BOUDON Relativisme

Embed Size (px)

Citation preview

  • 8/8/2019 BOUDON Relativisme

    1/23

    A c a d m i e d e s S c ie n c e s m o r a le s e t p o l i t iq u e s - h t t p :/ / w w w . as m p . f r

    [Ce texte de M. Raymond Boudon est paru dans la revue Comprendre, n1 (2000), p. 311-339 Comprendre les Identits cultur elles , paru e aux Pr esses Universitaires de Fr an ce]

    P l u r a l i t c u l t u r e l le e t r e l a t i v is m e

    R s u m

    Lide selon laquelle nous habiterions un monde do les valeurs communes auraientdisparu, dans un monde irrversiblement caractris par un polythisme des valeurs est devenue un truisme. Elle est un sous-produit de la vision relativiste du monde, siinfluente aujourdhui, selon laquelle les valeurs nauraient dautre source que larbitraire culturel : chaque communaut sa culture , chaque culture sesvaleurs. Ce relativisme axiologique se manifeste divers signes, comme la prolifrationdes sectes, linfluence de la philosophie postmoderniste , selon laquelle lillusion de lavrit en matire de valeurs aurait t dfinitivement dmasque, ou lessor du

    communautarisme. Ce mouvement de pense insiste sur lide que lidentit personnellese construit dans le contexte dune culture singulire, mais, allant plus loin, les plusradicaux des communautaristes veulent quindividus et valeurs soientirrmdiablement enkysts ( embedded ) dans des systmes culturels singuliers. Lessai prsent vise expliquer linfluence du relativisme aujourdhui, un phnomnenigmatique pour le sociologue, car contredisant les sentiments moraux des sujetssociaux tels quil les observe. Lune des raisons de cette influence rsidant dans les faiblesses des thories des valeurs actuellement en vogue, il sefforce de les mettre envidence et de prsenter les grandes lignes dune thorie alternative inspire par lasociologie classiqu e.

    S u m m a r y

    The idea according to which we would live in a world where common values wouldhave disappeared, in a world irreversibly characterized by a polytheism of values has become trivial. It is a by-product of the relativistic worldview, very influentialtoday, according to which values would have no other ground than culturalarbitrariness : to each community its culture ; to each culture its values. Thisaxiological relativism can be detected at various signs, as the diffusion of sects, theinfluence of post-modernist philosophy, according to which the assumption thatvalues would be grounded has definitely be analyzed as a mere illusion, or the growingattention attracted by communautarianism. This movement insists on the idea thatpersonal identity is built in the context of a singular culture . Going further, its mostradical members state that individuals and values would be embedded in singularcultural system s. Th e article aims at explaining th e influence of relativism today, to thesociologist a puzzling phenomenon, since it contradicts the moral feelings of socialsubjects as he observes them. As one of the reasons of this influence resides in theweaknesses of the theories of values presently available, the article attempts atidentifying these weaknesses and at sketching an alternative theory inspired byclassical sociological theorists.

  • 8/8/2019 BOUDON Relativisme

    2/23

    A c a d m i e d e s S c ie n c e s m o r a le s e t p o l i t iq u e s - h t t p :/ / w w w . as m p . f r

    2

    Lide selon laquelle nous h abit erions un m onde do les valeu rs commu nesauraient disparu, dans un monde irrversiblement caractris par un polyth isme des valeurs est devenue un tr uisme. Elle est u n sous-produitde la vision relativiste du monde, si influente aujourdhui, selon laquelle lesvaleurs nauraient dautre source que larbitraire culturel : chaque

    comm un au t sa cultu re , cha que cultu re ses valeur s.

    Ce relativisme axiologique se manifeste divers signes, comme laprolifration des sectes, linfluence de la philosophie postmoderniste , selonlaquelle lillusion de la vrit en m at ire de valeur s a ur ait t dfinitivementdmasque, laffirmation du subjectivisme en matire de valeurs ou lessor ducommunautarisme. Ce dernier mouvement de pense insiste sur lide, nifausse ni bien neuve, que lidentit personnelle se construit dans le contextedune culture singulire et en conclut, ce qui est encore acceptable, que lasingularit culturelle correspond un besoin humain fondamental. Mais,

    allant plus loin et sans doute trop loin, les plus radicaux descommunautaristes veulent quindividus et valeurs soient irrmdiablementenkysts ( embedded ) dans des systmes culturels singuliers.

    Lessai prsent vise expliquer linfluence du relativisme dans le mondedaujourdhui, un phnomne nigmatique pour le sociologue, carcontredisant les sentiments moraux des sujets sociaux tels quil les observe. Ilpart du principe que le rle du sociologue est, non dintervenir dans le dbatpublic, mais dexpliquer les phnomnes sociaux. Pour parler comme MaxWeber, le rle du savant ne saurait se confondre avec celui du

    politique 1

    .L e r e l a t i v i s m e a x i o lo g iq u e c o n t r e d i t p a r l v i d e n c e

    Les notions indfiniment dclines aujourdhui d identit culturelle oude cultural embeddedness , qui invitent voir les socits commecommunauts ou des rseaux de communauts assises sur des systmesde valeur s incomm ensu ra bles, tendent cart er pa r pr incipe tout e possibilitdappr ciation par lobservateu r extrieur des pr at iques ou des institu tions envigueur ici ou l. Pourtant, nous sentons bien que nous avons un droit en

    juger. De faon gnrale, linterprtation postmoderniste des valeursapparat comme en contradiction avec une multitude de faits facilementobservables.

    Comm e lindiquait n agur e Ama rt ya Sen, la popular it dun gouvern ementamricain ne rsisterait pas au taux de chmage deux chiffres qui parat nepas a ffecter srieusemen t celle des gouvern ement s eur opens ; en Eu rope parcontre, le faible niveau de la protection sociale amricaine est peru comme1 L idologue , qua nt lu i, peut t re dfini comm e celui qui mconna t, ignore ou nie cette d istinction.

  • 8/8/2019 BOUDON Relativisme

    3/23

    A c a d m i e d e s S c ie n c e s m o r a le s e t p o l i t iq u e s - h t t p :/ / w w w . as m p . f r

    3

    inadmissible. On a bien l deux systmes de valeurs diffrents,engendrant des attitudes contrastes dans les deux communauts . Mais,outr e quil est plus facile de condam ner ce qui se pa sse chez le voisin que chezsoi, Amr icains et Eu ropens tiennen t sa ns doute pour galement srieux lesrisques de destr uction de la personne indu its par le chmage, et les effets de

    la faiblesse de la protection sociale sur lesprance de vie. Les diffrences cultu relles nimpliquen t donc pas labsence de valeu rs comm un es.

    Un e jour na liste en vue dclara it le 30 aot 1999 sur les ondes dEu rope 1, loccasion dune grve des collecteurs dordures de Marseille dont les effetscomm enaient t re pr occupa nt s du point de vu e de la sa nt publique, quilfallait voir un e diffren ce cultu relle dans le fait que la grve est facilementdclenche en France dans la phase initiale dune ngociation, alors quenAllemagne elle nest gure utilise que dans la phase finale, en cas dchecdes discussions. En fait, le spectateur impartial et, avec lui, le public

    tendent estimer, en France non moins quen Allemagne, que la grve nedoit tre mise en uvre linstar de la guerre que comme un dernierrecours, surtout dans le cas o elle comporte des inconvnients pour le publicet entrane des pertes considrables, dont la charge est supporte par lecontribuable. La prtendue diffrence culturelle dissimule, ici encore, desvaleurs communes.

    Aut re t moignage de lexisten ce de valeur s comm un es : la plupar t d es gensadmettent que la dmocratie est une meilleure forme de rgime que lesdiverses var iant es du despotisme, que liquider lapartheiden Afrique du Sud

    ta it u ne bonne chose, ou que la corr upt ion politique est un e ma uvaise chose.En dautres termes, sur dinnombrables sujets, les sujets sociaux ont

    limpression, non moins aujourdhui quhier, que les jugements de valeurquils endossent peuvent tre considrs, non comme des vrits propres leur culture , mais au contraire comme des vrits dont ils ont du mal adm ettr e quun individu quelconque puisse ne pa s les avaliser.

    Le rela tivisme a xiologique nest pas cont red it seu lemen t pa r les convictionsen matire de valeurs dont tmoignent spontanment les sujets sociaux. Illest galemen t par tout es sort es dobservat ions dorigine s cient ifique.

    Ainsi, il est des situations exprimentales o, sur les questions deredistribution, le public exige que les ingalits nexcdent pas le niveau au-del duquel lefficacit dun systme de production serait affecte et o parsuite tout le monde en ptirait, et des situations o cette exigence est aucont ra ire rejete2. Il existe en dau tr es ter mes des situa tions o les gens sont la quasi-unanimit galitaristes (au sens rawlsien), et des situations o les2 Boudon R., 1999a. Le prsent article sappuie fortement sur ce livre.

