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Peut-on encore enseigner la philosophie ? Éric Deschavanne, Philippe Hoyer Michel Pierssens : Revues Savantes : quel avenir ? Nouvelles jeunesses Vincenzo Cicchelli, Monique Dagnaud, Olivier Galland, Jacques de Maillard, Séverine Misset, Dominique Pasquier Françoise Cachin, Krzysztof Pomian : Les musées français à l’heure d’Abou Dhabi Benoit Yvert : L’avenir du livre Comment rendre les sciences attractives ? Stella Baruk, Marie-Claude Blais, Michel Joubert, Marinette Solais Redéfinir la culture générale Édouard Brézin, Antoine Compagnon, Jean-Pierre Dupuy, Michel Serres, Pierre-Henri Tavoillot numéro 145 mai - août 2007 Extrait de la publication

Benoit Yvert : Redéfinir la culture générale Peut-on ...… · France et D. O. M. - T. O. M.: 66 € T.C ... pourrait être fortement affectée par l ... Ce fut le point de départ

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  • Peut-on encore enseigner la philosophie ?ric Deschavanne, Philippe Hoyer

    Michel Pierssens : Revues Savantes : quel avenir ?

    Nouvelles jeunessesVincenzo Cicchelli, Monique Dagnaud, Olivier Galland, Jacques de Maillard,Sverine Misset, Dominique Pasquier

    Franoise Cachin, Krzysztof Pomian : Les muses franais lheure dAbou Dhabi

    Benoit Yvert : Lavenir du livre

    Comment rendre les sciences attractives ?Stella Baruk, Marie-Claude Blais, Michel Joubert, Marinette Solais

    Redfinir la culture gnrale douard Brzin, Antoine Compagnon, Jean-Pierre Dupuy, Michel Serres, Pierre-Henri Tavoillot

    numro 114455 mai - aot 2007

    Extrait de la publication

  • mai-aot 2007 numro 145Directeur: Pierre Nora

    3 Benot Yvert: Lavenir du livre. Entretien.

    REDFINIR LA CULTURE GNRALE

    15 Pierre-Henri Tavoillot: Quest-ce que la culture gnrale?

    Sur la culture gnrale aujourdhui 25 douard Brzin: Les ides scientifiques et la culture. 28 Antoine Compagnon: Pour la permabilit des disciplines. 35 Jean-Pierre Dupuy: Mettre la science en culture. 40 Michel Serres: Culture gnrique.

    PEUT-ON ENCORE ENSEIGNER LA PHILOSOPHIE?

    53 ric Deschavanne: Peut-on sauver le soldat Socrate? La crise didentit de len-seignement scolaire de la philosophie.

    69 Philippe Hoyer: Lenseignement de la philosophie lpreuve de lindividualis-me. De la crise du sens au retour du sens?

    COMMENT RENDRE LES SCIENCES ATTRACTIVES?

    85 Marie-Claude Blais: Comment comprendre la dsaffection des jeunes lgarddes sciences?

    92 Marinette Solais: Enseignements scientifiques : lheure de linquitude. 103 Stella Baruk: De lAcadmie des sciences lcole maternelle.

    111 Michel Joubert: Quelle est la place lgitime de lenseignement des mathma-tiques dans lducation?

    127 Michel Pierssens: Revues savantes: quel avenir?

    NOUVELLES JEUNESSES

    142 Dominique Pasquier: Les lycens et la culture. Entretien. 152 Monique Dagnaud: La teuf comme utopie provisoire. 165 Vincenzo Cicchelli, Olivier Galland, Jacques de Maillard, Sverine Misset: Les

    jeunes meutiers de novembre 2005. Retour sur le terrain.

    182 Franoise Cachin, Krzysztof Pomian: Les muses franais lheure dAbou Dhabi.Entretien.

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    Extrait de la publication

  • AbonnementsSodis Revues BP 149 Service des Abonnements128, avenue du Marchal-de-Lattre-de-Tassigny77403 Lagny Cedex, Tlphone: 01 60 07 82 59C. C. P. Paris 14590-60 R.

    Abonnement 12 mois (5 numros de 192 pages):France et D. O. M. - T. O. M.: 66 T.C.tranger: 69 T.C.

    tudiants (avec photocopie de la carte):France et D. O. M. - T. O. M.: 52 T.C.tranger: 55 T.C.

    Rdaction: Marcel Gauchet

    Conseiller: Krzysztof Pomian

    Ralisation, Secrtariat: Marie-Christine RgnierP.A.O.: Interligne, B-Lige

    ditions Gallimard: 5, rue Sbastien-Bottin, 75328 Paris Cedex 07. Tlphone: 01 49 54 42 00

    La revue nest pas responsable des manuscrits qui lui sont adresss.Les manuscrits non publis ne sont pas rendus.

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    RR/Page 2 4/05/07 9:29 Page 2

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  • Lavenir du livre

    Entretien avec Benot Yvert

    Le Dbat. Vous venez de procder unelarge consultation au sujet de lavenir du livre,Livre 2010, sous la forme de onze tables rondesrunissant lensemble des acteurs du domaine.Quest-ce qui vous a conduit recourir cettemthode originale? Quelles sont les conclusionsqui sen dgagent? Et, pour commencer, quellesimpressions avez-vous retires de cette exp-rience?

    Benot Yvert. Juste aprs ma nomination la Direction du livre et de la lecture, le ministrede la Culture a souhait me confier une missionexploratoire. Il considrait que le numriquetait un des grands dfis poss la culture ausens large. Il supposait juste titre quaprs lecinma et, surtout, la presse lconomie du livrepourrait tre fortement affecte par lavnementdu numrique. Ce fut le point de dpart denotre rflexion. Nous avions fait par ailleurs leconstat que la politique du livre en gnral fonc-tionnait sur des fondamentaux fixs dans lesannes 1970 et quelle mritait un rafrachisse-

    ment. Je me suis donc demand comment cou-vrir lensemble du champ, et jai tout de suiteopt pour une vritable concertation, mais sanstomber dans des tats gnraux du livre, quinous auraient mens jusquen 2020 pour essayerde comprendre ce quil aurait fallu faire en2010 Il fallait aller assez vite, tout en couvrantlensemble des problmatiques.

    Nous avons commenc par engager unedirectrice de projet extrieure, comme cestlusage, en la personne de Sophie Barluet. Elleprsentait le grand avantage davoir un pieddans les deux univers, celui de ldition, puis-quelle avait t secrtaire gnral ditorial desditions du Seuil, et celui du service de ltat.Elle avait notamment rdig deux rapports pourle Centre national du livre (CNL), un sur lessciences humaines, lautre sur les revues. Lamthode que nous avons dfinie ensemble aconsist organiser une dizaine de tables rondessur les nuds gordiens de la politique du livreet y convier lensemble des acteurs publics et

    Benot Yvert est directeur du Livre au ministre de laCulture et prsident du Centre national du livre.

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    privs du secteur, ce qui, ma grande surprise,sest rvl une premire. Nous avons pris soinde cadrer le travail de ces tables rondes par unecourte note prparatoire donnant les chiffres clsdes principales problmatiques traites et par unordre du jour pour chacune delles. Nous avonsaussi calibr le temps des discussions entrequatre et six heures. Il fut ainsi possible den-tendre tout le monde, mais dans lordre. Chaquetable ronde a fait merger un certain nombrede propositions concrtes. La fin de ce premiertemps a permis dlaborer un verbatim denvirondeux cent cinquante pages couvrant lensembledu champ sans trop sgarer en chemin et en res-tant au plus prs des fondamentaux. Nous avonsruni en tout deux cents tmoins, et je trouveque ce qui est ressorti de leurs travaux, sur lesplans la fois prospectif et analytique, prsenteune relle plus-value. Nous avons pu ainsi, dsle colloque Livre 2010 du 22 fvrier dernier,annoncer les premires pistes de rforme.

    Le Dbat. titre personnel, quelles menacesvous semblent peser le plus fortement sur le livreet quelles rponses souhaiteriez-vous y apporter?

    B. Y. Je dirais pour commencer que le sen-timent gnral qui ma paru se dgager de cestravaux est linquitude. Les priodes de chan-gement tant toujours caractrises par uneradicalisation des discours, deux grandes colesse sont fait entendre, lcole joyeuse et celle dela dsesprance. La premire considre que ledevenir numrique pouse celui de la socit enrseaux, qui permettra la dmocratisation dessavoirs. Tout le monde sera auteur, tout lemonde sera mdiateur. Ce sera la fin des bar-rires et lavnement dune culture de masse,gratuite, pour tout et pour tous. Je caricature,bien sr. Lautre cole estime que lcran roi vadtruire tous les mdiateurs du savoir, com-mencer par les libraires, et que le livre est mort.

