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Le bonheur aujourd'hui Une lecture éthique de quelques oeuvres theâtrales de Michel Tremblay Claire Lecoupe Thèse présentée pour répondre aux exigences partielles de la Maftrise interdisciplinaire ès arts-humanités, (Interprétation et valeurs) Université Laurentienne Sudbury (Ontario) CANADA (705) 675- 1 1 5 1 Décembre 1 997 O Claire Lecoupe 1997

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Le bonheur aujourd'hui Une lecture éthique de quelques oeuvres theâtrales

de Michel Tremblay

Claire Lecoupe

Thèse présentée pour répondre aux exigences partielles de la

Maftrise interdisciplinaire ès arts-humanités, (Interprétation et valeurs)

Université Laurentienne Sudbury (Ontario) CANADA

(705) 675- 1 1 5 1

Décembre 1 997

O Claire Lecoupe 1997

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Acquisitions and Acquisitions et Bibliographie Services seMces bibliographiques

395 WeUngton Saeet 395, rue Wemgtm -ON K1AON4 OttawaON K1AON4 Canada canada

The author has granted a non- exclusive licence ailowing the National Library of Canada to reproduce, loan, distxibute or seli copies of this thesis m microform, paper or electronic formats.

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L'auteur a accordé une licence non exclusive permettant a la Bibliothèque nationale du Canada de reproduire, prêter, disbniuer ou vendre des copies de cette thèse sous la forme de microfiche/nIm. de reproduction sur papier ou sur format électronique.

L'auteur conserve la propriété du droit d'auteur qui protège cette thèse. Ni la thèse ni des extraits substantiels de celle-ci ne doivent être imprimés ou autrement reproduits sans son autorisation,

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MURENTIENNE

School of Gradme Sardies and ResearchEcole des etudcs supérieures et de la recherche

Name of Candidate Nom du candidat Lecoupe, Ciaire Monique

Degm Date of Defeact Diplôme Maîtrise lotcrdisdphake ès arts en hnmnnirhs,

(intuprékion et vaïeiirs) Date de la Soutenance

Thesis Examirsers/Examinateurs de Thèse:

Approved for the School of Graduate Smdies Approuve pour l'Ede des études supérieures

(Extcrnnl Examinere teur externe) W Ancire Mineau

D i t o r teur

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Résumé

L'hypothèse centrale de ce travail interdisciplinaire est que l'éthique communautarienne élaborde par des auteurs comme Alasdair Maclntyre et Charles Tayior rend compte de manière adéquate de notre condition morale actuelle. Pour vérlier cette hypothèse, on prend pour objet d'analyse une oeuvre littéraire représentative de la situation moderne: celle du dramaturge québécois Michel Trem blay.

L'exposé comporte deux parties. Dans la première partie sont présentés les fondements de l'éthique communautarienne. On répond par la même occasion à certaines critiques qui lui ont été faites et qui appellent d'importants correctifs.

La seconde partie procède à l'interprétation de certaines oeuvres théatrales de Michel Tremblay en s'appuyant sur les concepts éthiques exposés dans la première partie. L'application d'une théorie philosophique a cette oeuvre littéraire est auparavant justifiée.

Au terme du travail, le recours à I'éthique communautarienne pour rendre compte de la condition morale actuelle s'avère un bon choix. La lecture éthique de Tremblay met en évidence certains aspects essentiels de notre condition morale, en particulier l'importance de la recherche du bonheur et ses conditions.

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Je dédie cet ouvrage à Aline (Barbe) Lecoupe, ma mère,

dont la compréhension m'a soutenue tout au long de ce travail.

A la mémoire de mon père, Guillaume Lecoupe, 1925-1 994.

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Remerciements

Mon directeur, Lucien Pelletier, Jamais sans toi.. .

Ma chère soeur Francine Lecoupe, mon beau-frère Vincent, et Philippe et Eiise Vertolli, et mon cher frère Marc, Lorraine "my favorite sister-in-laW, et Chantale et Eric Lecoupe, merci pour votre soutien.

Merci à Elias Zilkha et B Sophie Parent, dont j'ai fini par comprendre l'humour montréalais.

Stephanie Seed, We've seen each other through good times and bad. My trust and confidence in you will have few parallels. my dear Friend.

Dr. Brian Aitken, for talking me into 4th year and beyond.

Dr. Vladimir Berens, for miscellaneous advice, semper ubi sub ubi.

For Dr. Garry Clarke, I will never forget the uphilosopher's house". Rest in peace, Dr. Clarke.

Dr. Vincent Di Norcia, 1 took your class in Business Ethics and look what happened, Ciao bello!

To my betoved friends in the Pub. my Laurentian "experiencen was, indeed, very colourf ul .

Special thanks to: Doug Atkinson, for 'serious' laughter and 'steady' advice; Dr. Tony Beswick, for seeing me through the rocks and the hard places; Gerard Farand, for also going back to school at 30-something; Rick Hauta, for always being in a good rnood; Rachel Lapointe, for amazing luck with lotteries and beer sales; Dr. Marcel Leach, for the physics of relationships; Dr. Robin Michel, for cerebral gallantry; Richard Morin, for the continuous supply of funny stories; Robert Neville, for the driving lessons; Dr. Peter Simpson, for help with the word help.

Finally, Thanks to Aliçon and Alan McCambridge, for my north of 60' vacations.

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Table des matières

Introduction

Première partie: Principes de l'éthique communautarienne

Cha~itre 1: La moralité moderne selon Alasdair Maclntvre

a) Origines de notre situation morale b) Caractéristiques de I'émotivisme c) Conséquences de I'érnotivisme d) La moralité actuelle

Chapitre 2: Une éthiaue du bonheur et de la vertu

a) Cid& du bien dans le jugement moral b) L'intelligibilité de la vie morale c) La notion de pratique d) L'unité narrative de la vie humaine e) La notion de tradition f) La vertu et le bonheur selon Aristote

Cha~itre 3: La vertu dans la modernité

a) Limites de Maclntyre. Le projet de Charles Taylor b) L'idéal d'authenticité

Deuxième partie: Une lecture du théâtre de Michel Tremblay

Chapitre 4: ProblBmes de méthode

a) La littérature et le réel b) Sélection du corpus

Cha~itre 5: Intemrgtation des ~ iéces sélectionnées

a) Catégories d'interprétation b) Les conventions c) Le soi émotiviste d) La recherche d'authenticité

Conclusion: Tremblay moraliste

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Introduction

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Le présent travail a pour origine diverses attirances que nous

avons ressenties et tenté de clarifier. La première attirance est celle

qu'a exercée sur nous la philosophie grecque et, en particulier,

l'éthique d'Aristote. Cette pensée nous a plu parce qu'elle considère

le bonheur comme le but de l'action humaine, mais aussi parce que

ce bonheur n'est pas considéré comme l'objet d'une stratégie: le

bonheur est, plutôt, une manière d'être qui se construit a travers les

expériences de la vie. La moralité, pour Aristote, ne consiste pas à

suivre des principes ou des règles rigides, mais à savoir comment

agir dans des circonstances particulières, et seul l'individu qui se

trouve dans telle ou telle situation est en mesure de décider ce qui est

bon pour lui.

Un autre attrait est davantage personnel. Etant Franco-

Ontarienne, nous avons été en contact étroit avec deux cultures dont

nous avons tâché de retenir le meilleur. Or, après avoir vécu

plusieurs années dans chacunes des métropoles de ces cultures,

Toronto et Montréal, nous ressentions une plus grande affinité avec

Montréal, son style de vie, la manière d'être de ses habitants, sans

que nous puissions expliquer ce sentiment de manière précise. Mais

une telle préférence, pour quelqu'un qui est à la jonction de deux

cultures, est lourde de signification. En un sens, le travail qui suit est

un effort pour comprendre la raison de ces deux attraits et donc,

aussi, pour mieux nous comprendre nous-même. Nous étions

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convaincue, au départ, que les diverses préférences qui viennent

d'être exposées avaient des points communs qu'il fallait clarifier.

A cette fin, la première chose à faire nous a semblé de

comprendre pourquoi l'éthique aristotélicienne exerce aujourd'hui un

certain pouvoir d'attraction. Sa préoccupation pour le bonheur est

séduisante. si l'on considère que la culture moderne est marquée par

un rationalisation croissante dans tous les domaines, où prédominent

des impératifs d'utilité et d'efficacité. Dans ce contexte actuel, la

réflexion sur les fins de la vie humaine et, en particulier, sur le

bonheur, semble négligée. Le bonheur, pour bien des gens, se réduit

à quelque chose d'extérieur: être bien vu, avoir un statut social,

posséder. La recherche intérieure de bonheur est mise de côté, ce

qui engendre bien des insatisfactions.

En poursuivant ces réflexions, nous avons rencontré quelques

ouvrages contemporains en théorie éthique qui s'efforcent de

montrer la pertinence de certains aspects de l'éthique aristotélicienne

pour aujourd'hui. Rien ne pouvait mieux cadrer avec nos

préoccupations. Ce courant éthique est appelé <<éthique

corn mu na ut arienne^> parce que, comme on le verra, on y accorde

beaucoup d'importance à la communauté des individus dans la

constitution du jugement moral.

Le chef de file de cette école de pensée est le philosophe

Alasdair Maclntyre, dont l'ouvrage principal, After Virtue, a paru en

1981. D'autres penseurs se sont ralliés aux principales thèses de

Maclntyre, notamment Michael Sandel, Michael Walzer, Martha

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Nussbaum et Charles Taylor. Ces auteurs ne s'entendent pas tous

sur certains points essentiels, mais tous s'accordent à reconnaître

I'actualité de l'éthique aristotélicienne et son pouvoir d'explication de

la condition morale moderne.

L'hypothèse centrale de notre travail est donc que l'éthique

communautarienne rend compte de manière adéquate de notre

condition morale actuelle. C'est ce que nous allons tenter de vérifier.

Voilà un objectif ambitieux, qu'il fallait préciser davantage.

Comme, en outre, notre travail doit avoir un caractère

interdisciplinaire, nous avons alors décidé d'utiliser la théorie éthique

communautarienne pour interpréter une oeuvre littéraire

contemporaine, celle du dramaturge montréalais Michel Tremblay.

Le choix de Tremblay a été fixé en discutant avec notre directeur de

thèse qui, tenant compte des circonstances biographiques déjà

rapportées, nous avait d'abord fait cette suggestion. La lecture de

Tremblay fut un étonnement et une nouvelle expérience de

séduction.

Nous avons lu la pièce La Duchesse de Lanaeais à cause de la

première réplique: <<Ce soir, on ne fait pas l'amour, on se soÛle!~~1

Vers la fin de la pièce, la duchesse dit: <<On pense qu'on a pas de

coeur, pis on se rend compte tout d'un coup que c'est tout ce qu'y

nous reste!>,* Le tour était joué: il fallait que nous lisions une autre

pièce, et encore une autre. Quelques heures de lecture plus tard, il

Michel Tremblay. Théâtre 1, Montréal. Lemeac-Actes Sud. 1991. p. 79.

* m . . p 9 3 .

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ne nous semblait pas important que les personnages soient des

marginaux, les premiers dont nous ayons fait connaissance, ou des

gens mal pris: ils avaient tous quelque chose à dire et nous

ressentions un choc curieux.

Nous avions en main un problème fort intéressant. II faut

savoir, en effet, que I'oeuvre de Tremblay se situe fort loin, à

première vue, de la réflexion éthique. Le théâtre de Tremblay

provoque, surprend et choque. Ses personnages sont des

marginaux ou encore des gens qui se sentent emprisonnés et

étouffés par la maudite vie plate.. II s'expriment en ~joual~>, qui est

la forme dialectale du français parlé au Québec. Ce dernier fait a

beaucoup choqué, à l'origine, c'est-à-dire dans les années soixante

et soixante-dix. La première pièce de Tremblay, Les Belles-Soeurs, a

connu un grand succès autant, sinon plus, pour son utilisation du

parler populaire montréalais, que pour sa description très précise

d'un groupe de femmes. Puis, au fur et à mesure que les pièces et les

romans apparaissaient, I'oeuvre de Tremblay a connu une influence

sans cesse croissante. Au fil des pièces (et des romans) Tremblay

fait souvent intervenir les mêmes personnages, ou il en parle

indirectement, ce qui permet au lecteur de se familiariser toujours

plus avec ce que la communauté littéraire appelle maintenant

dunivers de Trernblay)~. A travers tous ces personnages, Tremblay

dépeint le mal de vivre du peuple ordinaire.

Dans sa pièce Sainte Carmen de la Main (datée de 1975) il

tente une explication métaphorique de sa mission d'artiste-écrivain.

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Le propriétaire

que sa vedette

d'un bar-club sur le boulevard Saint-Laurent voudrait

Camen reprenne ses vieilles chansons western, mais

Carmen, elle. résiste parce qu'elle a trouvé sa mission et ne peut la

trahir:

J'peux pus leur parler de mes fausses peines d'amour après leur avoir chanté leur vrais malheurs! J'ai pas le droit! Chus contente, parce que j'peux pus reculer. Qu'y'arrive n'importe quoi, j'vas être obligée de continuer. d'aller plus loin, à c't'heure. C'est-tu assez merveilleux, y'a pas de r'venez-y!3

Mais cette radicalité de l'artiste risque de provoquer, de

déranger les idées reçues, y compris en morale. On peut se

demander si une théorie éthique, quelle qu'elle soit, peut rendre

compte d'une oeuvre aussi dérangeante que celle de Trem blay.

Entre la théorie et la vie (telle du moins que la représente Tremblay),

n'y a-t-il pas un fossé infranchissable?

Le travail qui suit propose donc une lecture éthique de l'oeuvre

théâtrale de Michel Tremblay afin de vérifier la pertinence de cette

théorie morale que l'on nomme <<éthique communautarienne>>. Le

théâtre de Tremblay est très représentatif de la vie quotidienne et ses

personnages bigarrés sont un bon reflet de la complexité de

l'aventure humaine et de sa quête du bonheur. Cette oeuvre va donc

nous servir de pierre de touche pour éprouver la validité de la théorie

éthique communautarienne issue de Macintyre et, à travers lui,

d'Aristote.

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La lecture éthique que nous entreprenons est assez originale.

Bien sûr, les études sur Tremblay abondent. Mais ce sont

principalement des lectures socio-politiques. Dans les années

soixante-dix, le Québec était en pleine évolution et l'oeuvre littéraire

de Tremblay a contribué de façon essentielle à la prise de conscience

de l'identité québécoise. II n'est que normal, dès lors, qu'on en ait fait

un commentaire avant tout social et politique. Quant à une lecture

éthique, cela paraissait beaucoup moins évident. II semble

paradoxal, voire ridicule de parler d'éthique dans le cas d'une oeuvre

qui donne la parole à des personnages plutôt excentriques,

marginaux, en rupture avec les conventions sociales. A bien des

égards. c'est une oeuvre volontairement anti-éthique. Notre tâche

sera de montrer que par là précisément, elle rend compte de la

situation morale actuelle, qui exige d'être repensée à neuf. Ce défi,

l'éthique cornmunautarienne nous semble l'avoir relevé.

Notre exposé comporte deux parties. Dans la première, nous

présentons les fondements de l'éthique communautarienne, en nous

appuyant sur l'ouvrage de Maclntyre After Virtue. Nous ferons part,

cependant, de certaines critiques justifiées qui ont été faites a

Maclntyre et qui appellent d'importants correctifs. C'est pourquoi

nous ferons suivre notre étude de cet auteur par un point de vue

complémentaire, celui de Charles Taylor.

Dans la seconde partie, nous procédons à l'interprétation de

certaines oeuvres théâtrales de Tremblay en nous appuyant sur les

concepts éthiques rapportés dans la première partie. Auparavant,

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nous aurons justifié notre application d'une théorie philosophique à

une oeuvre littéraire. Le commentaire élaboré permettra de vérifier,

en conclusion, si le recours à l'éthique communautanenne pour

rendre compte de la situation morale actuelle, était un bon choix.

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Première partie

PRINCIPES DE L'ETHIQUE COMMUNAUTARIENNE

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Chapitre 1

La moralité moderne selon Alasdair Maclntyre

a) Oriaines de notre situation morale.

ttQuelle sorte de personne dois-je devenir?» La question

éternelle de la finalité humaine, ou telos, accompagne notre

recherche d'une moralité stable et justifiable. Les siècles nous

apprennent la variété des solutions proposées. II y a eu à ce sujet des

théories importantes aussi bien au niveau social, esthétique, politique

et théologique qu'au niveau moral. La pensée de nos prédécesseurs

informe le temps présent et en faire la revue nous permet de mieux

comprendre la nature du discours moral contemporain.

Dans After Virtue, Alasdair Maclntyre procède à un examen

attentif de certains traits qui à la fois distinguent la culture moderne et

la condamnent.' II nous présente la moralité moderne comme le

résidu d'une totalité théorique et pratique oubliée ou abandonnée en

grande partie au fil des siècles. Notre moralité est le résultat d'une

série de transformations où la société a perdu peu à peu ses liens à la

tradition*; cela a produit un état de confusion morale dont témoigne

Alasdair Maclntyre, After Virtue: A Studv in Moral Theorv, 2e édition. Universrty of Notre Dame Press, 1984, chapitres 1 9.

2 a. .. dl those various concepts which inform our moral dixourse were originaily at home in larger totalities of theory and practice in which they enjoyed a role and function supplied by contexts of which they have now been deprived.~, Ibid- p. 10.

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notre culture émotiviste, incapable de trouver un point de repère

constant et stable pour son discours moral.3 II est important de

rappeler l'héritage prémodeme et préchrétien afin de comprendre le

rôle qu'ont joué la pensée téléologique et la pensée religieuse dans le

domaine moral avant et pendant les Lumières.

Les anciens Grecs s'intéressaient au bien de I'homme tout au

long de la vie humaine, c'est-à-dire qu'ils considéraient l'homme du

point de vue de sa finalité. Le discours moral public incorporait une

compréhension de la nature humaine et des vertus dont l'exercice

guidait la raison des hommes dans leurs rôles personnels et

politiques. La pensée et la pratique étaient orientées par un idéal

collectivement partagé et respecté dans tous les secteurs d'activité.*

Maclntyre nous rappelle aussi l'illustre projet des Lumières,

celui d'une justification rationnelle de la moralité, indépendamment

des theones théologiques, légales et esthétiques qui dominaient le

discours traditionnel. Une nouvelle classe de gens instruits et la

pratique de la philosophie s'étaient liées de manière à créer une

opinion publique.5 La sécularisation de la pensée a été la première

étape notable de cette période. Le nouveau pouvoir de raisonner a

a... the distincüvely modem standpoint [is that] which envisages moral debate in terms of a confrontation between incompatible and incommensurable moral premises and moral cornmitment as the expression of a criterionles choice between such premises, a type of choice for which no rational justification can be given.~, Ibid, p. 39. A la page 6: aThere seems to be no rationai way of securing morai agreement in our culture.,,

aTo be a gooâ man will on every Greek view be at le& ciosely allied to being a good citizen.-. lbid., p. 135.

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servi à déconstruire les règles établies en séparant les motifs

traditionnels de l'agir moral du répertoire des intentions et des

émotions humaines. La volonté de tout soumettre à la raison a

anéanti peu à peu le fondement des croyances traditionnelles. Une

importante conséquence de cette rationalisation a été le rejet de

l'autorité qu'exerçait la loi divine sur le domaine moral. Une deuxième

conséquence a été le rejet éventuel de la conception aristotélicienne

de la vie humaine et de la nature humaine. Cette conception se

fondait sur l'idée d'un bien à atteindre, ou telos.

Les Lumières ont vu s'effriter de plus en plus le consensus sur

le caractère de la nature humaine et sur les arguments supportant les

règles morales conçues par la raison. Le langage de la moralité a

laissé progressivement échapper le sens des énoncés traditionnels,

au point qu'ils ne pouvaient plus seMr aux fins de la morale.

L'autorité du raisonnement devint la seule mesure de tout discours;

mais elle ne reflétait plus les contextes habituels de la conduite

sociale ou du comportement rnoral.6 L'échec éventuel de ce projet

vient de l'impuissance de la raison à corriger les désirs et les passions

du caractère humain, à expliquer rationnellement les fins de la vie

humaine et à soutenir les relations hiérarchiques dans les familles et

dans la culture. L'échec du projet vient de l'impuissance de la

œ... the concepts we employ have in at least some cases changed their character in the past three hundred years; the evafuative expressions we use have changed their meaning. In the transition from the variety of contexts in which they were originally at home to our own mntemporary culture 'virtue' and 'justice' and 'piety' and 'duty' and even 'ought' have becorne other than they once were.~, Ibid-, p. 10.

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philosophie à remplacer la loi divine dans son rôle de justifier la

moralité?

Le projet de trouver une base rationnelle pour la moralité passe

par le renoncement subtil à certains des critères qualificatifs de la

morale des anciens temps. Le langage du discours moral et

I'intelligibilité des concepts moraux subissent une détérioration où le

sens du vocabulaire traditionnel est privé en partie de son contenu

social et politique. De nouveaux mots et concepts apparaissent et

accompagnent les anciens mots; ceux-ci, du même coup, sont

écartés de leur sens propre par le nouveau pouvoir de

l'argumentation raisonnée. Le résultat final est la disparition d'une

rationalité morale unique3 En revanche, l'absence d'une moralité

partagée assure l'émergence de l'individu, qui constitue pour une

bonne part le couronnement de la période des Lumieres.9

Le soi autonome, libéré du théisme, de l'ancien vocabulaire, de

ses rôles traditionnels et de son identité provenant de la société et de

sa famille, s'est manifesté vers la fin des Lumières par la surprenante

découverte du choix arbitraire que chaque personne fait relativement

-In a world of secular rationality religion could no longer provide such a shared background and foundation for moral discourse and action; and the failure of philosophy to provide what religion could no longer furnish was an important cause of philosophy Iosing its central cultural role and becoming a marginal, nanowly acadernic subject.~, Ibid., p. 50.

-The project of providing a rational vindication of rnorality had decisively failed; and from henceforward the rnorality of our predecessor culture -- and subsequently of our own - lacked any public, shared rationale or justification.^, Ibid., p.50.

arhe] emergence [of the concept of the autonomous moral subject] invoived a reiection of all those Aristotelian and quasi-Aristotelian views of the worid in which a teleological perspective provideci a context in which evaluative claims functioned as a particukr kind of factual claim. m, p. 77.

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à ses croyances, ses préférences et ses attitudes? L'individu fut

célébré pour sa capacité à nier les responsabilités et les loyautés qui

auparavant avaient déterminé d'avance son raisonnement, ses choix

de comportement et de conduite aussi bien que son rang social. Bref,

tout ce qui était disponible à chaque membre d'une société pour

s'orienter et pour faire son chemin dans la vie avait cessé d'exister,

ou du moins les repères traditionnels de compréhension s'étaient

transformés. L'intelligentsia s'est félicitée d'avoir abandonné tous les

modèles traditionnels imposés par la culture, ainsi qu'une conception

de la vie humaine en tant qu'ordonnée à une fin déjà déterminée.11

En acquérant sa souveraineté, l'individu apprenait à faire usage de sa

volonté propre, d'un langage moral et d'une pensée dépouillés de

toute tradition et de toute règle? Le consensus moral du passé a fait

place une fois pour toutes à la modernité au moment où s'est

imposée la tendance de l'individu à s'affirmer indépendamment des

autres. Le langage moral et l'apparence d'une moralité ont persisté,

selon Maclntyre, mais dans un état de désordre.13 Après les

Lumières et l'utilitarisme au dix-neuvième siècle, la moralité a glissé

Io . F e ] eiement of arbitrariness in Our moral culture was presented as a philosophical discovery -- indeed as a discovery of a disconcerting, even shocking. kind - long before it became a cornmonplace of everyday discourse. n, Ibid-, p.39.

a... many of those who lived through this change in our predecessor culture saw it as a deliverance both frorn the burdens of traditionai theism and the confusions of teleological modes of thought.~, Ibid.. p. 60.

l2 a... the individual moral agent. freed from hierarchy and teleology. conceives of hirnself and is conceived of by moral philosophers as sovereign in his moral authority.~. Ibid., p. 62.

'3 a... the Ianguage and the appearances of morality persist even though the integral substance of morality has to a large degree been fragmented and then in part destroyed.,, lbid.J p. 5.

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vers I'émotivisme, la plus influente philosophie morale du vingtième

siècle.14

b) Caractéristiques de I'émotivisme.

L'émotivisme est une manière de voir selon laquelle tout

jugement moral est simplement I'expression des préférences, des

attitudes ou des sentiments de l'individu. Ce qui fait la véracité de son

jugement moral, c'est désormais simplement son pouvoir d'influencer

autrui. On assiste ici à une coupure entre le jugement moral et le

jugement sur les faits. S'il y a un élément factuel dans un jugement, la

raison le distingue facilement parce qu'il y a toujours moyen de

vérifier la vérité ou la fausseté des faits évoqués.15 Par contre, il est

impossible de prouver le jugement moral, étant donné qu'il est

purement une expression personnelle. L'érnotivisme ne tient pas

compte de la différence dans la façon dont nous utilisons le jugement

moral parce qu'en tant que théorie morale, il ne fait aucune distinction

entre l'expression personnelle comme telle et celle qui entraîne autrui

à changer sa ligne de conduite ou son opinion.

Selon ses fondateurs, I'émotivisme est une théorie à propos du

sens des phrases exprimant le jugement moral. Selon C.L.

Stevenson, par exemple, l'énoncé Ge la est bon,) signifie à peu près,

l4 =The history of utilitarianism thus links historically the eighteenth-century project of justifying morality and the twentieth century's decline into emotivism-m, Ibid.. p. 65.

' 5 aFactual judgrnents are ttue and fafse; and in the realm of fact there are rational criteria by means of which we may secure agreement as to what is true and what is fafse.~, Ibid.> p. 12.

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<J'approuve cela, fais de rnêrne>O De cette manière, les énoncés

moraux sont réduits à l'expression de préférences subjectives. Mais

cette définition ne suffit pas, selon Maclntyre, à expliquer comment

l'expression de préférences paMent à produire l'accord d'autmi. On

ne comprend cela que si I'on considère le jugement ou l'argument

moral en deux sens: comme étant un exercice de raisonnement,

(une assertion expressive) et l'expression d'un souhait d'amener

autrui à penser comme nous.17 Pour réaliser l'accord moral, le

langage de I'argument procède alors soit directement, soit

indirectement, dépendamment du contexte.

Dans le premier cas, la cause de I'accord ou de l'action est le

désir d'une personne d'obéir à une autre pour la raison offerte dans

un contexte personnel.18 Le désaccord, au contraire, vient du désir

de faire à son goût.

Dans le deuxième cas, I'accord est obtenu par l'utilisation d'un

critère prétendument impersonnel. On recourt a une raison <<morale>>

qui ne dépend pas de la relation entre les interlocuteurs et on ne peut

pas prendre appui sur un contexte personnel.19 Si I'on fait appel à

une raison impersonnelle, le devoir par exemple, c'est bien afin de

C.1 Stevenson, Ethics and Lanauaae, 1945, ch. 2; cité dans Ibid., p. 1 2.

K.. we simuItaneouçiy and inconsistentfy treat moral argument as an exercise of our rational powers and as a mere expressive assertion.^. Ibid.. p. 1 1.

aWhat reason-giving force the injunction has depends ... on the personal context of the utterance.., Ibid., p. 9.

a... the appeal is to a type of consideration which is independent of the relationship between speaker and hearer. Its use presupposes the existence of impersonal criteria - the existence, independently of the preferences or attitudes of speaker and hearer, of standards of justice or generosity or duty.., Ibid., p. 9.

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parvenir à un accord, mais une telle raison agit alors de façon à

cacher le désir personnel de convaincre. En recourant à un langage

impersonnel, celui qui énonce un jugement moral souhaite amener

I'autre à ses propres vues et non pas partager avec lui une vérité

morale. Maclntyre reconnaît la différence entre l'accord réalisé

explicitement sur la base du désir de l'autre et celui réalisé sur la base

de raisons prétendument objectives ou impersonnelles. II y a un lien

personnel clair dans le premier cas, qui est dissimulé dans le

deuxième cas?

La théorie émotiviste assimile l'un à l'autre le jugement moral

comme assertion expressive et le jugement moral comme méthode

servant à l'accord moral. Maclntyre constate qu'il vaut mieux

comprendre I'émotivisme comme une théorie portant sur une

manière d'utiliser le jugement moral, plutôt que sur le sens des

phrases utilisées dans l'expression de ses attitudes et de ses

sentiments, parce que le jugement moral y est vu sous l'angle de son

utilisation plutôt que de son sens.21

Résumons-nous. Dans I'érnotivisme, il existe une discordance

entre le sens et l'utilisation des jugements moraux parce que le sens

strict des phrases a tendance à brouiller leur utilisation, et vice versa.

