BOUASSE. Henri - De La Nature Des Explications Des Phénomènes Naturels Dans Les Sciences Expérimentales

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  • 7/24/2019 BOUASSE. Henri - De La Nature Des Explications Des Phnomnes Naturels Dans Les Sciences Exprimentales

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    Revue de mtaphysiqueet de morale

    Source gallica.bnf.fr / Bibliothque nationale de France

    http://www.bnf.fr/http://gallica.bnf.fr/
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    Socit franaise de philosophie. Revue de mtaphysique et de morale. 1893.

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    DE LA NATURE

    DES

    EXPLICATIONS DES PHNOMNES NATURELS

    DANS LES SCIENCES EXPRIMENTALES 1

    Il me parat, avant de commencer, ncessaire de faire une courte

    remarque sur la terminologie que j'emploierai. Chaque corps de

    mtier a son langage, son jargon propre, et nous n'chappons pas

    la rgle commune. Les mots sont ainsi exposs changer de sens

    suivant ceux qui s'en servent d'o des ambiguts fcheuses.

    C'est ainsi que j'emploierai le mot mtaphysique dans le sens de

    philosophie naturelle ou de mtaphysique des sciences, sans prtendre

    empiter par l le moins du monde sur le domaine de la philo-

    sophie. La mtaphysique selon l'acception traditionnelle, peut-

    on dire, chez les savants est l'ensemble des principes ou des do n -

    nes a priori pratiquement ncessaires l'explication des faits.

    Sans remonter au del, je lis dans une traduction de la mthode

    des fl uxions de Newton La mtaphysique de la gomtrie tait fixe

    depuis longtemps, celle du calcul infini tsimal ne l'est pas encore .

    Cette mme expression mtaphysique de la gomtrie , employe

    pour signifier l es axiomes e t les mthodes de la gomtrie, se retrouve

    dans une lettre de Descartes au pre Marsenne de 1639.

    Je l is dans l'histoire de l'Acadmie de Fontenelle (1703) propos

    de la force des machines en gnral Nous en donnerons ici la

    mtaphysique qui n'est pas moins dmonstrative, et qui est peut-

    i. Cours profess la Facult des sciences de Toulouse. Nous avons cru devoir

    laisser cette tude sa forme primitive de leon. C'est le premier chapitre d'un

    ouvrage qui doit paratre chez G. Carr sous le titre Dveloppement des notionsfondamentales de la mcanique aux XVIIe, XVIIIe et XIXesicles .

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    300 REVUE DE MTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

    tre plus intelligible . Cette mtaphysique c'est le principe des

    vitesses vir tuelles assez mal nonc. Plus tard en 1743 d'Alembert

    dans la prface de s a dynamique parle de la mtaphysique des

    lois de la percussion .

    Au commencement du sicle Carnot crit un trait sur la mta-

    physique du calcul infinitsimal . Et dans le courant de ce sicle

    tous les mathmaticiens, j'entends ceux qui ont fait mtier de science,

    emploient le mot mtaphysique dans le sens de l 'ensemble des

    rgles ou des raisonnements qui lgitiment les mthodes des math-

    matiques, tous les physiciens dans le sens des proprits donnes

    a priori la matire, ou des lois poses a priori pour l'explication

    des phnomnes.

    Aucune difficult pour les mots objet et sujet. Ils sont passs dans

    le langage usuel, et les savants les emploient dans leur sens vul-

    gaire. On n'a qu' relire dans l'acoustique de Helmholtz tout ce qui a

    trait aux sensations subjectives et dans son optique tout ce qu'il dit

    des phosphnes, images accidentelles, etc.

    Pour les mots substance, essence, etc., i ls sont employs dans le

    sens de corps pondrables ou non pondrables, et dsignent quelque

    chose qui peut se mesurer, et qui a certaines qualits.

    Enfin quand je vous parlerai d'infiniment petits ou d'infiniment

    grands, vous voudrez bien n'entendre par l que des termes parfai-

    tement dfinis en mathmatiques.

    En rsum, messieurs, je prie ceux d'entre vous qui ont l'habitude

    de la pense philosophique, de bien vouloir oublier le sens qu'ils

    ont pu donner aux mots, d'entendre les expressions que j'emploie-

    rai ou d ans le sens le plus banal, ou dans le sens trs prcis que

    leur attribuent les savants, et dans ce cas j'aurai toujours soin de

    les dfinir.

    Ce cours n'a d'autre prtention que de vous livrer les rflexions

    que peuvent suggrer un savant, purement savant, la science et son

    histoire.

    Qu'est-ce qu'une explication, dans les sciences naturelles?

    Il est capital de prciser le caractre de ces explications, afin de

    savoir ce qu'on peut raisonnablement exiger de ces sciences, et ce

    qu'il serait puril et inutile de leur demander.

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    H. BOUASSE.- EXPLICATIONS DES PHNOMNES NATURELS. 301

    Tel sera l'objet de notre premire leon; telle sera aussi l' ide

    directrice et fondamentale de ce cours.

    Or voici, d'avance, et d'une faon trs gnrale, pour rendre plus

    aises les discussions qui vont suivre, les rsultats auxquels nous

    abouti rons et dans ce tte leon e t dans ce cours.

    Il y a deux conditions fondamentales sous lesquelles nous ima-

    ginons les phnomnes le temps et l'espace.

    Il y a en outre des principes intellectuels soit vidents (les prin-

    cipes logiques), soit d 'une vidence presque logique (les principes

    mathmatiques) qui s'appliquent au temps et l'espace lui-mme.

    De plus la sensation nous fournit un certain nombre d 'tats de

    conscience, parmi lesquels on a de tout temps distingu celui ouceux (peu importe pour la question prsente) auxquels correspon-

    dent les trois espces de phnomnes que nous dsignons en mca-

    nique sous le nom de forces, de chocs et de travaux.