    Quand on lit lintgralit du verbatim, sedgagent des lments qui sont rellement posi-tifs et dautres nettement plus inquitants. Pourcommencer par ces derniers, je dirais quils sontdordre la fois ancien et nouveau. Un premierconstat, partag, et qui me proccupe beaucoup,est que la fameuse question de la fracture socialenest pas rsolue en bibliothque. Les biblio-thques, qui sont lquipement culturel le plusapprci des Franais, sont presque devenueslapanage de la classe moyenne. Leur missionpremire, qui avait t dfinie dans les annes1970, doffrir des mdiateurs du savoir aux plusdmunis na pas t remplie. Autre phnomneproccupant: la baisse de la lecture des jeunes etle dcrochage des adolescents, problmes quidatent de plus dune gnration eux aussi et quisont attests par une rcente enqute dOlivierPostel-Vinay. Sy ajoute la diminution de cequon appelle les gros lecteurs, cest--dire despersonnes qui lisent plus de vingt livres par an. Ily a de plus en plus de lecteurs phnomne ras-surant , mais ils ne lisent que deux ou troislivres par an. On dplore aussi le recul de cer-tains secteurs, comme la posie, le thtre et,bien sr, les sciences humaines, qui avaient faitlobjet du premier rapport Barluet.

    cela sajoute la surproduction galopante delivres. Ldition publie aujourdhui plus de cin-quante mille livres nouveaux chaque anne, lo elle en publiait quarante mille il y a cinq anset moins de trente mille il y a dix ans. Le phno-mne le plus typique de cette monte exponen-tielle est celui de la double rentre littraire.Comme si lon ntait pas satisfait doffrir sixcent cinquante romans lire au 1er septembre,on en ajoute trois cent cinquante au 1er janvier!

    Le Dbat. Vous vous souvenez de lexcel-lente phrase de Jrme Lindon disant que lelivre tait le seul secteur conomique rpondre

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    la baisse de la demande par une inflation deloffre

    B. Y. Non seulement cette inflation nestpas gratuite mais elle peut savrer mortifre.Les effectifs qui travaillent dans ldition, lenombre de libraires de rfrence demeurent,eux, peu prs inchangs. On a donc un pro-blme vident de quantit versus qualit, quiaffecte lensemble de la chane du livre. partirdu moment o la logique de production lemportesur la logique de rfrence, on a des auteurs quicrivent plus vite, des diteurs qui, lorsquils ontvingt manuscrits au lieu de dix, les lisent plusrapidement et les travaillent moins, des librairesqui ont de moins en moins le temps de les lireet des bibliothques celui de les rfrencer. Ladure de vie moyenne dun livre en librairie estaujourdhui dun peu plus de trois mois qua-torze semaines exactement , tandis quelle taitdenviron six mois il y a une gnration. Lelibraire avait alors la possibilit dexplorer qua-siment lensemble de son champ. Tous leslibraires honntes vous disent que ce nest plusle cas. Si le libraire na plus le temps de lire leslivres, il ne peut plus remplir sa fonction pre-mire de passeur et de dfenseur du fonds dansla dure.

    Il y a donc des consquences tout cela, quiaffectent ce que jappelle, en rfrence Guizot,la classe moyenne des auteurs. Cette dernirerecouvre les auteurs qui vendent entre deuxmille et dix mille exemplaires par an. Cest laniche mritocratique dans laquelle se concen-trent les problmes. Lauteur de cration qui aun public cible, dun ct, et celui de best-sel-lers, de lautre, se portent extrmement bien,mais le centre clair subit lessentiel des diffi-cults actuelles. Je parle sous votre contrle,puisque vous tes diteurs, mais un essai poli-tique, historique ou de sciences humaines, qui

    tirait il y a une gnration quatre mille exem-plaires, restait six mois en librairie et trouvaitfinalement trois mille cinq cents acheteurs, tireaujourdhui deux mille

    Le Dbat. Huit cents pour les scienceshumaines!

    B. Y. Cela pose videmment un problmedont leffet boomerang se fait sentir tous lesniveaux. Est-ce que, malgr le soutien de sonditeur, lauteur va investir cinq ans de sa viepour tre mis en place huit cents exemplaires,ne plus tre lu par son libraire, tre moins diffusen bibliothque et, alors que lauteur recherchelgitimement une certaine forme de notorit oude reconnaissance, tre de moins en moins criti-qu par la presse? Cest donc cet auteur deventes moyennes qui souffre le plus en raisondune conjonction de problmes qui vont bienau-del de la seule surproduction dune crisedont nous ne voyons que les prodromes.

    Cette crise affecte aussi de plein fouet lelibraire. Jaimerais prciser quil est plus quetemps de mettre les bons mots sur les choses etde sentendre sur ce dont on parle quand on ditle libraire, lauteur, lditeur. Ce sont desmots gigognes que la facilit mdiatique invite faire porter par tous et nimporte qui, alors quecette indiffrenciation dans la qualit nous faitpasser ct des vritables rfrents que leservice public a pour mission de dfendre. Jyreviendrai, car cest notamment dans ce domaineque nous avons essay dapporter des rponsesconcrtes.

    Le Dbat. Voyez-vous des lments posi-tifs?

    B. Y. Il y a des lments trs positifs. Je mesuis amus regarder un certain nombre dechiffres mis la disposition des tables rondes. Silon sen tient aux seuls lments voqus pr-cdemment, on a limpression dassister un

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    dclin absolu. Or le chiffre daffaires de lditiondepuis la loi Lang a plus que doubl, le nombrede points de vente a explos: on vend aujour-dhui des livres dans les gares, dans les super-marchs; il y avait la Fnac, il y a en plus Virgin,Cultura, etc. On na jamais vendu autant delivres et dans autant de points de vente. Lesbibliothques sont en explosion quantitative etqualitative. Grce la dotation gnrale dedcentralisation, on continue construire chaqueanne des bibliothques de diffrents types,municipales, dpartementales de prt, ce quonappelle les BMVR (bibliothques municipales vocation rgionale), mdiathques, etc. Il syajoute la rnovation ou la cration de grands ta-blissements pilotes, comme la nouvelle Biblio-thque nationale de France ou la Bibliothquepublique dinformation du Centre Pompidou.En dpit de notre imaginaire dun ge dor intel-lectuel des annes 1960, la bibliothque nentait alors qu la prhistoire. De ce point devue, lexpansion est norme. En devenant aussimdiathque, la bibliothque a accueilli unemultiplicit de supports (CD, DVD, etc.). Alorsque, selon les esprits chagrins, ces derniersdevaient supplanter le livre, on constate aucontraire que le livre reste, et de loin, le supportqui y est le plus demand et le plus emprunt.La bibliothque est vritablement devenue lqui-pement culturel favori des Franais, mme sielle est parfois critique pour ses horaires dou-verture ou ses files dattente. Un Franais surdeux la frquente (ils taient deux fois moins ily a vingt ans). Quand on visite les nouvellesmdiathques, par exemple, on est impressionnpar lampleur de leur succs. Les livres sont enpremire place, les bibliothcaires sont bons, lamdiation est effective et pertinente.

    Tous ces chiffres sont trs peu connus. Maisil en existe dautres. Par exemple, en dix ans, les

    droits dauteur verss par les diteurs ont dou-bl. Nous vivons une priode extraordinaire-ment paradoxale, caractrise par une remise enquestion gnrale de la mdiation, mais o lebesoin de rfrence na jamais t aussi fort. Pre-nons un exemple. Trois des plus grandes rus-sites ditoriales de lan pass taient inattendues:le Dictionnaire goste de la littrature franaise deCharles Dantzig, chez Grasset, qui ntait sansdoute pas programm pour un tel succs, leLouis XVI de Jean-Christian Petitfils, chez Per-rin, qui fait mille pages et qui, selon une fausseide de la modernit, aurait d en faire troiscents pour toucher un large public, et, bienentendu, Les Bienveillantes. Quel est le point com-mun entre ces trois livres? Ils sont la fois trsdenses et trs crits, analytiques et littraires,donnant du sens et du plaisir.

