Beaufret Jean - Del Existentialisme a Heidegger. Introduction Aux Philosophies Del Existence Et Autres Textes. Problemes Et Controverses, 1986

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Beaufret Jean - Del Existentialisme a Heidegger. Introduction Aux Philosophies Del Existence Et Autres Textes. Problemes Et Controverses, 1986

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  • Du MME AUTEUR

    Notes sur la philosophie en France au XIxe sicle. De Maine de Biran Bergson, Paris, Vrin, 1

    Leons de philosophie, 2 volumes, Paris, d. du Seuil, 1

  • PROBLMES ET CONTROVERSES Directeur: Jean-Franois COURTINE

    DE L'EXISTENTIALISME HEIDEGGER

    Introduction aux philosophies de l'existence

    et autres textes

    par

    Jean BEAUFRET

    Suivi

    d'une Bibliographie complte

    tablie par Guy Basset

    PARIS LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN

    6, Place de la Sorbonne, ve

    2000

  • La loi du Il mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinas 2 et 3 de l'article 41, d'une part, que les copies ou reproductions strictement rserves l'usage priv du copiste et non destines une utilisation collective et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, toute reprsentation ou reproduction intgrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (Alina 1er de l'article 40).

    Cette reprsentation ou reproduction, par quelque procd que ce soit, constituerait donc une contrefaon sanctionne par les Articles 425 et suivants du Code pnal.

    Librairie Philosophique J. VRIN, 1986, 2000 Imprim in France

    ISSN 0249-7875 ISBN 2-7116-0927-8

    .,

  • Note pour l'dition 1986

    Introduction aux philosophies de l' existence a t publi par Jean Beaufret en 1971 aux ditions Denol (Bibliothque Mdiations nO 85).

    La prsente rdition a lieu sous un nouveau titre, conformment au vu de l'auteur. Le nouveau titre est celui que Jean Beaufret a inscnt, aprs avoir barr l'ancien, sur son exemplaire de travail -il convient bien mieux pour indiquer le sens qui anime ce recueil de textes.

    L 'exemplaire de travail de Jean Beaufret comporte un certain nombre de corrections qui ont toutes t reportes dans la prsente rdition. S'agissant d'tm crivain si attentif aux nuances, ces corrections sont toujours significatives.

    Jean Beaufret avait intercal aux pages 102-103 de l'dition originale une longue note, rdige sur quatre feuillets recto-verso. Ce texte figure l'endroit correspondant du prsent volume (p. 70-71).

    A cette rdition s 'ajoutent dsormais cinq textes parus entre 1945 et 1981, et qui jalonnent aussi, leur faon, l'itinraire qui mne de l'existentialisme Martin Heidegger.

    Pour prendre la mesure de ce que reprsente cet itinraire, il sera bon de garder en mmoire la date de rdaction de chaque texte.

    Le lecteur trouvera la fin du volume la premire tentative de bibliographie complte des textes crits par Jean Beaufret, due au travail de Guy Basset.

  • "

  • EN ECOUTANT JEAN BEAUF RET

    . . . Longtemps j 'ai tenu Heidegger pour l' arrire-plan de ce qui me semblait majeur, Sartre. Et lorsque je fais le voyage de Fribourg, c' est encore avec la curiosit de ce qui avait pu rendre possible L ' Etre et le Nant.

    J' avais seulement entendu parler de Heidegger, par Sartre bien sr et tout d' abord par Corbin, le traducteur de Qu 'est-ce que la mtaphysique ? Je ne l' avais pas lu, je n'entendais rien ce qu' il disait. Au lyce franais d'Alexandrie, en 1 937 , j'enseigne la philosophie de la faon la plus acadmique, comme tout agrg de l'poque. Pas la moindre ouverture du ct de la phnomnologie. Retour d'Egypte, me voici aprs la mobilisation de 1939 (c'est la drle de guerre) l'cole d'Etat-major de Compigne, avec Merleau-Ponty. Il me montre un texte de Husserl qu'il vient de dactylographier, Umsturz der kopernikanischen Lehre : die Erde ais Ur-Arch bewegt sich nicht ( 1) ! Mais il ne suffit pas d' avancer que la terre ne tourne pas autour du soleil pour entrer en phnomnologie.

    Sur ce, je suis fait prisonnier, je m'vade, on me nomme au lyce de Grenoble et c'est, je m'en souviens, aprs la Toussaint de 1940 que j' emprunte Husserl la bibliothque de l'universit. Mais l'vnement dcisif avait t la lecture de l' essai de Sartre : Une ide fondamentale de la phnomnologie de Husserl: /'Intentionalit. C'est bien ce qui m' intresse moi aussi, .chez Husserl. Je me plonge dans les /deen, je me contente de parcourir les Logische Untersuchungen. Et je finis par comprendre, au sortir d'un bain dans la Creuse, pendant les vacances d't de 1 942, que le paysage est solide. (

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    Auparavant, je passais fatalement par Descartes, par le Dieu de Descartes. Husserl me rvle que la philosophie n'a pas pour objet initial ou primordial de mettre en doute l'existence des choses extrieures. Des semaines durant, je savoure la joie de ma dcouverte .

    A l'Universit de Fribourg, Heidegger avait, en 1928, succd Husserl. Jusqu' alors, je le rpte, je ne connais Heidegger que par ou-dire, mais je me mfie, car je sais qu'il parle de l' angoisse, du nant. Cette terminologie m'est suspecte. Que recouvre-t-elle ? Un romantisme ? Il faut que j 'en aie le cur net. C' est pourquoi, aprs les vacances de 1942 - je suis professeur au lyce Ampre Lyon -je commande Sein und Zeit dont mon ami Joseph Rovan, virtuose des faux-papiers, avait dj traduit quelques pages pour l'Arbalte. Trs vite je dcouvre en Heidegger une tout autre philosophie que celle enseigne et qui m' avait conduit au comble de l' incrdulit . Pendant presque deux ans, je travaille avec Rovan et quelques autres jusqu' ce qu' ils quittent Lyon pour Dachau, et le 6 juin 1944 (irruption d'un surveillant gnral : a y est, ils ont dbarqu ! ) me surprend en train de surveiller le bac et de dchiffrer Sein und Zeit.

    Ces annes de lecture aboutissent aux articles parus entre 1944 et 1946 dans la revue Confluences o je cherche m'expliquer Husserl et Heidegger.

    La suite est forcment anecdotique. Qui me donnerait des nouvelles de Heidegger ? Etait-il vivant ? Un matin, dans Terre des hommes, je tombe sur sa photographie, accompagne de la lgende: Qu' est-ce que la mtaphysique ? Heidegger s'entretient avec quelques soldats allis. Plus tard, au Coq d 'or, je devais rencontrer, vent d'une table voisine, l'un d'entre eux, Towamicki, animateur culturel chez de Lattre de Tassigny. Le copain qui a pris la photo s' appelle Alain Resnais.

    Palmer, un jeune germaniste que Beaufret avait rencontr Grenoble, se rend Fribourg. Il se charge d'une lettre (j' en ai le brouillon sous les yeux) qui sera pour Heidegger d'un grand rconfort : Avec vous, en effet, c'est la philosophie elle-mme qui s' affranchit dcidment de toute platitude et recouvre l' essentiel de sa dignit.

    Avec la premire visite de Jean Beaufret, en 1 946 , se noue le dialogue que Martin Heidegger souhaitait dans sa rponse du 23 novembre 1 945 : La pense fconde requiert, en plus de l'criture et de la lecture, la sunousia de l'entretien et de ce travail qui est enseignement reu tout autant que donn . . .

    Les pages qui suivent tmoignent superbement d'une pense qui s' accomplit par la pense d'un autre.

    ROGER KEMPF.

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    A PROPOS DE L'EXISTENTIALISME

    ( 1945)

    Kierkegaard

    L'existentialisme se prsente d'abord et avant tout comme une manire de philosopher. La philosophie a pour but essentiel d'exposer l'homme lui-mme, de telle sorte qu'il s'y reconnaisse authentiquement. Mais il existe deux races de philosophes. Les uns paraissent avant tout s'efforcer de tirer au clair la structure gnrale du tout de l'existence. S'ils parviennent fmalement l'homme, ce n'est qu'au terme de leurs recherches attentives. Ils ne le rejoignent qu' travers des vues abstraites sur Dieu, l'tre, le monde, la socit, les lois de. la nature ou celles de la vie. L'homme est, pour eux, un point d'aboutissement, ou, si l'on veut, le point de fermeture d'un systme. D'autres, au contraire, ne cessent de se hrisser contre une mthode si terriblement indirecte, puisqu'elle se borne recueillir, titre de consquences plus ou moins lointaines de principes gnraux et abstraits, les vrits que chacun brle de savoir. Ces philosophes, comme le Malraux de La lutte avec l'anlfe, s'attaquent directement l'homme.

    C'est en visant au vif mme de son exister qu'ils essaient d'arracher l'obscurit de sa condition une vrit qui soit d'emble la mesure de notre nostalgie fondamentale. Naturellement, on pourra toujours discuter pour savoir si tel philosophe appartient plutt la premire ou la seconde de ces deux catgories. Mais, pour prendre un exemple, on admettra qu'Aristote, proccup du problme de

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    l'Etre en tant qu'tre, et Pascal, dans son effort pour tirer au clair l'nigme de la condition humaine, reprsentent assez bien ces deux modes de philosopher. Or, c'est au deuxime mode que se rattache ce qu'on appelle trs gnralement l'existentialisme. Il suffit, pour s' en convaincre, d' ouvrir le premier des trois volumes de la Philosophie que Jaspers publia il y a environ quinze ans. La philosophie, nous dit Jaspers, est trs diffrente de la science. Il est dplac de lui demander de nous apporter le mme genre de satisfaction que dispense la recherche scientifique. Etre philosophe, ce n'est pas faire la lumire sur l' objectivit des choses. C' est, par un coup d' audace (Wagnis), entrer force (dringen) dans le fondement (Grund) encore inexplor de la certitude que l'homme peut avoir de lui-mme. Voil l' ide la plus gnrale que l' on peut fonner de l'existentialisme. Trs gnralement, nous appellerons donc existentialisme toute philosophie qui s' attaque directement l'existence humaine en vue de tirer au clair, mais sur le vif, l'nigme que l'homme est lui-mme.

    Ces principes gnraux tant poss, faisons maintenant un peu d'histoire. Panni les philosophes que nous pouvons situer comme nous avons situ Pascal, il en est un qui, par la profondeur des vues, par la justesse de l' attaque, par la russite de certains dvoilements, par le gnie de l'expression, occupe une place privilgie, c'est Kierkegaard. Certains vont mme jusqu' faire de lui le hros de l' existentialisme. Il n' est certes pas question d' exposer en quelques lignes la pense de Kierkegaard . Essayons cependjIlt de prciser son attitude et le genre d' intrt de ses enqutes. De tous les philosophes, Kierkegaard est un de ceux qui ont le mieux senti quel cart infranchissable existe toujours entre les certitudes dispenses par un systme et la ralit de l'homme. Un systme n'est jamais qu'un moyen commode de se tirer d'affaire . Il contient d' avance toutes les rponses toutes les questions possibles. Nous connaissons trop, par exemple, les explications risiblement inadquates qu'un diste de systme, aussi bien qu'un athe de systme, peut donner avec arrogance sur n' importe quoi, pour peu qu' on l'y provoque . Un systme, cela signifie que plus rien n'est incertain. Mais, souligne Kierkegaard, l'homme, mme s'il est philosophe, ne s'en tire pas si bon compte. Mme quand son systme s'est fenn sur un point, il reste dans l'embarras. Mieux : quand il a rsoudre une question concrte, c'est gnralement hors du systme dont il se rclame qu'il puise l' inspiration. Il semble que les esprits systmatiques aient deux sortes de principes : les uns sont ceux dont ils prconisent l' emploi autrui ; les autres, ceux auxquels ils ont recours quand ils sont eux-mmes dans l'embarras. En gnral, dit Kierkegaard dans son Journal, tout se passe chez les philosophes (chez Hegel et les autres), comme chez tout le monde : dans leur existence quotidienne, les philosophes se servent de catgories

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    compltement diffrentes de celles qu'ils tablissent dans leurs constructions spculatives, et ce n' est nullement dans les principes qu'ils proclament solennellement qu' ils puisent leurs consolations .