  • 8/8/2019 BOUDON Relativisme

    4/23

    A c a d m i e d e s S c ie n c e s m o r a le s e t p o l i t iq u e s - h t t p :/ / w w w . as m p . f r

    4

    mmes sont la quasi-unanimit anti-galitaristes. Si les principes mis enavant par Rawls taient propres telle ou telle culture et endosss par lessu jets sociau x, simplem ent pa rce quils aur aien t t intr ior iss sous leffet dela socialisat ion, on n e compr endr ait pas que leur applicat ion soit exige dan scert ains cas et repousse dans dau tr es.

    Les sondages rvlent une structuration forte de lopinion sur maintssujets. Ainsi, les sondages effectus lpoque du procs du sangcontamin montrent que le public franais apparat alors comme trsdubitatif lgard des jugements rendus par la Cour de justice de laRpublique. Non en vertu de principes qui tireraient leur force de la seuletr adition, du fait quils sera ient en vigueur dan s la comm un au t fra naise,mais par application dune thorie universellement valide et quon peutnoncer : il est normal que les politiques soient tenus pour responsables deleurs actes devant la justice, et quils soient jugs devant une juridiction

    ordinaire, ds lors que les faits qui leur sont reprochs relvent du droitcommun. Et puisque jvoque la vie politique franaise, le discrdit actuel dece quon appelle justement la classe politique provient, lui aussi, deractions inspires par des raisons fondes sur des principes universels. Lepublic nadm et en tr e au tr es ni les mcanismes dau toprotection mis en placepar les politiques, ni la pratique courante du mensonge dtat (lducationna tiona le fra naise va bien, comm e le montr e le tau x de ru ssite au bac ;linscurit augmente beaucoup moins que le public ne le croit 3, les imptsvont baisser, etc.) ou du silence dtat ( propos du poids de la dette infligeau x gnrat ions futur es, etc.), ni la corr upt ion.

    Cette contradiction entre la thorie selon laquelle les valeurs relveraientde larbitraire culturel dans le monde postmoderne et le fait que bien desvaleurs soient vcues par les sujets sociaux comme objectivement fondespose des questions importantes : pourquoi cette contradiction ? Pourquoi cetteinfluence du relativisme ? Est-il effectivement absurde comme le veulentbeaucoup de thoriciens contemporains- de considrer les valeurs commefondes ? Ou bien faut-il admettre que, lorsque les acteurs sociaux les jugenttelles, ils sont victimes dune illusion ? Si le relativisme axiologique est vrai,les convictions des acteurs sociaux en matire de valeur sont en effetncessairement des illusions. Mais sur quelle base affirmer quil sagitdillus ions ? Et supposer qu e lon accepte cett e hypoth se, quelles sont alorsles ra isons dtr e de ces illusions ou, pour empr un ter le vocabu laire m ar xiste,de cett e fausse cons cience ?

    3 Il faut fliciter lInstitut des Hautes Etudes de la Scurit Intrieure davoir enfin donn quelquepublicit aux rsultats de ses enqutes de victimation , montrant que la criminalit relle est trssuprieure la criminalit enregistre par les services de police et de justice. On le savait depuistoujours, mais le discours officiel voulait au contraire que le public exagre les risques quil encourt dufait de la dlinquan ce.

  • 8/8/2019 BOUDON Relativisme

    5/23

    A c a d m i e d e s S c ie n c e s m o r a le s e t p o l i t iq u e s - h t t p :/ / w w w . as m p . f r

    5

    Autre question essentielle : si, comme le veut le sens commun, les valeurssont objectivement fondes, comment expliquer leurs variations dans letemps et dans lespace ? Peut-on en dautres termes concilier la diversitcultu relle avec lobjectivit des valeur s ? Il import e de soulever cett e ques tion,ft-ce superficiellement, car la variabilit des valeurs est largument

    principal des tenan ts du r elativisme.

    Une question de sociologie de la connaissance

    Le relativisme a toujours exist, comme en tmoignent de grands noms,comme ceux de Protagoras ou de Montaigne. Mais il na jamais t unephilosophie dominante, sauf dans les socits modernes (o elle estsurtout le fait des intellectuels ). Pourquoi ? Tocqueville a mis le doigt surles raisons principales de ce phnomne et les analyses quil esquisse cesujet dans la deuxime Dmocratie rest ent dun e sur pren an te a ctu alit. Cest

    que les socits modernes , ou, comm e Tocqueville le dit dans son lan gage,les socits dmocrat iques sont ha bites pa r ce qu il appelle une passiongnrale et dominante et que nous appelons plutt une valeur , celle delgalit. Celle-ci implique, non seulement que tous les individus, mais tousles groupes et toutes les cultures, soient traits comme gaux en dignit. Enraison de sa force morale, cette valeur mrite effectivement le qualificatif de dominante que Tocqueville lui attribue. Comme par ailleurs les individus,les groupes sociaux, les sous-cultures et les cultures ont sur maintssujets des valeurs variables, on ne peut rester fidle au principe de lgalitde dignit quen admettant quil ny a ni vrit ni objectivit en matire de

    valeurs. Sinon, les valeurs des uns pourraient tre suprieures celles desautres. Ce thorme affirme en dautres termes que, lorsque lgalit est unevaleur dominante, elle tend induire une conception relativiste du monde .Tocqueville a produit plusieurs noncs de ce thorme, mais lun dentre euxa particulirement attir lattention : les socits modernes se caractrisent,dit-il, par le rgne de lopinion. Par le jeu dun effet pervers exemplaire,lgalit tendrait ainsi, selon lui, entraner, sinon une destruction desautres valeurs, du moins lapparition dun soupon lgard des notions devrit et dobjectivit en m at ire de valeu rs .

    Horton a propos un e intressa nt e variat ion su r ce thm e tocquevillien : lareconnaissance de lgalit des nations la suite de la seconde Guerremondiale, la fois cause et effet de la dcolonisation, a favoris les thoriesinsist an t su r limpossibilit de prin cipe juger des systm es cult ur els 4.

    Le relativisme a encore t renforc parce quil reprsente une armeidologique dans la lutte des minorits culturelles pour la reconnaissance.

    4 Horton R., 1973. Comme le souligne Delige (1998), lanthropologie est souvent prsente par lesan thr opologues eux-mmes comme fournissan t un gara nt scientifique au relativisme.

  • 8/8/2019 BOUDON Relativisme

    6/23

    A c a d m i e d e s S c ie n c e s m o r a le s e t p o l i t iq u e s - h t t p :/ / w w w . as m p . f r

    6

    Mais il ne rsulte pas de ce quune cause soit juste que les idologies qui luisont utiles soient vraies.

    L a m a j or i t s il e n c i e u s e

    Comment expliquer quun relativisme peu compatible avec les sentimentsdu p ublic se soit impos au point de devenir u n des dogmes fonda men ta ux dela pense unique ? Ici encore, Tocqueville nous dsigne la cl de lnigme.Il peut fort bien se faire quune majorit de gens croient blanc et que noirpasse pour vrai. Cela se produit lorsquil est considr comme illgitime dedclarer quon croit blanc et comme valorisant de dclarer quon croit noir.Dans ce cas, seuls ceux qui croient noir sexpriment, et ceux qui croient blancont limpr ession qu en deh ors deux-mm es et de leur en tour age tout le mondecroit noir. Ainsi, nous dit Tocqueville (1986a, pp.1040-46), au moment de laRvolution, lopinion publique apparaissait comme anticlricale, alors quune

    forte majorit de la population conservait lancienne foi . Mais cettemajorit restait silencieuse. Cest pour des raisons analogues quon asur estim le nombre des comm un istes convaincus en U RSS ou des n azis danslAllemagne h itlrienne.

    Il en va de mme du relativisme caractristique des socitsdmocratiques. Il contredit des vidences et heurte des certitudes intimes.Mais celles-ci ne sexpriment gure. Par contre, toute thorie lgitimant lerelativisme est socialement valorise, donc valorisante pour son auteur, etnormalement approuve par la caisse de rsonance du conformisme que sont

    invitablement les mdias, du moins pour une part. Les positions contrairessont rarement exprimes, et lorsquelles le sont, elles ne sont gureentendues.

    Cest ainsi sans doute que le relativisme est devenu une sorte de vritofficieuse, bien quil contredise les croyances prives (Kuran, 1995).

    L i n s u ffi s a n c e d e s r p o n s e s a u x c o n c e p t i o n s r e l a t i v is t e s

    Les visions relativistes des sentiments moraux ont encore t renforcespar linsuffisance des rponses quon leur a opposes : celle par exemple desthories naturalistes, qui se contentent daffirmer lexistence dun sens moralinhrent la nature humaine, ou celle de beaucoup des thories rationalistesdes n ormes d veloppes par la sociologie et la philosophie m odernes.

