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SciencesHumaines.com Le Cercle Psy Editions Sciences Humaines Changer le travail S'identifier Créer son compte Newsletter Gratuite Rechercher OK Accueil Psychologie Sociologie-Anthropologie Éducation Philosophie Histoire-Géographie Politiques-Économie Communication-Organisations Tweeter 6 commentaires Vincent Troger (Profil auteur) L'oeuvre de Pierre Bourdieu. Sociologie, Bilan critique, Héritage. > L'oeuvre de Pierre Bourdieu. Sociologie, bilan critique, héritage Bourdieu et l'école : la démocratisation désenchantée Mis à jour le 02/11/2015 Je commande le magazine - 850 J'achète le dossier en ligne - 5 Article issu du numéro >> Consulter le sommaire N° Spécial N° 15 - février-mars 2012 L'oeuvre de Pierre Bourdieu. Sociologie, Bilan critique, Héritage. - 850 Je m'abonne (à partir de 6/ mois) >> Voir tous les articles du dossier L'oeuvre de Pierre Bourdieu. Sociologie, bilan critique, héritage Feuilletez un mensuel Feuilletez un Grands Dossiers L'analyse du rôle de l'école dans la reproduction des inégalités sociales a significativement influencé les recherches ultérieures en éducation, et elle a été largement vulgarisée. Trois raisons principales expliquent ce succès : une conjoncture politique et sociale favorable ; la convergence de ces analyses avec des critiques déjà formulées à l'égard du système scolaire ; la puissance de ce travail critique, dont la pertinence, et même les excès, ont profondément bouleversé notre point de vue sur l'école, et celui de certains enseignants sur eux-mêmes. Le fonctionnement du système scolaire ne constitue pas l'objet central des travaux de Pierre Bourdieu. A travers plus de trente publications importantes, depuis Sociologie de l'Algérie (Puf, « Que sais-je ? », 2001) jusqu'à La Domination masculine (Seuil, 1998), cet élève de l'Ecole normale supérieure, agrégé de philosophie, a construit une oeuvre large et complexe. L'une de ses ambitions a été, comme l'écrit Pierre Ansart, de « faire accéder la sociologie à un niveau supérieur de scientificité »(1). Pourtant, c'est son travail critique sur l'institution scolaire, accompli pour l'essentiel en collaboration avec Jean-Claude Passeron, qui a connu en France la plus grande notoriété. Leur analyse du rôle de l'école dans la reproduction des inégalités sociales a significativement influencé les recherches ultérieures en sociologie de l'éducation, et même parfois en histoire, et elle a été largement vulgarisée dans l'opinion publique. Trois raisons JE M' A BONNE | LA B OUTIQUE | Mon panier | Newsletter | Dossiers web | Agenda | Ressources L ycée & Prépa | F ormation Partager Partager Mensuel n°278 (février 2016) Mensuel n°

Bourdieu et l'école : la démocratisation désenchantées3.classmill.com/modules/files/r4o/bourdieu-et-lecole-la...enseignements secondaire et supérieur une « complicité traditionnelle

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Vincent Troger (Profil auteur)

L'oeuvre de Pierre Bourdieu. Sociologie, Bilan critique, Héritage. > L'oeuvre de Pierre Bourdieu.Sociologie, bilan critique, héritage

Bourdieu et l'école : la démocratisationdésenchantée

Mis à jour le 02/11/2015

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N° Spécial N° 15 - février-mars 2012

L'oeuvre de Pierre Bourdieu.

Sociologie, Bilan critique, Héritage. -

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L'analyse du rôle de l'école dans lareproduction des inégalités sociales asignificativement influencé les recherchesultérieures en éducation, et elle a été largementvulgarisée. Trois raisons principales expliquentce succès : une conjoncture politique et socialefavorable ; la convergence de ces analysesavec des critiques déjà formulées à l'égard dusystème scolaire ; la puissance de ce travailcritique, dont la pertinence, et même les excès,ont profondément bouleversé notre point devue sur l'école, et celui de certains enseignantssur eux-mêmes.