    O trouver alors les consolations et les inspirations ncessaires ? Dans la religion ? Non moins que la philosophie, la religion est vaine dans la mesure o elle n' est elle-mme qu'un systme. Aucun recours ne peut dispenser d'un coup de sonde direct dans l' existence mme de l'homme - celui que Kierkegaard tente dans certains de ses essais, Crainte et Tremblement, par exemple, ou le Concept d'angoisse. Ce qui fait la valeur exceptionnelle de tels essais, c'est que leur lecture ne peut tre anodine. Kiekegaard excelle retourner l'homme en lui-mme pour le placer soudain face la singularit formidable de sa condition. Ainsi, nul trait de philosophie, mieux que l'tude sur le Concept d 'angoisse, ne met l'homme aux prises avec le pathtique violent de la libert. Toutes les doctrines ont excut sur ce thme des variations plus ou moins russies, mais sans presque jamais russir l' extraire dans sa nudit du prtexte spculatif qu'il fournissait la ratiocination. Kiekegaard, au contraire, va droit l' essentiel. Etre homme, c'est, au plus profond de moi-mme, me sentir soudain et tragiquement en proie une angoissante possibilit de pouvoir et de telle sorte que nul ne puisse se substituer moi dans la responsabilit absolue que je vais prendre . Alors, mes actes m' engagent sans recours. n y a de quoi donner le vertige. C'est bien un vertige qui s'empare en effet de l'homme quand il fait naufrage dans la possibilit o il dcouvre d'un coup mortel que tout est galement possible . Mais ce vertige de l' angoisse est toutefois l' instrument mme et unique du salut. Car cette seule preuve permet l'homme de se mesurer lui-mme directement avec la vrit totale de sa condition. Dans sa libert, authentiquement ressaisie comme possibilit, il sombre absolument, mais il remonte du fond de l'abme, plus lger que tout le poids effroyable de la vie . Relisez le dernier chapitre du Concept d'angoisse, et voyez si vous pouvez en soutenir l' attaque sans branlement de fond en comble. Je ne rsiste pas citer ce passage qui est l'une des plus hautes leons de Kierkegaard : Quand un vnement extraordinaire survient dans la vie, quand un hros fait pour le monde entier rassemble autour de lui des hros pour accomplir des exploits, quand une crise clate et que tout prend de l' importance, alors les hommes veulent participer. Car ces vnements forgent la nature humaine. C'est bien possible. Mais il est une autre manire beaucoup plus directe de l'duquer beaucoup plus fond. Prenez le disciple de la possibilit, mettez-le au milieu des plaines de Jutland o il ne se passe rien, car le plus grand vnement y est l'envol d'un coq de bruyre : il vivra toutes choses avec plus de perfection, d'exactitude et de profondeur que l'homme

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    applaudi sur la scne du monde, s'il n'est pas form l'cole de la possibilit .

    L' influence de Kierkegaard sur la pense allemande est nettement perceptible avant la fm du XIXme sicle. Quant la pense franaise, elle ne consentira gure connatre le philosophe danois que dans la priode de l' entre-deux-guerres. Soulignons au passage cet trange dcalage. n s' agit, d' abord et une fois de plus, d'un phnomne bien franais, et que l' on peut nommer le retard la traduction. Il s'agit aussi du plus coupable mlange de paresse et de vanit. Les Franais se complaisent volontiers dans un tat de suffisance intellectuelle qui les porte ridiculement s' admirer eux-mmes avec assez de fatuit pour n'prouver que ddain a priori l'gard des productions trangres. La consquence est, par exemple, que les ides fondamentales de la Critique de la raison pure, publie par Kant en 1 78 1 , n'entrent de front comme thme de rflexion dans la philosophie franaise qu'en 187 1 , avec la thse de Lachelier sur le Fondement de l'induction. De mme, c'est de nos jours, c'est--dire avec un sicle au moins de retard, que les Franais commencent dcouvrir Hegel. A ce prix, Kierkegaard bnficie d'un traitement de faveur. Quoi qu'il en soit, la mditation des philosophes allemands, depuis dj plus de cinquante ans, se nourrit de l'tude d'un Kierkegaard compltement inconnu des Franais. Et aujourd'hui deux philosophes clbres reconnaissent leur dette : Jaspers et Heidegger. Notons ce sujet que, bien que ces deux philosophes soient galement clbres, il s'en faut qu'ils soient galement considrables. Jaspers n' a absolument pas la carrure, la puissance, l'originalit de Heidegger. Rien de plus conforme aux conventions les plus couramment reues, que son attaque du problme philosophique. Le mot situation qu'il emploie pour caractriser le fait que l'homme se trouve dans le monde n' introduit gure qu'une banalit un peu usage. Qui doute que l'homme soit, en effet, dans le monde, avec, derrire lui, des profondeurs historiques et devant lui, l'vasive possibilit de l' avenir . Les mmes notions, reprises par Heidegger, ont une autre vigueur, un autre tranchant. Heidegger et non pas Jaspers, bien que tous les deux utilisent peu prs le mme vocabulaire, nous sauve dfmitivement de la platitude. C' est donc la philosophie de Heidegger qu'il convient de rserver le meilleur de notre attention.

    Mais, ce faisant, ne nous cartons-nous pas de notre sujet ? Par son intention dclare, en effet, Heidegger se dfie des effets de pathtique bon march. Mme dans Kierkegaard, il ne craindra pas de dnoncer quelque chose comme une incertitude des fondements. C'est pourquoi, dit-il, il Y a plus de substance philosophique tirer de ses crits d'dification que de ses tudes thoriques, l'exception

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    de l'essai sur le Concept d'angoisse (1). Le problme qu'il convient la dignit du philosophe de poser n'est pas celui de l'homme. Il ne peut tre que la reprise ( Wiederholung) du problme pos dj par Platon et par Aristote, au moment de la plus haute franchise (Offenheit) de la pense philosophique : le problme de l'Etre. Que peut bien vouloir dire ce mot tre qui est implicite dans toutes nos tentatives d' explications ? Rien de plus simple que de dsigner tel ou tel tant, cette table, par exemple, cet arbre, ou tout aussi bien cet homme que nous attendons. Mais autre chose est de dsigner au passage un tant, mme le pourvoir de qualifications empiriques ou logiques, autre chose le dterminer dans le vif mme de son tre. Il faut donc reprendre (wiederholen), et de fond en comble, le problme de l'tre. Et Heidegger souligne fortement que le texte du Sophiste de Platon, par lequel il ouvre son livre sur l'Etre et le Temps : Depuis longtemps sans doute avez-vous une notion familire de ce que vous pensez au juste quand vous parlez de ce qui est ; jusqu' ici nous croyions le savoir, mais nous voil maintenant dans l'embarras -n' a rien d'un motif dcoratif, mais indique qu' en effet, dans la mtaphysique des Anciens, un combat de gants s'est dchan au sujet de l' tre de l'tant (2). A cette gigantomachie dj nomme par Platon, Heidegger se propose rsolument de prendre part. Il se prsente donc nous de propos dlibr non pas comme un tenant de ce que Jaspers appelle Existenzphilosophie, mais comme reposant pour son compte le problme le plus classiquement central de la philosophie classique. Toutefois, dans sa tentative de rsoudre le problme de l'tre de /' tant pos ainsi dans sa plus haute gnralit, Heidegger va tre amen s' intresser si particulirement cette sorte d'tant qu'est l'homme, que toute la partie dj publie de Sein und Zeit se prsente en apparence comme une analytique de la condition humaine. Imaginons un Aristote qui, par la force de la logique qu'il s' impose dans ses recherches, en viendrait ne traiter que les problmes pathtiquement dbattus par Pascal ou Kierkegaard.

    Comment se fait-il donc que, parmi tous les tants, l 'homme occupe une position si privilgie ? C'est qu'il est le seul tant pour qui quelque chose comme exister puisse avoir un sens. L'exister des tants, quel qu'il soit, n'est jamais accessible que dans un certain tat d'intelligence son gard, hors de quoi c'est la nuit obscure. Or cette intelligence de l'tre - das Seinsvl!rstiindnis -, dit Heidegger, est le propre de l'homme. Heidegger, exploitant fond les ressources de la langue allemande, nomme Dasein cet tant qui l' intelligence de l' tre est essentielle. Ce mot de Dasein est assez gnralement

    1 . Sein und Zeit, p. 235, note. 2 . Kant et le problme de la mtaphysique, 44.

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    traduit par ralit-humaine . Rien n'est plus loin du sens precls et concret du mot Dasein, qui cherche au contraire saisir sur le vif l'clatement d'un acte de prsence : Me voil ! Mais si l'allemand a ses ressources, le franais a ses limites. L' homme se fait donc prsence humaine en faisant clater dans le monde quelque chose comme l'intelligence d'y exister. Notons que la saisie ainsi l'tat naissant d'une rupture avec les tnbres n'a rien encore de la dtermination rigoureuse du concept. Reste la mettre au point, l'laborer, l'ouvrir ses plus vastes horizons, dgager tous les lointains que du fond d'elle-mme elle comporte. Elle nous apparat ainsi moins comme une donne que comme la promesse d'une possibilit. C'est l que Heidegger recueille toute une partie de l'hritage kierkegaardien. L'homme, dans la mesure o l'intelligence de l'tre lui est radicale, n'a pas le mode d'existence clos sur soi, effectif et achev de ce que l'on appelle communment une chose. Il est un tre de bondissement et de projet, un tre des lointains ( 1), un pouvoir-tre. Perptuellement, il cherchera tirer au clair la question de savoir o il en est au juste avec sa possibilit fondamentale ( Woran es mit ihm selbst, d.h. seinem Seinkonnen ist) (2). Nous retrouvons l le disciple de la possibilit qui, mme au milieu des plaines du Jutland prouve cependant avec la plus indpassable exactitude ce que Bossuet appela un jour le srieux incomprhensible de la vie humaine. Enfin, un dernier trait va complter cette saisie de l'homme dans l'immdiatet du Dasein : les tentatives de faire la lumire sur l'tre qui posent cooriginairement dans l'homme la possibilit comme sa dtermination la plus radicale ne sont pas de simples caprices de sa part, mais des modes d'tre de lui-mme dans lesquels il s'engage tout entier et fond. Nous rejoignons ici le sun hol t psuch de Platon. Dans son effort pour faire toujours plus de lumire, le Dasein se remet lui-mme en question chaque instant. Nous le dfmirons donc comme un tant tel qu'il y va sans cesse en lui de son tre propre, c'est--dire un tant dont toutes les dmarches impliquent un risque de perdition et une chance de slut.

