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Pour vraiment comprendre « Le Hobbit », il faut penser à Tolkien, ou à un autre adulte, assis sur une chaise près d’un feu en train de raconter l’histoire à des enfants assis par terre en demi- cercle face à lui… Dans l’intervalle entre les deux histoires (Bilbo le Hobbit et Le Seigneur des Anneaux), les enfants sont partis se coucher et leurs places ont été prises par des adultes… 1 Paul H. Kocher Tolkien commença à écrire Bilbo le Hobbit au début des années 1930 sur des pages manuscrites et, au bas d’une feuille d’examen d’un de ses élèves, il griffonna ces mots: « Dans un trou dans la terre vivait un Hobbit. » Bilbo Baggins était né. Cette phrase allait devenir un incipit célèbre, et la race hobbitte, le diapason d’une oeuvre beaucoup plus imposante : Le Seigneur des Anneaux (The Lord of the Rings). Depuis, la critique considère Bilbo le Hobbit comme un livre destiné aux enfants et aux jeunes adultes. En réalité, lorsqu’il est placé sous l’angle du processus créatif de l’écrivain ou encore qu’il est situé parmi les autres récits des Terres du Milieu ( Middle Earth), sa complexité dépasse largement le caractère ludique ou enfantin du genre littéraire employé par Tolkien. Bilbo le hobbit Un livre d’enfant pour adultes par Daniel COULOMBE

Bilbo le hobbit - Revue Solaris · que le peuple hobbit joue au golf. De plus, le premier Hobbit connu est Bilbo, qui est décrit presque de façon ironique. D’ailleurs, dans Le

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  • Pour vraiment comprendre « Le Hobbit », il faut penser àTolkien, ou à un autre adulte, assis sur une chaise près d’un feu entrain de raconter l’histoire à des enfants assis par terre en demi-cercle face à lui… Dans l’intervalle entre les deux histoires (Bilbo leHobbit et Le Seigneur des Anneaux), les enfants sont partis secoucher et leurs places ont été prises par des adultes… 1

    Paul H. Kocher

    Tolkien commença à écrire Bilbo le Hobbit au début des années1930 sur des pages manuscrites et, au bas d’une feuille d’examend’un de ses élèves, il griffonna ces mots: « Dans un trou dans la terrevivait un Hobbit. » Bilbo Baggins était né. Cette phrase allaitdevenir un incipit célèbre, et la race hobbitte, le diapason d’uneœuvre beaucoup plus imposante : Le Seigneur des Anneaux (TheLord of the Rings). Depuis, la critique considère Bilbo le Hobbitcomme un livre destiné aux enfants et aux jeunes adultes. En réalité,lorsqu’il est placé sous l’angle du processus créatif de l’écrivain ouencore qu’il est situé parmi les autres récits des Terres du Milieu(Middle Earth), sa complexité dépasse largement le caractèreludique ou enfantin du genre littéraire employé par Tolkien.

    Bilbo le hobbit

    Un livre d’enfant pour adultes

    parDaniel COULOMBE

  • Le livreBilbo le Hobbit était un livre destiné aux enfants. C’est d’ailleurs

    Rayner Unwin, le fils de l’éditeur âgé de dix ans à l’époque, qui avaithérité de la tâche de faire le compte rendu de lecture.2 L’enfants’avéra enthousiaste, et c’est ce qui incita son père à le publier.

    Cependant, Rayner suggéra aussi que le livre n’avait pas besoind’images. Les éditeurs en décidèrent autrement et demandèrent àTolkien de leur montrer quelques dessins – ce qui allait renforcer legenre littéraire de Bilbo le Hobbit.

    Tolkien ne se considérait pas comme un grand illustrateur. Il étaitplutôt du genre griffonneur, dessinateur tatillon, comme le montrentplusieurs de ses esquisses et illustrations 3 produites sur des bouts dejournaux. Un de ses dessins pour Bilbo le Hobbit comportait mêmeune erreur,4 illustrant une scène de jour alors que le texte la dé-crivait de nuit ; un autre était tout simplement un calque (« Bilbowoke with the early sun in his eyes ») de la peinture « GoldenEagle », d’Archibald Thorburn. Cela ne sembla pas déranger pourautant l’éditeur Stanley Unwin.

    L’essentiel de l’histoire fut écrit durant l’année 1936,5 et, le 21septembre 1937, les éditions George Allen & Unwin publièrent lelivre sous le titre: The Hobbit, or There and Back Again. L’éditionoriginale comprenait huit dessins en noir de Tolkien (« The Trolls »,« The Mountain-path », « The Misty Mountains Looking West fromthe Eyrie Towards Goblin Gate », « Beorn’s Hall », « The Elvenking’sGate », « Lake Town », « The Front Gage », « The Hall at Bag-End(Residence of B. Baggins Esquire) »), ainsi que deux cartes : cellede Thror et celle des Terres Sauvages.

    C’est également un dessin brouillon de Tolkien (« The Hill :Hobbiton across the Water ») qui servit de page frontispice.6 Lorsde sa réimpression en décembre 1937, on ajouta trois autres illustrationsen couleurs de Tolkien (« Rivendell », « Bilbo comes to the Huts ofthe Raftelves », « Conversation with Smaug »), plus une versioncolorée de « The Hill : Hobbiton across the Water », avec de légèresmodifications, notamment on changea les fenêtres des maisons de laseconde version par des fenêtres rondes (ce changement s’avéra plustard important puisque la rondeur devint un élément architectoniquedistinctif chez les Hobbits).

    Après la sortie du livre, les critiques furent encourageantes, cer-taines même exaltantes. En décembre de la même année, on fit uneréimpression puis une édition américaine parut quelques mois plustard. The Hobbit était destiné à divertir les enfants et il reçut, en1938, le prix New York Herald Tribune, accordé au meilleur livre dugenre. Tolkien avait donc écrit le récit avec un style et une structure

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  • bien spécifiques, en utilisant et combinant, entre autres, certaines carac-téristiques des livres classiques de la littérature enfantine anglaise –pensons à The Wind in the Willows, de Kenneth Grahame, ou ThePrincess and the Goblin et The Princess and Curdie de GeorgesMacdonald.7

    La plus importante de ces caractéristiques est ce narrateur indiscretqui intervient, commente et s’adresse constamment aux lecteurs, à lapremière personne du singulier. Ainsi, cela permet d’exposer claire-ment aux jeunes lecteurs les changements importants dans l’histoire,de répéter les événements pour s’assurer que le lecteur comprennebien la suite, de relever et de préciser le parti des personnages, soitdu bien, soit du mal.

    On y retrouve aussi beaucoup d’onomatopées et d’effets sonoresde toutes sortes qui charment les oreilles. Les scènes sont souventtrès imagées (les ronds de fumée du magicien, les Nains qui seprésentent chez Bilbo vêtus de chapeaux et de vêtements auxcouleurs vives et différentes, etc.). Une autre caractéristique de cegenre de récit est l’assimilation des saisons au cycle de développementde l’histoire. Le printemps est associé à une exploration du mondeextérieur ; l’été, aux péripéties de l’aventure ; l’automne, au déses-poir ; l’hiver, à une sorte d’hibernation, à un plateau ; la réapparitiondu printemps, au retour à la paix, à la joie et à la maison.

    L’aspect juvénile des HobbitsDe nombreux illustrateurs du monde de Tolkien sont tombés

    dans un piège en représentant les Hobbits tels des enfants. Plusieursfacteurs expliquent cette méprise : les Hobbits sont imberbes – dumoins les Stoors et les Fallohides –, ont les joues roses, les cheveuxbouclés et présentent d’autres caractéristiques physiques et physio-logiques qui s’apparentent aux enfants – voire sociologique, puis-qu’il semble n’y avoir que des garçons qui se tiennent en groupe etque le peuple hobbit joue au golf. De plus, le premier Hobbit connuest Bilbo, qui est décrit presque de façon ironique. D’ailleurs, dansLe Seigneur des Anneaux, les Hobbits sont beaucoup plus sérieux,plus adultes, et leurs tracas ne sont pas limités à la nourriture et auxdivertissements comme dans Bilbo le Hobbit – les Hobbits Merryet Pippin sont certes les lointains représentants de cette conceptionpuérile.

    Dans Bilbo le Hobbit, Bilbo est typiquement un enfant quis’engage dans une phase importante de sa vie : l’adolescence. C’estun être tout à fait ordinaire,8 qui découvre en lui, après avoir étéentraîné contre son gré dans une aventure par le magicien Gandalf,les qualités nécessaires pour accomplir sa quête. Bien qu’il se serve

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  • de l’Unique (l’anneau magique) pour se sortir d’impasses et aiderses amis, c’est principalement le courage, la persévérance et le sensdes valeurs qui le mèneront à la réussite de sa quête. Lors de laBataille des Cinq Armées, le fait qu’il échange l’Arkenstone, pierreextrêmement précieuse pour les Nains de Durin, dans le but de rallierles peuples et combattre les Orques et les Wargs, constitue un signede grande maturité. Bilbo reconnaît, par cette action, que ses valeurssont relatives. Il appuie son jugement sur des principes universelsqu’il fait siens : le mieux-être de la société et du monde oriente sonaction au détriment de son égocentrisme.

    Par-dessus tout, c’est la « quête » du sentiment de liberté etd’autonomie, qui obsède les enfants dans leur quotidien, qui rap-proche le plus les Hobbits des enfants. On peut faire, à partir de cetteobservation, plusieurs remarques. Les Hobbits ont de nombreusescollations durant la journée. La nourriture prend même une importancedémesurée. Durant l’aventure, se nourrir devient une préoccupationconstante – quasi obsessionnelle – autant chez les Nains que chezles Hobbits. Les discours prononcés en soirée portent sur les vivresplutôt que sur la quête ; les haltes et les victuailles des hôtes sontperçues comme des instants essentiels à la survie morale et physiquede la compagnie.