    Le Dbat. Ne pourrait-on pas dire quil y aeu un systme du livre franais, longtemps pr-serv par un certain nombre de verrous protec-teurs et qui a t brutalement choqu? La loiLang, le prix unique du livre, labsence de publi-cit la tlvision, ou la demi-stabilit dun sys-tme ditorial hrit du XIXe sicle, avec unerelative limitation des grands groupes par rap-port aux maisons moyennes, ont russi prser-ver peu prs la chane du livre reliant lauteur,lditeur et le libraire. On pourrait aussi ajouterune certaine tradition des humanits, qui a fournila base de lenseignement et a donn au livre unesolidit quil na pas dans dautres pays. Or lesvolutions rcentes de la lecture, de la distribu-tion des livres, du rapport au livre, de la concen-tration conomique, etc., ont atteint ce cocon.Et cest l-dessus quarrive la rvolution dunumrique et des nouvelles technologies, quiintroduit dans ce systme fragilis un lmentradicalement nouveau.

    B. Y. Je voudrais dire un mot de la concen-

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    tration ditoriale, qui avait t prsente commele mal absolu. Quand on interroge danciensditeurs indpendants qui ont rejoint un groupe,comme Paul Otchakovsky-Laurens chez Galli-mard, Claude Durand chez Hachette, FranoisGze ou Xavier de Bartillat chez ditis, ils disenttous avoir bnfici des avantages commerciauxdu groupe tout en ayant gard leur indpen-dance ditoriale. Pour le moment, la concentra-tion a permis de maintenir des maisons dditionqui taient plutt mal en point, en ralisant desconomies de gestion et dchelle. Le mtier dulivre est aprs tout indissociablement intellectuelet conomique.

    Cela dit, vous avez raison de souligner queldition conjugue des difficults rcentes avecun avenir qui fait plutt peur quautre chose.Pour le moment, le numrique, le rseau, restesans vritable mdiateur. Limmense dfi dau-jourdhui pour demain est donc de favoriser laplace des mdiateurs dans lre numrique.

    Le Dbat. Au-del des mdiateurs, quelssont, selon vous, les problmes poss par lenumrique?

    B. Y. Dabord, le numrique, on ny estpas encore. On le balbutie. Une premire tenta-tive a t faite il y a cinq ou six ans avec les pre-miers readers et autres e-books. Elle a fait longfeu. Les diteurs, qui sont pour la plupart desnumristes non de passion, mais de raison,ont longtemps considr que le danger ntaitpas rel. En un an et demi, jai pu observer unesoudaine prise de conscience. De ce point de vue,le travail novateur lanc par Jean-Nol Jeanne-ney autour du projet de Bibliothque numriqueeuropenne a t un sain instrument dveil desesprits.

    Le Dbat. En quoi ce projet, qui se prsentecomme radicalement oppos Google, est-il sidiffrent? Est-ce parce quon demande aux di-

    teurs sils sont daccord pour numriser et queles auteurs sont vaguement respects?

    B. Y. Il y a deux grandes diffrences, dontcelle que vous signalez: lune respecte le droitdauteur, lautre le viole, et lune se fera avec leconcours des bibliothcaires, et donc des mdia-teurs, ce qui nest pas le cas de lautre. Pour lemoment, la Bnf a allum le premier tage de lafuse. Le deuxime tage ne pourra tre lancquen partenariat avec les diteurs pour les livressous droits afin de ngocier ensemble un nou-veau modle conomique. Ce tournant majeurdevra saccompagner dun soutien financier auxlibraires, notamment pour les aider constituerun site et semparer de ce nouveau mdia poury insrer leur plus-value afin pour une fois defaire concider le faire-savoir avec le savoir-faire.

    Pour revenir au numrique au sens le pluslarge du terme, il est vident quil aura un fortimpact sur une partie de la chane du livre. Jedisais prcdemment que lessentiel, dans cha-cun des domaines, est de commencer par nom-mer prcisment les choses. Prenons un livre:pour un Franais, livre est synonyme de littra-ture, alors que nous savons tous que la produc-tion de livres comporte trois grands tiers: lalittrature, incluant posie, thtre, etc.; le savoir,incluant sciences humaines et vulgarisationintellectuelle de qualit; enfin le pratique (infor-matif, juridique, etc.).

    Je crois profondment que le premier tiers,qui est celui de la lecture plaisir, non seulementnest pas menac mais va continuer se dve-lopper. Le livre, contrairement au disque ouau DVD, reste un symbole social extrmementimportant. travers sa bibliothque, on projettece que lon est ou ce que lon souhaite montrer.La place physique occupe par les livres est doncstructurante, alors que celle occupe par lesdisques ou les DVD est plutt considre comme

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    encombrante par ses utilisateurs. Do le succsdes nouveaux baladeurs numriques, qui stockentquantit de morceaux sur un support minuscule.Ce rapport lespace propre au livre me paratau moins aussi important que son rapport autemps et au silence.

    Le deuxime tiers des livres croise la lectureplaisir et la lecture devoir, ou informative ouencore technique et professionnelle. Le troisimetiers exclut la lecture plaisir et ne concerne plus,sauf exception, que la lecture utilitaire. Cestcelui-ci en totalit que le numrique va affecter,comme on le voit dj pour les encyclopdies.En toute logique, on ne conservera lavenirque les livres que lon aura envie de lire in extensoet de conserver. partir de 2010, qui devraitreprsenter un tournant, un gros tiers du chiffredaffaires de ldition devrait donc se jouersur lcran. Or ce tiers conditionne lensemble,puisque le secteur vit sur des marges bn-ficiaires faibles. Une des vertus de la chane dulivre est que ses acteurs ne travaillent pas quepour de largent. Un auteur ncrit pas pourvendre des livres y compris les deux mille cinqcents, et encore, qui vivent de leurs droitsdauteur ou alors mieux vaut faire autre chose.Un libraire gagne autour de mille huit centseuros par mois. Lditeur, considr par cer-tains comme le bnficiaire du systme ce quidnote une tendance dmagogique que je trouvetoxique , ne touche directement quenviron15 % du prix de vente. Bref, on est dans un sys-tme dans lequel la qute de lgitimit primeencore sur celle du profit. Le dfi va consister savoir si nous pouvons aider le tiers qui va subirde plein fouet le basculement numrique.

    Autre question centrale pour les diteurs, quise pose dailleurs aussi pour la Bibliothquenumrique europenne: que fera-t-on demaindes livres rcents sur le rseau? Seront-ils pirats

    ou bnficieront-ils dune rmunration parta-ge, sans doute moins chre, puisque la techno-logie permet de rduire les cots de fabrication?L encore, nous devons partir des fondamen-taux: tout travail mrite rmunration. Lapseudo-religion de la gratuit couvre souvent laplus abominable des dmagogies qui, sous cou-vert du tout-gratuit, diffuse des publicits trsrmunratrices. Le nud gordien se situe l, iciet maintenant. Il faut dnoncer la tendanceinquitante confondre dmocratisation et gra-tuit. Cette tendance va de pair avec la remiseen question de la mdiation au nom du tous-auteurs et du tous-diteurs. En rsum,comme le dit justement Denis Olivennes, laculture de la gratuit tue la culture. Elle menacela dmocratisation de la qualit qui dfinit etlgitime depuis Malraux la politique culturelle.

    Le Dbat. Pour rsumer ce que vous dites,limpact du numrique va sortir du secteur dulivre, du livre physique, une partie significativede la production actuelle. Si bien que lon peutcraindre un dsquilibre profond et global dunsystme dj fragile conomiquement partirdun secteur particulier. Est-ce bien ce quonpeut anticiper actuellement comme pril?

    B. Y. Comme pril oui, totalement. On nyest pas encore, mais on sait que les prodromessont l. Avant de senclencher, toute rvolutionindustrielle commence par tourner un certaintemps autour de linnovation, puis vient lemoment lorsque la technologie pouse lesmurs o le dcrochage se produit. Lexemplede la presse est intressant cet gard. Quandlarrive du numrique a t annonce, peu degens y ont cru. Et puis un jour, pour les jour-naux, presque brutalement, un tournant est sur-venu. On continue, heureusement, vendre desjournaux, mais on en vend moins, et les pointsde vente seffritent. Par rapport la presse, notre

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    chance, nous le livre, est davoir un supportplus solide, mais aussi de bnficier de cetteexprience pour tenter de prendre un petit tempsdavance. Anticiper plutt que subir, en somme.