Quand l'agent moral, par exemple, conscient du sens des phrases et

20 -The particular link between Me context of utterance and the force of the reaçon-giving which aiways holds in the case of expressions of personal preferences or desire is severed in the case of moral and other evaîuative utterances.=. Ibid.. p. 9. Voir aussi la page 13.

21 =We use moral judgments not only to express ouf own feelings and attitudes. but aiso precisely to produce such effects in others. m. l bid. . p. 1 2. Voir aussi les pages 1 3 et 68.

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des raisons qu'il peut employer pour s'exprimer et désireux d'éviter

un ton personnel, choisit un langage impartial, il se fait croire qu'il est

en train de s'exprimer rationnellement et qu'il s'adresse à la raison

d'autrui; pour que son discours ait l'influence escomptée, il est

important que ni lui ni son interlocuteur ne perçoivent clairement sa

motivation véritable. L'émotivisme est donc une doctrine qui

dissimule les intentions personnelles de I'agent moral sous un

langage à l'apparence soigneusement rationnelle. La démarche de

I'émotivisme est manipulative en ce que l'agent moral se persuade

qu'il fait appel à la raison et qu'il persuade autrui par des arguments

impersonnels.~ II croit s'exprimer rationnellement, mais sa volonté

d'influencer l'autre est présente tout de même dans son choix d'un

critère impersonnel parce qu'il n'existe pas de fondement rationnel à

la moralité émotiviste et, par conséquent, à ses jugements moraux.23

L'erreur de jugement consiste à croire à la rationalité de ce qui est

exprimé. Maclntyre maintient que I'émotivisme est une théorie de

l'utilisation des jugements moraux et non simplement une théorie

quant au sens des expressions morales de la personne. Cette

conclusion est la base sur laquelle repose son interprétation de la

moralité moderne.

22 u..- the agent hirnself might well be arnong those for whom use was concealed by meaning. He might well, precisely because he was self-conscious about the meaning of the words that he used, be açsured that he was appealing to independent impersonal criteria. when al1 that he was in fact doing was expressing his feelings and attitudes to others in a manipulative way. m. Ibid., p. 14.

*3 a... moral judgments. being expressions of attitude or feeling. are neither true or faise: and agreement in moral judgrnent is not to be secured by any rationaf method, for there are none. It is to be secured, if at all, by producing certain non-rational effects on the ernotions or attitudes of those who disagree with one.m, Ibid.. p. 12. Voir aussi la note 16.

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c) Conséquences de I'émotivisme.

Au fond, la moralité moderne et I'émotivisrne reposent sur des

bases irrationnelles, mais cela n'est pas évident avant le vingtième

siècle.24 Selon Maclntyre, il y eut un temps où l'on pouvait prétendre

à une compréhension rationnelle de la moralité et à l'utilisation de

principes plus ou moins justifiés.% Mais I'émotivisrne ignore cela

complètement puisque la théorie affirme que tout principe invoqué

dans un argument moral est depuis toujours l'expression personnelle

de I'individu.26 Puisque, semble-t-il, il n'y a pas de raisons ou de

règles universelles à la moralité, I'émotivisme a donné carte blanche

aux relations manipulatives entre les agents moraux d'une société?

Le soi moderne, autonome et émotiviste, se caractérise par le

choix arbitraire des croyances, des préférences et des attitudes; pour

cette théorie, il n'y a pas d'autres raisons pour choisir et pour

-Emotivism ... turns out to be, as a agent theory of use rather than a false theory of rneaning, connected with one specific stage in moral development or decline, a stage which Our own culture entered early in the present century.n, Ibid.. p. 18. A la page 20: the unrecognized philosophical power of emotivism is one clue to its cultural power.. À la page 22: -Emotivism has become embodied in our culture.-

La thése de Maclntyre repose sur sa croyance qu'il y a une différence radicale entre la pensée morale du passé et celle d'aujourd'hui. aEmotivisrn ... rests upon a daim that every attempt. whether past or present, to provide a rationai justification for an objective morality has in fact failed. It is a verdict upon the whole history of moral philosophy and as such obliterates the contrast between the present and the past embodied in my initial hypothesis. Wha? emotivism however did fail to reckon with is the difference that it would make to moraiity if emotivism were not only true but also widely believed to be true.~, Ibid.. p. 19. Voir aussi la page 22.

aWhat I have suggested to be the case by and Iargeabout our own culture -- that in moral argument the apparent assertion of principles functions as a mask for expressions of persona! preference - is what emotivisrn takes to be universaily the case. m, Ibid.. p. 19. Voir aussi les pages 14 et 1 8.

aWhat is the key to the social content of ernotivism? It is the fact that emotivism entails the obliteration of any genuine distinction between maniputative and non-manipulative social relations.~, lbid.. p. 23.

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défendre un point de vue. De plus, l'agent moral doit se débattre avec

lui-même parce que les raisons qu'il a de préférer telle opinion ou tel

choix sont elles-mêmes arbitraires. En faisant un choix et en

adoptant un principe soit implicitement, soit explicitement, la volonté

de l'individu accepte en même temps l'autorité qu'aura ce principe sur

lui-mêrne.28 II n'y a pas de bornes qui pourraient orienter son

jugement. De telles bornes devraient provenir de critères rationnels

pour développer son jugement moral; or, le soi n'en possède pas. II

passe d'un état arbitraire à un autre où tout est sujet à sa critique, y

compris ses propres choix; il se prétend neutre parce qu'il est capable

de se mettre à distance de toute situation afin de porter un jugement

de façon abstraite, détachée de tout critère particulier.29 Le soi

moderne et érnotiviste croit pouvoir penser librement ce qu'il veut,

comme il le veut9 Or, l'utilisation du jugement moral à des fins

d'expression de soi montre qu'il en va autrement: il est probable que

«The terminus of justification is ... a not further to be justified choice, a choice unguided by criteria. Each individual implicitly or explicitly has to adopt his or her own first principles on the basis of such a choice. The utterance of any universal principle is in the end an expression of the preferences of an individual will and for that will its principles have and can have only such authority as it chooses to confer upon them by adopting them. M, l bid.. page 20-21. Voir aussi la page 33.

aThe specifically modern self, the self that 1 have cailed emotivist, finds no Iimits set to that on which it may pass judgrnent for such Iimits could only denve from rationai criteria for evaluation and, as we have seen, the ernotivist self Iacks any such criteria. Every thing may be criticized from whatever standpoint the self has adopted, including the self's choice of standpoint to adopt. It is in this capacity of the self to evade any necessary identification with any particular contingent state of affairs that some modem philosophers, both analflical and exjstentialist, have seen the essence of moral agency. To be a moral agent is. on this view, precisely to be able to stand back from any and every situation in which one is involved, from any and every characteristic that one may possess, and to pass judgment on it from a purely universal and abstract point of view that is totalfy detached from dl social particularity.», Ibid.. p. 31 -32.

=This democratized self which has no necessary social content and no necessafy social identity can then be anylhing, c m assume any role or take any point of view, because it is in and for itself nothing. m. l bid., p. 32.

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les raisons qu'a l'individu d'adopter telle ou telle opinion reflètent

simplement des idées ambiantes, subséquemment adoptées en

croyant qu'elles sont en effet les siennes. L'apparence d'arbitraire

dans les choix suggère la possibilité que les choix des individus ne

sont pas vraiment les leurs, mais qu'ils relaient simplement les

opinions dominantes dans la société. Et ces opinions morales

dominantes reposent elles-mêmes sur un choix arbitraire.

La conséquence de la réduction de la moralité à des choix

purement arbitraires est le caractère évanescent du soi émotiviste. II

y a certes une continuité temporelle dans ses choix, mais il n'y a pas

de fil conducteur, d'intelligibilité à son histoire.31 On ne peut pas

comprendre le soi érnotiviste parce qu'il se meut d'un état arbitraire à

un autre, sans être ancré dans son identité sociale et farniliale.32

L'émotivisme divise l'individu en une sphère personnelle et en une

sphère sociale.33

3' .The self thus conceived, utterly distinct on the one hand from its social embodirnents and lacking on the other any rational history of its own, may seem to have a certain abstract and ghostly character.,, Ibid.. p.33.

32 =.The self is now thought of as lacking any necessary social idenfi. because the kind of social identity that it once enjoyed is no longer available; the self is now thought of as criterionless, because the kind of telos in terms of which it once judged and acted is no longer thought to be credible.~, Ibid., p. 33.

33 -The bifurcation of the contemporary social worM into a realm of the organkationai in which ends are taken to be given and are not available for rational scnRiny and a realrn of the personai in which judgment and debate about values are central factors, but in which no rational sodai resolution of issues is available, finds its intemaiization, its inner representation in the relation of the individuai self to the roles and charaders of social Me.=, l$& p. 34.

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d) La moralité actuelle.

Toute philosophie morale cherche à montrer comment elle se

réalise dans le monde en décrivant la relation de l'agent moral à ses

motifs, ses intentions et ses actions.% Dans le passé, les philosophes

ont décrit minutieusement la façon dont la moralité courante était

incorporée sociale ment.^ Par contre, I'émotivisme n'exige pas de

description des relations sociales ou du caractère humain, parce qu'il

se limite à la capacité de l'individu d'atfirmer ses préférences, ses

attitudes et ses sentiments aussi bien que d'exprimer ses jugements

sur le monde. L'émotivisme ne suscite aucune discussion sur les

effets du contact entre individus et par la suite sur les relations

sociales manipulatives ou non rnanipulatives.36 Cette discussion,

c'est Maclntyre qui l'entreprend, par son analyse des raisons offertes

pour produire l'accord moral. C'est à travers ses relations

personnelles et ses conflits sociaux, de même que les institutions

formatrices de notre culture, que le soi moderne apprend à se

connaître.

La question initiale: <<Quelle sorte de personne dois-je

devenir?,,, se traduit de nos jours par: <<Quelles règles vais-je suivre

34 -A moral philosophy - and ernotivism is no exception - characteristically presupposes a sociology.», Ibid.. p. 23.

35 =Soma moral philosophers in the paçt, pemaps most. have understood [the social embodiment of any moral philosophy] as itseff one part of the task of moral philosophy.n, lbid-, p. 23.

36 -The sole reaiity of the distinctively moral discourse is the atternpt of one will to align the attitudes, feelings, preference and choices of another with its own. Others are always means, never ends-m, Ibid., p. 24.

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et pourquoi?>> .37 La question moderne n'est pas surprenante si nous

nous rappelons l'expulsion de la pensée téléologique pendant le

siècle des Lumières. Ce qui compte aujourd'hui, c'est non pas le bien

de l'homme, mais plutôt le bien-être de l'individu et les règles

nécessaires à ce bien-être? Les qualités de la nature humaine sont

prises en compte dans la seule mesure où elles amènent I'individu à

suivre les règles appropriées.39 Toute situation nouvelle impose à

I'individu de deviner les règles à suivre. Le point de vue moderne

consiste à subordonner les vertus morales à la justification préalable

des règles et des principes importants. Maclntyre, lui, suggère que

l'étude de la vertu doit passer avant l'étude des règles. conformément

au point de vue classique et traditionnel9

II devient donc nécessaire de faire l'examen de la moralité

traditionnelle afin de comprendre comment l'être humain était conçu

avant les Lumières. En retrouvant les concepts fondamentaux de la

pensée traditionnelle, nous serons capable de comparer notre

situation morale à celle des anciens temps.

37 the primary question from [the] standpoint [of characteristically modem moralities] has concerned rules: what niles ought we to follow? And why ought we to obey thern?-, Ibid., p. 118-1 19.

38 -Rules become the primary concept of the moral life.~, lbid.J p. 11 9.

39 aQuaiities of character then generally aime to be prized only because they will lead us to foflow the right set of ru les.^, Ibid.. p. 1 19.

40 a... on the modem view the justification of the virtues depends upon some prior justification of the niles and principles; and if the latter become radically probfematic, as they have, so also must the former. ... we need to attend to virtues in the first place in order to understand the function and authority of rules ...m. Ibid, p. 11 9.

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Chapitre 2

Une éthique du bonheur et de la vertu

a) L'idée du bien dans le iugement moral.

La pensée traditionnelle prenait pour acquis que toute chose a

une finalité. Afin de juger la chose, il fallait comprendre sa fonction.

Quand une chose réalisée correspondait à sa fonction propre, elle

était considérée comme bonne. De même, le succès d'une personne

dans un rôle signifiait qu'elle avait rempli sa fonction.' II était

nécessaire de savoir à quoi s'attendre de la personne pour juger de

sa bonté, parce qu'il y avait un lien inséparable entre elle et la raison

qu'elle avait d'agir de telle ou telle façon. Ce lien servait de base à la

moralité traditionnelle.* II fallait connaître la finalité pour comprendre

la personne ou la chose parce que le critère du bien, nécessaire pour

juger l'action, faisait partie intégrante de la fonction.3

=... according to [the classical tradition] to be a man is to fiIl a set of rotes each of which has its own point and purpose: member of a family, citizen, soldier, philosopher, servant of Gad.-, Ibid.. p. 59.

aWithin [the] Aristotelian tradition to cal1 x good (where x may be among other things a person or an animal or a poiicy or a state of affairs) is to say that it is the kind of x which sorneone would choose who wanted an x for the purpose for which ~s are characteristically wanted.~, Ibid., p. 59.

a... we define 'watch' and 'famer' in ternis of the purpose or function which a watch or a farrner are characteristicaily expected to serve. It follows that the concept of a watch cannot be defined independently of the concept of a good watch nor the concept of a farrner independently of that of a good fumer; and that the criterion of something's being a watch and the criterion of something's k i n g a good watch - and so a i s for Yarmer' and for al1 other functional concepts -- are not independent of each other. ... Hence any argument which rnoves from premises which assert that the appropriate criteria are satisfied to a conclusion

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Ce lien s'est défait durant les Lumières parce qu'il semblait

alors impossible de définir rationnellement le bien.4 Puisqu'il n'y avait

pas d'accord à son sujet, la conception du bien a perdu

graduellement sa rationalité et son autorité, et le jugement mora

est venu à dépendre de moins en moins de l'action appropriée à

fonction. Plusieurs conceptions divergentes, souvent nouvelles,

bien furent émises et propagées dans les populations. Ces

différentes croyances morales ont engendré des conflits qui ont

perduré jusqu'à ce que se développe une tolérance pour les

conceptions morales de chaque individu, indépendamment des

représentations collectives quant à la finalité de toute chose (leur

bien) et à I'action relative à la fonction.5

Or, il n'était plus possible de conclure que telle ou telle fonction

avait été bien réalisée, parce que la conception du bien n'était plus

collectivement partagée. On cessa désormais de juger I'homme par

rapport à ses rôles, parce que la période des Lumieres fit de l'homme

un individu capable de s'exprimer indépendamment de son identité

sociale et familiale.6 Ces développements ont eu pour conséquence

which asserts that That is a good such-and-such', where 'such-and-such' picks out an item specified by a functional concept, will be a valid argument which moves from factual premises to an evaluative conclusion.^, Ibidda p. 58.

a... moral arguments within the classicai, Aristotelian tradition - whether in its Greek or its medieval versions -- involve at least one centrai functional concept, the concept of man understood as having an essential nature and an essentiai purpose or functbn; and it is when and only when the classicai tradition in its integnty has been substantiaily rejected that moral arguments change their character ..P, Ibid.> p. 58.

ait is only when man is thought of as an individual prior to and apart from al1 rotes that 'man' ceases to be a functionai concept.^, Ibld,. p. 59. Voir aussi la page 82.

Sur l'identité personnelle, voir plus bas la section 2.d (d'unité nanative de la vie humaine,).

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la destruction de la conception unitaire du bien et donc de la capacité

morale de lier l'homme à ses rôles ou la chose à sa fonction. II n'était

plus souhaitable de faire des obsewations factuelles en vue d'une

conclusion morale?

b) L'intelliaibilité dans la vie morale.

L'intelligibilité d'un jugement moral lui est conférée par le

contexte, c'est-à-dire le moment présent et les opinions

collectivement partagées! Tant que le jugement moral s'inscrit dans

le contexte d'une communauté, les interlocuteurs savent comment

aboutir a un accord sur un sujet moral. En ce sens, le contexte fournit

les détails circonstantiels nécessaires a la discussion et à la

compréhension.

Pendant les Lumières, le fondement moral traditionnel, celui de

la conception du bien et de la pensée téléologique, voit s'effriter le

contexte qui lui conférait son intelligibilité. Cette détérioration peut se

décrire selon deux étapes distinctes.

Dans un premier temps, la collectivité déclare ses convictions,

ses croyances et ses concepts. et développe des règles en

conséquence. L'agir moral repose donc sur un fondement

-Wflhin [the] tradition moral and evaluative statements can be calleci true or false in precisely the way in which ail other factuai statements can be so cailed. But once the notion of essential human purposes or functions disappears from moraIrty, it begins to appear implausible to treat mord judgments as factual statements.~, Ibid.. p. 59.

Pour ce qui suit. voir m.. p. 1 10-1 13.

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communautaire immédiat. Dans un contexte particulier, l'intelligibilité

d'une règle morale confirme l'autorité du fondement. Or, les règles

particulières et les contextes sont très abondants et à la longue, le

fondement glisse à l'arrière-plan. Dans un deuxième temps, un écart

s'établit peu à peu entre les fins morales pour lesquelles ce

fondement était tenu pour juste et celles du nouveau contexte.

En effet, toute pensée morale connaît une évolution. Au fil du

temps, les règles s'éloignent de leur contexte originel à cause de

I'abandon ou de l'oubli du fondement, des subtils changements

apportés au raisonnement moral, et sous l'effet d'événements

controversés. Le fondement est subséquemment séparé des

contextes et des règles originels. Cette transformation opérée à la

deuxième étape est importante parce que le fondement moral qui

auparavant fournissait l'intelligibilité au contexte et conséquemment

aux règles perd son actualité. Coupé de son fondement, l'agir moral

ne subsiste plus que par habitude ou par imitation. Sans de nouvelles

interprétations et justifications pour assurer son autorité, l'ensemble

de la moralité adopte une apparence d'arbitraire ou d'éclectisme.

La transformation de la moralité pendant la période des

Lumières peut se comprendre selon ces deux étapes. La moralité

collective a perdu graduellement son intelligibilité par l'abandon de la

pensée téléologique liée à l'idée du bien et par l'introduction de la

pensée individualiste. A la fin des Lumières, la moralité traditionnelle,

dépourvue de l'autorité de son fondement, n'avait plus de légitimité.

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La tâche de rendre intelligible la moralité moderne est très

ardue: il s'agit de rendre compte d'une transformation historique par

laquelle nous sommes passés d'un état moral stable, où les règles et

leur fondement sont en ordre, à un état moral fragmenté et sans

fondement, où les règles sont en désordre. Selon Maclntyre, seul

l'examen historique d'une culture pemet de comprendre comment

un ordre moral fragmenté a pu émerger d'un ordre moral bien fondé?

Pour Maclntyre, la moralité moderne se réduit à un ensemble

de fragments linguistiques qui sont les suMvances d'une époque

révolue. Les nombreux problèmes engendrés par une moralité

fragmentaire demeureront insolubles à la philosophie morale

moderne et aux théoriciens moraux jusqu'à ce que l'on comprenne

que seule une théorie histonque peut offrir une explication intelligible.

C'est à cette condition seulement qu'il sera possible de répondre aux

questions posées par la modernité et de comprendre les problèmes

contemporains.1o

=.-. the only adequate tnie story will be one which will both enable us to distinguish between what it is for a set of taboo rules and practices to be in good order and what it is for a set of such rules and practices to have been fragmented and thrown into disorder and enable us to understand the historical transitions by which the latter stage ernerged from the former. Only the wrib'ng of a certain kind of history will supply what we need.=, M., p. 1 13.

'O -A key part of my thesis has k e n that modem rnoral utterance and practice can only be understood as a series of fragmented suwivaJs from an older past and that the insoluble problerns which they have generated for modem moral theorists will remain insoluble until this is well understood. If the deontologicai character of moral judgments is the ghost of conceptions of divine law which are quite alien to the metaphysics of moderntty and if the teleologicaf character is similariy the ghost of conceptions of human nature and activity which are equalfy not at home in the modem worid, we should expect the problems of understanding and of assigning an intelligible status to moral judgrnents both continually to anse and as continually to prove inhospitable to philosophicai solutions.~, m., p. 11 0-1 1 1.

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Malgré sa critique de I'émotivisme, Maclntyre perçoit la

présence de qualités morales dans la vie moderne. II veut montrer

qu'un des concepts-clés de la morale traditionnelle, la vertu, devrait

continuer d'y jouer un rôle, même si les temps modernes ont peine à

percevoir et à reconnaître cela, tant cette vertu leur semble étrangère

à ce qu'ils sont. Maclntyre expose le concept de vertu à l'aide de trois

notions qui, chacune à sa façon, soutiennent la moralité collective:

les notions de pratique, d'unité narrative de la vie humaine, et de

tradition. Maclntyre ne prétend pas inventer ces notions:

simplement, il les reprend de la pensée traditionnelle et les transpose

dans un vocabulaire moderne. Elles constituent la structure

rationnelle, pas toujours évidente mais toujours présente, de la

moralité.1

La vertu est une notion complexe. A travers Inactivité, elle

englobe la vie entière de la personne. En outre, elle est constitutive

de l'identité d'une société. II faut procéder dans l'ordre suivi par

Maclntyre pour comprendre la nature de la vertu. Selon lui, chaque

étape s'ajoute à la précédente, la modifie et la réinterprète; on ne

peut pas régresser dans le développement de la description de la

vertu parce que le progrès de chaque étape vers une totalité

intelligible suppose l'étape précédente même si, il faut le noter, elle

ne la récapitule pas.12 II est possible de faire l'examen d'une seule

Ibid., p. 181-187.

M... there are no less than three stages in the logicai development of the concept which have to be identifieci in order, if the core conception of a virtue is to be understood, and each of these stages has its own conceptual background. ... Each later stage presupposes the earlier, but not vke versa . Each earlier stage is both modified by and reinterpreted in the Iight of, but aiso provides an essentiai constituent of each later stage. The progress in the

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partie de la vertu, mais cet examen sera forcément bref parce

qu'aussitôt engagé, on passe à un autre aspect concomitant, et ainsi

de suite. La complexité de la notion de vertu ne vient pas de la

quantité de ses éléments mais de l'impossibilité d'en isoler une partie

pour l'analyser. L'analyse de la moralité traditionnelle se révèle

interdisciplinaire, ce qui contraste avec les temps modernes où il

semble possible, voire souhaitable de discuter d'une chose en la

détachant de l'ensemble auquel elle appartient.

c) La notion de pratique.

Maclntyre emploie le mot «pratique. en un sens bien spécifique

dans After Virtue: <<Par une "pratique", j'entends toute forme

complexe et cohérente d'activité humaine socialement établie et

impliquant plusieurs agents, dans laquelle interviennent certaines

normes d'excellence qui la définissent en partie et qu'elle s'efforce

d'atteindre, réalisant ce faisant certains biens qui lui sont internes; le

résultat est une extension systématique des aptitudes humaines à

atteindre l'excellence et des conceptions humaines des fins et des

bien impliqués.~i3

deveioprnent of the concept is closely related to, although i? does not recapitulate in any straightforward way, the history of the tradition of which it forms the core. », I bid.. p. 1 86-1 87.

l3 -6y a 'practice' I am going to mean any coherent and cornpiex i o n of socially established moperative human activity through which goods intemal to that fom of activity are realized in the course of trying to achieve those standards of excellence which are appropriate to, and partially definitive of, that form of activity, with the resuit that human powers to achieve excellence, and human conceptions of the ends and goods involved, are systematically extendecl.., lbid p. 187.

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Un bien interne est un bien propre à une pratique: il offre une

raison de poursuivre une pratique pour elle-même. Par opposition,

un bien externe est la récompense sociale, comme l'argent ou le

prestige, qui découle de la participation réussie à une pratique.

Maclntyre utilise l'exemple du jeu d'échecs. En apprenant à jouer aux

échecs, le participant acquiert certains biens internes comme les

compétences d'analyse, de stratégie et de compétition. Ces biens

sont internes parce qu'ils définissent le jeu d'échecs. Avec le temps,

ils deviennent la raison non seulement de jouer et de gagner en telle

ou telle occasion mais aussi de jouer et d'exceller aux échecs quelle

que soit I'occasion.14

II existe sûrement de nombreuses façons de parvenir à ces

compétences; cependant, il y a des compétences propres aux

échecs, qu'on ne peut atteindre qu'en jouant aux échecs ou à un jeu

semblable. On ne parvient pas à ces biens sans effort. Pour toute

pratique, il existe des normes et des règles que tout nouveau

participant s'engage à apprendre avant même de pouvoir connaître

les biens internes à cette pratique. Les participants se rendent

compte de la qualité interne d'un bien parce qu'il se rapporte

uniquement à la pratique en question et parce qu'ils ont eu

l'expérience de ce bien suite à leur apprentissage.15 Seuls ceux qui

l4 =... there will come a time when the child will find in those goods specific :O chess. in the achievement of a certain highly particular kind of anaiytical skill, strategic imagination and cornpetitive intensity, a new set of reasons, reasons now not just for winning on a particular occasion. but for ûying to excel in whatever way the game of chess demands.~, Ibid,. p. 188.

=A practice involves standards of excellence and obedience to niles as well as the achievement of goods. To enter into a practice is to accept the authority of those standards and the inadequacy of rny own performance as judged by them. n, Ibid.. p. 190.

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connaissent les biens pertinents peuvent juger de leur degré de

réalisation.16 En outre, en s'engageant dans une pratique nous

apprenons aussi à reconnaître l'autorité de ses nones et de ses

biens et des lors, leur objectivité disqualifie toute approche

subjectiviste et émotiviste.17

Une pratique comporte de nombreux éléments qui lui sont

spécifiques, comme les habiletés et compétences techniques,

l'équipement ou les outils nécessaires, les règles et les normes de

l'exécution, les biens internes et externes à se mériter, l'excellence

recherchée, les résultats et le rendement, la raison et le but de

l'activité, les conséquences secondaires, etc. A cause de cette

complexité, il est souvent difficile d'expliquer en des mots les

jugements qu'on porte sur l'excellence atteinte au sein d'une

pratique. Bien que la faculté d'intuition permette à certains

participants ou connaisseurs de reconnaître la qualité d'une action,

surtout quand elle approche ou surpasse le niveau d'excellence

actuellement reconnu, toutefois l'appréciation véritable de

' 6 m... there are the goods internai to the pracüce of chess which cannot be had in any way but by playing chess or some other game of that specific kind. We cal1 thern internai for two reasons: first, as I have aiready suggested, because we can only specify thern in ternis of chess or some other game of that specific kind ... and secondly because they c m only be identified and recognized by the experience of participating in the practice in question. Those who lack the relevant experience are incompetent thereby as judges of interna! goods. n, Ibid., p. 188.

1 -ln the realm of pcactices the authority of both goods and standards operates in such a way as to rule out al1 subjectivist and emotivist analyses of judgrnent~, Ibid., p. 190.

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I'excellence n'est élaborée que par ceux dont la raison est informée

par le courage, la justice et I'honnêteté.18

En quoi, en effet, ces considérations sur les pratiques

concement-elles la vie morale? Pour Maclntyre, le fait de s'insérer

dans une pratique requiert certaines vertus. II faut nécessairement

se subordonner aux règles de cette pratique et prendre place dans

une relation hiérarchique avec ceux qui la connaissent mieux ou

moins bien que nous.19 En écoutant les autres, le participant apprend

les règles de la pratique, peut apprécier les rendements supérieurs

au sien, et peut tenter lui-même d'atteindre I'excellence. Tout cela

suppose la vertu, au sens où il faut accorder à soi-même et aux

autres ce qu'ils méritent; en d'autres termes, il faut être honnête, juste

et courageux, aussi bien dans son propre apprentissage de la

pratique qu'envers tout autre participant s'engageant dans la même

activité? Les biens internes d'une pratique sont partagés et ils

informent implicitement le rendement et les accomplissements. Si

l'innovation d'un participant améliore la pratique, autrement dit si le

participant réussit à élever le niveau des nomes et à redéfinir les buts

ou I'excellence, toute la communauté impliquée bénéficie de cette

'8 -For not to accept [the virtues of justice. courage and honestyl. ... ço far bars us frorn achieving the standards of excellence or the goods interna1 to the practice that it renders the practice pointless except as a device for achieving extemal goods~, Ibid.. p. 191. Ce thérne sera repris plus loin dans la section 2.f (a La vertu et le bonheur selon Aristote+

'9 -It belongs to the concept of a practce as I have outlined it ... that its goods c m only be achieved by subordinating ourselves within the practice in our relationship to other practitioners. A, Jbid., p. 191.

20 aEvery practice requires a certain kind of relationship between those who participate in it. Now the virtues are those goods by reference tu which, whether we like it or not, we define our relationships to those other people with whom we share the kinds of purposes and standards which infom practices. =, I bid.. p. 1 91 .

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reformulation du bien inteme.21 Posséder la vertu, c'est donc pouvoir

juger de la valeur relative d'une action grâce à la connaissance des

biens internes à cette pratique.