    Tous ces caractres, Heidegger les rassemble sous la dsignation gnrale d'existence (Existenz). L'existence, au sens heideggerien, c'est tout simplement l'homme mme en tant qu'merge avec lui de la nuit quelque chose comme un tat d'intelligence l'gard de l'tre en gnral. Mais alors, l'existence c'est aussi l'homme mme en tant que la possibilit lui est radicale. L'existence, c'est donc enfin l'homme mme en tant qu'il y va sans cesse en lui de son tre propre. Toutes ces propositions reviennent en effet au mme. Elles

    1. Ein Wesen der Feme : Vom Wesen des Grundes, dernier paragraphe. 2. Sein und Zeit, p. 144.

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    ne sont que trois manire diffrentes de dire la mme chose. Si, par consquent, on veut bien donner au mot existence le sens trs prcis que lui donne Heidegger, rien n' apparat plus clair que la clbre proposition de Sein und Zeit : L ' essence du Dasein rside dans son existence (1) . Si, au contraire, on laisse au mot existence le sens vulgaire et trs indtermin qu' on lui donne communment, cette proposition n' a plus aucun sens. C' est pourquoi nous ne saurions approuver Sartre lorsqu'il nonce, un peu brutalement, dans une Mise au point que si la croyance vulgaire admet gnralement que l' essence des choses prcde et conditionne leur existence, l' existentialisme tient, au contraire, que chez l'homme - et chez l'homme seul - l' existence prcde l' essence . Pour que cette formule soit intelligible, il serait ncessaire de prvenir que le mot existence n' a pas du tout le mme sens dans les deux cas. Sartre croit sans doute pouvoir le dfmir universellement comme prsence effective dans le monde . Mais, prcisment, la prsence de l'homme dans le monde est une tout autre espce de prsence que celle d'une table, par exemple, ou d'une pierre. C' est sur l' ambigut fondamentale du mot prsence qu'il faut dcidment mettre l' accent, en se gardant, avant tout, de laisser l' impression que toutes les prsences peuvent se ramener une commune mesure. La prsence de l'homme dans le Da du Dasein n' a rien voir avec celle d'une chose - ou, pour reprendre un terme cher Jaspers, la situation n'est pas un cadre pralablement mis en place (2).

    Ces remarques ne tendent nullement insinuer que Sartre n' a pas exactement compris la pense de Heidegger dont il dclare s' inspirer. Nul, au contraire, ne l' a comprise mieux que lui, et je lui suis, personnellement, on ne peut plus reconnaissant d' avoir contribu me donner le got de mieux la connatre. Tout simplement, il s'est exprim peut-tre avec un peu de ngligence. Le rsultat est toutefois que sa mise au point ne peut gure que contribuer aggraver la confusion. Voil pourquoi il m' a paru utile de revenir sur le sujet. Avec l' agrment de mes lecteurs ventuels, je continuerai l' examen de ce que l'on peut appeler l'existentialisme heideggerien, afin de voir comment il se dveloppe et jusqu' quelles consquences thiques et politiques on peut le pousser.

    1. Sein und Zeit, p. 42. 2 . Ibid., p. 299.

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    de l' homme, c' est--dire la condition sans laquelle il n' y aurait plus rien qu' on puisse encore se reprsenter comme une existence d'homme, alors nous repoussons de ce fait tout mirage d'une autre vie dans un autre monde dont ce monde-ci ne serait que l' expression in speculo et nigmate. Nul plus que Heidegger ne tient ferme sur ce point . C' est seulement sur la base de l' tre au monde que l'homme peut tre dit exister ( 1). L'tude intitule Vom Wesen des Grundes confirme ici Sein und Zeit : Ce n'est pas parce qu'il existe en fait, ni pour cette raison seule que le Dasein est un tre-dans-le-monde, mais tout au contraire , il ne lui est possible d'tre comme existence, c' est--dire comme Dasein, que parce que sa constitution essentielle consiste tre-dans-le-monde (2). En un mot, il n'y a de ralisation humaine de prsence (Da sein) que sous la forme de l'tre-au-monde (In-der-Welt-sein). Entre l'un et l'autre, par consquent, pas la moindre fissure par o pourrait se glisser l'esprance d'une autre condition. Non moins irrvocablement que le matrialisme, bien que dans un cadre essentiellement diffrent puisqu' il s' agit ici d'une dtermination phnomnologique et non d'une hypothse mtaphysique, l' analytique heideggrienne liquide tout ce qui peut bien faire de l'homme un hallucin de l' arrire-monde . Cette irruption du Dasein en forme d'tre-au-monde qui est le fondement mme de l'homme en son humanit, Heidegger, pour la dsigner, reprend un trs vieux mot qu'il ranime en lui infusant un sens nouveau : le mot transcendance. N' avons-nous pas, en effet, dans l'tre-au-monde, mergence et dpassement, qui tranchent avec l'clat du feu (3) sur l' obscurit fondamentale de l'tant brut ? C'est donc de la transcendance, au sens spcial du mot, que l'homme tient comme une investiture (4) sa possib.ilit la plus interne. Reste, maintenant, soumettre cette notion, rgressivement conquise, l'preuve de l' analytique (5).

    La fonction de la transcendance, telle que nous venons d' en introduire la notion, est de faire clater au grand jour quelque chose qui, sans cette condition, demeurerait fondamentalement en retrait (grundverborgen). Pour caractriser cette closion (Aufbruch), la

    1 . Sein und Zeit, p. 53. 2 . Traduction Corbin, p. 68. 3 . Qu'est-ce que la mtaphysique, Corbin, p. 24. 4 . De l'tre essentiel du fondement, Corbin, p. 65 . 5. Heidegger, auparavant, soumet l' analyse eidtique ce phnomne

    du monde qu'il vient de dgager partir du Dasein. Il montre qu'il convient de le dterminer comme un attirail d'usage ou, comme il dit, par le caractre de Zuhandenheit. Mais, note-t-il lui-mme dans Vom Wesen des Grundes (traduction Corbin, p_ 86, note), une telle analyse n'occupe qu'un rang subordonn . On peut y voir, si l'on veut, une brillante digression. C'est pourquoi nous nous abstiendrons volontairement d'en faire tat dans cette vue vol d'oiseau de la philosophie de Heidegger.

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    philosophie traditionnelle introduirait volontiers ici le mot de conscience. Heidegger, au contraire, de peur d' tre victime de douteuses affinits favorisant dans la pense certaines importations mal contrles, l'carte soigneusement. Il ne veut garder en effet, de la conscience, que ce en quoi elle est lumire de part en part, abstraction faite de toute prsupposition trangre . Il lui parat alors que le mot qui convient le mieux ce qu'il veut exprimer est le mot Erschlossenheit. Littralement cela veut dire tat d'tre ouvert, par opposition ce qui serait d' abord clos sur soi, claquemur en soi, ferm comme une bote (verkapselt). Il faut se librer une fois pour toutes de la mtaphore laquelle ont trop souvent eu recours les philosophes dcrivant la conscience comme un sujet d' abord vou au solipsisme, et dans la sphre intrieure duquel le monde ne tomberait qu' accidentellement. En ralit , comme Husserl l' avait dj trs bien vu, la conscience ne fait qu'un avec sa propre ouverture au monde et aux autres hommes. C' est en cela qu'elle est lumire. Mais alors une telle lumire, un tel tat d' illumination (Gelichtetsein) lui est radical. S'il faut se dbarrasser tout prix de la mtaphore de l' embotement, rien de plus valable au contraire que la vieille image de l' homme comme lumire naturelle. C'est de lui-mme, non par l' intervention d' autre chose, que l'homme fait lumire de son tre au monde. La conscience ne vient pas du dehors se poser sur le Dasein, mais tout au contraire, le Dasein est conscience de fond en comble et radicalement : Das Dasein ist seine Erschlossenheit ( 1) .

    Faisons maintenant l' analyse de cette Erschlossenheit dont nous venons de voir qu' elle pntre de fond en comble l'homme dfini par l' tre-au-monde. Sous quelles formes s'claire elle-mme cette existence de base sans quoi il n'y a plus rien qui puisse encore tre dit exister ? Pour rpondre cette question, il convient de se rappeler d'abord que l' tre-au-monde, loin d' avoir l' existence fige de la chose, est essentiellement un pouvoir-tre. A ce titre, il est de son essence de se rvler lui-mme dans l'essor (A ufsprung) ou le bondissement (Absprung) du projet. De ce point de vue, l'homme se laisse dterminer comme l'tant qui constamment cherche savoir o il en est au juste avec la possibilit qui lui est radicale . Cet effort pour faire le point de soi-mme dans l' axe de sa possibilit, Heidegger le nomme Verstehen. Verstehen - comprendre - c'est essentiellement se tirer soi-mme au clair 'en tant que possibilit. Mais l'homme comme tre-au-monde n'est pas qu'un tre de possibilit, c' est--dire un tre de bondissement pur. Caractris au contraire par une certaine impuissance n' tre que possibilit, il est, pourrait-on dire, dans un tat de bondissement englu . Dans l' tude sur l'Etre

    1 . Sein und Zeit, p. 133.

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    essentiel du Fondement, les mtaphores se pressent pour signifier cet aspect de notre condition. Investi par autre chose que lui et qu'il ne peut jamais matriser compltement, accord au ton d'un tant tranger, travers par son rythme, voil l'homme ( 1 ). Ainsi l' treau-monde est la mesure d'un certain retrait de possibilits, et non seulement d'un essor en possibilits. Cette condition limitative d'un pouvoir pourtant fondamental, elle nous est atteste dans l' exprience par un sentiment on ne peut plus familier : le sentiment abrupt de se trouver l sans y avoir t pour rien. Nommons-la donc Befindlichkeit. L'homme est l comme s'il y avait t jet : c'est le thme de la Geworfenheit. Autrement dit encore, l'homme est l comme a. Telle est, dit Heidegger, l'existence de fait ou la facticit de sa nature. Ces trois caractres qui signifient peu prs la mme chose interviennent comme autant de' correctifs, ou mieux de restrictifs la libert . Ils signalent l' autre aspect, galement irrductible, de la condition humaine, sans toutefois dtruire le premier. Somme toute, la facticit ne porte pas prjudice l' existentialit. Dasein existiert faktisch (2) . Mais notre description n'est pas encore complte . L'tre-au-monde, du point de vue de l'Erschlossenheit, c'est--dire de l' illumination qui lui est radicale, n' est pas seulement bondissement d'un projet par ailleurs englu dans la facticit. Il prsente encore un troisime caractre. C' est un lieu commun de la religion et de la philosophie que de noter que l'homme n'est pas nativement de niveau avec sa vrit. Il est d' abord le prisonnier de la caverne platonicienne, le jouet du divertissement pascalien, le sujet de ce que Spinoza nomme connaissance du premier genre . Loin donc de natre d'emble la conscience authentique de sa condition, l' homme commence par s'garer dans le ddale de son propre destin. Heidegger fait sienne cette remarque en dterminant initialement l' tre-au-monde comme chute ( Verfallen) dans l' inauthentique. Perdu dans ses besognes, diverti de lui-mme par les chances auxquelles il doit faire face, l'homme reoit machinalement sa rgle de vie d'une discipline faite de conformisme anonyme : la dictature du On. Cette fois le tableau est complet : tre de projet, mais jet comme et tomb l'inauthentique par la perte de soimme dans le On, tel est l'tant qui son tre-au-monde est radicalement lumire , tel est l'homme comme existant.

