Blondel, Maurice - L'Action I

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Les premières pages de L'Action, première thèse en français du philosophe sont célèbres : « Oui ou non, la vie humaine a-t-elle un sens, et l'homme a-t-il une destinée? J'agis, mais sans même savoir ce qu'est l'action, sans avoir souhaité de vivre, sans connaître au juste ni qui je suis ni si je suis. Cette apparence d'être qui s'agite en moi, ces actions légères et fugitives d'une ombre, j'entends dire qu'elles portent en elle une responsabilité éternellement lourde, et que, même au prix du sang, je ne puis acheter le néant parce que pour moi il n'est plus : je serais donc condamné à la vie, condamné à la mort, condamné à l'éternité! Comment et de quel droit, si je ne l'ai su ni voulu?»

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  • Maurice BLONDEL (1861-1949)

    LAction

    Tome I Le problme des causes secondes

    et le pur agir

    (1936)

    Un document produit en version numrique par Mr Damien Boucard, bnvole.

    Courriel : mailto :[email protected]

    Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales" dirige et fonde par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi Site web : http ://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque

    Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi Site web : http ://classiques.uqac.ca

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    Un document produit en version numrique par Damien Boucard, bnvole. Courriel : mailto :[email protected] Maurice Blondel LAction. Tome I. Le problme des causes secondes et le pur agir. (1936). Flix Alcan, Libraire-diteur, 1936, 492 pp. Polices de caractres utiliss : Pour le texte : Times New Roman, 12 points. Pour les citations : Times New Roman 12 points. Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points. Pour le grec ancien : TITUS Cyberbit Basic (disponible : http ://titus.fkidg1.uni-frankfurt.de/unicode/tituut.asp) Les enttes et numros de pages de ldition originale sont entre [ ]. dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2007 pour Windows. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5 x 11) dition complte Chicoutimi, Ville de Saguenay, Qubec, le 8 janvier 2010.

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    Table des matires

    Prparatif du dpart et mise en mouvement de la recherche - Originalit et dualit du problme de laction

    I. En quoi laction fait-elle problme et comment cette tude de lagir se rattache-t-elle lensemble de la recherche philosophique ?II. Prospection des difficults surmonter ; comment contenir un agir qui soit dgag dun fond de passivit ?III. Caractres spcifiques de la mthode approprie lobjet original de notre enqute.IV. Perspectives ouvertes sur litinraire parcourir.V. Pour quelle raison ltude de lagir comporte-t-elle deux traits dis-tincts, soit pour spcifier la nature essentielle de laction, soit pour exami-ner lexercice ou recueillir les leons de laction effective ?

    Partie liminale - Comment surgit le problme philosophique de lagir

    I. Enonc et critique des donnes verbales du problme.II. Allumage et embrayage pour la mise en train de notre recherche.

    I. Exploration ascendante - O trouver une authentique action - Elimina-tion purifiante et enrichissante

    I. Peut-on attribuer a ce quon nomme, peut-tre mtaphoriquement, les agents physiques une action justifiant a quelques gards cette appellation ? II. Est-ce dans les initiatives humaines que nous trouverons lide pure et complte de laction ?

    Discernement des degrs franchir entre les tropismes animaux et lactivit humaine : originalit des dmarches instinctivement raison-nables de lhomme, actus hominis ; caractres spcifiques des actus humani impliquant conscience et...

    III. Laction proprement humaine est-elle la source ou nous puisons notre pleine ide de lagir et fournit-elle le type ralis de l agir ?

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    ) Le type lmentaire de laction humaine qui consiste faire, fa-briquer, uvrer une matire, .) La forme plus humanise de laction qui consiste dvelopper lagent lui-mme, .) Laction contemplative, , nous manifeste-t-elle en le constituant un acte pur dont toute passivit serait exclue ?

    I. La contemplation personnelle ralise-t-elle chez celui qui croit y atteindre lide essentielle et pure de laction ?II. Les diverses conceptions monistes expliquent-elles et sauvegardent-elles la ralit de laction sous une forme imper-sonnelle ?III. Comment et pourquoi le problme du pur Agir simpose invitablement notre examen positif et commande toute solu-tion de la question mtaphysique et morale de laction en toute son tendue ?

    II. Mystre du pur agir - Aux approches de linaccessible

    I. Ombres et clarts I. Dmarche pralable pour sauvegarder le problme rel de lAgir II. Quelles objections peuvent tre leves contre lide et laffirmation dun agir pur.

    Premire aporie. Pourquoi lapplication Dieu des mots

    agir et action semble dabord abusive ?Deuxime aporie. Apparente contradiction au sein m-

    me du concept dacte pur.Troisime aporie. Suffit-il daffranchir lacte pur de tou-

    te raction de ses effets possibles ?Quatrime aporie. Une immanence est-elle concevable

    dans lAgir transcendant et absolu ?Cinquime aporie. Le pur Agir a-t-il une nature subir

    comme une immanence impose et close ?Sixime aporie. Le vritable Agir suppose-t-il de la pen-

    se ou doit-il rester au del mme de toute intelligibili-t ?

    Septime aporie. Comment et pourquoi le pur Agir, ex-clusif de toute passivit, inclut lAmour incr.

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    Huitime aporie. Lagir, mme quand il a employ les res-sources de la pense, peut-il sen passer et les dpas-ser ?

    Neuvime aporie. La notion et la ralit dun agir absolu peuvent-elles provenir dune influence occulte de lunivers dont lempire serait dit absolument incondi-tionn sous prtexte quil synthtise toutes les condi-tions intgres dans la ...

    Dixime aporie. Comment un Agir vritable est-il com-patible avec laffirmation et la ralit certaine de lAgir absolu et omnipotent ?

    II. Rayonnement du mystre inviol

    I. Couples daffirmations purifier et de ngations compensatri-ces et stimulantes I. En quel sens lappellation traditionnelle Acte pur convient et ne convient pas ce quelle a mission de dsigner. II. Si lAgir absolu est ineffable dans sa parfaite action et son indivisible unit, comment, dautre part, traiter des noms et des attributs divins ? III. Le pur Agir engendre, et pourtant il ny a rien de passif en sa gnration qui ne peut tre compare ni un effet ni une cause relative ce quelle produit. IV. Comment, dans le pur Agir, la gnration est vive et par-faite immanence de la pense elle-mme, mais sans que cette gnration puisse se borner une simple rciprocit de lintelligibilit et de lintelligence qui ne sont pas tout l... V. Comment le pur Agir, intgrant en soi la parfaite Pense, ne peut pas ne pas inclure en sa transcendante immanence lEsprit de Charit. VI. Comment lunit absolue du pur Agir comporte dintimes relations personnelles, mais sans quon puisse lui appliquer in-trinsquement une expression qui doit tre rserve son rapport avec les causes secondes, celle de Cause premire. VII. Comment lAgir, absolument, suffisant en soi, peut-il, sans subir aucune ncessit, aucune passivit, devenir crateur et sappeler Cause premire et Fin dernire de causes secondes. VIII. Comment lAgir absolu, malgr sa parfaite suffisance, est-il aussi Cause premire de causes secondes, devenant elles-mmes capables dauthentiques actions ? IX. Comment le pur Agir, par une libre cration, appelle laction des tres qui sont la fois pour eux-mmes et pour Dieu.

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    X. Comment, malgr lobscurit des origines et des fins de leur action, les agents spirituels rpondent de leur attitude lgard de la Cause premire, de ses avances et de ses exigences.

    III. Accession des causes secondes a la cause premire - Comment spci-fier laction des causes secondes

    I. En quoi consiste lbauche dactivit du monde matriel ?II. La spontanit vitale et les initiatives des agents organissIII. Comment les agents libres ont-ils une action vritable en concourant

    leur destin

    1. Spcification propre aux diverses causes secondes.2. Lchelle des causes.3. Efficience et finalit solidaires entre elles et avec lide prsente et

    active dun transcendant agir.4. Objections a lucider.5. Conciliation paradoxale des objections et lumire qui rsulte

    dune telle cohrence des solutions offertes.6. Fonction normale des agents spirituels.7. Ou trouver la vraie spcification de laction.

    Conclusion requrante

    I. Problme des rapports entre la thorie et la pratique de laction. II. Prciser, expliquer, utiliser la fissure invitable et salutaire entre la thorie et la pratique de laction. III. Comment et pourquoi laction effective, en cela mme quelle a de pratiquant et dinstructif, est objet original de science philosophique. IV. Irrductibilit et corrlation fonctionnelle de la spculation thori-que et de la science pratique de laction. V. Symtrie et entraide des deux mthodes allant de la thorie laction et de laction la science.

    Excursus - Complments historiques et solutions des objections(1 42) Index

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    Prparatif du dpart et mise en mouvement de la recherche

    - Originalit et dualit du problme de laction

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    Selon lopinion commune, laction semble plus facile saisir que linvisible et fuyante pense, plus directement connaissante que ltre, toujours mystrieux en son fond. Volontiers on se persuade que, se traduisant en rsul-tats palpables, laction se prouve elle-mme, sans quon ait revenir sur lvidence obvie des faits incontestables qui servent de donnes et dappui aux analyses scientifiques et aux spculations ultrieures de la philosophie. Mais les philosophes eux-mmes ont-ils, plus que le vulgaire, repli leur rflexion sur ce quil y a de direct, dinitiateur, de spcifique en tout agir, quelle que soit la diversit des applications qui peuvent tre faites dun lan dont les uns pen-sent avoir tout dit quand ils lont qualifi de crateur, dont les autres estiment avoir fait justice quand ils le ramnent lentrecroisement des impulsions pas-sives et au dterminisme universel ? On a donc plutt tudi les multiples as-pects des faits particuliers auxquels on applique le terme daction quon ne sest attach lagir [10] lui-mme ; et peut-tre sest-on moins souci de dfi-nir lacte dagir (si lon ose risquer ce plonasme) que dexaminer les pro-ductions ou les divers modes de laction.

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    Notre premier devoir est donc ici de montrer que, au sens fort et singulier du mot, laction fait problme ; et nous devons dabord, sans que le lecteur ait se dcourager devant une difficult vraiment captivante, entrevoir ds le seuil ltendue du champ explorer, le sens et la porte des solutions procurer. Les questions en effet se pressent devant nous : elles peuvent au premier abord paratre ardues, mais on ne saurait en mconnatre lintrt vital, non plus que limportance spculative, puisquil sagit dune ralit coextensive tout ce qui est, tout ce qui pense. Et pourtant qui est en tat de rpondre cette simple demande : quest-ce quagir, sans risquer de restreindre, de dnaturer, de contaminer la pure et entire signification de ce petit mot, si employ, si net, et nanmoins si rfractaire une dfinition.

