15

Click here to load reader

Bellon, Savoir et pouvoir dans le Défendre la société de Foucault

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Elkins, Cosa può dire la teoria peirciana del segno alla storia dell’arte, Elkins, Cosa può dire la teoria peirciana del segno alla storia dell’arte

Citation preview

Page 1: Bellon,  Savoir et pouvoir dans le Défendre la société de Foucault

1

Savoir et pouvoir dans le Défendre la société de Foucaultet le Vivre ensemble de Barthes

Guillaume Bellon

Peut-être faut-il renoncer aussi à toute unetradition qui laisse imaginer qu’il ne peut y avoir desavoir que là où sont suspendues les relations depouvoir et que le savoir ne peut se développer quehors de ses injonctions, de ses exigences et de sesintérêts. Peut-être faut-il renoncer à croire que lepouvoir rend fou et qu’en retour la renonciation aupouvoir est une des conditions auxquelles on peutdevenir savant. Il faut plutôt admettre que le pouvoirproduit du savoir (et pas simplement en le favorisantparce qu’il le sert ou en l’appliquant parce qu’il estutile) ; que pouvoir et savoir s’impliquentdirectement l’un l’autre ; qu’il n’y a pas de relationde pouvoir sans constitution corrélative d’un champ desavoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue enmême temps des relations de pouvoir.(Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris :Gallimard, « Tel », 1975, p. 36)

Prononcé du 7 janvier au 17 mars 1976, Il faut défendrela société

1 représente la sixième année d’enseignement deFoucault, élu au Collège de France le 12 avril 1970 à lachaire d’Histoire des systèmes de pensée. Le choix précis dece cours pourrait se justifier par la continuité sémantiquequ’il construit dans son rapprochement avec le Comment vivreensemble

2 de Barthes : les deux démarches semblent interrogerune sociabilité entendue au sens large. Mais la confrontationdes textes réduit cette cohérence première que promettent lestitres : entre les « simulations romanesques de quelquesespaces quotidiens » et la généalogie du discours des races,les points de contact s’avèrent plus distendus qu’il n’yparaissait. Ce n’est donc pas à ce premier niveau, qu’onpourrait dire, grossièrement, de thématique, que les deuxcours se rejoignent ; pour autant, la pratique des textespermet de mettre en évidence la question du pouvoir comme

1 M. Foucault, Il faut défendre la société, édition établie sous ladirection de Fr. Ewald et A. Fontana, par M. Bertani et A. Fontana,Paris : Gallimard/Seuil, « Hautes Etudes », 1997 (désormais abrégé enFDS, références intégrées au corps du texte)2 R. Barthes, Comment vivre ensemble, simulations romanesques de

quelques espaces quotidiens, texte établi, annoté et présenté par Cl.Coste (sous la direction d’E. Marty), Paris : Seuil/Imec, « Tracesécrites », 2002 (désormais CVE, références intégrées au corps dutexte)

Page 2: Bellon,  Savoir et pouvoir dans le Défendre la société de Foucault

2

lieu de rencontre des deux enseignements. Il y a, en effet,une évidence de cette question du pouvoir qui, parce qu’elleest retournée sur la parole enseignante, interroge, dans sesmultiples capillarités, le fonctionnement du cours. C’estainsi ce souci qui conjoint les deux entreprises, sans lesrabattre l’une sur l’autre : chaque cours, selon qu’ils’installe plus ou moins au cœur de la question du pouvoir,met en œuvre une stratégie singulière pour déjouer les effetsde pouvoir liés à son propre discours.

Liminaire théorique

Si, pour Barthes, le Collège est ce « lieu précisémenthors pouvoir », l’une des lignes de force de la Leçon estjustement de préciser cet objet impossible qu’est le pouvoir– impossible parce se dérobant toujours dans la multiplicitéde ses formes :

L’« innocence » moderne parle du pouvoir comme s’il était un : d’uncôté ceux qui l’ont, de l’autre ceux qui ne l’ont pas ; nous avons cruque le pouvoir était un objet exemplairement politique ; nous croyonsmaintenant que c’est un objet idéologique, qu’il se glisse là où on nel’entend pas du premier coup, dans les institutions, lesenseignements, mais en somme qu’il est toujours un. Et pourtant, si lepouvoir était pluriel, comme les démons ? « Mon nom est légion »,pourrait-il dire : de partout, de tous côtés, des chefs, desappareils, massifs ou minuscules, des groupes d’oppression ou depression ; partout des voix « autorisées », qui s’autorisent à faireentendre le discours de tout pouvoir : le discours de l’arrogance.3

C’est contre cette innocence d’un discours du pouvoir ausingulier que s’élève la Leçon, et c’est précisément dans lerétablissement du pluriel que s’esquisse l’inflexion majeureque Barthes souhaite donner à son enseignement. Cetteinflexion doit beaucoup à Foucault (nombre de commentateursl’ont souligné4) ; les lignes qui suivent en témoignent :

Nous devinons alors que le pouvoir est présent dans les mécanismes lesplus fins de l’échange social : non seulement dans l’Etat, lesclasses, les groupes, mais encore dans les modes, les opinionscourantes, les spectacles, les jeux, les sports, les informations, les

