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Bonjour d’Ozu - Suzanne Beth

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  • rudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif compos de l'Universit de Montral, l'Universit Laval et l'Universit du Qubec

    Montral. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. rudit offre des services d'dition numrique de documents

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    Bonjour dOzu, le rgime mdiatique de la tlvision et les limites du cinma Suzanne BethCinmas: revue d'tudes cinmatographiques/ Cinmas: Journal of Film Studies, vol. 23, n 1, 2012, p. 13-33.

    Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

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  • Bonjour dOzu, le rgime mdiatique de la tlvision

    et les limites du cinma

    Suzanne Beth

    RSUMSous ses airs de comdie de voisinage, Bonjour (1959), remake deGosses de Tokyo (1932), film galement ralis par Ozu, se pr-sente comme une rflexion mdiatique opre la surface desimages. Le mdium tlvisuel sy comprend comme un rgimepossible du cinma, dont Ozu sefforce de dissocier sa pratiquecinmatographique. Organis par une tension entre ordre et dis-parit, le film sattache rendre tangible, cinmatographique-ment, la diffrence entre un ordre prdtermin, pouvant treimpos soit par des images conues sur le mode de la communi-cation, soit par une autorit surplombante, et un cinma auprsde son propre dsordre. Sa question fondamentale est de savoirquelle est la mise en ordre possible pour le cinma. Elle impliqueune distance prise avec le pouvoir explicatif du rcit, parti -culirement manifeste dans la rsolution du film. La pratiquecinmatographique dOzu se caractrise ainsi par son caractreparadoxal, sa proximit avec les limites propres au cinma, seuilo snoncent la fois sa puissance et son impuissance, pourreprendre les termes clairants de Giorgio Agamben.

    Bonjour, ralis par Ozu en 1959, fait partie de ses films tar-difs , ainsi quest souvent qualifie la production de ses der-nires annes dactivit. Il sagit de son second film en couleurs,Fleurs dquinoxe (Ozu* Yasujir 1, 1958), le premier, ayant ttourn lanne prcdente. Du fait de la prpondrance de lhu-mour, notamment sous la forme de running gags scatologiques,Bonjour renoue toutefois avec ses films plus anciens. Le ton dufilm voque la filiation nansensu 2 de la trajectoire dOzu,remontant ses premiers pas la Shchiku 3. Cet cho lapriode muette du cinaste se retrouve galement dans la miseen scne privilgie denfants, deux frres et leur bande damis.

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  • Ce retour au thme de lenfance voque ainsi le garon dUncur capricieux (1933), et les deux frres aux aventures imbri-ques dans leur voisinage rappellent directement Gosses de Tokyo(1932) dont Bonjour est de fait considr comme un remake.

    Dun point de vue dramatique, cette parent est explicite parun pisode commun aux deux films, celui de la grve desenfants, grve de la faim dans le film de 1932 et de la paroledans celui de 1959. Ils se rapprochent plus profondment par laplace centrale quy occupe un mdium cinmatographiquedans Gosses de Tokyo, tlvisuel dans Bonjour , source de latension habitant chacun des deux films. Le propos au cur deBonjour est ainsi une question mdiatique, o le mdium tlvi-suel se comprend comme une possibilit, une figure ou unrgime possible du cinma, dont Ozu sefforce de dissocier sapratique cinmatographique. Il ne sagit pas tant daffirmer queBonjour offre un discours sur la tlvision, que de montrer quele film labore des images qui rendent tangibles la fois lesrisques prsents par ce rgime mdiatique et une autre possibi-lit du cinma. Lim portance de cette question explique quOzu(1978, p.24) ait dit, en parlant de Bonjour, quil tenait ce que les gens viennent voir ce film .

    ce titre, la pratique du remake constitue dj un commen-taire mdiatique, dans le sens o la reprise nest pas gnratricedune simple reproduction, mais galement source de dcalage.La rptition est une force structurante de la filmographiedOzu, qui se prsente comme un rseau de proccupationscommunes, aussi bien dun point de vue formel que thma-tique. Il sagit dun mode dorganisation paradoxal, au sens oelle comporte une tension interne ne devant pas tre rsorbe :elle est la fois une manire dordonnancement et une source dedisparit. Le remake insiste sur cette caractristique gnrale et larend manifeste, caractrisant la pratique dOzu comme donnantlieu un cinma la lisire entre ordre et dsordre. DansBonjour, le rgime mdiatique de la tlvision se dgage parcontraste avec cette pratique, toutes deux se lisant ainsi au seindes images elles-mmes.

    La tlvision se trouve ainsi au cur dune interrogation surla manire dont un ordre peut se constituer. Cette question est

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  • aborde par lentremise du dsordre quelle introduit, source dedrglement des changes verbaux entre les personnages, et cetitre productrice de discorde. Non seulement leur dsir pour lesimages tlvisuelles conduit les garons dsobir leur mre,mais la grve de la parole quils entament pour protester contrele refus de leurs parents dacheter un tlviseur conduit desmalentendus dtriorant les relations entre voisines, dj bienentames par les commrages. Bonjour situe ainsi sa rflexion aupoint de rencontre entre la figure centrale du film, la tlvision,et une interrogation explicite sur la possibilit de communiquer,qui se lit dans la mise en scne du langage et de ses tourments,dune inventivit foisonnante. Ces rites de la communication etdu silence (Bourget 1978, p. 38) se rapportent essentiellementaux petites phrases quotidiennes changes par les adultes, dontles enfants rvolts contestent la valeur. Leur silence obstin enest bien sr le pendant. dfaut de verbalisation, dautres formesdexpression apparaissent, comme le mime et, de manire plusimportante, la prire. Une part non ngligeable de lhumour dufilm repose par ailleurs sur la prsence de langlais dans les dia-logues, en particulier par la rptition du I love you ! du plusjeune des deux frres, Isamu. Face ces figurations du vide de laparole, la question qui se pose est la possibilit de dire les chosesvraies , comme le remarque finalement un personnage.