Le fonctionnement du système scolaire neconstitue pas l'objet central des travaux de PierreBourdieu. A travers plus de trente publicationsimportantes, depuis Sociologie de l'Algérie (Puf,« Que sais-je ? », 2001) jusqu'à La Dominationmasculine (Seuil, 1998), cet élève de l'Ecolenormale supérieure, agrégé de philosophie, aconstruit une oeuvre large et complexe. L'une deses ambitions a été, comme l'écrit Pierre Ansart, de« faire accéder la sociologie à un niveau supérieurde scientificité »(1). Pourtant, c'est son travailcritique sur l'institution scolaire, accompli pourl'essentiel en collaboration avec Jean-ClaudePasseron, qui a connu en France la plus grandenotoriété. Leur analyse du rôle de l'école dans lareproduction des inégalités sociales asignificativement influencé les recherchesultérieures en sociologie de l'éducation, et mêmeparfois en histoire, et elle a été largementvulgarisée dans l'opinion publique. Trois raisons

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Mensuel n°278 (février 2016) Mensuel n°277 (janvier 2016)

principales expliquent ce succès. La première est celle d'une conjoncture politique etsociale favorable lors de la publication, en 1964 et en 1970, des Héritiers (Minuit) et de LaReproduction (Minuit). La deuxième, c'est la convergence de ces analyses avec descritiques formulées depuis déjà longtemps à l'égard du système scolaire par desmouvements pédagogiques, syndicaux ou politiques. La troisième raison, enfin, résidedans la puissance de ce travail critique, dont la pertinence, et même les excès, ontprofondément bouleversé notre point de vue sur l'école, et celui de certains enseignantssur eux-mêmes.

Les années 60 et la démocratisation

Lorsque Pierre Bourdieu et J.-C. Passeron publient Les Héritiers, le moment est bienchoisi. Les années 60 se caractérisent, dans le domaine scolaire, par la conjonction detrois processus qui bouleversent les relations de la société française avec son systèmescolaire. Le premier est démographique. Les générations du baby-boom, après avoir faitexploser les effectifs des écoles maternelles et primaires dans les années 50, sontarrivées dans le secondaire puis à l'université. Lycées et facultés doivent faire face à uneaugmentation significative de leurs effectifs, alors que pendant toute la première moitié duxxe siècle, ces derniers étaient demeurés stables.

La démographie n'explique cependant qu'une part de la croissance des effectifs dusecondaire. D'importantes réformes institutionnelles l'ont significativement accentuée.L'entourage du général de Gaulle, comme à peu près l'ensemble des dirigeants des paysoccidentaux à cette époque, croit à la nécessité de former des élites scientifiques ettechniques plus nombreuses pour accroître la puissance économique. Dans cette optique,les réformes de 1959 et 1963 ont prolongé la scolarité obligatoire de 14 à 16 ans, et uneffort d'ouverture du premier cycle de l'enseignement secondaire a été entamé. La« démocratisation de l'enseignement » devient un enjeu central des politiques éducatives.

Mais la croissance des effectifs scolaires et universitaires est aussi alimentée par uneaugmentation remarquable de la demande des familles. L'élévation du niveau de vie etl'augmentation de la proportion de cadres et de professions intermédiaires dans lapopulation active provoque une mutation sociale fondamentale. Comme l'a montrél'historien Antoine Prost (2), la projection sur les enfants d'un espoir d'ascension socialedevient une des normes de l'éducation familiale, particulièrement parmi les classesmoyennes. C'est une nouveauté historique : jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, il étaitglobalement admis que la majorité des enfants demeuraient dans leur classe socialed'origine. L'école républicaine autorisait certes une ascension sociale, mais commel'indiquent les effectifs bien maigres des enseignements secondaire, primaire supérieur outechnique, cette ascension était réservée à une minorité. C'est donc une inversion deslogiques sociales jusque-là dominantes que symbolise la « démocratisation del'enseignement » : l'école est de plus en plus perçue comme une chance pour tous lesenfants, et non pas seulement pour une élite, d'accéder à un statut socioprofessionnelmeilleur que celui de leurs parents.

Dans un tel contexte, la publication des Héritiers apparaît comme une opération dedésenchantement radicale. En se fondant sur des analyses statistiques indiscutables, P.Bourdieu et J.-C. Passeron montrent la dimension en partie illusoire du processus dedémocratisation de l'école. La surreprésentation des enfants des familles culturellementfavorisées dans l'enseignement supérieur, et à l'inverse la sous-représentation desenfants d'origine populaire, indiquent que l'école fonctionne comme une machine desélection sociale. Alors que la majorité des enfants des milieux à fort « capital culturel »accèdent à l'université, les enfants des milieux populaires sont « sursélectionnés ». Poureux, la scolarité, surtout secondaire, s'apparente à un parcours d'obstacles qui les obligeà faire preuve de qualités intellectuelles et psychologiques supérieures à celles de leurscamarades des milieux cultivés. Ces derniers, en revanche, « héritent » ces qualités deleur environnement culturel familial et peuvent donc les réinvestir spontanément dansleurs activités scolaires.