    Or expliquer la nature, c'est ramener les phnomnes ce qui est

    l'objet de ces trois tats de conscience, soit des forces, soit des

    chocs, soit des travaux.

    Par quels procds y parvient-on? En d'autres termes, comment

    cre-t-on une science exprimentale?

    La premire ncessit est de classer les phnomnes dans des

    cadres appels lois.

    Nous tudierons donc les diverses mthodes qui ont pu servir ce

    but, et nous aurons soin de distinguer celles que l'on pourrait ima-

    giner de la seule qui ait jamais servi.

    Ces lois rsument les rsultats des expriences; elles leur donnent

    par le postulat de la mthode inductive une gnralit plus grande;

    et surtout, et enfin, elles expriment mathmatiquement les relations

    des phnomnes.

    Ces lois dcouvertes nous les runissons entre elles dans des

    cadres artificiels plus vastes appels thories.

    De ces thories nous dterminerons la valeur, nous discuterons la

    ncessit objective. Nous reconnatrons ainsi que la partie essen-

    tielle, certaine, de ces thories est ce qu'on appelle les quations diff-

    rentielles, c'est--dire des formes trs gnrales qui embrassent une

    infin it de phnomnes particuliers. Nous classerons leur tour ces

    formes pour chercher si certaines d 'entre el les n'auraient pas

    quelque importance, soit objective, soit subjective, plus particulire.

    Et parmi toutes nous distinguerons prcisment celles qui relient

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    302 REVUE DE MTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

    au temps et l'espace les forces, les travaux et les chocs. Celles-l

    sont ou nous paraissent fondamentales, parce que, rpondant aux

    tats de conscience qui seuls nous paraissent transmis directement

    du dehors, elles nous semblent ncessairement avoir leur contre-

    partie objective dans les phnomnes.

    Ces formes, nous essaierons de les dgager de leur reprsentation

    perceptible, nous par viendrons peu peu les considrer comme

    l'explication dfinit ive des choses; ajoutons, pour anticiper sur nos

    dernires conclusions explication singulirement incomplte. Nous

    dmontrerons ainsi n otre impossibilit absolue rien imaginer

    de concret hors de n os tats de conscience, l 'inanit de toutes les

    explications mtaphysiques, l'aboutissement une pure explication

    formelle et algorithmique des choses.

    1

    Il est banal de dire que nous ne comprenons que trs imparfaite-

    ment les notions les plus vulgaires et les plus simples en apparence.

    Ds que nous cherchons approfondir les ides d'espace et de

    temps, nous rencontrons de telles difficults que le savant se c on-

    tente d'admettre l'espace e t le temps et leurs proprits en manire

    de postulat. Car outre que l'on ne peut tout expliquer sans tomber

    dans un cercle vicieux, les explications seraient ici plus obscures

    que les notions lucider. D'ailleurs sans prendre celte proposi-

    tion autrementqu'en

    un sensexprimental, qu'ils

    constituent la

    rali t ou qu'ils soient simplement des for mes de notre pense, nous

    vivons dans l'espace et le temps, et ce la suffit pour que nous

    croyions comprendre nettement (j'entends au sens pratique) ce que

    renferment ces notions.

    En f in de compte, tout ce que nous connaissons du monde ext-

    rieur se rduit une srie d'ta ts de conscience, se droulant dans le

    temps: et dont nous objectivons les causes dans l'espace l'aide de

    procds, d'un mcanisme tout fait inconnu, procds que nous

    appelons sensations e t que nous localisons dans des organes sp-

    ciaux, les sens. Ce n'est videmment pas le lieu de discuter la ques-

    tion de la ralit extrieure de ces causes, de dcider si elles sont

    antrieur es l'tat de conscience ou postrieures; en un m ot si le

    monde existe ou s i nous le construisons cela importe fort peudans les tudes actuelles.

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    H. BOUASSE. EXPLICATIONS DES PHNOMNES NATURELS. 303

    Cherchons classer ces tats de conscience correspondant aux

    sensations et en dterminer le degr de clart. Le sens du toucher

    e t le sens musculaire nous fournissent les plus importantes notion

    d'effort, un poids qu'on tient soulev; notion de choc, une table qui

    vous heurte; notion de travail, un corps que l'on soulve; notion de

    temprature.

    Bien qu' proprement parler ces notions soient aussi clai res ou,

    si l'on veut, aussi obscures les unes que les autres, il ne nous en

    semble pas ainsi, et l'on a toujours accord aux trois premires

    notions une facilit plus grande tre comprises. Aussi depuis les

    temps les plus reculs, les physiciens ce terme tant pris dans le

    sens le plus vaste se sont efforcs de tout ramener des pres-

    sions, des chocs et des t ravaux.

    Ainsi les anciens, Pythagore, picure, considraient la vision

    comme une sorte de toucher, imaginaient que les rayons visuels

    palpaient l'objet regard. Aristote, dont les ides sont les plus nettes

    sur ce sujet, concevait un milieu intermdiaire entre l'objet et l'il,

    et Descartes lui-mme se reprsente la sensation lumineuse comme

    un choc. Voici comment il s'exprime dans sa Dioptrique Il vous

    est bien sans doute arriv quelquefois, en marchant de nuit sans

    flambeau par des lieux un peu difficiles, qu'il fallait vous aider d'un

    bton pour vous conduire, et vous avez pu remarquer que vous sen-

    tiez, par l'entremise de ce bton, les divers obje ts qui se rencon-

    traient autour de vous. Et pour tirer une comparaison de ceci, je

    dsire que

    vous pensiez que.

    la lumire n'est autre chose,

    dans les

    corps qu 'on nomme lumineux, qu'un certain mouvement, ou une

    action fort prompte et fort vive qui passe vers nos yeux par l'entre-

    mise de l 'air et des autres corps transparents, de mme faon que le

    mouvement ou la rsistance des corps que rencontre un aveugle,

    passe v ers sa main par l' en tremise de son bton. Nos ides sur le

    mcanisme de la vision, pour tre plus prcises, n'en sont pas moins

    du mme ordre.