    Or, comme le souligne Gilles Deleuze (2003, p.298), la com-munication est la transmission et la propagation dune informa-tion , cest--dire dun ensemble de mots dordre . Deleuzedsigne ainsi un danger du dsir de communiquer, de diffuserune parole pleine et conformante, qui occasionnerait ltablisse-ment effectif dun ordre, qui aurait de fait quelque chose de litt-ral, dactualis, dexplicite. Dans Bonjour, ce risque sexprimedans la volont de rsoudre la tension entre ordre et disparit,particulirement mise en scne par la squence de la disputeentre pre et fils, au cours de laquelle chacun oppose lautre saconception dun ordre effectif : rgime de communication pourMinoru, autorit pure pour son pre. Le film se situe sur la ques-tion en prenant acte dune certaine impuissance de la parole aucinma, cest--dire en ne produisant pas de commentaire verba-lis, mais en maintenant une grande disparit dans les images de

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  • la squence. Exprimant cette ide sa faon, Yoshida* Kij(2004, p.62-63) remarque quOzu refusait de faire les mmesfilms que les autres, ces films o simpose un sens prdtermin .

    limage des autres films dOzu, Bonjour possde pourtant uncaractre trs structur et matris, qui fait par exemple dire AlainBergala (1980, p.26) que le filmage a toujours barre sur lefilm . Cette mise en ordre puissante est nanmoins altre detoutes sortes de manires, en particulier par les changements deton dus lomniprsence de lhumour. Plus profondment, ellesexprime dans l incroyable libert dans le dcoupage de Bonjour(Niogret 1978, p.12), fidle la pratique particulire du raccorddes films dOzu, souligne par nombre de ses commentateurs 4. Lasquence de la dispute se prsente ainsi comme une rsonanceincarne la surface des images de la mfiance dOzu vis--vis dunordre absolu ou tout-puissant. Ainsi sexplique la relative absencede la tlvision dans les images de Bonjour, dont elle constitue lemotif dans le tapis , pour paraphraser Henry James (1997) : il nesagit pas tellement dune explication de ses mfaits ou de ses dan-gers, mais dune tentative dOzu de nous les faire prouver a con-trario, en sefforant de librer ses propres images. Le film sefforcede rendre tangible, cinmatographiquement, la diffrence entre unordre prdtermin , pouvant tre impos soit par des imagesconues sur le mode de la communication, soit par une autoritsurplombante, et un cinma au fait de son propre dsordre.

    Bonjour se prsente ainsi sous la forme dune tension entrelordre et la disparit, que le cinma ne peut pas rsoudre. Laquestion fondamentale quil pose est celle de savoir quel estlordre possible pour le cinma. Dans le film, cette question estnotamment labore par la distance quentretient la rsolutiondu film avec la causalit narrative, cest--dire la puissance expli-cative du rcit, son pouvoir de mise en ordre. Cette mfiance estnotamment pointe par la mise en scne de la prire dans unescne la composition remarquable, et sur laquelle il nous fau-dra revenir. Renonant dlibrment la puissance explicativede lintrigue, le cinma dOzu sappuie, pour reprendre lestermes de Gilles Deleuze (1985, p.26), sur des liaisons sensori-motrices faibles , explicitant le sens de lordre luvre dans lecinma dOzu comme tant effectif mais faiblement garanti.

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  • La rflexion mdiatique du film porte ainsi sur les relationsentre la puissance et limpuissance de la parole, et en particulierde lexplication ou de largumentation, au cinma. Autrementdit, il est question de ce que peut le cinma, de ce quest sa puis-sance authentique et de ce contre quoi il doit se prmunir. Cetterflexion sur le mdium cinmatographique organise autour dela question de savoir ce qui est en son pouvoir sera claire parles travaux de Giorgio Agamben (2009) sur ce que nous nepouvons pas faire , pour reprendre le titre de lun des chapitresde Nudits. Le rapport entre puissance et impuissance est eneffet un des piliers de sa pense de laction, et minemment dela cration, en relation avec son dsuvrement, ainsi quil ledveloppe notamment dans cet ouvrage.

    Ce qui va suivre se propose de dvelopper cette question de laconstitution dun ordre dans Bonjour, dans la mesure o le filmest aux prises avec un chaos immanent : celui quinduit la prisede vue cinmatographique. Il sagira ainsi denvisager la maniredont ce cinma drivant aux phmres confins du dsordre etde lordre (Yoshida 2004, p. 246) rend tangibles les implica-tions, ou les risques, lis au rgime mdiatique de la tlvision.

    *

    Gosses de Tokyo et Bonjour pourraient possder le mme sous-titre annonant : la technique par laquelle le scandale arrive ! . Ilfaudrait aussi nuancer, bien sr, puisquil ne sagit pas tant descandale que de discorde et que sa source se trouve dans deuxtechniques distinctes, le cinma dune part et la tlvision delautre, mme si la spcificit de la tlvision comme mdium estsouvent considre comme difficile apprhender. GillesDelavaud (2007, p.74) remarque ainsi dAndr Bazin quil tait :

    [] dune constante vigilance sur les risques, selon lui jamaisdfinitivement carts, du recours aux critres du cinma pourvaluer les ralisations tlvisuelles.