    Agir, cest vite dit, mais do procde, en quoi consiste prcisment, o tend, par o passe, quel but va laction ? Est-elle toujours simplement transi-tive, ne comportant dautre nature essentielle que celle dun mouvement qui ne peut sarrter sans cesser dtre lui-mme et qui ne saurait donc constituer une perfection ? Ou bien laction est-elle concevable comme immanente elle-mme, comme une vie intimement fconde et absolument dterminable et sp-cifie en soi, sans que cet ternel achvement et cette parfaite dfinition soient incompatibles avec la pure essence dun Agir absolu ?

    Ds labord, nous apercevons donc, au moins obscurment, limportance, la difficult dun tel problme. Il est si dlicat quil semble avoir t rarement abord de front. Parfois mme a t mconnu ce quil a de lgitime, doriginal dimprieux. Tour tour on a prtendu soit que, [11] pour le philosophe, laction se ramne lide de laction, soit, au contraire, que, dans lordre sp-culatif et pratique, laction prcde, prpare, nourrit, vrifie, enrichit, achve la pense. Mais y a-t-il entre la pense et laction une causalit rciproque, une promotion alternante comme dans un mouvement cyclodal ? Laction et la pense parviennent-elles, pour nous, se rejoindre dans une claire, connaissan-ce ou dans une relle possession ? Leur dualit, est-elle rductible une vrita-ble unit ? ny a-t-il pas au contraire une contradiction entre dfinir et agir, cest--dire entre stabiliser des contours prcis et produire du nouveau ? Et quels conflits intestins surgissent encore, soit que nous voulions fournir un ob-jet original et clairement dlimit une tude philosophique de laction, soit

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    que nous essayions de ramener lunit notre sentiment mme de lagir ! Car laction nous parat tantt lie lvidence dune opration successive qui ne pourrait tre fige dans un concept sans se contredire, tantt affirme comme une perfection transcendante qui, au-dessus de toute passivit et de tout chan-gement, semble le privilge incommunicable de lEtre absolu, le seul qui puis-se tre nomm lActe pur. Mais alors comment comprendre ou bien quil y ait des causes secondes en mme temps quagissantes, ou bien que ces agents contingents, procdant de ce pur Agir, deviennent capables de retourner et de participer lui.

    Afin de nous acquitter dune telle tche, nous devrons donc ne point reculer devant des obstacles auxquels on sest plus souvent drob que directement heurt : sera-t-il possible de rendre quelque peu intelligible laffirmation dailleurs invitable dun agir absolu, pur de toute passivit et pourtant ternel-lement fcond ? Et si oui, restera-t-il possible de comprendre quelque degr loriginalit de causes secondes et dinitiatives relles dans un monde quil faudra bien appeler une gratuite cration ? Et [12] quelle peut tre la finali-t de lAgir souverain qui, excluant tout besoin, toute limitation, toute relation, semble pourtant raliser hors de lui des agents vritables, des tres libres et pour ainsi dire des rivaux ventuels de sa propre omnipotence ? Tout cela comporte-t-il un sens rationnel, une explication philosophique ?

    Pour nous prparer cette rude entreprise, o dailleurs chaque pas appor-tera plus de rcompense que deffort, il ne nous sera pas inutile doffrir, com-me viatique et comme lumire, diverses anticipations sur la mthode appro-prie lobjet de notre prsente tude, sur les attirants problmes quelle nous rserve, sur la nature des solutions esprer. Cest avec un esprit libre et, si lon ose dire, des yeux frais quil nous faut dvoiler certaines difficults dissi-mules : ainsi seront justifies sans doute les dmarches o nous serons entra-ns.

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    I. EN QUOI LACTION FAIT-ELLE PROBLME ET COMMENT CETTE TUDE DE LAGIR SE RATTACHE-T-ELLE LENSEMBLE DE LA RECHERCHE PHILOSOPHIQUE ?

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    Agir : mettons-nous une ide claire et distincte sous ce mot si prodigu ? Est-il mme possible de trouver une notion commune la diversit des appli-cations de ce mot et des emplois qui paraissent incohrents entre eux ? Mme nous restreindre au sens apparemment fort et prcis de ce terme, concevons-nous quune dfinition relle fixe les traits spcifiques et les caractres essen-tiels de ce qui est source dinpuisable et dimprvisible fcondit ? Ds labord le sentiment plus ou moins obscur de ces difficults risquerait de nous arrter si de prcdentes recherches sur la Pense et sur lEtre ne nous avaient enhardis et pour ainsi dire obligs regarder en face un [13] problme impos-sible supprimer ou ramener dautres aspects de lenqute philosophique.

    Cest sans doute la crainte des obstacles surmonter ou la mconnaissance des questions que laissent rsoudre ltude de la pense et celle de ltre qui ont masqu trop souvent la lgitimit, loriginalit, la ncessit mme daborder de front le problme de laction. Comprenons bien ds le dbut les raisons qui ont fait carter une telle tude, comme si les proccupations philo-sophiques ne pouvaient quy rester trangres. En mditant un peu sur les cau-ses ou les prtextes de ce refus dexamen, nous clairerons sans doute lentre qui nous conduira vers les vraies perspectives tout en nous mettant en garde contre les confusions ou les fausses chappatoires (1) 1.

    1 Ainsi que les ouvrages sur la Pense et sur lEtre et les tres y ont habitu

    le lecteur, les chiffres en caractres gras, placs entre parenthses dans notre texte, renvoient des commentaires, se succdant comme des excursus iso-ls la fin de chaque tome. Ces explications ont un triple rle : clairer

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    Si, en 1888, on avait oppos un projet de thse sur lAction une fin de non recevoir, en faisant remarquer que ce mot ne figure mme pas dans le dic-tionnaire philosophique dAdolphe Franck (le seul qui ft alors usit en Fran-ce), et si en effet Descartes avait dclar quil ne mettait point de diffrence en-tre laction et lide de laction afin de ramener la philosophie de lagir celle de la pense et de la connaissance, do venait cette rduction dont sautorisait la spculation pour escamoter, si [14] lon ose dire, ce qui semblerait dabord le plus ample, le plus vital, le plus mouvant des problmes ? Agir ne serait-ce donc point un objet pour la science qui prtend connatre, embrasser, domi-ner toute la ralit ? Agir, pour le philosophe, devrait-il se borner projeter, construire des plans, des rves, former des systmes de concepts, sans mme aller jusqu des vellits ou des bauches dexcution ? Mais, paradoxe plus injustifiable, produire des ides et les organiser, ne serait-ce pas profondment encore ou dj des actes vritables ? Il ny a pas moyen de comprendre que la pense, en tant que simplement inactive, supple et se substitue des actes sans lesquels il faudrait se tenir des assertions aussi fausses et inintelligibles que celle-ci : lide rside et se droule en mon esprit inerte, sans quil y ait lieu dtablir de distinction entre le connu et le connaissant, entre la vivante in-telligence et les notions qui simposent elle, sans quil faille stonner de ce dfil de fantmes, ni du thtre o ils passent, ni de la lumire intrieure qui les claire.

    Comment nanmoins a-t-on pu soutenir quil ny a point de diffrence en-tre laction et lide de laction ? Cette affirmation tranchante na de sens que si lon abaisse le terme action dsigner la diversit successive ou

    par des rflexions critiques ou des confrontations historiques les thses es-sentielles quil a fallu souvent condenser ; prvenir les quivoques et les mprises naissant dune terminologie et dune doctrine qui rompent parfois avec certaines habitudes desprit et de langage ; soulager lattention pour lui permettre de sattacher dabord tout lessentiel et de saisir, avant les dveloppements accessoires et confirmatifs, lensemble dont la continuit cohrente et lunit organique sont indispensables lintelligence du des-sein total et la justification des conclusions.

  • Maurice Blondel, LAction. Tome I (1936) 14

    simultane des apparences pour ainsi dire cinmatographiques, abstraction fai-te des causes profondes et des fins rellement transcendantes toute cette ph-nomnologie en laquelle, en effet, le spectacle et le spectateur semblent se confondre superficiellement. Mais cest prcisment prvenir cette forme dhypnose, quon voudrait vainement riger en idalisme, oui, cest dissocier limage accaparante et linitiative authentique de laction quil importe souve-rainement de travailler, car il ne doit pas tre question ici du va-et-vient inces-sant des images, des ides et des ractions passionnelles ; cest du principe [15] mme de toute activit vritable et de lunit des moyens et des buts chez tout agent digne de ce nom que nous devons discerner les conditions, la nature et la destine.

    Ds ce premier contact avec notre problme, on comprend dj que, mme rduit lessentiel, il prsente une extension et une comprhension immenses ; au point quil semble extrmement malais de le spcifier et de le traiter prci-sment en ce quil a duniversel et de dfini. Songeons en effet ces deux ada-ges traditionnels qui ne laissent aucune chappatoire entre eux : ce qui nagit pas nest pas ; tout ce qui est agit. Mais alors, dira-t-on, la science de laction est diffuse partout et ne se dtermine nulle part en une discipline originale ? Cest contre cette fausse vidence que nous aurons montrer la spcificit et dployer le contenu de la doctrine rpondant au titre de cet ouvrage. Ne nous laissons donc pas troubler davance par quelque objection confuse comme cel-le-ci dont laspect spcieux nous a t maintes fois oppos : est-ce que lide mme nest pas, la fois, avant, pendant, aprs laction ? est-ce que ltre ne contient pas lagir, comme lagir se borne suivre, manifester, raliser ltre ? et comment ds lors prtendre appliquer laction une mthode sui ge-neris, faire de lagir un objet formel et distinct des autres aspects du problme philosophique ? et si laction offre quelque chose dirrductible, nest-ce pas cela seulement qui chappe la spculation rationnelle et tombe dans la pro-miscuit des faits quexaminent et organisent les disciplines positives ? On le constate donc : nous avons conqurir lobjet philosophique et, si lon peut di-re, ltat civil de la science mtaphysique et thique de laction. [16]

  • Maurice Blondel, LAction. Tome I (1936) 15

    II. PROSPECTION DES DIFFICULTS SURMONTER ; COMMENT CONTENIR UN AGIR

    QUI SOIT DGAG DUN FOND DE PASSIVIT ?