3 R. Barthes, Leçon in : Œuvres complètes, édition présentée par E.Marty, Paris : Seuil, 2002, tome V (titre désormais abrégé en OC

suivi du numéro du volume), pp. 430/4314 Antoine Compagnon, dans le chapitre des Anti-modernes consacré àBarthes, relit ainsi la célèbre assertion d’une langue fasciste : « Laproposition, qui radicalisait peut-être imprudemment la thèse deFoucault sur le discours et le pouvoir, choqua par sa surenchère ».Voir « Roland Barthes en saint Polycarpe » in : Les Antimodernes, deJoseph de Maistre à Roland Barthes, Paris : Gallimard, « Bibliothèquedes Idées », 2005, pp. 404/440, p. 432

Page 3: Bellon,  Savoir et pouvoir dans le Défendre la société de Foucault

3

relations familiales et privées, et jusque dans les pousséeslibératrices qui essayent de le contester.

En effet, déceler le pouvoir dans « les moindresmécanismes de l’échange social », partir en quête de sescapillarités n’est jamais que la voie empruntée par Foucaultdans les mêmes années.

Foucault, en effet, cherche à se couper des discours surle pouvoir : se couper d’un imaginaire doxique, d’un prêt-à-penser le pouvoir qui passe par ces lieux obligés de lacritique marxiste ou de ses caricatures. Le résumé duDéfendre la société inscrit cette volonté de rupture dès sespremières lignes : « Pour mener l’analyse concrète desrapports de pouvoir, il faut abandonner le modèle juridiquede la souveraineté » (FDS, 239). Ce modèle est hypostasiésous la figure du Léviathan, et l’abandonner, cela veut dire,également, marquer la distance avec « tous les discourshâtivement gauchistes, lyriquement antipsychiatriques, ouméticuleusement historiques », dit Foucault dans un entretiende 19775, qui ne sont, « que des manières imparfaitesd’aborder ce foyer incandescent » qu’est justement, lepouvoir. Encore que : le pouvoir ? « ça n’existe pas », ditun autre entretien, toujours de 1977. C’est peut-êtrejustement la spécificité du cours qui se lit ici, dans cesouci de ne pas constituer hâtivement son objet d’étude, dene pas se donner une compacité illusoire, quitte à devoirpenser des pouvoirs mouvants et toujours différents… Foucaultprécisait sa pensée comme suit :

Le pouvoir, c’est en réalité des relations, un faisceau plus ou moinsorganisé, plus ou moins pyramidalisé, plus ou moins coordonné, derelations. […] Si on essaye de bâtir une théorie du pouvoir, on seratoujours obligé de le considérer comme surgissant en un point et à unmoment donnés, et on devra en refaire la genèse, puis la déduction.Mais si le pouvoir est en réalité un faisceau ouvert, plus ou moinscoordonné (et sans doute plutôt mal coordonné) de relations, alors leseul problème est de se donner une grille d’analyse permettant uneanalytique des relations de pouvoir.6

Il s’agit donc bien pour Foucault de refuser toutethéorie du pouvoir, et de mener, précise le cours du 14janvier, « une analyse ascendante du pouvoir, c’est-à-direpartir des mécanismes infinitésimaux » (FDS, 27), de « saisirle pouvoir du côté de l’extrémité de moins en moins juridiquede son exercice » (FDS, 25). Car le premier cours l’a bien

5 « Les rapports de pouvoir passent à l’intérieur des corps », (1977)in : Dits et écrits, édition établie sous la dir. de D. Defert et deFr. Ewald, avec la coll. de J. Lagrange, Paris : Gallimard,« Quarto », 2004, t. II « 1976-1984 » (désormais abrégé en DE, II),pp. 228/2296 « Le jeu de Michel Foucault », entretien avec D. Colas, A.Grosrichard et alii, (1977), DE, II, p. 302

Page 4: Bellon,  Savoir et pouvoir dans le Défendre la société de Foucault

4

posé : « le pouvoir s’exerce et n’existe qu’en acte » (FDS,15). Foucault, dès lors, parce qu’il ne veut pas se limiter àune analyse du pouvoir en terme de répression, oscille entreplusieurs hypothèses :

On aurait donc, face à la première hypothèse – qui est : le mécanismedu pouvoir, c’est fondamentalement et essentiellement la répression -,une seconde hypothèse, qui serait : le pouvoir, c’est la guerre, c’estle guerre continuée par d’autres moyens. (FDS, 16)

C’est précisément cette question, de savoir s’il convientou non de retourner l’aphorisme de Clausewitz, qui anime leDéfendre la société

7.Dès lors, on voit la question du pouvoir se poser en

termes politiques chez Foucault, et on ne s’étonnera pas, sion en revient à la démarche barthésienne, de voir le CommentVivre Ensemble la réfléchir en termes éthiques. La conceptionde Barthes s’énonce en effet à l’occasion de « ce trait quime paraît caractériser le problème d’une façon topique » -nous sommes à la fin du premier cours de présentation :