Aucune pratique ne possède un seul but, fixe et éternel: tout

progrès et tout but sont affectés par l'histoire de l'activité et par celle

de sa norme d'excellence. L'histoire, sous la forme d'une tradition,

conserve les accomplissements des participants qui dans le passé

ont fait avancer la pratique? Tout nouveau participant apprend aussi bien des participants présents que de ceux qui l'ont précédé parce

qu'il doit assimiler histoire de l'activité telle qu'elle s'est transmise de

génération en génération. II doit se soumettre à l'autorité du passé

parce que la fonction de l'honnêteté, du courage et de la justice est de

défendre l'idéal et la créativité des anciens participants dans le

présent ainsi que pour l'avenir.23 Il s'insère comme tous les autres

=Interna1 goods are indeed the outcorne of cornpetition to excel, but it is characteristic of them that their achievement is a good for the whole community who participate in the practice. n, Ibid,. p. 190-1 91.

4cPractices never have a goal or goals fixed for ail time -- painting has no such goal nor has phyçics -- but the goals themselves are transrnuted by the history of the activity. It therefore tums out not to be accidental that every practice has its own history and a history which is more and other than that of the improvement of the relevant technical skills.~, lbida p. 193- 194.

-To enter into a practice is to enter into a relationship not only with its contemporary practitioners, but also with those who have preceded us in the practice, particulariy those whose achievements extended the reach of the practice to its present point. It is thus the achievement, and a fortiori' the authority, of a tradition which 1 then confront and from which 1 have to leam. And for this leaming and the relationship to the past which it embodies the virtues of justice, courage and truthfulness are prerequisite in precisely the same way and for the same reasans as they are in sustaining present relationstiips within practices.~, lbid., p. 194.

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héritiers, dans la tradition de la pratique? On le voit déjà, la notion de

pratique fait intervenir celle de tradition.

Les pratiques ne se soutiennent pas elles-mêmes: il faut des

institutions qui s'occupent de la gestion des biens externes, parce

que toute pratique a besoin d'une institution ou d'une communauté

pour la supporter, et vice versa.*s Cependant, pratiques et institutions

sont en tension continuelle parce que les biens externes, comme le

pouvoir et l'argent, que l'institution se charge de contrôler et de

distribuer, peuvent non seulement corrompre les biens internes mais

mettre en danger la pratique elle-même? En ce sens, la participation

vertueuse à une pratique exerce un double rôle: résister à l'influence

de l'institution et maintenir les rapports obligatoires avec les

générations passées et à venir. La vertu s'apprend et s'exerce par la

voie de la pratique, mais tout en incorporant les normes et les

24 4 find myself part of a history and ... one of the bearers of a tradition. ... insofar as the virtues sustain the relationships required for practices, they have to sustain relationships to the past - and to the future - as well as in the present--, Ibid., p. 221.

25 aPractices must not be confused with institutions. Chess. physics and medicine are practices; chess clubs, laboratories, universities and hospitals are institutions. », Ibid-, p. 194.

26 dndeed so intimate is the relationship of practices to institutions - and consequently of the goods extemai to the goods intemal to the practices in question - that institutions and practices characten'stically fom a single causai order- in which the ideais and the creativity of the practice are aîways vulnerable to the acquisitiveness of the institution, in which the cooperative care for common goods of the practice is always vulnerable to the competitiveness of the institution. », Ibid., p. 194.

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attitudes sociales et politiques de I'institution.27 En conséquence, les

participants doivent s'attendre a des fluctuations dans la pratique?

L'intégrité d'une pratique dépend de son succès à maintenir la

tradition d'accomplissements dont elle est l'héritière. II faut la

participation vertueuse d'un certain nombre de membres, sinon la

pratique subirait une altération irrérnédiable.29 La vertu est un

support pour les biens internes; sans ces biens, seuls existeraient des

biens externes et la compétition serait l'attribut dominant de

I'institution.3o Maclntyre ne rejette pas la motivation de l'argent ou du

prestige parce que ce sont réellement des biens désirés dans la vie

humaine.31 Cependant, le danger que court une société motivée par

la poursuite des seuls biens externes est de faire disparaître les biens

internes, eux qui incitent les êtres humains à développer et exploiter

27 =The exerciçe of the virtues is itself apt to require a highiy determinate attitude to sciai and political issues; and it is always within some parücuiar community with its own specific institutional foms that we Iearn or faif to leam to exercise the virtues. rn, Ibid., p. 194-1 95.

** a..- because of the multiplicity of human practices and the consequent multiplicity of goods in the pursuit of which the Mues may be exercised - goods which will often be contingently incompatible and which wilf therefore make n'val claims upon our ailegiance - conflict will not spring solely from flaws in individuai character. u, Ibid.. p. 196-1 97.

29 -For the ability of a practice to retain its integrity will depend on the way in which the virtues can be and are exercised in suçtaining the institutionai foms which are the social bearers of virtues by at least çome of the individuals who embody it in their activities; and conversely the corruption of institutions is always in part at feast an eff ect of the vices. U, l bid.. p. 1 95.

30 a... in any society which recognized only extemal goods smpetitiveness would be the dominant and even exclusive feature.~, Ibid., p. 196.

31 a... extemal ggods ggeuinely are goods. Not only are they characteristic objects of human desire, whose allocation is what gives point to the virtues of justice and of generosity, but no one can despise them attogether without a certain hypocnsy. m. lbid.J p. 196.

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leurs habiletés aux fins d'une pratique? Le résultat serait qu'il n'y

aurait plus de raisons pour soutenir les pratiques et les institutions et

les communautés s'écrouleraient, privées des bien internes qui sont

à leur fondement.

L'exercice de la vertu se rapporte à la finalité, ou telos, de

l'homme, soit la bonne vie? II faut une structure pour englober les

pratiques, sinon la vie vertueuse serait fragmentée en ce qu'elle -

serait limitée à une pratique ou à une autre. Afin d'échapper à ce

problème, Maclntyre passe à la deuxième étape de sa discussion de

la vertu: la notion de l'unité narrative de la vie humaine. Cette

structure transcende les pratiques en ce qu'elle reflète la vie entière

de l'individu et l'ensemble de ses activités et rapports. Elle propose

une explication intelligible de la vie ainsi qu'une description unitaire de

l'entreprise humaine.

d) L'unité narrative de la vie humaine.

Le discours moderne est porté à isoler le sujet humain du milieu

qui lui donne son identité. La vie humaine se trouve morcelée,

32 a... if in a particular society the pursuit of extemal goods were to becorne dominant, the concept of the virtues might suffer first attrition and then perhaps something near total effacement, although simulacra migM abound. w , Ibid., p. 196.

33 a. .. although Aristotle treats the acquisition and exercise of the virtues as means to an end, the relationship of means to end is intemal and not extemal. I cal a means interna1 to a given end when the end cannot be adequately characterized independently of a characterization of the means. So it is with the vittues and the telos which is the good Iife for man on Aristotfe's account. The exercise of the viftues is itself a crucial cornponent of the good Me for man.,, Ibid.. p. 184.

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scindée? On distingue par exemple entre le privé et le public, le

travail et le temps libre, le professionnel et le personnel, la jeunesse

et l'âge d'or. Ces exemples représentent la tendance moderne à

découper la vie humaine en parties, chacune distincte dans une

certaine mesure par ses règles, normes et conduites. Pour chacune

de ces parties, l'individu va se construire une identité, mais sans qu'il

y ait de cohérence d'ensemble. La pensée morale moderne ne

procure pas une conception de la vie humaine dans laquelle toutes

ses parties seraient intégrées.35 De plus, la vie est divisée en

périodes, ce qui rend difficile à l'individu d'interpréter sa propre vie

dans les ternes d'un discours narratif unifié. Or, seul un tel discours

peut rassembler en une structure cohérente l'expérience humaine.

En employant l'expression eunité narrative>>, Maclntyre

cherche à réunir les deux qualités essentielles de la vie humaine.

D'abord, il nous encourage à considérer toute chose ou toute action

par rapport à sa place ou à son rôle dans un plus grand tout. Si l'on ne

fait pas l'effort d'unir ce que la modernité est portée à séparer, il est

difficile de concevoir une vie humaine comme plus qu'une succession

de rôles, d'actions et d'événernents.36 Tout cela a besoin d'être unifié

œ... rnodemity partitions each human life into a variety of segments, each with its own noms and modes of behavior.», Ibid., p. 204.

a... work is divided from leisure, private life from public, the corporate from the personal. So both childhood and old age have been wrenched away from the rest of human life and made over into distinct reafrns. And al1 these separations have been achieved so that it is the distinctiveness of each and not the unity of the life of the individual who passes through those parts in tems of which we are taught to think and feel.~, Ibid.. p. 204.

aThat particular actions derive their character as parts of larger wholes is a point of view aiien to our dominant ways of thinking and yet one which it is necessary at least to consider if we are to begin to understand how a life may be more than a sequence of individual actions and episodes.», Ibid., p. 204.

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afin de donner permanence au caractère de la personne. Concevoir

une vie humaine dans sa cohésion permet de caractérker le

tempérament de l'individu, au lieu de le voir simplement comme une

suite d'intentions et d'actions sans lien entre elles.37

Selon Maclntyre, l'unité d'une vie s'exprime sous la fome d'une

narration. c'est-à-dire un récit qui en rassemble les parties: il y a un

début, un développement et un dénouement. L'histoire narrative est

donc la forme privilégiée de description de la vie humaine9

Quand nous décrivons l'unité narrative d'une action ou de la vie

d'une personne, nous présupposons son intelligibilité. Afin de

comprendre véritablement ce que fait une personne, nous cherchons

une raison pour sa conduite, que ce soit une intention: une

motivation, un désir ou un but; autrement dit, il nous faut une raison

se rapportant à l'action et capable de la rendre intelligible dans son

contexte.39 De nombreuses raisons pourraient être invoquées pour

expliquer I'action, mais celle qui vient avant toute autre est l'intention

première, connue du seul agent? Cette raison doit s'accorder avec

anhere is] the tendency to think atomisticaily about human action and to analyze cornplex actions and transac?ions in terrns of simple components. m, Ibid.. p. 204.

darrative history of a certain kind turns out to be the basic and essential genre for the characterization of human actions.~, Ibid., p. 208. Voir aussi, Stephen Mulhall et Adam Swift, Liberals and Cornmunitarians, Oxford, UK et Cambridge, MA: Blackwell, 1992, p. 87.

aWe cmnot, that is to Say, characterize behavior independenly of intentions, and we cannot characterize intentions independently of the settings which make those intentions intelligible both to agents themselves and to others.~, Maclntyre, p. 206.

~Where intentions are concemed, we need to know which intention or intentions were prirnary, that is to Say, of which it is the case that, had the agent intended otherwise, he would not have perfomed that action.^, Ibid., p. 207.

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le contexte de l'action. Le cadre d'une situation donnée explique

d'une manière ou d'une autre ce que fait l'individu et pourquoi. Mais il

est possible en outre dUlargir le sens du mot <ccontexte)>, d'en faire

un espace narratif dans lequel se déploie l'action. S'il faut se

rapporter aux raisons de la personne pour comprendre sa conduite,

cette compréhension dépend aussi des liaisons intelligibles que nous

faisons.41 Concevoir I'action comme intelligible dans les termes d'une

narration, c'est la saisir comme une avec son contexte, et cette unité

est elle-même insérée dans la narration de l'unité de la vie d'un

individu.42

Le mot <<contexte» utilisé pour décrire le lieu de tout

événement, s'applique aussi à l'identité personnelle. La pensée

traditionnelle a pu formuler une conception cohérente de l'identité en

situant le soi dans le contexte historique qui lui est conféré dès sa

naissance par sa famille, sa nation, sa religion, etc. Il est né avec un

passé qui lui procure son identité pendant sa croissance. II apprend a

s'identifier par le récit des événements qui lui sont rapportés, quel

que soit le jugement qu'il porte sur eux. II est un individu, certes, mais

il reçoit de sa famille et de la société une identité, un héritage, qu'il ne

peut nier sans perdre les points de repère dont il a besoin pour vivre.

41 ~ T o idenlify an occurence as an action is in the paradigrnatic instances to identify it under a type of description which enables us to see that occurrence as flowing intelligibly from a human agent's intentions, motives, passions and purposes. It is therefore to understand an action as sornething for which someone is accountable, about which it is always appropriate to ask the agent for an intelligible account.~, Ibid,. p. 209.

4* a... it is central to the notion of a setting as I am going to understand it that a setüng has a history, a history within which the histories of individual agents not only are, but have to be, situated, just because without the setting and its changes through time the history of the individual agent and his changes through time will be un intelligible.^, Ibid.. p. 206-207.

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C'est à partir de ce contexte que l'individu acquiert son caractère

propre. C'est là aussi que sont définis les rôles dont il va assumer la

responsabilité pendant sa vie entière.43 Sa vie propre est emboîtée

dans celle de sa famille et dans l'histoire de son peuple.44

La conception traditionnelle de l'identité se maintient dans les

temps modernes, sauf sur un point important: les décisions prises à

l'âge adulte ne dépendent plus forcément du passé. Le soi moderne

n'est pas obligé d'assumer pour le reste de sa vie la responsabilité

des rôles établis par le contexte familial et social de sa naissance.

Cette différence n'infirme pas la conception de l'identité personnelle

et de l'unité d'une vie. Maclntyre considère comme une vérité

fondamentale de l'existence humaine que toute personne naît dans

un environnement qui lui procure une base morale par le biais de ses

parents, sa famille, sa nation, sa religion, etc.45 Le contexte dans

lequel l'enfant est élevé est le commencement du récit de toute vie

humaine et il est unique en ce que toute personne possède son

propre début particulier. II peut rejeter tout cela s'il le désire, mais

alors il doit réaménager toute sa condition présente.46

43 uWe enter human society ... with one or more imputeci characters - roles into which we have been drafted - and we have to leam what they are in order to be able to understand how others respond to us and how our responses to them are apt to be construed.~, Ibid- p. 216.

44 -For Me story of my life is always embedded in the story of those cornrnunities frorn which I derive m y identity. m l lbid p. 221.

45 a... what is good for me has to be the good for one who inhabis these roles. As such. I inhent from the past of my family, my city, rny tribe, rny nation, a variety of debts, inheritances, rightful expectations and obligations. These constitute the given of my Me, rny moral starting point. This is in part what gives my Me its own moral particularity. w , ibid.. p. 220.

46 a1 am bom with a past; and to 3 to cut rnyself off from that ps t , in the individualkt mode. is to deform my present relationships. The possession of an historicai identity and the possession

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sociale en général. Nos collaborations et nos conflits définissent

notre société?

L'unité de la vie humaine et le discours narratif sont deux

concepts essentiels a la notion de vertu et à la compréhension de soi-

même. Dans l'unité d'une vie, la vertu se manifeste comme la stabilité

et l'intégrité de la personne dans son caractère et ses actions. C'est

elle qui permet au sujet de garder continu et de renforcer le fil narratif

de sa vie malgré les aléas de son histoire.51 Elle maintient la

possibilité de la narration qui établit la continuité aussi bien de la

totalité du temps entre la naissance et la mort que dans l'histoire

personnelle en train de se vivre.52 La vertu établit donc aussi un lien

intelligible entre la situation présente et un futur projeté. Le soi doit

intégrer sa connaissance de la vertu à ses choix, ses décisions et sa

conduite quant à l'unité de sa vie. La vertu permet de rassembler les

parties d'une vie, ses activités, ses événements et le temps vécu en

un seul récit. En conséquence, il est possible d'apprécier le caractère

de la personne dans son ensemble tout au long de sa vie.

4 am not only accountable. I am one who can always ask others for an account. who cm put others to the question. 1 am part of their story, as they are part of mine. The narrative of any one Iife is part of an interiocking set of narratives-m, Ibid., p. 218.

=To be the subject of a narrative that nins from one's birth to one's death is ... to be accountable for the actions and experiences which compose a nanatable life.~, Ibid., p. 217.

52 =The virtues therefore are to be understood as those dispositions which will not only sustain practices and enable us to achieve the goods intemal to practices, but which will aiso sustain us in the relevant kind of quest for the good, by enabling us to overmrne the harms, dangers, temptations and distractions which we encounter, and which will fumish us with increasing self-knowtedge and increasing knowledge of the good.~, lbid., p. 219.

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e) La notion de tradition.

La notion de tradition est implicite à celle de pratique et d'unité

narrative. C'est elle qui procure son identité à une collectivité. C'est

par elle qu'un peuple se connaît, s'épanouit et réfléchit ses

croyances, ses doctrines et ses usages. Mais une tradition est aussi

un milieu ou un contexte qui fonde l'intelligibilité d'une pratique. Etant

donné qu'un contexte est partagé socialement, une tradition établie

subira tôt ou tard l'examen de son intelligibilité, à l'occasion d'un

débat qu'aura provoqué tel ou tel événement ou innovation.

L'apparition de problèmes remet en question la justification et la

loyauté personnelle et communautaire à la tradition qui se trouve

affectée. La résolution du conflit maintient la tradition en prise sur le

présent et conserve leur intelligibilité aux pratiques qui s'appuient sur

elle.

Mais la tradition ne rend pas seulement intelligibles les

pratiques d'une société: elle procure le contexte qui, nous l'avons vu,

est nécessaire à la constitution narrative de l'identité personnelle.

Si elle permet cela, c'est parce qu'elle maintient la présence du

passé dans les formes contemporaines et suppose la présence de

celles-ci dans le futur. Toute situation actuelle nous est intelligible en

tant qu'elle offre les réponses aux questions pertinentes du passé.

Tout commentaire et tout développement sont effectivement le

résultat de corrections à la pensée antérieure, pour autant que celles-

ci soient nécessaires et souhaitables. Pour sa part, le présent

demeure lui aussi assujetti à de nouvelles corrections ou à de

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nouveaux points de vue. La notion de tradition implique donc une

transformation perpétuelle et persistante de toute conception

présente du monde?

Nous ne pouvons désormais concevoir l'actualité de notre

condition sans concevoir en même temps un telos approprié pour

cette condition. Une tradition bien formée se conçoit elle-même

comme en progrès continuel, c'est-à-dire qu'elle affime son propre

caractère cumulatif et l'amélioration à laquelle elle donne lieu.

Certes, nous pouvons préserver ou rejeter une partie d'une tradition,

tout comme nous pouvons y ajouter ou remplacer l'une ou l'autre de

ses parties. Mais elle comporte aussi certains éléments que nous

pouvons difficilement supprimer sans supprimer du même coup toute

la tradition?

Sans progrès, une tradition pourrait aussi bien se détériorer

que disparaître complètement, victime de son incohérence ou de

l'oubli. Mais quand une tradition est en santé, elle s'articule autour

d'une problématique visant certains biens internes et externes- Cette

problématique évolue au gré des remises en question auxquelles elle

53 M... it is central to the notion of ... tradition that the past is never something merely to be discarded, but rather that the present is intelligible only as a cornmentary upon and response to the past in which the past, if necessary and if possible, is correcteci and transcended, yet corrected and transcended in a way that leaves the present open to being in turn conected and transcended by some yet more adequate point of view.,. Ibid.. p. 146.

54 a-.. a tradition may cease to progress or may degenerate. But when a tradition is in good order, when progress is taking place, there is always a certain cumulative element to a tradition. Not everything in the present is equally liable to be overthrown in the future, and some elements of present theory or belief may be such that it is difficult to envisage their being abandoned without the tradition as a whole being discarded.m, lbid.. p. 146-1 47.

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est confrontée.= En ce sens, une tradition se manifeste à travers les

décisions et les actions de la vie humaine. Sans connaissance des

traditions, dit Maclntyre, il ne peut y avoir de raisonnement moral

efficace, qui permette vraiment de surmonter les problèmes

rencontrés. Nous raisonnons toujours au sein d'un contexte donné,

duquel il est impossible d'isoler le sujet, et ce contexte se situe lui-

même dans une tradition de pensée.56 II faut donc concevoir la

moralité comme la recherche du bien individuel et collectif par rapport

aux contextes et donc aux traditions sociales et politiques. Si nous

n'avons pas une compréhension des traditions auxquelles nous

appartenons, nous perdons l'intelligibilité de nos discours et de nos

vies parce que la pertinence et le contenu moral de tous nos

raisonnements dépendent d'un contexte historique.

Maclntyre s'oppose vivement à l'individualisme moderne parce

que la pensée individualiste encourage l'individu à raisonner à

l'extérieur des traditions qui le définissent et qui lui proposent ses fins

possibles. II ne peut pas concevoir l'identité personnelle ou sociale

sans recourir à la notion de tradition. Or, l'individualisme est

l'adversaire de la tradition? Etant donné que la pensée individualiste

a remporté la victoire contre la tradition, il n'est pas étonnant qu'elle

55 aMoreover when a tradition is in good order it is always partialiy constituted by an argument about the goods the pursuit of which gives to that tradition its particular point and purpose. . . . Traditions, when vital, embody continuitiw of conflicb, lbid., p. 222.

56 a... dl reasoning takes place within the context of some traditional mode of thought, transcending through criticism and invention the limitations of what had hitherto been reasoned in that tradition. ..m. Ibid.. p. 222

s7 .The individualism of modernity could of course find no use for the notion of tradition within its own conceptual scheme except as an adversary notion. m, I bid., p. 222.

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aboutisse à des principes moraux inconsistants, contraires à la

nature du raisonnement moral humain.

La modernité ne peut pas reconnaître sa condition parce que la

moralité actuelle est dans un état de confusion tel qu'il lui est difficile

de s'en rendre compte.= Nous le voyons, Maclntyre est fort sévère

envers la modernité. Le déclin des traditions entraîne un déclin des

vertus. Notre époque, dit-il, est marquée par un manque de justice,

d'honnêteté, de courage, et des qualités intellectuelles nécessaires à

la moralite.59

f) La vertu et le bonheur selon Aristote.

La théorie morale qui vient d'être exposée trouve son origine,

dit Maclntyre, dans l'éthique d'Aristote. Son Ethiaue à Nicomaaue est

la principale source de la pensée morale classique. L'ouvrage

d'Aristote situe la moralité dans le cadre de la société athénienne et

de ses traditions, et les vertus y occupent une place centrale. De ce

point de vue, Aristote explicite les présupposes de ses

contemporains. Les normes d'une philosophie morale sont en

58 K.. we are in a condition which aimost nobody recognizes and which perhaps nobody at al1 can recognize fully. =, Ibid., p. 4.

59 -La& of justice, lack of Mhfulness. lack of courage. lack of the relevant inteflectual virtues -- these compt traditions, just as they do those institutions and practices which denve t heir Iif e from the traditions of which they are the contemporary ernbodiments.~, Ibid., p. 223.

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rapport avec le politique, selon Aristote, parce que la vie humaine se

manifeste dans un forum public.60

La nature humaine y est conçue comme possédant un sens,

une finalité ou telos. Cette finalité est le bien de l'homme. Ce bien est

un idéal personnel mais il est aussi collectivement partagé dans la

cité, ou polis. Croire en un telos humain se manifeste en effet dans

les actions et les décisions de la vie quotidienne, et celles-ci doivent

donc être orientées par une conception publique de ce qui constitue

le bien de l'homme.

Aristote nomme le bien de l'homme eudaimonia, ou bonheur.61

Loin d'être une chose particulière, le bien de l'homme s'identifie à la

finalité de la nature humaine qu'est le bonheur, et ce bonheur résulte

de l'exercice des vertus. La pratique du bien, la vertu, revient à

chaque homme, aussi bien en tant qu'individu qu'en tant que membre

de la cité. C'est pourquoi la moralité de chaque homme et la moralité

de la cité coïncident. Connaître le bien ne suffit pas à trouver et à

conserver le bonheur: il faut aussi être vertueux.

Les vertus sont ces qualités de caractère et de raisonnement

dont la possession permet à l'homme de réaliser le sentiment

d'eudaimonia qui est universellement reconnu comme sa finalité.

L'homme sans connaissance des vertus ne peut pawenir au

bonheur. Or, la seule façon de connaître les vertus, c'est par une

60 a... Aristotle ... Fnsists on the fact] thai the virtues find their place not just in the life of !he individuai, but in the life of the city and that the individual is indeed intelligible only as a politikon zbon. , W., p. 1 50.

61 Pour ce qui suit. voir lbid., p. 148-1 49.

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formation systématique. Cette formation discipline les dispositions à

agir de manière à ce que les inclinations de la nature humaine soient

sous l'emprise de la raison et non laissées à elles-mêmes.@ Pour

qu'une action soit vertueuse, elle doit d'abord passer par un

raisonnement instruit. Seule l'action informée par la raison est

vertueuse. Puisque les circonstances de toute situation sont sujettes

à l'interprétation, la raison joue un rble essentiel pour ordonner

l'action.=

En conséquence, la capacité de la raison humaine à bien juger

en toute circonstance joue un rôle essentiel dans la vie de l'homme

vertueux.64 II acquiert cette vertu intellectuelle, la phronèsis, par

l'instruction formelle mais aussi en s'y exerçant, comme pour toute

vertu.= Selon Aristote, l'intelligence et l'excellence pratique sont

inséparables.=

=This victimization by one's own emotions and desires would be of more than one kind. One the one hand one would lack any means of ordering one's emotions and desires, of deciding rationally which to cultivate and encourage, which to inhibit and reduce; on the other hand on particular occasions one would lack those dispositions which enable a desire for something other than what is actually one's good to be held in check. Virtues are dispositions not only to act in particular ways, but aiso to feel in particular ways.a, Ibid., p. 149.

=The genuinely virtuous agent ... acts on the basis of true and rational judgrnent.~, Ibid., p. 150.

a... judgrnent has an indispensable role in the life of the virtuous man which it does not and coulâ not have in, for example, the life of the merely law-abiding or rule-abiding man.=, Ibid., p. 154.

a Phronêsis is an intellectuai virtue; but it is that intellectual virtue without which none of the virtues of character can be exercised. ... intellectual virtues are acquired through teaching, the virtues of character from habitua exercise. ... The exercise of intelligence is what makes the crucial difference between a natural disposition of a certain kind and the corresponding virtue. Converseiy the exercise of pracücal intelligence requires the presence of the virtues of character ...m. Ibid., p. 154.

aAccording to Aristotle then excellence of character and intelligence cannot be separated. , Ibid.. p. 154.

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La théorie aristotélicienne du bien de l'homme relie plusieurs

éléments: la formation systématique des vertus, la raison informée,

l'action vertueuse, la réflexion et le jugement moral, toutes choses

orientées vers le telos de la vie humaine. Le discours aristotélicien

n'est intelligible que si nous le prenons comme un tout. Chaque

élément a sa place dans une totalité. Maclntyre se montre donc très

favorable à la pensée d'Aristote. il s'en distingue cependant sur deux

points essentiels.

En premier lieu, Aristote appuie sa vision du telos de la vie

humaine sur une métaphysique basée sur la biologie. Cette

métaphysique a depuis été réfutée de manière décisive; cependant,

Maclntyre croit qu'il est possible et nécessaire de conserver la

pensée téléologique au plan moral si nous désirons comprendre la

nature humaine. Deuxièmement, la moralité telle que la décrit

Aristote s'exerce dans la polis athénienne et il est évident qu'il serait

impossible de recréer cet environnement. Maclntyre parle de la

nécessité de la communauté, mais il ne veut pas revenir à l'idéal

politique et social de la société grecque. Selon Maclntyre, la pensée

traditionnelle peut être réappropriée par la pensée moderne et située

dans le milieu social nouveau où elle sera pratiquée et promue.67

67 Mulhll et Swift. p. 82.

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Chapitre 3

La vertu dans la modernité

a) Limites de Maclntvre. Le ~ r o ~ e t de Charles Tavlor.

Maclntyre, et Charles Taylor dans Grandeur et misère de la

modernité, ont chacun entrepris une critique de la moralité actuelle

en tenant compte des développements de la pensée morale. Les

analyses se ressemblent et se complètent parce qu'elles servent,

malgré les différences de vocabulaire et de perspective, à interpréter

la situation morale depuis les Lumières. Pour Maclntyre comme pour

Taylor, la moralité actuelle laisse à désirer et ils souhaitent y apporter

des améliorations. Par contre, leurs analyses divergent sur le moyen

d'envisager les changements nécessaires.