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    Toutefois le bref aperu et les prcdentes indications dont une premire rflexion nous munit ne suffisent pas nous faire souponner les diverses et complexes difficults de notre entreprise. Dj, en dautres tudes, nous avions d nous mettre en garde contre la trompeuse aisance avec laquelle on sappuie sur des formules, comme si elles donnaient la solution, alors quelles masquent les problmes rels ou quelles proposent lincomprhensible. Pour le philoso-phe, la premire vertu de lintelligence cest de ne point cacher sous les mots et de ne point intelliger linintelligible. En ce sens on a eu raison de faire du pou-voir de stonner, mirari, le mrite initial du mtaphysicien et du savant, en at-tendant qu la fin de lenqute critique la raison russisse rintgrer ce qui tait dabord dconcertant. Le sage, dit Aristote, stonnerait que les choses fussent autrement quelles ne sont. Mais, avant de parvenir cet assentiment, cette adhsion pacifiante, quelles pripties rencontre une recherche soucieuse de ne laisser rien perdre de la ralit ! En ce qui concerne notamment laction, combien dquivoques, de confusions, de partialits, de satisfactions htives sont carter ! Et parce que nous ignorons les sujtions profondes et les concours indispensables, combien nous restons exposs clbrer la beaut de laction l o dans le fond se dissimule la passivit des forces aveugles ou la violence des passions tyranniques. Ny a-t-il donc point l un dpouillement tenter, de mensongres apparences dont il faut faire justice ? et comment est-ce possible dans lindfinie srie des influences inconnues et des oppressions ignores ? Combien donc il semble malais, non seulement danalyser [17] les indfinis ingrdients de lagir , ainsi que le notait Aristote, mais davan-tage encore dnoncer le vrai problme poser, ou mme, si lon peut dire, dembrayer la discussion, de manire extraire de toutes les passivits qui nous enserrent une simple parcelle de vritable initiative et de propre agir.

  • Maurice Blondel, LAction. Tome I (1936) 16

    Afin daider notre lecteur deviner ce qui lattend et aussi afin dentretenir son attention ou mme son courage durant tout le cours de notre exploration, il ne sera sans doute pas inopportun de proposer ici une sorte dallgorie : on ex-cusera ltranget des images employes pour peu quelles contribuent pr-sager et orienter notre investigation aux phases diverses.

    Nous venons demployer un mot dont la philosophie na pas encore abus. Mais puisquil sagit de lagir et puisque tout agir semble impliquer une initia-tive interne et pour ainsi dire automobile, cest bien dune mise en train, dun embrayage intrieur que dj nous avons scruter la secrte origine. Mais comment ne pas voir ce quil y a dapparemment abusif dans cette mtaphore qui attribue une chose la puissance de se dplacer delle-mme et par elle-mme ? Que de pices mcaniques ont besoin dtre construites, ajustes, ac-tionnes par des forces trangres, afin que tout ce matriel passif puisse faire figure dnergique activit ! Nen serait-il pas de mme pour ces causes se-condes telles que les agents physiques o nous logeons par notre science, tou-jours subjectivement mtaphorique, des forces vives ? mme aussi dans les or-ganismes o la spontanit apparente drive dexcitations merveilleusement accumules ? Admettons pourtant quen effet ces causes secondes soient vraiment des sources au moins partielles daction vritable, de mme que le moteur dune automobile devient le principe dune intense vitesse quil ny a plus qu orienter : napparat-il pas que tous ces mouvements utiles supposent [18] encore et constamment lappui du sol, le concours des rsistances et des frottements sans lesquels la machine patinerait vainement ? toutes conditions qui maintiennent lapparente action sous la dpendance dun fond de passivit. Mais, librons-nous davantage, quittons le sol ou la surface des flots ; enle-vons-nous dans lair comme notre pense dcolle des sujtions empiriques pour affranchir notre effort par la science et la spculation : cette fois ne pla-nons-nous pas avec un entier affranchissement ? Non pas ; sans la rsistance de lair, sans la pesanteur, sans toutes les passivits emportes dans notre machine ou retrouves dans la plus haute atmosphre, notre triomphant agir viendrait craser sa victoire apparente sur linerte matire do elle avait pris son lan.

    Ne voit-on point par l limmense difficult de raliser lide et le fait dun agir vrai ? Mais, nous rpondra-t-on, nest-ce point quau-dessus des causes

  • Maurice Blondel, LAction. Tome I (1936) 17

    secondes qui y participent, il y a une Cause premire, un agir pur de toute pas-sivit ? Cest prcisment ce quil faudra examiner, en nous rendant compte des objections souleves contre cette solution, et cela un double point de vue : 1 Comment est-il possible de concevoir, de dfinir, de spcifier ce que traditionnellement on a volontiers nomm l Acte pur , sans introduire dans la notion mme de lagir une obscurit inscrutable, alors que nous devrions d-couvrir dans le clair-obscur de ce mystre un principe de solution intelligible et ralisatrice ? 2 Puis encore reste la question qui nous concerne et, avec nous, toutes les causes dites secondes : comment concevoir que nous puissions em-prunter ou recevoir une participation de lactivit premire, au point que les tres, tout contingents et passifs en leur fond originel, comportent une dignit causale et, si lon peut dire, une initiative, une responsabilit autochtone et au-tonome ? Ny a-t-il point l un paradoxe aussi trange que serait la prtention de voler dans le [19] vide cleste, au-dessus de toute atmosphre pesante et soutenante, sans le secours du moteur et des carburants, teints dailleurs dans le vide ?

    Peut-tre ce bizarre apologue servira-t-il du moins nous faire mesurer ds labord la gravit, trop peu remarque, des difficults relles et rationnellement invitables quimplique le problme de laction, envisag dans son intgralit et dans ses connexions ncessaires, mme quand on se borne, pour com-mencer, le considrer sous son aspect thorique et chercher les caractres essentiels qui spcifient la notion originale de laction. Avant de nous engager dans cette exploration spculative, il importe encore de rflchir sur la mtho-de qui convient cette recherche formelle et qui doit en effet sadapter exac-tement lobjet original de notre prsente tude.

  • Maurice Blondel, LAction. Tome I (1936) 18

    III. CARACTRES SPCIFIQUES DE LA MTHODE AP-PROPRIE LOBJET ORIGINAL DE NOTRE ENQUTE.

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    Sil est vrai que laction nest point rductible lide de laction et quagir est autre chose encore que penser, nous ne pouvons nous contenter ici de la mthode applicable lanalyse ou la synthse des perceptions, des notions et des constructions mentales. Sans doute la vie intellectuelle est elle-mme une forme dactivit ; mais lacte mme de penser, ft-il tudi sous son aspect dy-namique et gntique, nen offre pas moins un caractre dabstraction, des contours dfinissables, une fixit plus ou moins stabilise. Quoique, selon lassertion dAristote, lexacte dfinition dune vrit ou dune ralit connais-sable ne puisse tre compltement tablie quau terme du mouvement par le-quel sactualise la forme, la dialectique de la pense, mme dans sa phase itin-rante, sattache [20] des points successifs et des phases distinctes dans lorientation continue du devenir. Cest mme pour cela que la science de la pense et ltude de la connaissance comportent une mthode dimplication, grce laquelle les ides sappellent et senchanent dans une cohrence o el-les sclairent et se justifient mutuellement. En une telle discipline, la spcula-tion peut lgitimement prendre du recul ou de lavance afin de prvoir, de pr-parer, de recueillir ce que leffort de labstraction et de la thorie a pu supputer, esquisser et vrifier.

    Mais en est-il de mme en face ou au dedans de lagir ? Quels sont en effet les traits inalinables de laction effectivement produite ? Ce nest plus un pro-jet, un croquis, un devis, cest un tout o lagent sengage tout entier, selon le prcepte auquel nul nchappe jamais compltement : age quod agis. Bien plus encore, lagent ne se lance pas seulement lui-mme en ce qui ne peut plus tre supprim une fois que cest accompli ; mais cette action, si infime ou partielle quelle semble, modifie le milieu o elle sinsre, provoque des rsistances ou des ractions, subit la pression universelle et, pour sinsrer, refoule en quelque

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    mesure et domine ce poids de lunivers. Jamais donc notre action ne sopre en vase absolument clos ; jamais, physiquement, elle nchappe la gravitation universelle et maintes autres sujtions du dterminisme. Jamais non plus, au point de vue mtaphysique, elle ne se drobe la vrit du principe dont elle surgit, la prennit de ce qui, ayant t pos dans ltre, demeurera ternel-lement comme ayant t, comme une initiative dont les contrecoups porteront linfini la responsabilit de lagent (2).

    Impossible maintenant de ne pas voir quune mthode dimplication sim-plement rationnelle ne saurait suffire tudier laction sur son propre terrain et en son originalit spcifique. Il a t ncessaire sans doute de suivre en ses d-veloppements la dialectique de la pense, dexhiber en [21] sa rigueur la nor-mative de ltre ; mais il faut prsent voir spanouir la croissance organique et les exigences internes de laction qui condense en elle tout ce que la logique de la pense, tout ce que la canonique de ltre, tout ce que les obligations et les sanctions dune vie qui ne se recommence pas deux fois imposent finale-ment lagent spirituel, arbitre de sa destine.