    Bonjour peut tre dcrit comme une tentative cinmatogra-phique de nous faire prouver les implications de cette proxi-mit problmatique.

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  • Gosses de Tokyo, film ralis par Ozu en 1932 et dont Bonjourest une reprise, met en scne un modeste employ de bureau, sesefforts pour se faire remarquer par son patron, ainsi que sa viede famille auprs de sa femme et de leurs deux fils dune dizainedannes. Comme de trs nombreux films tourns cettepoque au Japon, Gosses de Tokyo dresse un portrait en partiesatirique du salariat naissant et de la vie dans la banlieue deTokyo qui laccompagne. Le film sorganise autour dunmoment deffondrement de cet effort dtablissement, condui-sant les deux fils se rvolter contre leur pre et son autorit.Lenjeu central du film, sa question proprement mdiatique,tient au fait que la source de cette rvolte est la projection dunfilm, celle de courtes vues amateur tournes par le patron deleur pre et son entourage. Lune dentre elles montre leur pre,le petit employ, se donner en spectacle pour amuser la galerieet plaire son patron. Les enfants sont bouleverss par ce quilsperoivent pour ce quelles sont : des images dhumiliation. Poureux, cette projection trouble irrmdiablement le mondecomme lieu de vie, ce que le reste du film a pour tche de res-taurer. La construction de Gosses de Tokyo autour de cette scneen abyme en fait avant tout un commentaire sur le cinma, lecinma comme dispositif. Il est ce titre dcrit comme tantune source de dception et de destruction.

    Bonjour montre galement leffondrement de lorganisationdune famille, dsorganisation qui se transmet tout son voisi-nage, o le rle occup par la tlvision est proche de celui ducinma dans Gosses de Tokyo. La crise au cur du film est cristal-lise par une scne de dispute entre pre et fils. Elle est organisede sorte que Minoru, le fils an, dabord affal sur le sol, prisdans une colre vaine, se lve pour faire face son pre. Cemouvement est accompagn dun glissement dans lobjet de larevendication de Minoru, depuis la tlvision vers la grve de laparole. Par lintermdiaire de laffrontement entre pre et fils, lasquence met en scne un face face entre deux possibilits dunordre feint , pour reprendre le mot choisi par Yoshida (2004,p.79), qui se lisent dans un rapport en miroir la parole et aulangage. Celle quincarne le personnage du pre (Ry* Chishu)est pour sa part une identification une posture dautorit. Tout

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  • au long de lchange, il ne cherche jamais couter son fils, leconvaincre ou changer avec lui. Il sen tient son ide ini-tiale : le faire taire. Le caractre extrme de sa posture en fait unepure volont de rtablir un ordre prtabli, absolu, simplementfond sur lascendant dun pre sur son fils.

    De son ct, la revendication conduite par Minoru et suiviepar Isamu, son petit frre, possde deux enjeux intriqus : dunepart, les frres rclament lachat dun poste de tlvision ; dautrepart, ils stigmatisent les paroles usuelles des contacts quotidiensentre les adultes, comme Bonjour ! , Quel beau tempsaujourdhui, nest-ce pas ? ou Oui, tout fait . Minoruinsiste sur le fait quil sagit l exactement de parler tort et travers , ce que son pre lui reproche, pointant ainsi le vide quiles caractrise. Il se scandalise du fait quelles ne portent pourainsi dire aucun message. Ce discrdit tmoigne dun dsir pourune communication pleine et absolument signifiante. Il sagit ldune identification du langage, de notre capacit parler, lnonciation de tel ou tel contenu de langage (Agamben2002, p.96). Cela correspond une dgradation de cette poten-tialit, notre habilet au langage, que lon peut dcrire, en repre-nant les termes de Deleuze (2003, p.298), comme sa rduction la transmission dun ensemble de mots dordre . Cest cetitre quelle se constitue en miroir du dsir du pre dtouffer laparole de son fils.

    Cette association dun refus du vide de la parole et dun dsirpour les images tlvisuelles est une des manires qua le film decaractriser le rgime de la tlvision, ce quil fait dune faontrs lgre, en demeurant en de de lexplicitation et de ladmonstration, de manire rester dans un registre avant toutcinmatographique. Comme le remarque un autre personnageau cours du film, ces petites phrases sont pourtant les lubri-fiants de la socit , cest--dire quelles ont une autre fonctionet que leur valeur tient ce vide, ou, pour dire les choses autre-ment, au caractre paradoxal dune parole sans contenu. Et, defait, la grve de la parole des enfants, qui les conduit notamment omettre de rpondre aux salutations des adultes, amplifie ladiscorde rgnant sur le voisinage, dj bien tendu du fait decommrages et de malentendus.