    Ainsi, un criminologue amricain de renom, J. Wilson (1993) a naguretent de dmontrer, partir de lexploitation mthodique dun ensembledtudes de psychologie sociale, que les sentiments moraux sont inscrits dansla nature humaine : ces tudes montrent que lhomme a naturellement un

  • 8/8/2019 BOUDON Relativisme

    7/23

    A c a d m i e d e s S c ie n c e s m o r a le s e t p o l i t iq u e s - h t t p :/ / w w w . as m p . f r

    7

    sens de la justice, un respect pour autrui et un sens du devoir. Unsociobiologiste can ad ien, M. Ru se (1993), a, avec dau tr es, mis la conjectur eque ce sens mora l est u n produit de lvolut ion biologique5.

    Mme si certaines valeurs dcoulent de la nature humaine , ce nest

    certainement pas partir dune intuition manant de la nature humainequon met un jugemen t de valeur positif ou ngat if propos pa r exemple delesclavage. Sinon, il faudrait supposer que la nature humaine a voludAristote nos jours. De telles thories sont donc incapables de rendrecompt e notam men t des var iations de la sen sibilit m ora le.

    Quant aux thories rationalistes des sentiments moraux dveloppes parla sociologie moderne, elles ont pour la plupa rt , ma lgr leur gran de puissa nceexplicative, le dfaut de vouloir expliquer les normes morales et sociales defaon exclusivement consquentialiste (Oberschall, 1994). Il importe de

    sar rt er un insta nt su r ce point essent iel.

    Pourquoi considrons-nous par exemple que la rgle de la majorit estgnralement une bonne manire dextraire, davis individuels divergents,une dcision collective ayant force de loi ? Parce quelle minimise dans biendes cas ceux prcisment o on la considre comme lgitime la sommede deux types dinconvnients dus la nature des choses et variant en sensinverse, savoir le temps pas s la pr ise de dcision et le nombre dindividus qu i on r isque dimposer u ne dcision qu ils ne souha iten t pa s6.

    Le modle de Buchanan et Tullock (1955), que jvoque ici, explique aussiquon trouve normal que certaines dcisions soient le fait dun responsableunique : par exemple lorsque les cots de la dcision croissent trs vite avecle temps quil faut pour la prendre. Cest le cas de la dcision militaire sur lechamp de bataille : ici, une procdure de dcision lente peut tre fatale.Lopinion a jug bon d roit n avra nt , au moment de la guerr e de Bosnie, queles atermoiements de lEurope et des tats-Unis aient laiss aux Serbes toutle loisir de dtruire Gorazd. Elle a bien senti quil y avait contradiction entrelimportance des enjeux et lorganisation du systme de dcision : celle-ciimpliquait une prise de dcision lente dans un contexte o les cots de ladcision appa ra issaient comm e croissant de faon exorbita nt e avec le tem ps.

    lintrieur dune mme socit, on accepte donc facilement que, surcertains sujets, une organisation dictatoriale de la prise de dcisioncollective soit bonne, tandis que sur dautres on exige normalement uneorgan isat ion dmocrat ique .

    5 Voir Boudon (1995, 1999a).6 Si lon admet que les courbes dcrivant les deux variables sont convexes, comme on est en droit de lefaire. J e mapp uie ici sur J . Buchan an et G. Tullock, (1965) et sur S . Popkin (1979).

  • 8/8/2019 BOUDON Relativisme

    8/23

    A c a d m i e d e s S c ie n c e s m o r a le s e t p o l i t iq u e s - h t t p :/ / w w w . as m p . f r

    8

    Le mme modle permet de comprendre que la rgle de la majorit soitperue comme une bonne institution dans certaines socits et une mauvaisedans dau tr es. Dan s u ne socit villageoise proche dun rgime conomique desubsista nce, o le sous-emploi est endmique, le temp s qui peu t tr e consa cr

    la dcision collective nest pas compt. En revanche, la fragilit delconomie fait quun changement institutionnel minime peut menacer demort les plus faibles. Or on ne peut considrer comme lgitime un systmequi ferait courir des risques extrmes aux plus exposs. Il en rsulte que lasomme minim ale des deux cot s cor respond ici la rgle de lun an imit. Maiscette variabilit contextuelle des jugements nimplique pas labsenceduniversalit des principes sur lesquels ils se fondent. Dans les socitsvillageoises, tout comme dans les ntres, il sagit daboutir au meilleurcompromis entre des inconvnients qui varient en sens oppos. Ce sont lesdiffrences de contexte qui font que la solution nest pas la mme dans les

    deux cas.

    Lexemple prcdent illustre limportance des thories sociologiquesconsquentialistes des normes et des valeurs. On juge telle rglerespectivement bonne ou mauvaise ici et maintenant, avancent-elles, enraison des consquen ces quelle risqu e dent ran er. En m me t emps , lexemplefait apparatre un point important, savoir que ces thories peuventexpliquer la variation des normes dans le temps et dans lespace en sedispensan t de toute hypoth se de car actre relat iviste7.

    L a d i m e n s i on n o n c o n s q u e n t i a l is t e d e l a x i o lo g ie

    Mais les thories sociologiques que je viens dvoquer ont par ailleurs unefaiblesse : elles expliquent toujours ladhsion des sujets sociaux tel

    jugemen t de valeur par des raisons de car actre consquentialiste. Or il existedes cas o les raisons implicites ou explicites, conscientes oumtaconscientes qui fondent les jugements de valeur ne sont pas decaractre consquentialiste. De faon gnrale, les thories consquentialistes

    7 Certaines th ories m odernes de laxiologie souffrent galement, m algr leur inspirat ion rat iona liste,de faiblesses qui en font un rempa rt peu efficace contr e le relativisme. La t horie de Rawls naboutit

    fonder que trois valeurs : liberts fondamentales, galit des chances et exigence de fonctionnalitsagissant des ingalits ; celle de Habermas est purement procdurale et se contente daffirmer lavertu dune insaisissable raison communicationnelle . Dautres, comme A. Touraine ou H. Joas,soulignent utilement, contre le structuralisme, la crativit de laction sociale, mais sans proposer proprement parler de th orie des valeurs . Le succs de certain es de ces th ories sexplique pour pa rtiepar leur caractre minimaliste : en renonant dfinir le bien et en se contentant de proposer descritres du juste ou, plus modestement encore, de dcrire la procdure idale dont on suppose quellepermet datteindre le juste, elles sont facilement perues comme un compromis entre rationalisme etrelativisme. Mais elles sont peu satisfaisantes scientifiquement, puisquelles sont impuissantes rendre compte des sentiments moraux des sujets sociaux tels quon les observe. Cest donc non sansraisons que bien des sociologues les ddaignent et sen tiennent sur le sujet des valeurs un simplerelativisme, par fois rebadigeonn a ux couleurs douteuses du const ructivisme .

  • 8/8/2019 BOUDON Relativisme

    9/23

    A c a d m i e d e s S c ie n c e s m o r a le s e t p o l i t iq u e s - h t t p :/ / w w w . as m p . f r

    9

    expliquent mieux les normes que les valeurs . Cest p our at tirer lat tent ion surce point que Max Weber a propos de distinguer la rationalit axiologique (Wertrationalitt) de la rationalit instrumentale (Zweckrationalitt). Ladistinction revient affirmer que certains jugements de valeur sont fondssur des raisons non consquentialistes. En effet, si les raisons fondant les

    jugements de valeur taient toujours de type consquentialiste, la premirese rdu irait la seconde.

    Le cas de la rgle de la majorit permet encore dillustrer cette distinction,aussi essentielle que mal comprise. La manire dont Buchanan et Tullockposent le problme de la t ra nsform at ion des prfrences individuelles en un epr fren ce collective a ccepte san s discussion le p r incipe one m an , one vote .Or ce principe est trs discutable du point de vue de la rationalitinstrumentale, comme cela a t soulign depuis toujours. Nest-il pasabsurde et dangereux que des dcisions essentielles soient prises la

    majorit par des individus dont la comptence sur le sujet comme cest lecas par exemple du referendum sur le trait de Maastricht est trsvariable ? Do vient cependant que nous tenions le suffrage universel pourune bonne chose ; plus, que nous serions choqus sil tait remplac par unsystme o lon ferait par exemple passer llecteur un examen decomptence ou un test dintrt avant de ladmettre aux urnes ? Parce que lepr incipe one m an , one vote exprime un tr ait fondam ent al de lorgan isat iondmocratique : admettre tout le monde la table commune. On admetseulement que soient exclus du scrutin ceux qui ont perdu leurs droitsciviques.

    Le mme principe reconnat que, sur des sujets complexes, il nexiste pasde comptence irrcusable.