    En consquence, la priorit de la nouvellepolitique du livre est de favoriser lintrusiondes mdiateurs traditionnels lintrieur de lanouvelle conomie numrique. Il faut la foisdfendre et largir leur rle, condition, lencore, de bien savoir de qui lon parle. Un di-teur recouvre un spectre qui stend dun fabri-cant de livres sans me rdigs par des ngresjusqu Gallimard. Ce nest pas le mme mtier,mme si les deux portent le mme titre. Il en vade mme du libraire, de la personne qui venddes bubble-gums ct de journaux et des vingtmeilleures ventes de livres jusquau passeur quipropose une offre de plusieurs dizaines de mil-liers de titres.

    Je commencerai par le libraire, qui est sansdoute le cas le plus intressant puisquil estle maillon le plus fragile aujourdhui et quilconjugue toutes les difficults: hausse des loyersen centre-ville, restriction de la marge bnficiaireet crise gnrationnelle on a connu un extraor-dinaire dveloppement des librairies dans lesannes 1970, mais les libraires de cette gnra-tion arrivent bientt lge de la retraite, ce quipose un important problme de renouvellement.La Direction du livre et de la lecture a fait uneenqute avec les libraires et les diteurs sur lasituation de la librairie indpendante. Il en res-sort que la marge bnficiaire des librairies estde 1,5 % et quelle se dgrade On peut mettrece chiffre en regard dun autre: le commercelectronique reprsente aujourdhui 4 % desventes de livres en France contre 12 % dans lespays anglo-saxons. Dautres difficults sajou-tent cela, comme la hausse des frais de poste etdes frais de gestion, qui rsultent de la hausse de

    la production ainsi que de celle des retours, quiatteint aujourdhui 30 %. Point positif dans cemarasme: loffice sest beaucoup rform et lelibraire le matrise bien mieux quauparavant.

    Si nous voulons aider ces libraires, il nousfaut dabord dfinir ce quils sont. Un grandlibraire consacre entre 15 % et 20 % de sonchiffre daffaires la rmunration de ses colla-borateurs, comparer une moyenne de 6 % 8 % dans les grandes surfaces. Il paie donc dixpoints de plus pour avoir de bons libraires afinde dfendre des livres plus difficiles vendre. Ilpaie donc deux fois. Ces deux critres: la rmu-nration et le fonds, cest--dire le nombre detitres quil dfend sur la dure, devraient nouspermettre de lancer une labellisation. Une foisque nous aurons dfini ces libraires indpen-dants de rfrence (LIR), nous pourrons nousbattre pour leur donner des avantages fiscaux par exemple moins de taxe professionnelle, maisaussi sinspirer du modle des cinmas dart etessai afin de permettre aux municipalits daiderleurs libraires. Des discussions sont dj en courssur ces points. Une autre rponse consiste favoriser limplantation future de nouvelles librai-ries, puisque, par exemple, de nombreuses villesmoyennes en sont dpourvues. Je ne donneraiquune mesure, vote au dernier conseil dadmi-nistration du CNL, qui concerne laide au pre-mier stock. Elle tait doublement limite huitmille euros et des lieux de moins de centmtres carrs. Les limites ont t repousses vingt mille euros et trois cents mtres carrs.Mais il faut aller plus loin encore, et trs vite.

    Les libraires qui marchent sont ceux quidveloppent leurs espaces et la diversit de leuroffre. Ce ne sont pas ceux qui vendent unique-ment Harry Potter et Marc Dugain, mais ceux quifont une place aux volumes de Franois Furetdans les collections Bouquins et Quarto,

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    ainsi qu lessai de Ran Halvi consacr cemme Furet. Ces ouvrages denvergure ont tou-jours un public. Encore faut-il quil y ait deslibraires qui prennent le temps de les dfendre etde les exposer. Pour cela, il faut que le librairesoit bon, quil sache qui est Franois Furet etquil ne soit pas pay comme une personne quivend des oranges en pyramide. Je crois donc quela labellisation est une piste neuve et forte, quidonne un contenu concret lun des marron-niers de la politique du livre: larticle 2 de la loiLang sur la remise qualitative, laquelle, jusque-l, ntait pas prcisment dfinie.

    Le Dbat. Et les diteurs?B. Y. La problmatique est similaire. En

    France, personne ne peut dire combien il existedditeurs. Cest une des premires questionsque je me suis pose en arrivant la Directiondu livre. Il peut y en avoir plusieurs milliers,mais la base professionnelle est denviron huitcents. Selon moi, un vritable diteur est dabordquelquun qui associe une dmarche intellec-tuelle des impratifs conomiques. Cest unprofessionnel qui garde une me damateur.Quelle est lurgence pour ces diteurs? Les aider conserver la matrise intellectuelle et financirede leur contenu. Nous avons cr au printempsdernier une commission sur la politique num-rique afin que les diteurs soient partie prenantede la ngociation dans le cadre de la futureBibliothque numrique europenne. Le ministrea souhait que cette commission compose deneuf membres, dont trois diteurs largisseprogressivement son champ dintervention afindaider un certain nombre dditeurs intellectuelsde qualit numriser leur fonds. La conditionpralable est quun accord soit trouv entre lemonde des diteurs et celui des bibliothquespour la numrisation des livres sous droits. Cestlambition de cette commission, mais je naurais

    srement pas la prtention de vous dire que lasolution va tre trouve. Si elle ne lest pas, lave-nir en tout cas est crit: il sappelle le piratage.

    Le discours courageux qua tenu rcemmentle ministre de la Culture Renaud Donnedieu deVabres sest voulu clair sur ce sujet. Je prcise aupassage quil ny a dailleurs dans ce domaineaucun clivage politique, mme si le fait davoirtenu ce colloque peu de temps avant les lec-tions a pu tre interprt comme une manuvrepolitique. Cest en ralit le contraire. Quunministre sintresse ce point la problmatiquedu livre, en fasse une priorit budgtaire et lanceune mission pilote sans garantie den retirer lemoindre bnfice personnel: voil une attitudequi, tout simplement, sert lintrt gnral ethonore la politique.

    Le Dbat. vos yeux, le problme numro 1pour les diteurs rside donc dans la matrise dudroit dexploitation.

    B. Y. Oui, mais laquelle jajouterais unencessaire relgitimation intellectuelle. Je suisfrapp de voir, moi qui ai choisi il y a plus devingt ans lunivers du livre en raison dune fasci-nation presque aussi grande pour les diteursque pour les crivains, quun certain nombre declichs et deffets pervers ont modifi limageque le public se fait de lditeur. Ceux que nousconnaissons bien tous ici, qui sont des hommesde lombre, dont le travail sur les manuscrits estirremplaable pour faire le tri en amont, tra-vailler avec lauteur aprs et enfin porter mdia-tiquement louvrage, sont en fait victimes deleur discrtion, cette dernire tant inhrente leur thique. Le livre a beau tre la premire desindustries culturelles, cest la moins connue dupublic, car cest tout simplement celle qui com-munique le moins: 95 % des diteurs ne fontjamais parler deux, ce qui, dans une socit decommunication comme la ntre, est une donne

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    reconsidrer. En bref, aujourdhui, il faut deplus en plus tre connu pour esprer trereconnu.

    Le Dbat. Concernant ce mtier ditorial,ne serait-il pas bon de dvelopper lassociationde lauteur lui-mme ce travail? La coupureentre lditeur et lauteur est frappante. Lauteurdemande lditeur une prestation de service,un peu comme un malade fait appel un chirur-gien mais ne veut surtout pas savoir commentlopration se passe, pourvu quil en voie unrsultat bnfique. De son ct, lditeur exclutvolontiers lauteur de lopration ditoriale defaon ne pas tre embt. Ny aurait-il pas untravail accomplir, qui irait tout fait dans lesens de ce que vous dites, afin dassocier lauteur la connaissance de ce quest la production deson livre, dont il ignore gnralement tout?

    B. Y. La chane du livre comporte en effetdes maillons qui se connaissent tonnammentmal les uns les autres. Quon soit libraire, auteur,diteur ou bibliothcaire, on porte des valeurssimilaires. Livre 2010 a prouv quel pointon gagnait connatre et comprendre les pro-blmes des autres. Le dcloisonnement de lapolitique du livre est pour moi une urgence.Nous allons tablir un Conseil du livre, et jepeux vous assurer que ce ne sera pas un comitThodule. Il runira, exactement dans lespritdes tables rondes, une vingtaine de personnes,acteurs publics et privs, auteurs, syndicat desditeurs, syndicat des libraires, reprsentants deltat en rgion, collectivits territoriales, minis-tre de lducation nationale, ministre desAffaires trangres. Cela nous permettra dabordde mutualiser nos tudes et de partager linfor-mation travers un site commun que nous lan-cerons. Cest la premire priorit: connatre etinformer. Un autre axe pour le futur procherside dans la mutualisation des bonnes pra-

    tiques. Pour sortir de la dsesprance, nousdevons essayer de voir pourquoi et comment desditeurs et des libraires indpendants de rf-rence se dveloppent depuis une dizaine dan-nes. Autre urgence: notre mconnaissance deltranger, tant en matire de bibliothques quedconomie du livre. Il est plus que temps dyporter remde.