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  • Dans ses rflexions consacres la technique, Bernard Stiegler(2001) considre la production industrielle dimages animes,dont il souligne quelle prsente un risque de synchronisation ,dsignant ainsi une conception de lidentit qui sefforceraitdvacuer la disparit introduite par linscription de la viehumaine dans le temps. Autrement dit, il sagit pour lui derendre compte de la menace que les industries de pro-grammes , et en premier lieu la tlvision comme broadcast,font peser sur la prise en charge de la contradiction du moiavec lui-mme, ce qui est la temporalit mme de ce moi, queDeleuze appela sa flure (Stiegler 2001, p. 81). Stieglerretrouve sa manire la distinction propose par Paul Ricur(1990) entre deux identits : la mmet , dsignant lidentitfige des choses, et l ipsit , qui envisage lidentit paradoxalede ce qui possde une temporalit. Une entit vivante, quellesoit individuelle ou collective, se caractrise de fait par larticula-tion entre lidal dune unit effective et sa relle inadquation elle-mme. Une communaut na pas besoin dtre en perma-nence lunisson pour pouvoir exister en tant que telle, ou,pour reprendre les termes de Stiegler (2001), elle na pas besoindtre positivement synchronise . Pour lui, cest ce rgimeque les industries de programme menacent, dans la mesureo elles se prsentent comme un flux homogne et standar-dis (p.188) dont tout le monde serait concomitamment spec-tateur. De cette manire sestompe lexprience de linadqua-tion effective des collectivits elles-mmes, ayant pour enversle sentiment de disparition du commun. La mise en place dunordre littral et effectif menace ainsi la communaut autant quele dsordre. Et, de fait, dans Bonjour, les implications mdia-tiques du rgime tlvisuel sont thmatises de toutes sortes demanires par lbranlement de communauts, la famille commele voisinage.

    Pour Stiegler, cette unification du monde se fait par lindus-trie, cest--dire selon une logique technique dorigine occiden-tale qui sest panouie en Amrique et en particulier Hollywood. Le cinma parat ainsi difficile extraire de sacritique de la tlvision en tant que broadcast. Cette caractrisa-tion du rgime tlvisuel se prsente ainsi comme une possibilit

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  • du cinma, au sein duquel le dsir dordre est tel que le mon-tage, notamment, court le risque de faire du film un messagequi se transmet par la violence (Yoshida 2004, p.49). Il sagitdun point de vue potentiellement dsespr sur le cinma, dontla soi-disant magie [] est en mme temps un [] instru-ment formidable dalination collective (Tobin 1980, p. 35).Bonjour fait rfrence de multiples manires aux tats-Unis,dont loccupation du Japon a pris fin au dbut des annes 1950(1945-1952). Est-ce dire que le film dOzu identifie les dissen-sions au sein du voisinage autour de la tlvision la prsenceamricaine ou occidentale au Japon, ainsi compris comme unecommunaut en pril ? Ou, plus prcisment, celle de la tlvi-sion (du cinma) comme technique dorigine occidentale ? Cettehypothse pourrait tre appuye par la trajectoire du jeunecouple effectivement en possession dun tlviseur, dont le modede vie est ostensiblement moderne et dont certaines mna-gres doutent de la bonne moralit. Lhostilit dont il est lobjetle poussera manifestement dmnager. Toutefois, cette volontdidentification est absente du film dOzu, qui trouble les lignesde partage. En tmoigne lhumour entourant lusage de lan-glais, qui permet aux garons de se tirer daffaire avec lgret, of course, madam , ou avec grce, I love you ! . Lamour lui-mme transite par langlais, circulant grce aux traductions faitespar le professeur danglais (Sada* Keiji) pour la tante des garne-ments (Kuga* Yoshiko).

    Il nous faut donc mieux comprendre comment Ozu a vcuadmirablement cette contradiction grce un amour infini pourle cinma (Yoshida 2004, p.56). Il sagit de mieux comprendrecomment, malgr la possibilit toujours prsente de lordre dontrelve le rgime mdiatique de la tlvision, Ozu sefforce deconstituer et de maintenir un cinma paradoxal, cest--dire lamise en ordre toujours altre, un ordre constitu la lisire dudsordre. De fait, bien que le cinma soit irrmdiablementgnrateur de destruction, Ozu y fait face dans le mdium lui-mme.

    Dans son article se proposant de penser la tlvision avec lecinma , Gilles Delavaud (2007, p.75) sefforce didentifier lergime spcifique de la tlvision partir des considrations

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  • dobservateurs du mdium ses dbuts. La caractristique essen-tielle quil en dgage est lobligation de continuit de la produc-tion tlvisuelle, signifiant ainsi quelle est trangre la relationdu continu et du discontinu propre la ralisation cinmatogra-phique. Au cinma, on appelle :

    [] dcoupage classique ce mode dorganisation des frag-ments films qui tend effacer au maximum les dcoupes du filmage et les coupes du montage. Cest notamment le rle desraccords de masquer la discontinuit du film au profit de la plusgrande continuit perceptive (Delavaud 2007, p.74-75).

    Cette pratique atteste du dsir de continuit effective pouvantnanmoins habiter le cinma. Comme le soulignent nombre deses commentateurs, la ralisation dOzu interroge spcifique-ment ce dsir commun de continuit, ce qui se remarque de faitparticulirement dans ses raccords 5.

    La scne centrale de la dispute entre Minoru et son pre secaractrise par le maintien paradoxal dune htrognit dansles images de cette squence, par ailleurs trs structure, notam-ment suivant le principe un plan/une rplique . Il est en effetdifficile de dduire une signification unique ou unifie de lamanire dont les paroles changes sont articules aux diff-rentes positions de la camra. Comme on la vu, lenjeu de lop-position entre Minoru et son pre est maintenu par celui-ci,dont la premire parole pour son fils courrouc est tais-toi ! . Ilne changera pas de ligne, ne cherchant notamment pas argu-menter propos de la tlvision (mme si, on lapprend dansune scne ultrieure, il a une opinion sur la question). Toutefois,la squence trouve sa forme du fait que le garon se lve. Cemouvement a lieu dans un plan densemble de la pice, suivantdes changes en champ-contrechamp entre la mre, debout ct de son mari quelle accompagne son retour la maison, etMinoru assis par terre. De manire remarquable, le placementde la camra lors de ce premier affrontement ne suggre paslautorit ou la domination, sinon de manire trs ambigu.Malgr la diffrence de hauteur entre les adultes et les enfants,elle ne prsente ni plonge ni contreplonge. Le couple est cadrde manire frontale, mi-cuisses. Leur fils de trois quarts, au

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  • sol, occupe tout le plan. La position de la camra change ainsi chaque changement de locuteur.