    Si toutefois il est lgitime de reconnatre dans l' tre-au-monde trois aspects fondamentaux - Verstehen (se mettre au clair avec sa possibilit), Geworfenheit (tre jet) et Verfallen (chute) - de telle sorte qu'on puisse le dfinir comme un projet dont s' emparent un

    1 . Traduction Corbin, pp. 99-100. 2 . Sein und Zeit, p. 179.

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    dj et une chute - ein verfallend geworfener Entwurf ( 1 ), il faut aussi noter que ces trois caractres ne se rencontrent pas sur le mme plan. Les deux premiers sont essentiels la nature mme de l' exister humain. Le troisime, au contraire, n' a pas la mme invariance. Il n' est pas incurable . L'homme, originairement dchu, peut se tirer de sa dchance par un ressouvenir lucide de sa condition. L' inauthenticit comprend en son fond une authenticit possible (2) . Que l'homme soit dchu, c'est ce qui a lieu la plupart du temps et mme toujours, mais non pas de toute ncessit et titre dfinitif. Quant l' instrument du salut, il est entre nos mains. Reviens toi . . . rveille-toi ! Heidegger reprend pour son compte les sommations de Marc-Aurle . Mais ici, ce qui sonne le rveil, ce n'est pas d' abord l' intelligence, c'est d'abord un sentiment : le sentiment de l'angoisse. Il est de fait que l'homme est sujet l'angoisse. Parfois elle surgit en nous comme remonte une vague de fond. Alors les points d' appui sur lesquels nous croyons pouvoir compter nous font soudain dfaut. L'homme est branl de fond en comble par le sentiment de cette carence inexplicable qui a pour effet de le dpayser radicalement. Mais ce dpaysement a la porte d'une rvlation fondamentale . Ce qui nous est rvl dans l'angoisse, c'est la prcarit de notre condition originelle, l'tat de facticit o nous sommes nativement. Dans la catastrophe d'un naufrage total, seule est sauve je ne sais quelle stupeur de se trouver l - cette bute inexplicable du Dasein contre lui-mme alors qu'aprs tout, pourquoi pas le nant absolu ? Mais ce sentiment qui nous prouve fond est aussi celui qui nous arrache la platitude et la banalit de la vie quotidienne. L' angoisse, disait Kierkegaard, purifie l' me en en extirpant toutes les petitesses. Dans la nuit claire de l' angoisse, dira Heidegger, notre vie, subjugue par la dictature du On, aline dans le train des affaires courantes, radicalement divertie de son sens fondamental, recouvre son authenticit perdue. Il faut que l'homme se fasse capable de regarder en face et rsolument la vrit de sa condition pour porter en consquence cette rsolution et cette vrit dans toutes ses entreprises. A ce prix seulement, il sera authentiquement un homme. Sinon nous n' aurons qu'un pantin ballott au gr des circonstances (ein Spielball der Umstiinde und Ereignisse) (3) . C'est donc par l' angoisse que le salut de l'homme est possible. Nm, sans doute, que lui soit rvl par l quelles tches il convient d'accomplir. L' angoisse ne nous renseigne en rien sur les rgles de la volont bonne. Elle ne fonde aucune thique au sens kantien du mot. Sa fonction est, sans

    1 . Sein und Zeit, p. 406. 2 . Ibid. , p. 259. 3 . Sein und Zeit, p. 382 .

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    plus, de ramener nergiquement l'homme la rencontre de lui-mme. A lui ensuite de dfinir une motivation qui lui permette de s' orienter bon escient dans le ddale du pratiquement possible . Mme la vertu la plus scrupuleuse n'est pas authentique si celui qui la pratique n' a pas pass par l'preuve de l' angoisse . Mme la conduite la moins reue chappe l' inauthenticit, si elle est. pntre par l' angoisse. A la conscience rsolue appartient ncessairement l' indtermination (1).

    Arrtons-nous un peu sur cette remarque. Si la conscience rsolue est une conscience indtermine, l' existentialisme heideggrien ne fonde aucun impratif. La rvlation fondamentale .qui fait de l' homme un homme claire moins le choix d'une conduite dfinie tenir que le caractre singulier de notre condition. A ce sujet, compltons notre analyse de la facticit par l' assignation du terme fmal de toute existence dchue : la mort. Que le lecteur se reporte tout simplement aux Morceaux choisis de Corbin qui prsentent justement, traduits en franais, les paragraphes de Sein und Zeit relatifs la mort. Il lui apparatra facilement que, tout au contraire de ce qu' enseigne Spinoza qui, disait Alain, nous apprend reconnatre en nous-mmes une sant parfaite et un pouvoir de durer sans fin que l'vnement seul peut troubler (2), la mort, selon Heidegger, n' a rien d'un accident qui surviendrait du dehors. Toujours mrissante en l'homme, elle le pntre d'un sens fondamental. On ne la connat pas que d'une certitude empirique. Il faut aller jusqu' reconnatre en elle un a priori de notre condition qui, s'il est bien compris, confre sa porte dfinitive l'lment de facticit que nous avons dj assign en nous. Le Dasein en proie la facticit est donc non seulement tre l comme a, mais tre-l-comme-a-pour-rien. L'homme comme tre au monde, c' est la mort qui ne cesse de mrir en lui comme le triomphe peine diffr du nant venir. Etre rsolu ce sera par consquent non seulement se bien tenir face la situation, mais face celle-ci jusqu' la mort - ce sera, dans l' angoisse salutaire, vivre dans chaque instant le nant de sa propre mort. Evidemment, il n'y a l rien qui puisse lever l' indtermination de la conscience authentique. Toutefois, c'est certainement par le biais d'une telle mditation et non comme l' affirme assez lgrement Sartre (3), par manque de caractre, que Heidegger a pu adhrer un certain moment au nationalsocialisme. Peut-tre travers je ne sais quelle imagerie d'origine rilkenne - celle que nous propose , par exemple, la Sixime Elgie

    1 . Sein und Zeit, p. 298. 2 . Les Ides et les Ages, tome II, p. 1 22. 3 . Action du 27 dc. 1944 : Heidegger n'a pas de caractre, voil la

    vrit.

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    Duino o mme le mot de Dasein est prononc par Rilke - avait-il cru navement trouver dans le fascisme une authentique philosophie de la rsolution face la mort. Cette navet nous n'en ferons d'ailleurs nullement le trait d'un intellectuel expos la distraction, mais bien plutt un trait d'inconscience foncirement petit-bourgeois. Heidegger choisissant le nazisme ne manque pas ncessairement de caractre. Tout au plus omet-il d'tre attentif l'infrastructure. Mais peut-tre l'existentialisme heideggerien est-il tout aussi bien capable de marxisme. Je n'y verrais pour ma part aucune contradiction, pour peu que le marxisme consente se dfaire enfin d'une mtaphysique sommaire, et dont on se demande vraiment en quoi elle peut bien consolider la positivit que par ailleurs il revendique juste titre.

    Existentialit ou projet de soi-mme dans le sens de sa possibilit, facticit ou conscience de se trouver jet l comme a, chute en soi-mme jusqu' la perte de soi dans l'anonymat du On, mais rversible en vie authentique par l'ascse de l'angoisse, tel est donc l'homme comme tre-au-monde. Cette mise en place des lments fondamentaux de notre condition ayant t mene bien, reste en oprer analytiquement l'interprtation. A cette fm, il est indispensable d'tablir une notion qui les rassemble tous dans l'unit d'une seule formule. Or, selon Heidegger, une telle formule, nous la lisons livre ouvert dans une exprience on ne peut plus familire : l'exprience du souci (Sorge). L'homme, en effet, n'est pas un tre d'entendement pur, mais un tre besogneux et affair (besorgend). Loin que son attitude devant le monde soit celle d'une contemplation bouche be (1), elle est fondamentalement souci. Mais qu'est-ce qu'tre en souci, sinon recrer en soi-mme chaque instant l'unit fondamentale de l'existentialit, de la facticit et de la chute (2) ? L'homme en proie au souci cherche bien, en effet, faire le point de ses possibilits, mais dans un certain tat d'impuissance n'tre que possibilit, et entre les deux ples de l'inauthenticit et de la rsolution. En ce sens, le souci n'est pas une qualit empirique du Dasein, mais l'expression d'une ncessit a priori de sa condition. Nous le rencontrons non pas au hasard d'une description circonstancielle, mais dans l'axe de l'analytique existentiale, c'est--dire de la dmarche rgressive selon laquelle nous essayons de tirer au clair l'exister mme du Dasein humain. Cette conviction de la porte ontologique du souci s'est historiquement dpose dans certains rcits mythiques,

    1 . Ein sta"es Begallen. Sein und Zeit, p. 6 1 . 2 . Sein und Zeit, p . 284 .

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    comme cette fable latine du ye sicle qu'avec une joie visible, cite, traduit et commente Heidegger (1) et o, non sans une certaine grce un peu gauche, nous est conte la cration de l'homme : la Terre a donn le corps, Jupiter l'esprit, mais c'est le Souci qui a ptri l'argile. Si donc le corps doit lgitimement retourner la terre et l'esprit au souverain des dieux le souci sera matre du compos aussi longtemps qu'i! vivra:

    Cura enim quia prima finxit, teneat quamdiu vixerit . . . Ainsi en a dcid Saturne, c'est--dire le Temps, qui, par une concidence prophtique apparat ici comme la suprme autorit. D'ailleurs la philosophie confirme les intuitions de la posie, si l'on en croit Snque, mis lui aussi contribution. C'est donc comme souci qu'il convient de dterminer l'homme en son humanit. C'est le souci qu'i! faut se reprsenter oscillant entre les deux ples fondamentaux de l'inauthenticit et de la rsolution.

    Posons donc que l'homme comme tre-au-monde est fondamentalement souci, soit qu'i! se laisse aIler la platitude de l'existence inauthentique, soit qu'il se sauve par l'angoisse lucide devant la facticit et la mort. Pouvons-nous remonter encore plus haut ? Le souci ne recle-toi! pas en lui-mme une condition qui, dgage par l'analytique, sera illuminante du souci, comme le souci tait illuminant de l'tre-au-monde ? Hardiment Heidegger rpond par l'affirmative. PIus hardiment encore, il va dgager du souci, comme condition a priori qui rend le souci possible, l'essence mme au sujet de laquelle ont eu lieu dans l'histoire des ides les dbats les plus passionns : le temps, ou plutt, comme il dit, la temporalit, c'est--dire l'tat d'tre temporel. C'est le moment le plus pathtique de la rgression heideggrienne. Ecrivons donc la formule complte de l'existant dont l'tre est souci. Nous savons que le souci rassemble en lui les trois caractres de l'existentialit, de la facticit et de la chute. Cela donne peu prs, pour peu qu'on dveloppe : tre - en - avant - de - soi -dj - jet - dans - un - monde - o - on - s 'est - laiss - accaparer -par - des - objets - de - rencontre. Or, il suffit de se faire attentif la formule ainsi dveloppe pour voir avec vidence affleurer en elle les trois moments fondamentaux du temps : avenir, pass, prsent. A quelle condition, en effet, estai! possible qu'un tant comme l'existant du souci se porte l'extrme pointe de soi-mme en faisant projet de son pouvoir tre, sinon la condition que cet existant, dans son exister le plus intime, soit fondamentalement venir ? Comment d'autre part est possible la facticit de la nature humaine, sinon la condition que, partout o il se trouve, l'homme se heurte soi-mme comme dj-l ? Etre embarqu, et se rveiller en plein voyage : il est

    1 . Sein und Zeit, pp. 197-198.