    Pour le son, on eut plus t t une not ion exacte de l a faon dont il

    se transmettait l'oreille; Aristote savait que c'est l'air qui lui sert

    de vhicule, et depuis trs longtemps on a tt ribue la sensat ion audi-

    tive des impulsions communiques par l' ai r au tympan. Laissons

    de ct les sensations du got et de l'odorat sur lesquelles on ne sait

    encore absolument rien et qui sont tellement subjectives qu'elles

    chappent pour ainsi dire aux procds de la science. Il est r emar-

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    304. REVUE DE MTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

    quable que ds Aristote on expliquait la sensation de temprature

    par l 'ac tion de particules en mouvement extraordinairement petites

    et prodigieusement rapides. Descartes se reprsente ainsi la chaleur

    C'est une agitation des petites parties des corps terrestres, qu'on

    nomme en eux la chaleur, principalement lorsqu'elle est plus grande

    que de coutume et qu'elle peut mouvoir assez fort les nerfs de nos

    mains pour tre sentie ; et il ajoute un peu plus loin Ce mouve-

    ment tant une fois excit dans les corps y doit demeurer jusqu' ce

    qu'il puisse tre transfr d'autres corps .

    Pour quelles raisons le choc, le travail et l'effort ont toujours t

    plus ou moins obscurment regards comme des phnomnes

    fon-

    damentaux, c'est ce que nous n'avons pas examiner ici. Une de

    ces raisons est sans doute que

    notre esprit rpugne admettre une

    action quelconque sans qu'il y ait contact nous voulons que la

    cause soi t prochaine et dans le temps et dans l'espace. Non seule-

    ment une cause doit prcder son effet; encore voulons-nous en

    saisir la relation pour ainsi dire apparente. Et de cette disposition

    mme, peut-tre pourrait-on trouver dans les lois de la pense

    quelque cause plus profonde. Pour Descartes, en particulier, i l est

    possible que l'espoir d'une adaptation aise de ces phnomnes aux

    formes mathmatiques, et plus gnralement la forme universelle

    d'intelligibilit dont les mathmatiques, selon lui, fournissent seu-

    lement un type, soit la vraie raison de son choix d'autant plus

    qu'il avait dcouvert quelles units rapporter la mesure du choc

    et du travail.

    En dfinitive nous trouvons la base de toutes les sciences de la

    nature, outre l'espace et le temps, notions sous lesquelles nous con-

    cevons toujours les phnomnes, trois notions immdiates et fonda-

    mentales premirement l'effort, poids que l'on supporte, mur qui

    rsiste, tension d'une corde; secondement, le choc, o l'impulsion,

    heurt d'un corps en mouvement, arrt brusque de notre corps

    sur un obstacle; troisimement le travail, chariot qu'on trane,

    poids qu'on soulve, gnralement, tout ce qui implique la fois

    mouvement et fatigue. Puisque nous ne pouvons r ien savoi r du

    monde extrieur que ce qui nous est transmis de lui par les sens,

    puisque le rsultat de la perception se borne qualitativement ces

    tats de conscience, que nous voyons l'esprit humain tendre toujours

    les ramener ces trois notions qu'il considre comme fondamen-

    tales, les explications du monde extrieur vont reposer ncessai-

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    H. BOUASSE. EXPLICATIONS DES PHNOMNES NATURELS. 305

    rement sur ces notions. 11 faut y ajouter de nouveaux lments.

    Ce sont les principes ou postulats indmontrables,

    Ce sont d'abord les principes logiques d'identit ou de contradiction.

    Puis d'autres dont les liens avec les formes mmes de notre pense

    sont s i intimes, qu'ils nous paraissent incontestables. On les admet

    comme axiomes et on en tire les sciences mathmatiques.

    Ainsi l 'aide des principes d'identit et de contradiction, des axiomes

    mathmatiques, on est parvenu construire les mathmatiques,

    l'algbre et les diverses mthodes de calcul. En y joignant la notion

    d'espace on a tabli la gomtrie. En y joignant la notion de temps on

    a tabli la cinmatique, qui est la science du mouvement considr

    indpendamment des causes qui le produisent. Ces diverses

    sciences

    ne sont qu'un prolongement de la logique, ont identiquement le

    mme degr de certitude, et ce serait faire une trange mprise que

    de croire que les mathmaticiens ont dout le moins du monde de

    cette certitude, parce qu'ils ont invent une gomtrie non Eucli-

    dienne et une thorie de l'espace quatre dimensions. Ces diverses

    mthodes de c alcul sont des ensembles d'algorithmes; ce ne s ont

    pas des reprsentations de quelque chose qu'on suppose exister

    objectivement. Quand un gomtre prtend que deux cercles se

    coupent toujours en quatre points qui sont l'infini, i l est clair que

    ce n 'est l qu'une manire commode d'exprimer un certain rsultat

    de calcul et qu'il ne fai t que retrouver une gnralisation conven-

    tionnelle qu'il avait implicitement introduite dans ses formules.

    II

    Mais en dehors des principes prcdents, des principes intellec-

    tuels, comme les appelle Mariotte, et des principes mathmatiques

    qui n'en sont que le dveloppement, en dehors aussi des faits exp-

    mentaux, il yales principes que, faute d'un nom meilleur, nous appel-

    lerons mtaphysiques. Il s'agit de dterminer l'importance de ces

    deux ordres d'lments et de limiter leur usage.

    Il est incontestable qu' l a base des sciences de la nature se

    trouve l'exprience, mais il ne l'est pas moins qu'on y rencontre des

    principes mtaphysiques,

    et nous

    croyons

    utile de le bien mettre

    en vidence. Et puisque le premier effort du savant est de ranger les.

    phnomnes sous des lois, comment parvient-il les dcouvrir?