    On stonne peut-tre de nous voir restreindre en apparence et provisoi-rement le problme de laction cette question si importante quelle soit du destin des esprits. Cest quen effet notre recherche ne peut commencer quo nous sommes. Mais de ce centre de perspective, premier par rapport nous, nous verrons stendre en bas et en haut le problme total de lagir soit quil sagisse des causes secondes dont les formes infrieures servent dappui et de condition nos propres initiatives, soit surtout que nous ayons ncessaire-ment poser le problme de la Cause premire et de son acte toujours pur en soi et pur aussi dans son uvre. Partout nous devrons nous inspirer de cette mthode deffrence et de totalit qui ne permet denvisager lagir que comme une fcondit relle, comme une unit productrice tota simul, que comme une participation ou une circumincession par laquelle ltre saccomplit dans une intgration o se retrouve toujours ce trait, cette intention commune tout ce qui est : omnia intendant assimilari Deo. Cest pourquoi une tude de lagir est comme le lieu gomtrique et le point de convergence o se rencontrent et sunissent toutes les voies qui conduisent la Cause premire, qui la traversent en quelque sorte sous le voile du mystre et qui partent delle comme pour

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    confirmer dans un parfait circuit la marche ascendante et les routes descendan-tes, la preuve de la cause efficiente et celle de la cause finale, toutes les exi-gences de la raison et toutes les aspirations de lme (3). [22]

    IV. PERSPECTIVES OUVERTES SUR LITINRAIRE PARCOURIR.

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    Les prcdentes analyses ont dj servi nous montrer que les procds discursifs et logiques de la pense, tout vritables et indispensables quils sont, ne suffisent pas sauvegarder loriginalit de laction, ni en procurer ltude intgrale qui doit sappliquer ce quelle a toujours de singulier et duniversel la fois dans son unit et son unicit concrtes. Si, en effet, penser est en un sens une action, agir est cependant autre chose encore que penser. Agir enfer-me soit des virtualits que la connaissance nexplicite pas toujours dans les causes secondes, soit lunit de lEtre en la parfaite actualit de tout ce quil est. Cest pourquoi nous ne pouvons nous borner examiner les modes et les phases de lagir, comme si une tude des faits quivalait a une science de laction ou suffisait discerner par la phnomnologie des structures essentiel-les, de manire passer alternativement de lexercice la spcification ou de la nature intelligible aux applications pratiques ; car, pas plus quon ne recompo-se le mouvement avec des photographies instantanes, on ne saurait pntrer lintime et riche simplicit de lagir, ft-ce en accumulant toutes les tapes et tous les linaments extrieurs du devenir. Si habile que soit le cinma, il ne r-ussit que par des approximations qui ne recomposent lapparence objective que grce des complicits physiologiques et des restitutions subjectives ; et en-core cette apparente recomposition nest quune figuration factice du mouve-ment rel, tout diffrent delle et vritablement irrversible. Ce nest donc pas lidologie imaginative de laction qui peut nous donner la vrit authentique de lagir, puisque cet agir mme est irrductible la reprsentation des phno-mnes dont la synthse est tout [23] fait htrogne et extrinsque la vivan-

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    te action et lunit profonde de son efficience. Si nous venons de recourir la mtaphore du cinma, cest pour nous faire mieux discerner comment, mme dans le spectacle rel des faits drouls sous nos yeux, il y a, derrire les per-ceptions offertes la science, une ralit mtaphysique qui relve dautres m-thodes dinvestigation : les faits ne doivent pas se confondre avec lintime des actions ; et cest dun problme ultrieur lpistmologie scientifique aussi bien qu la connaissance empirique que nous devons nous emparer ici.

    Le philosophe na pas le droit de tabler sur des peu prs, ni de se fier des vues quil sait anthropomorphiques, l surtout o il sagit dune ralit d-passant lordre exprimental. Par cela mme que tout agir implique moins un rapprochement constatable du dehors quune initiative unitive, la science posi-tive, qui peut bien dterminer et procurer les conditions de lefficience, ne sau-rait produire rellement laction vraiment causale. Cette primordiale vrit que supposait dj Aristote lorsquil dclarait limpossibilit dpuiser les ingr-dients de laction, cette thse essentielle dont S. Thomas a prcis la formule mtaphysique, Bacon en a fait aussi la loi et la borne des prtentions scientifi-ques en remarquant que, si nous pouvons mettre les forces naturelles en pr-sence les unes des autres, cependant lopration relle demeure absolument inaccessible notre exprience et notre pouvoir. Cest, dit-il, la nature elle-mme qui, secrtement, aprs que toutes les circonstances sont runies, ralise le reste, cest--dire le principal ou lagir lui-mme dans une impntrable in-timit : natura intus transigit caetera. Il y a donc lieu, en laissant aux sciences positives tout le domaine des conditions dterminer, de revendiquer linalinable champ des causes vritables, le principe mme de tout agir auquel ce terme sapplique sans [24] fausse mtaphore ni improprit dexpression.

    Ainsi peu peu nous sommes amens dcouvrir le sens restreint, mais aussi limmense porte et la profonde difficult dune tude authentique de laction. On aperoit la raison pour laquelle nous employons ce terme au singu-lier, dans son acception la plus forte et la plus prcise (4). On devine aussi que des comptitions vont slever, comme dj pour lemploi du mot tre nous avions t pour ainsi dire cartels entre les ralits contingentes et lunique Substance quune pense trop schement rationnelle voudrait investir exclusi-vement de ce grand nom dEtre. Ici donc encore les donnes de lexprience,

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    sans lesquelles nul problme ne se poserait, paraissent dabord se trouver en conflit avec les exigences rationnelles que suscite la pure ide de lagir. Ici, plus que jamais, lintransigeance doit tre intgralement maintenue entre lvidence du caractre mixte des causes contingentes et les privilges impres-criptibles de lunique Cause premire. Ds lors aussi surgissent, devant nos re-gards, encore lointains, les problmes que la recherche philosophique na ja-mais dserts, mme quand elle parat les abandonner parfois, mais pour les reprendre ensuite avec des difficults nouvelles et des forces accrues. Plus, en effet, on fait descendre en bas les racines et plus on place en haut les cimes de laction, plus il semble malais de justifier la paradoxale, lillogique expression de cause seconde ; plus il devient urgent de voir non seulement ce que lon a nomm le scandale dun libre arbitre sous la motion dune toute-puissance nabdiquant jamais, mais encore le mystre dun pur Agir qui semble navoir rien produire sil est parfait ou ntre jamais achev sil a toujours agir ; plus simpose la question de la compatibilit du ncessaire et du contingent, celle aussi dune relation concevable entre deux ordres aussi incommensura-bles que linitiative des cratures et lincommunicable souverainet [25] de Dieu. Dj des problmes analogues staient imposs nous en ce qui concerne la pense et ltre ; mais maintenant cest, plus visiblement encore, de notre destine et de la signification totale du monde quil sagit. Nous som-mes embarqus, remarquait Pascal. Il faut donc aborder cote que cote. Et pour quune solution intervienne, lumineuse et bonne, il ne suffit pas de dcrire des exigences contraignantes, contre lesquelles se dresserait une intime protes-tation ; il faut au contraire justifier cette contrainte elle-mme, en la montrant non seulement juste parce quelle est rationnelle, mais intelligible parce quelle est bonne et parce que ceux mmes qui la subissent ne peuvent cesser de la ra-tifier ds que se rvle eux la plnitude de son sens et de son excellence.

    Nous ne sommes pas seulement les tmoins appels voir, comprendre, prodiguer ou refuser des applaudissements, devenir le thtre mme du spectacle et des conflits tragiques auxquels nous naurions point prendre part ou dans lesquels nous serions dispenss de prendre parti : nous sommes invi-tablement des acteurs placs la fois dans une ncessit et dans une obligation de cooprer, de tenir la barre et de rpondre du dnouement de ce drame. Em-

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    barqus, ce nest donc pas assez dire, puisquil faut que, consentant au voyage et gouvernant notre action, nous abordions ou au port ou la perte, sans pou-voir chapper cette alternative volontaire ni recommencer lexprience. Combien donc laction est plus exigeante, accaparante, enlaante que tout ce que nous avait encore impos ltude de la pense et de ltre ! Et, pour comble de difficult, nous allons davance indiquer quelle dualit elle recle, quelle double dmarche requiert ltude en faire et quelle fissure ouvre encore au fond de nous-mme la science aussi approfondie que possible de laction. [26]

    V. POUR QUELLE RAISON LTUDE DE LAGIR COM-PORTE-T-ELLE DEUX TRAITS DISTINCTS,

    SOIT POUR SPCIFIER LA NATURE ESSENTIELLE DE LACTION, SOIT POUR EXAMINER LEXERCICE OU RE-

    CUEILLIR LES LEONS DE LACTION EFFECTIVE ?

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    Nous venons dannoncer un double aspect qui simpose notre tude de lagir. Il y a donc lieu dexpliquer en quoi consiste, do dpend, quoi doit aboutir cette dichotomie, analogue celle quavait dj rencontre notre en-qute sur la pense et sur ltre. Il ne faudrait pas croire que cette dualit se ramne lopposition ou la relation de deux objets, dun ct le pur agir de la Cause premire, de lautre les actions contingentes et subordonnes des causes secondes. Tout autre est le sens du diptyque qui nous a fait rpartir en deux tomes distincts nos recherches sur laction. Chacun de ces tomes envisage les deux objets que nous venons de mentionner, mais ce sont les perspectives de cet examen qui sont et qui doivent tre symtriquement inverses partir dune ligne o la suture ne saurait tre complte. Expliquons-nous donc sur cette d-licate et profonde dissociation, solidaire pourtant dune tendance incoercible vers lunion dsirable.

    De telles indications prliminaires nont point seulement justifier la sparation, peut-tre un peu surprenante dabord, de notre investigation sur

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    lagir en deux volumes diffrencis ; elles doivent servir aussi faire com-prendre la place et la fonction dune tude de laction dans lensemble de la doctrine philosophique ; elles contribuent relier sans les confondre les deux parts, spculative et pratique, du rle primitivement et traditionnellement attribu au philosophe, savant et viril ; elles rserveront enfin lentre qui doit rester ouverte, dans et [27] par la philosophie, au problme spcifiquement religieux.

    Ainsi sclaire le plan de nos deux tomes sur laction et leur place dans lensemble de la doctrine philosophique. Toute ltude de la Pense et de lEtre aboutit au problme de lAction, du salut ou de la perte ; mais, en un au-tre sens, tre et penser impliquent un secret et pralable agir, selon ladage m-dival, omne ens est activum, nam, quod non agit, non est. Mais, dautre part, toutes les ressources de ltre et du penser doivent finalement concourir laction, sachever ou se ruiner en elle et par elle : in actu, perfectio aut perdi-tio et privatio, comme dj lavait remarqu Aristote. On peut sans doute dis-tinguer profondment, en un sens divis, pense, tre et agir ; mais, en un sens compos et pleinement raliste, il y a finalement union fonctionnelle et causali-t rciproque entre ces diverses constituantes de ltre. Cest pourquoi lenqute philosophique peut procder lgitimement partir dun de ces termes pour retrouver les autres, sans les confondre pour cela et sans mconnatre leur rle spcifique ni leur priorit alternative. Cest de cette interdpendance que nous cherchons constamment suggrer la vritable ide et lefficacit relle, sans que jamais lon doive ou lon puisse impunment se restreindre lun ou lautre de ces aspects ni prtendre les rduire ou les substituer lun lautre.