Je vois une mère tenant son gosse par la main et poussant la poussettevide devant elle. Elle allait imperceptiblement à son pas, le gosseétait tiré, cahoté, contraint à courir tout le temps, comme un animalou une victime sadienne qu’on fouette. Elle va à son rythme, sanssavoir que le rythme du gosse est autre. Et pourtant, c’est sa mère !_ le pouvoir – la subtilité du pouvoir – passe par la dysrythmie,l’hétérométrie. (CVE, 40)

Ce trait, emprunté à la vie quotidienne (l’épisode auraitété observé, depuis la fenêtre de l’appartement parisien deBarthes, le 1er décembre 1976), parcourt l’ensemble du cours.Car derrière le caractère amusant de l’épisode, c’est bien lelien du pouvoir et du rythme que précisera la séance du 2février. Et Barthes de reconnaître à cette occasion,précisant encore ce que désigne ce mot d’idiorryhtmie, comme

7 Il est à noter que Philippe Chevallier, dans Michel Foucault, le

pouvoir et la bataille (Nantes : éditions Pleins Feux, 2004), proposede rétablir, face au pouvoir et à la guerre, un troisième termesoustrait au cours de 1976, la bataille : « Dans les années où se meten place le projet généalogique, le problème du rapport entre lepouvoir et la bataille n’est pas apparent, pour la simple raison queles deux notions sont alors confondues. L’article de 1971 surNietzsche avait déjà fait de cette bataille le lieu premier del’émergence, dans l’histoire, des formes de pouvoir et de savoir. Lecours de 1976, Il faut défendre la société, reprend cette hypothèse enaccentuant encore l’indistinction entre les deux domaines. […] MichelFoucault semble ici s’appuyer indifféremment sur les termes de guerreet de lutte ; la guerre ajoute néanmoins une déterminationsupplémentaire à la lutte, en ce qu’elle requiert une certaineorganisation des forces en présence et une délimitation stricte descamps rivaux, ce que la lutte ne requiert pas nécessairement. » (pp.39/40).

Page 5: Bellon,  Savoir et pouvoir dans le Défendre la société de Foucault

5

Seul principe stable : rapport négatif au pouvoir. […] Ce que lepouvoir impose avant tout, c’est un rythme (de choses, de vie, detemps, de pensée, de discours). La demande d’idiorrythmie se faittoujours contre le pouvoir. (CVE, 69)

Ce pouvoir, que les démarches de Barthes et de Foucaulttraquent dans ses moindres capillarités, jusque dans lapoussette d’un enfant, se trouve tout pareillement tapi dansle discours enseignant ; Foucault, à l’occasion de sa leçoninaugurale, n’a pas épargné, en effet, dans la liste desinquiétudes que dresse L’Ordre du discours, cette inquiétudequant au discours qu’il allait devoir tenir au Collège deFrance :

Qu’est-ce après tout qu’un système enseignant, sinon uneritualisation de la parole ; sinon une qualification et une fixationdes rôles des sujets parlants ; sinon la constitution d’un groupedoctrinal plus ou moins diffus ; sinon une distribution et uneappropriation du discours avec ses pouvoirs et ses savoirs ?8

Foucault peut certes déclarer, en préambule au Défendrela société : « Je ne considère donc pas ces réunions dumercredi comme des activités d’enseignement, mais plutôtcomme des sortes de comptes rendus publics d’un travail que,par ailleurs, on me laisse faire à peu près comme je veux »(FDS, 3). On ne saurait soupçonner Foucault de tenter de sedédouaner du pouvoir qu’emporte avec soi le geste enseignanten faisant du discours du professeur un simple « compte-rendupublic »… La question du pouvoir que reconduit le discoursenseignant reste en suspens chez Foucault, et Barthes lareprendra à son compte dans sa Leçon : « Ce qui peut êtreoppressif dans l’enseignement, ce n’est pas finalement lesavoir ou la culture qu’il véhicule, ce sont les formesdiscursives à travers lesquelles on les propose. »9 Cetteinterrogation des formes discursives fonde la démarche deBarthes et de Foucault, et il n’est que de lire la suite dela Leçon :

Puisque cet enseignement a pour objet, comme j’ai essayé de lesuggérer, le discours pris dans la fatalité de son pouvoir, la méthodene peut réellement porter que sur les moyens propres à déjouer, àdéprendre, ou tout au moins à alléger ce pouvoir.10

C’est bien ces tentatives pour déjouer, déprendre, outout au moins alléger le pouvoir que reconduit le discoursenseignant qu’exposent les deux penseurs.

8 M. Foucault, L’Ordre du discours, Paris : Gallimard, 1971, p. 479 R. Barthes, Leçon, OC V, p. 44410 Loc. cit.

Page 6: Bellon,  Savoir et pouvoir dans le Défendre la société de Foucault

6

Un savoir sans la science

Observons tout d’abord les difficultés de cetteexposition chez Foucault : dans le tracé sinueux destâtonnements et des hésitations de la méthode qui fonde leDéfendre la société, il est une préoccupation qu’on retrouveaussi chez Barthes ; la décision du premier cours du VivreEnsemble : « Il s’agit donc ici, du moins postulativement, deculture, non de méthode » masque en effet bon nombre de cesdifficultés qui se lèvent pourtant tels des fantômes dès lorsqu’on y regarde de plus près.