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    impossible l'homme de revenir derrire ces servitudes dj assignes par l' angoisse de Pascal. Le pass, c'est l'homme encore se rveillant soi non plus dans l' essor et le bondissement du projet, mais dans la ncessit de toujours se trouver implacablement soi-mme dj derrire soi, comme un dfi sa prtention de fonder le tout de son tre sur sa libert. Enfin comment est possible la pesanteur qui nous entrane et nous disperse dans la chute, sinon par la prsence de ce monde-ci, laquelle suppose comme condition l'aptitude de l'homme faire rencontrant de soi, donc prsent soi, ce qu'en agissant il empoigne ? ( l ).

    Avenir, pass et prsent, ces trois moments fondamentaux de la temporalit, nous les surprenons ainsi l'tat naissant au plus vif de l'exister humain. Le temps c'est donc l'homme mme port la pleine lucidation de son tre le plus intime. S'il en est ainsi, l' accs de l'homme au temps ne suppose nullement l' entre de l'homme dans un milieu extrieur lui et o il aurait s' insrer pour y faire carrire, mais simplement que l'on essaye fond, en la soumettant l' preuve de l' analytique, l' exprience lmentaire que chacun a naturellement de sa condition. On ne saurait trop souligner l' originalit et la profondeur de cette prsentation. Jusqu' Heidegger, la notion de temps tait insparable de la mtaphore d'une sorte d'embotement de l'homme dans un milieu homogne que l' on concevait plus ou moins sur le modle de l' espace. Tout au plus le temps, rduit une seule dimension, se distinguait-il de l'espace par sa pauvret en dterminations. Quant sa structure propre, la loi d'homognit qu'on lui appliquait instinctivement exigeait qu'elle ft dfinie par un entassement (Anhiiufung) de moments identiques entre eux. Le bergsonisme s'tait bien dbarrass de la servitude du nivellement du temps dans l'homognit de ses moments, mais il avait conserv implicitement la mtaphore fondamentale de l'embotement, se bornant liqufier pour ainsi dire l'un dans l'autre le milieu embotant et l' objet embot. n en tait rsult une dure en quelque sorte glatineuse o l'homme a peine se reconnatre, mme si elle se fait annoncer comme cration continue d'imprvisible nouveaut (2). Pour Heidegger, au contraire, si les moments du temps ne sont pas des instants homognes, ce n'est pas en tant qu' ils se laissent noyer dans la richesse quivoque d'un flux imprvisible, mais dans la mesure o, disjonctivement, ils se font cart les uns par rapport

    1. Notons ici que la langue allemande soutient mieux l'lan de la pense heideggerienne que la langue franaise. Avenir, Zukunft, drive de zukommen, venir . De mme, le prsent, en tant que Gegenwart, veille l' ide d'une action de rencontre, exprime par la particule gegen, dont le mot franais prsent ne porte nullement la trace. Cf. Sein und Zeit, p. 325.

    1. Bergson : Le Possible et le Rel, p. 132.

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    aux autres au sein toutefois d'une indivisible unit . Heidegger emprunte au grec le mot extase pour dsigner ce processus d'extriorisation rciproque par lequel les moments du temps se dgagent activement ( 1) les uns des autres en des sens fondamentalement divergents. Cette closion dans l'unit d'une divergence active dont les facteurs vont s'extriorisant sans rompre jamais le fil qui les rassemble, tel est le temps l'tat naissant, dimension de la libert, prsupposition de la facticit dchue, condition enfin de la prsence du monde dans la rencontre constitutive du prsent (Gegenwart). L'envotement dont tait victime le temps von Aristoteles bis ber Bergson hinaus - d' Aristote jusqu' Bergson et au-del - est enfm lev. La voie est libre pour une conception authentique de la temporalit.

    Bien que les trois extases du temps soient galement cooriginaires (gleichursprnglich), l'une joue cependant, aux yeux de Heidegger, un rle privilgi. Si le temps va se temporalisant, c'est essentiellement, dit-il, partir de l'avenir. C' est seulement en effet dans la mesure o, par le projet, l' tant nomm homme se porte l'extrme pointe de son tre que le temps prend vie . Ngliger le futur, c' est dcapiter le temps. Le pass et le prsent n' ont de sens que pour un tre tout gonfl de possible, c'est--dire pour un tre qui n'en a jamais fini de venir lui-mme par le bondissement du projet. Cette ide que Sartre carte un peu rapidement dans L 'Etre et le Nant pour confrer au prsent le privilge rserv par Heidegger l' avenir (2), nous en comprendrons toute la porte si nous suivons l' auteur de Sein und Zeit dans ses dveloppements sur la signification ncessairement historique de la temporalit humaine. Si l'homme et l' histoire sont lis l'un l' autre, au point qu'il n'y a d'histoire que l o l'homme est prsent, c'est parce que l'homme est fondamentalement temporel. Sans doute convient-il de dfinir l'histoire comme une rvlation (Erschliessung) du pass . Mais cette rvlation du pass a-t-elle du sens autrement que pour un Dasein en train de faire son avenir ? A la lumire de l'avenir, le pass c'est d'abord l'lment de facticit qui, radical la condition humaine, est tel qu'il est impossible l'homme de revenir derrire lui (3). C'est donc la servitude qu'il est ncessaire d'assumer si nous voulons, sans fauxfuyant, galer notre existence la plnitude de son authenticit . Mais le pass, c'est aussi la somme des conqutes qui se proposent comme hritage tout homme venant en ce monde. Il faut, pour

    1 . Sein und Zeit, p. 329. 2. L 'Etre et le Nant, p. 1 88. On est d'autant plus surpris que l' auteur,

    dans des articles sur Faulkner parus en 1 939 dans la N. R. F., avait, au contraire, dvelopp on ne peut mieux que l'homme est essentiellement avenir.

    3. Sein und Zeit, pp. 284, 383.

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    accder la vie authentique, savoir faire sienne cette condition qui mesure exactement la distance de l'homme hritier l' animal hrditaire. Or, y regarder de prs, l' hritage ne prend un sens qu' en fonction d'une thorie, d'une philosophie, d'une politique, c'est--dire d'une attitude vitale tourne vers l'avenir. Comme l'crit trs bien Raymond Aron dans son Introduction la philosophie de l'histoire : Chaque poque se choisit un pass, chaque existence nouvelle transfigure l'hritage qu'elle en reut en lui donnant un autre avenir, en lui rendant une autre signification. C' est donc dans la mesure seulement o il cherche se donner un avenir que l'homme anime d'une signification son pass et devient capable de s 'y choisir des hros (1) . Bien que la matire historique, considre en elle-mme, reste quivoque et inpuisable , la rsolution avec laquelle l' tre venir, revenant sur son pass, en assume l'hritage, engendre alors le phnomne rsurrectionnel de la rptition (Wiederholung). Toutefois cette rptition, qui suppose toujours quelque choix dans le pass d'un hros exemplaire, n' a pas pour effet de nous enfermer dans le cadre d'une tradition morte. La rptition authentique, dans sa solidarit avec l' avenir, est la mesure d'une rplique (Erwiderung), donc d'une rvocation ( Widerruf) de tout ce qui, dans le prsent, tend se sclroser en pass rvolu. Le genre de fidlit qu' elle enveloppe enveloppe aussi le futur. Concluons avec Heidegger : Mme la rvlation historz que se temporalise partir de l'avenir (2).

    Ainsi donc nous avons tabli, par une suite d'quations prenant successivement en compte, partir du Dasein, d' abord l' Etre-aumonde, puis le Souci, que l' tre-au-monde de l' existan t consiste essentiellement dans la temporalit . Remonterons-nous plus haut ? Comme dans l'tre-au-monde tait prsuppos le souci, et dans le souci la temporalit, faut-il soumettre la temporalit l'preuve de l' analyse pour en - faire sortir une essence qui la conditionnerait ? Ne formeronsnous pas plutt l' ide que le temps est le concept par lequel est dfmitivement tire au clair la condition de l'homme comme tre au monde ? N'avons-nous pas enfin gal l'homme, cet tre des lointains , ses plus extrmes lointains ? Ici, les questions fusent, mais le philosophe croit pouvoir prendre cong sur cette comprhension de l' tre par le temps (3). Peut-tre d' ailleurs s' agissait-il, dans son intention, autant que de tirer au clair l'tre de l'homme, de faire la lumire sur l' tre du temps. Qu"Oi qu'il en soit, cette concidence si brillamment conquise, cette rciprocit maintenant tablie entre les deux concepts les plus fondamentaux, peut-tre , de la

    1 . Sein und Zeit, p. 385. 2 . Sein und Zeit, p. 395. 3 . Kant et le problme de la mtaphysique, 44.

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    philosophie, nous engage faire halte. Platon lui-mme ne recevait-il pas des Orphiques l' ide qu'il est un moment o il convient de cesser nos chants ? Que le temps soit l'tre essentiel de l'homme, contentons-nous de cette vidence si clairante aussi bien pour l' tre que pour le temps. A la lumire de l' analytique heideggrienne, le temps cesse d' tre quelque chose d'extrieur qui fondrait sur nous du dehors pour nous imposer sa loi, nous mutiler au besoin. Le temps, c'est en ralit l'homme mme comme tre-au-monde - entendons par l l'homme englu dans la facticit et dj possd par la mort, mais tout aussi bien l'homme dans le bondissement glorieux du projet et l' exaltation de l' essor. En un mot, c'est la finitude mme de l'homme, c' est--dire la fois son existence comme pouvoir-tre et son impuissance n'tre que pouvoir-tre. L' avenir, comme dimension interne de la libert, constitue, pourrait-on dire, la part divine de notre nature ; celle qui, si elle venait remplir toute la place disponible ferait de nous des dieux. Le pass, entendu comme condition a priori de l'tat d' engluement o nous nous veillons nous-mmes, est en nous la part proprement coupable, c'est--dire incurablement affecte d' impuissance et de ngativit. Le prsent enfin aggrave cette culpabilit foncire, qui est le vrai pch originel, d'un lment de chute dans l' anonymat du On - chute qui n'est cependant pas irrmdiable, car l' angoisse peut toujours nous dispenser le salut. Tel est le statut de l'homme sous l'horizon du temps, statut de finitude radicale : Plus originaire que l' homme est la fmitude du Dasein en lui ( 1 ) .

    Quant cette finitude qui clate dans la nature originairement temporelle de l'homme, elle ne nous est pas plus extrieure que le temps lui-mme ne nous est extrieur. Sans doute la philosophie traditionnelle l' a-t-elle volontiers considre comme un statut impos du dehors. C' est une ide que la philosophie hrite visiblement de la religion. Le dogmatisme religieux propose en effet une explication de l'homme dans le cadre d'une cration divine qui ne le ralise qu' la condition de mutiler en lui le pouvoir tre. Que je ne sois pas, disait Descartes, l' auteur de mon tre, la preuve en est dans ce fait qu'ayant l' ide de perfection, je ne suis pas moi-mme parfait. Car si je m'tais donn l'tre, plus forte raison me serais-je confr toutes les perfections que je puisse concevoir. Il faut donc me faire l' ide que mon tre relve d'une causalit infiniment plus puissante que la mienne, et qu' il est plus sage de remercier cause de ce qu' elle m'a donn que de blmer cause de ce dont elle m' a priv. Il n' en reste pas moins que je ne suis qu'un Dieu manqu, et ceci du fait de la volont de Dieu. La finitude de l'homme n'est donc pas intrinsque

    1 . Kant et le problme de la mtaphysique, 4 1 .