    Les Hobbits possèdent également de nombreux aspects associésaux enfants. Ils ne sont guère préoccupés par les soucis du monde,aiment rire et s’amuser, affectionnent les fêtes, les gâteaux et lescadeaux. De même, à d’autres endroits, les lecteurs ont l’impressionque les Hobbits sont de grands enfants. Les Hobbits ne sont pasplus hauts qu’un mètre, et l’âge où ils parviennent à maturité estfixé à 33 ans ! Cela constitue en soi un refus d’accéder à l’âge adulte– et d’une certaine manière, de refuser des responsabilités. Vouloirdemeurer un enfant, c’est en quelque sorte nourrir l’espoir d’habiterpour toujours le monde du rêve et des fées. C’est d’ailleurs une thé-matique que l’on retrouve dans une foule d’histoires du genre, dontPeter Pan 9 ou encore Ann of Green Gables. Tolkien, dans son jeuneâge, avait assisté à une représentation de Peter Pan et, probablement,en avait conservé l’essentiel du message.

    Les Hobbits se promènent pieds nus, comme le souhaitent lesenfants, portent des vêtements aux couleurs vives, sans nécessairementtenir compte de l’harmonie des couleurs, comme les enfants. Le typed’habitation des Hobbits est le smial (un trou creusé dans la terre).Cette forme d’habitation est un autre élément qui permet aux enfantsde s’identifier au Petit-peuple. Nous savons jusqu’à quel point lesgamins sont enclins à se créer des maisons avec des couvertures, dansles garde-robes, sous les lits, avec des boîtes et des chaises : des

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  • petits trous bien à eux, bien réels dans leur imaginaire. Les smialhobbits sont de véritables cachettes qui inspirent la magie, favorisentl’effervescence de l’imaginaire. Les smial sont facilement associablesaux terriers de lapins, au chapeau du magicien ou à Alice aux paysdes merveilles.

    Malgré tout, il serait inexact de réduire Bilbo le Hobbit à unlivre pour enfants. Dans ce type d’analyse, on gagnerait à connaître cequi n’est pas mentionné, c’est-à-dire les aspects délaissés d’uneœuvre. Doté d’un vocabulaire riche à plusieurs endroits, d’un récitplutôt long, d’épisodes et de situations morales complexes et destinéesà de jeunes adultes, Bilbo le Hobbit se place à un niveau plus élevé.À preuve, au Québec, à l’intérieur des projets de lecture, il s’agitd’un livre proposé à des élèves du 1er cycle du secondaire. Mieuxencore, ses liens avec Le Silmarillion et Le Seigneur des Anneauxpermettront aux lecteurs de lire ce livre sous un nouvel angle quecelui de la littérature enfantine et de lui accorder la place qui luirevient dans le monde des Terres du Milieu.

    L’inspiration de Tolkien pour les HobbitsLes Hobbits sont adorables et fascinent les enfants. Plusieurs

    travaux soutiennent que le Hobbit Bilbo constitue en soi l’originalitédu premier livre des Terres du Milieu publié par Tolkien. Pourtant,au sujet de l’origine de l’espèce hobbitte, les points de vue divergentconsidérablement. C’est grâce à l’étymologie du mot que l’on découvrel’origine et l’inspiration de Tolkien pour créer les Hobbits.

    Dans l’Appendice F du Seigneur des Anneaux, les lecteursdécouvrent que les Hobbits s’étaient donné ce nom eux-mêmes. LesHobbits parlaient le hobbitish, un dialecte du westron (équivalentdu vieil anglais), et une langue très apparentée à celle des Rohirrim– Hommes qui n’habitaient pas le Rohan et qui étaient descendantsdes Eotheod (les Hommes du nord lorsque les Hobbits vivaientdans la vallée de l’Anduin, vers l’an 1000 du Troisième Âge).

    Toujours selon cet appendice, le mot « hobbit » serait l’anglici-sation de « kuduk », nom que s’attribuaient eux-mêmes les Hobbitsde Bree et de la Comté. Il semble que ce soient les Fallohides et lesStoors qui l’attribuèrent aux Harfoots, l’espèce hobbitte qui conservale plus longtemps la coutume de vivre dans les smial. Kuduk corres-pondait davantage à la signification de hole-dweller (habitants destrous).

    Dans les Terres du Milieu, les autres peuples désignaient lesHobbits par des sobriquets du genre « semi-homme » ou « petit-peuple », en raison de leur taille qui était à peu près la moitié decelle des Hommes. Le mot en langue commune (westron), employé

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  • pour désigner les Hobbits, était « banakil » et signifiait halfling.Tolkien confirme sa propre étymologie dans une lettre datée du 11septembre 1970 et adressée à R. W. Burchfield. Il donne alors unedéfinition du mot « hobbit » en vue de son insertion prochaine dansl’Oxford English Dictionary : « Un être parmi un peuple imaginaire,une petite variété de la race humaine, qui se sont donné ce nomeux-mêmes (signifiant « habitants des trous »), mais qui étaientappelés par les autres peuples halflings (semi-hommes), puisqu’ilsavaient la moitié de la taille des hommes normaux ».10

    Toutefois, en dehors de l’ex-plication de l’œuvre elle-même,Tolkien affirme (ou feint ?) nepas se souvenir comment lui estvenue cette appellation. Au plus,il soutient que l’idée et l’inspi-ration proviennent peut-être d’unpersonnage de Sinclair Lewis,Babbit : un petit être bourgeois ettypiquement anglo-saxon. D’ail-leurs, Tolkien s’est toujours con-sidéré comme un pur Hobbit etajoute que le Petit-peuple doit sonorigine à un simple parallèleétabli avec lui : il aime les jardins, il fume la pipe, il aime la bonnenourriture, adore les champignons, etc.

    Si nous découvrons un certain vide chez Tolkien quant à l’originedes Hobbits, il n’en est pas de même chez les critiques, qui ont émisplusieurs hypothèses. On a d’abord écrit que Tolkien avait copié surun autre auteur pour créer les Hobbits. Cette hypothèse, peu convain-cante, sinon fortuite, est rejetée par l’ensemble des critiques. Elle aété formulée par Julian Huxle, dans une lettre publiée dans TheObserver du 16 janvier 1938. Dans cette lettre, Huxle affirme queTolkien aurait puisé l’origine de la race hobbitte en Afrique sur des« petits hommes poilus ». Tolkien aurait lu un conte de fées, versl’année 1904, qui avait pour titre « Le Hobbit ». La réponse deTolkien fut immédiate: il se rappelle bien avoir lu des contes de fées àla fin des années 1900 ainsi que plusieurs livres d’exploration del’Afrique (pays où il est né), mais n’a pas en mémoire ces remarquesprononcées par Huxle, qui ne sont guère sérieuses selon lui et qu’iljuge même offensantes.

    L’hypothèse la plus sérieuse et admise par plusieurs critiquesdemeure celle qui a été avancée par Edmund Wilson. Celui-ci propose,à partir d’étonnantes similitudes entre les lapins (rabbit) et Bilbo,

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    l’explication suivante: le suffixe bit de Hobbit serait une des compo-santes de rabbit, et le préfixe hob proviendrait du célèbre personnageanglais Robin Goodfellow (un hobgoblin, la version anglaise despetits hommes de la tradition celtique).

    Les Hobbits correspondraient à de petits lapins magiques. Pourconfirmer davantage cette hypothèse, Wilson fait ressortir les nom-breuses allusions dans Bilbo le Hobbit où le Hobbit est comparé àun lapin. Cette comparaison a semblé si évidente que la traductionfrançaise11 a produit à son compte deux autres allusions. Sur la cartedes Terres Sauvages, on traduit « Hobbiton » par « Les Lapins » ;dans une des phrases de Beorn, on ajoute littéralement « JeannotLapin » (Bilbo).12

    Tolkien a déclaré, à propos de ces comparaisons entre le lapin etle Hobbit, qu’elles n’ont pas plus d’importance au niveau étymo-logique que le passage où Thorin traite Bilbo de « descendant derat ». Il rappelle, dans une lettre datée de 1938 : « Je me représenteune silhouette assez humaine, non pas un lapin de conte de fées telque mes commentateurs britanniques semblent imaginer. Plutôt grasdu ventre, plutôt court de jambes. Un visage rond, jovial : des oreillespointues et « elfiques » ; des cheveux courts et frisés, bruns. Lespieds couverts de fourrure brune à partir des chevilles […]. Leurgrandeur réelle… disons à peu près trois pieds ou trois pieds sixpouces ! »13 N’empêche que les similitudes entre le lapin et le Hobbitsont trop importantes pour être le fruit d’un curieux hasard. En sereportant aux remarques pertinentes de Wilson, les parallèlesphysique et symbolique entre lapin et Hobbit sont incontestables.Comme les lapins, les Hobbits ont les pieds longs et velus, les senstrès développés : l’œil vif, la vue perçante, l’oreille fine, pointue etquelque peu élancée. Ils peuvent tous deux disparaître sans bruit etrapidement. Les Hobbits ont un nez sensible à toutes les odeurs sus-pectes. Tout comme les lapins, ils habitent des terriers et aiment bienmanger toute la journée.

    Finalement, il faut voir aussi, dans cette correspondancelapin/Hobbit, le petit être que les enfants adorent, avec son airattachant, câlin. Les Hobbits sont un petit peuple aimable, gentil,drôle et les enfants peuvent facilement s’identifier à eux. Bien queTolkien portât peu d’intérêt à l’aspect symbolique des peuples desTerres du Milieu, il est tout de même intéressant de constater que lelapin est considéré comme un petit être silencieux et invisible, ouencore comme un cambrioleur d’objets précieux. Dans le rêve,lorsqu’il apparaît, « il indique une sorte de petit printemps. Quelquechose de très vivant, pas forcément précieux, a été fécondé chez lerêveur ». N’est-ce pas là le célèbre Bilbo de Tolkien ?