Aborder la délicate question de la méthode chez Foucaultn’est pourtant pas chose aisée. Peut-être simplement parcequ’on se débat alors à l’intérieur de subtilitésphilosophiques qu’une formation littéraire (là où l’on écritbien mais pense mal) n’est pas à même de mesurer… Soit. Ladifficulté semble pourtant résister à cette seule question dela compétence du lecteur ; non que Foucault ne se soit,pourtant, largement expliqué sur la méthode qui était lasienne, quelques mois seulement avant son élection au Collègede France, dans L’Archéologie du savoir, paru en 6911. Maisvoilà, l’impression est grande que Foucault n’a fixé saméthode que pour s’en détacher, se déporter : les coursmettent en œuvre autre chose, une généalogie dont on peine àmesurer la distance avec l’archéologie… Les choixméthodologiques s’inscrivent en effet dans un bougé qui rendtoute appréciation délicate : l’erreur serait de penser quel’archéologie a laissé place à la généalogie parce qu’elle seserait trouvée soudainement dépassée, et ce au moment même oùL’Archéologie du savoir prenait peine de la fixer comme acteméthodologique, engagement épistémologique fort. Del’archéologie à la généalogie, ce n’est pas l’influencenietzschéenne qui s’avoue plus franchement, abandonnant ledétour d’une dissimulation lexicale et s’assumant enfin. Apartir de là, il ne faudrait pas imaginer, selon un belordonnancement chrono-logique, que l’une donnerait lieu àl’autre dans une certaine perméabilité des démarches. Si laméthode change moins qu’elle n’évolue, c’est parce quel’objet d’étude s’agrandit. « Du discours au pouvoir », ditla vulgate des études foucaldiennes : c’est plus compliquéque ça, bien évidemment12 ; penser le passage d’une méthode à

11 M. Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris : Gallimard,« Bibliothèque des sciences humaines », 196912 Ce « programme d’une généalogie des rapports savoir/pouvoir enfonction duquel, à partir du début des années 1970, [Foucault]réfléchira son travail – en opposition avec celui d’une archéologiedes formations discursives qui l’avait jusqu’alors dominé », que Fr.Ewald et A. Fontana identifient dans leur présentation générale (FDS,IX), il semble bien que ce soit Deleuze qui en propose les voies dedéchiffrement les plus satisfaisantes. On se référera aux analyses du

Page 7: Bellon,  Savoir et pouvoir dans le Défendre la société de Foucault

7

l’autre comme un déplacement des règles de formation dudiscours aux effets de pouvoir qui sous-tendent ces discours(le pouvoir producteur de savoir) ou qu’impliquent cesdiscours, permet de retrouver le pouvoir aux deux bouts dudiscours – ce qui semble fidèle à la conception et replacerle bougé méthodologique dans la logique qui est la sienne.Autant rendre la parole à Foucault, puisque c’est encore luiqui en parle le mieux : non pas lors des premières séances duDéfendre la société, mais à l’occasion du cours suivant :Sécurité, Territoire Population

13, qui se propose de

reconstituer le fonctionnement du texte en fonction non pas desrègles de formation de ces concepts, mais des objectifs, desstratégies auxquelles il obéit et des programmations d’actionpolitique qu’il suggère.14

Non plus la règle mais les stratégies : l’expérience auCollège de France est l’occasion d’un des nombreuxdéplacements de point de vue auxquels Foucault a habitué sonlecteur. Mais le Défendre la société est aussi l’occasion derevenir, entre autres, sur une conception imparfaite dupouvoir (en particulier celle développée à l’occasion deL’ordre du discours sur le pouvoir comme raréfaction dudiscours). Dès lors, l’importance accordée à la promotion dessavoirs désassujettis permet cette réévaluation du pouvoir –les choix méthodologiques influent moins sur les positions del’analyse que l’inverse… Ces savoirs désassujettis, lapremière séance permet d’en préciser le contenu : il s’agitde

Toute une série de savoirs qui se trouvaient disqualifiés commesavoirs non conceptuels, comme savoirs insuffisamment élaborés :savoirs naïfs, savoirs hiérarchiquement inférieurs, savoirs en dessousdu niveau de la connaissance ou de la scientificité requises.

On comprend ainsi mieux la bascule entre les deux optionsméthodologiques qui furent tour à tour celles deFoucault :comme il le précise lui-même à la suite de cepremier cours :

L’archéologie, ce serait la méthode propre à l’analyse desdiscursivités locales, et la généalogie, la tactique qui fait jouer, àpartir de ces discursivités ainsi décrites, les savoirs désassujettisqui s’en dégagent. (FDS, 11/12)

Foucault, Paris : Minuit, « Reprises », en particulier « LesStratégies ou le non-stratifié », pp. 77/99.13 M. Foucault, Sécurité, Territoire, Population, cours au Collège deFrance 1977-1978, éd. par M. Senellart, Paris : Gallimard/Seuil,« Hautes études », 200414 M. Foucault, Sécurité, Territoire, Population, op. cit., p. 38

Page 8: Bellon,  Savoir et pouvoir dans le Défendre la société de Foucault

8

C’est par ce biais que la démarche foucaldienne entendinquiéter le pouvoir, suspendre son propre pouvoir :

La réactivation des savoirs locaux – « mineurs » dirait peut-êtreDeleuze – contre la hiérarchisation scientifique de la connaissance etses effets de pouvoirs intrinsèques, c’est cela le projet de cesgénéalogies en désordre et en charpie.( FDS, 11)

Dès lors, le cours, en tant que pratique philosophique,cherche à mettre en crise – et n’est-ce pas le premier sensdu critique ?- le discours scientifique : retrouver lamémoire de ces savoirs ensevelis, disqualifiés et dissimuléspar les savoirs officiels, autorisés, ce n’est jamaisqu’évaluer la science… La méthode de Foucault, pour fictionqu’elle soit (toute méthode est une fiction, dit Barthescitant Mallarmé), permet cette friction.