    Les objections consquentialistes contre le suffrage universel ont faitlongtemps partie des ides reues. Le Docteur Bnassis les exprime dans le

    Mdecin de Campagne de Balzac ; Labiche les expose sur le mode cocassedans la Rue de lhomme arm, n 8 bis. Elles sont reprises par un Pareto ouun Maurras, et, de faon gnrale, par les philosophes politiques de lentredeux guerre hostiles la dmocratie. Aujourdhui, on les retrouve dans lescritiques, dabord a mr icaines (Blum er), puis fran aises, des sondages. Or, lessondages sont ns des straw votes. Ceux-ci ont dabord t imagins, nousdisent les historiens, pour ren flouer les caisses des par tis, seuls tant adm is la consultation les partisans prts payer leur cot. Mais ils se sont surtoutimposs parce que, permettant de relever les opinions des citoyens entre leslections, ils const ituent un e qua si-institu tion conform e a ux pr incipes de basede la dm ocra tie. Non seulement les critiques m odern es des sondages ne fontque reproduire les arguments du Dr. Bnassis, mais surtout ils commettentla mme erreur fondamentale que les pourfendeurs du suffrage universel qui

  • 8/8/2019 BOUDON Relativisme

    10/23

    A c a d m i e d e s S c ie n c e s m o r a le s e t p o l i t iq u e s - h t t p :/ / w w w . as m p . f r

    10

    prolifrent au XIXe et pendant la premire moiti du XXe sicle : ne pasdistinguer entre rationalit instrumentale (consquentialiste) et rationalitaxiologique (non consquentialiste) . Plus perspicace, un Bisma rck savait fairela dist inction : vox popu li, vox Rind vieh , dclar ait -il dan s une par odie dungot dout eux du vox populi , vox Dei , tout en r econn aissan t en m me tem ps

    le car actre irr versible du su ffrage un iversel.

    Ce quil importe donc surtout de souligner, cest que la proposition lesuffrage universel est une bonne chose , lune des croyances collectivesdsormais les mieux tablies et les plus irrversibles et que je prends ici titre dexemple pour cette raison mme ne relve pas de la rationalitinstrumentale. Ce nest pas parce que cela entranerait de bonnesconsquen ces que lon dnombr e lavis des citoyens, sa ns ten ir compte de leurdegr de comptence ou dintrt sur tel sujet en dbat, mais parce que celaest conforme a u p r incipe de lgale dignit de cha cun .

    La distinction entre rationalit instrumentale et rationalit axiologiquepeut tre illustre par bien des manifestations de la morale ordinaire. Leplagiaire provoque un sentiment de dgot, non par les dommages quilcau se, mais pa rce quil se pare des plu mes du paon. Limposteu r qui ru ssit faire pa sser pour scientifiques des tr avau x qui ne le sont pas suscite le mprispa rce quil viole les prin cipes su r lesquels r epose la vie scient ifique, et n on lacrainte, les consquen ces de ses mfaits ta nt souvent fort limites.

    De mme, on nadmet pas que deux personnes remplissant exactement la

    mme fonction dans une mme entreprise, ayant exactement la mmeanciennet, etc. soient payes diffremment, car la rtribution est nonseulement la rmunration dune contribution, mais sa constatation et sareconnaissance. Celui qui recevrait moins que son voisin en dduirait doncque sa contribution na simplement pas t constate, et quil y a l uneinjustice insu pport able. Il admet tr a en r evanche que son voisin, qui occupe lamme fonction, soit mieux pay sil a plus danciennet, car il est normal quelajust ement cont ribut ion-rtr ibution sopre da ns le tem ps. Il admet tr a a ussila possibilit dincommensurabilits ventuelles entre les contributions desuns et des autres, de zones dopacit dans leur apprciation et decontingences rendant lajustement contribution-rtribution difficile. Mais,dans les situations o aucune de ces complications ninterviendrait, il exigeranormalement lgalit entre contribution et rtribution. Car ce principe estconst itut if, u n niveau t rs gnr al, de tout chan ge social. Rciproquem ent ,lchange social est vid de tout sens, ds lors que ce principe est viol dansles situa tions o il est a pplicable.

    Les exemples pr cdents sont empr un ts la vie cour an te. La vie politiqueen suggre dautres. La pression exerce sur lAfrique du Sud par les

  • 8/8/2019 BOUDON Relativisme

    11/23

    A c a d m i e d e s S c ie n c e s m o r a le s e t p o l i t iq u e s - h t t p :/ / w w w . as m p . f r

    11

    dmocrat ies occiden ta les pour que ce pays met te fin lapartheidtait ex an tediscutable dun point de vue consquentialiste : la transition risquait dtredouloureuse ; et force est de constater que les taux de criminalit des villessud africaines explosent la suite de labolition de lapartheid. Mais peu degens admettraient que cette pression tait illgitime, car elle tait lgitime

    dun point de vue axiologique : en effet, les bnfices de la dmocratie nepeuvent sans contradiction tre rservs une catgorie particulire decitoyens ; par leur essence mme, les droits fondamentaux sappliquent tous. Ici, la rationalit axiologique simpose de faon telle quil apparatfacilement incongr u d voquer le point de vue consquen tia liste.

    T h o r i e n o n c o n s q u e n t i a l is t e d e s v a le u r s

    Je crois donc, linstar des auteurs qui ont propos des thoriesnaturalistes et rationalistes des sentiments moraux que ceux-ci et

    gnralement les sentiments axiologiques savoir les sentiments qui setraduisent par des jugements de valeur et qui accompagnentindissociablement ces derniers ont un fondement objectif, mais je pensequon peut aller beaucoup plus loin en dveloppant les intuitions de lasociologie classique.

    Le dsencha nt ement du m onde a certes en gendr u n polyth isme desvaleurs , nous dit Max Weber, mais en proposant la notion de rationalitaxiologique , en dcrivan t le processu s de rat iona lisat ion qui pr side lavie morale, il suggre en mme temps que ledit dsenchantement na en

    aucune faon ni radiqu les valeurs, ni fait des valeurs le produit de lar bitr air e cultu rel . Le mot mm e de rat iona lit quil emploie da ns cesexpressions ainsi que nombre de ses dveloppements indique que lesvaleurs ont pour lui un fondem ent r at ionn el.

    On peut lire le mme message, de faon plus indirecte, chez Tocqueville. Ilenregistre la mort de ce quil appelle les croyances dogmatiques ,cest--dire les croyances religieuses partages. Leur ruine est grosse dunelourde menace : la tyrannie de lopinion ; elle apporte de leau au moulin durelativisme. Mais le fait que lon puisse parler de la tyrannie de lopinion rvle que lindividu a la capa cit de se dist an cier d u conformism e social et de

    juger lopinion partir dun point de vue extrieur elle. Adam Smith avaitdit la mme chose dans son langage : chaque homme est soumis sespassions et ses intrt s, mais il y a au ssi en lui un specta teu r impa rt ial 8.Selon Durkheim, cest cette dualit mme quexprime symboliquement lanotion d me 9. Elle exprime une ralit si vidente quil nest pas dereligion qu i ne lint rodu ise, sous u n vocable ou un au tr e.

    8 Boudon R. (1999c).9 Boudon R. (1999b).

  • 8/8/2019 BOUDON Relativisme

    12/23

    A c a d m i e d e s S c ie n c e s m o r a le s e t p o l i t iq u e s - h t t p :/ / w w w . as m p . f r

    12

    En tout cas, on observe chez Tocqueville, comm e chez Weber ou Du rk heim ,un clair refus de lide selon laquelle lrosion des croyances dogmatiques ent ra nera it u ne dissolut ion de toute vrit axiologique.

    Il importe dinsister sur loriginalit de cette position par rapport lidereue qui veut que les valeurs ne pu issent sappu yer que su r des croyan cesdogmatiques . Dans La Chrtient ou l'Europe, Novalis regrettait dj quenous ne vivions plus dans lre belle et heureuse o lEurope tait unie parun e croyance un iversellemen t pa rt age . August e Comt e par ta geait la mm einquitude. Si Dieu nexiste pas, tout est permis , fait dire Dostoevski Aliocha Karamazov10. Si lon abandonne la foi chrtienne, on se retire ledroit la morale chrtienne () La morale chrtienne est uncommandement ; son origine est transcendante ; elle est au-del de toutecritique, de tout droit la critique ; elle na de vrit que dans le cas o Dieu

    est la vrit () , cr it N ietzsche11.

    Sous couleur de se poster lavant-garde de la pense, les nietzschens etautres postmodernistes ne font en fait quentonner la mme antienne.Sans cder aucun patriotisme sociologique, on peut avancer que lepostmodernisme apparat ainsi comme franchement rgressif par rapport,sinon aux productions de la sociologie contemporaine qui lgitiment le relativisme , du moins celles qui restent fidles la tradition classique,laquelle, dAdam Smith Tocqueville, Weber, Simmel, Durkheim, Parsons etdautres, a affirm la fois lrosion des croyances dogmatiques et le fait

    quelle ne condam na it nu llement a u relativism e en m atire de valeurs .L e c a r a c t r e c i r c u l a i r e d e l a c o n n a i s s a n c e

    Lon peut aisment comprendre que Novalis et les autres endossent larelation dimplication pas de croyances dogmatiques, pas dobjectivit desvaleurs . Sil existe des croyances dogmatiques , en dautres termes desvrits absolues, elles peuvent servir de fondement aux prceptes moraux.Mais, en labsence de croyances dogmatiques , sur quelle base les valeurspeuvent-elles reposer ?