Dans La Reproduction, les deux sociologues dénoncent notamment la pratique du coursmagistral. Le professeur y développe selon eux un discours dont le registre de langue, lesréférences culturelles implicites et les nombreuses digressions témoignent de sa propreculture. Mais un tel discours n'est vraiment compréhensible que par des élèves qui ontbénéficié d'une « familiarisation insensible » et antérieure à cette même culture. A l'appuide leur démonstration, les auteurs citent l'exemple, désormais célèbre, du reproche d'être« trop scolaire » parfois adressé à certains élèves. Reproche paradoxal dans uneinstitution scolaire, mais qui trahit son fonctionnement implicite : ce qui est transmisscolairement ne suffit pas, la culture authentique consiste à savoir prendre ses distancesavec le savoir scolaire et à manifester une aisance linguistique et comportementale quiest la marque de « distinction » des classes sociales dominantes. Il y aurait dans les

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enseignements secondaire et supérieur une « complicité traditionnelle » entre lesprofesseurs et les élèves issus des familles cultivées. P. Bourdieu et J.-C. Passeronécrivent ainsi en 1972 : « Toute action pédagogique est objectivement une violencesymboli- que en tant qu'imposition, par un pouvoir arbitraire, d'un arbitraire culturel » (3).

Ainsi schématisée, la pensée de Pierre Bourdieu sur l'école ressemble à unecondamnation sans appel de toute tentative de démocratisation du système scolaire. Salarge diffusion à un moment où toute la société française semble adhérer à ce projet peutdonc paraître paradoxale.

La « reproduction » ou le désenchantement de l'école

Pour l'expliquer, il faut d'abord rappeler que le succès de P. Bourdieu et J.-C. Passeronn'est pas immédiat : il date essentiellement des années 70, alors que la vie intellectuellepublique est dominée par les suites du mouvement de 68. Mais surtout, ce qui va alorspasser de cette analyse dans l'opinion publique, c'est moins son interprétation duprocessus de reproduction sociale par l'école que sa dénonciation des pratiquespédagogiques traditionnelles et des modes de sélection qui leur sont associés. Parmi lesslogans du mouvement étudiant de 1968 et des années suivantes, le succès du « non à lasélection » ou de la condamnation des « lycées casernes » rappelle combien l'ordrepédagogique traditionnel était devenu obsolète par rapport aux modes de vie, deconsommation et de relations sociales de la jeunesse. L'arbitraire de l'autorité magistrale,manifestée par un pouvoir alors discrétionnaire de noter et donc de sélectionner, etl'héritage napoléonien encore présent après 68 dans certains lycées, par exemple àtravers l'interdiction du pantalon ou de la minijupe aux filles et du jean à tous, conféraientà la vulgarisation des travaux de P. Bourdieu une résonance forte, même si elle étaitscientifiquement approximative. Peu d'étudiants des années 70 avaient sans doutedirectement lu P. Bourdieu et J.-C. Passeron. Mais ils étaient nécessairement réceptifsaux discours qui s'en inspiraient et qui dévoilaient la part d'arbitraire et de conformismesocial de la culture académique et de ses modes de transmission.

Cependant, au-delà de leur résonance avec la conjoncture sociale et politique de l'après-68, les travaux des deux sociologues ont aussi convergé avec un ensemble de critiquesformulées depuis longtemps à l'égard de l'école républicaine. C'est la deuxième raison deleur succès.

Dès le début du xxe siècle, les républicains progressistes avaient dénoncé le caractèresocialement élitiste de l'enseignement secondaire : « Nous ne pouvons plus souscrire àl'antique division entre un enseignement primaire destiné au peuple et un enseignementsecondaire réservé à la bourgeoisie », écrivait Ferdinand Buisson dès 1914 (4). Cescritiques s'étaient amplifiées après la Première Guerre mondiale. La démocratisation dusecondaire était devenue un thème important de l'argumentaire des partis et dessyndicats de gauche à partir du Front populaire. La publication en 1947 du plan Langevin-Wallon en avait fait un projet incontournable. Cette dénonciation de l'élitisme social dusystème scolaire s'accompagnait d'une critique des pratiques pédagogiquestraditionnelles, et particulièrement du cours magistral. Célestin Freinet et les autrespromoteurs de nouvelles méthodes pédagogiques associaient étroitementdémocratisation et transformation pédagogique. Après la Libération, les pionniers dessciences de l'éducation, tels Gilles Ferry, Maurice Debesse ou Antoine Léon, ou encoredes sociologues comme Pierre Naville, avaient milité dans le même sens. Il y a doncconvergence entre ces mouvements d'idées, déjà anciens, et le dévoilement par P.Bourdieu et J.-C. Passeron des relations entre les pratiques pédagogiques dominantes etla sélection sociale opérée par le système scolaire.