    Avant dentrer dans ltude thorique de laction et pour justifier la distinc-tion ou mme lopposition apparente des perspectives o chacun des deux to-mes consacrs lagir nous place successivement, il convient encore de mon-trer comment sopre ce retournement et pourquoi laction sert en quelque fa-on de charnire toute lentreprise dune philosophie intgrale.

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    Sans doute la philosophie oscille partout de la spculation essentiellement thorique, notique et directrice [28] une sagesse fortifiante pour lesprit vi-vant de la vrit et respirant pour ainsi dire lidal qui sincarne peu peu dans ses preuves et dans ses actes. Mais o cherche saccomplir cette union ins-tructive et tonifiante de la vue et le la vie, de la plus haute science et de lascse la plus vigoureuse ? Cest manifestement dans lagir et par lagir qui nest pas seulement une application accidentelle et inadquate de principes g-nraux, mais qui ralise, prcise, exige de plus en plus la norme la fois trans-cendante et immanente dont laction doit tre le vhicule, le rceptacle ou m-me lexpression exemplaire.

    Sil y a une vrit dans la distinction communment admise entre la thorie et la pratique, entre la spcification notionnelle et lexercice effectif de nos di-verses facults, il y a donc cependant lieu dviter une sparation, ft-elle toute spculative, l surtout o lon ne saurait tudier lobjet formel de la recherche sans le dnaturer radicalement par une telle dichotomie entre sa nature essen-tielle et son exercice normal. Comment en effet concevoir laction en dehors de lagir effectif et rduire une dfinition stabilise ce qui, par dfinition mme, est toujours force vive, initiative jaillissante, le contraire de linertie, du tout fait, de limmobilit stagnante ? L rside ce qui, ds labord, avait apparu comme le paradoxe dune science de laction, plus encore que celui dune science pratique. Mais cest tort quon dsesprerait de rapprocher, de relier mme ces deux termes, tout incommensurables quils semblent. Quel doit donc tre le rsultat de notre exploration, mme sil nous conduit par deux routes diffrentes des bords voisins mais spars par un abme ? Nous essayerons de le comprendre plus tard. Ds prsent il est bon de marquer les deux voies qui souvrent nous et de considrer les rives opposes que la spculation ne r-unit pas, mais o laction passe sans cesse et nous force poursuivre notre rou-te, sans [29] possibilit de recul non plus que dvasion dfinitive.

    Il faut dabord nous attacher sauvegarder la pure ide de laction, sans la laisser contaminer par de trompeuses mtaphores ou des compromis hybri-des. Dans toute la mesure possible nous essaierons de spcifier la notion mme

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    du pur Agir et les conditions qui peuvent rendre concevables des causes se-condes, des tres contingents, une libert bauche, des initiatives originales en des agents finis et imparfaits. Mais cette recherche ne peut aboutir spculati-vement qu marquer de mystrieux desiderata ou mme nos relles impuis-sances, en dpit dvidentes productions et de responsabilits certaines.

    Cest alors que, nous retournant vers la pratique effective et laction r-ellement vcue, nous devrons, dans un autre tome, non plus procder une re-cherche spculative et spcificatrice, mais partir de notre action humaine, dune rflexion exprimentalement nourrie. Et nous aurons rectifier, daprs ces enseignements de la pratique, notre intention dans le sens mme o lexercice normal de nos facults oriente progressivement notre vie, dcouvre et prpare notre destine. Car, si nos actes humains supposent la lumire dides qui les suscitent et les guident, il y a aussi des clarts qui naissent des initiatives raisonnables ; il y a des leons de la pratique et des ides qui surgis-sent de laction mme ; il y a, entre la rflexion et la prospection, un change de force et de vrit dont il importe de recueillir et demployer les leons alter-natives et solidaires, mme alors que le passage et laccord de lune lautre demeurent obscurs et nigmatiques.

    Voil donc les deux enqutes poursuivre distinctement : recherche spculative pour tablir la thorie de [30] laction et pour tenter une spcifica-tion formelle, une dfinition intelligible de lagir ; exprience mthodique de laction fidle la lumire de la conscience droite et cohrente jusquau bout de son exercice avec sa loi interne. Or il semblerait dabord que, comme deux quipes perforant un tunnel partir des cts opposs de la montagne, les deux enqutes thorique et pratique devraient se rencontrer et ouvrir clart et passa-ge. Comment et pourquoi il nen sera pas tout fait ainsi, cest ce que nous au-rons finalement dcrire et expliquer. On pourrait dabord croire que ce demi-chec rsulte de linadquation entre la thorie qui est transcendante et les impuissances dune pratique incapable dgaler la rgle idale : il faudra

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    cependant ne point nous contenter de cette interprtation qui, malgr une part de vrit, mconnat doublement les services et les richesses de laction. Car nous aurons montrer que si thorie et pratique, spcification et exercice de lagir ne bouclent pas en pleine clart, cest moins par dficience de nos ac-tions lgard de nos ides que parce que, sous le voile demi-transparent qui recouvre lobscur raccord de nos facults matresses, laction comporte des stimulations et des apports soulevant notre destine au del du cycle clos o nous enfermerait une solution humainement adquate du penser, du vouloir et de lagir. Non pas que la philosophie soit rduite constater, devant cette dfi-cience, une totale obscurit. Nous verrons au contraire que le mlange de ri-chesses et de pauvret qui de fait constitue notre action prpare, si lon ose emprunter un mot de Platon, lhymen fcond grce auquel la plnitude du pur agir pourra confrer linfirmit de la cause seconde que nous sommes une nergie efficiente et finaliste, une libre participation au dessein transcendant o seulement se concilient la souveraine et gratuite initiative de la Cause cratrice avec la relle action des cratures. [31]

    Sans doute de telles perspectives semblent-elles prmatures, presque arbi-traires, en tout cas nigmatiques. Il ne semble nanmoins pas vain de les pro-poser ds lintroduction, afin dorienter et de soutenir lattention vers les buts les plus levs que la spculation rationnelle et leffort spirituel puissent viser. Enigme, en effet, mais qui nest point le fait dune doctrine tmraire, car cest le mystre mme du dynamisme universel et de sa finalit qui simpose toute rflexion consciente de sa tche normale et complte. La philosophie ne doit pas reculer devant de telles questions vitales parce quen fait nous ne nous y drobons pas. En dfinitive, pourquoi donc cette nigme ? en quoi consiste-t-elle au juste ? pouvons-nous en deviner la nature, la raison dtre, la solution dsirable ? Cest justifier ces questions et dfinir, sinon raliser les condi-tions concourant les rsoudre que doit semployer notre double tude de lAction, lune sefforant den dfinir la nature essentielle pour se rappro-cher des conclusions effectives, lautre ttonnante partir de la pratique pour raliser cette sagesse qui a toujours t le vu suprme de la spculation et de laspiration humaine, toutes deux nanmoins restant partiellement dis-

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    tinctes et dissocies, comme pour imposer un champ libre dultrieures d-marches de la pense et de la vie.

    Nous justifions par l le dessein de cet ouvrage et la rpartition de notre t-che en deux tomes. Le premier consacr la recherche de ce qui constitue es-sentiellement lagir en Dieu et aussi laction des cratures leves la dignit dtre causes, elles aussi, en cooprant leur propre destin. Le second tome montrera comment peut et doit saccomplir cette destine, partir des plus humbles origines dune bonne volont ignorante ou incertaine encore de ses voies et de sa fin suprme et qui, usant de lordre universel comme dun moyen pour slever jusqu son but transcendant, peut ainsi souvrir ou se fermer laccueil [32] de laction qui la libre et lui donne de raliser son agir spirituel. Cest ce que nous appelions tout lheure conqurir lobjet formel et tablir ltat civil dune science propre de laction.

    Mais, de ces vues lointaines, il est temps de redescendre au niveau du seuil do peut partir notre exploration. Plaons seulement devant nos yeux la carte initiale de notre itinraire. De mme que pour tudier la pense et ltre nous avions laiss de ct les applications diversifies linfini afin de considrer le penser et ltre en ce quils ont de foncier, dintelligible, duniversellement vrai, de mme ici nous tudierons non point les actions particulires, mais la possibilit mtaphysique, la ralit ontologique, la dignit de lagir, sauf en-visager ces problmes fondamentaux sous deux aspects symtriques. Dabord en recherchant si laction comporte une dfinition essentielle, une spcification propre confrer une intelligibilit relle notre certitude dune Cause premire comme aussi notre certitude de causes secondes : compatibi-lit dont la justification demande, semble-t-il, tre rationnellement pousse plus loin quon ne le fait communment. Mais, dautre part, nous devrons aussi ne point nous tenir cette recherche spculative parce quelle npuise pas les richesses et les leons que laction, aprs avoir reu et tout en recevant les lumires et les ressources de la pense et de ltre, apporte la connaissan-ce, aux obligations, au mrite et la valeur des tres spirituels que nous som-mes. Au dpart, nous devons (si lon nous permet de reprendre un instant la

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    comparaison prcdemment employe) rouler sur le sol affermi, en vitant lornire des mots quivoques, en gardant une allure modre, en nous atta-chant dabord aux ralits physiques et aux causes secondes les plus matriel-les. Cest peu a peu seulement que nous serons entrans vers des causes [33] plus hautes et, semble-t-il, plus libres de leur propre mouvement. Cest par cet-te vitesse mme, progressivement acquise, que nous serons promus au plan su-prieur o forcment le problme de lagir devra se poser dans sa puret et son intgralit ; cest alors quil sera possible de dcouvrir, pour les causes se-condes et pour les agents spirituels, les conditions auxquelles est subordonne la solution du problme que posent leur existence et leur efficience. [34] [35]

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    Partie liminale - Comment surgit le problme

    philosophique de lagir

    [36]

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    Les mots sont la fois nuages et rayons : rayons par les traits de lumire quils dardent de lesprit lesprit, par tous les apports littraires et tradition-nels quils vhiculent, par tous les commentaires quils veillent en celui qui les emploie et quaucun auditeur ne comprend jamais entirement ; mais aussi nuages toujours voilant une part de la pense, toujours ingaux ce quon voudrait leur faire signifier, toujours impuissants rvler lunit intime qui reste inaccessible toute expression discursive. Autrement que le terme pen-se, non moins et plus sans doute encore que le terme tre, le mot action diffu-se la fois plus de clart et plus dobscurit quaucun autre. Dans la langue la-tine do il nous vient, il a des rsonances la fois moins prcises et plus sou-ples peut-tre quen franais. Quand Snque dit : difficile est unum hominem agere, il fait un excellent usage de ce vocable en signalant la difficult de pousser sa vie dans lhomognit intellectuelle et morale dun tre enti-rement cohrent avec lui-mme et avec lunivers : toti mundo te insere, ut fias unus per rationem, cum ratione totius. Faisant de lhomme une vritable unit

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    gale ou suprieure lharmonie universelle et divine (selon lemphase sto-cienne qui met le sage, capable de se procurer ce que les dieux sont [37] censs possder spontanment, au-dessus de ses dieux mmes) il conserve ce verbe une signification dimmense envergure ; car, au-dessus de toutes les applica-tions particulires, ce terme vise, selon la porte de son acception intgrale, la totalit de linitiative spirituelle. Et cest vrai plus encore de lhomme que du monde considr comme un vivant quanime et que promeut une puissance di-rectrice, une raison toujours active.