    Une des raisons de ce cloisonnement tient lextrme indpendance des acteurs. Les di-teurs nadmettraient pas que ltat leur dicteune politique du livre, trs juste titre dailleurs.Les libraires sont dans le mme cas, mme si lesmentalits voluent et que beaucoup dentre euxacceptent le principe de la labellisation qui taitparfois considre comme attentatoire un cer-tain galitarisme ambiant. Cest donc que nousprogressons. Lexercice doit se prolonger danscet esprit-l, volontariste, transparent et coll-gial, ltat restant rgalien en matire de biblio-thque et en termes de mdiation, dorganisationet de rgulation du secteur marchand. Pourdfinir la direction du livre de demain, jai parlde direction stratgique recentre sur ses fon-damentaux mais les exerant pleinement. Cestprcisment cela: des tudes et de bonnespratiques diffuses et mutualisables. En investis-sant laire stratgique au lieu de nous disperser,nous aurons dj rendu un grand service, mesemble-t-il.

    Ce recentrage se dcline naturellement par lalabellisation de la qualit. En consquence, leCNL devra aider moins douvrages, mais les aidermieux et dans la dure, en favorisant la diffusiondes livres soutenus auprs des libraires qui enferont le choix et des bibliothques qui en ont ledevoir, surtout lorsquelles demandent une sub-vention ltablissement. Comme les diteurs,le CNL souffre dun manque de visibilit et, par-tant, de reconnaissance. Soit nous sommes fiers

    Benot YvertLavenir du livre

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    Extrait de la publication

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    de la labellisation intellectuelle que nous don-nons via les commissions, soit nous ne le sommespas. Dans ce dernier cas, nos aides perdent toutsimplement leur cohrence. Pour quelles soientplus efficaces, il faut quelles soient la fois plusfortes et plus visibles. Si, par exemple, nous sou-tenons un excellent livre, dense, avec des illus-trations, hauteur de dix mille euros, et que celapermet lditeur de le mettre en vente soixante euros, cest bien. Mais si nous lui don-nions vingt-cinq mille euros et quil baissait leprix de vente trente-huit euros, ce serait encoremieux car nous contribuerions davantage dmocratiser la qualit, ce qui constitue le fildAriane de la politique du livre. Afin de mieuxassumer limpact des subventions, je vais faireraliser une srie dtudes sur les ouvrages quenous aidons, et je demanderai aux diteurs demieux rpercuter laide du CNL sur le prix devente. La consquence sera de diminuer lenombre de livres aids et de ne retenir que ceuxque les commissions considreront comme degrande envergure. La rponse la surproduc-tion rside dans ce credo de la qualit. Jouvreune parenthse sur ces commissions. Je veille mlanger les gens et les sensibilits et ce queles discussions soient franches. Leur compositionest transparente et jai fait raliser un annuaireafin que le CNL tourne le dos la confidentialit.Sil est indispensable de rendre compte, les com-missions doivent en revanche tre libres dansleurs choix et respectes, en assumant que lta-blissement ne saurait prtendre linfaillibilit.L encore, l toujours, on entend parler du CNLquand on le critique, alors quil rend des ser-vices minents et que ses avis sont respects parlimmense majorit des professionnels. Ren-dons-le donc la fois toujours plus visible etindpendant.

    Le Dbat. Nous avons peu parl de lauteur

    dans la chane du livre. Selon vous, quel est leproblme pour les auteurs?

    B. Y. Commenons par des chiffressimples. Deux mille cinq cents auteurs vivent deleurs droits dauteur. On peut considrer que lapopulation crative professionnelle compte entrecinquante et cent mille personnes, auxquellessajoutent environ deux millions de personnesautoproclames auteurs. Ce sont ceux quiappartiennent ce que nous pourrions appelerle premier cercle cratif qui sont les plusdirectement exposs aux problmes actuels dulivre. Sur les six cent cinquante romans publis lautomne dernier, seule la moiti a bnficidau moins une rfrence dans la presse. In fine,il y en a eu vingt dont on a parl, et un qui amarch, tellement bien dailleurs que les autresont t moins achets. Lauteur daujourdhuiaffronte donc un grave problme de prescriptionmdiatique. La place donne au livre dans lesmdias est de plus en plus rduite. Le filtre de latlvision est aussi un problme, notamment parla slection des auteurs sur des critres extra-lit-traires (il passe bien ou non). Prions pourquil reste des diteurs qui continuent de porterles livres, des libraires qui les dfendent et deslecteurs qui les rpandent par le bouche--oreille.

    Il y a tout de mme des lments qui merendent optimiste. Nous connaissons tous uncertain nombre dauteurs non mdiatiques quicontinuent vendre raisonnablement bien.Quand on a un vritable crivain, port par unvrai travail ditorial et dfendu par des fidles etdes critiques, le cercle vertueux marche encore,et parfois marche mme trs efficacement.

    Le Dbat. Puisque le livre, cest quand mmelcrit, on ne peut pas ne pas voquer la crise dela fonction critique. Sil y a un oubli dans cesproblmes lis au livre, cest le critique de lcrit.

    Benot YvertLavenir du livre

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    Extrait de la publication

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    La focalisation sur la tlvision, mdia le pluspuissant, masque le dclin de la capacit pres-criptive de la presse et de la place de plus en plusfaible accorde la critique des livres. On ne vavidemment pas demander aux pouvoirs publicsde fabriquer un statut de critique

    B. Y. Dans le cadre du projet Livre2010, nous avons consacr une table ronde ce sujet. Je crois que la presse a fait uneimmense erreur sur le terrain de la critique encollant la temporalit de lcran. En consa-crant trois pages un livre, elle offrait la possibi-lit dune vraie prospection travers louvrage,qui passait gnralement par une forme de dis-section assez longue, suivie de jugements pourou contre et nhsitant pas prendre parti. Il yavait donc libert de ton et large dveloppement,style et fond. Le livre, cest du temps, donc durecul; la presse en a besoin aussi. Aujourdhui,ce travail se rduit vingt lignes, la peur deprendre parti et un systme de renvoi dascen-seur que plus personne ne nie. Mais gardons-nous de gnraliser: rcemment, deux grandsjournaux ont rpondu de manire oppose ceproblme. Le Figaro littraire a rduit lespaceconsacr la critique littraire denviron uncinquime ces dernires annes. Le Monde des

    livres est pass dans le mme temps de huit douze pages. On bnficiait il ny a pas si long-temps de trois grands temps: le temps long dulivre, le temps moyen de la presse et le tempscourt de lcran. Attention la pente qui consis-terait raccourcir tous les temps, perdre lafois la hauteur, le recul et le silence inhrentsau livre.

    Le Dbat. Comment voyez-vous les chosesvoluer jusquen 2010, puisque cest lhorizontrs proche que vous vous tes fix?

    B. Y. Et que les dernires volutionsconfirment. Il est ressorti de notre colloque desprconisations de bon sens, qui ne sont pas bud-gtivores mais impliquent beaucoup de dialogueet de volont. Nous attendons aussi le rapportde Sophie Barluet. Si les premires mesuresannonces lors du colloque sont suivies, nousaurons dj anticip le numrique et aid lesmdiateurs tre prsents sur le rseau. Si jedevais rsumer lenjeu en un mot, je dirais quilnous faut renouveler la politique du livre desannes 1970. Cette poque est rvolue. Unenouvelle re sengage, qui commence ds main-tenant et qui oblige lunion sacre des mdia-teurs de lcrit. En rsum, nous devons repensernotre action pour prenniser nos valeurs.

    Benot YvertLavenir du livre

    RP/Yvert 4/05/07 9:30 Page 13

  • Redfinir

    la culture

    gnrale

    Peu dides auront t autant brocar-

    des, vilipendes, disqualifies que celle

    de culture gnrale. Son bourgeoisisme

    coupable, son verbalisme suspect et son hu-

    manisme louche faisaient lunanimit contre

    elle. Maintenant quelle a disparu, on saper-

    oit quelle tait irremplaable, en dpit

    de ses dfauts. Elle est rinventer et

    redfinir.