    Aprs tre intervenu sans tre obi, le pre attrape la main deson fils pour le bousculer, et le force ainsi se mettre debout.Suivent alors deux plans densemble rorganisant la situation.Avant que la confrontation verbale recommence, Minoru setrouve debout face son pre, tous deux films en pied, ce der-nier face la camra ; le garon, tournant le dos celle-ci, en estplus proche. Cette rpartition donne limpression que les deuxpersonnages ont la mme taille. Isamu, comme son habitude,a suivi le mouvement de son frre, le soutenant de sa petite pr-sence, appuy contre un fusuma 6. La lutte verbale entre pre etfils filme en champ-contrechamp est lance par un plan sur lamre revenue dans le champ : seule, filme partir de la taille,semblant sadresser un point situ lgrement ct de lacamra. Sensuivent des plans similaires du fils puis du pre,confirmant ainsi limpression quils ont la mme taille (ils occu-pent le mme espace du cadre).

    De mme que dans la premire partie de la squence, celaimplique et rend perceptible que la camra change de position chaque plan. Lespace perd de son ralisme, lchange semblepratiquement se poursuivre pour son propre compte, de sorteque les plans continuent se succder. La mise en scne de cetteseconde partie de la dispute, qui fait merger la question de laparole de manire explicite, renforce le trouble perceptif produitpar la premire, mettant en avant lenjeu cinmatographique dela squence (le champ-contrechamp). De mme que les cadragesde la premire partie brouillaient la mise en place dune relationdautorit, ceux-ci interdisent de comprendre le changement deposition de Minoru comme une rsolution ou un renversementen sa faveur. Ce qui tient est lirrsolution des images, relayepar lironie lgre produite par la fin de la squence, lorsque legaron se conforme radicalement lexigence de son pre pourse taire. Le film nonce de ce fait une lisire o est maintenueune relation paradoxale entre ordre et dsordre, structure ethtrognit. La scne de la dispute entre Minoru et son preconstitue ainsi un exemple particulirement intense de lamanire dont Ozu altre ltablissement de la continuit.

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  • La pratique classique permettant dassurer la continuit dansles dialogues films en champ-contrechamp repose notammentsur la rgle dite des 180 degrs, qui dtermine la position de lacamra entre les deux personnages. Cest ainsi quest en principedonn le sentiment quils se font face et se regardent lun lautre.La scne de dispute est un exemple de la manire dont les scnesde conversation des films dOzu ne se conforment pas cetteconvention, nassurant donc pas le sentiment que le regarddes interlocuteurs se croise. Pour Franois Truffaut (cit dansHasumi 1998, p. 152), cet usage particulier du champ- contrechamp produit une tension particulire pour les specta-teurs, qui :

    [] prouvent, en suivant le regard dun personnage, la craintede ne pas rencontrer son interlocuteur. Autrement dit, chaquesuccession de champ-contrechamp, on croit que linterlocuteurnest plus l.

    Alain Bergala (1980, p.27) sarrte galement sur ces changes,dont il souligne le caractre extrme : non seulement les regardsdes deux personnages qui se parlent ne donnent pas lillusion dese croiser, mais :

    [] les regards des deux protagonistes partent exactement dansla mme direction, lgrement ct de lobjectif, ce qui nemanque pas de produire une sensation violente de coupe entreles deux plans, dautant plus que les yeux du deuxime person-nage viennent occuper sur lcran la place exacte des yeux dupremier.

    Au contraire dun travail visant tablir tout prix un sentimentde continuit, cette sensation de coupe insiste sur le caractre dis-continu de la prise cinmatographique et sa compensation par lemontage. Autrement dit :

    [] ce procd met nu la fiction dune technique de montagepour accentuer limpression que le regard de deux personnes secroise (Hasumi 1998, p.154).

    Il la montre pour ce quelle est, une convention, une pratiqueinstitutionnalise. La scne de la dispute se caractrise ainsi par letrouble quelle provoque dans nos attentes cinmatographiques.

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  • Alain Bergala (1980) insiste sur le caractre paradoxal ducinma dOzu, quil dcrit comme possdant une nonciationforte qui nest pourtant pas tablie partir dun foyer qui en seraitla source. Pour lui, lnonciation dans les films dOzu a beau trepuissante, elle nimplique pas un spectateur aspir par la fiction,dautant mieux gr quil supporterait lillusion den tre le centre (p.28), cest--dire dont la position serait ainsi construite. Unetelle place correspondrait un regard auquel serait accord unpouvoir dunification des images, relayant une mise en scne ta-blie du point de vue dun sujet humain. La squence de la disputemontre bien comment le point de vue ne peut correspondre lafiction dun regard humain : il est impossible naturaliser (Bergala 1980, p.27). vrai dire, une telle pratique met lanotion mme de sujet du regard dans un tat dindterminationabsolue (Hisaki Matsuura cit par Doganis 2005, p.64). La placedes spectateurs se trouve ainsi en priphrie, cest--dire ailleursque dans un rapport didentification ou dexclusion avec cetteposition centrale. Ils ne sont simplement pas situs par cette fonc-tion face aux images. Celles-ci sont dcentres et le demeurent.