    En ralit, les croyances dogmatiques ne reprsentent quune dessolutions possibles a u problme du fondem ent des sent iment s m ora ux et londispose en fait de trois solutions thoriques : celle des croyances

    10 Norberto Bobbio propose dinverser la proposition. P ensa nt peut-tre au x intgristes religieux de t outbord, il dclar e : Cest si Dieu exist e que tout est perm is ,Die Zeit, 29 dcembre 1999.11 Nietzsche (1969, p.993) : Wenn man den christlichen Glauben aufgibt, zieht man sich damit dasRecht zur christlichen Moral unter den Fssen weg.(...) Die christliche Moral ist ein Befehl; ihrUrsprung ist transzendent; sie ist jenseits aller Kritik, alles Recht auf Kritik; sie hat nur Wahrheit,falls Gott die Wa hr heit ist (...) .

  • 8/8/2019 BOUDON Relativisme

    13/23

    A c a d m i e d e s S c ie n c e s m o r a le s e t p o l i t iq u e s - h t t p :/ / w w w . as m p . f r

    13

    dogma tiques au sens de Tocqueville, celle de la raison , et celle de lintuition .Cest la dern ire que r ecour ent par exemple J . Wilson et M. Ruse, lorsqu e,se fondant sur la sociobiologie, ils veulent que les sentiments moraux soientinscrits dans la nature humaine et nous soient donns sur le mode delvidence. Cest celle quavait emprunte, en se fondant plutt sur la

    phnomn ologie, Max Scheler (1955)12.

    Mais le problme du fondement des croyances collectives se pose en destermes identiques sagissant des vrits scientifiques. Toute propositionscientifique dcoule dune thorie et toute thorie est fonde sur desprincipes. Or, de trois choses lune, ou bien lon dduit ces principes dautresprincipes quil faut alors dmontrer et lon sengage ainsi dans une rgression linfini ; ou bien lon sarrte des principes quon considre commeintuitivement et absolument vrais ; ou bien lon taie de faon circulaire lesprincipes en question par leurs consquences 13. Cest ce quon a appel le

    tr ilemm e de Mn chh au sen , en souvenir de ce baron lgendair e qui ru ssit se sortir dun tang dans lequel il tait tomb par mgarde en se soulevantpar sa pr opre chevelur e.

    Comme on ladmettra facilement, ce trilemme na jamais empch lascience de produire des certitudes. Pourquoi ? Parce que la connaissance estcirculaire, ainsi que la bien vu Simmel (1984). Dans le domaine scientifique,ce sont effectivement les consquences qui confirment ou au contrairefragilisent les principes et les principes qui permettent de fonder lesconsquences.

    En insistant sur lide que la connaissance scientifique rsulte dun jeuent re conjectu res et rfuta tions, Popper a soulign, lui aussi, que la cert itudeest fonde sur des raisons perues comme solides bien que circulaires (ausens ci-dessu s). Le prin cipe selon lequel il ny a pa s de mouvem ent san s causeet pas darrt du mouvement sans cause le principe dinertie nest pasdmontr able. Mais en ladoptan t, on engendr e des th ories qui expliquent defaon satisfaisante une multitude dobservations. Il fonde notreinterprtation de ces observations, et les observations en question consolidentnotre foi dans ledit principe. Il y a donc bien circularit . En mme temps,on a justement limpression que le principe dinertie est objectivementvalide.Il lest en effet au sens o, en le niant, on aboutit des difficultsinsurmontables. Ainsi, la physique prnewtonienne stait engage dans desapories parce quelle navait pas compris quil fallait admettre que toutpassage, non seulement du repos a u mouvement, mais aussi du mouvementau repos exige une cause qui le provoque. Cest pourquoi elle recherchavainement la cause qui fait que les flches continuent de se mouvoir aprs

    12 Voir R. Boudon (1999d).13 Cest ce que H . Albert (1975) app elle le tr ilemme de Mn chha use n . Voir R. Boudon (1999a).

  • 8/8/2019 BOUDON Relativisme

    14/23

    A c a d m i e d e s S c ie n c e s m o r a le s e t p o l i t iq u e s - h t t p :/ / w w w . as m p . f r

    14

    avoir quit t lar c, alors qu e le principe diner tie indique que ce mouvement estsans cause. Le principe dont par ta it la ph ysique a ncienn e ( tout m ouvementa une cause ) tait juste, mais tronqu, la conduisant des difficultsinsurmontables.

    En un mot, sagissant du descriptif, labsence de principes premiersabsolument valides ninterdit en aucune faon lobjectivit, au sens que jedonne ici cett e notion.

    Si lon accepte de transposer cette ide au domaine du prescriptif, auxthories morales, si gnralement on y voit le mcanisme fondamental desphnomnes dapprciation, on en tire la consquence que labsence deprincipes pr emiers r vls ou d e principes a uxquels lintu ition donn era it u nevaleur absolue n implique en au cun e faon le rela tivisme. Cest ce qu ont bienvu, je lai dit, tous les sociologues classiques, dAdam Smith Tocqueville,

    Simmel, Durk heim ou Max Weber14.

    Bien sr, il ne sagit pas pour moi daffirmer que le prescriptif et ledescriptif ne se distinguent pas. Mais propositions axiologiques cest--dire, jugement s de valeur , et pr opositions descriptives se ressemblent surun point essen tiel : leur validit est la mesu re de la solidit des ra isons qu iles fondent ; elle nest pas disqualifie par le fait que toute thorie,prescriptive ou descriptive, soit fonde sur des principes qui sont, par la forcedes choses, poss et non dmontr s. On ne peut pas davant age dmontrer lavalidit du principe ultime qui inspire la science (dcrire le rel tel quil est)

    que du principe ultime qui fonde la morale (dvelopper des institutions,favoriser des com portem ents com patibles avec la dign it de lhom m e ). quoi ilfaut ajouter que ces deux principes sont aussi vagues lun que lautre. MaisDurkheim a fourni la bonne rponse cette autre objection favorite desrelativistes, lorsquil fait observer avec profondeur que les ralits complexessont n orm alement saisies, dan s un pr emier tem ps du moins, par des conceptset des a ssert ions vagu es, et le plus souvent exprimes de ma nire indirecte, laide de symboles, dan alogies et de m ta phores .

    J e peux ma inten an t pr ciser ce que jappelle objectivit. Cette n otion d onn efacilement limpression de concevoir la connaissance et les valeurs comme

    14 Weber voit bien que des principes que nous tenons pour essentiels sont indmontrables : rien nedmontre quil soit intressant de chercher dcrire le rel tel quil est ou de respecter la dignitdautrui. Mais ces principes poss, ils ont t slectionns sous laction dun processus de rationalisation diffuse . Ressassant les lectures aussi indfendables que striles quen proposrentLeo Strauss ou Carl Schmitt, certains commentateurs modernes de Weber en font un relativiste banal.L o Weber nonce sur les valeurs des pr opositions de bon sen s (on n e peut dmontrerquil soit bon d edcrire le rel tel quil est ou de respecter la dignit de lhomme ; le progrs scientifique peut avoir desconsquences m orales fcheuses ; la laideur et le m al ont inspir des chefs duvre ar tistiques, etc.), L.Strauss lui fait profrer des absurdits : une collection de timbres-poste aurait aux yeux de Weberau tan t de valeur quun e thorie scientifique puissant e.

  • 8/8/2019 BOUDON Relativisme

    15/23

    A c a d m i e d e s S c ie n c e s m o r a le s e t p o l i t iq u e s - h t t p :/ / w w w . as m p . f r

    15

    une description des objets et des valeurs tels quils sont, et ainsi, demconnatre la thorie moderne de la connaissance et des valeurs, laquelleaurait dmontr que, toute connaissance et toute valeur tant construction , il ne saurait dsormais plus tre question dobjectivit. Lanotion dobjectivit voque en effet facilement la mtaphore de la

    connaissance comme miroir de la nature . Mais on nest pas condamn pouser cette conception nave de lobjectivit. Dans le domaine scientifique,on peut dire quune proposition ou une thorie sont objectivementvalides dslors que, tant la consquence dune chane argumentative solide, ellessimposent potentiellement tous. Cest le cas du principe dinertie ou de lathorie cartsienne de la rfraction. Ces thories ne sont pas des imagesfidles don ne sait quelle ralit invisible, mais des systmes dargumentsque, dans ltat de notre savoir, nous sommes habilits tenir pourirrcusables15. De mme, bien des propositions ou des thories juridiques ouaxiologiques peuvent sans ambigut tre qualifies en ce sens

    d objectives .

    L h i s to r i c i t de s va leu r s

    Une objection est souvent oppose cette thorie, la fois rationaliste etnon consquentia liste de la valorisation que je propose ici, en mappuyant surla sociologie classique. Tel anthropologue, sociologue, historien ou philosopheobjecter ait en effet que, si lon saccorde a ujourd hu i considrer pa r exempleque la dmocratie est le meilleur rgime politique, il nen a pas toujours tainsi, que ce jugement est rcent et propre surtout au monde occidental, que

    tout le monde ne pense pas que la dmocratie soit une bonne chose et quendautres temps dautres rgimes taient trs gnralement tenus pour bons.Je nen disconviens pas. Cest mme une vidence que la dmocratie au sensmoderne n a t dcouvert e que ta rdivement dan s lhistoire h um aine.