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    Niggle et le foisonnement du Silmarillion

    Au départ, Bilbo le Hobbit ne faisait pas partie du monde desTerres du Milieu et, même après sa publication, Tolkien n’avait nulle-ment l’intention de l’intégrer aux Légendes Perdues,14 ce qui allaitdevenir le futur Silmarillion. Il avait écrit ce livre non comme unécrivain qui cherche ce que sera la suite des événements, mais commecelui qui puise dans une histoire déjà élaborée. C’est pourquoi plu-sieurs personnages et lieux des Terres du Milieu se sont glissés dansle récit de Bilbo le Hobbit et ont par la suite causé des problèmes àl’auteur.

    Se pose ici la problématique touchant le processus créatif deTolkien pour le monde des Terres du Milieu – procédé nécessitantquelques explications. Il faut remonter au début du siècle et découvrirun Tolkien fasciné, passionné par l’étude des langues et indirectementdes mythologies, sagas et textes anglo-saxons. Dès 1917, Tolkienécrit le livre des Légendes perdues – des récits ayant trait à la cosmo-gonie, des récits mythiques et autres sur le monde qui allait devenirles Terres du Milieu. Peu à peu, la géographie de ce monde se précise,tout comme certains personnages et événements.

    Vers 1936, il écrit Bilbo le Hobbit avec une intention précise :créer une histoire amusante destinée aux enfants. Rien de plus.Malgré quelques références superficielles aux Légendes Perdues,Bilbo le Hobbit est une œuvre indépendante dans son but commedans sa forme.

    Après un certain succès littéraire, l’éditeur invita alors Tolkien àécrire une autre aventure de Hobbits. Tolkien se remit à la tâche, etplusieurs tentatives furent mises de l’avant avant qu’il ne se résigneà une histoire plus sérieuse que la première.15 Mais comme Tolkienl’écrivit plus tard dans une lettre adressée à son éditeur StanleyUnwin,16 il était fort embarrassé par la situation : « que peuvent faired’autre les Hobbits ? Ils peuvent être comiques, mais c’est unecomédie de banlieue si elle ne se confronte à quelque chose demoins élémentaire. Mais pour moi les meilleures histoires d’orqueset de dragons se passaient bien avant leur époque. » Tolkien faisaitréférence aux Légendes Perdues.

    Puis, l’illumination se produit ! Tolkien associe le Grand Anneautrouvé par Bilbo à celui créé par Sauron, Maïa de Morgoth. Tolkienvient de découvrir le sens et l’aboutissement de toute sa mythologie.Il a alors atteint la cinquantaine. Le tableau qui se présente devantlui est gigantesque, et comme l’écrivit Humphrey Carpenter dans sabiographie sur Tolkien : « C’était à la fois donner à Tolkien un regainde vie et lui couper le souffle. »17

  • Tolkien écrit alors le récit « Feuille de Niggle », une histoireautobiographique et allégorique sur le monde qu’il a créé. Plus tard,il avouera que le fait qu’il ait rédigé « Feuille de Niggle » lui avaitpermis de faire le point sur sa vie et son œuvre, en plus de l’aider àterminer Le Seigneur des Anneaux.

    Niggle est un peintre qui veut à tout prix, avant de partir pour unlong voyage (symbolique de la mort terrestre pour une vie éternelle),achever son tableau (Le Silmarillion et Le Seigneur des Anneaux) :

    son œuvre véritable, une immensetoile sur laquelle est peint unpaysage.

    « Niggle avait commencé parune feuille prise dans le vent, maiselle devint un arbre; et l’arbre crût,poussant d’innombrables brancheset lançant les plus extraordinairesracines. D’étranges oiseaux vin-rent s’installer sur les ramilles, etil fallut s’en occuper. Puis toutautour de l’Arbre et derrière, àtravers les trouées des feuilles etdes branches, commença à se dé-velopper un paysage. »18

    Le récit de Niggle s’articuleautour des angoisses de Tolkienface à l’inachèvement de sa my-thologie et au tiraillement intérieurd’un homme prisonnier de sondésir créatif, qu’il doit délaisser au

    profit d’embarras quotidiens : les corrections des épreuves scolaireset certains projets philologiques en sont deux exemples. Tolkien, toutcomme Niggle, réalisait que maintenant le tableau devenait immenseet qu’un jour ou l’autre, il devrait quitter ce monde. Sa mythologiequi avait pris beaucoup d’ampleur resterait possiblement inachevée!Et de fait, Tolkien mourut en 1973, alors qu’il travaillait à la rédactiondu Silmarillion – livre publié comme œuvre posthume par son filsChristopher.

    Il n’y avait pas que le temps et l’ampleur de la tâche qui inquié-taient Tolkien. Une foule de choses lui déplaisaient dans Bilbo leHobbit. Il avait écrit cette histoire en respectant le style de la litté-rature enfantine. Il regrettait surtout cette façon de s’adresser auxenfants – le narrateur indiscret – et les quelques allusions au sujet descontes de fées, dont celle de mettre tous les êtres de ce monde dans

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  • le même panier : farfadets, lutins, gnomes, hobbits, etc. Tolkiendonna des conférences sur ce sujet et publia, dans les années 1940,un essai intitulé « On Fairy-Tales », un plaidoyer à la défense de cegenre littéraire. Il s’agissait en quelque sorte du rachat de ses péchés.

    La version corrigée de Bilbo le HobbitUne fois Bilbo le Hobbit terminé, de même que la nouvelle

    « Feuille de Niggle », Tolkien comprit le sens qu’il donnerait à samythologie. Incidemment, le roman devait obligatoirement subirquelques changements, voire corrections, que nous désignons par leterme palinodies.19

    Entre les trois éditions de Bilbo le Hobbit, il existe d’importantesmodifications, altérations, variations concernant principalement lechapitre V, « Riddles in the Dark ». Ces palinodies – recensées dansle livre de Douglas Anderson20 – ont été nécessaires d’abord pourrendre crédible la transformation de Gollum, simple créature mauvaiseparmi d’autres qui sèment la terreur, en cet être damné, dépravé,dominé par le Mal (l’Anneau), qui serait capable de n’importe quelcrime. Dans l’édition de 1937, Gollum offrait, sans y être forcé,l’Anneau (l’Unique) à Bilbo s’il remportait l’épreuve des énigmes.Dans l’édition révisée de 1951, Gollum, soumis au pouvoir del’Unique, est incapable d’offrir ce précieux anneau que rechercheSauron. Gollum ne peut non plus risquer de le perdre, car il est ditdans Le Seigneur des Anneaux que la découverte accidentelle del’anneau par Bilbo relevait de la propre volonté de l’Unique et nonde l’inadvertance de Gollum.

    En effet, l’anneau de la première version se compare à unsimple anneau magique, à celui des Nibelugen, alors que par lasuite, il devient l’Unique de Sauron, anneau malveillant et source dumal dans les Terres du Milieu. Dans l’édition originale, Bilbo insèrel’anneau à son doigt lorsqu’il aperçoit les Gobelins à la sortie desMonts Brumeux. Devenu invisible, il réussit à passer la garde. Dansl’édition subséquente, Bilbo porte déjà l’Unique lorsqu’il rencontreles Gobelins, mais celui-ci se glisse de son doigt et rend visibleBilbo – incident qui aurait pu lui être fatal. En réalité, l’Unique luia joué un vilain tour, comme il l’avait fait auparavant à Isildur – cedernier fut moins chanceux et y trouva la mort. L’Unique n’a qu’unmaître : Sauron, le Seigneur Ténébreux.

    Les conséquences de la transformation de l’Unique vont êtredirectement liées au développement psychologique de Gollum,devenu presque un Golem.21 Tolkien va modifier le caractère de cetêtre par une variété de techniques narratives (marmonnements,

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  • crissements, sifflements) afin de donner davantage l’impressiond’une créature mauvaise, possédée.

    À côté de ces cas existent les palinodies d’ordre textuel. Il s’agitd’une modification du texte antérieur : remplacer, ajouter ou enleverun mot, une phrase, un paragraphe, etc., sans changer le sens d’unenotion ou d’un élément important de la fiction. Nous en retrouvonsun bon nombre. Par exemple, au Chapitre II, Tolkien remplace le mot« tomate » par celui de « cornichon ». La raison est simple : lesHobbits sont de véritables petits british et l’on sait que la tomateorigine de l’Amérique, de même que son étymologie, ce qui expliqueque Tolkien ait préféré le cornichon. Souvent, la palinodie textuellesert à préciser davantage les allusions concernant le reste du mondedes Terres du Milieu. Plusieurs noms de famille, de lieu ainsi quedes dates ont été précisés par la suite. Les Elfes que Bilbo rencontredans Bilbo le Hobbit ne sont plus hostiles et arrogants, comparablesaux génies des bois, mais des Moriquendi, descendants des Avari ; lecristal dans Bilbo le Hobbit devient le précieux mythril ; les Nainsaux capuchons gaiement colorés et sortant tout droit du conte deBlanche Neige sont désormais de la lignée de Durin. Ce ne sont làque quelques exemples. Tolkien éliminera aussi toutes les allusionsstupides qu’il avait faites sur le monde des fées.

    Ce procédé fondamental utilisé par Tolkien redonnait unecohérence au récit. Toutefois, Tolkien était toujours aux prises avecd’autres ennuis majeurs. Comment expliquer aux lecteurs du Seigneurdes Anneaux le caractère inadéquat de plusieurs personnages etraces présentes dans Bilbo le Hobbit ? Comment expliquer queGandalf, expert en pétards dans le premier livre, est Mithrandir dansLe Seigneur des anneaux, un Maïa incarné venu des Îles Éternelles?Que le Nécromancien est le terrible Sauron, servant du puissantValar Morgorth ? Réponse : en se retirant la paternité des récits. Eneffet, dans l’histoire, selon le monde des Terres du Milieu, Tolkienn’est qu’un professeur de philologie qui a traduit des copies d’anciensrécits portant sur ce monde. Dans les appendices du Seigneur desanneaux, des explications sont données sur la formation des écritsque Tolkien a traduit et l’histoire de la transmission de ces textes.Grosso modo, Tolkien a traduit une copie tardive du « Livre desThains », écrit en westron (langue commune qui ressemble au vieilanglais, nous l’avons déjà mentionné). Ce document contenait cinqlivres : le récit du voyage de Bilbo Baggins (Bilbo le Hobbit), la Findu Troisième Âge et la Chute de Sauron (Le Seigneur des Anneaux),et trois traductions elfiques (Le Silmarillion).