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    306 REVUE DE MTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

    On a voulu distinguer deux mthodes de recherche, la mthode

    dductive qu'on peut appeler mtaphysique et la mthode inductive

    exprimentale ou physique. Descartes est cens avoir employ la

    premire dont il expose les principes dans le Discours de la Mthode.

    J'ai remarqu, dit-il, certaines lois que Dieu a tellement tablies

    dans l a nature et dont il a imprim de telles n otions en n os mes,

    qu'aprs y avoir fait assez de rflexions, nous ne saurions douter

    qu'elles ne soient exactement observes en tout ce qui est ou se fait

    dans le monde. C'est ainsi que, sur l'immutabilit de Dieu, il appuie

    son grand principe de la conservation de la quantit absolue de

    mouvement; de mme, c 'est en supposant priori la simplicit des

    lois de la nature que Galile dcouvre celles de la chute des corps.

    Cette mthode serait inattaquable s'il existait en fai t des principes

    mtaphysiques aussi vidents que Descartes le veut bien supposer

    et assez prcis pour qu'effectivement on en puisse dduire le dtail

    des phnomnes. Ces conditions si elles taient satisfaites rendraient

    superflues toutes vrifications exprimentales, et les sciences de la

    nature auraient le mme degr de certi tude que la logique et les

    mathmatiques.

    Mais il n'en est point ainsi. Pour ce qui est de la non-vidence

    des principes mtaphysiques que leur trop grande gnralit ne

    rend pas illusoires dans l'application, un seul fait la prouvera sans

    rplique; c'est savoir que Descartes lui-mme a vari dans ses

    explications, et l 'on ne peut admet tre comme possdant les carac-

    tres de l'vidence des propositions qu'un esprit aussi suprieur a

    mis tant d 'annes dcouvrir.

    En second lieu il avoue lui-mme que ses principes sont trop

    vagues pour que, par le seul raisonnement, on en dduise le dtail

    des phnomnes; et voici dans quels termes il fait de sa mthode

    mme une piquante critique Premirement, dit-i l, j'ai tch de

    trouver en gnral les principes ou premires causes de tout ce qui

    est ou peut tre dans le monde, sans rien considrer pour cet effet

    que Dieu seul qui l'a cr, ni les tirer d 'ail leurs, que de certaines

    semences de vrit qui sont naturellement dans n os mes. Aprs

    cela j'ai examin quels taient les premiers et plus ordinaires effets

    qu'on devait dduire de ces causes e t i l me semble que par l j'ai

    trouv des cieux, des astres, une terre; et mme sur la terre, de

    l'eau, de l'air, du feu, des m inraux et quelques autres telles choses,

    qui sont les plus communes de toutes, et les plus simples, et par con-

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    H. BOUASSE. EXPLICATIONS DES PHNOMNES NATURELS. 307

    squent les p lus aises connat re. Puis , lorsque j'ai voulu descendre

    celles qui taient plus particulires, il s'en est tant prsent moi

    de diverses, que je n'ai pas cru qu'il ft possible l'esprit

    humain

    de distinguer les formes ou espces de corps qui sont

    s ur la terre,

    d'une infinit d'autres qui pourraient y tre, si c'et t le vouloir

    de D ieu de les y mettre, ni par consquent de les rapporter notre

    usage, si ce n'est qu'on vienne au-devant des causes par les effets et

    qu'on se serve de plusieurs expriences particulires.

    Ce qui veut dire que ses principes le laissaient en prsence d'ind-

    terminations qu'il ne pouvait trancher qu' l'aide d'expriences; et

    le fait est que, toujours du principe de l 'immutabilit divine, Male-

    branche concluait la conservation de la quantit de mouvement

    non plus absolue, comme avait fait Descartes, mais dirige.

    Il y a donc un double cueil contre lequel vient buter la m-

    thode dductive ou les principes sont prcis, et leur forme mme

    leur enlve de l 'vidence; ou bien ils peuvent tre admis sans dis-

    cussion, mais leur gnralit les condamme au vague et les rend

    pratiquement illusoires.

    La seconde mthode, dite exprimentale, consisterait partir de

    l'exprience, et remonter sans l'aide d'aucun principe mtaphy-

    sique, except peut-tre le postulat fondamental de toute induction,

    des groupements de faits ou lois de plus en plus gnraux, jus-

    qu'aux principes mtaphysiques eux-mmes qui trouveraient ainsi

    leur dmonstration a posteriori. Cette mthode est un pur non-sens

    pratique et thorique.

    Un non-sens thorique parce que, malgr qu'on en ait, on ne peut

    se passer de principes mtaphysiques, indmontrables; par exemple

    celui de la permanence et de l'existence mme des lois de la nature

    qui est la.base de toute exprience et qui lgitime toute

    induction.

    Un non-sens pratique, parce qu'aucune exprience n'a jamais abouti

    un progrs lorsque le savant qui la tentait n'tait pas guid par

    quelque prjug, quelque construction a priori dont il se proposait

    de vrifier la solidit. Supposez l'homme le plus intelligent, rptez

    devant lui les expriences 4e Rumford sur le frottement, montrez-

    lui que le forage des canons entrane un notable dgagement de cha-

    leur, que la balle du fusil s'chauffe en s'crasant lorsqu'elle frappe

    un obstacle dur, si cet homme n'est

    pas guid par un

    principe

    m-

    taphysique sur la transformation possible des travaux et leur con-

    servation, il ne dcouvrira pas l'quivalence de la chaleur et du

  • 7/24/2019 BOUASSE. Henri - De La Nature Des Explications Des Phnomnes Naturels Dans Les Sciences Exprimentales

    12/20

    308 R EV UE D E MTAPHYSIQUE E T D MORALE .

    travail. Et inversement le philosophe, priv de tout contrle exp-

    rimental, pourra bien souponner une liaison entre la destruction

    d'un travail et le gain de quelque chose d'quivalent; il ne parviendra

    pas dmontrer a priori que ce quelque chose est de la chaleur et

    qu'ilfaut prcisment dt ruire 425 kilogrammtres pour retrouver une

    calorie. L'histoi re corrobore nos raisonnements. Mayer a dcouvert

    le principe de l 'quivalence parce que, par la tournure habituelle de

    ses mditations, il croyait une corr lation intime entre les m ani-

    festa tions du travail, ce qui tait un principe mtaphysique, et parce

    que Rumford et Colding avaient publi des expriences qui impo-

    saient ses dductions une forme prcise.