    Mais cela prouve, non que la dmocratie ne soit pas objectivement plusproche de la notion de bon gouvern ement que les aut res, ma is seulemen t que,ta nt que ce type de rgime nexistait pas , on pouva it nen a voir aucun e notion.Ainsi, lhistorien anglais Trevelyan (1993) souligne que le principe de lasparation des pouvoirs sest install en Angleterre sous leffet decontingences historiques, en loccurrence le conflit entre Ttes rondes etCavaliers, loccasion duquel la rfrence la com m on law et le principe ducontrle de lexcutif par le lgislatif se sont imposs. Auparavant, laconcurr ence entr e les pouvoirs t ait considre a u cont ra ire comm e un rgimeanormal et dangereux. De mme, les hasards de lmigration aux tats-Unisont pr odu it au dbu t de lhist oire de lUn ion a mr icain e un e svre opposition

    15 Le philosophe Richard Rorty sest taill un certain succs en rompant des lances contre cetteconception nave de lobjectivit et en concluant abusivement de cette polmique au caractreindpassa ble du relativisme.

  • 8/8/2019 BOUDON Relativisme

    16/23

    A c a d m i e d e s S c ie n c e s m o r a le s e t p o l i t iq u e s - h t t p :/ / w w w . as m p . f r

    16

    entre deux tats, le Massachusetts et Rhode-Island ; cest cet affrontementqui, par des chemins de t ra verse, a impos aux ta ts-Unis la libert dopinioncomm e un principe essent iel.

    Limportance de cette innovation institutionnelle que reprsente

    lorganisation de la concurrence entre les pouvoirs a bien sr t galementperue lextrieur de lAngleterre. Elle est plus clairement perceptible aprsMontesquieu quavant. Mais Montesquieu lui-mme naurait sans doute pasthoris le principe de la sparation des pouvoirs ou, comme il dit plutt, dela coordination des puissances avec la mme conviction sil navait dj tappliqu en Angleterre. Aupar avant , le sens comm un admett ait a u contr airecomme une vidence la proposition thorise par Bodin selon laquelle lepouvoir politique ne saurait tre efficace que sil est concentr. De mme,limportance des nouveaux corps intermdiaires , la magistrature ou lapresse, apparat mieux aprs Tocqueville. Mais Tocqueville naurait pas

    insist sur leur importance sil navait pu observer leurs effets.

    Il y a donc des innovations dans le domaine du prescriptif comme danscelui du descriptif. La thorie selon laquelle la sparation des pouvoirs estune bonne chose nest pas plus intuitive que la thorie de la conservationde lnergie. Avant sa mise en application et sa diffusion, elle se heurta desobjections que lon a peine comprendre aujourdhui. De la mme faon, onne peut plus croire aujourdhui que la terre est plate. Pourtant, en dautrestem ps, les noncs la t err e est r onde et la ter re est plate pouvaient tr etr aits comm e au ssi plausibles lun que lau tr e. Cela n e dmontr e pas que la

    vrit sur la forme de la terre soit historique, et que lon ne puisse parlerdune forme objective de la terre. Ce qui est historique en lespce, cest ladcouverte de la vrit, non la vrit elle-mme : lhistoire ne lgitime pasplus lhistoricisme que la sociologie ne justifie le sociologisme. Le fait que lesmathmatiques aient une histoire ne tmoigne pas contre la validit desvrits mathmatiques. Le fait que la morale ait une histoire nest pasdavantage la preuve que les valeurs morales soient dpourvues dobjectivit.

    Lexemple de la sparation des pouvoirs est typique des processusdinst allat ion des valeur s. Bien souvent , linn ovat ion axiologique est doriginecontingente. Le conflit entre Cavaliers et Ttes rondes aurait bien pu ne pasavoir lieu. Mais une fois le systme de sparation des pouvoirs essay, on areconnu que, en institutionnalisant les conflits politiques, il diminue leschances de leur voir prendre un tour violent. Il permet des intrtsdivergents de sexprimer et de se faire valoir. Il rationalise les processusde dcision collective en les soumettant des dbats contradictoires. Cestpourquoi, pour parler le langage des volutionnistes, la mutation quereprsent e la spar at ion des pouvoirs a t slectionne .

  • 8/8/2019 BOUDON Relativisme

    17/23

    A c a d m i e d e s S c ie n c e s m o r a le s e t p o l i t iq u e s - h t t p :/ / w w w . as m p . f r

    17

    Cet exemple classique illustr e le jeu m aint es fois soulign pa r Weber en tr e forces historiques et rationalisation . Ce jeu entrane que lesirrversibilits de principe ne sont jamais dfinitivement acquises dans lesfaits : une dmocratie peut se corrompre ; certaines dmocraties sont desmonarchies, voire des tyrannies, dguises. Mais le processus de

    rationalisation dont parle Weber et quillustre linstallation de la croyanceen la valeur de la sparation des pouvoirs entrane une irrversibilit desvaleurs. La dmocratie peut tre branle ou corrompue ; restera lide queses principes sont une bonne chose. Cette ide, elle, est irrversible. Cestpourquoi les parlementaires qui, en 1940, ont consenti en France ladestruction de la dmocratie font lobjet dune condamnation gnrale, mmesil est possible de comprendr e les ra isons qu i les poussr ent .

    Une institution, une ide peuvent en effet sinscrire irrversiblementcomme bonnes dans la conscience publique, tandis que leur installation

    est rendue difficile par le jeu des contingences et des intrts. Ainsi, enFrance, dans le mme temps o personne ne remet en doute le principe delindpendance de la justice, on rencle le mettre en uvre et lon agitelpouvantail du gouvernement des juges . La constitution de la VeRpublique a prfr dailleurs parler d autorit plutt que de pouvoir

    judiciaire. La classe politique a en fait du mal admettre lide quunpouvoir non concentr puisse tre viable. Mais lide que la sparation despouvoirs est une bonne chose , et quelle est inconciliable avec le fait quelexcutif puisse avoir barre sur la carrire des membres du judiciaire,impr gne les consciences.

    Deux rema rqu es permet tr ont dviter un ma lentendu possible. Bien que les jugements de valeur qui simposent soient fonds sur des raisons fortes, ilnest pas question de prtendre quil existe une vrit axiologique sur tous lessujets, car , dan s le cas du norma tif comm e du positif, il est des situa tions odes systmes concurrents de raisons aboutissent des conclusionsdivergentes entre lesquelles il est impossible de trancher. Dautre part, lemme problme peut avoir plusieurs solutions. On peut concevoir un avion,mme dvolu une fonction dtermine, de plusieurs faons. De mme,larticulation entre lexcutif et le judiciaire peut tre assure selon diffrentsmodles ent re lesqu els il est difficile de choisir, ma is qui sont tous fonds su rdes raisons fortes. Ainsi, le parquet peut tre compos de fonctionnaires,comme en Allemagne, censs avoir seulement la capacit de prendre desdcisions de caractre administratif ou de magistrats comme en France,censs a voir la capa cit de pr endr e des dcisions de cara ctr e juridictionnel.Les deux m odles comporten t des a vant ages et des inconvnients. Aussi est-ildifficile de dterminer si lun est prfrable lautre. Il y a donc touteschances que cette diversit persiste, mme si lunit de la Communauteur openne se r enforce.

  • 8/8/2019 BOUDON Relativisme

    18/23

    A c a d m i e d e s S c ie n c e s m o r a le s e t p o l i t iq u e s - h t t p :/ / w w w . as m p . f r

    18

    E x e m p l e s d i r r v e r s i b i li t s a x i ol og i q u e s d a n s l e s s o c i t s

    c o n t e m p o r a i n e s

    Il nest pas difficile de vrifier que le jeu entre forces historiques et

    irrversibilits mentales que jvoquais il y a un instant est bien luvredans nos socits contemporaines. Le cas de la peine de mort est iciexemplaire ; des forces historiques font quelle a t rtablie l o elle avaitt abolie, comme aux tats-Unis. Mais, depuis quon a dmontr quellenavait a ucune valeur dissuasive, elle tend tr e perue comm e une ba rba rie.

    De manire plus gnrale, la tendance dj dcele par Durkheim lorsque,dans La division du travail social, il note que, sur la longue priode, le droitcivil tend stendre aux dpens du droit pnal, apparat comme confirmepar le fait qu e les socits cont emporaines cherchent const am men t laborer

    des mcanismes de contrle social qui respectent mieux la fois le principede la justice rtributive et le principe de la dignit de lindividu. Ledveloppem ent des peines de subst itu tion illus tr e ce phn omn e.