    Cette position difficile du spectateur, renvoyant labsence detentation raliste ou naturaliste du cinma dOzu, conduitBergala (1980, p. 25) pointer la violence de lnonciationde ses films. Dans ces circonstances, en effet, les spectateurs setrouvent confronts leur impuissance, cest--dire, en loccur-rence, aux limites du pouvoir de leur regard auquel nest pasconfre de puissance suturante face la disparit des images.Face au dsordre du monde, il ny a pas de consolation facile.Tel tait dj lenjeu de la mise en abyme de Gosses de Tokyo, quiinterrogeait la position de spectateur de cinma. Lpreuve quedevaient surmonter les frres de 1932 tait avant tout celle de ladception, dont leur pre avanait en outre quils taient vous la connatre tout le reste de leur vie. Le personnage de Noriko(Hara* Setsuko) le confirmera dans Voyage Tokyo (1953) endonnant raison sa belle-sur qui lui demande avec inquitudesi la vie nest pas dcevante . Mais la dception est un appren-tissage fondamental du spectateur de cinma, parce quil est dela sorte conduit renoncer tre le centre de la projection, tre la source de lunification des images.

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  • ce sujet, Hasumi* Shigehiko (1998, p.150) souligne pluttlimpuissance du cinma, ou, autrement dit, les limites invi-tables de sa puissance. Pour lui, le cinma est demble une pra-tique limite, parce quil y a des choses quelle ne peut montrer notamment, et comme on vient de le voir dans la scne de ladispute, le regard. Au cinma, le regard pos sur un objet dis-parat de limage (Hasumi 1998, p. 151) et les seules chosesqui peuvent tre montres sont en fait des yeux. Habi tuel -lement, cette impossibilit est compense par la transformationde ces squences en rcit grce au montage, cest--dire en unesuccession temporelle. Au contraire, les scnes de conversationdes films dOzu semploient rendre tangible cette impossibilitplutt qu chercher la cacher, donnant percevoir le seuil au-del duquel le cinma risque de cesser dtre le cinma (Hasumi 1998, p.155). Ce rapport la limite dsigne ainsi lemoment o le cinma touche sa propre impuissance. Mais ilsagit aussi, prcisment, du lieu de sa puissance, le lieu de cequil peut.

    Les films dOzu nous donnent prouver la puissance ducinma, en tant quelle est toujours aussi, de manire constitu-tive, impuissance, [] tout pouvoir [tant] toujours aussi unpouvoir de ne pas faire , ainsi que lanalyse Giorgio Agamben(2009, p.77-78). Autrement dit, la vraie puissance, ou capacitauthentique, nest pas celle qui sidentifie elle-mme, mais cellequi sait quelle comporte sa ngation, dans le sens o pouvoiragir est de faon constitutive un pouvoir ne-pas-agir (Agamben2006, p.239). Considrer le rapport la limite dans le cinmadOzu depuis cette perspective ne signifie pas quun dialoguefilm en champ-contrechamp classique ne puisse tre tourn,mais que de le tourner implique de trouver un moyen decontourner ou de compenser une impossibilit de la prise cin-matographique. Cest--dire de renoncer prendre acte de sonimpuissance. Cette insistance sur la part dimpuissance queporte toute puissance nest pas ce qui la rendrait plus puis-sante, mais une considration sur lambivalence de lactionhumaine, dans le sens o elle se rapporte immdiatement lthique :

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  • [] en fuyant devant notre propre impuissance, ou plutt encherchant lutiliser comme une arme, nous construisons lemalin pouvoir avec lequel nous opprimons ceux qui nous mon-trent leur faiblesse ; et, manquant notre possibilit intime de nepas tre, nous renonons ce qui seul rend lamour possible(Agamben 1990, p.7).

    tre spar de son impuissance, de sa capacit de-ne-pas , estdonc dune gravit particulire. Pour le cinma, cest ainsi quilpeut devenir un message qui se transmet par la violence .

    Cest pour cela que la dception est une exprience si fon-damentale pour un spectateur de cinma. De fait, ce que peut, proprement parler, le cinma consiste sadresser cequHasumi (1998, p. 121) appelle la sensibilit cinmatogra-phique des spectateurs cest--dire notre capacit tretouchs par des phnomnes cinmatographiques, et non passeulement par des pripties narratives ou des effets drama-tiques. La tension de la scne de dispute de Bonjour est en partiedplace sur cette capacit, dune manire qui doit lhonorer :elle prend au srieux la possibilit dtre un spectateur decinma en nous permettant de faire lexprience dune modalitde la puissance humaine.

    Considrer le cinma en tant que pratique, cest--dire dansson rapport sa puissance, comme nous y engagent les filmsdOzu, permet galement et par contraste de concevoir uncinma qui ne se transmet pas par la violence. Pour chaque film,cette possibilit du cinma signifie que :

    [] le passage lacte nannule ni npuise la puissance, mais[que] celle-ci se conserve dans lacte comme telle et, particulire-ment, sous sa forme minente de puissance de ne pas (tre oufaire) (Agamben 2006, p.244).