L'éthique communautarienne adopte deux attitudes

divergentes envers la modernité: I'une est sympathique aux idéaux

des Lumières et veut contribuer à les enrichir, I'autre s'y oppose

parce qu'elle considère que la réflexion est possible seulement en

lien étroit avec les traditions. Dans les deux cas, on interprète

différemment l'idéal de l'universalité et le rôle de la réfiexion dans la

pensée des Lumières.1

4 u r la &ne du débat éthique contemporain. il existe au moins deux types tr&s différents de théories basées sur la vertu: I'une est profondément critique par rapport aux idéaux fondamentaux des Lumiéres, l'autre conçoit l'éthique de la vertu en tant que critique interne et enrichissement des tumieres.*, Martha Nussbaurn, =La vertu &ablie: Habitudes, passion

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Selon Martha Nussbaum, le projet de Maclntyre est une éthique

<cUanti-Lumièresn [parce qu'il] rejette, en tant qu'incohérent, le projet

des Lumières visant à établir des principes susceptibles d'une

justification universelle; il soutient que la justification morale est

toujours interne à une tradition et se réfère à des normes.n2 On

reproche souvent à Maclntyre son point de vue conservateur. II

constate dès le début de After Virtue l'absence de toute pensée

morale intelligible dans la modemité.3 La moralité traditionnelle a été,

d'après lui, fragmentée et en grande partie oubliée et la notion de

tradition, notion fondamentale et nécessaire à la moralité, a été

abandonnée complètement au cours du développement de la

pensée moderne. II s'appuie sur la pensée d'Aristote parce qu'elle

représente pour lui notre seule défense contre la modernité et la

seule pensée prémoderne justifiable à cette fin? Nussbaum

remarque le conse~atisrne de Maclntyre en ce qu'il propose de

restreindre la pensée et les choix de l'individu à ses rôles dans des

hiérarchies:

et réflexion dans la tradition aristotélicienne^, Le Su~dément no. 186 (1 993). p. 1 79. Sur ce point, voir les pages 177 à 183.

=We possess indeed simulacra of rnorality, we continue to use rnany of the key expressions. But we have -- very largely, if not entirely - Iost our mmprehension, both theoreticai and pracücal, of rnora1Fty.-, Maclntyre, p. 2.

a... when modemity made its assaults on an older worfd its most perceptive exponents understood that it was Aristotelianism that had to be overthrown. But dl these historicai truths, cruciai as they are, are unimportant compared with the fact that Adstotelianism is philasophically the most powerful of pre-modem modes of moral thought. If a premodem view of rnorals and politics is to be vindicated agaitlst modernity, it wilf be in samething like Aristotelian terms or not at all. Ibid.. p. 1 18.

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II semble s'attacher en particulier aux traditions où l'on trouve une hiérarchie des rôles, où la hiérarchie joue un rôle pr6pondérant et OU les rôles sont assign4s1 de telle maniers qu'if est peu nkcessaire de r6fléchir sur ce qu'on doit faire.5

Selon Maclntyre, l'individu doit s'orienter en prenant appui sur

les traditions et ne peut pas penser ou choisir librement, de manière

pleinement autonome. Le jugement moral n'est possible que s'il se

fonde sur une idée du bien collectivement partagée. Vue de cette

façon, la réflexion vertueuse se situe toujours dans un milieu

particulier. Martha Nussbaum s'oppose à une telle conception: à son

avis, l'éthique de la vertu invite à la réflexion sur son sens ultime et,

selon la tradition socratique, <<une vertu ne mérite ce nom que pour

autant qu'elle peut se justifier elle-même devant le tribunal de la

raisonn.6 On peut très bien faire valoir que dune des plus hautes

vertus reconnues ... est justement la réflexion éthique elle-mêmed

Maclntyre, lui, n'élabore pas sa réflexion sur la vertu au-delà de

l'excellence. II faut voir, au contraire, que c e l a reconnaissance d'une

communauté universelle d'êtres raisonnables est un prolongement

naturel de l'intérêt pour l'activité humaine.!

Maclntyre est aussi critiqué pour son antirnodernisrne. II s'en

prend à l'individualisme qui est au fondement de toutes les structures

sociales et politiques modernes. La conception de la vie vertueuse, si

5 Nussbaum. p. 179.

lbid-, p. 182.

7 lbid-, p. 182.

8 Ibid-, p. 183.

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on l'on en croit Maclntyre, n'acquiert un sens clair et précis que dans

un environnement déterminé auquel l'individu se soumet et qui est

déterminé à l'avance par les circonstances de sa naissance. Tout

cela s'oppose radicalement à ce que nous pensons aujourd'hui. II est

tout à fait possible, dit Nussbaum, que la recherche de la vertu nous

mette «en désaccord avec notre communauté et ses interprétations

traditionnelles. > ~ 9

L'affiliation à [la communauté de sa naissance], tout en étant une source de determination et de formation, est éthiquement arbitraire, et parfois même éthiquement dangereuse - dans la mesure où elle nous pousse à suivre nos pr8férences non r6fl6chies comme si elles étaient des lois morales, et attribuer un r6le centrai à des différences contingentes de statut, genre et richesse, comme si elles avaient quelque profonde signification éthique?

Maclntyre est-il trop sévère envers la modernité? Charles

Taylor pense que oui. Maclntyre critique à bon droit notre situation

morale émotiviste mais il a tort de croire que la modernité est

dépoume de ressources morales. Dans Grandeur et misère de ia

modernité, Taylor propose de dégager et mettre en évidence les

ressources morales propres à la modernité. Nous avons un héritage

moral, qu'il nomme l'idéal d'authenticité. II s'agit ici du principe à la

base de l'individualisme moderne. Selon Taylor, i l suffit de rendre

intelligible de nouveau cet idéal puissant qui mène notre culture. Une

meilleure compréhension de l'idéal pourrait servir de catalyseur et

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améliorer la situation morale individuelle et collective actuelle. Nous

allons en faire un examen attentif dans la prochaine section.

Taylor s'oppose à l'analyse de Maclntyre sur deux points

essentiels. D'une part, il n'est pas nécessaire de ressusciter le

fondement moral des anciens temps parce que nous avons à notre

disposition un fondement moral propre à la modernité. L'authenticité

est un idéal moral proprement moderne. Elle est présente depuis

quelques centaines d'années et elle définit notre culture, bien qu'elle

se soit vue dégradée et exploitée par des interprétations qui la

réduisent à la simple affirmation de libertés arbitraires. Au cours des

dernières décennies, l'accent moral s'est déplacé au point où il est

devenu incapable d'inspirer et guider l'épanouissement personnel et

culturel. Voilà ce queTaylor souhaite rétablir. La culture moderne

n'est pas sans ressources morales parce qu'elle est animée d'un

véritable idéal moral, celui de l'authenticité.

Taylor s'oppose B Maclntyre sur un deuxième point: les fomes

initiales de l'authenticité ont été préservées en une tradition,

transformées par l'usage et par le temps certes, mais transmises

jusqu'à nous en leurs fomes contemporaines. Contrairement à

Maclntyre, Taylor observe l'existence d'une certaine tradition de

pensée à travers les changements sociaux et politiques éprouvés par

la culture moderne depuis les Lumières.. II n'est donc pas juste de

constater un rejet absolu de la notion de tradition ou de divers

principes moraux importants dans notre histoire récente.

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Charles Taylor se fait le défenseur de la modernité. Dans les

temps modernes, dit-il, les cultures occidentales se sont

transformées sous l'effet d'une tradition de pensée individualiste, une

véritable tradition au sens de Maclntyre, dont l'intelligibilité a été

supportée par un idéal si puissant qu'il a réussi à nous faire

transcender toutes les formes anciennes de sociétés, de systèmes

économiques et politiques, et de règles morales. Au lieu de voir là

une détérioration, Taylor y voit plutôt une mutation. La morale

moderne met l'accent sur la sincérité et la responsabilité envers le

bien-être individuel et collectif. L'idéal d'authenticité a fondé en

quelques siècles une nouvelle conception des relations humaines.

b) L'idéal d'authenticité.

Dans son texte Grandeur et misère de la modernité,

CharlesTaylor reprend plusieurs des thèmes abordés par Alasdair

Maclntyre dans After Virtue. Ce texte est très court puisqu'il s'agit

d'une série de conférences Massey diffusée par Radio-Canada en

1991. Taylor n'y entreprend donc pas une analyse aussi approfondie

de la moralité des cultures ancienne et moderne que ne le fait

Maclntyre.11 II se limite à une discussion de l'idéal d'authenticité, qu'il

considère comme un postulat moral de l'individualisme moderne et

comme le fondement de la culture contemporaine de

Pour une analyse approfondie des cuitures anciennes et modernes par Charles Taylor, voir Murces of the Self: The Makina of the Modem Identu Cambridge. MA: Harvard University Press, 1989.

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l'épanouissement du soi. II traite de la société et de la politique en

général, mais nous allons surtout nous en tenir à sa discussion de la

moralité des temps modernes- II remonte jusqu'aux origines de

l'individualisme pour en arriver à expliciter un idéal propre à la

modernité, celui d'authenticité; par la suite, il observe les

déformations que subit cet idéal dans la situation présente.

L'individualisme est apparu en même temps que s'imposait à la

pensée le principe d'égalité démocratique. II se présente alors

notamment sous les traits du rationalisme libre de Descartes ou de

l'atomisme social de Locke. Cet individualisme résulte de la

disparition des horizons moraux de l'antiquité, du discrédit jeté sur les

hiérarchies sociales et familiales de naguère; il s'est ensuivi <<une

perte de la dimension hérolque de la vie... [c'est-à-dire] le sens de

l'idéal, la perspective d'un but pour lequel il vaudrait la peine de

rnourir.)J2 Or, en <<même temps qu'elles nous limitaient, [ces

hiérarchies] donnaient un sens au monde et à la vie sociale.)>lJ Leur

disparition a donc bouleversé la moralité et favorisé l'émergence de

I'individualisme. Bien qu'il ait été beaucoup critiqué, l'individualisme

semble inévitable, tant il imprègne les st~ctures politiques et sociales

modernes et promeut l'idéal de la liberté inhérent à la modernité.

Depuis l'avènement des temps modernes, l'individu est au centre de

l'horizon moral. On peut déplorer cela, ou s'en réjouir. Alexis de

j2 Charles Taylor. Grandeur et misère de la modernité, traduit de l'anglais par Charlo~e Melançon, Montréal, Bellarmin, 1992, p. 14-1 5.

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Tocqueville a noté le sens négatif de l'égalité démocratique: elle

aramene l'individu vers lui-rnêrne.14. La conséquence morale de ce

repliement sur soi est 4a face sombre de l'individualisme ... qui aplatit

et rétrécit nos vies, qui en appauvrit le sens et nous éloigne du souci

des autres et de la société.»~s Cependant, l'individualisme possède

aussi un sens bénéfique, il s'inscrit dans un horizon moral. Selon

Taylor, la valeur morale de l'individualisme vient de ce qu'il est

porteur d'un idéal d'authenticité.

L'idéal d'authenticité, ou l'éthique de l'authenticité, appartient

proprement à la culture modeme.16 II est l'aboutissement d'une idée

introduite au dix-huitième siècle, selon laquelle «les êtres humains

sont dotés d'un sens moral, d'une intuition de ce qui est bien et de ce

qui est mal.~17 Ce sens, croyait-on, s'exprime par .une voix

intérieure. qu'il faudrait écouter afin d'agir correctement.18 Cette

conception de la moralité séduisait parce qu'elle permettait de

combattre la conception dominante à cette époque, celle selon

laquelle la moralité résulte du calcul des effets, en particulier des

récompenses et des châtiments divinsn.19 Désormais, le sens moral

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prenait sa source dans les sentiments de chaque individu. De la est

né le concept d'authenticité sous sa forme moderne, lorsque

le contact avec ses propres sentiments prend une signification morale autonome et en vient à d6finir ce à quoi nous devons parvenir pour être vrais et pour nous accomplir pleinement . . . Désormais la source qu'il faut atteindre est en nous.20

Sur ce parcours, Jean-Jacques Rousseau a exercé une

influence déterminante par sa façon de formuler ces nouvelles idées.

II a donné un nom «à ce contact intime avec soi ... qui est une source

de joie et de contentement: "le sentiment de I'existencenQ1 II a aussi

formulé le concept de la liberté auto-déterminée. Pour comprendre

ce qu'est la liberté auto-déterminée, il faut la distinguer de la liberté

négative <selon laquelle je suis libre de faire ce qui me plaît sans

interférence»; si on ne conçoit la liberté qu'en ce sens négatif, on

aboutit aux formes déviantes de la pensée individualiste et on

s'éloigne de l'idéal d'authenticité.

A partir de Rousseau, la liberté auto-déterminée et l'authenticité

se conjoignent de plus en plus une seule définition: le soi moral et

autonome est libre quand il décide pour lui-même de ce qui le

concerne et non quand il se laisse modeler par des influences

extérieures? La signification morale de ces concepts est l'affirmation

de la capacité de l'individu à juger par lui-même? Ainsi, Herder

23 Ibid., p. 42-43. Taylor ne croit pas que la pensée de Rousseau soit essentielle B l'idée d'authenücit6, mais elle sert tout de meme à expliquer le développement de la pensée et de

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<<affirme que chacun de nous a une façon particulière d'être humain:

chaque personne possède sa propre "mesuren~.*4 Cette idée a

exercé une profonde influence parce qu'elle a associé à la liberté la

notion de sincérité envers soi-même et le principe d'originalité.

L'idéal d'authenticité repose surtout sur ces dernières qualités:

Etre sincère envers moi-même signifie être fidèle à ma propre originalité, et c'est œ que je suis seul à pouvoir dire et découvrir. En le faisant, je me definis du même coup. Je réalise une potentialité qui est proprement mienne. Tel est le fondement de I'id6al moderne de l'authenticité, ainsi que des objectifs d'épanouissement de soi ou de réalisation de soi dans lesquels on le formule le plus souvent.%

Malheureusement, l'authenticité est à peine reconnaissable de

nos jours parce qu'elle s'est vue dégradée par les formes relativistes

et subjectivistes de I'individualisme moderne. Cet idéal a perdu la

signification sociale qu'il avait à l'origine en raison du souci excessif

de l'individu pour lui-même. La sincérité et l'originalité se sont

transformées en masques pour l'égocentrisme.

Taylor perçoit (<quelque chose de contradictoire et d'auto-

destructeur»*6 dans les formes courantes de I'individualisme et il doit

se pencher sur les problèmes qu'engendre celui-ci afin de retrouver

la vraie nature de l'authenticité, l'idéal qui l'anime.

l'action autonomes et, en conséquence, le fondement de la modernité axé sur la corn pétence morale de l'individu.

z4 Ibid., p. 43.

25 Md., p. 44-45.

*6 ibid-, p. 30.

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A l'origine, il semble que I'individualisme sous ses formes

sociales et politiques ait promu l'émergence d'une opinion publique.

Or, nous sommes plutôt témoins aujourd'hui d'une tolérance

exagérée pour l'opinion personnelle, qui empêche la constitution d'un

discours commun. II est devenu difficile de comprendre en quoi

l'authenticité constitue un véritable idéal moral parce que dans nos

vies .l'idéal sombre au niveau d'un axiome, qu'on ne conteste pas

mais qu'on ne formule jamais non plus de façon expficite.»*7 Notre

culture consiste en un libéralisme de la neutralité, OU toutes les

opinions semblent se valoir.

L'idéologie de l'épanouissement du soi que l'on retrouve dans

l'individualisme moderne, a tendance à concevoir l'individu comme

isolé dans sa propre vie. De ce point de vue, il n'y a plus rien à dire

des choses qui transcendent l'individu. Taylor, lui, maintient que ce

que nous percevons comme la voix morale, moderne et authentique

de chaque individu n'acquiert de signification que si on la situe dans

un contexte social et politique. Un discours moral n'est véritable et

intelligible qu'au sein d'un milieu social et politique. S'en tenir au

subjectivisme et au relativisme rétrécit l'individualisme et obscurcit

l'idéal d'authenticité.

L'idéal d'authenticité, tel que Taylor le conçoit, devrait certes

inciter l'individu à s'épanouir en étant sincère envers lui-même et

original dans sa façon d'être humain, mais tout en respectant les

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exigences collectives et prévisibles de sa communauté. II s'agit ici

d'une

image de ce que serait une existence meilleure ou plus élevée, où -meilleure- ou -plus 6levee~ ne se d6finissent pas en fonction de nos desirs ou de nos besoins, mais par rapport B un ideal auquel nous devrions aspirer.28

La recherche du bonheur engage la personne dans toutes ses

dimensions, aussi bien individuelle que collective. L'individu qui

cherche à s'épanouir doit s'orienter par rapport à son milieu. Cela va

à l'encontre du subjectivisme, qui favorise le moment présent au

détriment du développement complet de l'individu. Dans un monde

dominé par la raison instrumentale, il est difficile de ne pas privilégier

la satisfaction personnelle. Dès lors, le raisonnement qui invite

I'individu à s'épanouir l'encourage bien souvent du même coup à se

replier sur lui-même, et cela entraîne eune exclusion, une

inconscience même des grands problèmes ou préoccupations qui

transcendent le moi, qu'ils soient religieux, politiques ou

historiques~+9 L'idéal d'authenticité n'exige pas que nous nous

fassions une idée claire et précise de l'existence à laquelle nous

devons aspirer, mais il requiert que nous évitions d'orienter nos vies

en fonction de valeurs purement individuelles, marquées par des

circonstances transitoires.

Cela dit, Taylor s'empresse de décrire les déformations qui

affectent la moralité actuelle. II critique fortement le relativisme, parce

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que la conception purement individuelle de la vérité ou de la valeur de

toute chose ne peut pas être un idéal. La doctrine relativiste est

populaire de nos jours parce qu'elle promeut l'expression de la

sincérité et de l'originalité, qui sont des valeurs si répandues - aujourd'hui. De plus, le relativisme assure l'individu que <<personne

d'autre ne peut ou ne doit essayer de lui dicter quoi que ce soit»F VU

de cette façon, le relativisme affirme le libre choix, mais seulement en

tant que choix de ce que l'on est soi-même: il importe de croire à

notre propre raison et à notre propre raisonnement dans toutes nos

activités. En conséquence, il annule la signification morale,

indépendante d'une préférence subjective, que pourrait avoir le choix

d'autre chose que soi-même. Les différentes options seraient

choisies non pas parce qu'elle seraient valables et importantes en

soi, comme le requiert l'idéal d'authenticité, mais simplement parce

qu'elles seraient attrayantes. Selon le relativisme, l'action de choisir

ne dépend pas du contenu à choisir: il faut simplement choisir. La

capacité de l'être humain à raisonner ses affaires serait utilisée aux

seules fins de justifier son choix et non pas pour juger de la

signification de ce choix. On se maintient de la sorte dans l'ignorance

à l'égard de soi-même et d'autrui. De la même façon, la diversité

culturelle n'appelle qu'à la tolérance des différences, au lieu de

rechercher la valeur morale intrinsèque de telle ou telle différence.

S'il y a confusion entre le relativisme et l'authenticité, c'est a

cause des conditions et des définitions qui leur sont communes. Le

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choix libre en est un exemple: ccl'affirmation que la possibilité de

choisir constitue un bien en soi est une déformation de ... [11]idéal.~31

Essentiellement,

. .. il est clair qu'une rhétorique de la ndifférencea, de la adiversitb (voire du multiculturalisme) est essentielle à la culture contemporaine de l'authenticité.

Dans certaines formes, ce discours tourne a une apologie du choix pour lui-même: toutes les options se valent, parce qu'elles se font librement et que le choix leur confère à lui seul une valeur. Le principe subjectiviste qui sous-tend le relativisme doux est manifestement à l'oeuvre ici?

II est indispensable à l'idéal d'authenticité qu'il y ait

vraisemblablement un meilleur choix qu'un autre, lorsque nous

sommes placés devant une alternative. La liberté moderne qui

consiste a choisir sans évaluer les options perd l'importance et la

signification morale qu'elle pourrait avoir dans la vie de l'individu

aussitôt qu'elle déclare tout choix walable a prion, en partant du

principe que tout choix est justifiable».33 Nous pouvons noter un

rapprochement entre le relativisme et la théorie de I'érnotivisrne,

explicitée au premier chapitre. Selon Maclntyre, le soi émotiviste se

caractérke par le choix arbitraire de ses croyances, ses préférences

et ses attitudes. II n'y a pas d'autres raisons pour choisir et pour

défendre un point de vue? L'émotivisme et le relativisme se

34 Voir plus haut la section 1. b (-Caract6fistiques de I 'émotivisrne~) et la section 1 .c (4hnséquences de l'émotivisme~).

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ressemblent en ce que l'individu y considère ses préférences comme

critère unique de l'agir.

Or l'idée de valeur n'est pas fondée sur une simple décision ou

sur une préférence, et nos sentiments m e sont jamais un principe

suffisant pour faire respecter notre position, parce qu'ils ne peuvent

pas déterminer ce qui est significatif. Le relativisme s'autodétruit.~35

Le relativisme est une forme égocentrique de l'individualisme, qui

néglige tout ce qui pourrait vraiment compter dans la vie d'une

personne au sein de sa communauté. II réduit les exigences

collectives à une simple affaire individuelle. Sous sa pire forme, le

narcissisme, I'individu n'accorde aucune importance à ses proches et

à son milieu. Taylor explique les conséquences d'un tel repliement

sur soi et la façon dont l'égocentrisme s'oppose à l'authenticité:

Tourner le dos à tout ce qui transcende le moi, c'est justement supprimer les conditions de signification et courtiser du coup la futilité. Dans la mesure où les gens aspirent à un idéal moral, cet enfermement en soi est une contradiction dans les termes; il d6truit les conditions dans lesquelles cet idéal peut se réaliser.36

Selon l'idéal d'authenticité, la signification morale dépasse les

désirs, les décisions et les sentiments de l'individu. II me faut une

raison ou une explication intelligible, <<indépendamment de ma

volonté>p pour attribuer une valeur à quelque chose. Taylor nomme

cet arrière-plan d'intelligibilité un horizon. C'est par rapport à de tels

35 lbid., p. 53.

36 Ibid., p. 57-58.

37 Ibid., p. 56.

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horizons que les choses prennent une signification pour nous. L'idée

d'horizon se rapproche ainsi de la notion de tradition, explicitée dans

le deuxième chapitre. Selon Maclntyre, la notion de tradition procure

le contexte nécessaire à l'unité narrative de la vie humaine et à

l'identité personnelle: elle implique une connaissance du monde?

Cela s'accorde avec l'idée de Taylor selon laquelle notre identité est

constituée par l'ampleur de nos horizons:

Je pourrai me définir une identité qui ne sera pas futile seulement si j'existe dans un monde dans lequel l'histoire, les exigences de la nature, les besoins de mes frères humains ou mes devoirs de citoyens, l'appel de Dieu, ou toute autre question de cet ordre-là, existent vraiment. L'authenticité ne s'oppose pas aux exigences qui transcendent le moi: elle les appelle.39

Les horizons moraux nous permettent de situer nos goûts, nos

désirs, nos opinions et nos aspirations par rapport à autrui, à ceux qui

comptent dans nos vies, et aux questions incontournables posées

par la vie en famille et en société. Nos horizons nous définissent et ils

viennent soit contrarier, soit confirmer les démarches que nous

entreprenons pour notre épanouissement personnel. En d'autres

mots, il n'est pas possible d'éliminer toute chose et toute personne

qui se trouve dans notre champ de vision actuel et dans nos horizons,

parce que nous serions alors en train d'éliminer effectivement tout ce

qui compte et tout ce qui pourrait compter dans nos vies. Le

relativisme se contredit et s'autodétruit dans la mesure où il prescrit

38 Voir plus haut le chapitre 2 .Une éthique du bonheur et de la vertu..

39 lbid., p. 58.

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l'épanouissement tout en refusant à l'individu les liens qu'il lui faut

comme agent moral pour s'accomplir au sein de ses horizons.

Si nous ne pouvons pas agir de façon authentique et relativiste

en même temps, c'est à cause du caractère <<dialogique

fondarnental~~~ de l'existence humaine. Dès notre naissance, nous

acquérons les formes de l'expression humaine et mous les

maîtrisons grâce à nos échanges avec ceux qui comptent pour

nous~41 Nous nous accomplissons par nos relations avec autrui et

par les choses qui comptent. Selon l'idéal d'authenticité,

ma propre identité dépend essentiellement de mes relations dialogiques avec les autres. C'est pourquoi le développement de t'idéal de l'identité engendrée de l'intérieur confère une importance capitale nouvelle à la reconnaissance d'autrui.4*

Comme nos sentiments, nos activités et nos relations sont en

principe insuffisantes pour déterminer par elles-mêmes ce qui est

pour nous significatif. Que l'on soit relativiste ou non, on présume

toujours une certaine conception de la personne et de ses rapports à

autrui et aux choses. Le relativisme, bien qu'il ne s'en rende pas

nécessairement compte, s'appuie sur une conception instrumentale

de la raison. Pour lui, la signification d'une décision se réduit à des

impératifs d'utilité, compte tenu du sujet et des circonstances. La

nature dialogique du développement de l'identité personnelle est

subtilement abandonnée en faveur d'une reconnaissance immédiate

40 Ibid., p. 48.

41 Ibid.. p. 48.

42 Ibid-, p. 65.

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par autrui. En morale, le relativisme engendre le confomisme.~ II

serait sage, soutient Taylor, de rejeter le relativisme parce qu'il

<<travestit et finit par trahiru* notre sens de ce qui est bien et de ce qui

est mal ainsi que l'orientation authentique du soi vers la réalité que lui

procure son horizon.

L'authenticité est une manière de concevoir le telos de notre vie

et la forme qu'elle prendra: <<l'authenticité est manifestement auto-

référentielle: telle doit être mon orientation.~~45 Cependant, l'idéal

moderne d'épanouissement et d'accomplissement suppose un

contenu qui, lui, n'est pas auto-référentiel, contrairement à ce que

suggere le relativisme. En d'autres mots, un contenu authentique

renvoie à quelque chose qui dépasse les désirs et les aspirations de

l'individu. II est important en soi, indépendamment des relations

humaines et des activités. II est en quelque sorte la source

inspiratrice de notre façon d'agir. Le soi moderne et authentique

dépend pour son bonheur de la capacité de choisir librement sa vie

tout en respectant la nécessité de se rapporter à un contenu dont

l'existence et la signification sont indépendantes de lui.

L'idéal d'authenticité fait de la vie de l'individu une exploration

de soi. L'individu est appelé à se connaître et a s'épanouir à la fois

par la voie de ses choix libres et par sa réflexion.

43 -Le relativisme aboutit, en ce qui concerne la connaissance. au scepticisme; en morale. il engendre le conformisme; en religion, la tolérance.m, Didier Julia. Dictionnaire de la philosoohie, 2e édition, Paris. Références Larousse, 1992, p. 243.

a Taylor. p. 36.

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Deuxième partie

UNE LECTURE DU THEATRE DE MICHEL TREMBLAY

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Chapitre 4

Problèmes de méthode

a) La littérature et le réel.

Notre but, rappelons-le, est de vérifier la pertinence des

analyses de notre situation morale par Alasdair Maclntyre et par

Charles Taylor pour comprendre la situation contemporaine. Pour

cela, nous chercherons à savoir si elles rendent compte du présent

tel qu'observé dans l'oeuvre de Michel Tremblay. Mais on pourrait

nous demander si notre objet est bien choisi. Est-il légitime

d'appiiquer les analyses de Maclntyre et de Taylor à une oeuvre de

fiction littéraire? Le rapport entre l'analyse philosophique et la

littérature a besoin d'être justifié.

L'oeuvre de Tremblay est réaliste bien qu'elle fasse intewenir

parfois des éléments de fantastique. Cependant, son réalisme

littéraire n'est pas simple correspondance avec le réel. Parlant de sa

pièce Les Belles-Soeurs. il a déclaré: «c'est pas vrai que c'est du

théâtre réaliste, ça dit des choses qui sont vraies, mais c'est du

théâtre.»' Son réalisme se rapporte au contenu, mais la forme

=Michel Tremblay et la mémoire collective: une entrevue de Donald Smith-. Lettres guébécoises: Revue d'actualité littéraire, no. 23 (automnet 98t ), p. 51.

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dramatique réaménage ce contenu afin d'y mettre en évidence

certains problèmes. Selon Trernblay, une pièce de théâtre est

. .. un questionnement. ... Je pense que je suis là pour canaliser les questions de la société et ce, non pas dans le but que la société change selon mon point de vue. Je n'oblige personne à penser comme moi. Je pense que je dis des choses pertinentes qui demeurent discutables. Tout ce que je dis est discutable.'

Et il ajoute: d e suis là pour me poser des questions avec tout le

monde. ... L'auteur de théâtre est là pour critiquer la société

parallèlement à la société. ~3

Afin de discuter du rapport entre le réel et le théâtre chez

Tremblay, nous pouvons nous aider de la notion aristotélicienne de

mimesis. Ce terme grec veut tout simplement dire <<imitation,,.

Aristote l'applique à l'ensemble de l'activité humaine désignée

comme artistique. A l'origine de l'inspiration créatrice, il y a le désir

d'imiter une chose, une pensée ou un sentiment du monde réel.

Aristote explique ce désir comme suit:

Imiter est en effet, dès leur enfance, une tendance naturelle aux hommes -- et ils se différencient des autres animaux en ce qu'ils sont des êtres fort enclins a imiter et qu'ils commencent à apprendre à travers l'imitation -. comme la tendance commune à tous, de prendre plaisir aux représentations; la preuve en est ce qui se passe dans les faits: nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes de choses dont la vue nous est pénible dans la réalité . .. 4

2 =Michel Tremblay: Du texte la représentation, une inteMew de Roch Turbidem. Voix et imaaes. vol. vii, no. 2 (hiver 1982), p. 223.