    Pierre-Henri Tavoillot, qui a eu se pen-

    cher sur le problme dans le cadre dune

    rflexion sur les programmes scolaires et

    universitaires, prsente ses conclusions

    quant ce que pourrait et devrait recouvrir

    aujourdhui la notion pour retrouver un sens

    vivant.

    tant donn limportance du sujet, nous

    avons tenu prolonger sa proposition par

    une large discussion. Nous avons interrog

    pour ce faire plusieurs personnalits en leur

    soumettant une srie de questions dont on

    trouvera le texte page 24. Nous remercions

    douard Brzin, Antoine Compagnon, Jean-

    Pierre Dupuy et Michel Serres davoir bien

    voulu nous livrer leur avis.

    RR/Chap 1/Redfinir cult. gn. 4/05/07 9:31 Page 14

    Extrait de la publication

  • Pierre-Henri Tavoillot

    Quest-ce que la culture gnrale?

    Lide de culture commune souffre dunesorte de maldiction dans les dbats actuels surlcole. Chacun y voit, quoique souvent sous desformes diffrentes, une espce de paradis perduou de terre promise, ncessaire la refondationde lcole rpublicaine; mais personne ne par-vient approcher une dfinition mme simple eten tout cas opratoire de la notion. Faut-il laconcevoir comme un kit de survie ou commeun SMIC culturel dans un monde en constantemutation? Faut-il la clarifier par un rfrentieldtaill des connaissances et des comptencesexiges en fin de scolarit obligatoire ou, aucontraire, y voir lhorizon dun idal: le portraitde lhonnte homme du XXIe sicle? Chacunede ces options a ses vertus et ses vices, mais, aubout du compte, prise dans les passions et lesquerelles dcole sur lcole, la culture com-mune reste introuvable.

    Je voudrais apporter une contribution cedbat, quitte en renforcer la complexit, en abor-dant cette question par une autre entre: celle,

    un peu dlaisse, voire vieillie (comme on ditdans les dictionnaires), de la culture gnrale.Deux ides seront dfendues: 1) la culture gn-rale est une partie et une partie seulement de laculture commune ou, comme on dit aussi, dusocle commun; 2) la culture gnrale se dfinitessentiellement comme histoire des ides.

    Introuvable culture commune

    Si lon rflchit, hors de tout contexte rel etdans une perspective purement idale, ce quedoit transmettre lcole aujourdhui aux enfants,on pourrait, je crois, assez aisment, saccordersur cinq dimensions:

    1) Les comptences fondamentales pour len-tre dans le monde social et culturel: lire, crire,compter.

    2) Des lments dune culture spcialiseentendue comme un approfondissement de cha-

    Pierre-Henri Tavoillot est philosophe. Il enseigne luniversit de Paris-Sorbonne et prside le Collge de phi-losophie. Il a collabor au Conseil national des programmesde 1994 2005. Il vient de publier, avec ric Deschavanne,Philosophie des ges de la vie (Paris, Grasset, 2007).

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    Extrait de la publication

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    cune de ces comptences fondamentales; autre-ment dit, des savoirs disciplinaires prcis tou-chant aussi bien le domaine des humanits quecelui des sciences et des techniques.

    3) Des comptences gnrales ou savoir-faire, allant de la dcouverte des mtiers jusqula matrise de la bureautique et des languesvivantes trangres (et dabord de langlais), enpassant par les pratiques sportives, technolo-giques, artistiques

    4) Des normes de comportement et de com-munication, depuis la prsentation de soijusquaux rgles de politesse et de civilit, enpassant par quelques lments de rhtorique,dloquence, dart pistolaire

    5) Une culture gnrale, enfin, entenduenon comme juxtaposition de savoirs spciali-ss, mais comme unit organique des connais-sances, dans les sciences comme dans leshumanits, susceptible de constituer un fonde-ment solide pour une spcialisation/profes-sionnalisation future. Prise en ce sens, la culturegnrale constitue moins un contenu quunseuil: on a de la culture gnrale lorsquon com-mence savoir sorienter dans le savoir, lors-quon est apte savoir ce que lon ne sait pas,lorsquon devient le matre de son apprentissage.

    Ces cinq catgories, ou dautres sen appro-chant, pourraient faire lobjet dun consensus debase1. Tout le problme est que nous restons, lencore, dans un domaine de gnralit trs loi-gn de la dfinition et de la mise en pratique effec-tives. On peut cet gard noter deux difficultsprincipales cette application.

    La premire difficult est que, lexceptiondu premier (et encore), ces cinq niveaux peu-vent tre difficilement dfinis en termes de mini-mum et de maximum. Sil y a un saut effectif etdcisif au CP dans lapprentissage de la lecture etde lcriture, dans tous les autres domaines, en

    revanche, lcart entre une matrise de base etune matrise parfaite est sans limites: sexpri-mer, compter, savoir, matriser, se comportersont des aptitudes dans lesquelles les progrssont infinis. On trouve toujours plus cultiv, plussavant, plus civilis, plus sensible, plus habile quesoi; et cest finalement la tche de toute uneexistence que de sy perfectionner. Bref, ce soclecommun dfinit plus un projet de vie quun pro-gramme scolaire: une telle extension risque fortden limiter la porte pragmatique.

    La seconde difficult est quen ces cinqniveaux une sorte de hirarchie naturelle sta-blit qui conduit privilgier le niveau 5 au dtri-ment de tous les autres. Certes, lire, crire,compter apparaissent comme une tape fonda-mentale, mais on estime souvent que cette tcheest close ds le CE1. la suite de quoi, toutes lesdisciplines veulent tre culturelles! Et ajoutons:critiques, citoyennes, philosophiques, bref,intellectuelles. En principe, cest tout fait juste,puisque toute ducation est par essence cultu-relle; mais, en fait, cette aspiration la noblesseculturelle dont tmoigne dailleurs lexpressionculture commune elle-mme fait tomberdans lombre tout un pan de lducation.

    Contre une telle drive culturaliste, il fautplaider pour une stricte division du travail entreles disciplines et lutter farouchement contre ladrive qui les pousse toutes ne se proccuperque de la seule prtendue noble mission: laculture! Ni lducation physique, ni la technolo-gie, ni lapprentissage des pratiques artistiques etdes langues de communication ne participent

    Pierre-Henri TavoillotQuest-ce que la culture

    gnrale?

    1. Le rapport Thlot (Pour la russite de tous les lves,Commission sur lavenir de lcole, Paris, La Documentationfranaise, 2004) adopte une prsentation un peu diffrentede celle-ci, mais convergente. Elle sera reprise et dveloppedans le texte de loi fixant le socle commun (loi du 24 avril2005).

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    prioritairement de la culture gnrale. Et cenest pas leur faire injure que de les limiter latransmission des comptences, si dlaisses danslcole daujourdhui. force de mettre de lacitoyennet, de la rflexion critique partout, lamatrise des comptences de base se dlaie,se noie et, finalement, disparat. Dautant quedautres objectifs tout aussi cruciaux se bous-culent au portillon de lurgence pdagogique: lascurit routire, le dveloppement durable,lEurope, la lutte contre le machisme, le racismeet lobsit Lcole se meurt du mlange desgenres et de laccumulation des finalits.

    Du constat de ces deux difficults tropgrande extension et insuffisante division du tra-vail il apparat urgent de critiquer (au sens delimiter) lide de culture gnrale afin den cer-ner plus exactement les contours. Est-il possiblede proposer une dfinition rigoureuse et nonplus gnrale de la culture gnrale?

    Mettre les savoirs en culture

    Lide de culture gnrale remonte lEncy-clopdie. Aux yeux des Lumires franaises, lanotion traditionnelle dhumanits classiquesapparat trop troite et trop rigide pour fonderlducation de lhomme clair: trop troite, carelle nglige la dimension scientifique et tech-nique du savoir; trop rigide, dans la mesure oelle donne lieu, contre lintention des premiershumanistes, une imitation plate, dfrente etrptitive dun ge suppos dor. La culture gn-rale est donc plus moderne que les humanits,mme si elle devra aussi se prserver des excsdu modernisme: La culture gnrale, crit ainsiAlain dans ses Propos en 1921, refuse les pri-meurs et la nouveaut. La culture gnrale se

    distingue galement des rudiments rservs lcole primaire. Elle concerne moins llmen-taire que le terminal; elle est la partie haute dusocle commun. Son rgne commence dailleursavec la rforme de 1902 qui fixe durablement lesstructures de lenseignement secondaire et lesorientations dune nouvelle pdagogie2. Lavne-ment de la dissertation, lintroduction de lamthode exprimentale, la gnralisation de lex-plication de textes, le primat de la version sur lethme: toutes ces innovations tmoignent de lavolont de faire passer le travail de la rflexion etde lintelligence avant celui de la rhtorique etde la mmoire. On comprend du mme couppourquoi sa dtermination est toujours restetrs vague. Elle prtend aller au-del du corpusidentifi et immuable des humanits classiques.

