Tristan... ...aide Jovelin à libérer Karke...

...attaquée par plusieurs ennemis dont Rigol de Nantes

Le héros épouse la fille du roi : Isot

Premiers Faits d'Arthur

Arthur... ...vient au Mont-Saint- Michel libérer la nièce d'Hoël de Nantes.

Aidé de Merlin, il apporte aussi du secours à Leodagan22 de Carohaise...

...attaqué par Rion d'Irlande Le héros épouse la fille du roi : Guenièvre

Tristan en prose Tristan... ...vient aider Hoël (qui tient parfois sa cour à Karahèse) à libérer Habugue...

...assiégée par le Agrippe et son neveu Aiquin

Le héros épouse la fille du roi : Yseult