    Mais revenons modestement aux acceptions plus communes des termes agir et action, car la logique secrte du langage populaire, mme en ses dvia-tions multiples, nous manifeste souvent des convenances parfois inaperues ou mme inaccessibles au regard de lanalyse abstractive et discursive.

    I. ENONC ET CRITIQUE DES DONNES VERBALES DU PROBLME.

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    En remontant aux origines tymologiques et la mtaphore primitive do procde notre mot agir, nous constatons dabord que limage et lide initiales auxquelles il reste fidle sont celles dune initiative motrice et productrice. Le sanscrit do drivent les mots grec et latin (pousser, presser), agere (pousser, conduire) voque, par sa racine, limage de mouvoir, lide de propulser. En franais, le sens dagir sest pour ainsi dire repli et concentr en lui-mme. Il vise moins le dploiement, le rsultat, le fait que la cause ant-rieure et intrieure qui dune manire imperceptible prside aux diverses sortes de mouvement, translation locale, changement qualitatif, gnration ou des-truction. Ainsi ce mot exprime la notion dune intime initiative, immanente ou transitive, dont la source reste invisible et quon ne peut suggrer que par ses effets rapports une cause intrinsquement inaccessible. [38]

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    Agir est donc essentiellement un verbe qui, semble-t-il, formule le secret de ltre et laffirme en sa fonction radicale ; do lassertion si souvent rpte : tre, cest agir et ce qui nagit point nest pas. Toutefois lquation intellectuel-le ainsi propose ne tient pas compte de distinctions, tout au moins de nuances quil importe de noter. Car, daprs notre exprience, agir semble marquer un tat pour ainsi dire intermittent de ltre, considr comme un terme plus com-prhensif et comme un rservoir dinitiatives successives et diversifies. Est-ce l nanmoins une vrit essentielle, ou une dtermination relative aux ralits en devenir ? Ainsi dj se dessine une subtile dissociation entre deux concepts distincts que nous nous faisons spontanment de lagir.

    Nous venons demployer substantivement le mot que tout lheure nous regardions comme un verbe, comme le verbe par excellence. Il ne semble m-me pas se prter aussi facilement que le mot tre au triple rle de verbe, de nom propre, de nom commun. Pourtant, nous ne craindrons pas de faire du mot agir un usage technique, analogue celui quon fait du mot tre en sa triple fonction. Car il nous semblera quagir spcifie excellemment et ce quil y a de plus essentiel, de plus vital dans ltre, et ce qui dsigne minemment lacte pur de lEtre en soi, et ce qui signale spcialement la part dinitiative inhrente aux tres dous de causalit seconde. Ne nous laissons donc pas intimider par lobjection quon pourrait tirer contre le substantif agir des habitudes populai-res qui nont point ratifi lextension dun tel usage. Il faut ajouter que le sens abusif donn par certains mtaphysiciens au terme agir pris substantivement a pu contribuer faire carter cette extension un peu surprenante. Pourtant la condition dexpliquer et de corriger le caractre paradoxal dune telle hardies-se, nous ne nous priverons pas nous-mme, [39] dans nos analyses philosophi-ques, de recourir de commodes distinctions que rendrait plus malaises lemploi trop complexe des seuls noms dacte et daction : agir dgage de ces mots, quand il est pris comme nom propre ou comme nom commun, laspect le plus dynamique et la fconde initiative.

    Rflchissons encore un instant une singularit qui nous aidera mettre en vidence certaines vrits profondes et complmentaires des remarques pr-cdentes. Il est surprenant en effet que le verbe agir, dsignant par antonomase ce qui est actif au suprme degr, ne soit pas lui-mme un verbe actif ; et,

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    dautre part, cest par un abus que quelques philosophes lont employ au pas-sif, tel Malebranche disant que, dans nos actes, nous sommes agis plutt quagissants comme causes rellement efficientes. Serait-ce donc quagir consiste moins (malgr la mtaphore tymologique) produire au dehors, pousser une opration, poser un rsultat qu se poser soi-mme, qu constituer son propre tre, qu ratifier et employer la nature reue par cha-que tre, qu perfectionner ce qui a t donn ou subi par une initiative libra-trice et conqurante ? Question qui surgit naturellement, en rvlant une qui-voque dont il sera ncessaire de nous rendre compte et de nous dgager. Car, si agir semble un verbe neutre quoique il exprime ce qui produit, cest sans doute parce que nous avons le profond sentiment que laction par excellence nest pas transitive ; et cest pourquoi la grammaire a tort demployer quivalem-ment les deux expressions, verbe actif ou verbe transitif, alors que le pur actif ne comporte point de rgime direct et ne passe point dans un effet.

    II est bon de noter ds prsent la secrte laboration mtaphysique qui du verbe transitif agere a lev notre mot agir au rang unique dun verbe absolu. Il nest pas [40] neutre, il nest pas transitif, il ne joue pas comme le mot tre un double ou triple rle, tour tour substantif, prdicat, copule ; mais, loin dtre quivoque, il implique, par cette singularit mme, la pure ide dune initiative interne dont loriginale fcondit na pas besoin de se manifester en effets ex-trieurs pour tre excellemment elle-mme, sans mlange indispensable de passivit. Ainsi, agir, qui nest pas un verbe actif ni un vocable ambigu comme le mot tre, semble seul possder une signification intrinsquement suffisan-te, parfaitement dtermine et si essentiellement active quelle peut se passer de toute connotation adjacente.

    Toutefois si le verbe agir rpugne en somme tre employ substantive-ment et, dautre part, recevoir un rgime direct, il enfante nanmoins, si lon peut dire, deux noms qui naissent diversement de lui : ce sont les termes acte et action. Il importe dautant plus dexaminer le sens, la vie, le dynamisme du mot action que, malgr de multiples inconvnients, nous avons recouru ce vocable pour le titre de tout cet ouvrage (4).

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    Par sa forme, ce terme action implique une laboration, quelque chose qui se fait non pas de rien, mais de ce qui sexprime soi-mme comme la vrit ou laspiration dun tre se ralisant et ralisant son uvre propre, que ce soit demble et par son initiative essentielle ou que ce soit par de multiples opra-tions, travers rsistances ou concours. Il rsulte de ces simples remarques que le mot action, sans exclure lide dune immdiate et parfaite ralit, comporte aussi la distinction de trois phases et de trois significations discernables, fus-sent-elles sparables ou non. 1 Laction indique primitivement llan ini-tiateur en ce quil a de vif et de fcond, de productif et de finaliste la fois. 2 Laction peut dsigner (l o une opration discursive et complexe devient indispensable pour que [41] laction se ralise) la srie continue et progressive des moyens employs : processus ncessaire lexcution du dessein initial qui doit parcourir lintervalle sparant le projet de leffet et, selon lexpression sco-lastique, le terminus a quo du terminus ad quem, per gradus debitos. 3 Laction enfin peut signifier le rsultat obtenu, luvre acquise, lachvement ralis. Ce rsultat, on peut alors le considrer moins comme un objet brut que comme une sorte de vivante cration o lefficience et la finalit ont russi sunir en mettant en valeur toutes les puissances mdiatrices qui ont servi cet-te merveille novatrice quvoque ce petit mot plein de mystrieuses richesses : agir.

    Sans doute ce terme action, en raison des multiples connotations quil vo-que, ne semble gure convenir celui dont il est dit semper agit Deus, car ce semper traduit mal lternit qui ne connat pas de phases successives ni dactions juxtaposes. Toutefois les usages drivs que nous venons de dcrire ne refluent pas contre lide (qui sera discuter) dun agir pur, absolu et un. Il est donc permis duser, comme lont fait plusieurs matres de notre langue et de la thologie, dune expression nimpliquant en rien la notion dune relativit temporelle ou spatiale 1. En revanche les emplois subalternes et plus [42] habi-

    1 Il semble que le mot action, parce quil voque lide ou limage dune op-

    ration discursive et dont les effets paraissent au dehors, sapplique malais-ment lAgir divin, lActe pur. Nanmoins une telle restriction nest pas

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    tuels du terme action font ressortir les aspects multiples quil importe de dis-cerner avec la prcision dont Aristote stait dj prvalu la faveur des subti-les richesses de la langue grecque.

    En montrant que le nom gnral daction sapplique des espces spcifi-quement distinctes, les analyses que nous venons de rappeler ne tracent pas seulement un cadre pour les tudes que nous devrons approfondir dans le tome second de cet ouvrage ; elles nous imposent aussi, avec une prcision croissan-te, lvidence des ambiguts que recle notre ide de ce mystrieux agir dont la dfinition nous fuit mesure que nous cherchons en serrer la notion. Es-sayons toutefois de dcouvrir encore quelques traits caractristiques, fussent-ils quivoques ou divergents, de notre ide de lagir.

    conforme au gnie de notre langue, ni lusage des meilleurs crivains. Ainsi, pour signifier ce quil y a de plus vital, de plus spirituel, de plus transcendant lordre empirique, Bossuet recourt ce terme action qui, mieux quacte, suggre la notion dune efficience minente : cest une chose horrible de tomber entre les mains du Dieu vivant ; entre ces mains o tout est action, o tout est vie... (Oraison funbre dAnne de Gonza-gue). On pourrait multiplier les citations analogues. Quil suffise dajouter un exemple tir de Leibniz : Il est assez difficile de distinguer les actions de Dieu de celles des cratures... (Discours de mtaphysique, ch. VI). On peut remarquer ici que cette difficult est celle mme que nous essayons de rsoudre durant tout le cours de cet ouvrage, mais en usant dune mthode et en aboutissant des conclusions trs diffrentes de celle de Leibniz.