Les généalogies, ce sont très exactement des anti-sciences. Nonpas qu’elles revendiquent le droit lyrique à l’ignorance et au non-savoir, non pas qu’il s’agisse du refus de savoir ou de la mise enjeu, de la mise en exergue des prestiges d’une expérience immédiate,non encore captée par le savoir. (FDS, 10)

Il ne s’agit donc pas de se débattre dans l’aporie d’uneopposition vaine entre rigueur scientifique etimpressionnisme d’une parole qui refuserait d’entrer dansl’ordre du discours… L’enjeu est bien ailleurs ; lagénéalogie permet une stratégie du discours : « C’est biencontre les effets de pouvoir propres à un discours considérécomme scientifique que la généalogie doit mener le combat. »Il s’agit bien par là de ne pas s’épargner soi dans cemouvement de sape de toute autorité des discours.

La généalogie se révélerait ainsi être ce lieuméthodologique où peut être pris en compte le/les pouvoir(s)qu’emporte avec soi tout discours ; elle permettrait d’ouvrirà un savoir sans la science… Ce qui nous ramène à Barthes,sans qu’il s’agisse là d’une transition uniquementrhétorique : il n’est que de relire en effet cetteinterrogation de la Leçon : « Peut-être que, soit dit enpassant, ce qui est proprement scientifique, c’est dedétruire la science qui précède ». On appréciera le caractèredétaché d’une mention qui se veut parenthétique, dite « enpassant », mais qui n’en pose pas moins la méfiance de ladémarche barthésienne envers toute scientificité. Démarche etnon pas méthode : on sait que le Vivre ensemble s’ouvre surle souvenir de l’opposition entre méthode et culture, uneopposition qui se justifie moins qu’elle ne s’appuie surNietzsche – un Nietzsche lu à travers Deleuze, et lu parBarthes… Cette ouverture invite d’ailleurs au lien avec lesdifférentes expériences d’enseignement de Barthes,puisqu’elle dialogue avec le séminaire du Discours amoureux :si « au moment de commencer ce nouveau cours », Barthes

Page 9: Bellon,  Savoir et pouvoir dans le Défendre la société de Foucault

9

« pense à une opposition nietzschéenne », ce souvenir estparticulièrement présent parce qu’il a guidé déjà les deuxannées du séminaire du Discours amoureux… La valorisation dela culture – très vite désignée uniquement sous son nom grecde paiedia –, qui est promotion du papillonnage, permet decaractériser l’allure si particulière des cours de Barthes :la parole enseignante est invite à un voyage qui active lesvaleurs de l’essaimage, du cheminement libre, au détrimentjustement d’une méthode définie comme « leurre » - ou bien, àl’oral, obsession :

Paradoxalement, le chemin droit désigne les lieux où le sujet neveut pas aller : il fétichise le but comme lieu et par là, écartantles autres lieux, la méthode entre au service d’une généralité, d’une« moralité » (équation kierkegaardienne entre le général et le moral).Le sujet, par exemple, abdique ce qu’il ne connaît pas de lui-même,son irréductible, sa force (sans parler de son inconscient). (CVE, 33)

C’est précisément en ce dernier point que se joue le coupde force du Vivre ensemble. Ce coup de force, c’est deréussir non pas à imposer justement, mais à construire l’idéeque c’est par le subjectif, le particulier, que le pouvoir setrouve le plus sûrement déjoué. Paradoxe comme Barthes lesaimait tant : la violence la plus grande est dès lors du côtéd’une objectivité qu’on maintiendrait à tout prix.

Le savoir du fantasme

Inviter le fantasme sur la scène d’un enseignement, quandbien même cet enseignement jouirait de la liberté que peutlui conférer le prestige du professeur, relève dès lors d’uneprovocation. Provocation douce, qui est tout saufrevendicative, mais qui inscrit la démarche barthésienne plusavant encore dans cette méfiance à l’égard de la science. Quele fantasme se fasse roman, ou qu’il rencontre le mot, c’estainsi le savoir qu’il découvre qui nous intéresse. Un savoirqu’on ne peut renvoyer à la fantaisie ou l’imagination dontil semble sorti : c’est ici une des articulations majeures ducours que de lier fantasme et savoir, loin des écueils dutout subjectif ou du peu de valeur.