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    son essence. Elle exprime notre dpendance l'gard d'une essence en laquelle toute finitude est foncirement abolie et vaincue . Mais, aux yeux de Heidegger, le schma propos l' homme par le dogmatisme religieux parat constituer le triomphe de la pense inauthentique, car l' ide de Dieu, dont on s'autorise ainsi l' appui, n'est-elle pas en ralit l' instrument d'une fuite devant l' angoisse ? L' angoisse, nous l' avons vu, nat directement de la finitude de l'homme comme tre-au-monde englu l et projetant. Or, rien n'est plus intolrable l'homme que le climat de l' angoisse. Pour chapper au malaise qu'elle dispense, tous les stratagmes seront tents. Un des plus classiquement pratiqus est de la faire avorter en peur. Il suffit pour cela de lui ter son anonymat en la drivant sur un objet dfmi. D' o l' invention des dieux. Sitt que l' humanit prend conscience de l' angoisse, elle fomente instinctivement des dieux pour s'en faire peur. Ils sont une premire machine exorciser l' angoisse. Puis, crs par l'homme pour se distraire dj de sa dtresse naturelle, ils se prtent naturellement au second temps de la dialectique rassurante, qui s' applique alors les rendre soit favorables, soit du moins inoffensifs. Ce seront, pour Lucrce par exemple, de beaux indiffrents, htes lointains des intermondes, hors de nos prises autant que nous sommes hors des leurs. Ainsi l' angoisse originaire, une fois travestie en peur des dieux, disparatra par la relgation des dieux. La pense chrtienne est non moins rconfortante dans ses rductions. Sous l' implacable puissance des matres de la nature qu' inventrent les Anciens terroriss, elle dcouvre la paternit divine, paternit si aimante que la chute de l' homme, depuis longtemps dj, est compense par une salutaire rdemption. Pour le philosophe enfm, l' ide de Dieu libre l'homme de l' angoisse absolue en exprimant que, quelque part au moins, la fmitude est surmonte. Mais la conscience rsolue dnonce le stratagme. L' tant nomm homme reste fondamentalement aux prises avec une finitude qui ne se laisse liquider nulle part. Elle constitue radicalement son tre en tant qu'il fait irruption comme tre au monde. L'homme est sa propre fmitude, et au-del il n'y a rien. Rptons l' admirable formule de Kant et le problme de la mtaphysique : Plus originaire que l'homme est la finitude du Dasein en lui.

    Une comprhension de l' tre par le temps dont l' autre nom est finitude, puisqu'il s' agit d'un temps essentiellement fmi, condition originaire de l' incontournable et espace interne d'une maturation de la libert jusqu' la mort, tel est l'apport fondamental de la philosophie heideggrienne . A-t-elle russi dans sa tentative d'exposer l'homme lui-mme de telle sorte qu'il s'y reconnaisse authentiquement ? C' est au lecteur d'en juger. Son attrait vient certainement de ce qu'elle s' attache retrouver, sur le plan de la phnomnologie

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    et dans l' axe d'une analytique rigoureuse, certains concepts fondamentaux dont la rvlation religieuse s' tait un peu trop complaisamment arrog le monopole : le concept de chute, par exemple, celui aussi de faute ou encore de salut. Quoi qu'il en soit, elle est coup sr l' effort le plus authentique de la pense contemporaine, par la violence avec laquelle elle s'emploie arracher la conscience de l'homme aux domaines sans troubles et sans dangers de la banalit quotidienne, recrer en elle la source tarie de l'tonnement platonicien. Rien, par ailleurs, de plus audacieux qu'un tel effort. Heidegger, comme en posie Apollinaire, a nettement conscience de s' engager dans une aventure de pense et d'expression pour laquelle il n'existe encore ni de vocabulaire, ni mme de grammaire ( 1 ) . Il en fut de mme pour Platon. C'est pourquoi il m' a paru indispensable de retracer, propos de l'existentialisme , les traits de cette philosophie qui parat bien tre le platonisme de notre temps.

    1. Sein und Zeit, p. 39.

  • lean-Paul Sartre

    Etudier fond l' existentialisme de Jean-Paul Sartre exigerait que l' on fit srieusement l' analyse de son livre sur l'Etre et le Nant, ce qui, ma connaissance, n' a pas encore t fait. Telle n' est cependant pas aujourd'hui notre intention. Si en effet Sartre est un philosophe envers qui aucun philosophe contemporain ne peut refuser de reconnatre une certaine dette, son originalit la plus singulire consiste en ce que l' existentialisme est chez lui non pas seulement une forme de mditation philosophique, mais tout aussi bien un objet d'expression littraire. Il en rsulte qu'entre la littrature de Sartre et sa philosophie, il y a circulation continue . Un roman comme La Nause, une pice comme Les Mouches existent dans un climat philosophique dont il est important de prciser la nature. C' est la fois un mrite et un dfaut. Un mrite, car de telles uvres sont pleines de sens et tout fait aux antipodes d'une certaine forme de frivolit . Un dfaut, car l' idal serait que le lecteur pt se rendre prsente la totalit de leur sens du dedans d'elles-mmes, sans aucun secours extrieur. Or, tel n'est pas tout fait le cas. J' ai connu des lecteurs trs au-dessus du mdiocre que La Nause laissait un peu dconcerts et qui ne se jugrent pleinement clairs qu' aprs avoir pris connaissance des dernires pages de L 'Imaginaire, qui traitent du type existentiel de l' uvre d' art. Mais aprs tout, pourquoi voir l un dfaut ? Au fond, peut-tre La Nause n' est-elle pas tout fait un roman. De mme, Les Mouches, ce n' est peut-tre pas tout fait une pice de thtre. Et tant mieux, car autrement, ne faudrait-il pas classer cette pice, comme le fait Georges Neveux, dans le genre si contestable des pices thse ? En prsence de tels ouvrages, j' ai plutt l' impression d'un genre de russite trs particulier, qui me plat, et qui est l' irruption de la philosophie dans la littrature un peu comme, selon Malraux, Sanctuaire de Faulkner est l' irruption de la tragdie grecque dans le roman policier.

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    Mais dans ce domaine d'changes et d' osmoses qui est si bien celui de Sartre, peut-tre n'est-il pas inutile de faire un peu la lumire, ne ft-ce que pour prvenir certaines confusions. Tel sera notre propos. Ce serait une erreur que de rattacher exclusivement l'existentialisme la somme des patronages philosophiques dont pourrait se rclamer Sartre , car, si nous percevons distinctement chez lui la prsence d'une mditation de Heidegger qui est bien, si l' on veut, un existentialisme malgr lui, nous y trouvons tout aussi bien la trace d'une influence de Hegel ou de Husserl qui ne sont pas existentialistes du tout. J' ai mme l' impression que Husserl est la premire importante dcouverte de Sartre. C'est du moins ce qui ressort de son premier livre sur L 'Imagination, o il salue la publication des /deen comme le grand vnement de la philosophie d' avant 19 14, et aussi d'une remarquable note parue dans la N .R.F. du 1 er janvier 1 939 sur /'intentiona/it. Si Sartre parle de Husserl avec tant d'enthousiasme, c'est qu'en effet Husserl est un hros. Avec la plus merveilleuse dsinvolture, il nettoie dfinitivement la conscience philosophique d'une masse norme et pieusement transmise de conventions qui formaient un cran compact entre les choses et nous. Par lui, la table est nette, la voie est libre, l'homme retrouve son image et le monde son visage. Ce que Sartre doit la phnomnologie de Husserl, c'est essentiellement deux choses. D' abord, la prise de conscience de la mthode idtique et de son incontestable fcondit . Ensuite, l' ide fondamentale de l'intentionalit. Ces deux acquisitions sont capitales. Nous parlerons d' abord de la premire.

    On a parfois dfini la phnomnologie husserlienne comme une restauration du platonisme. C' est vrai et faux la fois. Vrai en ce que les Logische Untersuchungen ou les /deen contiennent en effet une restauration, contre l'empirisme universellement la mode la fin du sicle dernier, de la notion platonicienne d'essence. Faux en ce que Husserl repousse formellement le ralisme mtaphysique par quoi toute une tradition dfinit - peut-tre d' ailleurs tort -le platonisme. L' essence (das Wesen), selon Husserl, n' implique en effet aucune exigence mtaphysique qu'elle aurait pour fonction de satisfaire en dpit de l' exprience. Si elle intervient, c'est tout au contraire dans le cadre d'un parti pris de description exacte. Pour l'empirisme, qui a longtemps paru le dernier mot de l' esprit positif, l' observation scientifique ne saisit jamais que des donnes individuelles. Toute ralit est fondamentalement astreinte aux dimensions purement empiriques du hic et nunc. Elle n'est jamais autre chose que ein Dies da. Quant l' ide, il faut la rduire une construction aprs coup. Peut-tre, la limite, n'est-elle qu'une faon de parler. Or, remarque Husserl, rien n'est moins conforme aux faits rellement observables qu'une telle thorie . Un triangle, par exemple, c'est bien

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    d'un certain ct la bute de la conscience contre une perception empirique. Mais tel n'est pas le triangle dont parle le mathmaticien. Le triangle mathmatique n'est pas triangle du fait d'un crasement de la pense par un objet externe. S'il est triangle, c' est tout entier du dedans de lui-mme, par l'galit deux droits de la somme de ses angles ou par la rencontre en un seul point de ses trois hauteurs. Sans doute un triangle aussi rduit ce qu' il peut y avoir en lui de ncessit interne n'est pas de ce monde. Dirons-nous alors qu'il existe dans un autre monde qu' on se figurera par exemple, avec certains platoniciens, comme un ciel intelligible ? Quelle chimre ! En ferons-nous plutt un simple mode de la pense entendue comme pure subjectivit ? Comme nous reconnaissons peu, dans une telle subjectivit, cette ide qui nous rsiste de tout son Gedachtsein ! Renonant toute topologie, nous avouerons tout simplement qu' il s'agit d'un triangle de nulle part. Il est le dedans d'une essence qui n'a pas de dehors en ce monde.