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    II. ALLUMAGE ET EMBRAYAGE POUR LA MISE EN TRAIN DE NOTRE RECHERCHE.

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    Parmi les exigences quimplique notre affirmation concrte et certaine de laction, nous avons dj recueilli dutiles ingrdients qui semblent impossibles liminer quoiquils ne puissent se combiner tels quels. Nanmoins, si nous ne russissons pas demble les unir, ce nest pas une raison pour les sacrifier les uns aux autres par une dcision qui serait encore arbitraire. Cest mme au contraire une stimulation de plus pour nous ; car il semble que ce soit la rvla-tion dun problme mconnu dont il importe de dgager les donnes, de prci-ser lnonc et de chercher la solution. Nous sommes loin, en effet, davoir [43] puis les assertions implicitement mais rellement contenues dans le vif sentiment et dans lide confuse que porte constamment avec elle notre cons-cience dagir. Reprenons donc nos analyses progressives, mme ou surtout quand elles nous conduisent des quivoques ou des apories.

    En rflchissant aux divers aspects quvoquent pour nous les mots agir et action, nous sommes partags entre la conviction primitive dune initiative f-conde et celle dune laboration qui ne semble pas toute immdiate, toute au-tomatique, toute effrente. Quest-ce dire ? Dune part nous maintenons laffirmation dune efficience originale et qui suppose une sorte de commen-cement absolu et dautonomie telle que, selon un adage traditionnel, lagent nest point modifi par le patient en qui laction se ralise ; et nous verrons plus tard o et comment cette paradoxale assertion est toute vraie. Dautre part cependant notre exprience constante nous manifeste, avec une vidence aussi scientifique quempirique, que nous nagissons point sans nous modifier, bien plus, sans tre modifis nous-mmes, instruits et faonns par les rac-tions, les oppositions ou les collaborations multiples des forces contre lesquel-

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    les ou avec lesquelles se dploie notre initiative propre. Ici donc encore surgit une dualit dont nous ne pouvons faire abstraction dans ltude de lagir.

    De l aussi rsultent de nouvelles complexits. A mesure quon approfondit notre certitude dagir, de plus graves embarras se prsentent notre analyse. Dun ct en effet pour quil y ait agir, il nous apparat (mais nest-ce point une simple apparence ?) ncessaire quon napplique point ce mot une impul-sion aveugle et transmise fatalement. Ne faut-il pas que, pour mriter son nom, lagent possde, ft-ce sous quelque motion pralable, une efficience pour ain-si dire singularise par loriginalit de son tre propre, actio sequitur esse ? Dans quelle mesure [44] une telle initiative spcifique est-elle concevable chez des causes secondes destitues de conscience et qui ne connaissent ni do el-les tirent leur dtermination, ni o tend leur mystrieuse finalit ? Problme quil faut rsoudre si lon ne veut pas que le mot action appliqu tous les tres inconscients ne soit rien dautre quune fallacieuse mtaphore. Dun autre ct cependant, combien souvent nous appliquons, en nous et hors de nous, le mot action ce qui ne ralise pas la condition essentielle que nous ve-nons dindiquer. Comment alors expliquer cette extension dun terme qui ne parat presque jamais entirement justifi ? et do vient mme que nous puis-sions ou bien adultrer notre ide pure ou retrouver sous des emplois abusifs un sens justifiable de laction ? Nouvelle difficult laquelle nous ne pourrons nous drober et qui servira de ressort notre investigation.

    Peut-tre faut-il faire un pas de plus dans le ddale o nous entrane la complexit des sens et des ides quexprime le mot action. A y regarder de prs, il semble dabord (mais ne serait-ce pas une illusion ?) que partout o il y a vritable agir doive aussi se trouver une lumire directrice, une certaine connaissance dun dsir, dune force, dun but, quen un mot les seuls tres conscients sont proprement dire des acteurs. Sans doute, absolument parlant, nulle action ne peut tre conue sous ce nom propre si lon voulait quelle ft spare ou indpendante de toute pense et de toute finalit. Mais enfin est-il ncessaire que ce soit chez lagent lui-mme que stablisse quelque rapport au moins obscur entre les diverses causes matrielle, formelle, efficiente et finale

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    qui concourent laction ? Question aussi difficile claircir que ncessaire poser et dont les diffrents aspects ne peuvent tre entirement dissocis. Il ne suffit pas en effet de montrer quen nous laction implique toujours une r-union plus ou [45] moins discernable de ces composantes ; il est indispensable encore de chercher si nous pourrions prendre conscience et direction de notre agir, supposer que, avant mme cette conscience, nous ne recevions pas des concours sans lesquels notre initiative ne saurait tre ni ralisable par nous, ni connue de nous. La rponse donne un tel problme devra donc clairer cette double difficult :

    lagent spirituel pourrait-il exercer son action idale sil navait lappui et lefficience dnergies subalternes et de stimulations antrieures ou infrieu-res la conscience ?

    Mais en mme temps ne faudra-t-il point dire que la conscience qua lagent spirituel de son agir implique la ralit effective et la certitude justifie de sa causalit propre ?

    Il nen reste pas moins vrai que si notre vidence subjective dtre authen-tiquement agissants contient une certitude objective et foncirement tablie, la vrit de ce principe risque dtre indment tendue de fausses applications. Par des analogies abusives nous sommes tents dextrapoler mtaphoriquement le mot et le concept daction de nombreux cas qui nen comportent pas lemploi. Il ne nous suffirait mme pas de montrer que l o il y a sentiment dagir cette conviction ne peut natre chez lagent que parce quelle est au moins partiellement justifie ; car un dpart reste faire entre les cas o cette certitude est fonde et les cas o on ltend illusoirement au jeu mme des pas-sions. Tant il est vrai que le problme poser surgit dun antagonisme latent mais constant entre le secret idal que nous portons en nous dun pur, libre et parfait agir et les dfaillances, les promiscuits qui assujettissent notre lan li-brateur des passivits natives ou acquises. On comprend par l combien les conflits intrieurs qui font tourner nos penses sur elles-mmes dterminent des heurts incessants et provoquent ltincelle qui doit normalement allumer notre recherche. [46]

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    Nous voici donc par nos premires analyses mis dans limpossibilit, soit de nous fier aux imparfaites images que lon se fait communment dactions, mles dune passivit si foncire quelles semblent voler leur nom, soit de raliser, mme idalement, lide dun agir qui ne serait rien quagir. Allons-nous ainsi parmi ces oscillations contraires rester immobiles dans une sorte de perptuel et strile tressaillement ? Ou bien trouverons-nous le moyen de mettre en branle et de rendre intelligible le dynamisme mme de laction ?

    Ce nest pas tout encore, et dautres embarras semblent nous barrer la route unie que nous esprions ouvrir par la simple analyse de notre ide de laction : tant il est vrai que lide ne suffit ni nquivaut lagir. Jamais en effet la vue spculative npuise les ressources quelle a toujours mettre en uvre. Lagir vritable ne suppose pas seulement un principe dintelligibilit comme source profonde de toute efficience relle ; il exige aussi une finalit sans laquelle laction ne serait quune force brute et inintelligible. Si elle est une cause effi-ciente cest parce quelle a une cause finale ou, pour mieux dire, cest quelle est essentiellement finaliste. Mais de telles exigences sont-elles satisfaites dans le monde o nous vivons, dans la ralit mme que nous sommes ? et dans quelle trange contradiction sommes-nous placs ? Daprs les apparen-ces les plus obvies et les habitudes intellectuelles les plus vrifies en fait, nous nommons actions toutes sortes de productions physiques, de dmarches anima-les, doprations humaines mme destitues de conscience, de prmditation et dintention. De quel droit rserverions-nous le privilge de lagir et lusage du mot action un absolu qui nest pas de ce monde ? Faudrait-il rserver lunique Substance du panthisme lexclusive vrit dun agir sans conscience et sans finalit ? Sinon, comment sera-t-il possible [47] de montrer quil y a r-ellement des agents seconds, compatibles avec lAgir pur auquel ils peuvent et doivent rendre tmoignage ?

    Ds notre premire enqute presque encore grammaticale et smantique sur les termes agir et action, nous voici ballotts entre des significations, il faut

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    mme dire entre des obscurits et des prils contraires. Mais la manire dont nous avions pu, au dbut de notre tude de lEtre, tirer profit des cueils m-mes entre lesquels il nous avait fallu passer nous permet desprer ici une issue galement favorable. Ne pouvant demble fournir une dfinition relle de laction puisque notre effort pour en proposer une simple dfinition nomina-le naboutit dabord qu faire ressortir des contrarits internes, nous navons pas de meilleure ressource que lexamen critique des emplois concrets qui sont communment faits des mots litigieux quil sagit de rduire leur sens le plus prcis et le plus techniquement philosophique. Un dictionnaire comme celui de Littr indique dix-huit acceptions diffrentes pour le seul mot action. Cest dire quune limination simpose si lon veut purifier le langage scientifique et viter toute amphibologie. Cherchons donc en quels cas sapplique exactement le terme action pour qui pousse les exigences rationnel-les jusqu la rigueur ncessaire.

    Afin de prciser lobjet de notre tude (et puisque lon a parfois contest que le philosophe ait soccuper de laction en tant que telle, comme sil fallait la rduire devant la raison la seule ide que nous pou-vons nous en faire) nous avons commenc par scruter ltymologie, le sens originel, les variations smantiques du terme agir et de ses drivs. Cet examen critique, [48, APRS LEMBRAYAGE, DMARRER] loin de nous assujettir une dfinition nominale et une simple idologie de laction, nous a au contraire impos laveu dune dissociation entre laffirmation dun agir o ne se rencontrerait aucune passivit et la constatation de causes secondes, dagents qui fournissent lapparence ou acquirent le sentiment dune activit partiellement dpendante, partielle-ment initiatrice et effective.