La leçon inaugurale a effectivement présenté une solutionà la question de l’autorité de la parole : « faire partirchaque année la recherche d’un fantasme ». Mais cettesolution pourrait bien constituer une violence supplémentaireà l’égard de l’autre : le fantasme n’est-il pas le lieu parexcellence d’un discours qui obligerait et contraindraitl’autre ? Il ne faut pas, en effet, imaginer le fantasmecomme sortie hors du champ de forces, douce rêverie gentimentégotique qui s’excuserait elle-même par le peu de cas qu’ilconvient d’en faire. Le fantasme est pris dans le pouvoir

Page 10: Bellon,  Savoir et pouvoir dans le Défendre la société de Foucault

10

qu’articule tout discours, comme en témoigne son introductionlors de la première séance :

Or, la première force que je peux interroger, interpeller, celleque je connais de moi, même à travers le leurre de l’imaginaire : laforce du désir, ou pour être plus précis (puisqu’il s’agit d’unerecherche) : la figure du fantasme. (CVE, 34)

Une telle présentation manifeste bien la violencequ’emporte avec soi le dévoilement du fantasme. Si parailleurs Barthes assume son projet à partir d’un souvenir del’entreprise bachelardienne, ce n’est que pour mieux dénoncerle « moralisme de Bachelard », pour qui « la science seconstituerait par décantation des fantasmes ». Etd’annoncer : « admettons que nous nous plaçons avant cettedécantation » (CVE, 34). Et ce n’est pas la seule desdistances qui anime Barthes dans sa présentation : lorsqu’àl’oral il annonce : « J’en viens maintenant à mon fantasme »,c’est avant tout pour dissoudre la définition du terme.« J’appelle fantasme quelque chose qui n’a pas dans monvocabulaire une très grande rigueur psychanalytique, ellel’aurait si je suivais à la lettre le définition qui estdonnée par le Laplanche et Pontalis… »15 : il s’agit bien desouligner, pour le professeur, cette rapine intellectuelledont sont tissée chez lui œuvre et pensée, en arrachant leterme à l’horizon intellectuel sur lequel il s’enlève. Legeste d’emprunter les langages qui se parlent autour de soi,de les informer et de les faire siens, n’est pas neuf, etdoit certes être envisagé dans cette désinvolture lascive quiimprime sa marque à la pensée barthésienne. Mais que faut-ilentendre dès lors par fantasme ? Si le mot est à envisagerdans un certain vaporeux, il n’en organise pas moins larecherche : on est en droit de chercher à en fixer un tantsoit peu l’étendue, l’extension.

Un fantasme (ce que du moins j’appelle ainsi) : un retour dedésirs, d’images, qui rôdent, se cherchent en vous, parfois toute unevie, et souvent ne se cristallisent qu’à travers un mot. Le mot,signifiant majeur, induit du fantasme à son exploration. Sonexploitation par différentes bribes de savoir = la recherche. Lefantasme s’exploite comme une mine à ciel ouvert. (CVE, 37)

Ainsi, le fantasme ne s’expose pas seulement, ils’explore selon un devenir positif qui fait de cetterencontre du mot une véritable épiphanie : « Or fantasme, àl’occasion d’une lecture gratuite [oral : fortuite](Lacarrière, L’été grec) a rencontré le mot qui l’a faittravailler » (CVE, 37). Le fantasme en effet appelle lesmots, qui pourtant le trahissent : les mots sont la chance et

15 Se reporter à l’édition des cours de Barthes en format MP3 (premièreplage)

Page 11: Bellon,  Savoir et pouvoir dans le Défendre la société de Foucault

11

la plaie du fantasme. Il y aurait beaucoup à dire sur ce liendu fantasme ou mot : pour autant, cette rencontre, pourdélicate qu’elle soit, intéresse moins que la liaison fragiledu fantasmatique et du subjectif et/ou du personnel ; c’estdans cette articulation (ou plus exactement ce délitement,cette désarticulation des deux paradigmes) que se fonde laspécificité du Vivre ensemble.

Si, en effet, la présentation de l’idiorrythmie se noueautour d’un exemple emprunté à l’expérience personnelle –l’épisode de la mère traînant « son gosse », aperçue depuisla fenêtre (CVE, 40) -, nul biographème dans ce trait. Ils’agit bien plutôt d’un de ces nombreux exemples d’uneexposition qui, pour la clarté de sa démonstration, passe parces chemins détourné. Si l’armoire grand-maternelle, l’âtre,le trait proxémie…, peuvent donner lieu à de brefs rappels àune expérience personnelle, comme le précise Barthes : « Voussavez très bien, ce sont des faits d’observation, de simplebon sens, ou de culture minimale ». Ces traits manifestentainsi une fausse subjectivité, qui est la subjectivité duquotidien, dont l’écriture justement n’a pas besoin : le vraisujet n’est pas dans les « biographèmes » d’un professeur,dont on sait qu’ils ont souvent pour fonction première dedémontrer, de se faire aimer, mais rarement de parler lesujet…