    Bilbo aurait donc écrit son livre dans le but de divertir sesneveux et les autres les enfants de la Comté! C’est ce qui expliquerait

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  • l’essentiel des incohérences et descriptions « douteuses » sur certainspeuples des Terres du Milieu. Bilbo a modifié volontairement – ce quiest très important – les événements entourant la découverte del’Anneau. Il a ajouté, de son plein gré, de sa propre main, les poèmesridicules chantés par les elfes. Il en va de même dans le prologue duSeigneur des Anneaux, « À propos de la découverte de l’Anneau ».Tolkien laisse supposer à Gandalf que Bilbo n’a pas tout raconté àpropos de la découverte de l’Unique. Il y a un cas similaire dans lerécit posthume « L’Expédition d’Erebor », publié par ChristopherTolkien dans Les Contes et Lé-gendes Inachevés. Rédigé parTolkien père après la publicationde la trilogie, Gandalf s’y entre-tient « sérieusement » avec Frodoet Gimli à Minas Tirith. Le textequi aurait pu figurer comme ap-pendice du Seigneur des An-neaux rétablit les faits et donnele véritable motif qui a incitéGandalf à choisir Bilbo pourcette aventure. Ainsi, Bilbo faitpartie de l’expédition non parceque Gandalf croit que le chiffre 13est malchanceux (comme il estdit dans le premier livre), maisparce qu’il connaît le peuplehobbit et qu’il présuppose l’im-portance du rôle de Bilbo danscette aventure. Ne l’oublions pas,les gestes et les décisions deGandalf doivent refléter ce qu’ilest véritablement : un Maïa incarné (une sorte d’ange), envoyé parIlluvateur (le Créateur du monde). On apprend aussi dans « L’Ex-pédition d’Erebor » que Gandalf avait prévu que Bilbo découvriraitl’Unique – tout comme il avait pressenti que Frodo serait le porteurdu grand Anneau.

    Ces réécritures témoignent d’une facette incontestable du génielittéraire de Tolkien. Et il l’écrivit plus tard, ces corrections ou pali-nodies démontrent jusqu’à quel point Bilbo le Hobbit avait « com-mencé comme une histoire drôle chez des Nains de contes de féesconventionnels et inconséquents comme chez Grimm, et s’est vuattirer aux frontières de cette mythologie… ».22 La constructiond’un monde aussi complexe et raffiné, où plus de soixante-dix ans

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  • s’écoulent entre le début et la fin de la mythologie, doit passer par unprocessus de création qui n’échappe pas à l’erreur, à la maladresseou, dans ce cas-ci, à l’inusité !

    Le Seigneur des Anneaux: suite et modèle de Bilbo le Hobbit

    La rédaction de Bilbo le Hobbit eut aussi des conséquences surla suite de l’histoire, car il existe de nombreuses similitudes etplusieurs parallèles entre ce livre et Le Seigneur des Anneaux.Une lecture minutieuse des récits nous permet de constater que lagrande œuvre de Tolkien est, d’une certaine manière, une copiecomplexe de la structure événementielle de Bilbo le Hobbit. (Etvice-versa, Le Seigneur des Anneaux a aussi influencé Bilbo leHobbit, car les allusions et les liens établis dès le départ (TomBombadil, la légende d’Eowen, etc.) avec Le Silmarillion ont fait ensorte que Bilbo le Hobbit a dû être modifié pour cadrer avec l’en-semble général.)

    Tolkien s’est servi de l’histoire de Bilbo le Hobbit commemodèle pour la chronologie des événements du Seigneur desAnneaux et comme matériel pour construire une partie du mondegéographique des Terres du Milieu. La première version de la trilogiese voulait une autre aventure de Hobbits, et la structure du premierlivre est demeurée, même après remaniements et corrections del’auteur.

    Les manuscrits du Seigneur des Anneaux, publiés après lamort de Tolkien, nous montrent un début d’histoire confus. Aragornest un Hobbit ; Bilbo doit quitter le Comté parce qu’il ne lui reste plusun sou de son trésor ; les Hobbits ont de drôles de prénoms (Bingo,Mongo). Ces manuscrits ne font que confirmer que les premierschapitres du Seigneur des Anneaux sont les copies de la structurede Bilbo le Hobbit – c’est d’ailleurs un problème pour plusieurslecteurs, qui trouvent décevante la lecture des aventures de Bilbo, laqualifiant d’enfantine. Les premiers chapitres de la suite n’échappentpas à ce genre de critique, d’ailleurs. Il faut atteindre les chapitresconcernant l’arrivée de Frodo à Rivendell pour sentir les ficelles duSilmarillion.

    Ce qui étonne, à prime abord, c’est la chronologie similaire etla concordance du temps. Les deux histoires débutent à Bag End : lapremière au printemps de l’an 2941 T. A., le 27 avril, et la secondeà l’automne 3018 T. A., le 23 septembre. Frodo et Bilbo doiventquitter le Comté à la demande de Gandalf, de façon précipitée.L’aventure de Bilbo se déploie sur presque treize mois ; celle deFrodo, sur près de quatorze mois.

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  • Chacune des histoires commence par une fête. Dans Bilbo leHobbit, c’est par « Une réception inattendue »; dans Le Seigneur desAnneaux, il s’agit d’« Une réception depuis longtemps attendue ».

    Dans les aventures de Bilbo, le lecteur rencontre successivementune série de personnages et de peuples des Terres du Milieu: Gandalf,Nains, Elfes, Trolls, Gollum, Beorn, etc. Tolkien réutilise ce procédéau début du Seigneur des Anneaux. On voit défiler, tour à tour,Chevalier noir, Bombadil, Aragorn, etc.

    Bilbo et Frodo voyagent par la Route de l’Est et se rendent àRivendell. La demeure elfique est une aire de repos importante.Bilbo s’y repose une vingtaine de jours (du 2-3 juin au 23-24 juin,en dépit du fait que l’on mentionne une quinzaine de jours dansBilbo le Hobbit), et Frodo durant 66 jours (du 20 octobre au 26décembre). Elrond les aide dans leur mission, juste avant le départpour l’étape la plus difficile de leur aventure : Bilbo dans sa quêted’un trésor gardé par un dragon ; Frodo dans la destruction del’Unique dans l’Orodruin, en Mordor.

    Après s’être approvisionnés, Bilbo et Frodo quittent Rivendell ettraversent les Monts Brumeux en utilisant des grottes souterraines.Ils sont attaqués par des Orques. C’est aussi après qu’ils ont aban-donné les montagnes que Bilbo (Monts Brumeux) et Frodo (la Moria)sont le plus longtemps privés des services de Gandalf. Dans les deuxcas, aussi, le Magicien ne les revoit que vers la fin de l’aventure.

    Les deux héros terminent leur quête dans le creux d’une montagneoù sont situés à la fois le centre de la puissance du mal (la ported’accès la plus difficile pour le héros) et sa partie la plus vulnérable,puisque le mal sera vaincu. Bilbo est à l’intérieur de la MontagneSolitaire, où demeure le terrible dragon Smaug. Quant à Frodo et Sam,ils sont dans l’Orodruin, juste à côté de la forteresse de Morgoth.

    Les deux histoires s’achèvent par une grande bataille impliquantpresque tous les personnages et peuples de l’histoire. Dans Bilbo leHobbit, c’est la Bataille des Cinq Armées, dans Le Seigneur desAnneaux, c’est la Bataille devant les portes de Morannon. Dans lesdeux récits, l’intervention des aigles vers la toute fin des batailless’avère capitale dans la victoire du Bien.

    Le retour des héros à Bag End se fait également par la Route del’Est et se termine avec une malheureuse aventure : la maison et tousles biens de Bilbo sont vendus aux enchères par la vieille Lobélia,tandis que Frodo et ses compagnons vont découvrir le Comtépresque détruit, désormais sous l’emprise du maléfique Saruman.

    Enfin, en plus de toutes ces ressemblances, Tolkien fait concorderla plupart des temps forts des deux récits avec ceux d’une année,c’est-à-dire aux équinoxes et aux solstices.

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  • Voyages de Bilbo BagginsRivendell : 6 au 23 juin (solstice)Fin de la quête : 21 juin (solstice)Retour Bag End : 22 juin (solstice)Départ à 111 ans : 22 sept. (équinoxe)Départ Havres Gris : 21 sept. (équinoxe)

    Voyages de Frodo BagginsDépart Bag End : 25 sept. (équinoxe)Rivendell : 20 oct./26 déc. (solstice)Fin de la quête : 25 mars (équinoxe)Retour Lorien : 21 sept. (équinoxe)Départ Havres Gris : 21 sept (équinoxe)

    ConclusionPeu d’œuvres littéraires ont marqué l’univers fantastique à ce

    point. Aujourd’hui, il existe des centaines d’études sur Bilbo leHobbit, un livre traduit dans plus d’une trentaine de langues etvendu à des millions d’exemplaires. Il y a eu des dizaines d’adaptationsradiophoniques, cinématographiques, théâtrales. Plusieurs illustrateursprofessionnels ont reproduit le livre ou des scènes particulières. Pources nombreuses raisons, il serait malveillant de réduire l’aventurede Bilbo à une quelconque histoire de fées ou à un récit que l’auteur,insatisfait, a cherché à modifier par la suite.

    Bilbo le Hobbit a été le livre de chevet des hippies. Des auteurschevronnés tels Stephen King, Arthur C. Clarke et, au Québec, DanielSernine, lui rendent hommage dans leurs livres.23 Sachons apprécierplutôt Bilbo le Hobbit pour ce qu’il est : un livre pour enfants quieffleuraient une œuvre magnifique, celle-ci pour adultes, qu’on nese lassera jamais de lire et d’admirer. Donnons à ce livre toute l’im-portance et la place qui lui revient dans le processus créatif de Tolkien,celui de catalyseur dans l’élaboration des Terres du Milieu.