    Puissance et impuissance ne sont pas opposes ou dtaches. Unrapport thique laction, et notablement la cration, appelleson dsuvrement. Cest en effet ce titre que la puissance peuttre sauve , cest--dire se prsenter comme :

    [] un pouvoir faire (et ne pas faire) qui ne passe pas tout sim-plement dans lacte pour sy puiser, mais se conserve et demeure(Agamben 2009, p.19-20).

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  • La fonction fondamentale de la rptition dans la filmographiedOzu trouve ainsi un nouvel clairage, comme effet ou mani-festation dune puissance qui ne spuise pas dans chaque film.Lexpression de ce non-puisement est particulirement dcisivedans la manire dont le film peut trouver sa rsolution cest--dire, et pour reprendre les termes de Gilles Deleuze (1985),dans les enchanements auxquels elle est due.

    Donald Richie (1977, p. 58) remarque ltonnante maniredont apparat le poste de tlvision :

    [] so much has been made of them that one half expects plotcomplications involving these objects 7. Not at all. In the nextscene there they are, their arrival unexplained.

    Comment comprendre cette apparition ? Une scne semble par-ticulirement mme de nous guider dans cette absence dex-plication, permettant ainsi dapprhender la rsolution du film,et du conflit familial animant Bonjour, comme elle se prsente,cest--dire comme tant peu prs dpourvue dexplication.Parmi tous les registres de la parole en jeu dans Bonjour, unescne montre la vieille sage-femme en train de prier sur le talusbordant le quartier o se droule le film. Elle est compose detrois plans successifs particulirement longs, dans la mesure oils nont aucun enjeu narratif, et au cadrage tonnammentcontrast : le premier est un plan densemble trs plein , ausein duquel la dame, de trois quarts (presque de dos), est undtail central ; le deuxime, de demi-ensemble, la montre deprofil, en pied, se dcoupant nettement sur le vert de lherbe etle bleu du ciel ; le troisime la prsente en gros plan, de face partir des paules, occupant tout le champ et priant avec fer-veur. Tout cela en fait une squence au dcoupage frappantbien que son rle narratif soit peu prs nul : cette scne, pre-mire vue injustifie, nous confronte une nigme cinmato-graphique. Et, de fait, la prire est une parole paradoxale, quinest pas strictement transitive comme pourrait ltre unedemande, du fait que son interlocuteur ne peut tre assign. Lefait que la squence nait peu prs aucun lien avec le dvelop-pement du scnario, quelle nait pas proprement parler deconsquences, insiste sur ce caractre paradoxal, dans la mesure

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  • o il nest pas question de le rsoudre ou de le rsorber, mais dele maintenir.

    Le paradoxe est en tant que tel une force luvre dansBonjour, sexprimant notamment dans le personnage du pre,qui est celui par lequel le tlviseur arrive. Aprs la squence quiloppose ses fils et dclenche leur grve de la parole, une scnele montre accoud au bar auquel vont boire les hommes de sonquartier, en compagnie de lun de ses voisins. Au cours de laconversation, le pre a loccasion de dire ce quil pense de la tl-vision : il est plutt oppos lide den acheter une parce quil alu quelle provoquerait un syndrome dabtissement collectif .Pourtant, quelques scnes plus tard, il achte un tlviseur, sansque personne ait vritablement contredit son opinion. Il sembleque cet achat ait t dcid en lhonneur du nouvel emploi dereprsentant du voisin dont la retraite posait tant de problmes.Mais bien sr les parents de Minoru et dIsamu auraient puacheter un autre appareil lectromnager, comme la machine laver de leur voisine. Pourquoi donc une tlvision ? Il semblebien que sexprime ainsi la perplexit conjointe dOzu vis--visde largumentation et de la causalit narrative au cinma. Cetteide est exprime par Gilles Deleuze (1985, p. 24-25) commeconception dun ordre existant effectivement, mais facilementdrang parce que les liens qui le garantissent sont faibles. Ledsordre conscutif ce drangement donne ainsi le sentimentquil est perdu au profit dun monde devenu conflictuel. Maisen fait ces conflits nen sont souvent quen apparence et lobjetdu film nest donc pas de les aborder comme sil sagissait ldune forme essentielle, qui ncessiterait dtre explicite pourtre rsorbe. Lvolution du film limite ainsi leffet, ou le pou-voir, de lexplication verbalise, qui na pratiquement pas dinci-dence sur la rsolution du film.

    Comme lexplique lui-mme Ozu (1978, p. 24), Bonjour at conu partir de lide selon laquelle on peut bavarder linfini sur des choses insignifiantes, mais quand on arrive les-sentiel il est trs difficile de dire quoi que ce soit . Cela revient la remarque de la sur du professeur danglais, qui lui intimeaffectueusement : Il faut parfois dire des choses importantes. Et, bien sr, on doit lui donner raison. Quelques scnes plus