    Ainsi il n'existe qu'une seule mthode dans les sciences naturelles

    qui est un mlange de la mthode dductive et de la mthode induc-

    tive. Tout savant doit avoir une mtaphysique au moins rudimen-

    taire qu'il tente de vrifier par l 'exprience, quitte la modifier si

    les faits lui sont contradictoires. Et au fond i l n'est gure difficile de

    montrer que tous les savants, je dis tous ceux qui la science doit

    un progrs, ont procd comme je viens de le dire, commencer par

    Descartes, bien qu'il soit banal de soutenir le contraire.

    A la fin du sicle dernier, c'tait avec un mpris non dissimul

    que l'on parlait de Descartes physicien. Montucla juge ainsi sa dyna-

    mique C'est un tissu d'erreurs, de contradictions qui ne mrite-

    raient pas d'tre discutes sans la clbrit de l eur au te ur , opi-

    nion que je suis loin de partager. Il semble qu'on revienne sur cette

    apprciation et dernirement M. Fouille se constituait le championde Descartes, champion plus zl que prudent; l 'en croire, nous

    serions en r ecul sur Descartes, ce qui est peut-tre un peu exagr.

    A vrai dire, i l est regrettable que la manire dont Descartes expose

    ses trs remarquables ides sur la nature, d onne le change, et mme

    de bons esprits s'y sont laiss prendre. On n e d oit pas toujours

    croire les savants sur parole et s 'imaginer qu'ils font leurs dcou-

    vertes comme ils veulent bien le raconter. A ce propos on peut citer

    un exemple caractristique. On sait que Fresnel dcouvrit les lois

    de la double rfraction; dans un mmoire qui e st un imprissable

    chef-d'uvre, i l les expose en les dduisant de certaines ides sur

    la constitution de la matire; de sorte que jusqu' la publication

    de ses uvres compltes, en 1866, on crut qu'elles s'taient prsen-

    tes son esprit sous ce tte forme; les partisans de la mthode

    dductive pourraient triompher, si cette publication n'avait mis au

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    H . B OU AS SE . EX PLICA TI ONS DES PH N OMNES NATURELS. 309

    jour la version primitive de son mmoire. Les lois de la double

    rfraction y sont dduites d'une gnralisation trs simple, bien quetrs profonde, de lois dcouvertes par Huyghens. C'est une manie

    trs gnralement rpandue de systmatiser a posteriori ses actions

    et ses penses et de les fai re driver de prmditations compltement

    imaginaires. Car i l est agrable de se figurer qu'on a retrouv, pour ainsi dire, recr le monde par un simple effort logique. Nous som-

    mes d'autant plus ports croire que Descartes n 'a pas chapp

    ce travers que ses lettres sont l pour tmoigner de ses variations,

    que de plus elles le montrent beaucoup moins ddaigneux des exp-riences qu'on le veut bien croire. C'tait un pitre exprimentateur,

    mais l'poque o il vivait, les physiciens n'taient gnralement

    pas fort habiles. Selon l'habi tude des savants d'alors, ils s'attaquaient des problmes exprimentaux trop complexes. Sans t re trop

    curieux, dit-il d ans une lettre date de 1629, recher cher toutes les

    particularits touchant une matire, il faudrait principalement faire

    des recueils gnraux de toutes les choses les plus communes et quisont trs certaines et qui peuvent se savoir sans dpense; car ce sont

    celles qui servent infailliblement en la r echerche de la vr it. Pour

    les plus particulires, il est impossible qu'on n'en fasse beaucoup de

    superflues et mme de fausses, si on ne connat la vrit des choses

    avant que de les faire. Mais aujourd'hui mme quel physicien ose-

    rait s'attaquer directement un problme difficile, rflexion cristal-

    line par exemple, sans t re guid par une thorie dmontrer ou

    combattre; quel

    chimiste se ferait fort de dbr ouiller une raction

    complique, sans prjuger du rsultat obtenir? Descartes, i l es t

    vrai, dans la mme le ttre demande que l'on recher che si toutes les

    coquilles sont tournes dans le mme sens et si c'est le mme au

    del de l'quinoxial; si le corps de t ous les animaux est divis en

    trois parties, caput, pectus, ventrem; et ainsi des autres . Mais

    qu'on feuillette les physiques d'alors et l'on verr a les singulires

    questions que se posaient les chercheurs; et les chimistes semblaient

    se d onner le mot pour ne distiller, ne cohober, ne manipuler que les

    substances les plus tranges et les moins dfinies.