    Daniel COULOMBE

    Notes

    1- Paul Kocher, Les Clés de l’œuvre de J.R.R. Tolkien, Éditions Retz,1981, p. 34 et 48.

    2- C’est Rayner également qui fit le compte rendu de lecture du Seigneur desAnneaux, à ce moment-là, étudiant à Harvard.

    3- Concernant les illustrations de Tolkien, on peut se référer aux ouvragessuivants : Catalogue of an Exhibition of Drawings by Tolkien, at theAshmolean Museum, Oxford, 1976 ; Pictures by J.R.R. Tolkien,London, George Allen & Unwin, 1979 (réédition, 1992) ; The TolkienDiary 1992, Harper Collins, 1992 ; Life and Legend: An Exhibition to

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  • Commemorate the Centenary of the Birth of J. R. R. Tolkien (1892-1973), Bodleian Library, 1992. En plus de The Hobbit, Mr. Bliss,London, George Allen & Unwin, 1982 et The Father Christmas Letters,London, George Allen & Unwin, 1976, sont les autres livres de Tolkienprésentant ses dessins.

    4- D’ailleurs, en 1938, la première édition américaine substitua le dessincouleur « Bilbo comes to the Huts of the Raftelves » pour celui « Bilbo wokewith the Early Sun in his Eye » – l’aigle faisait un peu plus « américain ».

    5- Il est difficile de dater avec certitude la rédaction manuscrite de TheHobbit. Certains critiques font remonter une première version dactylo-graphiée quelque peu avant 1930 et une version plus élaborée vers 1931.Celle qui est donnée dans ce texte est la plus acceptée.

    6- Soulignons que lors de l’impression de The Hobbit, les éditeurs abandon-nèrent certaines idées de Tolkien, celle, entre autres, de l’écriture invisibledes runes lunaires. En effet, sur la carte de Thror, Tolkien désirait voir lesrunes seulement en tenant le papier à la lumière – un procédé semblable àcelui utilisé dans la fabrication de billets de banque.

    7- Voir l’article de Lois R. Kuznets, « Tolkien and the Rhetoric of Child-wood », Tolkien New Critical Perspectives, compilé par Neil D. Issacset Rose A. Zimbardo, The University Press of Kentucky, 1981, p. 150-163.

    8- Au sujet des caractéristiques et des ressemblances entre The Hobbit et leThe Lord of the Rings, plusieurs correspondent à un texte publié anté-rieurement par Paul H. Kocher, The Master of Middle-earth: The Fictionof J. R. R. Tolkien, Boston, Houghton Mifflin, 1972. [Traduit en françaisaux éditions Retz, 1981]

    9- Tolkien a d’ailleurs écrit, dans son essai « On Fairy Tales » : « Les enfantssont faits pour grandir et non pour devenir des Peter Pan. Non pour perdrel’innocence et l’émerveillement… »

    10- The Letters of J. R. R. Tolkien, p. 404-405.11- J. R. R. Tolkien, Bilbo le Hobbit, Paris, J’ai Lu, 1980.12- Idem, p. 164.13- The Letters of J. R. R. Tolkien, p. 35.14- Au fil des années, cette mythologie a pris de plus en plus d’importance

    dans l’esprit de Tolkien. Toutefois, à l’époque de Niggle, il n’avait ni l’in-tention de publier les Légendes Perdues (Lost Tales) ni de vraiment déciderde la forme finale du livre.

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    Daniel Coulombe habite Coaticook, où il en-seigne le français au niveau du secondaire. Deson passé de fanéditeur (Færie, La VieilleLobélia), il a gardé le goût d’écrire articles etessais sur le fantastique et la fantasy. Il signe lachronique « Pierre Tombale » dans Horrifique,mais participe aussi à Solaris, publiant notam-ment un article sur les tabous dans les contesquébécois dans notre numéro 134.

  • 15- Informations tirées du livre : H. Carpenter, J. R. R. Tolkien : une biogra-phie, Christian Bourgois Éditeur, 1980. Voir aussi les manuscrits publiéspar Christopher Tolkien, sous le titre History of Middle Earth : TheReturn of the Shadow : The History of the Lord of the Rings 1 ; TheTreason of Isengard: The History of the Lord of the Rings II et TheWar of the Ring (1992).

    16- The Letters of J. R. R. Tolkien, p. 25-26.17- H. Carpenter, J. R. R. Tolkien: une biographie, Christian Bourgois Éditeur,

    1980, p. 161.18- J. R. R. Tolkien, « Feuille de Niggle », dans Faërie, Christian Bourgois

    Éditeur, 1984, p. 106.19- Le terme palinodie, pour décrire ce type de modifications, m’a été suggéré

    par Daniel Sernine.20- Douglas A. Anderson, The Annotated Hobbit, London, Unwin & Hyman,

    1988, 337 pages.21- Un golem dans le sens de la tradition judéo-kabbaliste (un être sans liberté,

    enclin au mal, esclave de ses passions).22- The Letters of J. R. R. Tolkien, p. 26.23- Le Mordor est cité dans le livre d’Arthur C. Clarke, 2010 Odyssée deux,

    Paris, J’ai Lu, p. 93 ; Stephen King en profite souvent pour faire référenceà Tolkien dans ses livres ; Sernine rend hommage à Tolkien dans son livreLudovic, et plusieurs références au Seigneur des anneaux se trouvent dansun autre de ses romans, L’Arc-en-cercle, Héritage, 1995, 476 pages.

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  • Lois McMaster BujoldA Civil CampaignRiverdale, Baen, 1999, 534 p.

    Cette nouvelle aventure de MilesVorkosigan s’éloigne un peu plus ducadre accoutumé des exploits de Miles.L’auteure s’attache plutôt à dépeindreune fois de plus l’aristocratie militairede la planète Barrayar, classe socialeen proie à des transformations de plusen plus marquées. L’intrigue versesurtout dans le genre de la comédiesentimentale, mais les personnagesconservent toute leur richesse psy-chologique. Ainsi, cette suite directe deKomarr permet à Miles de retrouverEkaterin, l’objet de ses affections, à laveille du mariage de l’Empereur. C’estl’occasion pour lui de faire sa cour à laveuve pas si éplorée, cour qu’il vamener tambour battant… mais sans

    juger bon d’informer l’intéressée de sesintentions, pourtant fort honorables.

    Bujold tire de la situation tout sonpotentiel comique, en y greffant plusieursintrigues secondaires, mais l’ensembleillumine aussi les soubresauts dumachisme agonisant de la société deBarrayar. Roman de mœurs, romansentimental, A Civil Campaign est lerécit d’une collision d’intrigues diverseset l ’auteure les agence avec unehabileté que n’aurait pas désavouée unMolière. Si la narration est un peu lente,car Bujold a besoin de temps pour placertous ses pions, les péripéties qui enrésultent ne ratent pas leur cible. Le rireou l’émotion est au rendez-vous, tandisque les personnages acquièrent un peuplus de consistance psychologique envue d’un prochain épisode. Et tout estbien qui finit bien. [JLT]

    Stéphane Nicot, anthologisteHyperfutursNancy, Galaxies, 2000, 208 p.

    Le projet était méritoire, mais le ré-sultat ne répond pas exactement à nosattentes. Si l’on doit gratitude et recon-naissance à l’anthologiste, car cela faitdu bien de lire une anthologie de science-fiction francophone d’un aussi bon niveau,on peut juger qu’Hyperfuturs n’a aucunmal à surclasser une anthologie commeMusées, des mondes énigmatiques,également ouvert à la relève, dans lamesure où Hyperfuturs compte sur plusd’un auteur qui n’est pas exactementun néophyte. Pourtant la préface pré-cise bien : « Hyperfuturs vise – mêmesi quelques noms déjà appréciés deshappy few figurent au sommaire – à

  • donner leur chance aux débutants. »Or, l’anthologie offre un éventail assezlarge d’auteurs plus ou moins connus,plus ou moins expérimentés, plus oumoins jeunes. En moyenne, ils ontquarante ans, en fait. Le plus jeune estClaude Mamier, 27 ans, le plus âgé,Raymond Iss, 55 ans.

    De fait, Hyperfuturs ne suffit pas àétablir l’existence d’un renouveau – ou sil’on préfère, de l’avenir d’un renouveauavéré – de la SF française, soit du côtédes personnes, soit du côté des idées.Plusieurs textes exploitent des tons, desthèmes et des sous-genres déjà fami-liers. Ce qui ne veut pas dire que l’antho-logie manque d’auteurs prometteurs oude textes novateurs, mais les uns et lesautres côtoient des écrivains confirméset des récits d’une facture désormaisclassique.

    Le premier texte de l’anthologie est lanouvelle d’Emmanuel Levilain-Clément,« Adieux à Genêts ». Le hic, c’est quetout son attrait, toute sa force de frappeet presque toute sa puissance d’évo-cation tiennent dans la première phrase.Le reste du texte ne fait que développeret amplifier ce début, de manière plus oumoins attendue. L’auteur fait d’ailleursl’impasse sur la part d’altérité que pour-rait comporter un univers virtuel pourpersonnes décédées ; a priori, il secontente d’appliquer des aspects denotre monde familier à la situation qu’il aimaginés. Ainsi, lors du déménagement,l’extraction des meubles et autres biensdes grands-parents semble répondreplutôt à l’analogie trouvée par l’auteurqu’à une nécessité pratique du logiciel.Cet asservissement du contexte au texterattache la nouvelle aux univers mousde la SF française il fut un temps. Cen’est pas un compliment. Certes, la nou-velle souligne que même l’existencevirtuelle pourrait avoir ses momentsforts et ses moments tragiques. Cepen-dant, l’auteur s’acharne tellement ànous proposer une vision du futur pro-saïque – ce qui n’est pas dénuée d’au-

    dace en soi – que la vie après la mortdevient une sorte de retraite infinimentétirée, avec l’espoir d’une résurrectionen prime. La notion même de littéra-ture du changement en prend pour songrade et on se demande pourquoi cetexte a été écrit sur le mode science-fictif alors qu’il évacue à peu près toutealtérité essentielle.