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  • tard, on retrouve le professeur danglais et la jeune femme quilaime, la tante des garons, sur un quai de gare. De manire mali-cieuse, le film les montre pourtant changeant ces formulescreuses censes navoir aucune pertinence pour les choses impor-tantes. Mais ainsi ils se tiennent finalement cte cte. Il sagit ldune de ces scnes de communion , dont Hasumi (1998)remarque quelles impliquent une dcontraction de la narration.Ces moments de dtente entre les personnages signalent que latension qui tait lobjet du film est rsorbe et annoncentla rupture de la dure narrative (Hasumi 1998, p.157), cest--dire la proximit de la fin du film. Il sagit de fait de lavant- dernire squence du film. Si lon peut appeler cette rsolution dela tension du film une rponse la remarque de la sur, ellesignifierait avant tout quau cinma il nest pas possible de dire leschoses importantes que cela nest pas en son pouvoir. Ainsi, larsolution est avant tout cinmatographique et lapaisement nar-ratif lui est subordonn. Lim portant est de la faire prouver notre sensibilit cinmatographique. On comprend pourquoi lesmotifs parallles du film demeurent irrsolus, ou se croisent dunemanire qui nous chappe : le dsir de communication, duneadquation, est ce contre quoi le cinma doit se prmunir. Cestcette rsistance lexplicitation qui importe le plus, chappant enparticulier la tentation de trouver une correspondance dvoilantun sens mtaphorique ou symbolique puisant les images. Il sagitl de ce quun film peut transmettre de plus approfondi sur laquestion de la communication, et notamment sur la communica-tion verbale.

    *

    voquant le passage dOzu du muet au cinma parlant,Yoshida Kij (2004, p. 53) note qu alors quil aurait d lac-cueillir comme un progrs, Ozu joue et plaisante avec le par-lant . Selon lui, Ozu a longtemps attendu avant de raliser unfilm effectivement parlant 8 parce que son attachement au muettenait son souci de ne pas faire un cinma imposant ses spec-tateurs un sens dtermin et des motions strotypes. TheMarriage Circle (1924) dErnst Lubitsch eut ainsi un impact

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  • considrable sur Ozu du fait de certains aspects de sa ralisation,comme le montage ironique ou lutilisation contresens desintertitres par rapport limage (Tobin 1980, p.35). Ces usagespermettant de maintenir une htrognit dans les images sontaisment balays par la tentation dune adquation ou de syn-thse que semble offrir le parlant, dans la mesure o il est facilepour les personnages dexprimer leurs motions par des mots (Yoshida 2004, p.52). Pour Ozu, le cinma ne pouvait tre quemuet parce que ce qui est en jeu au cinma se distingue de latension dramatique que produit facilement le cinma parlant. Ilaurait alors attendu davoir trouv une faon de rgnrer sa pra-tique face ce nouvel enjeu et pour Yoshida Le fils unique(1936), le premier film parlant dOzu, nous fait ainsi dcouvrir les images pleines de signes qui annoncent ses prochains films (Yoshida 2004, p.52-53).

    Pour Maeda* Hideki (cit dans Doganis 2005, p.52) :

    [les] scnes nonsensical dans les films dOzu, [] contribuent conserver la fondamentale htrognit des images entre elles,sans donner au spectateur le loisir de les constituer en une unitstable et cohrente, en un sens univoque que le regard puis laconscience puissent consommer et aplanir.

    Lomniprsence de lhumour dans Bonjour, son caractre inpui-sable, est ainsi une des manires qua le film de plaisanter avecle cinma entendu comme institution. De manire fondamentale,il accompagne et fait vivre le caractre paradoxal dun cinmanarratif et parlant au sein duquel les scnes de conversation, quidevraient en tre le centre de la signification, sont le lieu duneinterrogation mdiatique sur la possibilit de communiquer.

    Universit de Montral

    NOTES1. En japonais, les noms scrivent en plaant le nom de famille avant le prnom,

    ainsi : Ozu Yasujir. Je conserverai cet usage ici, en le signalant la premire occur-rence au moyen dun astrisque plac aprs le nom de famille (Ozu* Yasujir).

    2. Nansensu est un terme dargot japonais driv du mot anglais nonsense etdsignant la futilit de la vie urbaine lpoque de lintense modernisation du pays,dans les annes 1920-1930.

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  • 3. Ozu est entr en 1923 la Shchiku en tant quassistant camraman. Sa pre-mire ralisation, Le sabre de pnitence (Ozu Yasujir et Saito Torajiro), date de 1927et son premier film parlant, Le fils unique, de 1936.

    4. Voir notamment Maeda (1993), Bergala (1980), Hasumi (1998), Yoshida(2004) et Doganis (2005).

    5. Voir notamment Burch (1979), Bergala (1980), Bordwell (1988), Maeda(1993), Hasumi (1998) et Doganis (2005).

    6. Les fusuma sont les portes coulissantes permettant de diviser lespace dune mai-son japonaise.

    7. Les objets sont au pluriel parce quil fait galement rfrence lapparition desclubs de golf dans Le got du sak (1962).

    8. Le premier film parlant dOzu, Le fils unique, date de 1936. Le premier film par-lant tourn au Japon, Madamu to nyobo de Gosho Heinosuke, date de 1931.

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    ABSTRACT

    Ozus Good Morning, Televisions Media Regimeand the Limits of CinemaSuzanne BethUnder the guise of a neighbourhood comedy, Good Morning(1959), a remake of I Was Born, But . . . (1932), both by Ozu,becomes a reflection on media carried out on the surface of theimages. Here television is seen as a possible form of cinema,from which Ozu seeks to disassociate his work as a film director.Organized by a tension between order and disparity, the filmendeavours to make tangible, cinematically, the differencebetween a predetermined order, which can be imposed either byimages conceived on the mode of communication or by an over-arching authority, and a cinema close to its own disorder. Theauthors fundamental question is to know what ordering is possi-ble for cinema. This involves distancing oneself from the explica-tory power of the narrative, which is particularly manifest in theresolution of the film. Ozus cinema is thus characterized by itsparadoxical nature and its proximity to the boundaries of themedium, the threshold where both its power and impotence areexpressed, to adopt the enlightening terms used by GiorgioAgamben.

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