Aristote. Poétiaue, introduction. traduction nouvelle et annotation de Michel Magnien. Pans. Le Livre de poche classique, 1990, (1 448b 6-1 1 ), p. 88-89.

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Pour Aristote, la mimesis m'est pas pure copie, ... elle est

création, car transposition en figures de la réalité ... Elle qualifie à la

fois l'action d'imiter un modèle, mais également le résultat de cette

action, la représentation de ce modèle. . . ~ . 5

L'oeuvre littéraire ne peut pas refléter la réalité telle quelle; si tel

était le cas, le lecteur serait encombré de détails et il ne pourrait pas

suivre le déroulement des scènes. La mimesis répond à la question

du choix. L'écrivain a besoin de choisir ce qu'il veut imiter afin de le

mettre en évidence. II doit concentrer dans son oeuvre certains

éléments qui dans la réalité se trouvent épars et enchaîner les

éléments sélectionnés. La notion de mimesis permet d'expliquer le

rapport théorique entre l'oeuvre littéraire et le réel. Michel Magnien

résume la pensée d'Aristote sur ce point comme suit:

[L'imitation est] douée d'un caractère de généralisation, d'idéalisation ... . Elle dit en effet ce qui peut se produire conformément à la vraisemblance ou la nécessité, et atteint le genéral en présentant le déroulement causal et intelligible des faits3

Dans son ouvrage, Aristote énumère une série de règles de la

composition. Parmi celles-ci, deux nous semblent éclairantes pour

approcher l'oeuvre de Tremblay. La première est la tendance au

général, qui impose à l'écrivain

M. Magnien, Introduction. dans p. 25-26.

m.,p.27-28.

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... de construire un argument, une structure dynamique qui échappent au contingent pour dégager une situation dramatique et des rapports humains de portée universelle. ..7

La deuxième exigence concerne la façon dont le lecteur se

trouve à croire l'histoire racontée:

Dans l'agencement de ces histoires, le dramaturge devra toujours avoir pour pierre de touche le nécessaire ou le vraisemblable, puisque le domaine de la mimibis est celui du possible, et non du monde réel.*

Ces exigences se vérifient-elles chez Trernblay? Pour

répondre à cette question, la meilleure chose à faire est sans doute

de laisser la parole à Tremblay, de prendre acte de ce qu'il a lui-

même dit sur le rapport entre le réel et son oeuvre. Or précisément,

Tremblay a consacré toute une pièce de théâtre à ce rapport. Cette

pièce se distingue par son titre même, Le Vrai monde?, qui, on le voit

bien, pose d'emblée la question «quel est le vrai monde?*. En 1980,

Tremblay prophétise la création de sa pièce six ans plus tard: d e

suppose qu'il est normal qu'à mon âge, on ait envie de parler de son

métier, de ce qu'on devrait en penser..g Le résultat est une pièce de

théâtre dans laquelle est mise en scène une autre pièce de théâtre.

Tremblay a écrit Le Vrai monde? à deux niveaux: le réel, tel

qu'il s'exprime présentement dans une famille, et l'imitation du réel,lo

-

M.. p. 35.

8 M.. p. 37.

9 .DU texte la représentation-. p. 213 et 221.

' 0 Nous utilisons les expressions ale réel- et al'irnitation du réel- pour éviter une confusion au niveau de la langue. La piéce Le Vrai monde? est elle-même une .(imitation du réel= dans

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tel qu'on le voit mis en scène dans une pièce de théâtre écrite par l'un

des personnages, Claude. Le niveau du réel nous fait connaître tous

les personnages quand ils se rassemblent un soir pour prendre un

repas en famille. L'action se déroule dans l'appartement familial.

Outre Claude, les personnages sont sa mère Madeleine, son père

Alex qui est commis voyageur et sa soeur Mariette qui est danseuse

dans des clubs.

Le Vrai monde? raconte ce qui se passe dans une famille

quand le fils écrit une pièce pour exposer la vérité non dite, ou les

sujets tabous dans sa famille. Le déroulement des scènes du réel est

interrompu par des scènes portant sur le même sujet mais issues de

la pièce écrite par Claude. Les répliques des deux pièces

s'entremêlent de manière à présenter simultanément les deux

versions de la réalité. Alors qu'au niveau du réel les choses se

déroulent assez normalement, la pièce écrite par Claude met en

scène des confrontations entre les deux femmes et Alex. Au fur et à

mesure que sont révélées les raisons de ces confrontations, Claude

nous fait assister à la destruction de sa famille: Madeleine en vient à

vouloir divorcer dlAlex, et Mariette, la fille, interdit à son père de

fréquenter les clubs où elle travaille à danser.

Claude dénonce le non-dit dans sa famille en écrivant une pièce

où il imagine des événements qui pourraient amver si Madeleine et

Manette confrontaient Alex dans le réel. II fallait qu'il s'exprime,

laquelle est mise en scène une deuxième =imitation du réeb, par un procédé de mise en abyme.

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même de manière fictive, pour parler de la vérité: <<J1ai essayé, à

travers des mensonges, de dire ce qui était vrai41 II concède à sa

mère que sa pièce est <<une version de la réalited* II s'est servi de

mensonges pour dénoncer le silence.

Cependant, d'un niveau à l'autre de la pièce, certains éléments

demeurent les mêmes, ce qui fait davantage ressortir la création à

laquelle procède Claude. On peut observer cela à propos de la

relation centrale de toute la pièce, celle de Claude et de son père. Au

niveau du réel et au niveau de son imitation dans la pièce de Claude,

celui-ci a toujours connu un pere absent du foyer à cause de son

métier de commis voyageur. Pendant ses séjours brefs à la maison,

Claude essayait de parler avec son pere mais Alex détournait la

conversation avant qu'elle ne tombe sur des questions de sentiments

ou sur tout autre sujet qui ne l'intéressait pas. Le caractère dlAlex

demeure aussi le même aux deux niveaux. Claude connaît si bien le

caractère et le raisonnement de son père que les répliques qu'il lui

donne au niveau de l'imitation, malgré les explications et les

exagérations, ne contredisent pas le ton des répliques au niveau du

réel. Alex n'hésite pas depuis longtemps à mépriser son fils et à s'en

moquer. Le mauvais rapport entre Claude et Alex est évident au

niveau du réel. Alex rappelle à Claude le soir oii il est allé le sortir d'un

club pour les jeunes, en ajoutant:

Trernblay, Theatre 1. p. 436.

'2 w-, p. 408.

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Le popa commis voyageur qui ose pénétrer dans le cénacle des refaiseux de monde! Le méchant ouvrier quétaine et méprisable qui fait irruption sans s'annoncer chez les intellectuels supérieurs et porteurs de v&it6! ... J'ai fréquenté du monde autrement plus instruits pis intéressants que ta p'tit'gang de nobodys qui se prennent pour le nombril du monde!13

Cependant, entre le plan du réel et celui de son imitation par

Claude, la relation au père subit aussi certaines transformations.

Quand, dans le réel, Alex lui demande à quoi bon parler de choses

arnkées dans le passé, Claude répond: <<C'que j'écris a un rapport

direct avec tout ça ..$4 II veut dire par la que le silence qui règne dans

la réalité n'est plus possible dans sa pièce. Dans la pièce de Claude,

le personnage d ' A h n'a pas d'autre choix que d'écouter ses

accusateurs et de subir les conséquences de ses actions envers eux.

Le théâtre tel que le conçoit Claude (et, à travers lui, Tremblay)

est une fabrication littéraire qui a deux fonctions: faire ressortir la

vérité latente d'une situation et dire quelque chose au sujet de cette

vérité. Claude énonce cela clairement vers la fin de la pièce, quand il

déclare à son père: <<Quand tu peux pas parler, y faut que les choses

sortent d'une façon ou d'une autre.)Js Un des thèmes principaux du

Vrai monde? est de provoquer la communication: la complicité à

garder le silence est combattue par la certitude qu'une vérité latente

existe.

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Claude a donc écrit sa pièce en vue de parfer honnêtement

pour une fois avec son père. Mais il ne réussit pas. Sa pièce n'a

aucun effet positif et l'effort de communiquer s'avère n'avoir servi à

rien: <CA quoi ça sert, papa, si j'peux pas me rendre jusqu'à ton

coeur? A quoi ça sert si tu refuses d'admettre que t'en as un?»16

Dans Le Vrai monde?, Claude ne cherche pas seulement à

clarifier sa relation avec son père. II lutte aussi contre la complicité

avec laquelle toute sa famille entretient le silence au sujet des choses

répréhensibles faites par Alex. Tremblay fait une description concise

du rapport théorique entre le réel et le théâtre dans cette réplique par

Claude à son père:

J'ai fait ce qu'on appelle ... un transfert. C'est ça mon rôle. .. j'pense. De faire dire aux autres c'qu'y sont pas capables de dire pis ce que chus pas capable de dire moi non plus.17

Cela explique encore une fois les écarts entre le réel et son

imitation par Claude. C'est ce qui arrive à propos de la relation entre

Mariette et Alex.

Dans sa pièce, Claude se fait le défenseur de sa soeur. II

rapporte une scène où, Mariette étant encore enfant, elle avait été

violée par son père un soir. Mais au niveau du réel, il en va tout

autrement: Mariette adore son père, et elle méprise son frère.

Mariette et Alex racontent chacun leur propre interprétation du soir en

question. Or aucune des versions ne parle de viol. Dans la pièce de

Claude, en revanche, Mariette accuse son père, et son frère, pour

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elle est un héros. Pourquoi Claude travestit4 ainsi la réalité? C'est

qu'il a compris que le tripotage constant de sa soeur par Alex pendant

sa jeunesse était trop incessant pour être un simple jeu ou pour

démontrer une saine affection. Claude perçoit quelque chose de

maladif dans l'attention qu'elle reçoit et qu'elle a toujours reçue de

son père. Certes, il n'y a pas eu de viol, mais il était latent, et c'est

cette vérité latente qui s'exprime dans sa pièce. C'est ce qu'il

expliquera lui-même à son père:

Si j'étais pas arrivé, ce soir-là, papa, je le sais que tu l'aurais violée, Mariette, pis que ça serait devenu un sujet tabou dans'maison, comme madame Cantin. On aurait tous été ... complices, une fois de plus. Si personne te dénonce, que c'est qu'on va devenir, tout le rnonde?l*

Mais les observations de Tremblay sur l'écart entre le réel et le

théâtre deviennent encore plus intéressantes à travers la description

qui est faite de la relation entre Claude et sa mère Madeleine.

Madeleine, en effet, est la seule à avoir lu la pièce de son fils et elle lui

en parle avant le repas. Presque toutes les répliques entre

Madeleine et Claude se rapportent à quelque fait, événement ou

sentiment mis en évidence par Claude dans sa pièce.

II cherche à justifier sa propre attitude et le besoin qu'il a eu de

défendre sa mère contre son père en écrivant sa pièce. Ce qu'il dit à

ce propos donne une bonne description du caractère de l'écrivain en

général:

l8 m.. p. 436. Madame Cantin a eu un enfant avec Alex. Un jour. elle s'est présentée à la porte de Madeleine parce qu'Alex l'avait laissée sans argent.

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J'ai toujours eu une grande facilit&. à me glisser à I'int6rieur des autres. A les ... sentir. J'fais ça depuis toujours. Vous autres, vous appelez ça de l'espionnage ... Moi, j'appelle ça vivre. Quand j'étais dans mon coin à vous regarder faire, à vous écouter parler, j'vivais intensément tout ce qui se faisait, pis tout ce qui se disait. ici. Je le gardais en mémoire, j'me le récitais, après, j'y ajoutais des choses ... je ... c'est vrai que je corrigeais, après, ce qui s'était passé ... J'devenais chacun de vous autres, pis j'essayais de comprendre ... comment c'était fait. à Ilinterieur des autres ... en interprétant. en changeant des fois œ qui s'était pas& ... parce que des fois ce qui s'était passé était pas assez r6velateur ... C'est encore ça que je fais ... J'essaye.. . j'essaye de trouver un sens à ce qui se passe à l'intérieur des autres.. .l9

Mais malgré ces paroles, Claude se heurte à l'hostilité de sa

mère. L'attitude de Madeleine a toujours été de protéger son

mariage et son foyer. A cette fin, elle a nié les vérités latentes avec un

silence inébranlable et a entraîné à la longue la complicité de ses

enfants. Mais elle n'a pas réussi avec son fils. Quand Madeleine lit la

pièce de Claude, elle entend son personnage admettre qu'elle sait

très bien que son mari a des aventures pendant qu'il est en tournée.

Elle se voit agir contre lui avec raison. Toutes les répliques sont

fictives, mais elles manifestent elles aussi une vérité latente. C'est ce

que révèle la réaction violente de Madeleine contre Claude. Elfe

s'exclame: <<Cette scene-là au sujet des femmes s'est jamais

produite, pis a'se produira jamais, m'entends-tu? Aussi longtemps

que je vivrai j'empêcherai cette scène-là de se produire.nm A quoi

Claude répond:

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J'le sais que tu les as jamais dites, ces choses-P.. C'est pour ça qae j'les ai écrites. justement. Moman, y'a des choses ici-dedans qui auraient dü être réglées depuis longtemps pis qui traînent encore.21

L'explication de Claude ne suffit pas à supprimer la rage et la

déception qu'elle ressent de se voir figurer de manière aussi précise

dans un personnage de théâtre.

Nous pouvons conclure des analyses qui précèdent que chez

Tremblay, le rapport entre le réel et le théâtre est conçu comme une

imitation en vue de faire ressortir une vérité latente. Dans sa pièce,

Claude veut dire quelque chose d'important au sujet de la réalité dans

sa famille. Dans Le Vrai monde?, tous les personnages ont chacun

leur besoin, soit de cacher ce qui existe, soit de faire exister ce qui est

caché. Claude personnifie la vérité latente: pendant qu'il reste caché

pour l'observer, elle n'existe pas; quand il prend la parole, elle existe.

II est incompréhensible selon lui de prétendre a l'ignorance et de

tolérer ce qui est méprisable dans le caractère humain.

Un autre problème intéressant qui est soulevé dans Le Vrai

monde? est celui du droit de l'écrivain à dire le non-dit. Quelle est la

responsabilité personnelle de I'écrÏvain? Dans sa pièce, Claude parle

non pas du monde tel qu'il est mais du monde qu'il devine de son seul

point de vue. Or jusqu'à quel point a-t-il ce droit? Cette question

constitue l'un des principaux ressorts de la pièce. Par exemple,

quand Mariette parle à son père de

des faits depuis longtemps oubliés,

21 M., p. 395.

la pièce de Claude qui ressasse

Alex voit en Claude une menace:

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<<Ouan, ... j'pense qu'y'est en train de devenir dangereux, avec ça.»22

De même, Madeleine proteste vigoureusement contre l'interprétation

de Claude: <<T'as faite de nous autres des portraits effrayants, t'as

arrangé la réalité comme tu voulais, comme ça faisait ton affaire, t'as

même gardé nos noms .....23 Un peu plus loin, elle s'écrie:

T'as pris la parole pour nous autres. Claude, qui c'est qui te donnait ce droit-là? Pis en plus c'est la seule qui va rester parce que c'est la seule qui est écrite! T'as pas le droit de faire ça! T'as pas le droit! Prends la parole pour toi tant que tu voudras, exprime-toi, conte-nous tes malheurs, mais laisse-nous tranquilles!*4

Le conflit que voit l'écrivain entre sa volonté de s'exprimer

librement et un sentiment de responsabilité qui l'obligerait à se taire

est accentué par la possibilité qu'il échoue ou que son intervention

entraîne des conséquences néfastes ou imprévues. En même temps

que l'écrivain se permet la parole, il doit penser aux répercussions.

L'imitation littéraire comporte un risque: l'erreur de jugement.

L'écrivain est forcément obligé d'évaluer la réaction potentielle à son

oeuvre.

Dans Le Vrai monde?, l'écrivain n'a pas réalisé que sa pièce

serait mal reçue. Claude n'a pas pense au rôle du silence dans sa

famille. Sa pièce est une intrusion dangeureuse dans le silence

familial imposé par Madeleine. Claude a sous-estimé le pouvoir de ce

silence. Les vérités restent à t'état latent dans la famille parce qu'elles

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menacent le fondement d'ignorance et de silence nécessaire au bien-

être dlAlex. La conséquence de l'imprévision de Claude est son

exclusion de sa famille. Madeleine lui demande de s'en aller afin que

soit préserve le précieux silence de son monde.

Que conclure des analyses qui précèdent? L'oeuvre de

Tremblay, comme toute oeuvre dramatique, jette un éclairage

puissant sur certaines structures du réel qui sont inapparentes à

première vue. A ce titre. son analyse peut donc être beaucoup plus

révélatrice qu'une simple observation empirique. Elle permet d'aller

droit au but. On peut donc y voir un témoin privilégié de ce que nous

sommes et de notre situation morale. Bien sûr, ce dont Tremblay

nous parle peut être erroné, comme lui-même en est conscient, cela

peut aussi n'être qu'une partie de la réalité. Mais le fait que tant de

gens aujourd'hui se reconnaissent dans son oeuvre indique bien que

Tremblay touche à des points essentiels.= Ce sont ces points que

nous allons maintenant essayer de mettre en évidence et

d'interpréter.

b) Sélection du cornus.

Notre examen de la théorie morale communautarienne va nous

seMr à présent à interpréter l'oeuvre de Michel Trernblay, que nous

considérons comme un témoin privilégié de notre situation morale.

* uSi le public ne se reconnaissait pas dans ce que j'écris, il y a longtemps que je crèverais de faim., (Michei Tremblay, cité dans Jean-Claude Trait, =Michel Trernblay: Qu'on me disse donc la paixm, Le Jour. 2 juillet 1976, dans Michel Tremblav: Dossier de oresse. 1966-1 981, Sherbrooke, QC, Bibliothèque du Séminaire de Sherbrooke, 1981 .)

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Mais dans le cadre du présent travail, il n'est pas possible d'analyser

en son entier une oeuvre aussi considérable que celle de Tremblay. II

nous faut opérer des choix que nous allons à présent expliquer.

L'oeuvre littéraire de Michef Tremblay se répartit en plusieurs

genres: contes, adaptations, récits, romans, théâtre, comédies

musicales ou opéra, cinéma, etc. Son talent d'écrivain est

incontestable: nous connaissons ses créations depuis plus de

quarante ans, et ses propos sont aussi divers que les moyens

littéraires qu'il emploie.

Nous choisissons ici de ne nous intéresser qu'à l'oeuvre

dramatique de Michel Trernblay. Ce choix est motivé par l'importance

historique de cette oeuvre pour le peuple québécois. Tremblay a

décidé d'écrire ses pièces <<sans déformer le parler des gens [parce

qu'il] fallait écrire du théâtre qui se passait de l'intérieur, où on ne

sentait pas que ça venait de I'extérieur.»26 Le théâtre de Tremblay a

eu un impact considérable d'abord parce qu'il a représenté sans

honte le langage du peuple, tout en situant les personnages dans un

milieu de gens ordinaires.

Tremblay s'est senti très tôt une vocation pour cela. Longtemps

avant le succès des Belles-Soeurs, il se dirigeait vers une carrière

d'écrivain. Avec cette pièce, il a commencé à construire un univers de

personnages inspiré des gens qui ont influencé sa vie sur le Plateau

26 =Michel Tremblay et la mémoire collective^, p.50-51.

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Mont-Royal à Montréal. Dans toute son oeuvre, Trem blay répondait

à un besoin dont il s'était rendu compte à l'âge de 13 ans:

C'était le besoin de dire des choses qui n'&aient pas dites, de défoncer des tabous, de faire parler des gens dont on avait honte plus ou moins inconsciemment. À mesure que j'écrivais. c'est devenu de plus en plus conscient et de plus en plus personnel.27

A travers son oeuvre thégtrale, il nous fait connaître un peuple

précis, situé dans une époque, celles des années cinquante a

soixante-dix, mais dont les personnages sont aussi porteurs

d'aspirations universelles. Selon Louis-Guy Lemieux,

les héros de Michel Tremblay sont prostituées ou tapettes, fabulateurs ou angoissés, ignorants ou ratés. Ils sont surtout vrais et profondément humains. Et ils sont a ce point québécois qu'ils en deviennent universels.28

Mais notre préférence pour le théâtre de Tremblay ne

s'explique pas seulement par des raisons historiques. Le théâtre de

Tremblay est aussi reconnu pour sa plus grande généralité que ses

romans. L'oeuvre romanesque et l'oeuvre dramatique de Tremblay

sont différentes à cause de la façon dont il s'y prend pour

communiquer sa pensée. Dans un roman, il parle directement à son

lecteur et il traite complètement son sujet. Selon Tremblay, eJ'écris

un roman quand je veux parler au monde, moi en tant que moi.>>*9 Le

27 4'écriture au diapason de la société qui la fait vivreg, Le Com~ositeur Canadien. juin 1977, dans Michel Tremblav: Dossier de Dresse.

** Louis-Guy Lemieux a329 pages pour quelques jours de printemps sur la rue Fabre.., & Soieil, 28 octobre 1978, p. E13, dans Michel Tremblav: Dossier de Dresse.

29 =Du texte à la représentation., p. 21 5.

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roman est l'outil littéraire par lequel l'écrivain raconte une histoire

selon son point de vue. Tremblay explique: <<Dans un roman, tu

imposes ta vision du monde.mm Le lecteur est nécessairement

orienté en tout temps par l'intention directe de l'auteur.

Par contre, une pièce de théâtre exige du lecteur qu'il prête une

plus grande attention aux répliques car la pensée de t'écrivain n'est le

plus souvent que sous-entendue. II est difficile de raconter

4'histoire~ de la pièce parce qu'on est limité aux dialogues et au

déroulement des scènes. Tremblay ne croit pas que ses pièces

soient des histoires en tant que telles: <con me demandait [lorsqu'il

accordait des entrevues chaque fois qu'il faisait une pièce] de quoi ça

parlait, je pouvais leur répondre, mais je ne pouvais jamais raconter

I'histoire.*sl Le lecteur ou le spectateur doit faire un travail

d'interprétation des personnages beaucoup plus grand s'il veut saisir

le rnessage.32

A l'interprétation du texte s'ajoute, dans le cas du théâtre,

l'interprétation du metteur en scène. Lors d'une représentation, le

spectateur est obligé d'interpréter non seulement ce qu'il entend mais

ce qu'il voit. L'interprétation se fait à deux niveaux. Tremblay

explique:

C'est un choix que d'écrire du théâtre. Si je voulais orienter complètement mon spectateur, je ferais moi-même mes mises en

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scène et ma pièce voudrait dire partout la même chose. La beauté du théâtre, c'est justement le mot einterpretem -33

Tremblay reconnaît la contribution de la mise en scène à

!'interprétation quand il dit: .tous les autres sont aussi créateurs, [ils]

ont quelque chose à dire+4 (En ce sens, l'entente professionnelle de

Tremblay et du metteur en scène André Brassard est reconnue

comme une collaboration, mais selon Tremblay, il s'agit plutôt d'une

~ ~ o s r n o s e ~ ~ . ~ ) Une pièce de Tremblay est toujours théâtrale dans la

mesure où elle est écrite et montée dans le but d'intéresser le

spectateur et de le divertir. Mais la pièce n'atteint son véritable but

que dans <<la discussion qui suivra la représentation~36

Tous ces intermédiaires font que dans le théâtre, l'auteur ne

communique sa pensée qu'indirectement. C'est pourquoi le théâtre

convient bien à une analyse comme celle que nous entreprenons. A

cause du degré d'engagement requis de la part de chaque lecteur ou

spectateur, l'oeuvre théâtrale atteint une dimension universelle

beaucoup plus facilement que ne le fait le roman, où, pour accéder à

l'universel, il faut passer par une longue analyse de l'univers intérieur

déployé par l'auteur.

Nous allons donc nous en tenir à l'oeuvre théâtrale de Tremblay

et, plus précisément, à son texte. Le texte est, selon l'expression - . -

33 M.. p. 214.

s4 M.. p. 219.

35 M.. p. 219.

36 m.. p. 221.

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même de Tremblay, «la matière première47 Nous ne tiendrons

donc pas compte de cet autre moment interprétatif qu'est la mise en

scène.

Mais l'oeuvre théâtrale de Tremblay est elle-même divisable en

parties. Les onze premières pièces sont connues sous le nom de

<Cycle des Belles-Soeurs,,. Ce cycle renferme deux thèmes majeurs.

Selon Renate Usmiani, il y a le <<Cycle de la rue Fabre., où Tremblay

met en vedette les personnages du quartier de son enfance, et le

Cycle de la Main)., avec des personnages aussi bigarrés que le

boulevard Saint-Laurent qui donne au cycle son nom.= On trouvera

à la page suivante une liste des pièces de Tremblay, reparties selon

leurs cycles.

Parmi toutes ces pièces, nous en avons choisi quatre toutes

centrées sur le thème de la famille. Les deux premières pièces

proviennent du Cycle des Belles-Soeurs, en particulier le Cycle de la

rue Fabre. Ce sont: A toi. pour toujours. ta Marie-Lou, et Boniour. là,

boniour. Les deux autres pièces suivent le thème du Cycle de la rue

Fabre mais elles viennent après le Cycle des Belles-Soeurs. Ce sont:

Albertine. en cina tem~s, et Le Vrai monde?.

Notre choix s'explique d'abord par le fait que toutes ces pièces

présentent des univers de personnages très riches. Manifestement,

Tremblay y fait la synthèse de thèmes explores séparément dans des

pièces anté rieu res.

37 M.. p. 219.

38 Renate Usmiani. Michel Tremblav, Vancouver. Douglas & Mclntyre. 1982. p. 17-1 8.

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L'oeuvre théâtrale de Michel Tremblay

Le Train (1 964) Les Paons (1 970) non publié

Cycle des Belles-Soeurs

Cycle de la nie Fabre:

Les Belles-Soeurs (1 968) En pièces détachées (1 969) A toi, pour toujours, ta Marie-Lou (1 971 ) Bonjour, la, bonjour (1 974) Surprise! Surprise! (1 975) Damnée Manon, Sacrée Sandra (1 977)

Cvcle de la Main:

La Duchesse de Langeais (1 969) Trois Petits Tours.. . (1 969) Demain matin, Montréal m'attend (1 970) Hosanna (1 973) Sainte Carmen de la Main (1 976)

Suite - Les Héros de mon enfance (1 976) L'Impromptu dYOutrernont (1 980) Les Grandes Vacances (1981) non publié Les Anciennes Odeurs (1 981 ) Albertine, en cinq temps (1 984) - Cycle de la rue Fabre Le Vrai monde? (1 986) - Cycle de la rue Fabre Nelligan (1 990) La Maison suspendue (1 990) - Cycle de la rue Fabre Marcel poursuivi par les chiens (1 992) - Cycle de la rue Fabre En circuit fermé (1 994)

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Si, en outre, nous nous limitons à des pièces du Cycle de la nie

Fabre, c'est parce qu'elles privilégient le thème de la famille. Nous

faisons ce choix parce que notre étude se rapporte au

développement moral de la personne et à sa quête de bonheur et

d'identité. L'examen du rapport entre l'individu et la famille permettra

des observations très riches tout en délimitant avec précision notre

champ d'observation.

Dans les quatres pièces retenues, nous discutons la façon dont

les croyances morales sont perçues et se manifestent dans la vie en

famille. Dans A toi. pour toujours. ta Mane-Lou, la convention de la

permanence du mariage est déployée jusque dans ses

conséquences tragiques. Dans la pièce Le Vrai monde?, en

revanche, le mariage est perçu comme un abri, certes mensonger,

pour l'homme et la femme dans les rôles qui leur sont imposés et qui

entraînent une dépendance réciproque. Cette pièce aborde aussi le

thème du besoin de communication véritable et de l'amour dans la vie

humaine, et ce, par la voix d'un personnage qui se veut écrivain. Elle

nous a déjà beaucoup servi dans la section précédente intitulée d a littérature et le réel>>.

Les thèmes de la communication et de l'amour sont abordés

aussi dans Boniour. là. bonjour, en même temps que ceux de la

reconnaissance du soi et du rôle du bonheur dans la vie humaine.

Finalement, dans la pièce Albertine. en cinq tem~s, le personnage

pdncipal réfléchit sur ce qu'a été sa vie et s'efforce d'en construire la

cohérence, ce qui l'amène à aborder tous les sujets déjà mentionnés.

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Chapitre 5

Interprétation des pièces sélectionnées

a) Catéaories d'inter~retation.