Le rapport du fantasme au subjectif reste cependantambigu : n’oublions pas que le résumé du cours assume un« imaginaire particulier » (CVE, 221). Le mot même appellecette « science du particulier » qu’élaborera Barthes àl’occasion de la Chambre claire, dont on semble autorisé àlire les prémisses dans l’enseignement au Collège de France.Il n’est pas jusqu’à la référence nietzschéenne qui n’inviteau lien entre l’ouvrage de 1980 et l’expérience du cours :« Mieux valait, une bonne fois pour toutes, retourner maprotestation de singularité en raison, et tenter de faire de« l’antique souveraineté du moi » (Nietzsche) un principeheuristique ». Le programme qui s’énonce ici semble pouvoirrendre compte, même imparfaitement, des tâtonnements du VivreEnsemble ; ce « débat somme toute conventionnel entre lasubjectivité et la science »16 qui anime La Chambre claire

n’est pas étranger au cours de 1976. L’«imaginaireparticulier » assumé dans la présentation du cours pourraitdonc n’avoir pas d’intention autre que celle de l’esquissed’une « science du sujet » qui ne s’énoncerait pas encore. Lasolitude réglée à maintenir au cœur du Vivre-Ensemble est àl’image de ce particulier à ne réduire ni écraser en rien, àpréserver dans sa fragilité et sa ténuité. Non que ceretournement du subjectif en outil de savoir soit suffisant

16 R. Barthes, La Chambre claire (1980), OC, V, p. 795

Page 12: Bellon,  Savoir et pouvoir dans le Défendre la société de Foucault

12

en tant que tel : la première partie de La Chambre claire

s’achève (dans le récit qui la fonde) sur une déception :

Il me fallait reconnaître que mon désir était un médiateurimparfait, et qu’une subjectivité réduite à son projet hédoniste nepouvait reconnaître l’universel. Je devais descendre davantage en moi-même pour trouver l’évidence de la Photographie, cette chose qui estvue par quiconque regarde une photo, et qui la distingue à ses yeux detout autre image. Je devais faire ma palinodie.17

Et l’on sait que cette palinodie, qui ouvre la secondepartie de l’ouvrage, annonce la découverte de la Photographiedu Jardin d’Hiver : « mais la Photographie du Jardin d’Hiver,elle, était bien essentielle, elle accomplissait pour moi,utopiquement, la science impossible de l’être unique »18.Reconnaître l’universel à partir du sujet, œuvrer à uneparticularisation du général pourraient emporter avec soi cetenvers symétrique de généralisation du sujet – du subjectif.Il ne s’agit pourtant pas là de s’installer grossièrementdans un renversement du lexique qui jouerait de son éclatpour imposer une évidence frelatée. Dans cette tensionmaintenue sans cesse entre le général et le particulier,c’est un des soucis du cours qui se lit.

C’est ainsi à un possible oubli de soi, un faire-disparaître qu’invite la démarche enseignante ; il fautd’ailleurs noter le mouvement déceptif du cours, qui refusele dépliement d’une utopie subjective :

Or, le Souverain Bien – sa figuration – mobilise toute l’extensionet la profondeur du sujet, dans son individuation, c’est-à-dire dansson histoire personnelle au complet. De cela, seule pourrait rendrecompte une écriture – ou si l’on préfère un acte romanesque (sinon unroman). Seule l’écriture peut recueillir l’extrême subjectivité, cardans l’écriture il y a accord entre l’indirect de l’expression et lavérité du sujet – accord impossible au plan de la parole (donc ducours), qui est toujours, quoi qu’on veuille, à la fois directe etthéâtrale. Le livre sur le Discours amoureux est peut-être plus pauvreque le séminaire, mais je le tiens pour plus vrai. (CVE, 178)

« Je ne présenterai donc ici que quelques principesapparemment objectifs du Bien idiorrythmique » (CVE, 178). Jesouligne : Barthes nous a appris à déconstruire le paradigmeobjectivité/subjectivité. De l’objectivité, S/Z dit bien que« c’est un système imaginaire comme les autres (sinon que legeste castrateur s’y marque plus férocement »19… L’enjeu estdonc bien ailleurs : dans l’opposition parole/écriture,direct et indirect. Le cours promet à son horizon un indirectimpossible qui est cette valeur vers laquelle il tend sans

17 Ibid., p. 83618 Ibid., p. 84719 R. Barthes, S/Z (1970), OC III, p. 126

Page 13: Bellon,  Savoir et pouvoir dans le Défendre la société de Foucault

13

jamais la réaliser : l’écriture. La parole est espace duconflit : c’est déjà ce qu’avançait le Plaisir du Texte :

J’aime le texte parce qu’il est pour moi cet espace rare dulangage, duquel toute « scène » (au sens ménager, conjugal du terme),toute logomachie est absente. Le texte n’est jamais un « dialogue » :aucun risque de feinte, d’agression, de chantage, aucune rivalitéd’idiolectes […].20

Cette promotion de l’écriture au détriment de la paroledit la ruine du cours, son impossibilité moins que son échec.Car le fantasme postulé au départ de cette annéed’enseignement se délite : exploration du Vivre Ensemble, lecours se concentre en fait sur le Vivre Seul, il sedéconstruit, emportant avec lui la difficile non méthode, ets’achève sur un non-lieu – « Ce treizième cours n’aura paslieu – du moins pas sous sa forme pure, c’est-à-diresubjective, que j’avais imaginée » (CVE, 177). Pour autant,on ne saurait penser cet inachèvement comme volontaire, commeultime forme réfléchie, et posée comme telle, du non-vouloir-saisir. Car il semble bien que cette esquisse, et ce jusqu’autreizième cours, soit envisagée comme terme effectif ducours. Et c’est seulement la dernière séance qui en posel’impossibilité sous la forme rêvée…