    On objectera que Descartes, une fois en possession de ses prin-

    cipes, n'en voulut plus dmordre lorsque les faits vinrent les contre-

    dire. Assurment il eut tort; toutefois a-t-on raison de dire avec

    Montucla que l'unique source de ses erreurs est l'esprit systma-

    tique auquel il se livra avec trop de confiance et sans consulter assez

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    310 REVUE DE MTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

    l'exprience . Nous ne le croyons pas. Qu'on se mette la place dusavant qui a construit une thorie

    assez gnrale pour embrasser un

    grand nombre de phnomnes, ne sera-t-on pas port croire que

    si quelques faits isols ne cadrent pas avec le systme gnral, c'est

    qu'on n'a pas encore t rouv de biais convenable? Voici par exemple

    l'illustre gomtre Poisson qui parvint, l'aide de la thorie de

    l'mission, rendre raison de plusieurs expriences de l'optique;

    Fresnel lui opposa le systme des ondulations et combattit victo-

    rieusement ses ides. Poisson n'en continua pas moins croi re

    l'excellence de sa thorie et mourut impnitent. On conoit trs bien

    que Descartes qui, l'aide de sa loi de rfraction, avait expliqu

    compltement les proprits des lentilles, pt crire au Pre Mersenne

    dans une lettre date de 1638 Je me moque du sieur Petit et de

    ses paroles. Et on n'a pas, ce me semble, plus de sujet de l'couter,

    lorsqu'il promet de rfuter mes rfractions par l' exprience, que s'il

    voulait faire voir avec quelque mauvaise querre que les trois angles

    d'un triangle ne seraient pas gaux deux droits; mais je ne saurais

    empcher qu'il y ait des mdisans et des crdules; tout ce que je

    puis c'est de les mpriser; ce que je fais de tel le faon, que

    si je

    pouvais aussi bien vous le persuader, je m'assure que vous ne pren-

    driez plus la peine de m'envoyer de leurs papiers n i de leurs nou-

    velles, ni mme de les couter. Cette lettre donne en passant le ton

    de la polmique entre savants au XVIIe sicle. Ce qui n'empche pas

    que d ans la m me lettre Descartes ne prie le Pre Mersenne

    de lui

    envoyer toutes les observations qu'il pourra se procurer sur les

    mtores et d'en faire bon profit.Une remarque assez piquante prouve combien

    Descartes s'i llu-

    sionnait lui-mme sur le degr d'a priori de son explication de la

    nature. A chaque instant, propos de tout, i l averti t ses corrspon-

    dants qu'ils ne pourront comprendre toute sa pense qu'aprs qu'il

    aura publi ses principes; e t l 'on voit d'aprs les rponses que la

    connaissance des principes ta it fort inutile pour entrer dans ses

    vues. Et de fait, pour qui n'est pas prvenu, ses crits sur les sciences

    naturelles pourraient tre signs par un savant positiviste.

    Voici une autre remarque non moins curieuse une des plus

    lourdes erreurs de Descartes vient de ce qu'il a mal appliqu ses

    principes et non pas d e ce qu'il les a suivis, comme nous le verrons

    propos du choc.

    Ainsi guid par une mtaphysique plus ou moins systmatique et

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    H. BOUASSE. EXPLICATIONS DES PHNOMNES NATURELS. 311

    TOME Il. 1894. 21

    trs souvent enfantine, le savant dcouvre des relations entre les

    phnomnes qu'il gnralise par induct ion , puis nonce sous forme

    de lois.

    III

    Entre ces lois elles-mmes, il cherche faire des classifications;

    il invente des procds art if iciels de groupement appels thories . I l

    se prsente donc un important problme rsoudre, savoir quelle

    est la ralit objective de ces thories. Si nous parvenons montrer

    que cette ra li t est toute illusoire, nous aurons banni l'espoir d'ar-

    river u ne explication mtaphysique dfinitive et incontestable du

    monde il vaut donc la peine que nous insistions.

    On ne saurait douter que des faits peu nombreux ne puissent

    recevoir plusieurs interprtations. Descartes dans une lettre de 1640

    dit ce propos Je vois bien qu'on peut expliquer un mme effet

    particulier en diverses f aons qui soient possibles, mais je crois

    qu'on ne peut expliquer la possibilit des choses en gnral que

    d'une seule faon qui est la vraie . Et dans une autre lettre de l a

    mme anne, on trouve Pour la physique, je croirais n'y rien

    savoir, si je ne savais que dire comment les choses peuvent tre,

    sans dmontrer qu'elles ne peuvent tre autrement; car l'ayant

    rduite aux lois des mathmatiques, ce la est possible et je crois

    le pouvoir en t out ce que je crois savoir . Nous ne contestonspas que plus augmente le nombre des lois r elier entre elles, plus

    diminue le nombre des moyens d'y parvenir; consquemment nous

    pouvons accorder Descartes que l'explication des choses en gn-

    ral est unique et nous n'en serons pas plus avancs aprs cela. Car

    puisqu'il est de la nature de l'esprit de l'homme de ne c onnatre

    qu'un nombre de lois trs restreint et essentiellement fini, nous ne

    pourrons pas conclure que pour l'homme il ne puisse jamais exister

    qu'une seule interprtation possible du monde.

    Pratiquement, aucune partie des sciences naturelles n'est assez

    riche de lois, pour qu'on puisse grce elles dbouter de leurs pr-

    tentions toutes les thories proposes sauf une. On pourrait mme

    soutenir avec beaucoup de vraisemblance que toutes les thories

    actuellement admises n'ont aucunes chances de longvit. En tout

    cas, mme pour les sciences particulires les plus avances, on

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    312 REVUE DE MTAPHYSIQUE E T DE MORAL E.

    peut ddui re les phnomnes connus de principes absolument contra-

    dictoires. Appuyons cette affirmation de quelques exemples.

    Prise en gros, la thorie des ondulations est trs satisfaisante.

    Cependant, si elle rend compte des phnomnes dans leur ensemble,

    elle n'est dans le dtail qu'un assemblage assez trange de pices

    disparates, qu'on ne cherche mme plus joindre et sur lesquelles

    les savants ne se l assent pas de discuter. L'ther, impondrable,

    sans masse, qui est cens transmettre la lumire, est un fluide pour

    sa facilit s e laisser traverser par les corps et pour ainsi dire,

    les imprgner; c'est un solide par rapport aux oscillations qu'il

    qu'il t ransmet. De ce solide singulier les physiciens ont les ides les

    plus contradicto ires. Pour les uns il est infiniment compressible,

    infinimentplus que

    les gaz; pour

    les autres, il l'est infinimnt peu,

    beaucoup moins que l'acier le plus dur. Actuellement deux thories

    principales sont en prsence; si l'une indique une vibration verticale

    dans l'ther, l'autre exige une vibration horizontale. Depuis trente

    ans on a mis tout en uvre pour trancher le diffrend en faveur de

    l'une ou l'autre, elles conservent leurs positions aucun phnomne

    ne permet jusqu' prsent de discerner quelle est la vritable. Peut -

    tre le sont-elles galement, puisqu'elles conduisent aux m mes for -

    mules numriques; mais nous dvelopperons plus loin cet aperu.