Dans ce chapitre, nous allons interpréter les pièces

sélectionnées selon trois thèmes choisis à cause du rapport qu'ils

permettent d'établir avec la première partie. Ce sont: les

conventions, I'emotivisme et l'authenticité. II n'est pas juste de

réduire la moralité exprimée dans I'oeuvre théâtrale de Tremblay à

de simples catégories, mais nous allons voir que celles que nous

avons retenues permettent de saisir la théorie morale déjà exposée à

l'oeuvre dans les pièces sélectionnées.

Voici comment nous avons déterminé nos catégories d'analyse.

Après avoir lu le théâtre de Tremblay, nous nous sommes demandé

en quoi la théorie morale de Maclntyre et de Taylor pouvait servir à

son interprétation. Une première constatation s'imposait a nous:

alors que Maclntyre insiste constamment sur l'importance de la

tradition pour la moralité en général, on ne retrouve rien de tout cela

chez Tremblay. Au contraire, Tremblay nous présente des

personnages qui se sentent opprimés par les conventions héritées du

passé et qui cherchent à s'en libérer. A première vue, donc, la théorie

de Maclntyre semble peu pertinente pour notre propos. Mais

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pourquoi les conventions paraissent-elles entraver le bonheur des

personnages de Trernblay? II nous a semblé que Maclntyre pouvait

apporter une réponse à cette question parce qu'il explique comment

une tradition peut en amver à se dégrader en de simples

conventions, et quels en sont alors les effets. C'est pourquoi nous

avons retenu comme première catégorie d'interprétation les

conventions.

Dans la section sur les conventions, nous discutons les

réactions de plusieurs personnages à leur situation propre. Ils

semblent tous avoir été élevés dans un milieu où la vie paraît réglée

avant même qu'ils ne prennent des décisions. Une telle situation

manifeste de puissantes conventions familiales et sociales, qui sont

comme des croyances collectives quant à la pensée et l'action. La

culture dont parle Trernblay est gravement restreinte par de telles

conventions. Elles semblent s'imposer avec une telle force que

l'individu est obligé d'y réagir. Il est donc juste de commencer notre

interprétation par une discussion de quelques conventions qui

reviennent souvent chez Tremblay. Les personnages de Tremblay

se battent contre des règles morales dépouillées de leur fondement.

Lorsque les personnages de Trernblay refusent les

conventions, quel choix leur reste-t-il? On peut aisément regrouper

les attitudes possibles sous deux catégories: I'émotivisrne et la

recherche d'authenticité.

L'analyse de I'émotivisme par Maclntyre nous sera très utile

pour décrire et interpréter plusieurs personnages de Tremblay qui,

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bien qu'ils prétendent échapper aux conventions issues des traditions

et n'en faire qu'à leur tête, s'enferment pourtant à nouveau dans des

modèles stéréotypés.

La section sur <<la recherche d'authenticité., enfin, doit

beaucoup à Taylor. Nous avons vu que Maclntyre est trop négatif

envers la modernité, au sens où selon lui la moralité moderne est en

ruines. Taylor a le mérite de montrer que la modernité s'appuie elle

aussi sur une tradition morale originale, celle de l'authenticité. Cette

catégorie va nous permettre d'interpréter toute une série de

personnages de Tremblay qui échapperaient, sinon, à la théorie de

Maclntyre. Ces personnages échappent aux conventions non pas

pour retomber dans un nouveau piège, mais pour s'engager dans

une recherche d'eux-mêmes et de la vérité à laquelle ils choisissent

de s'identifier. Le soi authentique découvre une vérité qui le

transcende et grâce à laquelle il reçoit la reconnaissance d'autrui et

s'ouvre à une communauté universelle.

b) Les conventions.

L'oeuvre théâtrale de Michel Tremblay est très sensible aux

puissantes conventions qui emprisonnent l'agir humain. Plutôt qu'une

simple affaire de savoir-vivre ou de courtoisie, les conventions y

agissent comme des directives ou des règles contraignantes. Elles

consistent dans les croyances collectives quant à ce qui est

convenable de faire ou de penser au sein de la famille et du milieu

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social en général. A ce titre, les conventions ont un impact majeur sur

le caractère moral des choix individuels et des rôles sociaux.

A IJintérÎeur de la société, certains individus deviennent

prisonniers des conventions parce qu'ils agissent soit par ignorance,

soit par nécessité pour préserver leur condition. Michel Trernblay

manifeste sa profonde connaissance de l'univers des conventions à

travers sa description de personnages qognés., ou prisonniers de

leur propre vie.

Une des conventions qui revient souvent dans les pièces de

Tremblay est la dépendance des femmes envers leurs proches. Ces

femmes sont mères et ménagères et elles sont généralement isolées

dans leurs foyers. Leur statut est régi par un ensemble de

conventions, toutes associées à la croyance selon laquelle la place

des mères est à la maison et les femmes ont la responsabilité des

affaires domestiques et familiales.

Dans Le Vrai monde?, Madeleine est prisonnière de la

permanence du manage. Elle ne s'en sortira pas parce qu'elle

s'identifie entièrement à cette convention. Afin de préserver son

statut, Madeleine recherche la complicité de ses enfants et manipule

la vérité. Quand elle affirme à Claude l'inutilité de vouloir régler ses

comptes avec Alex, elle explique que les conséquences

personnelles, sociales et financières du divorce lui seraient plus

humiliantes que de garder le silence:

Oùsque j'irais. un coup divorcée? M'ennuyer ailleurs? Dans un appartement miteux pour les pauvres folles comme moi qui auraient pas eu l'intelligence de se taire? Me trouver une job? J'sais rien faire d'autre que le menage pis à manger! J'irai pas

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faire des ménages dans des maisons de riches pour le reste de mes jours juste parce que j'me serai déchargé le coeur une fois!'

Le problème posé par les escapades de son mari a été réglé

depuis longtemps, lorsqu'elle s'est résolue à garder le silence et à

refouler son doute. Madeleine est furieuse de se voir figurer dans la

pièce de Claude parce que Claude l'y fait briser son silence et

exprimer son doute. II pensait lui faire du bien; malheureusement,

l'orgueil de Madeleine ne lui permet pas d'avouer que son

raisonnement et son silence sont des illusions. Elle comprend qu'au

niveau social, le point culminant de la convention est de croire et faire

croire que tout va bien. Au plan personnel, la convention lui dicte la

conduite de sa vie. Claude apprend trop tard que la tolérance de sa

mère envers Alex est plutôt une loyauté envers la convention.

Madeleine va jusqu'à vouloir l'exclure de la famille afin de présewer

l'apparence du bonheur et du bien-être dans son foyer.

Chez les pères, la convention consiste surtout dans le rôle de

nourricier. Alex accepte ce rôle mais il le fait strictement selon la

même interprétation qui règle le reste de sa vie, celle de s'amuser en

tout temps. Ce choix est évalué positivement dans la pièce de

Claude. Bien qu'Alex soit en train de se défendre et qu'il veuille faire

fléchir Madeleine, Claude reconnaît une qualité importante au

caractère de son père. Dans la pièce qu'il a écrite, il met dans la

bouche de son père une réplique importante dans laquelle il explique

pourquoi le plaisir tient tant de place dans sa vie et celle de sa famille: -

Tremblay, Théâtre î, p. 404.

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On a ri pendant des ann6es, ici-dedans, Madeleine, au lieu de se s'entre-tuer comme y faisaient toutes dans ta famille, pis tu viens te piaindre! C'est-tu de famille de vouloir absolument souffrir, 'coudonc? Aurais-tu aimé mieux que j'vous batte quand y m'arrivait de rentrer un peu pompette? Comme ton beau-frére? Quand les enfants étaient petits, leurs amis &aient de m'avoir pour père, Madeleine, parce que j'étais comme un pére Noël avec Mariette pis Claude! Aurais-tu mieux aimé que je sois comme le Bonhomme Sept-Heures, avec eux autres, pis qu'y se sauvent de moé quand j'arrivais? Ces enfants-là étaient couverts de cadeaux au lieu d'être couverts de bleus! J'arrivais icitte comme un rayon de soleil pis la rue au complet était contente de me voir, sacrament! Tout le monde vous enviait, viens pas me dire que ça t'a rendue rnafheureuse!2

La place excessive du plaisir dans la vie d'Alex pourrait

s'expliquer par sa bonne foi et son rejet absolu du contraire du plaisir;

c'est-à-dire qu'Alex refuse les chicanes, la méchanceté et la violence

envers toute personne. Quand Madeleine lui fait une repartie au sujet

de ses farces plates, Alex justifie son plaisir: «C'est mes farces de

vendeurs d'assurances qui ont payé pour ton rôti de veau,

Madeieine!,>3 Par contre, du même ton, il réplique a Claude, qui lui

reprochait de se faire servir: «Chacun a son rôle, mon boy! Moé,

j'vas chercher l'argent, ta mère va chercher la bière.4 Les rôles de

Madeleine et Alex sont imposés par la convention de la division du

travail entre la femme et l'homme. Dans un foyer typique, l'homme

est le chef de famille et il est entendu que son autorité soit respectée.

Alex veut s'amuser et Madeleine le défend:

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... c'est juste un pauvre homme sans envergure. sans envergure, Claude, qui cache son manque de génie en dessous des farces cochonnes! Y'a une mémoire extraordinaire pour retenir les farces plates pis ça y donne l'impression d'être quelqu'un!s

II se peut que Claude soit le premier à confronter Alex aux

vérités latentes et aux conséquences de ce qu'il appelle le .fun*.

Nous allons discuter davantage le personnage d'Alex dans la section

intitulée <<Le soi émotiviste*.

Mais le conflit au sein du manage d'Alex et de Madeleine ne

peut pas être plus fort que celui du mariage de Marie-Louise et de

Léopold dans A toi pour toujours, ta Marie-Lou. Dans cette pièce,

datée de 1970, le couple marié a passé vingt ans à se disputer sur

tous les sujets imaginables. II s'échange des reproches pendant

toute la durée de la pièce. Parallèlement, on assiste à une deuxième

conversation, séparée de la première, entre les deux filles de ce

couple, Carmen et Manon. Les quatre personnages ne se parlent

pas directement et ne se regardent pas. La deuxième conversation

consiste en fait en deux discussions menées à un intervalle de dix

ans. Canen et Manon, comme fillettes, discutent de leur vie en

famille et de certains souvenirs désagréables de leur jeunesse.

Comme adulte, Carmen parle du progrès et des changements qu'elle

a apportés à sa vie. Manon s'est renfermée dans la religion et les

mauvais souvenirs, et elle résiste à tous- les efforts de Carmen pour

l'amener à vivre différemment.

Par contraste avec le thème du plaisir dans Le Vrai monde?, les

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thèmes dominants dans A toi pour touiours. ta Marie-Lou sont l'ennui

écrasant et l'existence sombre dans la permanence du mariage.

Marie-Louise résume l'inutilité, et en partie l'impossibilité, d'espérer

ou d'avoir confiance en cette convention:

Nous autres, quand on se marie, c'est pour être tu-seul ensemble. Toé, t'es tu-seule. ton mari à cÔt6 de toé est tu-seul, pis tes enfants sont tu-seuls de leur bord ... Pis tout le monde se regarde comme chien et chat ... Une gang de tu-seuls ensembles, c'est ça qu'on est!

Pis quand tu regardes autour de toé, tu te rends compte que c'est partout du pareil au même ... Tes frères, pis tes soeurs qui ont toutes faites des mariages d'amour, de quoi y'ont l'air après vingt ans de mariage, hein? Des cadavres!6

Léopold n'est pas plus optimiste. II commente l'insignifiance de

la vie: <<On est juste des p'tits engrenages dans une grande roue ...

Pis on a peur de se révolter parce qu'on pense qu'on est trop p'tits ...,J

Par contre, il y songe, à cette révolte:

Sais-tu c'que j'aurais envie de faire. des fois, ma belle Marie-Lou? Poigner la machine, vous mettre dedans, toé pis Roger, pis aller me sacrer contre un pilier du boulevard métropolitain ... Carmen et Manon sont assez grandes pour se débrouiller tu-seules ... Nous autres.. . Nous autres, on sert pus à rien ... A rien ...8

La solution au problème de Madeleine dans Le Vrai monde? est

le silence et elle devient gardienne et protectrice du manage. Dans A toi pour touiours. ta Marie-Lou, la solution est de se donner la mort.

Tremblay commente le caractère de Léopold: cc[II] est un personnage

lbid., p. 137.

&& p. 137.

8 lbid., p. 137. Roger est le jeune fils de Marie-Louise et Léopold.

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très touchant. . . . Ce n'est pas un homme qui perd. C'est lui qui trouve

que la solution, c'est la rnor t~g Tel est le seul moyen de mettre une

fin à ce mariage.

Léopold est résolu à surmonter la permanence de la

convention, à en être le vainqueur. Carrnen se rend compte du vrai

caractère de son père: aYietait pas plus écoeurant qu'un autre,

Manon ... y'était peut-être juste un peu plus écoeuré ....lo Léopold

s'est peut-être senti obligé d'agir quand Marie-Louise se tourne vers

lui à la fin de la pièce pour lui dire: <<Tu pourras jamais savoir

comment j't8hais!>>, parce qu'il se lève de sa chaise pour lui

demander: <<Viens-tu faire un tour de machine, avec moé, à soir,

Marie-Lou?p>11 Leur malheur est un jeu de misère, de méchanceté et

de violence. Par contre, pour la première fois depuis leur mariage, ils

se comprennent. Quand ils se résolvent à se suicider, leur sort est de

trouver la paix ensemble, chose impossible tant qu'ils sont en vie.

II est indirectement question de la convention du mariage dans

la pièce Albertine, en cinu temps (datée de 1983) parce quSAlbertine

est veuve et élève ses deux enfants seule. Elle est présentée à cinq

moments de sa vie, séparés par des intervalles de dix ans. Les cinq

personnages d'Albertine conversent avec eux-mêmes et avec

Madeleine, leur soeur (trois ans plus tard, celle-ci sera un des

personnages principaux dans la pièce Le Vrai monde?) qui sert de

.Michel Tremblay et la mémoire collective.. p. 53.

Io Tremblay. Théâtre 1 p. 109.

l l Ibid., p. 139.

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confidente. Mais la convention sur laquelle porte précisément

Albertine. en cina temps est le rôle de mère de famille.

Albertine à 30 ans et Albertine à 40 ans sont prisonnières de

cette convention et elles ne voient pas comment y échapper: elles

pensent qu'elles vont passer toute leur vie à s'occuper de leurs

enfants et de leur maison. Elles ragent contre l'oppression de leur

situation. Albertine à 30 ans ne sait pas quoi faire pour se

débarrasser de sa rage: chus jeune, chus pleine de force, j'pourrais

faire tellement d'affaires si j'avais pas c'te rage-là qui me ronge!»Q A

40 ans, elle admet: (<Des fois j'ai l'impression que c'est elle qui me

tient en vie...m13 Albertine à 60 ans constate la vraie difficulté de ce

sentiment: «Y'a pas de mots ... pour décrire ... l'impuissance de la

rage!p>i4 L'axe principal de la pièce est le rôle de la rage dans la vie

dlAlbertine. Chaque intervalle montre le caractère changeant de sa

tolérance à la convention et à la rage.

La pièce débute quand Albertine à 30 ans est en visite chez

Madeleine à la campagne pour se reposer après avoir battu sa fille.

Elle s'est révoltée quand elle a entendu sa fille de onze ans parler

d'un homme adulte et de l'attention qu'il lui portait. Elle dit à

Madeleine: C e s t pas Thérèse que j'frappais, j'pense, c'est ... c'est

toute la vie ... J'avais pas les mots pour expliquer le danger, ça fait que

'2 Ibid.. p. 369.

'3 lbid-, p. 369.

'4 lbid., p. 366.

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j'fessais!>>15 Albertine est persuadée du danger que présentent les

hommes dans la vie des femmes. Elle questionne sa soeur: <<As-tu

déjà senti la force de toute détruire? (Elle cherche ses mots.) Les

hommes ... les hommes ... les hommes ... C'est eux autres, Madeleine.

Eux autres. Pas nous autres.>J6 L'épisode avec Thérèse a été une

réaction violente au futur qu'elle a prévu tout d'un coup pour sa fille:

<<Ben vite, ça va être une femme, pis première chose qu'on va savoir,

a'va être enfarmée comme nous autres!m17 Selon Albertine, le rôle de

mère est une cage. D'une part, les femmes n'auront pas d'autre

choix que de se marier et de faire des enfants; d'autre part, elles

seront emprisonnées par la convention de leur maternité. Les

barreaux de la cage sont l'image de la permanence de ce rôle; une

fois qu'elles y sont entrées, elles ne peuvent plus en sortir: «Dans dix

ans, dans vingt ans, on va être encore là, dans notre cage avec des

barreaux!>>18 Madeleine ne comprend pas ce quJAlbertine dit parce

qu'elle se croit heureuse, protégée par l'abri que lui procure la

convention.

Une semaine de congé ne changera pas la vie dlAlbertine parce

que ses deux enfants l'attendent en ville. Albertine s'offusque que

Madeleine lui rappelle son rôle : .Notre rôle! C'est pas notre rôle!

'5 Ibid., p.371.

'6 Ibid., p. 370.

'7 Ibid.* p. 378.

'8 lbid-4 p. 365.

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C'est notre lot!)s19 A 30 ans, Albertine veut contenir la rage qu'elle

ressent parce que l'agression de sa fille l'a surprise: <<Si j'explosais,

Madeleine ... Mais j'exploserai jamais ... A c't'heure, j'sais que

j'exploserai jamais ... C'que j'ai faite à Thérèse m'a trop fait peur.)>m

Albertine se sent frustrée parce que son rôle la condamne aussi à la

culpabilité. Selon elle, son sentiment de rage vient de son

impuissance à intervenir dans les décisions de Thérèse en même

temps que de son sens des responsabilités envers tout. Albertine à

40 ans lui dit:

Arrête donc de t'en faire! De toute façon, c'est elle qui va choisir ... Toi, tout c'que tu vas pouvoir faire, ça va être d'la regarder aller en braillant parce que tu vas te sentir responsable. On est toujours responsables de toute, nous autres!*l

La convention a immobilisé Albertine à 40 ans. Elle est

condamnée à se sentir coupable: <<On a été dressées à ça, que c'est

que tu veux.»22 Elle ne perçoit aucune issue à la prison parce que le

jugement moral porté sur ceux et surtout celles qui échappent à la

convention est sévère et final:

. . . si j'avais le courage.. . mais j'ai trop peur de passer pour une sans-coeur. (Ironique.) Faut ben jouer son rôle jusqu'au boute, hein? On nous l'a tellement dit! T'as mis au monde un enfant fou, c'est de ta faute, paye!23

- --

Ibid., p. 365.

20 Ibid.. p. 363.

21 Ibid.. p. 377-378.

22 lbid-, p. 384.

23 Ibid, p. 375.

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Albertine n'a pas seulement à s'inquiéter de Thérèse. Son fils,

Marcel, est atteint d'une faiblesse mentale et elle doit s'en occuper en

tout temps. Plus ses enfants grandissent, plus Albertine devient

prisonnière de son rôle.

Par contre, elle se révolte à 50 ans contre toutes les

conventions et elle prend en charge sa vie. Nous allons discuter

dlAlbertine à 50 ans dans la section intitulée .La recherche

d'authenticitém parce qu'elle contraste vivement avec les autres

personnages dlAlbertine en ce qu'elle ne se soumet plus aux

conventions sociales et familiales.

A 60 ans, la police lui annonce le décès violent de Thérèse et

alors, le monde dlAlbertine s'écroule. Elle succombe sous le poids de

la culpabilité. Désormais, la vie d'Albertine est de rester enfermée

dans le noir de sa chambre, à soulager la douleur de sa rage et de sa

culpabilité avec des pilules. Elle se résigne à vivre avec le sentiment

d'avoir manqué à sa responsabilité, telle du moins qu'elle l'interprète,

c'est-à-dire dans le sens de la convention. Un soir, elle prend une

pilule de trop. Après un séjour à l'hôpital, Albertine à 70 ans est

installée dans une maison de convalescence. Elle se rend compte

qu'elle connaît le bonheur et la paix malgré ses souvenirs.

Les conventions telles que la permanence du mariage, le rôle

des femmes dans la société, et la dépendance des femmes envers

leurs proches sont aussi présentes dans la pièce Bonjour, là. bonjour,

mais elles servent à mettre en évidence les besoins d'amour, de

bonheur et de communication dans la vie humaine. La pièce occupe

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une place spéciale dans l'ensemble de l'oeuvre théâtrale de Michel

Tremblay parce qu'en 1974, date de sa création, elle marque

l'arrivée de gens heureux . . . pour la première fois la tendresse et

l'optimisme dominent. ~ 2 4

Serge, le fils unique et frère benjamin de quatre soeurs, rentre

d'un voyage de trois mois en Europe. II a voulu s'éloigner de sa

famille afin de réfléchir à l'amour incesteux qu'il connaît avec Nicole,

la plus jeune soeur. Pendant son absence, elle aussi a eu le temps de

s'avouer son amour.

A son retour, les trois soeurs aînées et les deux tantes de Serge

se précipitent auprès de lui et lui font des demandes. Selon

Tremblay, les cinq femmes sont cece que la société veut que les

femmes soient. Ce sont des produits parfaits de la société de

consommation de femmes. ... A travers des espèces de commérages

de femmes>+ elles se sont arrangées pour écarter Serge de son

père afin de les empêcher de se parler. Mais les lamentations, les

supplications, et les menaces des femmes ne réussissent pas à leur

attacher Serge, qui décide de vivre ensemble avec Nicole et

d'emmener Armand, leur père, vivre avec eux.

Charlotte et Gilberte sont les soeurs d'Armand et les trois sont

âgés et malades. Elles s'occupent d'Armand depuis le décès de leur

belle-soeur i l y a dix ans mais l'environnement est étouffant pour

Armand. On dirait que tout ce qu'elles savent, c'est se rendre la vie

24 -Michel Tremblay et la mémoire collective., p. 53.

25 lbid., p. 53.

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difficile. Elles refusent de dormir dans des chambres séparées parce

qu'il faudrait qu'une prenne la chambre de Serge, pièce inutilisée

depuis qu'il est parti vivre avec Nicole il y a un an. Elles placotent sans

arrêt, se mêlent des affaires qui ne les concernent pas, et s'inquiètent

de tout. Nicole parle à Serge de la nécessité d'agir:

Va falloir qu'on fasse quequ'chose pour popa, Serge, ça a pas de bon sens. Y peut pas rester tu-seul avec eux autres plus longtemps, là. c'est pus possible, y vont le rendre complètement fou!=

Chaque femme dépend de l'autre, mais elles dépendent aussi

de Serge qui les écoute se plaindre. Gilberte n'est pas sortie de

l'appartement depuis cinq ans. Charlotte est ch esclave des

tranquillisants))27 et quête de l'argent. Gilberte croit mériter mieux et

culpabilise Serge pour qu'il revienne:

T'arais jamais dû me laisser tu-seule avec eux autres. Serge! ... Tes soeurs. on dirait qu'y veulent pus rien savoir de nous autres ... Après tout c'qu'on a faite ... Ça fait longtemps qu'y nous ont abandonnées commes des vieilles guénilles ... Mais to6. tu peux pas nous faire ça. . . .parce que jtsais que t'as du coeur..?*

Charlotte se sert de sa pension généreuse pour demander à

Serge si elle pourrait aller vivre avec lui et Nicole: <<Si ma tante te

promettait de te donner un p'tit peu d'argent chaque mois, tu

m'emménerais-tu rester avec toé?»*9 Les tantes de Serge ont besoin

26 Trem May. Théâtre 1. p. 23 1 .

27 1 bid.. p. 21 6.

28 lbid., p. 21 1 .

29 Ibid-& p. 211.

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d'une direction à leur existence. Elles se sont chargées de toute la

famille de leur belle-soeur, surtout de Serge et d'Armand; maintenant

que Serge est adulte, elles s'attendent à ce qu'il s'occupe d'elles.

Mais Serge et Nicole sont d'avis que leurs tantes ont leurs propres

familles. Ils choisissent d'agir pour l'amour et le bien-être de leur

père.

Lucienne, Monique et Denise sont les trois soeurs aînées et

elles sont beaucoup plus âgées que Serge et Nicole. La relation de

ces femmes à leur frère et à leur plus jeune soeur est unique en ce

que les deux enfants ont servi aux caprices des grandes soeurs.

Depuis la naissance de Serge, chacune attendait sa chance pour se

trouver seule avec lui. Denise lui rappelle:

Pis j'aimais ça te faire peur parce que j'pouvais te tripoter comme j'voulais! . . . T'sais, là, on te gardait chacune à notre tour, parce que popa sortait à tous les samedis soirs? On avait chacune une fois par mois pour te garder, pis j'te dis qu'on en profitzit!m

Lucienne accuse Serge d'être «une tapette manquée?? parce

que l'attention féminine incessante et plutôt sexuelle qu'il a connue

depuis sa naissance aurait dû aboutir à l'homosexualité au lieu de

l'amour incestueux. Serge concède à Lucienne: «C'est vrai que j'ai

pas eu ben ben le choix, c'est vrai que toute la famille m'a jeté dans

les bras de Nicole ....si De plus, si Serge avait été homosexuel, cela

aurait assuré une rivalité continuelle entre les soeurs pour avoir son

30 Ibid., p. 225.

31 Ibid., p. 229.

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attention. Lucienne se vexe parce qu'elle est la seule à savoir à quel

point Serge aime Nicole:

On s'est tellement sewi de toé comme d'une bebelle, dans'maison, on t'a tellement dorlot6, pis cajolé. on t'a tellement élevé comme une p'tite fille, ou plutôt on t'a tellement élevé comme si t'avais pas de sexe.. . Ç'arait et6 ta seule porte de sortie, j'pense. Tu l'as pas pris ... tant pire pour t04.32

Lucienne ne veut pas un soutien émotionnel de Serge. Elle

voudrait qu'il soit complice dans sa relation avec son amant. Nous

allons discuter son personnage dans la section intitulée =Le soi

Monique et Denise sont obligées de s'y prendre différemment

pour manipuler Serge maintenant qu'il est adulte. Monique a besoin

de lui pour parler de ses malheurs parce qu'elle est prisonnière de la

convention du mariage. Sa solution quotidienne est d'avaler des

pilules pour les nerfs et de menacer Serge de toutes les prendre. Elle

se plaint de sa vie passée à s'occuper de sa grande famille et de sa

belle-mère en plus de se faire des idées au sujet de ce que fait son

mari pendant ses nombreux voyages d'affaires. La présence de

Serge la calme et elle attend de lui <<un peu de réconforb.33 Elle lui

annonce: <<Si jamais vous me voyez arriver chez vous, là, sacrez-moi

pas dehors.. . >, .% La dépendance de Monique envers Serge vient de

32 lbid-, p. 229.

33 Ibid, p. 216.

34 Ibid-* p. 235.

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sa recherche d'une sécurité émotionnelle, qu'elle ne peut attendre de

son man.

Denise a aussi besoin de l'appui de Serge. Elle dépend de la

nourriture autant que de sa présence:

Faire un régime sans mon tit-fr&e à cot6 de moé pour guetter mes calories? Es-tu fou. toé? Pis à part de t'ça, tu devrais ben savoir que c'te régime-là, j'le suivais juste pour que tu viennes me voir plus souvent ... C't'a dire que j'te faisais accroire que j'le suivais, mais aussitôt que tu passais la porte... . . . La tarte à'farlouche!~

Denise souffre d'un ulcère douloureux à cause de son obésité.

Elle invite Serge à déménager chez elle en échange d'une promesse:

«Si tu v'nais t'installer icitte . .. peut-être que j'en suivrais un pour vrai,

un régime ...46 La consommation excessive de nourriture sert à

remplacer le plaisir qu'elle avait à s'imposer à Serge. Maintenant qu'il

refuse de se laisser faire, il ne reste plus à Denise qu'à se lamenter:

<<(au bord des larmes) Ah, pis laissez-moi donc manger, tout le

monde, c'est tout ce qui me reste!=37 Comme Monique, Denise se

débat contre la perte de Serge dans sa vie. Les deux femmes se sont

toujours épanchées auprès de leur frère au lieu de leur mari. Depuis

qu'il est maître de lui-même, Denise mange pour remplir le vide

qu'elle ressent et Monique prend des pilules pour oublier qu'il est

indépendant. Leur vice est un moyen de compenser la perte de

Serge et manifeste bien leur dépendance à son égard.

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Un attribut important de la convention est sa permanence

apparente. Dans Bonjour. là, boniour, la dépendance des femmes

s'accompagne d'une croyance en sa réciprocité. Toutes les femmes,

sauf Nicole, croient que Serge a des devoirs envers elles. Quand

Denise exprime sa frustration de ne pouvoir prendre plus

d'importance dans la vie de Serge, elle affirme en même temps une

vérité commune aux deux autres soeurs aînées: <<Ben pourquoi

c'qu'y'en arait rien qu'une qui profiterait de toé, hein? T'as quatre

soeurs, t'en as pas rien qu'une!s,38 Chacune à sa façon veut

préserver la relation de dépendance en renversant le rôle.