Comment dès lors sortir de cette aporie, dans laquellefinalement se débattent Barthes comme Foucault, d’une paroledirecte et théâtrale, qui est toujours, fatalement, du côtédu pouvoir ? La première des solutions, rêvée plusqu’envisagée par Barthes, est ce fantasme d’écriture… Que lecours ne pourra jamais mettre en œuvre. Il est cependant uneautre voie : celle de « la distance comme valeur ». Commevaleur ultime du Vivre-Ensemble :

Le Vivre-Ensemble, surtout idiorrythmique, emporte une éthique (ouune physique) de la distance entre les sujets cohabitant. C’est unredoutable problème – sans doute le problème fondamental du Vivre-Ensemble, et donc de ce cours. (CVE, 110)

On voudrait dès lors étendre cette distance comme valeur,et l’entendre comme principe de l’enseignement de Barthes auCollège de France dans les multiples distances etdistanciations qui font la spécificité du Vivre Ensemble.Mais attention : « cela ne doit pas être pris dans laperspective mesquine du simple quant-à-soi » (CVE, 179). Ilfaut bien au contraire lire cet éloge de la distance enregard avec ces notes du manuscrit (séance du 2 février) :« _ Vers une érotique de la distance – idée qui n’est pasétrangère au Tao. Idiorrythmie : protection du corps en tantqu’il se maintient distant pour sauvegarder le prix du

20 R. Barthes, Plaisir du texte (1973), OC IV, p. 227

Page 14: Bellon,  Savoir et pouvoir dans le Défendre la société de Foucault

14

corps : son désir. » (CVE, 72)21. Ultime paradoxe du cours :c’est dans la distance que l’autre se rencontre :

Une distance pénétrée, irriguée de tendresse : un pathos oùentreraient de l’Eros et de la Sophia (grand rêve clair). Peut-être,en son genre, avec les distinctions d’époque et d’idéologie, comme ceque visait Platon sous le nom de Sophronistère. […] On rejoindrait icicette valeur que j’essaye peu à peu de définir sous le nom de« délicatesse » (mot quelque peu provoquant dans le monde actuel).Délicatesse voudrait dire : distance et égard, absence de poids dansla relation, et, cependant, chaleur vivre de cette relation. (CVE,179)

Le cours, en s’achevant dans l’impossible d’une écriture,esquisse les lignes d’un espace enseignant utopique :

Communauté idyllique, utopique : espace sans refoulement, c’est-à-dire sans écoute, où l’on entendrait mais où l’on écouterait pas.Transparence sonore absolue = définition même de la musique. Dans lamusique, on n’épie pas – et, dans un sens, on n’écoute pas. (CVE,119)

Entendre sans écouter, c’est d’une certaine façon mettreen œuvre le souhait formulé lors de la Leçon : « que laparole et l’écoute qui se tisseront ici soient semblables auxallées et venue d’un enfant qui joue autour de la mère ». Lecours, dès lors, a délimité, d’une frontière ténue, cetespace d’une distance incluse, « dessinant de la sorte autourd’un centre paisible tout une aire de jeu, à l’intérieur delaquelle le caillou, la laine importent moins que le donplein de zèle qui est fait »22. La réflexion sur le pouvoir,les savoirs et les pouvoirs, dans leurs difficilesconjonctions, promet un au-delà de l’enseignement, dans lesouci éthique qu’elle implique, de distance bienveillante àl’autre ; elle promeut, chez Barthes comme chez Foucault,semble-t-il, le don comme valeur de cet échange pour rien,dans la pure gratuité de l’offre.

- C’est bien joli tout cela, mais le « don », qu’est-ceque ça veut dire ?

- On pourrait essayer de stabiliser la notion enconvoquant Mauss (ou bien encore le Mauss lu par Lévi-Straussque Barthes commenta) : mais enfin, qu’apprendrions-nous parlà ? On peut alors plutôt travailler au lien entre nosauteurs : faire don de sa parole, n’est-ce pas déjà ce quesouhaitait Foucault ? « Je vous considère comme entièrementlibre de faire avec ce que je vous dis, ce que vous voulez »(FDS, 3). Cette liberté, nous voilà, nous qui sommes pris

21 Ce passage, reproduit dans l’édition, est biffé sur le manuscrit, etn’a donc pas été prononcé à l’oral.22 R. Barthes, Leçon (1978), OC V, pp. 444/445

Page 15: Bellon,  Savoir et pouvoir dans le Défendre la société de Foucault

15

dans le paradoxe de lire le cours et d’en reconduire lesdiscours, dans le souci de n’en pas mésuser23.

data di pubblicazione in rete: 21 marzo 2006

23 Qu’il me soit permis, à mon tour et en toute simplicité, de fairedon de cette communication, d’en dédier la parole, dans la modestemesure qui est la sienne, à Claude Coste, qui a encadré le travaildont elle est issue. Et à Michel Zumkir.