    Osons donc repreRdre conscience, au sein mme de toute dtermination empirique, de quelque chose comme une suffisance interne de conditions qui fonde a priori la possibilit mme de l' objet sensible, dans la mesure o, loin d' avoir besoin d' tre claire du dehors, elle est au contraire clairante de cet objet par la qualit de lumire qu' elle dploie du dedans d'elle-mme. Ainsi, disait dj Spinoza, la sphre de nulle part obtenue en ide par la rotation suppose d'un demicercle autour de son diamtre est fondamentale toute sphre perceptible empiriquement, bien que cette sphre-ci, cette boule de bois travaille et vernie, ce n'est absolument pas ainsi qu'elle a t obtenue. Il a fallu, au contraire, pour qu'elle soit l enfin, le travail de l' arbre qui peut peu se fait bois, puis celui du bcheron par la hache et la scie, du menuisier par la scie et le tour, etc. De proche en proche, nous comprenons ainsi en cette boule de bois non, comme tout l'heure, une essence, mais disait Alain, un rassemblement des quatre coins de l'horizon. Disons, si l 'on veut, que l'essence est plutt vraie que relle au sens de la chose empirique. Mais cette vrit n' est-elle pas positivit ? Le phnomne si l'on entend par l la positivit des choses, le non chimrique, celui qui se montre vraiment, dpasse donc la somme des apparences empiriques et enveloppe les essences. En fait, dit trs bien Husserl, les nombres, les figures, les propositions sont des choses rellement existantes et" les sept solides rguliers sont sept objets aussi rels que les sept sages de la Grce ( 1 ) . La recherche de l' essence ne nous fait pas sortir du monde phnomnal. D' o le bien-fond d'une phnomnologie qui, au lieu de restreindre l'exprience cet aspect du phnomne qu'est l'empirique, s'efforce

    1 . Logische Untersuchungen II, p. 101.

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    de ressaisir l' autre aspect, celui sous lequel il est non moins fondamentalement essence.

    Mais alors, la mthode de ce ressaisissement ne peut pas tre l' induction du physicien qui se borne constituer en objet des particularits recueillies au hasard des expriences. Ce qui est ici cherch, c'est au contraire un point de vue d' o une certaine qualit de lumire se fasse sur l' objet empirique lui-mme, l' animant ainsi d'une signification. Certains esprits s' obstinent ignorer cette qualit d' illumination. C' est elle cependant qui se fait jour dans les dialogues platoniciens, lorsque l' interlocuteur croit soudain pouvoir, comme Adimante, rpondre Socrate qui lui parle de Dieu ..;omme il faut : C' est ainsi que la chose m' apparat moi-mme aussi en t'entendant par-1er . L' adhsion, remarque Rudolf Otto dans son livre sur le Sacr, a ici la valeur d'une constatation. Adimante ne croit pas Socrate sur parole, il voit lui-mme . C' est que Socrate a su lui faire trouver dans le plus intime de sa pense, exactement comme l' esclave de Mnon, le point juste o jaillit l'vidence . Jusque-l, il ne disposait encore que d'un amas de faits muets et confus . Les voil maintenant devenus, grce un rveil intrieur, loquents et clairs ( 1). Cette forme de rveil, Heidegger reprenant sa manire un terme platonicien, l' appellera Erinnerung. Il consiste, dit-il, faire revenir la chose la rencontre d' elle-mme dans sa possibilit la plus intime . C' est l recrer dans l'esprit u n certain tat d'intelligence' dont l'nergie de signification n' a rien voir avec la connaissance que peut nous procurer le collationnement des faits donns. Il s' agit plutt ici de l'lucidation d'un savoir implicite que de la constitution d'une connaissance empirique. Par opposition l'induction scientifique, Husserl nomme idation cette opration qui transfigure la lumire mme dans laquelle nous comprenons les choses et la reconduit jusqu' ce point d'vidence absolue qu'est l' intuition de l'essence (die Wesensschau).

    Il y a donc, sur le plan de l'exprience la plus positive, une vision intuitive de l'esssence, c'est--dire une ralit de lumire qui, loin d' tre dispense par les leons de l'exprience, a pour effet au contraire de rendre parlantes ces leons en les animant d'une signification qu' elles n'ont pas par elles-mmes. Loin qu'une telle opration soit introuvable, comme le prtendent les empiristes, rien de plus familier, rien de plus offert la description, rien qui franchisse moins les limites de la phnomnalit. Apprenons donc mthodiquement nous ressouvenir, c'est--dire, comme nous l'avons indiqu plus haut, nous instruire sur les choses plutt par l'explicitation d'un savoir a priori que la constitution d'une science a posteriori.

    1 . Jean Hering : Phnomnologie et philosophie religieuse,

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    Alors nous risquons fort, la suite de Husserl et de Heidegger, de faire sur l' homme et sur le monde bien des dcouvertes remarquables dont il serait on ne peut plus sot de se priver par dprciation a priori de la connaissance a priori. Peut-tre est-ce au contraire de l'a priori que nous avons le plus apprendre. Au lieu donc de nous laisser fasciner par les impressions sensibles pour chercher vainement leur drober un secret qu'elles ne nous livreront jamais, pourquoi ne pas tenter une exploration du rel selon la dimension de l'essence ? Telle est l' ambition de l'eidtique que, autour de Husserl, avant Husserl, les Allemands pratiquaient dj - cherchant ressaisir, comme Trltsch par exemple, l' essence du christianisme, ou, comme Otto, l'essence du sacr. S' arracher hardiment l' oubli de l'essentiel, la perte de soi dans l'empirique, c'est tout le programme de la phnomnologie husserlienne tel qu' il s'exprime dans la clbre maxime : Zu den Sachen selbst.

    Ayant eu le courage de se faire le lecteur de Husserl un moment o la plupart des philosophes franais, fidles leurs traditions indignes, l' ignoraient avec un ensemble assez touchant, Sartre comprend soudain l'extraordinaire porte de la mthode nouvelle. Soulignons bien, une fois de plus, qu'il s' agit moins d'une nouveaut absolue que de la transformation en un procd conscient et systmatique d'une dmarche couramment pratique, souvent leur insu, par maints auteurs. Se figurant faire de la science, ils faisaient en ralit de la phnomnologie ( 1) . J'irai mme jusqu' croire que, dans le Capital de Marx, bien des difficults de l'pineuse thorie de la Valeur-Travail sont des difficults artificielles qui disparatraient si l'on voulait bien comprendre qu' il s' agit l, non point tant d'une thorie scientifique, que d'une eidtique de la valeur, comme semblent l' avoir souponn depuis longtemps Georges Sorel ou Benedetto Croce, qui cependant n' avaient certainement pas lu Husserl, ce qui ne simplifie rien. Il n'est pas jusqu' un conomiste comme M. Franois Perroux qui manque, visiblement, la perspective selon laquelle tout devient beaucoup plus clair dans la clbre quation marxiste. D' o sa conclusion que Marx raisonne dans une zone indtermine et par des moyens indtermins (2). L' indtermination, ici, n' a rien de dfinitif. Elle n'existe que du point de vue d'une certaine mthode . Autant dire que la temprature d'une pice est indtermine parce qu'on ne dispose, pour la mesurer; que d'une balance ou d'une horloge. Mais assez sur ce sujet, sur lequel je me rserve de revenir

    1 . Il Y a quelques annes, un ami m'assurait avoir vu, l' talage d'un libraire berlinois, un livre intitul dos Bordellwesen. C'tait, somme toute, un essai d'eidtique ...

    2 . La Valeur, p. 52 .

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    plus tard. Ce n'est pas en effet dans le domaine de l'conomie, c'est dans celui de la psychologie que Sartre va demander la mthode eidtique de faire ses preuves. Et l, il s' attaque au problme de l' image. D' o en 1936, un petit livre librateur, L 'Imagination et en 1940, une trs remarquable continuation de la mme tude, L 'Imaginaire. Entre-temps, en 1939, Sartre avait essay de tirer au clair, toujours la lumire de l'idtique, le problme psychologique de l'motion.

    De quoi s' agit-il exactement ? La psychologie classique rsolvait a priori les problmes qu'elle se posait dans le cadre d'une mtaphysique. Les psychologues modernes s'efforcent au contraire de substituer aux thories mtaphysiques des dterminations positives qu'ils demandent l' observation et l'exprimentation. Toutefois, dans leur soif de positivit, ils omettent l' essentiel qui est de se demander d' abord ce que l' on veut dire au juste quand on parle, par exemple, d'une image ou d'une motion. Le recours aux expriences, nous le savons, tant qu'il n' est pas guid , anim, contrl par un certain ressaisissement interne du sujet qu'il doit enrichir, livre tout au plus un amas de faits disparates. En ralit ft-ce leur insu, les tenants les plus rsolus de la psychologie exprimentale importent plus ou moins dans leurs recherches certaines ides a priori. Si, en effet, ils n' avaient pas implicitement recours quelque essence de l' image ou de l'motion, comment sauraient-ils que c' est bien cela qu'ils ont affaire ? Or pourquoi cette dmarche, fondamentalement incluse dans toute recherche, ne serait-elle pas d' abord rendue explicite ? Pourquoi ne pas tenter, en psychologie, le mme genre de rductions que pratiquaient dj, sur le modle des mathmaticiens, Trltsch propos du christianisme ou Otto propos du sacr ? On y gagnerait au minimum de ne plus tre dupe d' importations non contrles - c'est--dire de toute une marchandise mtaphysique qui continue circuler l' insu de chacun. Sans doute, nous ne nous priverons pas des enseignements exprimentaux, mais nous n' attendrons pas d'eux qu' ils nous livrent le mot de l'nigme. Avant de se laisser instruire par l' exprience, il faut donc d'abord ressaisir du dedans la nature propre de l' objet tudier ? Et certes, note Sartre, il faut bien encore parler ici d'exprience. Mais c'est une exprience qui prcde toute exprimentation ( 1) . Nous nous efforcerons donc premirement de constituer une eidtique de l' image ou de l'motion, c'est--dire de dterminer l'ensemble des conditions qu'un tat psychique doit d' abord raliser pour tre reconnu avec vidence comme image ou motion. Ensuite seulement, et la lumire de l'eidtique, nous examinerons comment les phnomnes se prsentent concrtement dans une conscience donne.

    1. L 'Imagination, p. 143.

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    Il est indubitable que l' application de la mthode eidtique a permis Sartre de renouveler de fond en comble l' intrt de certains problmes psychologiques qui, du fait de la psychologie exprimentale, avaient coul pic au fond de la plus morne insignifiance. Que le lecteur se reporte L 'Imaginaire. Au lieu du magma des faits disparates - les faits muets et confus , dont parlait Jean Hering -voil qu' en effet tout devient loquent et clair . L' image nat devant nous telle que nous sentions confusment qu'elle avait toujours t, malgr les psychologues, et selon un savoir dont nous n' avions jamais manqu, avec au plus intime d'elle-mme, cette tonnante vertu de nier radicalement l' objet qu'elle prsente : Si vive, si touchante, si forte que soit une image, elle donne son objet comme n'tant pas. Cela n'empche pas que nous puissions ragir ensuite cette image comme si son objet tait prsent, tait en face de nous . . . Mais l'tat ambigu et faux auquel nous arrivons ainsi ne fait que mieux mettre en relief ce qui vient d' tre dit : en vain cherchonsnous par notre conduite envers l'objet faire natre en nous la croyance qu' il existe rellement ; nous pouvons masquer une seconde, mais non dtruire la conscience immdiate de son nant ( 1) . Cette fois l' essentiel est dit, la phrase est parfaite, le courant passe, rien ne fait plus cran entre la chose et nous.