    La seconde nouvelle, « Le DeuxièmePortique », de Raymond Iss, un écrivainaguerri, est un fort beau texte. La prosede l’auteur sait isoler les détails concretsqui parlent à l’imagination du lecteur.Elle procède parfois de manière allusiveou elliptique, mais sans abuser, ce quiconserve à ses allusions et ellipsestout leur impact. À mi-chemin entre larecréation du passé et le véritableretour dans le passé, la technique miseau point pour un milliardaire nostal-gique éveille de dangereux souvenirs,dont l’incomplétude même condamnerala quête du protagoniste… Il émanetoutefois un parfum suranné de cetexte. Le personnage principal est uninventeur génial – dont certainesinventions censément futuristes font

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    déjà l’objet de recherches – qui estdevenu l’homme le plus riche de laplanète. Or, de nos jours, le person-nage de l’inventeur à la fois génial,polyvalent et riche à milliards n’est pasaussi convaincant qu’il y a un siècle,lorsqu’Edison avait fourni la substancede ce stéréotype. Quant à la technologiedes Portiques, elle importe peu à l’his-toire et semble se réduire au fruit d’uncaprice sans conséquence.

    Si ces deux premiers textes sontplutôt tournés vers le passé, cela n’arien à voir avec la modernité des thèmesou l’âge des auteurs, puisqu’à 32 ansLevilain-Clément est un des plus jeunesde l’antho. Il s’agit peut-être d’un choixde l’anthologiste, puisque les textessuivants nous emmènent de plus enplus loin. La troisième nouvelle, de DenisKetels, un véritable débutant, s’intitule« D.R.E.E. ». Il s’agit d’un texte parfai-tement accompli dans son genre. Le récitcombine le nihilisme (de surface, à toutle moins) propre au cyberpunk d’il y a dixans et une description acérée des possi-bilités d’une technologie de réalité vir-tuelle que l’auteur sait rendre plausible.Rien à redire, c’est un sans faute, mêmesi c’est un texte réservé aux amateursd’une science-fiction plus cérébrale.

    Vient ensuite « Homo ludivaguens »de Claire et Robert Belmas, une autrenouvelle parfaitement réussie dans songenre, avec une petite touche d’horreurfinale fort efficace. Ce monde futuristedominé par l’attrait de grands jeux publics,qui sert d’outil de contrôle social, rappelleun certain nombre de textes d’avant1980. La surpopulation et la crise du lo-gement, dans une Europe du futur queles tendances actuelles condamneraientplutôt au dépeuplement et à l’étalementurbain, semblent également sorties dela SF du tournant des années 70. Enrevanche, cette quatrième nouvelle del’anthologie est la première à mettre enscène des personnages qui nous fontvibrer. Les personnages de Levilain-Clément étaient trop clairement arché-

    typaux, le héros d’Iss manquait de per-sonnalité et les protagonistes de Ketelsn’étaient guère plus que des points devue ambulants. L’inspectrice Melvynefamilière des petites misères de sonquartier, Greg le joueur impénitent ob-sédé par la finale qui approche, Sarasa compagne qui le quitte pour assurerun avenir à l’enfant qu’elle porte : voilàdes personnages qui nous touchent. Làoù plusieurs textes donnent la vedetteà des individus centrés sur leur indivi-dualité, peu enclins à s’intéresser auxautres, les Belmas osent mettre endoute l’aliénation et faire miroiter l’espoird’y échapper.

    L’aliénation est certes condamnéedans « Joker » de Thierry di Rollo, maisc’est par rapport à une normalité qui estsituée dans le monde du lecteur, oumême dans son imaginaire, et non dansle monde de la nouvelle où il ne sembleexister aucune possibilité de rapports vé-ritablement humains. Ce qui entre sansdoute dans les intentions de l’auteur.En fait, ce texte nous tend la perche lors-qu’un personnage s’exclame : « C’est dela mauvaise science-fiction (…) C’enest même consternant ».

    Pour « Joker », le diagnostic semblejuste, en raison de son excès d’opti-misme et de son manque d’originalité.Son ressort dramatique se réduit à uneénième version de celui du Ender’sGame d’Orson Scott Card, ressort quiétait déjà un peu fatigué à l’époque.Faire de la cible des immigrants illégauxau lieu d’extraterrestres ne renouvellepas exactement le genre. De plus, laconclusion est carrément gentillettedans la mesure où c’est une nouvellequi décolle à peine du présent : lesimmigrants illégaux, on les laisse déjàcrever dans des camions blindés, deswagons à bestiaux, des conteneurs denavires… ou on les renvoie dans leurpays, ce qui n’est pas toujours mieux.De ce point de vue, la science-fictionde di Rollo est peut-être bien la littératuredu présent, comme le revendiquent

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    d’aucuns, mais elle n’est guère plus.Serait-ce trop demander que la science-fiction aille un peu au-delà ? Évidem-ment, la part d’altérité de la nouvelletient au fait que le massacre est inten-tionnel dans l’univers qu’imagine di Rollo.Est-ce suffisant pour la démarquer dumonde que nous connaissons ? Oun’est-elle en fin de compte qu’une trèslaborieuse allégorie de celui-ci ? Entout cas, malgré sa chute aisémentéventée, ses personnages utilitaires,sa mécanique primaire, ses intentionsmoralisatrices, c’est une nouvelle quifait réagir et cela ne saurait être entiè-rement mauvais.

    La nouvelle « Polyphème » de PatriceLussian – un autre débutant – n’est pasaussi achevée que certaines autres, maiselle combine l’intensité des meilleursauteurs de l’anthologie et un rare sensdu réalisme. La pertinence du texte pournotre présent est indirecte et ne seréduit pas à une pénible allégorie. Celalui confère une force certaine, même sielle est dramatiquement un peu brouil-lonne. Ce qu’on peut surtout lui repro-cher, c’est d’hésiter entre plusieurstonalités, de l’emphase mélodramatique(« L’enfer ! L’enfer nous vomit dessus ! »)au froid réalisme de la conclusion.

    « Le Retour des Dieux », de ClaudeMamier, a la saveur classique de cer-tains textes de Ray Bradbury et GérardKlein. L’histoire oppose le visiteur venude la Terre moderne, héros esseulé etemblématique, aux indigènes martiensdotés de corps de glaise, contemplatifsreligieux. La nouvelle raconte, d’une part,l’odyssée de cet astronaute en routepour Mars qui choisit de continuer mêmesi son appareillage de recyclage à l’eaua fait défaut et, d’autre part, l’histoire deces habitants quasi-minéraux de Marsqui attendent le retour des Dieux ens’apprêtant à offrir de l’eau à ceux-ci. Dechaque bord, il faut se battre pour allerà la rencontre de l’autre, mais le pointculminant de ces deux cheminementsaveugles est la déception tragique etdérisoire.

    C’est donc un récit qui parle aux émo-tions, car les esprits positifs risquentd’avaler avec peine ces Martiensvégétant depuis des centaines de mil-lions d’années dans l’attente des Dieux.Difficile d’accepter aussi qu’on ait en-voyé un seul astronaute, même pourune mission de pur prestige, destinéeà « ramener la photo d’une trace debotte », car où serait le prestige defaire atterrir sur Mars un lunatique auterme d’un voyage de douze mois ? Deplus, la cause du manque d’eau ainsique la solution adoptée sont bien arbi-traires. L’astronaute tient six mois grâceà un strict rationnement et ne manquevraiment d’eau que depuis six jourslorsqu’il atteint Mars. Il faut supposerque l’astronaute n’aurait pas récupérépar condensation une partie de l’eauexhalée par lui, que les réserves au-raient été calculées au plus juste, qu’iln’y avait pas d’autre moyen de filtrerl’eau présente dans les déjections del’astronaute, etc. Enfin, lorsque lesMartiens attendent l’astronaute avecun bol plein d’eau, au pied de la calotteglaciaire du pôle Sud, c’est difficile dene pas songer qu’une pareille quantitéd’eau, exposée aux très basses pres-sions de l’atmosphère martienne, seserait évaporée (ou aurait gelé avantde se sublimer) en quelques instants.

    Vient ensuite « Bifurcation fatale » deThierry Lévy-Abégnoli : si on fait abs-traction de l’absurdité de ses prémisses,le résultat est prenant, voire passion-nant. Cette histoire de voyage inter-stellaire où les voyageurs se font clonerà répétition afin de survivre aux millé-naires souffre du même problème quela nouvelle de Mamier : on conçoit malqu’on ait envoyé un équipage aussiréduit. Ils sont huit, mais le voyagedure des millénaires. De plus, il y a unecontradiction implicite entre le niveaude la technologie au service des per-sonnages (qui dépendent d’intelligenceartificielle, maîtrisent le clonage et lananotechnologie, en plus de pouvoirtransférer les esprits d’un corps à

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    l’autre) et les contraintes sur lesquellesrepose l’histoire. Les faiblesses dutexte de Mamier étaient rachetées parla poésie qui s’en dégageait. Même siLévy-Abégnoli tente de susciter uncertain sense of wonder en décrivantla nef interstellaire, il y a chez lui ungoût pour la précision qui ne produitpar tout à fait l’effet voulu. Sa force sesitue plutôt au niveau de l’agencementdes narrations dédoublées des deuxclones. Il sait alterner les surprises etménager les suspenses. Le résultatest assez cérébral, mais fort bien fait,même s’il y triomphe un certain narcis-sisme qui rappelle celui de Heinlein.L’accident est le fait d’un déréglé quiaime maladivement la protagoniste,mais celle-ci va préférer faire l’amouravec elle-même et voit ensuite sonesprit transplanté dans le cerveau deson fils à l’état de fœtus.