    Cest pourquoi la culture gnrale ne sestlongtemps dfinie que ngativement comme cequil nest pas permis dignorer. Cet impliciteen dit beaucoup la fois sur la confiance dunepoque rvolue o lvidence en la matire rgnaitet sur notre dsarroi contemporain. On peut trenostalgique de cette priode o la figure delhonnte homme semblait porte de regard etde main sans faire lobjet daucune contesta-tion; et voir dans cette perte, comme le fit AlanBloom, lun des principaux travers de lgalitmoderne. On peut aussi tre suspicieux et, lamanire de Bourdieu, dnoncer dans cet impliciteun peu jsuite une pure stratgie de reproduc-tion des lites. La dmocratie est-elle ladver-saire de la culture gnrale, parce quelle aplatittout, ou la culture gnrale est-elle ladversaire

    Pierre-Henri TavoillotQuest-ce que la culture

    gnrale?

    2. Cf. Antoine Prost, LEnseignement en France, 1800-1967, Paris, Armand Colin, 1968; Marie-Madeleine Com-pre, Des humanits la culture gnrale, les finalits delenseignement secondaire en perspective historique, inFranois Jacquet-Francillon et Denis Kambouchner, LaCrise de la culture scolaire: origines, interprtations, perspectives,Paris, PUF, 2005, pp. 65-76.

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    de la dmocratie, parce quelle hirarchise danslombre? Les deux diagnostics ont leur valeur etune part de justesse. Mais, vrai dire, ni la nos-talgie ni la suspicion ne sont dune quelconqueutilit face notre difficult dexpliciter un tantsoit peu les contenus rels de cette culturegnrale.

    Le problme, formul le plus simplement,est de parvenir crer partir du savoir desmatires scolaires un ensemble relativementcohrent susceptible daider llve se mouvoirdans lunivers de la culture (quelle soit celle dela connaissance de lhomme ou humanits oucelle de la connaissance du monde ou sciences).Mettre les savoirs en culture 3: telle serait la for-mulation mtaphorique de lobjectif essentiel dela culture gnrale. Or cette entreprise si difficileet si dlicate, linstitution la laisse faire auxlves en se bornant pour sa part transmettresparment et, au fil du cursus, de manire deplus en plus spare les savoirs.

    Il y avait jadis au moins un moment o uneunit organique tait propose: ctait la classede philosophie. Couronnement des tudes,synthse suprme des savoirs constitus, elletait cense fournir, en abrg, une sorte den-cyclopdie des sciences et des humanits. Tousles lves, loin sen faut, nen arrivaient pas l;mais, au moins, le point de convergence exis-tait, structurant lensemble de ldifice. La phi-losophie avait donc cette noble tche de bouclerla boucle et de gnraliser la culture jusque-lfragmente en une apothose ultime et systma-tique de lenseignement secondaire. Aprs quoi,les lves pouvaient aller conqurir le monde

    lvidence, cette perspective dune syn-thse finale des tudes a aujourdhui disparu. Ilserait a fortiori impossible de lincarner dans unediscipline particulire. Ni la philosophie, elle-mme clate et ayant fait son deuil du projet

    de systme, ni quelque science que ce soit nesauraient plus dsormais prtendre fournir cetteinstance dunit. Il nen reste pas moins quecette absence dsquilibre lensemble du dispo-sitif. Si nulle cohrence nest esprer, quellelimite apporter lclatement des savoirs dansleurs logiques purement internes de spciali-sation?

    Cest la conscience de ce dficit qui a mis augot du jour les appels linterdisciplinarit,transdisciplinarit ou autre pluridisciplinarit.Lide qui prvalait tait que la cohrence ou lasynthse viendraient non plus dune instancesuprme ou transcendante, mais de la seuleimmanence des savoirs. Cest ainsi une logiquelibertaire qui la emport, fonde sur le parisimple que de la seule juxtaposition des savoirsdevait natre, den bas et mcaniquement, dela culture gnrale. On peut dire que cette logiquea largement chou.

    Je voudrais ici en proposer une autre qui,sans se prvaloir de lespoir dune unit dessavoirs, ne ferait pour autant pas seulementconfiance lautogestion amicale des disciplinesscolaires.

    Faire en sorte que les savoirs disciplinairestissent des liens sans rien perdre de leur spci-ficit; faire en sorte que lacquisition de cessavoirs soit la fois facilite et renforce par unemise en commun; faire en sorte que lutilisationde ces savoirs puisse faire sens et donner matire cration culturelle: telles sont les exigences.

    Pour ce faire, il ne sagit pas, encore une fois,dinstituer une (illusoire) nouvelle matire trans-

    Pierre-Henri TavoillotQuest-ce que la culture

    gnrale?

    3. Tel tait le titre du colloque organis avec AlainRenaut dans le cadre de la mission ministrielle La culturegnrale dans les formations universitaires (Sorbonne, mai2003, http://www.education.gouv.fr/rapport/renaut/default.htm) qui a dbouch sur la cration de lObservatoire euro-pen des politiques universitaires (http://www.rationalites-contemporaines.paris4.sorbonne.fr).

    RP/Tavoillot 4/05/07 9:32 Page 18

    http://www.education.gouv.fr/rapport/renaut/default.htmhttp://www.rationalites-contemporaines.paris4.sorbonne.fr

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    versale, mais didentifier une dmarche qui,traversant toutes les disciplines, puisse fournirla base minimale de leur rencontre en offrantpar l mme des repres dont les lves et lestudiants ont besoin. De ce point de vue, ladmarche qui semblerait la plus propice et laplus pertinente me semble relever de lhistoiredes ides.

    Lhistoire des idescomme gnalogie des reprsentations

    Une telle formule doit tre immdiatementprcise tant sont nombreux les malentendus pos-sibles. Deux remarques pour tenter de les viter:

    1) Par histoire des ides, je nentends pashistoire des doctrines (ou histoire intellectuelle).Celle-ci a ses vertus, sa dmarche et ses objets,mais elle ne saurait remplir la tche ici fixe. Lasuccession des doctrines philosophiques, poli-tiques, esthtiques, voire leur affrontement nepermettent pas de donner, par eux-mmes, cesrepres si ncessaires aux enseignants et auxlves. Lhistoire des ides se joue un toutautre niveau, celui de la gnalogie des repr-sentations du monde, des modles dintelligibi-lit, des grandes matrices du vcu humain:histoire de ltat, de lamour, du bonheur ou ducapitalisme; histoire de la folie, du risque, de lanature, de la guerre ou des femmes; histoire dubeau, de la vie prive, du sacr ou du manger,etc. La liste nest videmment pas exhaustive,mais ces exemples, que lon peut sans peine rap-porter dexcellents auteurs et de remarquablesouvrages, montrent quune telle dmarche esttrs loin de se cantonner aux seules doctrines.Au contraire, elle fait feu de tout bois et son paindes murs, des modes de vie, des systmes co-

    nomiques et sociaux, des visions du monde Elletranscende aussi les dcoupages disciplinaires,peut nourrir toutes les voies (gnrale, techno-logique, professionnelle), prfre la longue dureet la construction idal-typique au suivi scrupu-leux dune chronologie positive. Elle se nourrit,enfin, de lrudition sans sy arrter. Par quoilhistoire des ides se distingue manifestementde lhistoire comme discipline. Si, la fin desa scolarit, un lve pouvait avoir la chance depossder quelques ides simples, mme sim-plistes, sur ces grandes volutions de la culturehumaine, ne serait-il pas bien mieux arm pouraffronter le monde prsent et venir?