    Il n'est peut-tre pas de plus dtestable pdantisme que de vouloir tout prix trouver, dans une mthode philosophique, le secret d'une russite littraire. Toutefois, en lisant telle page de Sartre romancier ou auteur de nouvelles, je ne puis m'empcher d' admirer combien l' exigence eidtique est parfois satisfaite par l' art avec lequel il sait voquer, travers un individu, un type complet et parfait. Sans doute est-ce une des fonctions de l'crivain que d' incarner dans une cration particulire une vrit universelle, et Molire n' a pas attendu de connatre Husserl pour crire Le Tartuffe ou L 'A vare. Pourtant, la venue au monde de personnages tels que l'Autodidacte de La Nause ou Lucien Fleurier, dans L 'Enfance d'un chef, jusqu' quel point n' est-elle pas lie la mditation de certaines pages o Husserl affirme des essences qu'elles peuvent s'expliciter non seulement dans des perceptions, mais dans des fictions ? Mieux : la fiction lui parat tre un si excellent procd d' explit.:itation intuitive de l'essence qu' il va jusqu' voir en elle l'lmenJ vif de la phnomnologie comme de toute science eidtique. . . la source d' o la connaissance des vrits ternelles tire sa nourriture (2) . L'ide est dj dans Kierkegaard . Il ne faut pas hsiter, dit Kierkegaard, inventer hardiment des exemples, car les fictions quoique manquant de l' autorit

    1 . L 'Imaginaire, p. 26. 2 . Ideen, p. 132.

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    qui appartient aux faits seront d'une vigueur dmonstrative beaucoup plus grande que ces faits mme matriellement dmontrs . Il semble ce propos que Sartre ait eu assez particulirement cur d'expliciter par la fiction une essence qui ne manque pas en effet d' intrt, celle de l'lite bourgeoise. L'vocation qu'il en fait plusieurs occasions ne nous apprend rien proprement parler, mais plutt nous rend prsent un savoir dont nous n' avions jamais t privs, bien qu'il ft toujours rest en nous l'tat implicite . Il ne s' agit pas d'une rcolte d' observations empiriques. C'est la chose mme ressaisie du dedans.

    Dans la visite au muse de Bouville , par exemple, qui est l'une des meilleures russites de La Nause, une telle essence ressort directement, avec l' vidence suprieure de l' ironie , des portraits difiants devant lesquels nous sommes convis npus recueillir jusqu' au Salauds ! final qui, d'un coup, crve toutes les toiles. Dans L 'Enfance d'un chef, o au contraire les saintes apparences du respect sont froidement maintenues jusqu'au bout, nous entrons dans la chose selon la dimension du devenir. Mais la mtamorphose dont il s'agit n'est pas moins essentielle que celle qui conduit de la larve la nymphe et de la nymphe l' insecte parfait. Elle est ressaisie selon sa loi de gnration interne. A part l' intervention du pote surraliste (dont l'homosexualit me parat tre un contresens eidtique), nous ne pouvons pas ne pas reconnatre, travers les inquitudes de la philo , l'invitable retour la sant morale , le refus des amours ancillaires , le noviciat chez les camelots (( comme c'est sain . . . ), le matraquage plusieurs du Juif, le premier couchage, la dcision de laisser tomber Maud pour pouser une vraie jeune fIlle , jusqu' au J'ai des droits qui clt triomphalement la srie, une monte vers l'essence, dans ce qu'elle a de dfmitif. Au terme de la nouvelle, tout le chemin est fait. Lucien Fleurier existe tel qu'en lui-mme enfin . . . . Dans un caf , une heure plus tt, un adolescent gracieux et incertain tait entr ; c'tait un homme qui en sortait, un chef parmi les Franais . Ainsi la proccupation hrite de Husserl qui avait inspir Sartre toute une remise en chantier de la psychologie n'est nullement absente de son uvre littraire.

    A ct de la mthode eidtique dont il a remarquablement exploit les ressources propos des problmes psychologiques de l'image et de l'motion, Sartre doit la mditation de la phnomnologie husserlienne une autre ide fondamentale , celle de l'intentionalit.

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    Elle a t prsente aux lecteurs franais, et peut-tre rvle la plupart, dans une brve note crite pour le numro du 1er janvier 1939 de La Nouvelle Revue Franaise. Il est, mon avis, essentiel que l' on se rapporte ces trois pages o l' intelligence du sujet trait n' a d'gal que le bonheur de l'expression. Si l' on me demandait de choisir dans l' uvre de Sartre le texte le plus reprsentatif de son talent, je proposerais certainement ces pages denses et profondes. Il m'est arriv parfois de les lire des jeunes philosophes en proie aux difficults de l' initiation. Ce ne fut jamais inutilement, et j 'en sais plus d'un qu'une lumire souhaite claira soudain au cours de cette lecture. Mais pour comprendre toute la porte de ce texte, peut-tre un minimum de prparation historique n'est-il pas inutile. Commenons par l.

    L'une des dcouvertes capitales de la philosophie est le Cogito de Descartes. Jusqu' Descartes, en effet, nul philosophe n' avait su trs correctement assigner l'lment de conscience qui est radical tout donn certain. Montaigne lui-mme, malgr toute sa pntration psychologique, n'y avait vu qu'une mobile occasion de dsesprer de toute certitude : Si, de fortune, vous fichez votre pense vouloir prendre son tre, ce sera ne plus ne moins que qui voudrait empoigner de l' eau ( 1). Descartes, le premier, s'aventure dans la profondeur de cette eau transparente sans crainte ni risque de s'y noyer, et c'est en toute scurit qu' il prononce l'axiome fondamental de la pense contemporaine : Je pense. Nul objet ne peut donc tre donn que dans l'clairement de cette lumire qui ne brille que pour elle-mme et que l'on nomme Conscience. Par l seulement le monde sort de la nuit. Acquisition fondamentale : partir de Descartes, en effet, loin de rattacher navement l'existence l' indice d'extriorit dont est pourvue la perception, le philosophe la mesure franchement et, d'un bout l' autre, selon la dimension d'intriorit ou de prsence soi qui caractrise la conscience . Mais aussi, puissante et dangereuse tentation que l' on peut nommer la tentation de l'intriorit : restreindre tout donn la mesure d'un acte de conscience, n' est-ce pas tre sur le chemin de ne faire plus de ce donn qu'un flux de modifications subjectives o viendront se dissoudre et finalement s'effondrer en une sorte de bouillie psychique les robustes artes et la puissance carrure du monde o nous vivons ? Dj Berkeley nous guette avec ce monde d'ides qu'il nous affecte comme rsidence immatrielle ; dj le paysage n'est plus qu' un tat d'me - et voici l'horizon le bergsonisme qui ne peut gure plus garantir des choses qu'un arc-en-ciel de nuances, un flux de valeurs htrognes, une mlodie en devenir. C'est le triomphe de la vie intrieure avec sa

    1 . Essais II, chap. 12 .

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    complaisance ordinaire dans l' informe, l'vanouissant, le refuge secret, l' extase indfinie . . . Bref, tout ce que Husserl repousse avec nergie en le qualifiant assez curieusement de psychologisme transcendantal. Car, selon Husserl, la description de la conscience par la vie intrieure est radicalement fausse . Ne nous sentons-nous pas, en effet, pris de malaise devant une telle liqufaction ? Qui de nous consent reconnatre son visage et le visage du monde dans le miroir magique que nous propose Bergson ? Fluence sans artes, onde dj perdue dans une autre onde, tat d' me plus qu' demi noy, non, coup sr, ce n'est pas, dit Sartre, l'arbre que je vois au bord de la route au milieu de la poussire, seul et tordu sous la chaleur, vingt lieues de la cte mditerranenne ( 1) . Aprs la dissolution des choses de ce monde-ci dans l'arc-en-ciel de l' impressionnisme qui ne voulut connatre des robustes meules crales que de vagues mtores flottants ou de la cathdrale de Rouen qu'une proie ronge et demi dglutie, pour aboutir enfin la fastueuse noyade de l'tang de Giverny, il fallut un Czanne pour rendre au monde sa forme, son relief, sa plastique, sa carrure. n fallait un Czanne la philosophie. Alors parut Husserl.

    Bien sr, il ne s'agissait nullement de retrouver, comme E. Gilson, dans le giron accueillant du thomisme, la ressource d'un ralisme trangement prim. Les thomistes ont certainement trs bien vu que l' existence relle du monde ne se laisserait jamais quilibrer par des poids immatriels dans les balances de Berkeley, ft-ce avec la grce de Dieu. Mais les thomistes n'ont su faire de leur lgitime protestation contre les tmrits de l'idalisme qu'un argument contre le Cogito. L est la faiblesse radicale de la thse raliste. Descartes ne peut tre trait par prtrition. Il ne se laisse pas non plus supprimer d'un trait de plume. Rien de plus puril que de s' acharner dtruire les difficults de la philosophie en se bornant reconstituer en soi l'tat d'esprit d'un homme du XIIIe sicle . Il faut passer par Descartes et poser hardiment avec lui son axiome fondamental : Il n'est de ralit donne que pour une conscience. Mais cette proposition admise, l' ide gniale de Husserl est de la complter en lui adjoignant sa rciproque : Il n'est conscience possible que d'un certain objet , ou, comme il le dit encore avec une admirable sobrit : Toute conscience est conscience de quelque chose.

    Il n'est que de bien comprendre toute la porte de cette formule. La dcouverte cartsienne de la conscience comme condition fondamentale de tout donn avait, comme nous l'avons vu, incit les philosophes se figurer la connaissance comme une sorte d' absorption des choses par l'esprit, ou, si l' on veut, une transformation des choses

    1 . N. R. F., 1er janvier 1939.

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    de ce monde en je ne sais quelle matire psychique en voie d' tre digre. C'est l que Husserl redresse hardiment la marche de la recherche. L' arbre que je vois, pour tre objet de conscience, n' est pas pour autant absorb et digr par la conscience qui fonctionnerait la manire d'un estomac fantastique. Arbre-pour-la-conscience, il n' en reste pas moins arbre, peru en lui-mme, l o il est, dans l' espace, hors de moi. Car le rapport authentique de la conscience ses objets n'est pas du tout un rapport de contenant contenu. Il faut se le reprsenter comme un mouvement en quelque sorte centrifuge, une fuite vers une autre chose que soi, un clatement. Connatre, c' est s 'clater vers, s' arracher la moite intimit gastrique pour filer l-bas, par-del soi, vers ce qui n'est pas soi, l-bas prs de l' arbre et cependant hors de lui, car je ne peux pas plus me perdre en lui qu'il ne peut se diluer en moi : hors de lui, hors de moi (1). Nous lisons encore, ds l' Introduction de L 'Etre et le Nant : La premire dmarche d'une philosophie doit donc tre pour expulser les choses de la conscience (2). Husserl, empruntant son matre Brentano un terme dj emprunt par Brentano au vocabulaire scolastique, nomme Intentionalitiit ce rapport essentiel de la conscience ses objets. Il dit encore trs volontiers qu'un tel rapport n'est pas un rapport d'immanence, mais de transcendance, ce qui implique, en effet, un mouvement de s' arracher soi et de se dpasser soimme vers. . . Tenons donc ferme cette ide que prendre conscience n' est pas une opration en Herein, mais en Hinaus, ou, si l' on veut, que rentrer en soi revient trs exactement sortir de soi. Nous aurons alors exorcis tout jamais le louche fantme de la vie intrieure . Nous aurons compris que la vie authentique n'est pas le repliement de soi sur des refuges privs, car il est prcisment de l'essence de ce qui est le plus intrieur en nous de refuser l' intriorit, en nous jetant sur la grand-route , au milieu des menaces, sous une aveuglante lumire . . . , chose parmi les choses, homme parmi les hommes (3) .

    Dlices de la vrit enfm dite telle qu'elle est ! Je me souviens encore de l'enivrement joyeux que je ressentis lire, il y a des annes dj, les pages de Husserl, qu' travers Sartre, je viens de rsumer. Pages simples, naves, honn