    En out re e lles ne sont plus les seules et de temps autre l'optique

    s'enrichit d'une nouvelle thorie, contradictoire avec les prcdentes,

    du moins dans ses hypothses fondamentales, quivalente dans ses

    conclusions vrifiables par l'exprience.

    On en dirait autant des phnomnes lectriques. Qu'on feuillette

    l'ouvrage de l'illustre Maxwell; tous les chapitres il change sa

    manire de concevoir les phnomnes lectriques. Trois ou quatre

    thories se superposent, inconciliables, mais c onduisant aux mmes

    quations.

    Assurment chaque fois qu'une loi nouvel le est dcouverte, un cer-

    tain nombre de thories se trouvent limines du coup et celles qui

    rsistent doivent gnralement se modifier, s'tendre ou se limiter

    suivant les cas. C'est ce que M. Hirn, connu par ses a dmirables tra-

    vaux en thermodynamique et surtout par la profondeur de ses vues

    philosophiques, fait remarquer propos du principe de l'quiva-

    lence. Il y a, dit-il, une diffrence immense entre l 'ancienne asser-

    tion de la

    physique,

    selon

    laquelle

    la chaleur est toujours qualitative-

    ment et quantitativement la mme, et l 'assertion toute moderne que

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    H. BOUASSE. E XPLICATIONS DES PHNOMNES NATURELS. 313

    la chaleur disparat , chappe nos moyens d 'investigat ion par cette

    seule raison qu'elle a donn l ieu un travail mcanique.

    Cette diffrence s'est reflte ncessairement sur les interprta-tions par lesquelles nous essayons de nous rendre compte de la

    nature du calorique; elle a impos ces interprtations des condi-

    tions d'existence beaucoup mieux dfinies et resserres. La nouvelle

    doctrine a ainsi provoqu la naissance d'interprtations nouvelles

    aussi, plus en harmonie avec l'ensemble des faits connus; mais ce

    n'est sur aucune de ces interprtations en particulier qu'elle reposerellement.

    Ce point est trs important lucider; car pour bien des gens la ther-

    modynamique repose sur cette hypothse, que la force, en gnral,n'est absolument qu'un mode du mouvement de la matire, et seloneux cette assertion serait la seule qui satisft aux donnes expri-mentales. L'hypothse mtaphysique relative la nature du caloriqueserait unique, impose par les faits; i ls se figurent mme qu'elle est

    la seule pose par les fondateurs de la thermodynamique.M. Hirn rappelle que les trois hommes minents qui ont formul

    les principes nouveaux sont partis chacun d'une ide di ffrente non

    seulement quant la chaleur, mais quant la nature de la force en

    gnral. Du rapport continu qui existe entre la gravitation et les

    mouvements qu'elle produit, nous ne saurions toutefois conclure quel'essence de la gravit est un mouvement, et cette conclusion s'ten-drait tout aussi peu la chaleur. Bien loin de l, nous sommes

    amens formuler une ide toute contraire et dire que pour devenir chaleur, il faut que le mouvement, qu'il soit d'ail leurs con-tinu ou vibratoire, cesse d'tre mouvement. Ainsi s'exprime ledocteur Mayer. Colding a t plus loin encore. II considre la forceen gnral comme une essence spcifique susceptible de transfor-mations et de perfectionnements successi fs. M. Joule a dfendu l'ide

    contraire, et pour lui la chaleur ne serait qu'un m ode du mouvementde la matire. Mais tous trois arrivent aux mmes quations et parconsquent aux mmes consquences vrifiables par l'exprience.

    Ainsi o n ne peut pas dire avec Descartes qu'il existe, au moins

    actuellement, une seule interprtation du monde. Dans toutes les

    parties de la physique on trouve plusieurs thories galement rece-vables cherchons dans quels cas elles peuvent tre considrescomme quivalentes, e t ce qui en est la partie essentielle.

    Nous avons fait dj remarquer que si plusieurs thories taient

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    314 REVUE DE MTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

    galement acceptables, c'est qu'elles conduisaient aux mmes qua-

    tions ou bien des quations si peu diffrentes que la prcision

    limi te des expriences permet de les confondre. Or les quations,

    qui ne sont pas au tre chose que des relations exprimes entre

    diverses grandeurs par le moyen des symboles de l'algbre, peuvent

    t re de deux formes. Ou bien elles expriment ces relat ions dans des

    conditions compltement dtermines elles permettront par

    exemple de calculer la distribution de l'lectricit sur un ellipsode

    isol dans l'espace, ou plac devant un autre corps lectris dont la

    surface et l a charge sont connues elles sont dites alors sous forme

    finie et ne conviennent qu'aux phnomnes trs particuliers pour

    lesquels e lles ont t tablies . Ou bien les quations, dites sous

    forme diffrentielle, sont des moules trs

    gnraux qui peuvents'adapter une classe entire des phnomnes;

    e lles contiennent des

    indtermines dont la valeur doit tre fixe pour qu'elles puissent

    reprsenter chaque cas particulier; mais elles renferment virtuelle-

    ment tous ces cas particuliers. C'est ainsi que toute l'lectricit

    statique rentre dans' une seule de ces quations, connue sous le nom

    d'quation de Laplace et de Poisson.

    On conoi t que les quations sous forme d iffrentie lle aient une

    importance d'un ordre bien autrement lv que les prcdentes. On

    pourrait trs justement les comparer en disant que les premires

    sont une pice de drap dans laquelle on pourra tailler tels vtements

    qu'on voudra, et les secondes un s eul de ces vtements.