Maintenant que Serge n'est plus un garçon et ne dépend plus d'elles

pour vivre, elles s'empressent de lui rappeler ce qu'elles ont fait pour

lui. Elles souhaitent qu'il soit suffisamment culpabilisé et

reconnaissant envers elles.

Une dernière convention concerne la relation entre hommes. II

s'agit de la défense des hommes de se parler de leurs sentiments. Au

lieu de soutenir cette convention, Tremblay la rejette. Dans Le Vrai

monde? et dans Bonjour. là. boniour, il aborde le thème de l'amour

des fils envers leurs pères et la difficulté qu'ils ont eue à s'exprimer.

Dans Le Vrai monde?, la discussion qu'a Claude avec son père

manifeste bien cette convention, qui est un des principaux thèmes de

la pièce:

Le sais-tu que c'est cause de toi que j'ai commencé à écrire? Pis parce que t'as toujours agi avec nous autres comme si t'avais et6 sourd? . . . c'était pour te parler parce t'&ais pas parlable, pour

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te dire que je t'aimais ... Y'avait tellement de choses dont y fallait pas parler, dans c'te maison-la, que j'me jetais sur le papier avant d'&orner! . . . -Défense absolue de parler à son père sous peine de p&hé mortel, irrémédiable et inéparable!-39

Claude recherche la cause de cette défense de communiquer.

Alex, contrarié, lui répond:

[Alex] Tu recommences comme quand t'&ais p'tit! Tu colles pis tu dis des affaires qu'on veut pas entendre!

[Claude] Quelles affaires? Quelles affaires, au juste? Nomme- les! Essaye de les nommer, pour une fois!

[Alex] Les sentiments! Les sentiments! J'ai toujours couru en avant de toe, j'me sus toujours sauvé de toe parce qu'on en venait toujours Ià!40

Mais Claude ne se laisse pas décourager par le ton brusque de

son père. II questionne le bien-fondé de cette attitude: <<Mais

pourquoi y fallait pas en venir là? Qu'est-ce qui nous défendait d'en

venir là? Y'avait-tu un règlement, une loi?>>41 Sachant que l'occasion

est venue de parler honnêtement à son père et que ce pourrait être la

dernière, Claude en profite pour informer Alex que la règle du silence

a peu à peu transformé son amour en un mépris absolu.

Dans Bonjour. là. bonjour, Armand est partiellement sourd et

parfois il prétend mal entendre. La communication entre Armand et

Serge est donc difficile même avant les interruptions des tantes et

des soeurs. Mais, Serge est déterminé à dire à son père qu'il l'aime.

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II s'excuse avant de commencer et il parie sans porter attention aux

répliques banales de ses tantes:

J'sais que tu penses que c'est des choses qui se disent pas entre hommes ... . .: Y'est peut-être vingt ans trop tard, chus pus un enfant, mais j'ai besoin de te le dire! Popa, j't'airne! . . . Pis c'est pas parce que t'entends pas qu'y faut s'empêcher de te les dire, ces affaires-la! . . . Si ça fait quarante ans que parsonne a os6 te le dire parce que c'est des choses qui se crient pas, moé, j'te le crie! J't1aime!4*

Dans les deux pièces, le refus d'adhérer à la convention est

essentiel au déroulement de l'action et à la conclusion de la pièce.

Les pères admettent qu'ils n'ont jamais été capables de discuter de

choses intimes; mais les fils, eux, arrivent à briser la convention. Ils

sont vainqueurs, même s'ils ont des raisons différentes d'exprimer

leurs sentiments.

Dans son oeuvre théâtrale, Michel Tremblay nous fait connaître

des personnages aux prises avec les conventions, ou encore qui

subissent des épreuves à cause de l'intolérance de la société envers

certaines attitudes marginales. Tremblay n'explique pas d'où

viennent ces conventions. II décrit la société comme il la trouve et ses

personnages se confornent ou s'opposent aux normes familiales et

sociales. Que sont ces conventions dont parle Trernblay et pourquoi

les personnages en sont-ils prisonniers?

Pour la réponse à ces questions, il faut se rapporter à la notion

de tradition explicitée par Maclntyre, et que nous avons exposée

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dans le deuxième chapitre. Les conventions proviennent de la

tradition, mais il est temps de noter la différence entre les deux.

Maclntyre soutient que la vie de l'individu est emboîtée dans

celle de sa famille et dans l'histoire de son peuple. La vie morale a

besoin d'un contexte pour être intelligible. Le contexte de sa

naissance procure à l'individu une base morale. Quel que soit le

jugement qu'il portera sur son début moral particulier, I'individu est

obligé d'agir à partir de ce point de repère à l'âge adulte. Mais certes,

I'agir moral dépend aussi du raisonnement de la personne. Quel est

son point de repère? Dans la pensée traditionnelle, I'individu

s'appuyait sur une notion bien définie du bien pour établir un lien

entre son rôle et l'action à entreprendre. Pour le prisonnier des

conventions, le lien ne consiste plus qu'en des règles qui ont perdu

leur arrière-plan d'intelligibilité. C'est ainsi que la notion de tradition et

les conventions s'opposent. Une tradition implique une pensée

morale plus complexe qui tient compte du contexte et qui se rapporte

toujours à un plus grand tout. Dans une convention, la pensée et

I'agir moral se rapportent uniquement aux règles établies ou aux

conséquences prévues. L'individu est obligé de penser et d'agir à

l'intérieur de la convention.

Les transformations que connaît une tradition s'expliquent par

les événements qui affectent le raisonnement, les croyances et les

attitudes d'un peuple. La tradition concentre en elle la connaissance

du passé, les conflits du présent et les idéaux du futur. Maclntyre

soutient que les normes d'une tradition vivante sont assujetties a des

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corrections parce qu'elles s'articulent autour d'une problématique

visant certains biens internes et externes. Le facteur temps est donc

essentiel à la notion de tradition. Des conflits continuels assurent sa

transformation progressive. Or, il n'y a pas de progression dans une

convention. La pensée y a été dépouillée de son sens, s'est figée

dans des normes extérieures. Le fondement qui soutient les règles a

été oublié. Cela explique la permanence apparente des rôles dans

une convention. Lorsque le discours demeure figé dans le présent, il

s'impose à l'agir sous forme d'un devoir absolu. Une convention est

donc une tradition qui a perdu son pouvoir de s'adapter aux

conditions nouvelles. Maclntyre appelle une telle situation <<une

tradition morte. parce qu'elle a réussi à immobiliser la pensée et ne

peut plus répondre aux circonstances particulières.

Quand on passe de la tradition à la convention, le rapport entre

I'identité personnelle et I'identité collective se modifie. Dans une

société traditionnelle, les croyances collectives sont délimitées par

des règles de conduite et par des rôles établis. L'agir moral porte ses

conséquences dans tous les secteurs d'activité et, en ce sens,

I'identité personnelle concorde avec I'identité familiale et sociale.

Cependant, avec les conventions, I'identité personnelle n'est plus en

harmonie avec l'univers social mais peut continuer de s'y confomer,

à son détriment.

L'identité personnelle de Madeleine, la mère dans Le Vrai

monde?, semble se conformer à son identité familiale et sociale. Elle

perçoit son rôle comme un abri où elle doit se maintenir, quelles que

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soient les circonstances. Mais l'ensemble de la pièce nous apprend

qu'elle est bel et bien prisonnière de la convention, même si elle

prétend s'y trouver bien. Or ce sont ses enfants qui, par leur mal de

vivre, subissent les conséquences du mensonge de Madeleine.

Albertine à 30 ans et à 40 ans est elle aussi prisonnière, mais elle se

l'avoue. A chaque étape de sa vie, elle en discute le sens. La pièce

est remarquable parce que nous observons la façon dont les

intentions d'Albertine s'adaptent à son contexte familial et social. Sa

réaction aux conventions et au sentiment de rage la mène à se

révolter et à changer de vie à 50 ans. Nous allons discuter d'elle dans

la section intitulée d a recherche d'authenticité)) . L'authenticité à laquelle paMendra Albertine est interdite aux

deux tantes de Serge dans Boniour, là. boniour, qui croient que celui-

ci leur est redevable parce qu'elles ont fait leur devoir envers la

famille d'Armand, leur frère, après le décès de leur belle-soeur. Bien

sûr, elles ont agi pour le bien-être de leurs proches, mais en

s'attendant à la reconnaissance de Serge, leur neveu, elles ont

secrètement recherché leur bonheur, même si elles prétendent avoir

recherché le seul accomplissement du devoir. Or, on ne peut pas

extorquer d'autrui ce qui ne prend sa source qu'en nous-mêmes.

Selon Maclntyre, le bonheur est un bien interne qui découle de notre

participation vertueuse à la communauté humaine. Les tantes de

Serge, en s'insérant dans une situation en vue de se mériter une

récompense, ont fait du bonheur un bien externe.

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Les conventions transforment donc les conceptions morales du

bien et du mal et réduisent la pensée morale à un jeu de règles et de

conséquences. Nous allons maintenant voir que le soi émotiviste

manipule sa connaissance des conventions selon ses besoins.

c) Le soi émotiviste.

Résumons la théorie de I'émotivisme telle qu'explicitée dans

notre premier chapitre afin d'identifier dans l'oeuvre de Trernblay le

genre de personnage qu'elle caractérise. Le soi émotiviste, disions-

nous, choisit arbitrairement, en fonction de ses préférences, ses

attitudes et ses sentiments, et non pas en fonction de principes qui le

transcenderaient, et il utilise les jugements moraux pour influencer

autrui. Le soi érnotiviste se meut d'un état arbitraire à un autre au gré

de ses besoins.

Maclntyre critique I'émotivisme de la moralité actuelle parce

qu'il amène l'individu à ignorer les principes moraux qui le constituent

et qui sont représentés en partie par son identité familiale et sociale.

II rejette ainsi des traditions qui sont à l'origine de sa culture morale.

Ces traditions semblent ne plus flen avoir à dire a celui qui

s'abandonne à la liberté moderne. De plus, cette liberté est toujours

interprétée négativement, comme l'absence d'entraves. Nous allons

voir comment chez Tremblay le soi émotiviste se croit libre de choisir

à sa guise et recherche son bien-être sans se rendre compte des

conséquences de ses actions.

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Dans la pièce Bonjour. là. boniour, le personnage de Lucienne,

la soeur aînée, est émotiviste. Dès sa première présence dans la

pièce, ses répliques concernent les possessions, les apparences et

ses désirs. Elle critique les cheveux longs de Serge: «Fais-moé

couper ça, ces cheveux-là, c'est même pus à'mode! Même Bobby va

se les faire couper pis y'a rien que seize ans!>>43 Elle demande à

Serge s'il a remarqué son nouveau stéréo: ~T'arais pu m'en parler. y

m'a coûté quasiment mille tomates.»44 Un bar dans le coin du salon

semble a Serge de mauvais goût, mais Lucienne réplique: <<Tu t'en

viens jaloux, comme les autres.. . A Un trait important du personnage

de Lucienne est son amour des possessions et de l'argent, et la

reconnaissance sociale et familiale que cela lui apporte. La

satisfaction que cela lui procure a un rapport direct à son identité

émotiviste. Par contre, elle s'ennuie et par désoeuvrement, elle s'est

trouvé un amant, un ami de Serge. II lui faut la coopération de

quelqu'un afin de maintenir cette relation. Nous allons voir pourquoi

elle se fie à Serge.

Quand nous avons discuté de Lucienne dans la section intitulée

<<Les conventions~, elle avait accusé Serge d'être une <<tapette

manquées. Elle était au courant de l'amour incestueux entre Serge et

Nicole et elle voulait lui dire avant son départ en Europe que

l'homosexualité aurait été selon elle bien plus acceptable pour la - - --

43 Ibid., p. 196. Bobby est le fils de Lucienne.

a M., p. 197.

45 lbid-, p. 197.

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famille. Au retour de Serge, son opinion demeure la même, mais si

elle lui en parle de nouveau, c'est à cause de son désir d'avoir la

complicité de Serge dans sa relation avec son amant. En échange,

elle préservera le silence dans la famille au sujet de sa relation avec .r -

Nicole.

Lucienne étant de vingt ans plus âgée que Serge, celui-ci a

toujours connu l'autorité et la volonté de sa soeur. Enfant, il l'appelait

sa deuxième maman. Après le décès de leur mère, elle s'est chargée

d'élever Serge. Elle aimait bien lui acheter des choses afin de se

vanter de telles dépenses. Lucienne était fière d'habiller Serge et de

lui avoir acheté sa première voiture:

Tes premières culottes longues.. . Ton premier pick-up.. . Ne, j'men rappelais pus, de ça, c'est vrai! J'avais pas gros d'argent, mais j'te l'avais acheté pareil, ton premier pick-up!46

Maintenant que Serge est adulte, elle croit avoir mérité sa

récompense: <<T'as jamais pensé à ça, mon p'tit frère que t'avais une

dette envers rnoé?n47 Lucienne croit avoir acheté la complicité de

Serge.

Pendant la croissance de Serge et de Nicole, elle s'est aperçue

de leur rapprochement affectif et de l'attention que les femmes de la

famille témoignaient à Serge. Chaque soeur ou tante jouait un rôle

dans la vie de Serge mais ces relations étaient personnelles ou

confusément sexuelles. Elle s'est plaint de la situation sans jamais

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insister pour qu'il ait des changements dans la façon dont les enfants

étaient élevés. Ses soeurs et ses tantes ne percevaient aucun

problème; elle observait donc et elle patientait, sachant qu'un jour,

elle profiterait d'une façon ou d'une autre de son rôle. Ce rôle était de

favoriser Serge avec son argent jusqu'à ce que se présente une

occasion pour le persuader qu'il serait sage de faire ce qu'elle désire.

Sa suggestion est de lui payer un appartement sous prétexte de lui

rendre visite avec son amant. Au cas où Serge refuserait, elle le

menace d'annoncer à la famille sa relation intime avec Nicole.

Lucienne sait manipuler sa famille. Elle utilise les jugements

moraux pour justifier ses buts et ses actions et pour influencer les

opinions et les actions de ses proches en fonction de ses besoins. A

la scène quatre, Tremblay décrit le fondement érnotiviste du

caractère de Lucienne. Toute la famille connaît les détails de son

histoire mais Serge l'écoute se répéter:

C'est vrai que j'ai toute c'que j'ai toujours rêvé d'avoir. J'm'étais dit que jrinirais pas comme notre mère, tout nue dans'rue. pis j'me sus t'arrangée pour.. .

J'voulais pas me marier avec un p'tit crotté de Canadien français qui me donnerait des enfants complex6sl non. j'voyais plus haut, pis plus loin que ça! J'ai voulu être du bon côté de d'la clôture, du côté de l'argent, pis c'est la que chus!

Je I'ai voulu, mon Anglais successful, ben je I'ai! J'ai sorti avec Bob pendant huit ans avant de le marier ...

J'm'étaiç mis dans'tete que c'est lui que j'rnarierais, pis c'est lui que j'ai marié. Fallait qu'on attende qu'y'aye fini ses 6tudes pis qu'y soye install6 dans son bureau? On a attendu!

Quand on sortait. c'est mo6 qui payais, parce que c'est moé qui travaillais. Mais ça me faisait rien. j'savais que Bob me remettrait

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toute ça, un jour! Pis qu'y m'en remettrait encore plus! Parce que j'savais qu'y finirait par faire d'la grosse argent!

My God, ça, pour en faire, y'en fait! Aprés, j'ai voulu deux enfants, on n'a eu trois. La seule p'tite erreur dans toute notre vie. Au lieu d'avoir rien qu'un bébé. la deuxième fois, y'en avait deux!

Tout le reste de notre vie s'est faite comme on l'avait plar16.~8

La vie de Lucienne se caractérise par une recherche de

prestige et de reconnaissance sociale plutôt que par un

développement personnel. Elle a cru devoir se couper de son milieu

familial et social d'origine. Vingt ans plus tard, elle est la pawenue de

sa famille. Mais elle ressent un vide émotif: aJ'ai même pas

quarante-cinq ans, encore, pis ma vie est toute réglée comme un

horloge. Pis c'est ça que le monde appellent réaliser ses rêves!>>rg

De plus, ses soeurs se méfient d'elle. Denise et Monique demandent

à Serge: ~A'l'a-tu réussi a faire pitié?»% Lucienne s'est enfermée

dans une existence ennuyante parce qu'elle a cherché toute sa vie à

devenir riche et à passer à un statut social supérieur. Or, l'argent

n'est qu'un bien externe, et cela ne suffit pas à déterminer ce qui est

significatif pour la vie humaine, du moins à long terne.

Un bien externe, d'après Maclntyre, est une récompense

sociale telle que I'argent ou le prestige que l'on gagne à avoir

participé et gagné dans une pratique. La notion de pratique. elle,

implique des biens internes qui agissent comme des raisons qui

418 lbid., p. 2W.

49 bbid., p. 204.

50 lbid, p. 201.

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soutiennent par elles-mêmes la relation des participants à la pratique,

sans exclure évidemment la recherche de biens externes. II y a un

lien incontestable entre les biens internes et les biens externes au

sein d'une pratique.

Le comportement de Lucienne ne semble pas être structuré en

une pratique, elle ne semble pas à la recherche d'un bien interne: elle

a tout simplement décidé qu'elle voulait être riche et elle s'est

arrangée pour se retrouver en possession de beaucoup d'argent.

Elle croit comprendre que l'argent a une valeur pour lui-même. Or,

bien au contraire, les biens externes ne prennent leur valeur que s'ils

s'inscrivent dans une pratique; il faut un bien interne pour donner un

sens aux biens externes. C'est ce que ne comprend pas Lucienne, et

sa recherche de l'argent, par laquelle elle cherche à se singulariser,

n'est en fait qu'un conformisme: Lucienne reproduit simplement une

croyance de la société ambiante.

Par ailleurs, Lucienne n'a jamais remis en question

l'interprétation traditionnelle du rôle des femmes dans son milieu

familial et social. Elle a accepté d'être mariée et mère, mais elle

voulait aussi être riche. Bien qu'elle semble avoir réalisé ses rêves,

elle reste insatisfaite et l'on découvre que ce qu'elle recherche est le

prestige et l'attention des autres: elle en a besoin pour confirmer à

ses propres yeux son statut. Quand elle découvre que la situation de

Serge et Nicole menace d'usurper la place qu'elle occupait dans les

discussions de la famille, elle s'empresse d'agir. Elle parle à Serge de

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sa honte et des conséquences sociales et familiales. Elle veut le

provoquer et le culpabiliser mais il résiste à ses efforts:

[Lucienne] Quand j'ai appris que tu t'en allais rester avec elle. y'a un an, que vous osiez sortir ça de la maison, j'ai eu honte, Serge! C'que l'fais moé, c'est pas malade, Serge! 1 was so ashamed! C'est vous autres. les malades! Vous avez pas honte, quand vous vous retrouvez face à face? Hein? Ça vous excite, peut-être? Hein, c'est ça? C'est votre kick? (Silence) J'gage que tu serais même pas capable de bander devant une fille qui serait pas ta soeur!Sl Pis si ça se découvre, un jour, que c'est qu'on va avoir l'air nous autres, hein?

[Serge] Pis to6, si ton histoire se découvre, tu penses que ça va être plus propre?=*

[Lucienne] T'étais si fin, avant, Serge ... Si fin ... ... Tu t'en rappelles, tu faisais toute c'que j'voulais.. -9

Lorsqu'elle se rend compte que Serge ne se laisse pas

manipuler et que ses jugements n'entraînent aucun effet, elle

concède qu'il ne lui est plus utile, qu'elle ne pourra plus s'en servir

pour ses propres fins. Elle s'adresse alors à Nicole avec dépit, lui

disant qu'elle a remporté la victoire dans le concours entre les soeurs:

<(Allô? Nicole? T'es contente, là! T'as fini par gagner sur toute la

ligne!.% Au fond, elle aurait préféré être elle-même objet de

scandale, plutôt que de voir révélé un amour incestueux dont elle est

en est en grande partie responsable. Nous allons discuter plus en

51 lbid., p. 213.

52 lbid., p. 217.

54 lbid., p. 238.

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détail les personnages de Serge et Nicole dans la section intitulée

«La recherche d'authenticité~.

Aux fins d'une comparaison, on peut présenter le personnage

dYAlex dans Le Vrai monde? comme lui aussi érnotiviste. Alex

manipule grâce à son habileté verbale. II veut que tout aille à sa façon

et il mène toute situation et toute conversation.

L'existence daAlex n'est pas ennuyante: il passe son temps à

bouleverser son entourage. II ne se contente pas de manigancer

pour obtenir du plaisir, il se le procure brutalement. II a choisi de vivre

sa vie selon une seule règle, celle de s'amuser en tout temps. Sa vie

est entièrement orientée vers ce bien externe. Alex a choisi son

métier de commis voyageur sous prétexte de gagner sa vie et celle

de sa famille, mais les tournées obligatoires sont une manière pour lui

de se permettre des libertés personnelles et sexuelles peu

compatibles avec la vie conjugale. Madeleine s'exclame dans la

pièce de leur fils Claude: «Tu faisais comme si t'étais pas marié!,>=

Alex ne passe plus que quelques jours à la fois avec sa famille, et

Madeleine doit se charger de toutes les affaires domestiques. II ne

prend rien au sérieux et ne tolère aucune restriction au plaisir

constant qu'il veut connaître: «J'ai passé à travers la vie en ayant du

fun ...».se II demeure en tout temps le maître de son entourage.

Quand il rentre à la maison, il mène ia conversation et dicte quelle doit

être la conduite appropriée de sa famille en sa présence:

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Jésus-Christ, que c'est ça, ces faces d'enterrement-là! Aïe, vous allez changer d'air tu-suite. hein? ... J'vous l'ai toujours dit. quand j'rentre icitte, y faut que le party pogne! Ça sera toujours le temps de régler vos problèmes quand j'y serai pusl57

Le soi émotiviste s'efforce d'avoir la maîtrise des biens externes

qu'il a choisis. Mais bien plutôt, il manifeste sa dépendance envers

les biens externes et se soumet aux nonnes, aux règles et aux

critères nécessaires à l'obtention de ce qu'il veut. De plus, ses

relations avec l'entourage sont rudimentaires: il n'existe pas de

véritables rapports de respect ou d'estime parce que le soi émotiviste

recourt, pour panrenir à ses fins, à la manipulation d'autrui. Pour la

même raison, les vertus comme l'honnêteté, la justice et le courage

sont inexistantes chez lui.

Le désir principal du caractère émotiviste est d'obtenir des

biens externes ou de préserver son statut. Sa relation avec toute

chose et toute personne doit confirmer ce statut. La reconnaissance

d'autrui devient donc la seule mesure de son succès. Mais la

satisfaction que cela lui procure demeure éphémère parce qu'elle

dépend exclusivement d'autrui au lieu de s'appuyer sur les

dispositions intérieures durables que sont les vertus.

Remarquons le contraste entre le prisonnier des conventions et

le soi émotiviste. Le prisonnier des conventions est limité à un milieu

social et familial restreint. II peut certes souhaiter un changement

radical dans sa vie, mais il pense aux conséquences néfastes que

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cela entrainerait, peut-être la condamnation familiale et sociale parce

qu'il ne s'est pas conformé aux conventions. Le soi émotiviste, lui,

semble ne pas connaître les limites. II choisit les conventions qui

conviennent - à ses besoins et il abandonne le reste. Mais en réalité, le

soi émotiviste et celui qui demeure prisonnier des conventions sont

tout aussi dépendants l'un que l'autre de l'entourage pour savoir qui

ils sont et comment ils doivent vivre.

Nous pouvons affirmer que Madeleine (dans la pièce Le Vrai

monde?) n'est pas un personnage émotiviste bien qu'elle ait

manipulé la vérité de même que ses enfants en fonction de ses

besoins. Son but est de présenrer I'apparence du bien-être dans son

foyer à tout prix. Elle désire la reconnaissance sociale mais son

moyen de t'obtenir est de suivre la convention et de ne pas faire

parler d'elle; elle est prisonnière du silence et de la convention qui

dicte la dépendance aux femmes.

Par opposition, Alex et Lucienne sont des personnages

émotivistes parce qu'ils se sont créé une vie en contournant les

conventions. Les règles familiales et sociales, en forme de

conventions et d'opinions ambiantes, doivent convenir à leurs

propres besoins sinon elles seront rejetées ou manipulées. Mais cela

les amène à se replier sur leurs désirs, de manière égocentrique. Ils

sont tout aussi prisonniers que Madeleine, mais de manière

différente: ils n'ont pas peur d'affronter autrui, ils en sont tout

simplement incapables parce qu'ils le subordonnent aussitôt à leurs

préférences. Or comme c'est à travers le lien social que l'identité se

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construit, Alex et Lucienne ne savent pas qu'ils sont et demeurent

prisonniers de leurs émotions et de la reconnaissance qu'ils

pawiennent à obtenir en affirmant leurs préférences.

d) La recherche d'authenticité.

Les conventions débouchent sur le conformisme. Les

influences familiales et sociales peuvent sembler puissantes et

souvent, elles réussissent à immobiliser ceux qui sont sous leur

emprise. Le soi émotiviste, lui, ignore les conventions, ou encore il

profite de celles qui lui conviennent. II méprise les règles

conformistes, et pourtant, il s'adapte bel et bien à ces règles. II se

croit libre, mais il respecte malgré tout les structures

conventionnelles. Le soi authentique se distingue de celui qui est

prisonnier des conventions et du soi émotiviste en ce qu'il parvient à

construire sa propre expérience de vie en restant libre à l'égard des

conventions et des règles. II part à la recherche de lui-même sans se

laisser emprisonner par les influences.

Dans la modernité, toute personne se croit authentique en ce

qu'elle est portée à faire confiance aux choses et aux personnes qui

lui semblent bonnes. Comme nous l'avons montré dans la section

intitulée 4'idéal d'authenticité», cette revendication d'authenticité

repose sur la croyance selon laquelle chacun possède une intuition

morale intérieure qui lui fait reconnaître le bien. La recherche du

bonheur repose sur un sens du bien et du mal dont nous

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disposerions. L'effort de Taylor consiste à montrer l'insuffisance de

cette conception, parce qu'elle tend à réduire l'authenticité à la simple

écoute de nos désirs ou besoins. L'authenticité se caractérise plutôt

par des choix et des décisions réfléchis, par lesquels on adhère à

quelque chose de significatif en soi, c'est-à-dire qui transcende la

sphère individuelle, tout en lui étant conforme. La bonté au sein de

I'authenticité est une volonté de faire ce qui est réellement le mieux

dans les circonstances données. Elle suppose donc un jugement sur

le bien. Le soi authentique ne se limite pas aux horizons donnés du

conformisme et il ne cherche pas non plus à atteindre des fins

purement arbitraires. II se situe plutôt dans un horizon constitué par

la reconnaissance des options qui lui sont actuellement disponibles et

par un jugement sur leur valeur, sans que prévalent nécessairement

les préférences subjectives.

Dans cette section, nous allons discuter comment l'idéal

d'authenticité s'affirme à travers certains personnages des pièces de

Michel Tremblay. D'une part, ils aspirent au bonheur. Ils font des

choix, prennent des décisions en vue de changer leur vie. Souvent,

ils souhaitent aussi améliorer la vie de leurs proches. Mais d'autre

part, ils acceptent les conséquences inévitables de leurs décisions.

Les choix et les décisions fondés authentiquement sont souvent

contraires aux conventions et aux désirs érnotivistes. Le soi

authentique doit envisager les répercussions de ses actes parce que

l'authenticité comporte des risques et peut amener à changer

irrévocablement les relations avec autrui. En outre, nous allons voir

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que l'approbation et la reconnaissance par les proches n'est pas

toujours nécessaire, que parfois même il est impossible de l'espérer.

En pareil cas, le soi authentique continue d'anticiper une

reconnaissance, mais alors elle doit venir non plus du milieu

immédiat. mais de la communauté humaine universelle.

Le soi authentique est motivé par la recherche et par la

découverte de quelque chose de vrai ou de bon dans la vie humaine

en général et dans sa propre vie. II se caractérise donc aussi par une

grande sincérité envers lui-même et par une façon de s'exprimer qui

lui est propre. II s'affirme dans le monde tout en s'épanouissant,

c'est-à-dire en dépassant les limites étroites de l'individualité pour

adhérer à une vérité qui le transcende.

Le premier personnage que nous allons discuter, et il est peut-

être le plus représentatif, est celui d'Albertine à 50 ans, dans la pièce

Albertine en cinq temps. Nous l'avons déjà mentionnée dans la

section sur les conventions. Nous allons maintenant voir le

développement de sa conscience authentique. Ce qui la rend

importante pour notre propos, c'est notamment que nous pouvons

suivre la progression de sa vie, puisque nous avons aussi le point de

vue d'Albertine étant plus jeune, de même que d'Albertine à 60 ans et

Albertine à 70 ans.