    Du ct de la morale, on observe une volution du mme type : auxrigueurs dantan, tend se substituer une morale visant exclusivement respecter la libert de chacun tout en conciliant ladite libert avec lesncessits de la coexistence entre les hommes. Lon tend en dautres termesvers une morale fonde sur un interdit unique : ne pas faire ce qui nuit autrui ; ne pas blesser la dignit de lautre ; reconnatre lgale valeur de

    tous. Les convulsions de la fin des annes 60 reprsentent une tape danscette volution morale, linstar de celles qui, comme cela a t not parDurkheim et par Weber, conduisirent lapparition du protestantisme. Si onny lit pas un processus de rationalisation de la vie morale, on necomprend pa s quelles se soient dclenches, de faon qua si-simu lta ne, en u nnombr e considra ble de foyers.

    Lvolution de notre sensibilit par rapport la guerre et gnralementaux relations internationales tmoigne aussi du jeu entre forceshistoriques et rationalisation . Nagure encore, la guerre tait considrecomme un phnomne normal ; on considrait comme normal que lesrelations internationales revtent un caractre hobbesien. Aujourdhui, elleest tenue pour pathologique ; on affiche lide de la solidaritinternationale ; on inaugure un nouveau droit, le droit dingrence . Desinstitutions judiciaires internationales sinstallent. Mme si les motsrecouvrent une ralit souvent bien dcevante, ils traduisent deschan gemen ts irr versibles de n otre sensibilit collective.

  • 8/8/2019 BOUDON Relativisme

    19/23

    A c a d m i e d e s S c ie n c e s m o r a le s e t p o l i t iq u e s - h t t p :/ / w w w . as m p . f r

    19

    Toutes ces volutions correspondent des irrversibilits mentales. Je nevois pas comment le sociologue pourrait en rendre compte sans y voir unpr ocessu s de rat iona lisation , pour par ler comm e Weber.

    Cet exemple attire lattention sur un autre point important : on a

    lhabitude de prsenter l thique de conviction et l thique deresponsabilit comme les deux termes dun choix en lui-mme irrationnel(non fond) et toujours ouvert. En fait, si les deux termes traduisent parfoisdes options galement lgitimes, il ne sagit l que dun cas particulier. Dansdautres cas, lune des deux dimensions domine lautre, tmoignant delexistence dune rationalit englobante. Les progrs de la mdecine, enrduisant la mortalit infantile, ont puissamment contribu la misre dutiers-monde et au renforcement des ingalits entre Nord et le Sud de laplant e : la baisse de la na ta lit n accompa gnan t ce pr ogrs qu avec reta rd, ilen rsulte une croissance dmographique qui alimente le cercle vicieux de la

    pauvret. Qui nierait cependant que cette rduction de la mortalit infantile,ngative dun point de vue consquentialiste, ne doive tre tenue pour unprogrs ? Autre exemple : les historiens ont montr que, avant labolition delesclavage, les esclaves des plan ta tions du Sud des ta ts-Unis vivaient pluttmieux que les Noirs libres du Nord. Qui dout era it pourt an t du fait quil ta itprfrable dabolir lesclavage, en dpit des consquences ngatives delabolition ?

    R e s p e c t d e l a d i v e r s i t c u l t u r e l le , o u i ; t r i b a l is m e e t r e l a t i v is m e , n o n

    Tocqueville voque la jubilation manifeste par Madame de Svign auspectacle dune excution capitale et il en tirait juste titre la preuve quenotre sensibilit morale avait chang (Tocqueville, 1986b, 540-542). Cechangement nest pas dpourvu de causes. Il provient de ces innovationsporteuses dirrversibilits que je viens dvoquer. Elles provoquent desrestructurations analogues celles que produisent certaines dcouvertesscientifiques (lhliocentrisme, la thorie de lvolution, par exemple) oucertaines uvres artistiques majeures (luvre de Beethoven,limpressionnisme, par exemple). partir du moment o lexprience avaitmontr que le suffra ge universel ne produisait pa s ncessairement le cha os, ildevint dfinitivement plus difficile darguer en faveur des rgimes qui sendispensent et de ne pas prouver pour eux une sorte de dgot. Les rgimestotalitaires eux-mmes se croient tenus de procder des parodiesdlections. Labolition de la quest ion au sen s de lancien rgime cest --dire de la torture visant obtenir des aveux nayant pas paralys larecherche de la preuve judiciaire, il devint difficile, sinon dy revenir, dumoins de la ressen tir comm e accepta ble. Les accident s de lhist oire firen t sa nsdoute apparatre des rgimes qui la rinventrent et la perfectionnrent.Mais cette pratique fut unanimement perue comme le signe quils

  • 8/8/2019 BOUDON Relativisme

    20/23

    A c a d m i e d e s S c ie n c e s m o r a le s e t p o l i t iq u e s - h t t p :/ / w w w . as m p . f r

    20

    reprsentaient le mal. La guerre est aujourdhui perue comme anormale (cequi ne suffit naturellement pas faire quelle soit carte, ni mme que lonlve le petit doigt pour lviter)16. De mm e, on n e peut r evenir la th orie dumouvement dAristote ou lide que, comm e le croyaient les Grecs, nombr eset grandeurs constituent des sphres distinctes. Ces ides eurent leur sens

    leur poque ; elles taient fondes sur des raisons solides. Ce nest plus le casma intena nt . Mais qui tirera it du fait que la science a u ne h istoire, i.e. du faitquon ne peut arriver tout de suite au vrai sur tous les sujets, lide quelobjectivit est un leur re ?

    Si la th orie rationaliste des valeurs (thorie quon peut encore qualifier decognitiviste ou de judicatoire) que jesquisse ici peut par at re choqua nt e, cestdabord parce quon a lhabitude de penser que jugements de valeur et

    jugements de fait peuvent tre reprsents par deux sphres disjointes. Onne sau ra it t irer limpr at if de lindicatif, le devoir-tr e de ltr e. De cela est

    , on ne saurait dduire cela est bien . Il est vrai quon ne peut tirer uneconclusion limpratif dun raisonnement dont les prmisses sont toutes lindicatif. Mais, comme on ne voit pas pourquoi les raisons fondant uneconclusion normative devraient tre toutes limpratif, il est sophistiqueden conclure quon ne saurait tirer le devoir-tre de ltre. Le dsencha nt emen t a en core la rgi le gouffre ent re ltr e et le devoir-tr e, dumoins au x yeux de ceux qui ne conoivent pas que la certitu de puisse n e pasreposer sur des principes absolus. Et les effets pervers analyss parTocqueville et que jvoquais plus haut ont renforc les effets dudsenchantement et fait du relativisme un horizon indpassable . Chaque

    culture aurait ses valeurs. Les cultures seraient incommensurables. Lesvaleurs relveraient de larbitraire culturel . Ne voit-on pas dailleurs quelidentit personnelle ne peut se faonner que dans un contexte culturelsingulier ? Sans aucun doute. Mais cela signifie-t-il que la catgorie deluniversel doive tre traite comme relevant de lillusion et de l hypocrisie 17, quelle soit rduite la portion congrue, et quon doive nier son rleessentiel dans la const itut ion de n otr e identit ?

    Le sociologue se doit dobjecter que ce relativisme est contradictoire avec cequil observe, au sens o il nest pas partag par les sujets sociaux eux-mmes. Ils ne vivent les valeurs ni comme des illusions, ni comme desconvictions pu rem ent personnelles ou propr es leu r cult ur e . Il est difficilede ne pas porter un jugement ngatif sur lexcision ou sur la vendetta. Quoiquen dise lun de nos sociologues mdiatiques, qui assure ne pas voirpourquoi il faudrait condamner la polygamie, ne *porte-t-elle pas atteinte

    16 Si ridicules, hypocrites et contradictoires que soient des expressions comme guerre propre ou frappe chirurgicale , ces donnes linguistiques sont de prcieux indicateurs pour le sociologue : ellestmoignent de la diffusion du sen timent dan ormalit soulev par la guerr e.17 Comme le veut P. Bourdieu, croisant u n Nietzsche et un Marx rdu its leur plus s imple expression.

  • 8/8/2019 BOUDON Relativisme

    21/23

    A c a d m i e d e s S c ie n c e s m o r a le s e t p o l i t iq u e s - h t t p :/ / w w w . as m p . f r

    21

    *la dignit de la femme, mme si lhistorien, le sociologue ou lanthropologuesont en mesure dexpliquer pourquoi cette institution est apparue dans telcont exte pa rce quelle y tait fonctionnelle ? (On a ici un au tr e exemple dela ncessaire distinction entre rationalit instrumentale et rationalit noninstrumentale). Quant aux communauts , elles sont moins

    incommensurables quon ne le dit : une communaut scientifique est tout demme plus respectable quun gang, mme si ce dernier est fortement intgret se rvle capable de scrt er u n rigour eux code dhonneu r. E n un mot : lesrelativistes et leurs cousins communautaristes et culturalistes sontcondamns choisir entre linconsistance et lincapacit de penser lesirrversibilits historiques quon observe facilement en matire de sensibilitmora le, ainsi qu e les distinctions au xquelles souscrit le sen s comm un .