    2) Il ne sagirait pourtant pas de crer unenouvelle super-discipline, dexiger un horairesupplmentaire, un Capes et une agrgation deplus, et, par-dessus le march, une section duConseil national des universits. Rien de toutcela. la limite, la promotion de la culturegnrale comme histoire des ides pourrait sefaire sans rien changer aux programmes actuels. Safonction nest pas de tout bouleverser, mais derenforcer, dtayer les savoirs scolaires. Lors-quon parle aujourdhui de la crise de lautorit,on pense plus souvent la discipline quaux dis-ciplines, aux comportements des lves quauxcontenus pdagogiques. Mais la crise de lauto-rit touche aussi, et peut-tre surtout, le rapportau savoir lui-mme: largument dautorit,comme on dit parfois, a succd, pour le meilleuret pour le pire, lautorit de largument, qui faitque tout, potentiellement, apparat discutable.Cest la raison pour laquelle enseigner demandeaujourdhui une matrise des savoirs dun niveaunettement suprieur celui du pass. Les ensei-gnants doivent dsormais possder, au-del deleur spcialit, les tenants et les aboutissantsdes matires quils enseignent. Leur mission neconsiste plus seulement faire matriser les

    Pierre-Henri TavoillotQuest-ce que la culture

    gnrale?

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    encore en vente et qui sont au-dessus de nosmoyens, nous en avons trs souvent des quiva-lents dans nos collections. Il faut laisser lesautres acheter les uvres dont ils nont, eux,aucun quivalent. Prenons lexemple du tableaude Poussin dont on parle maintenant et que loninvoque pour justifier lide quil faut vendrecertaines uvres de nos collections, sans quoinous serions privs dun chef-duvre. Si lonestime que cest un tableau essentiel pour noscollections, il faut que ltat sinvestisse un peuplus et que lon trouve par ailleurs de largentgrce au systme des donations avec dductionfiscale. Je ne suis pas en mesure de dire si cePoussin est vraiment essentiel. Je crois quil esttrs important pour Lyon. Mais on peut direquil y a au Louvre plus de quarante toiles dePoussin et que le Louvre pourrait donc en mettreun ou mme quelques-uns en dpt Lyon. Cequi ne manque pas dtre trange, cest que lonjoue en permanence sur un double registre. Dunct, on nous dit que la sortie du territoire duntableau qui ne fait que virtuellement partie dupatrimoine public causera un dommage irrpa-rable. Et, de lautre, on nous recommande denous sparer des uvres qui font dj effecti-vement partie de ce patrimoine. Il faudrait sedcider.

    Le Dbat. Revenons sur le principe de lina-linabilit des uvres du patrimoine public,dont le rapport de MM. Jouyet et Lvy et, sa suite, un rcent ditorial du Monde prconi-sent explicitement la remise en question. Onnous explique quil sagit dune notion relativi-ser, en divisant les uvres en deux classes: lestrsors nationaux inalinables et les autres quelon peut tranquillement mettre sur le march 2.Quen pensez-vous?

    F. C. Je trouve une telle position aberranteet je suis effraye par le fait quil ne manque pas

    de personnalits importantes pour la prendre ausrieux. Sa mise en application serait une catas-trophe. Le muse, cest une continuit. En intro-duisant un pareil classement, on ne pourrait pasne pas se tromper parce que les gots changenttous les trente ans peu prs et que, donc, cequi semble aujourdhui une vulgaire marchan-dise peut devenir demain un trsor national. Ilny a pas si longtemps, on trouvait que La Tournavait aucun intrt. Mis part les questionsmorales, la question de lintgrit du patrimoineet dautres semblables, il sagit de lavenir. Nousne sommes pas un pays comme les tats-Unisqui ont form leurs muses partir de la fin duXIXe sicle. Nos collections publiques plongentdans un pass profond, elles rsultent dunelongue sdimentation et lon ne saurait les ampu-ter dune partie des uvres sous le prtexte fal-

    Les muses franais lheure dAbou Dhabi

    2. Le rapport recommande dautoriser les muses cder le droit dutilisation dans des conditions trs strictes.Plusieurs muses franais, explique-t-il, sont riches dunenotorit exceptionnelle, qui demeure aujourdhui encorelargement sous-valorise. limage du schma retenu pourle muse Guggenheim de Bilbao et le projet de grand musedart islamique dAbu Dhabi, les principaux muses natio-naux devraient tre encourags dvelopper une politique devalorisation internationale de leur marque, en proposantdans les pays les plus dynamiques en matire culturelle lacession du droit dutilisation de leur nom. Paralllement, lerapport prconise dautoriser les muses louer et vendrecertaines de leurs uvres. Les muses, dplorent les auteurs,ne sont actuellement pas propritaires de leurs uvres etnont pas la capacit davoir une gestion dynamique de leurscollections. La Commission considre quun autre systmedevrait tre envisag, dans un cadre garantissant dun ctlintrt national et la prservation des trsors nationaux et,de lautre, le renouvellement des uvres et la libert de ges-tion des tablissements: les uvres des tablissementsdevraient tre classes en deux catgories (les trsors natio-naux et les uvres libres dutilisation). Les uvres libresdutilisation devraient tre inscrites lactif des tablisse-ments et tre reconnues alinables. Elles ne pourraient treloues ou vendues quaprs accord dune commission ad hoc,comptente pour apprcier la pertinence de lopration et latechnique de valorisation. Les oprations de cessions duvresdevraient financer exclusivement des acquisitions (Lco-nomie de limmatriel, Paris, La Documentation franaise,2006, p. 123).

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    lacieux quelles paraissent aujourdhui moinsclatantes que dautres, sans toucher lidentitfranaise mme, cest--dire ce que nous vou-lons transmettre aux gnrations futures.

    K. P. Jirai plus loin dans ce sens. Etdabord, je tiens dire que linalinabilit desuvres du patrimoine public nest ni un dogmefantaisiste, ni une lubie des conservateurs, ni unevieillerie juridique. Elle est lie directement lalogique mme du muse, si bien que lon peutdire quun muse dont les collections seraientdevenues alinables aurait cess dtre un muse.Ce serait une suite de collections particulires desconservateurs successifs dont chacun se dbar-rasserait son tour de ce qui lui dplat dans lh-ritage du prdcesseur et le complterait selonson got, sil avait les moyens de le faire. Maisun muse nest pas une addition de collectionsparticulires, ce qui cre toute une srie de pro-blmes sur lesquels on ne peut sarrter ici. Lecaractre essentiel dun muse, cest quil estimmortel, comme ltat, cest que sa dure devie est bien plus longue que celle dune gnra-tion humaine. Cest ce qui se traduit prcismentdans le principe dinalinabilit, qui stipulequune gnration ne peut pas dfaire ce quontfait les gnrations prcdentes. Cest grce cela que le muse est muse, cest--dire cetteinstitution qui a pour but de prserver les col-lections pour un avenir indfiniment lointain.Ce qui frappe dans les dbats daujourdhui,cest une remise en question, le plus souvent

    inconsciente, semble-t-il, de lide mme dumuse avec tout ce quelle vhicule, cest--direlide des biens nationaux (mme sil leur arrivedtre juridiquement une proprit prive, commeles collections du Metropolitan qui nen sont pasmoins, en fait, proprit du peuple des tats-Unis et dabord des habitants de New York) etlide de la transcendance du muse par rap-port chaque moment du temps, qui est lie celle de ltat moderne. Il y a l des volutionsmentales trs profondes que nous saisissons malpour le moment. Le muse est un baromtreextrmement sensible toutes les variations desconjonctures idologiques, intellectuelles, artis-tiques.

    F. C. Jajouterai cela une informationintressante: les seuls pays de ce ct de lAtlan-tique qui ont vendu des uvres des muses une grande chelle sont: lUnion sovitiquesous Lnine et le Troisime Reich de Hitler. Cesont les deux seuls cas o des dcisions de cetype ont t prises par un gouvernement. Lesbolcheviks ont vendu les chefs-duvre de lEr-mitage qui sont maintenant pour la plupart laNational Gallery de Washington, et les nazis ontvendu aux enchres, en Suisse, ce quils quali-fiaient dart dgnr, en permettant ainsi auxmuses amricains de se doter de remarquablescollections dexpressionnistes allemands. Inutilede dire que ctait contre lavis des conservateursde lpoque. Il faudrait rappeler cet exemple nos dcideurs politiques.

    Les muses franais lheure dAbou Dhabi

    N ddition: 151183Dpt lgal: mai 2007Commission paritaire: 0308 K 82878

    Le Directeur-grant: Pierre Nora.

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    SommaireL avenir du livre Entretien avec Benot YvertRedfinir la culture gnralePierre-Henri Tavoillot Qu est-ce que la culture gnrale?