Rappelons brièvement qulAlbertine à 30 ans et Albertine à 40

ans est veuve et élève seule ses deux enfants. Sa misère est

palpable. Elle rage contre l'oppression de la convention qui impose

aux mères une vie à s'occuper de leur maison et de leurs enfants.

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Albertine à 60 ans s'est imposé une existence misérable parce qu'elle

se rend responsable du décès violent de sa fille. Elle blâme Albertine

à 50 ans et regrette les décisions que celle-ci a prises. Albertine à 50 ans raconte comment elle en est arrivée à

changer de vie. Elle veut aussi répondre au ton accusateur

dlAlbertine à 60 ans. Albertine à 70 ans lui conseille de faire attention,

d e s t des choses tellement délicates+ mais elle réplique qu'elle

n'en a pas honte. Plus tard dans la pièce, elle écoutera Albertine a 60

ans parler de sa honte. En ce moment, elle parle de la prise de

conscience qu'elle a faite sur elle-même et sur sa vie:

Un bon jour, j'ai découvert quequ%hose de ben important. J'ai découvert ça tu-seule à part de ça, même si chus pas la femme la plus brillante au monde ... J'pensais à mes enfants pis à ma famille qui m'ont jamais écoutée, qui ont toujours toute faite sans jamais s'occuper de moi, sans jamais me demander mon avis, comme si j'avais pas existé, pis j'ai découvert que dans la vie pour se faire entendre, faut désob&ir ! Si on veut faire quequschose, faut désobéir ! Sinon on se fait kraser! Moi qui avais toujours fini par écouter les autres, par suivre leurs conseils, par faire c'que les autres voulaient que je fasse, toi, Madeleine, pis nos frères, pis moman.. . à cinquante ans, j'ai désobéi pis je l'ai pas regretté!

J'ai eu de la misère à me faire a l'idée. au commencement, par exemple.. . J'avais tellement toujours dépendu de tout le monde! C'est pas des farces, c'était rendu que quand on me disait pas quoi faire je le demandais! J'quêtais! J'ai passe ma vie a qukter! J'étais deboute au milieu d'une maison pis avant de faire un geste j'voulais qu'on me dise que c'était correct! Ça alimentait ma rage pis j'étais toujours au bout d'exploser! Mais à cinquante ans j'me sus dit: =Demande pus! Pis désobéis! Essaye, une fois! Tu verras ben c'que ça donne!. Mais j'avais un énorme boulet qui m'empêchait de bouger.. . Marcel -59

58 lbid., p. 374-375.

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Elle explique à Madeleine et aux autres Albertines les

circonstances additionnelles qui lui ont fait comprendre qu'il fallait

qu'elle fasse quelque chose d'important pour elle-même:

ThBrèse, elle, est-tait disparue dans'brume depuis quequ's'années, j'entendais presque jamais parler d'elle excepté quand y'a trouvaient paquetée dans le fond d'une ruelle ou ben donc qu's'm'appelait du poste no. 1 parce qu'y venaient de la ramasser.. . J'me vois encore ramasser vingt-cinq piasses de peine et de misère pis prendre l'autobus Saint-Denis.. .

Ça fait qu'y me restait juste Marcel. un éternel enfant de vingt-cinq ans presque pas responsable. que j'protégeais encore pis que j'continuerais à protéger jusqu'à ce qu'un de nous deux créve parce que je l'avais jamais compris ... Y s'enfermait de plus en plus, y s'éloignait de moi tout en exigeant que j'sois toujours là.. . J'le regardais.. . oui. j'le regardais devenir fou.. .60

Albertine à 50 ans a décidé de faire ce qui était impensable

dans son milieu familial et social. Elle a trahi la convention:

J'ai dit à Thérèse que j'voulais pus rien savoir d'elle ... pis j'ai fait placer Marcel loin d'ici.. . (Madeleine se détourne.)6'

De son point de vue, elle a agi par nécessité, en connaissance

de cause. Elle a surmonté sa culpabilité:

Ç'a faite mal mais veux-tu savoir une chose? J'ai jamais et6 aussi heureuse de ma vie pis eux autres non plus! Sont avec du monde comme eux autres pis moi chus avec du monde comme moi162

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Selon Albertine a 50 ans, sa situation avec ses enfants était

intenable et l'idée d'assumer son rôle de mère jusqu'au bout ne se

justifiait plus. La décision de se séparer de ses enfants a été prise

dans le but de corriger ce qui était devenu pour elle une existence

insupportable et auto-destructrice.

II était mal accepté qu'elle décide de ne plus s'occuper de ses

enfants. Albertine à 70 ans se rappelle qu'elle s'est ennuyée de

Madeleine: <<Ah! on se voyait pas souvent depuis longtemps parce

que t'avais pas pris que j'toume le dos à mes enfants, comme ça ...

même si au fond, j'pense que tu comprenais ...,,es Selon la

convention, Albertine à 50 ans a abandonné ses enfants, la chose la

plus impardonnable et irrémédiable qu'une mère puisse faire. Etant

donné que cette convention était bien établie dans la société, elle

devait bien s'attendre à de graves conséquences sur le plan familial.

Elle s'oppose à I'idée qu'il n'y ait pas de liberté dans la vie, surtout

dans un cas comme le sien:

J'ai désobéi à mon r61e, Madeleine! Je le sais c'que vous avez toutes pensé mais vous aviez tort! Si je l'avais pas fait, j's'rais encore prisonnière d'un fou qui me tiendrait dans le creux de sa main pis qui deviendrait de plus en plus dangereux ... c'est pas le rdle de parsonne, ça! J'ai cas& le moule de mérepoule! (Silence )64

Une fois les décisions prises et accomplies, elle était capable de

finalement penser à elle-même et de réaliser ce qu'elle pouvait à

peine s'imaginer:

63 lbid., p. 380-381.

64 lbid-, p. 375.

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Quand j'me sus retrouvée tu-seule. j'ai eu le vertige! Ça m'était jamais arrive! Mes journées Btaient à moi, j'avais pas à m'inquiéter de personne ... J'me sus habillé en neuf, du pas cher mais du beau, pis chus partie me chercher une job! Comprenez- vous c'que ça veut dire? Une job! La liberté!

(Albertine ri 70 ans, en souriant) Ma premiére job. Ma seule job. Le parc Lafontaine.

Albertine à 50 ans éprouve le bonheur et la satisfaction d'avoir

établi une relation sincère entre elle-même et la société. Elle essaye

d'expliquer la reconnaissance qu'elle reçoit à présent d'autrui:

Le seul parc que j'aie jamais connu, le seul coin de verdure, est à moi! J'travaille au restaurant du parc Lafontaine, en plein coeur du parc, là ousque tout le monde passe ... pis y paraît que je fais les meilleurs sandwiches salade mayonnaise du monde! Le monde viennent ici exprès pour manger mes sandwiches! Y viennent pour moi parce que chus bonne! Pis en plus j'ai un salaire! Les autres employés pis les clients m'appellent -madame. gros comme le bras pis y sont à mes genoux parce que j'leur fais du manger comme y'en mangeaient chez eux!=

Albertine à 50 ans est appréciée pour ce qu'elle fait de bien: la

bonne nourriture-maison. Son identité est reconnue et s'accomplit à

travers ses relations avec autrui. L'environnement du parc

Lafontaine est au centre de son univers et donne à sa vie un contenu

authentique. c'est-à-dire qui lui permet de vivre sa vie comme elle

veut et de comprendre pourquoi elle vit ainsi. Elle a réfléchi à ses

affaires, et elle s'est montrée pour une fois responsable envers elle-

même. Ce qui compte pour elle, c'est l'indépendance. C'est la source

de son bonheur:

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J'arrive ici le matin en chantant, j'travaille en chantant, pis je r'pars le soir en chantant! Je r'garde le soleil se coucher, 1'6t6, pis les enfants patiner, l'hiver! J'gagne ma vie, comprenez-vous? J'vis comme jlveux, sans famille, sans enfants, sans homme! Ah! oui. sans homme! Pis par choix! Chus tellement ben! J'ai pris sur moi trop longtemps, Madeleine. y fallait que je d6sob6isse!~

Dans l'ensemble de la pièce, seule Albertine à 70 ans

ressemble à Albertine à 50 ans. Le contraste entre ces deux

Albertine et les trois autres est frappant: elles sont heureuses.67

Nous en connaissons moins de la plus vieille mais il y a suffÏsarnment

de répliques pour constater la paix qu'elle ressent malgré ses

souvenirs. Albertine à 70 ans est la plus douce des cinq, grâce au

temps qu'elle a eu pour réfléchir aux événements et aux conditions

de sa vie. Cependant elle n'hésite pas à répliquer aux autres. A

Madeleine, elle avoue qu'elle a enfin mené sa vie comme elle

l'entendait et qu'elle y a trouvé le bonheur. C'est ce qu'elle appelle g

vérité:

Pauvre Madeleine. T'avais peut-être raison, toi aussi. Y'a peut- être pas toujours juste une vérité. Des fois y'a peut-être une venté pour nous autres, pis une autre pour tes autres ... T'étais heureuse comme t'étais, Madeleine. -38

II est difficile de discerner si Madeleine est un personnage

authentique dans Albertine en cinq temps. Nous savons qu'elle est

heureuse parce qu'elle le constate: {<Mon bonheur est peut-être un

66 lbid., p. 376.

67 Ibid., p. 369.

68 M.. p. 378.

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ben p'tit bonheur, ben insignifiant, ben plate ... J'pense que j'aime

mieux un p'tit bonheur médiocre qu'un grand malheur tragique.>>69

Cependant, le bonheur ne suffit pas à l'authenticité.

Certes, le bonheur est important, mais il revient à chacun de

s'en faire une conception cohérente, et susceptible d'être reconnue

par autrui. Albertine à 50 ans, en étant malheureuse, rendait tout son

entourage mal heureux. Maintenant qu'elle est heureuse, c'est

l'inverse qui se produit. Le bonheur qu'elle donne aux autres et grâce

auquel elle se trouve reconnue par eux (mais sans dépendre d'eux)

lui confirme qu'elle a trouvé sa vérité. Quant au bonheur que

Madeleine prétend connaître, on peut se demander s'il est véritable,

au vu de ce que nous apprend d'elle la pièce Le Vrai monde?. Elle

recherche bien plutôt la tranquillité et la sécurité de la convention

conjugale. Son horizon moral lui a été imposé: son rôle est de

préserver un apparence inébranlable de bien-être dans son foyer.

Pour ce faire, elle fait taire ses soupçons au sujet des activités dlAlex

pendant ses longues absences, elle nie l'existence de l'autre enfant

dont Alex est père, et exige la complicité de ses enfants pour

préserver un silence absolu.

Le seul personnage authentique dans Le Vrai monde? est

Claude, le fils de Madeleine et dDAlex. II écrit une pièce de théâtre à

propos sa famille, dans laquelle il met en scène le dialogue honnête

dont il rêve depuis longtemps avec ses parents. II brise la règle du

silence afin d'exposer les vérités latentes de la situation familiale. Ce

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qui fait l'authenticité du personnage, c'est donc sa recherche d'une

vérité que tous puissent partager.

Un des principaux thèmes de la pièce est la communication.

Trernblay critique la convention selon laquelle les hommes ne doivent

pas parler de leurs sentiments. Dans la pièce, Alex observe cette

convention de manière stricte. Tremblay, lui, la rejette. II exprime ce

rejet à travers Claude, dans Le Vrai monde?; et dans Boniour. là.

boniour, il aborde pareillement le thème de l'amour des fils envers

leurs pères et la difficulté qu'ils ont à l'exprimer. Nous avons abordé

cela dans la section sur les conventions.

La recherche d'authenticité entreprise par Claude a pour

résultat sa pièce de théâtre, dans laquelle il a pu exprimer sa

déception et son mépris envers son père, de même que son amour

pour sa mère. Ce que Claude veut, c'est dire la vérité, mais aussi la

faire reconnaître par les autres, dans la mesure du possible. C'est en

cela que Claude est authentique.

Pendant sa jeunesse, Claude n'a pas pu se définir et

s'accomplir parce qu'il y avait toujours une interdiction menaçante de

parler des choses qui se passaient réellement. II s'en plaint à son

père: <con peut pas construire une enfance sur des devinettes! Pis

du silence!n7o La règle du silence a influencé sa vie adulte et par sa

pièce, il refuse désormais d'être complice du silence.

Le monde pour Claude n'est pas cohérent tant qu'il existe des

choses auxquelles il lui est interdit de se référer. II recherche

70 Ibid., p. 434.

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l'intelligibilité des choses qui se passent autour de lui. II en va tout

autrement de sa mère. Le silence a toujours été la force de

Madeleine: <<Dans une maison comme ici, c'est la chose la plus

importante...n71 Bien sûr, elle connaît elle aussi la vérité, lorsqu'elle

se laisse emporter par des <<tempêtes>> qu'elle se fait dans sa tête:

<Chus pas folle,» dit-elle à Claude, <<je le sais la vie que j'ai eue! ... C'est sûr que tout c'que t'as mis dans ta pièce me passe par la tête. ...

[mais une scène violente imaginée] ne porte pas à conséquence.>>72

Le «vrai monde» de Madeleine est une construction soigneuse de

doute enterré et d'orgueil. Claude, lui, est persuadé <<que le silence,

c'est malsain>>? II assume le risque qu'il y a à parler, parce qu'il croit

à l'importance de la vérité dans la vie en général.

Nous pouvons deviner que Claude poursuivra sa recherche et

son épanouissement même sans ses parents. II parviendra à se

définir à travers ses relations dialogiques avec autrui et il acquerra

une attitude de liberté par rapport au réel. Charles Taylor exprime

cette pensée dans Grandeur et misère de la modernité:

II est vrai ... que nous ne pouvons jamais nous libérer tout à fait de ceux dont l'amour et les soins nous ont façonnés au début de la vie, mais il faut lutter pour nous définir par nous-mêmes dans toute la mesure possible, pour en arriver a comprendre et donc B maîtriser l'influence de nos parents et ainsi à éviter de retomber dans une dépendance du même genre; nous avons besoin des autres pour nous accomplir mais pas pour nous définir?

71 Ibid.. p. 403.

7* ibid., p. 404.

73 Ibid., p. 405.

74 Taylor. p. 4450.

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La pensée de Taylor vaut aussi pour la pièce Bonjour. là,

boniour. Serge et Nicole se sont rapprochés l'un de l'autre depuis

leur enfance. A l'âge adulte, ils connaissent un amour incestueux

qu'ils décident de poursuivre. Serge explique les circonstances de sa

décision :

J'ai emprunté de l'argent pour pouvoir partir, Lucienne, parce qu'imagine-to6 donc que Nicole pis moé aussi on s'en est faite des problèmes avec tout ça. . . . Ben là. j'y suis, dans les bras de Nicole! Pis a'l'a trente ans, pis moi j'en ai vingt-cinq! Ça fait qu'imagine-toé donc que j'me sus pose des questions. un moment donné! Okay, j'y suis dans les bras de Nicole, mais c'est-tu ça que j'veux vraiment? Chus-tu ben dans les bras de Nicole? Ben après trois mois passés sans elle, j'te dirai, Lucienne. que oui, chus ben dans les bras de Nicole, pis que oui, j'vas y rester le plus longtemps possiblel75

Serge et Nicole ont aussi réfléchi à la possibilité de

conséquences néfastes par rapport a la famille. Mais les réactions

des autres membres de la famille sont secondaires parce que leur

décision de faire leur vie ensemble est murie et capable de se justifier:

Que t'ayes honte de rnoé ou non, qu'on soye obligé de démenager ben loin ou non, on est ensemble, Lucienne, pis tant qu'on va pouvoirt on va rester ensemble!76

La relation de Serge et Nicole est restée plus ou moins secrète

dans la famille. Ils savent qu'ils seront des marginaux dans la société

parce qu'un amour incestueux bouleverse certaines normes

fondamentales. Dans la famille, nous pouvons deviner le scandale.

Mais en dépit de toutes ces conséquences, Serge et Nicole ont été

75 TremMay, Théâtre 1. p. 229-230.

76 lbid., p. 230.

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sincères envers eux-mêmes parce qu'ils ont réfléchi à la signification

de leur décision. Selon Serge, il semble exister un bien véritable,

l'amour, entre lui et Nicole:

Pour mo6. tout est clair, tout est simple. c't'heure, chus sûr de mon affaire: c'que j'ressens pour Nicole, pis c'que Nicole ressent pour moé, c'est de t'amour, Lucienne, du vrai, sans histoires d'intérêt pis de sécurité en arriére; c'est de I'amour, pis c'est beau! C'est beau! J'me sacre de ce que le reste du monde peut penser, nous autres on est heureux. pis c'qu'on ressent l'un pour l'autre, si c'est une maladie. c'est une maudite belle maladieln

L'opposition sociale et familiale que Serge et Nicole rencontrent

repose sur une conception normative de la relation entre un homme

et une femme. Serge et Nicole demeurent libres par rapport à la

norme parce que, comme Albertine à 50 ans, il savent désormais où

est leur bonheur et qu'un tel bonheur leur parait légitime en soi:

Que personne vienne me dire que j'ai pas le droit. j'ai le droit! J'ai le droit d'être heureux comme tout le monde. pis j'ai eu la chance de trouver mon bonheur! Pis mon bonheur, ben oui, c'est ma soeur! Pis j'ai décide que j'arais pas honte de l'avoir trouvé, mon bonheur, pis que j'f'rais toute au monde pour le garder!78

Boniour, là. bonjour reconnaît la valeur en soi du bonheur et de

I'amour dans la vie humaine. C'est ce qui compte dans la vie de

Serge et Nicole. On pourrait commenter cela à l'aide d'une autre

citation de Taylor qui explique le développement de l'identité

personnelle en lien avec une autre personne:

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Si certaines des choses auxquelles j'accorde le plus de valeur ne me sont accessibles qu'en relation avec la personne que j'aime, cette personne devient un Blément de mon identité interieure.79

Nous ne savons pas ce qui se passera entre Serge et Nicole

dans l'avenir. Ce n'était pas le propos de Tremblay de développer

cette idée. L'important est que Serge a compris le telos de sa vie et la

forme qu'elle prendra:

Si vous vous faites chier avec vos maris. vous autres, respectez- nous donc, nous autres, on est heureux! On va s'aider a vivre, tou'es deux, pis on va vieillir ensemble. c'est-tu assez beau, on a décidé qu'on vieillirait ensemble sans se faire de mal!m

Enfin, il ne faut pas oublier que Serge et Nicole ont aussi décidé

d'amener leur père vivre avec eux. Serge rassure ainsi son père:

<<On va s'arranger, popa! ... Tu vas voir! Le principal, c'est que tu

sortes d'icitte! Pis vite!.*' Son père lui répond: «Si tu savais. Ça fait

tellement longtemps que j'attends ça! Ça fait tellement longtemps

que j'attends qu'un de mes enfants ..+* Serge doit cependant lui

avouer sa relation avec Nicole. Or, cette fois, c'est son père qui le

rassure: <<Laisse faire, mon garçon ... Laisse faire le reste. J'le sais, le

reste ... . . . Depuis longtemps. Parlons-en pas. Tes tantes écoutent.

Va te coucher.. . >> .83

79 Taylor. p. 50.

Tremblay, Théàtre l, p. 230.

8' lbid., p. 240.

82 lbid*, p. 240.

Md., p. 240.

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Cette scène est importante pour légitimer aux yeux du

spectateur l'amour incestueux de Serge et Nicole: il fait comprendre

que cet amour est le résultat d'une démarche d'ouverture à autrui et

donc de vérité, et ne s'appuie pas simplement sur des émotions

incapables de s'énoncer de manière cohérente.

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Conclusion

TREMBLAY MORALISTE

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Nous avons fait dans les chapitres précédents l'examen d'une

théorie morale contemporaine et nous l'avons utilisé pour faire une

lecture éthique de quelques pièces de Michel Tremblay. Pareille

utilisation était-elle justifiée? Nous pouvons répondre que oui: il est

possible de rendre compte de la condition morale actuelle, telle

qu'elle se donne à voir dans l'oeuvre théâtrale de Michel Tremblay, à

l'aide de l'éthique communautarienne explicitée par des auteurs tels

quYAlasdair Maclntyre et Charles Taylor. Cette théorie nous a pemis

une interprétation féconde des personnages de Tremblay.

Nous nous sommes donné la tâche de rechercher dans les

pièces de Tremblay des personnages qui nous permettraient d'établir

des liens avec la théorie morale retenue. Nous avons dû faire ces

liens parce que Tremblay lui-même ne les fait pas. On ne saurait

attendre de lui qu'il nous livre une théorie complète de la situation

morale moderne. Son travail d'écrivain consistait à sélectionner dans

le réel certains éléments pertinents pour son propos.

L'environnement que l'on retrouve dans son oeuvre théâtrale reflète

le milieu montréalais d'une certaine époque. Tremblay s'est donné la

tâche d'en décrire et d'en dénoncer la situation morale. A travers son

oeuvre théâtrale, il cherche à exprimer la révolte et les aspirations de

l'âme moderne. II a donc été possible d'observer à travers son

oeuvre la recherche contemporaine de bonheur et d'identité

personnelle.

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Tremblay ne relie pas nécessairement entre elles de façon

systématique toutes ses observations, et cela explique que notre

approche de son oeuvre ait été plutôt un commentaire libre, dans

lequel nous avons utilisé la théorie éthique communautarienne pour

établir une cohérence qui est seulement esquissée dans l'oeuvre

théâtrale.

L'éthique communautarienne a pu, nous semble-t-il, rendre

compte de ce qu'exprime l'oeuvre de Tremblay sans lui faire violence.

Nous n'avons pas eu à manipuler les répliques des personnages

pour les rendre conformes à la théorie; nous nous sommes bornée à

choisir attentivement celles qui reflétaient le mieux la situation éthique

décrite. Notre but était de confirmer l'hypothèse centrale de ce

travail, selon laquelle l'éthique communautarienne rend compte de

manière adéquate de notre condition morale actuelle. La cohérence

du discours moral contemporain a besoin d'analyses comme celles

de Maclntyre et de Taylor. En les faisant travailler ensemble, elles

nous ont permis d'interpréter des thèmes directement abordés par

Michel Trernblay dans son oeuvre théâtrale.

Dans toute son oeuvre littéraire, Tremblay présente les

puissantes conventions qui régissent la pensée et l'agir moral

moderne. On peut dire qu'elles constituent le fait premier de l'univers

de Tremblay, ce à partir de quoi tout s'enchaîne, les soumissions

aussi bien que les révoltes. Cependant, Tremblay ne nous explique

pas d'où viennent ces conventions et pourquoi elles exercent tant

d'influence sur les personnages.

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L'analyse de la moralité traditionnelle par Maclntyre nous a été

fort utile parce qu'elle nous a permis de comprendre l'origine des

conventions en tant que traditions ~cmortes~. La pensée morale a

besoin d'un contexte, insiste-t-il, faute de quoi il est impossible de

concevoir l'idée du bien individuel ou collectif dans le jugement moral.

Lorsqu'une tradition est séparée de son fondement par l'absence

d'un débat à propos des biens internes qui la définissent, il ne reste

que des règles arbitraires et des biens externes. Une convention est

faite de telles règles dépouillées de leur contexte d'intelligibilité.

L'analyse de Maclntyre a aussi se^ à reconnaître l'importance

de la participation de l'individu à la vie de sa famille et de sa

communauté. Selon lui, les traditions sent la forme privilégiée de

l'activité humaine, celle où des vertus telles que l'honnêteté, le

courage et la justice sont partagées et propagées de génération en

génération. Mais là où les vertus sont réduites à l'état de

conventions, on ne peut pas attendre de l'individu qu'il contribue à la

vie familiale et sociale autrement qu'en obéissant aux règles et aux

rôles qui lui ont été imposés.

Les conventions ne rendent pas compte de la transformation

historique et naturelle de la pensée morale: le futur n'est qu'un

prolongement du présent, celui-ci reste figé parce qu'il ne s'appuie

plus sur un passé vivant, c'est-à-dire réinterprété à chaque époque.

Des lors, la convention ne peut plus être discutée. C'est pour cette

raison que plusieurs des personnages de Tremblay s'adaptent

nécessairement aux règles et aux rôles imposés. Mais Tremblay

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dénonce cette attitude par laquelle on ne cherche finalement qu'à se

donner du pouvoir sur autrui, comme font par exemple les tantes de

Serge dans Bonjour. là. bonjour.

De ce point de vue, l'attitude d'autres personnages de la même

pièce que nous avons décrits comme émotivistes ne diffère pas

essentiellement de celle où l'on se soumet aux conventions: toutes

ces attitudes visent à se donner du pouvoir sur autrui. Une telle

ressemblance peut sembler surprenante puisque I'émotivisme est un

refus de l'autorité des conventions. Mais la théorie de Maclntyre nous

aide à saisir la parenté qu'il y a entre la personne émotiviste et celle

qui s'enferme dans les conventions: dans un cas comme dans

l'autre, les principes de l'action ne sont pas réfléchis. On cherche à

les justifier soit en s'appuyant sur l'autorité d'une convention, soit en

recherchant l'approbation d'autrui et donc en le manipulant.

Maclntyre, comme Trernblay, est très sensible à cet aspect

manipulateur qui régit une bonne partie des relations humaines

aujourd'hui. Or tout cela n'est rendu possible, explique-t-il, que par

notre croyance que I'individu peut à lui seul décider des principes de

ses actions en dehors de tout contexte. Maclntyre condamne l'idée

selon laquelle I'individu est à lui seul un agent moral autonome. La

pensée moderne attribue à l'individu une indépendance dans son

raisonnement moral qui contredit la nature du jugement moral tel que

le conçoit la pensée traditionnelle.

On ne s'étonne pas, alors. que chez Tremblay les personnages

qui s'en sortent soient ceux qui sont capables d'établir un dialogue

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avec le monde. La relation avec autrui vise alors non plus la

manipulation, mais la reconnaissance mutuelle d'une vérité propre à

chaque personnage. Un des idéaux les plus clairement affirmés par

Trernblay est celui de l'authenticité. La théorie communautarienne de

Taylor nous a aidée à identifier les conditions de cette authenticité.

Taylor fait voir qu'elle constitue une véritable tradition morale

propre à la modernité. Le soi authentique recherche sincèrement la

vérité par laquelle sa vie acquiert une signification. La

reconnaissance par autrui, ici, s'acquiert non pas par l'autorité ou la

manipulation, mais à travers une relation sincère. Certes, la vérité qui

ainsi se partage n'est jamais définitive et demeure instable. L'idéal

d'authenticité ne garantit pas le bonheur. Mais Tremblay laisse

entrevoir que ses personnages authentiques sont des gagnants,

grâce à leur découverte d'une valeur universelle qui leur est chère.

La lecture éthique que nous avons faite de Tremblay a ses

limites. Par exemple, la notion de vertu, qui est au centre de l'éthique

communautarienne, ne se retrouve pas chez Tremblay. Mais cette

lacune, loin d'infirmer la thdorie, peut être expliquée par elle. La

vertu, en tant que pratique, suppose la durée d'une vie. Or, Trernblay

nous présente ses personnages à des moment-clés. Dans toutes les

pièces retenues, l'action se déroule dans un présent assez bref. Mais

on peut deviner que les personnages authentiques s'engagent sur la

voie de la vertu et du bonheur. On entrevoit cela dans Albertine en

cinq temps, qui est vraiment la seule pièce de Trernblay où la durée soit représentée, p~isque nous voyons le personnage d'Albertine à

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cinq moments de sa vie. Si Albertine a 50 ans avait pu se maintenir

dans ses nouveaux choix, elle aurait connu la vertu. C'est ce qui lui

arrÏve d'ailleurs à 70 ans, où elle montre une certaine sérénité, un

certain bonheur. -

Si le thème de la vertu n'est pas développé par Tremblay, celui

du bonheur, en revanche, est clairement affirmé. Avec les

conventions ou I'émotivisme, le bonheur se réduit aux biens externes

et à la satisfaction personnelle. Selon l'idéal d'authenticité, le

bonheur se déploie en une recherche de vérité pouvant avoir une

portée universelle. Dans toute son oeuvre théâtrale, Tremblay

dénonce les conventions parce qu'elles donnent l'illusion que le

bonheur est une chose à se mériter, par la simple complicité avec les

règles. II dénonce aussi I'émotivisme, qui recherche des biens

externes incapables de se justifier. En revanche, Tremblay

démontre, à travers ses personnages authentiques, que le bonheur,

si personnelle et individuelle que soit sa recherche, se rapporte en

tout temps à quelque chose de réellement important pour l'individu.

L'épanouissement de soi ne peut se faire si l'on ne se rapporte pas à

ce qu'on perçoit comme véritable et durable dans la vie humaine.

Le bonheur se réalise à travers la participation à la

communauté humaine. Et parce qu'il passe par le rapport

authentique à autrui, il demeure quelque chose d'ouvert et comporte

des Asques. L'existence humaine est une progression et une

transformation continuelle vers le telos du bonheur qui est et sera

toujours la véritable fin de l'existence humaine.

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TEST TARGET- (QA-3)