    « Le Bar du naufrageur » est deDaniel Paris, « un des auteurs les plusprometteurs de la jeune SF françaiseentre 1980 et 1985 », qui a figuré ausommaire de journaux comme Libé-ration, Solaris, Mouvance, etc. Ongoûte dans cette histoire d’Irène, unejeune Pilote de l’Espace obligée à lachasteté par sa vocation, un roman-tisme qui rappelle celui de NathalieHenneberg. Le résultat est charmant,voire attendrissant. Dans cet univers oùles voyages interstellaires doivent êtreguidés par des êtres d’exception et oùle vide est investi par les créatures desmythes de la Terre, la question qui sepose, c’est bien de savoir si le roman-tisme que l’auteur évoque, c’est celuides mers exotiques et des voyages aulong cours vers des rivages fabuleux –ou si c’est celui propre à l’espace quenous découvrons actuellement. Hélas,j’ai bien l’impression que c’est le premierdes deux, et que la nouvelle de Paris serapproche plus d’un hommage à la lit-térature des grandes explorations qued’une tentative de nous faire ressentirle romantisme de l’espace. Peut-êtrefaut-il y voir une tentative de prêter à

    l’espace le romantisme propre à uneautre époque et à d’autres lieux, maisce romantisme d’emprunt à tout de lagreffe qu’il faut inonder de droguesanti-rejet. Certes, il faudrait pour celaêtre sensible au sublime des espacesfroids et déserts, mais il faut un tempsoù l’Arctique était un lieu absolumentromantique (voir Frankenstein). EtKim Stanley Robinson a montré cequ’on pouvait faire de l’Antarctique. Dece point de vue, le texte de Paris mesemble marquer une hésitation, voire unrecul face au silence de ces espacesinfinis…

    La nouvelle « L’Humain visible », deJean-Jacques Girardot, est la meilleuredu recueil. Histoire d’un informaticien quidécouvre qu’il subsiste une consciencedans la simulation complète d’un êtrehumain réalisée à partir d’un modèleréel. Histoire d’une rencontre qui laissele protagoniste sur un doute angois-sant. Même si j’ai entretenu certainsdoutes face à la possibilité de la survied’une conscience aussi développée dansune simulation qui semble voir tout demême gommé le détail des connexionsinterneuronales, on embarque. En partie,c’est sans doute parce que, suite aunombrilisme des personnages de plu-sieurs des nouvelles précédentes, onapprécie l’empathie que finit par déve-lopper Thomas Sheffer, au point des’interroger sur les formes les plusmétaphysiques de la souffrance. Enpartie, c’est parce que l’interrogationen vaut la peine…

    « La Peau du monde », de JohanHeliot, lui aussi de la jeune génération,est un texte qui propose un roman-tisme pour notre temps, bien loin de lanostalgie mal assumée de Daniel Paris.C’est une histoire sévère, qui a quelquechose de l’étrangeté majestueuse destextes de van Vogt – le retour du Terred’un être humain devenu autre choseet qui découvre peu à peu quel est sonrôle dans la rencontre des humains etdes extraterrestres Ishkiss. Compacte etefficace, cette nouvelle nous convie au

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    chevet d’une transformation qui échappeà l’intervention du narrateur. Heliot distillela quintessence du romantisme propreau rôle de témoin en faisant mieux res-sortir que Paris la terrifiante grandeur del’impuissance de l’humain qui revientensuite témoigner de ce qui l’a dépassé.Ce n’est pas par hasard que l’auteurcite Nietzsche en épigraphe : « Vousêtes tellement étrangers à la grandeur,dans votre âme, que le Surhumain vousparaîtrait terrible dans sa bonté… »

    Changement de registre : « Zonefranche » de Philippe Heurtel est unehistoire policière futuriste, lointain avatardes Caves of Steel d’Isaac Asimov etde Blade Runner. La narration estefficace et les enjeux sont clairs. Seulsles coups fourrés sont gardés dans lescoulisses. Nicole Kepler est une en-quêtrice fédérale appelée à faire sonboulot dans une enclave privée, unezone franche sous le contrôle de laGeniTic, compagnie spécialisée enmanipulations génétiques. Heurtelessaie de mettre en place un huis closet d’abuser les lecteurs quant à lanature du coupable, mais le subterfugequ’il utilise est un peu grossier. En toutcas, j’ai deviné tout de suite l’identitédu coupable direct, à défaut de prédirequi se tenait derrière lui et quelle étaitla nature exacte de l’arme. Néanmoins,c’est une enquête menée dans lesrègles de l’art, avec fausses pistes,coupables insoupçonnables et tout lebataclan. Du travail léché et satisfaisant.

    La dernière nouvelle du collectif,« Isobel et le jeu du ruban », de ChristoDatso, est éblouissante de maestria.Datso joue avec les boucles temporelleset les futurs sophistiqués, et ne trébuchepas. Une fois revenu de son éblouis-sement, on apprécie aussi la maîtrisedes différentes voix de l’histoire, cellede l’aristocratique cogniticienne Isobelet celle d’Auggie, l’humble hacker deBrooklyn. Les scènes où se réalisentcertains vieux phantasmes cyberpunkspratiquement archétypaux ont unecharge de réalité qui leur font transcen-

    der le cliché. Curieusement, pour untexte aussi technologique, c’est uneatmosphère onirique qui se dégagedes chassés-croisés dans le tempsd’Isobel et des découvertes d’Auggie,qui se débat avec des mythes de l’infor-monde. C’est bien sûr un texte fermé,en forme de boucle, qui contient sa fin àl’intérieur de son début, et vice-versa,mais Datso a l’intelligence de finir endonnant sa chance à la liberté. Unexcellent choix en guise de conclusionde la nouvelle, et aussi de l’anthologie.

    Les anthologies originales en françaisne sont pas si nombreuses pour qu’onpuisse se permettre de faire la finebouche, mais celle-ci vaut particulière-ment le détour. Moins pour découvrirune nouvelle génération que pour goûterles œuvres d’auteurs talentueux et quine sont pas si connus qu’on aurait déjàépuisé leur réserve de surprises. [JLT]

    AyerdhalL’Homme aux semelles defoudre

    Christophe LambertLes Étoiles meurent aussi

    Jean-Michel RiouLes Voleurs d’ouragan

    Joëlle WintrebertLentement s’empoisonnent

    Paris, Flammarion (Quark Noir)1999-2000 (223, 266, 200, 234 p.)

    La collection Quark Noir de Flam-marion a vécu. Située dans le futurproche, elle avait pour héros Mark

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    Sidzik, redresseur de torts scientifiqueset financiers, enquêteur toujours à l’affûtdes manigances un peu troubles dansle monde de la haute technologie ou dugrand capitalisme. À l’instar des sériesdu Poulpe et de Macno, cette collectionavait la particularité d’enrôler desauteurs différents pour signer chaquenouveau livre. Elle aura aussi incité uncertain nombre d’auteurs français às’intéresser aux possibilités du futurproche, avec des résultats forcémentinégaux lorsqu’on constate la diversitédes talents et des imaginaires des par-ticipants.

    L’Homme aux semelles de foudrecommence bien, placé dès les premiè-res pages sous le signe de la dualité.Ayerdhal annonce en filigrane un faceà face entre Mark Sidzik, d’inclinaisonnaturellement pacifiste même quand ilpousse l’enquête dans un monde pourri,et Markus Weinmar, un ancien collèguequi a choisi la violence pour épurer cemême monde. Mais tout se gâte trèsvite.

    En effet Sidzik commence par douterde la culpabilité de son ami Markus,pourtant impliqué jusqu’au cou dansdes attentats. Or, l’auteur a saboté toutepossibilité de suspense en montrantMarkus en action dès le début. Il s’écouleensuite plusieurs chapitres durant les-quels l’enquête tarde à démarrer. Et letout culmine avec une grande séquencehollywoodienne : raid de commandoterroriste armé jusqu’aux dents et dé-monstration de tir par une héroïne super-barbouze. Le brio d’écrivain Ayerdhalpermet néanmoins de camoufler lesraccords un peu grossiers d’une intriguedont la logique laisse à désirer.

    Christophe Lambert est plus connucomme auteur pour jeunes et scéna-riste. Si Les Étoiles meurent aussitémoigne d’un très bel effort de docu-mentation, il succombe aussi à un certaingoût pour les séquences cinématogra-phiques, parfois dans ce qu’elles ontde plus éculé. Le combat final de Sidzik,par exemple, ne déparerait pas un filmd’Hollywood, jusque dans le dénouementà double détente. L’enjeu de ce romanest la fusion contrôlée. Sidzik se déplaceen Australie pour expertiser un projeten lice pour une subvention d’impor-tance et découvre peu à peu qu’onessaie de le manipuler. Le résultat estun récit moyennement prenant, globa-lement satisfaisant, mais qui ne renou-velle rien.

    La météorologie de l’avenir – et letemps qu’il risque de faire, et lesmoyens pour le contrôler – est au cœurdu roman de Jean-Michel Riou, LesVoleurs d’ouragan. Si l’écriture aquelque chose d’appliqué, le montagede l’intrigue a été fait avec une logiquequ’on ne retrouve pas toujours dans lesautres volumes de la collection. Sidzikfait toutefois preuve d’une stupiditéinsondable en ne comprenant qu’à latoute fin à quoi cela pourrait servir deconnaître le temps qu’il va faire avanttout le monde. Ce singulier manque desens pratique, ainsi que la conclusion

  • bouclée trop vite, affaiblit ce qui auraitpu être un thriller acceptable, placésous le signe d’une reprise menaçantede la grande tempête qui a frappé laFrance en décembre 1999. La force dulivre, c’est surtout l’idée développéeassez rigoureusement d’une sorted’OPA tentée par un baron des médiassur la météorologie de toute un hémis-phère. Et sa faiblesse, c’est sans doutede ne pas mettre assez tôt en pré-sence Sidzik et ses ennemis.

    Lentement s’empoisonnent té-moigne, encore plus que le romand’Ayerdhal, de la patte d’un véritableécrivain. Si Joëlle Wintrebert donnel’impression de s’ennuyer au momentd’écrire certains passages plus plate-ment descriptifs (sans parler de sestentatives d’évoquer la franche cama-raderie virile de Mark et de son copainjournaliste Fred !), elle se fait aussiplaisir en signant des intermèdes pluspoétiques.