    Do provient ce sentiment de contrainte , si bien repr parDurkheim, qui accompagne les jugements de valeur, auquel les

    postm odern istes et les comm un au ta riens eux-mm es par aissent ne pa spouvoir chapper ? De ce quil y a en chaque homme une dualit, reconnuepar toute la sociologie classique et avant elle par la philosophie, par AdamSmith, Durkheim, Tocqueville ou Weber tout autant que par Leibniz ouKant : chaque sujet social est la fois un acteur partial obissant sespassions et ses intrts, et gnralement toutes sortes de biais , et un spectateur impartial . Individus et valeurs sont bien enkysts( embedded ) dans des systmes culturels singuliers. Mais, nous ont encoreappris Durkheim, Tocqueville et Weber, il ne faut pas confondre larbitrairedu signe et la ralitdu signifi : les mmes principes et les mmes valeurs

    peuven t sexprim er pa r des sym boles var iables selon les cultu res . Ainsi, ladualit en question, en raison de sa complexit, est naturellement exprimede ma nire symbolique et pa r suite pr opre cha que cultu re . Il nen r sultepas quelle ne soit pas relle. Mais il est vrai que la lecture au premierdegr des symboles culturels est un phnomne normal, qui sest rvlresponsable de bien des conflits. Tocqueville dclare que la mtempsycose etlimm or ta lit de lm e sont deux expressions symboliques d un e mm e ra lit.Il est clair que cette interprtation est impuissante carter les lectures auprem ier degr des deux doctr ines.

    Mais il y a plus : les exigences et les principes auxquels souscrit le spectat eur impa rt ial se dveloppen t da ns le tem ps sous leffet de pr ocessu sde slection qui sont lorigine des irrversibilits que nous observons enmatire axiologique et qui expliquent que lanthropologue et lecommunautarien eux-mmes ne peuvent prouver que rpulsion par exemple lgard de la purification ethnique ou de lesclavagisme.

    Comme la dit Simmel, la catgorie de luniversel fut invente par Socrate,mais trop tt, ce qui lui valu dtre condamn mort. Lide tait si forte

  • 8/8/2019 BOUDON Relativisme

    22/23

    A c a d m i e d e s S c ie n c e s m o r a le s e t p o l i t iq u e s - h t t p :/ / w w w . as m p . f r

    22

    cependant quelle simposa irrversiblement, tout en tant sans cessebrutalement contrecarre par toutes sortes de forces historiques . Cestpa rce que cette ide compose auss i notre ident it que n ous ne pouvons pasrester neutres lgard de pratiques caractristiques dautres comm un au ts , ma is au ssi bien de celle laquelle nous a ppar tenons.

    En fin, il fau dra it insister sur le fait qu e les membres des socits modernesappartiennent des communauts multiples dont les frontires concidentencore plus mal que celles des juridictions dancien rgime. Il sensuit quelimage vhicule par le communautarisme de lindividu pousant lesvaleurs de sa communaut ne sapplique gure qu des isolats socio-culturels, supposer quil en existe. Une volution comme celle de lacommunaut Hutterer (les Amish ) aux tats-Unis, une secte protestanteintgriste la nophobie pitt oresque, perm et den douter : ayant compr is quesa singularit culturelle tait un produit commercialisable, elle a construit

    sur son territoire des htels destins servir de points dobservation autouriste blas, en mal de curiosits ; ce faisant, elle sest intgre , contreses valeurs les plus fondamentales, une autre culture , aussi peusingu lire que possible : celle du mar ch.

    Le principe du respect de lindividu implique le respect de la diversitculturelle. Cette diversit rsulte de lhistoire ; elle drive du fait crucial queles valeurs sexpriment normalement de manire symbolique, et par lmobilisent des signes effectivement arbitraires . Le principe du respect delindividu implique donc bien labsence de toute discrimination, notamment

    cultu relle. Il nimplique en revan che n i un e th orie r elativiste des valeurs, n iun e conception tr ibaliste des socits18.

    Relativisme, formes extrmes du communautarisme et conceptiontribaliste des socits sont en fin de compte des exemples de ces thoriesutiles (car susceptibles de lgitimer des causes just es et par l dexercer u neinfluence sociale non ngligeable) mais fausses , dont Pareto a pertinemmentindiqu qu elles cons tit uen t le cur du phn omn e idologique.

    18 On peut rpondre positivement la question, pose par S. Mesure et A. Renaut (1999), de lacompatibilit entre libralisme et pluralit culturelle. Comme tout grand mouvement de pense, lelibralisme est une auberge espagnole. Mais ses multiples variantes contiennent deux principescommuns : le principe de confiance (principe du contrle social minimum) et le principe desubsidiarit . Or le premier implique non seulement la libert dopinion, mais aussi le respect delidentit culturelle, sous rserve que celle-ci ne soit pas porteuse de valeurs incompatibles avec ladignit de lindividu.

  • 8/8/2019 BOUDON Relativisme

    23/23

    A c a d m i e d e s S c ie n c e s m o r a le s e t p o l i t iq u e s - h t t p :/ / w w w . as m p . f r

    23

    R fre n c e s b ib l io g ra p h i q u e s

    - Alber t H ., 1975, Trak tat ber kritische Vernun ft, (1968), Tbingen, J . C. B. Mohr.- Boudon R . (1995), Le juste et le vrai. tudes sur lobjectivit des valeurs et de la

    connaissance, Paris, Fayard.- (1999a),Le sens d es valeurs, Pa ris, PU F, Qua drige .

    - (1999b), Les Formes lmentaires de la vie religieuse : une thorie toujoursvivant e ,Anne sociologique, 1999, 49, 1, p. 149-198

    - (1999c), Vox populi, vox dei . Le spectateur impartial et la thorie des opinions ,dans les actes du colloque Lexplication des normes sociales. Une comparaison despoints de vue sociologique, conomique et philosophique partir de leurs conceptscommuns : rationalit et cognition , Sorbonne, 14-16 octobre 1999, Travaux duGEMAS, n8.

    - (1999d), La th orie des valeurs de Max Scheler vue depuis la thorie des valeursde la sociologie class ique , comm un ication au colloque Ph nomn ologie,sociologie, et ph ilosophie des sciences sociales , Par is, Sorbonn e, 24-25 juin 1999,Travaux du GEMAS, n6.

    - Buchanan J . , Tullock G. (1965), The Calculus of Consent, Ann Arbor, University of

    Michigan Press.- Delige R. (1998), Vers un nouveau t ribalisme ? , dans Fer rol G. (d.), Intgration, lien social et citoyennet, Villeneuve dAscq, Presses Universitaires duSepten tr ion, p. 167-196.

    - Horton R. (1993), Lvy-Bruhl, Durkh eim and the scientific revolution , dansHort on R., Patterns of T hought, Cam bridge, Cambr idge University Pr ess.

    - J oa s H . (19 92),Die Kreativitt des Handelns, Fran cfort, Suhr kamp.- Ku r a n T. (1995), Private Truths, Public Lies. The social consequences of preference

    falsification, Cambridge, Mass., Harvard University Press.- Mesure S. e t Renaut A. (1999), Alter ego ; les paradoxes de lidentit dmocratique,

    Paris, Aubier.- Moulin L. (1953), Les origines religieuses des techn iques lectorales et

    dlibratives modernes , Revue internationale d'histoire politique etconstitutionnelle , avr il-juin, p. 106-148.

    - Nie tzsche F . (1969), Gtzendmmerung, Werke, Bd 2, Munich.- Oberschall A. (1994), Rgles, norm es, morale : mergence et sanction , LAnne

    sociologique, n 44, Argum ent at ion et S ciences Sociales , p. 357-384.- Popkin S. (1979), Th e Rational Peasant. Th e Political Econom y of Ru ral S ociety in

    Vietnam. Berkeley, University of California Pr ess.- Ruse M. (1993), Une dfense de lthiqu e volut ionn iste , dans Chan geux J.-P.

    (sous la dir.), Fondements naturels de lthique, Pa ris, Odile J acob, p. 35-64.- Schele r M. (1955), Le formalisme en thique et l'thique matriale des valeurs , Paris,

    Gallimar d, 6e d.- S immel G. (1984),Les problm es de la phi losoph ie de lhist oire (1892), Par is, PUF.- Tocqueville A. de (1986a), LAncien Rgime et la Rvolution (1857), dans

    Tocqueville. De la dmocratie en Amrique, Souvenirs, lAncien Rgime et laRvolution, Pa ris, Laffont.

    - Tocqueville A. de (1986b), De La dmocratie en Amrique (1835-1840), dansTocqueville. De la dmocratie en Amrique, Souvenirs, lAncien Rgime et laRvolution, Pa ris, Laffont.

    - Trevelyan G.M. (1993), Histoire sociale de lAngleterre, Introduction de J.-P.Poussou, Pa ris, Laffont.

    - Wilson J . Q. (1993), Th e Moral Sense, New York, Macmillan/The Fr ee Pr ess.