    Nous disons que deux thories sont quivalentes si elles condui-

    sent aux mmes quations diffrentielles. Rigoureusement parlant

    elles expliqueront de la mme manire les phnomnes, fourniront

    les mmes formules sous forme finie pour chaque cas particulier,

    seront parfaitement, indiscernables l'une de l'autre, bien qu'elles

    aient pu aboutir ces mmes quations diffrentielles en s'appuyant

    sur des principes mtaphysiques absolument diffrents.

    Et puisque les thories d'o rsul tent ces mmes quations diff-

    rentielles sont quivalentes, il est naturel de conclure que ces qua-

    tions sont leur partie essentielle et constituent leur seule ralit

    objective. Conclusion ncessaire on pourrait se borner poser

    ces

    quations, en laissant de c t toutes les interprtations mtaphy-

    siques auxquelles elles peuvent servir de support ou dont e lles sem-

    blent tre les consquences. C'est l une sorte de

    positivisme

    trs

    profond, et, pour le dire ds l'abord, il semble que c e s oit une loi his-

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    H. BOUASSE. EXPLICATIONS DES PHNOMNES NATURELS. 3i5

    torique de l'esprit humain de s 'en contenter de plus en plus; et se

    servant des reprsentations mtaphysiques pour la recherche,

    d'essayer, une fois les quations diffrentielles dcouvertes, de les

    dpouiller de toute mtaphysique et de les considrer comme l'expli-

    cation dernire des phnomnes.

    Si les interprtations mtaphysiques sont cependant encore

    maintes fois conserves, c'est que leur forme figurative, plus facile

    saisir par l'imagination, les rend accessibles la majorit des

    intelligences, et c 'est pourquoi quelques-unes d'ent re el les (par

    exemple la chaleur considre comme un mode du mouvement de la

    matire) se sont acquis tant d'adhrents. Mais, souvent trop particu-

    lires, elles gnent bientt la science et sont parfois d'insurmon-

    tables obstacles desprogrs

    nouveaux.

    Parmi toutes ces formes appeles quations diffrentielles, sous

    chacune desquelles se rangent une infinit de phnomnes particu-

    liers, on peut tablir une hirarchie elles ne possdent pas le mme

    degr de gnralit. Quelques-unes semblent, d'aprs la manire

    mme dont e lles se prsentent, devoir s'appliquer dans tous les cas;

    ce sont les formes les plus gnrales des phnomnes. Les savants

    s'efforcent d'y ramener les autres comme des cas particuliers.

    Si vous avez suivi l' analyse que nous avons faite de nos sensations

    fondamentales, vous ne serez pas tonns d'apprendre que ces

    formes les plus gnrales ne sont pas autres que celles qui relient

    entre eux l'espace, le temps, l'effort, le choc et le travail par le

    moyen de quelques principes mtaphysiques d'une vidence presque

    logique.

    IV

    Parvenus ce point, il nous est possible d'exposer grands traits

    quel fut le dveloppement de la science depuis le commencement

    du XVIIe sicle et en mme temps de tr acer le plan de ce cours.

    C'est Galile et Descartes qui les premiers comprirent quelles

    taient les notions immdiates qui rsultent de nos tats de cons-

    cience objectivs dans le monde extrieur; i ls ont eu l'insigne hon-

    neur de dcouvrir les not ions mcaniques, et quelles qu'aient pu tre

    les erreurs du second, le seul fait d'avoir pour la premire fois

    nonc une de ces formes gnrales dont

    je parlais, et sous

    lesquelleson conoit les phnomnes, lui donne un rang part parmi les

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    316 REVUE DE MTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

    H. BOUASSE.

    physiciens. Le premier il a pos une quation de conservation, il a

    dit que quelque chose avai t une somme constante, il a crit implici-tement la premire quation sous forme diffrentielle. Galile et

    Descar tes ont d e plus proclam le premier principe mtaphysique

    essentiel, incontestable, presque logique par sa certitude, l'inertie

    de la matire. C'est Newton, cinquante ans aprs, qui posera le second,

    l'galit de l'action et de la raction. De Descartes Newton, succes-

    sivement l'effort, le choc et le travail seront relis de plus en plus

    nettement l'espace et au temps; avec Newton et Leibnitz la m ca-

    nique sera constitue . Elle en trera aprs eux dans une phase nou-

    velle. Peu peu les quations fondamentales, qui jusque-l repr-

    senta ient des phnomnes relativement peu nombr eux et qui tiraient

    de ce manque d'extension une certitude absolue, perdent ce carac-

    tre pour ne devenir que des formes de plus en plus gnrales, sous

    lesquelles on c herchera faire tenir toute la nature. Le physicien

    pensera selon ces formes. videmment moins comprhensives, elles

    deviendront plus vagues ce seront de vritables formes algorithmi-

    ques. Lagrange les fixera dans des quations c lbres; Mayer et Joule

    y feront pntrer la thermodynamique entire; Maxwell en revtira

    l'lectricit. Devant elles les explications images disparaitront

    comme puriles; elles sont le dernier aboutissement de la science

    moderne.

    C'est l'histoire de ce merveilleux dveloppement que nous voulons

    faire, e t s 'i l en rsulte, comme consquence ncessaire, l'abandon de

    toutes les explications figures bases sur d 'hypothtiques proprits

    de la matire, s'il en rsulte aussi un a veu d'impuissance de jamais

    comprendre le mcanisme intime des phnomnes, par exemple la

    communication du mouvement entre masses pondrables et impon-

    drables et, par contre-coup, car la question est du mme ordre, les

    relations de l 'me et du corps, au moins aurons-nous fait dans sa

    plus haute acception le bilan de la science moderne, au moins

    aurons-nous mesure dans cet ordre la puissance actuelle de l'esprit

    humain.