    Entre ces deux conceptions, qui semblent irrductibles autant quinsparables dans notre conscience profonde, ne surgit-il pas un pro-blme original, spcifique, strictement philosophique ? Le dbat ne sallume-t-il pas de lui-mme ? Ne sommes-nous pas pris comme dans un engrenage qui embraye forcment notre expdition spculative et pratique tout ensemble ? Et une fois que la mise en train de tout notre tre seffectue en une sorte de dmarrage invitable, ne faut-il pas maintenant que nous suivions notre route avec une vigilante attention qui acclre ou ralentit llan de la recherche selon les tournants et les dangers mme de la route ? [49] [50] [51]

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    I. Exploration ascendante - O trouver une authentique

    action - Elimination purifiante et enrichissante

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    Ecarter les emplois abusifs des mots ou les alliances hybrides des notions, ce nest point appauvrir le langage ni ruiner ou striliser la pense, cest les fortifier et cest en accrotre la fcondit. Ici donc, comme dans toutes nos re-cherches prcdentes, nos critiques vont, non point la destruction, mais ldification. Rien de plus prilleux que les prcipitations, les extrapolations, les canonisations abusives qui prparent dinvitables dceptions au dtriment des certitudes ncessaires et salutaires. Dj, en ce qui touche particulirement le sens multiforme des termes action et agir, nous venons dentrevoir combien les risques de confusion, de tmraires approximations, de satisfactions au ra-bais assaillent de toutes parts lexplorateur [52] de ce qui, maints gards, res-te une terra incognita, puisque cest toujours dune initiative, dun jaillisse-ment, dun imprvisible avenir que le nom mme de lagir doit nous donner la vive impression. Se retourner vers le pass, le tout fait, le dj vu, les faits en srie, les lois statistiques, les codifications abstraites, les donnes empiriques,

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    les spculations a priori comme a posteriori, cest, semble-t-il, mconnatre lobjet quon dclare vouloir tudier, en prenant un cadavre ou une prparation anatomique pour lauthentique vitalit de laction.

    Ainsi, par ce quil suggre de virtualits indfinies et par ce quil recle dobscur contenu, ce mot agir se prte des emplois fluents et peut-tre mme souvent fallacieux sous le manteau bigarr des mtaphores. Il convient donc dy regarder de prs. A quoi ou qui ne lapplique-t-on pas ? lincessante agitation des personnes, quoiquil soit incorrect dassimiler les actes r-flexes , les automatismes et les gestes de lhabitude aux actions dites rfl-chies et mme libres ? aux actions instinctives de lanimal quon prfre au-jourdhui il est vrai et non sans raison appeler tropismes et comportements ? laction soit des forces physiques, soit des influences psychiques ? celle des agents naturels ? celle des ides et des abstractions (car il y a une mytho-logie des entits dont linfluence ne laisse pas dtre immense) ? laction cratrice ou providentielle ? au souverain Agir de Dieu dans sa transcendante immutabilit ?

    Par cette rapide numration, bien incomplte, on voit dj lembarrassante ampleur du domaine explorer ; car il faudrait encore tendre linvestigation au champ des sciences comme celui de la nature et de la mtaphysique. Que signifie en effet le mot dide-force ou la formule de Bossuet nous ngalons pas la moindre de nos ides ou lincessante novation de toutes les disciplines physiques et mme mathmatiques, si ce nest que tout, [53] sans cesse, pousse sa pointe en avant, quil faut bannir de partout la torpeur et linertie et quau dbut, au milieu, au sommet mme, lagir est le nom secret de toute vrit, de toute ralit ? Cest donc l, dans cette apparente banalit dun mot sappliquant tout, que rside lextrme difficult de dcouvrir une dtermina-tion exacte et, si lon peut dire, une justice distributive vraiment capable dattribuer chaque tre lagir spcifique ou, selon le mot dAristote, lacte propre qui le caractrise et le constitue.

    Pourtant distinguer ne suffit pas, ne serait mme pas possible exactement si lon ne savait en mme temps unir en quelque faon. Ni quivocit, ni univoci-t, cest entre ces deux excs quil nous faudra trouver le chemin dune solu-

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    tion spcificatrice des diffrents genres ou degrs de lagir. Mais, dans cette varit polymorphe dactions, comment dcouvrir le fil conducteur qui, loin de confondre ou dassujettir, relie toutes les phases du dynamisme universel, sans que soient compromises ou bien la transcendance de lEtre ou bien limmanente activit des tres que leur solidarit nempche pas davoir une causalit propre ? O trouver, en une acception forte et prcise, ce qui, sous tant de conditions htrognes, mrite littralement le nom daction ? [54]

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    I. Peut-on attribuer ce quon nomme, peut-tre mtaphoriquement, les agents

    physiques une action justifiant quelques gards cette appellation ?

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    Sans nous en rendre toujours compte, ne supposons-nous pas que, immobi-les comme un centre de perspective, nous assistons du dehors au mouvement universel ? Et cet gocentrisme, spontan et naf chez lenfant, utilitaire chez la plupart des agents humains, nest-il pas aussi la tentation laquelle le mta-physicien succombe trop souvent, ft-ce son insu, lorsquil prend les donnes obvies et les laborations anthropomorphiques, auxquelles il est port se fier, sans une confrontation critique densemble ? Cest ainsi, semble-t-il, que, de-vant le spectacle de lincessant devenir o nous plongeons, en faisant de notre tre le point de rfrence universelle, nous interprtons crdulement tous ces changements dont nous sommes les tmoins comme leffet de causes produc-trices, bref comme des actions procdant dinvisibles initiatives que nous ima-ginons plus ou moins semblables aux ntres. Est-ce l une vrit objectivement justifie ? Est-ce une projection analogique de notre exprience personnelle et du sentiment plus ou moins exact que nous avons dagir nous-mme ? Voil le premier complexus que nous devons dbrouiller.

    Ce premier pas est sans doute le plus difficile clairer et franchir ; mais il ne sera pas long et il importe de dire o il doit nous conduire par dessus cette passagre obscurit. Oui ou non, dans ce quil y a de plus matriel, de plus passif, devons-nous dj surprendre un dbut dactivit ? ou bien ne faut-il voir dans le monde inorganique [55] que des forces brutes auxquelles ce nom mme

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    de force ne serait donn que par usurpation. On verra la porte, plus grande quil ne semble dabord, de ce ncessaire examen.

    A. Une rflexion naissante nous fait comprendre que nous ne sommes pas plus immobiles nous-mmes que tout le reste ; mais aussi que, en nous, tout nest pas actif et quune part immense de passivit pse sur nous. Et nous voici dj ballotts entre deux affirmations, deux tendances quil semble ma-lais de concilier ou dexclure. Car mme le repos nest pas linertie, pas plus que ce que nous appelons notre activit nest tout actif. Sous les grossires ap-parences se cachent donc de multiples et contrastantes complications. Ce nest pas seulement le sens commun avec son effort de critique rudimentaire qui nous impose laveu de ce ddale quest lagir tiss de mille sujtions et de mil-le progressions entrecroises. La science positive et la spculation mtaphysi-que nous apportent des difficults immensment plus enchevtres.

    Tout agit, disions-nous en dpassant, au nom mme du bon sens, la consta-tation superficielle que le bon sens faisait dune apparente inertie. Et, en effet, les sciences de la nature rvlent de plus en plus la prodigieuse intgration, ne disons pas seulement de mouvement mais de force vive quenferme ce quon appelait un atome, mais atome qui apparat devant les expriences et les calculs du physicien comme aussi intensment agit et compliqu que peut ltre un systme solaire, mieux, une galaxie et plus encore, car aucun terme assignable ne semble pouvoir tre scientifiquement fix par la pense discursive cette mouvance ni cette complexit ordonne de ractions et dactions. O donc fixer en cela lide stable et dfinie dun agir et de son contraire un ptir ?

    Ainsi semblent exclues la fois, avec la notion brute [56] dinertie, les deux aspects antithtiques dactivit et de passivit qui dans la ralit expri-mentale ne paraissent pouvoir tre isols ni dfinis sparment, ni raliss part lun de lautre. Ni repos absolu, ni pur agir : voil ce qui nous est donn comme la loi de tout devenir, de tout tre contingent, de toute exprience posi-tive.

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    Et pourtant aurions-nous la notion soit de la passivit, soit de laction, si nous ne concevions ncessairement un vritable agir comme ltat positif au-quel se rfre, implicitement mais rellement, toute notion dun repos, dune passivit qui ne serait pas un simple et impossible nant ? Il faut donc nous tourner du ct de la mtaphysique pour chercher une issue ces premiers conflits qui nous interdisent larrt sur des positions matriellement et intellec-tuellement intenables. Il ny a rien dinactif puisque, selon ladage mdival dj rappel, ce qui nagit pas nest pas. Aussi Leibniz, qui dj, en savant, avait substitu lerreur cartsienne de la pure inertie la notion physiquement prouve de la force vive, a-t-il, en philosophe, justifi, non plus dans le monde exprimental des phnomnes, mais dans lordre ontologique, la vrit dun agir constitutif et inhrent toute existence mme la plus lmentaire. Mais, en cet ordre suprieur, ne sest-il pas trop facilement content de vues gnrales et na-t-il point t ramen de ruineuses confusions, prcisment parce quil a trop ml ses vues scientifiques des thses mtaphysiques assujetties encore des analogies trop peu critiques ?

    Avant de tenter les discriminations ncessaires, rsumons encore les certi-tudes acquises do nous devons prendre lan pour passer outre. Sous lapparente torpeur et stagnation, il y a donc toujours force vive, nergie accu-mule, activit intestine, mouvement molculaire, force dexplosion dont nos physiciens et nos chimistes contemporains tudient la prodigieuse condensa-tion en cela mme [57] que Pascal nommait un raccourci datome . Mais en mme temps dans cette effervescence universelle dont les vitesses molculaires et les structures indfiniment varies et rgles dpassent nos imaginations et nos calculs, se trouvent partout aussi des limitations, des rsistances, bref des ractions et des passions, sans lesquelles lagir semblerait se dtendre dans un vide inconcevable et svanouir en pure perte : tant il est malais de supprimer ou de raliser vraiment la notion de laction qui semble ne se poser pour nous que grce cela mme qui en est la ngation et qui ne peut exister seul non plus (5). Et pour prsenter cette thse plus volue sous la forme presque en-fantine dont nous tions partis tout lheure, ne faudrait-il pas dire quen effet cest seulement par une fiction que le tmoin que nous sommes parle, pour lui

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    et pour tout le reste, dune immobilit faisant ressortir par contraste des mou-vements particuliers et des action