    Ici, Mark Sidzik se mêle d’une affairede bananes transgéniques à la suited’une paire de meurtres mystérieux.Son enquête le mène en Afrique, où ilfinit par découvrir le pot aux roses dansune oasis du Sahara. L’aventure estmouvementée et ne manque pas derebondissements. De fait, Wintrebertfait preuve d’un sens de l’intrigue qui amanqué à certains autres auteurs,même si quelques péripéties (dont ladernière) sont plutôt tirées par lescheveux. Et si le volet scientifique dulivre est irréprochable, il aurait gagné àêtre vulgarisé plus longuement. Sur leplan de l’action, en tout cas, il s’agitsans doute d’un des meilleurs volumesde la série et contribue – comme lepanorama technologique du romand’Ayerdhal, témoignage d’un véritableeffort de recherche – à nous faire re-gretter la disparition de la collection.

    Jean-Louis TRUDEL

    Autres titres parus dans la collectionQuark Noir :

    Jean-Pierre AndrevonRequiem pour dix cerveaux en fugue

    Pierre BordageGraine d’immortels

    Richard CanalCyberdanse Macabre

    Gérard LecasCosmic Blues

    Sharman DiVonoBlood MoonNew York, DAW, 1999, 441 p.

    En ces temps troublés où les genresdoivent composer avec l’existence decette mystérieuse « fusion » des bar-rières thématiques, on assiste à laparution d’hybrides fort étranges. Undes plus remarquables est sans douteBlood Moon, de Sharman DiVono, quiintroduit des éléments d’horreur dansun contexte hard SF avec des résultatsintéressants.

    Le roman débute avec assez dedétails techno-scientifiques pour établirla crédibilité SF de l’auteure. Des acro-nymes et des procédures détailléesaccompagnent l’alunissage d’une équipeaméricaine près d’une base où la mis-sion précédente a disparue en coupanttoute communication avec la Terre.C’est à leur entrée dans la base quel’étrange vient gruger la patine grisetechno-rationelle du roman : des astro-nautes sont découverts assassinés,les murs de la station sont couverts degraffitis occultes sanglants, une res-capée meurt de peur en apercevant lesastronautes et le seul survivant est fouà lier. Des mouches ont envahi la sta-tion, et en moins de temps qu’il ne fautpour penser « Belzébuth », le romanpasse en mode procédural pour ré-soudre l’énigme.

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  • Les lecteurs avec une bonne culturecinéma auront reconnu des ressem-blances thématiques avec le film de1997 Event Horizon. Comme le film, ceroman risque de susciter des réactionspartagées. (Discuter des failles du livredemande de révéler des éléments de lafin. Certains lecteurs préfèreront sansdoute ne pas lire le paragraphe suivant.)

    Blood Moon joue (trop) longtempsavec le lecteur en ce qui a trait àl’ambiguïté du mystère, et tente finale-ment d’arriver à une résolution ration-nelle avec des éléments inexpliquésmais pas inexplicables. Par ailleurs,les tentatives pour résoudre le mystèreavec des moyens occultes (par déduc-tions religieuses, logiciel ouija et recoursenvisagé à des voyants) ne sont pastraitées avec le dédain que l’on pourraitattendre d’une attitude purement ration-nelle. Certains y verront là un justemilieu ; d’autres ne seront pas satis-faits par ce compromis. Quoi qu’il ensoit, la paraphysique ultimement ima-ginée par DiVono est intéressante et

    mériterait d’être explorée de nouveau.Le thème du rationnel face à l’irrationnelsemble tout à fait approprié pour unroman de fusion.

    Le livre a d’autres défauts, pluscommuns. Les personnages ne sontpas suffisamment différenciés, l’actionn’est pas soutenue de façon constante,les passages explicatifs sont parfoismaladroits et deux sous-histoiresromantiques semblent ajoutées un peuà la hâte. Des erreurs parsèment lelivre, qu’elles soient factuelles (unmarteau n’a pas besoin d’être plusmassif sur la Lune ; même si son poidsest moindre, c’est son inertie qui permetd’enfoncer un clou), terminologiques(une Lune n’est pas une planète), ourésultent possiblement du manque devigilance des lecteurs d’épreuves (cesont les astronautes d’Apollo 1 quisont morts brûlés à l’intérieur de leurcapsule, pas d’Apollo 7).

    Néanmoins, ces problèmes n’enlè-vent rien à l’intérêt du roman et de sonméta-texte. Est-i l vrai que la SFd’aujourd’hui est en train d’acquérirdes résonances irrationnelles ? Lafusion produit-elle inévitablement desromans insatisfaisants ? Est-il possiblede combiner hard SF et horreur ?Blood Moon est assez divertissantpour plaire à un certain public, mais lesétudiants sérieux des genres y trou-veront en plus beaucoup de matériel àréflexion. [CS]

    Joe HaldemanForever FreeNew York, Ace, 1999, 277 p.

    Toujours difficile pour un auteurd’écrire une suite à une œuvre entre-temps devenue classique. D’un côté,les critiques, qui voient là un exercicepurement mercantile. De l’autre, lesmilliers de fans qui voudront bien re-visiter une œuvre qui leur est chère.

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  • The Forever War, de Joe Haldeman,est définitivement un roman classique deSF. Publié en 1974 comme une réponsepost-Vietnam à l’attitude militariste deStarship Troopers, autre classique deRobert A. Heinlein, The Forever War aremporté les récompenses SF les plusprestigieuses, vendu beaucoup et mé-rité une place dans les bibliothèquesde tous les amateurs du genre. Aprèsla « suite thématique » Forever Peacede 1998, voici que Haldeman présenteune vraie suite, Forever Free.

    La première moitié du livre se pré-sente très bien : William Mandella, pro-tagoniste du roman original, supportemal sa retraite et planifie un derniercoup d’éclat contre une humanité quiressemble de plus en plus à ses an-ciens ennemis. Il veut prendre d’assautun vaisseau spatial et utiliser les par-ticularités de la physique relativiste pour« voyager dans le temps » et revenirquelques milliers d’années dans lefutur. Pourquoi pas, si ça lui permet devoir la fin de l’Histoire ?

    Un accident étrange le force à chan-ger de plan et de revenir seulementvingt-quatre ans après son départ.Surprise, il retrouve une planète complè-tement déserte. Où sont passés tousles gens ? Mystère. Le reste du livre estconsacré à l’enquête. Mais n’espérezpas de réponse satisfaisante. Le livres’autodétruit une vingtaine de pagesavant la fin, avec l’apparition fantaisiste– et inutile – d’une race de métamorphes,ainsi que d’un deus ex machina (presquelittéral) qui volatilise immédiatementtout vestige de bonne volonté qui restaitau lecteur.

    Lire Forever Free est une expériencemémorable parce qu’il est difficiled’imaginer qu’un auteur professionnelpeut saborder un livre avec une finale simonstrueusement inappropriée. Pouravoir une idée, imaginez un romand’Arthur C. Clarke qui se termineraitavec un sketch de Monty Python. Onse perd en conjectures sur la raison decette bévue. Caprice d’auteur ? Datede remise du manuscrit trop hâtive ?Intention de faire taire à tout jamaisceux qui demandaient une suite ?Faudra demander.

    Aucun doute, Forever Free acquerraaussi une réputation, mais ce sera celled’un livre manqué. Dommage. [CS]

    Arthur C. Clarke & Michael Kube-McDowellThe TriggerNew York, Bantam Spectra,1999, 447 p.

    C’est avec un soupir de soulage-ment que les amateurs de « bonnevieil le SF » liront la collaborationClarke/Kube-McDowell. The Triggerest un retour à l’attitude de la SF clas-sique : personnages utilitaires, écrituresans fioritures, prémisse originale…

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  • Pas de doute, c’est de la SF comme ilne s’en fait presque plus.

    Le roman est construit autour d’uneidée aussi audacieuse que séduisante :et si on inventait un moyen de faire dé-tonner, à distance, tous les explosifs ?

    Quels serait l’impact de cette inventionsur la société ? Et si le gouvernementavait le pouvoir technologique de ren-dre les armes inutiles ? Il n’en faut pasplus pour aller directement au cœur dela fascination américaine pour lesarmes à feu. Que personne ne s’ytrompe : The Trigger n’est rien de plusqu’une extrapolation fictive d’une idéede base. Les personnages disparais-sent dès qu’ils ne sont plus utiles et lanarration nous amène d’enjeu enenjeu sans grande sophistication dra-matique. Mais ça fonctionne. Commeroman d’idées, The Trigger en offrebeaucoup et les développe bien.

    On peut bien sûr déplorer les dé-fauts du livre. En plus des raccourcismentionnés ci haut, la conclusion déçoiten tentant désespérément d’y collerune finale « d’action » avec anta-gonistes caricaturaux. L’épilogue est

    excellent, mais il aurait dû se déroulerquelques mois – pas des années –après l’action du volume ; la percéeconceptuelle du dernier tiers du romanlaissant présager des révolutions beau-coup plus profondes que sont prêts àexplorer Clarke et Kube-McDowell.

    Néanmoins, c’est un livre à recom-mander, ne serait-ce que pour savolonté d’explorer l’enjeu controversédu contrôle des armes à feu. Il seraintéressant de voir comment la lecturehors les États-Unis sera différente descommentaires parfois vitrioliques quel’on a pu lire sur les forums de discus-sion américains. The Trigger démontreque la SF, sans renier son aspect diver-tissant, peut encore être une littératuresérieuse, et parfois un peu dangereuse.

    Christian SAUVÉ

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    Solaris est une revue publiée quatre foispar année par les Éditions Alire inc.Fondée en 1974 par Norbert Spehner,Solaris est la première revue de science-fiction et de fantastique en français enAmérique du Nord.

    Ces pages sont offertes gratuitement.Elles constituent le Supplément en lignedu numéro 135 de la revue Solaris.

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    Date de mise en ligne : novembre 2000

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