Mais en même temps, c'est un autre paradoxe de leur succès, leur analyse va provoquerdans ces mêmes milieux réformateurs un malaise durable. En 1970, A. Prost écrit parexemple dans la revue Esprit un article intitulé « Une sociologie stérile, la reproduction »(5), dans lequel il dénonce un déterminisme excessif qui frôle le nihilisme. Six ans plustard, un pionnier des sciences de l'éducation, Georges Snyders (6), reprendra cetteargumentation.

Culture familiale et réussite scolaire

Car, au centre de l'analyse de P. Bourdieu et J.-C. Passeron, il y a l'idée que si la sélectionsociale s'opère aussi efficacement à l'école, c'est parce que les enseignants ne sont pasconscients de ce qui, dans leurs pratiques professionnelles, produit cette sélection. SelonP. Bourdieu, chaque individu intègre inconsciemment des « dispositions », c'est-à-dire deshabitudes de comportement, de langage, de jugement, de relation au monde, qui sontpropres à sa classe sociale. Cet ensemble de dispositions constitue ce que P. Bourdieuappelle un habitus. L'habitus est inconscient, il masque à nos propres yeux les« conditions sociales de production » de nos comportements et de nos jugements. Par

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exemple, les enfants des classes moyennes et de la bourgeoisie qui ont réussi à l'écolepensent avoir bien travaillé ou être doués, mais se rendent rarement compte, ou trèssuperficiellement, de ce qu'ils doivent à la culture et aux « dispositions » scolaires qu'ilsont héritées de leur famille. Les enseignants du secondaire et du supérieur, presquetoujours anciens bons élèves, au moins dans leur discipline, sont donc en quelque sorte« accusés » par P. Bourdieu d'oublier ce que leur succès doit à leur héritage culturel. Oubien, s'ils sont d'origine populaire, d'oublier les efforts exceptionnels qu'ils ont dûaccomplir pour réussir à effacer les traces de leur culture d'origine. Même si P. Bourdieu anuancé au cours de sa carrière certains des concepts qu'il a forgés, notamment celuid'habitus, il est resté jusqu'au bout fidèle à cette perception très critique du mondeenseignant et universitaire. « Ceux qui sont immergés, pour certains dès la naissance,dans des univers scolastiques issus d'un long processus d'autonomisation sont portés àoublier les conditions historiques et sociales d'exception qui rendent possible une visiondu monde et des oeuvres culturelles placées sous le signe de l'évidence et du naturel »,écrit-il dans ses Méditations pascaliennes en 1997 (7).

Il y a donc aussi une dimension provocatrice dans son oeuvre. Il l'a d'ailleurs clairementassumé, toujours dans Méditations pascaliennes, mais sur le mode de la souffrance : « Jen'avais jamais éprouvé avec une telle intensité l'étrangeté de mon projet, sorte dephilosophie négative exposée à paraître autodestructrice » (8). L'analyse de P. Bourdieuet J.-C. Passeron était donc à la fois dans l'air du temps et provocatrice, ce qui constituesouvent les ingrédients d'une réussite brillante.

Il serait cependant très insuffisant de prétendre réduire le succès de ces deux sociologuesa un effet de mode intellectuelle. Le caractère novateur et remarquable de leurs travauxest largement reconnu par leurs pairs. C'est là la troisième raison de leur succès, etsurtout de sa pérennité. En 1982, André Petitat (9) souligne par exemple l'intelligence dela théorie de la reproduction, qu'il qualifie de théorie « conflictualiste non-marxiste » : P.Bourdieu et J.-C. Passeron reconnaissent aux conflits entre les classes sociales un rôledéterminant dans la société, mais ils démontrent que ces conflits se jouent autant dansl'ordre du symbolique que dans celui des relations économiques et politiques, ce quiconfère à l'école sa spécificité et son autonomie dans le jeu des rapports sociaux entredominants et dominés. La théorie de la reproduction oblige à penser l'école à la fois dansses relations avec la société qui l'a produite, et dans les relations sociales spécifiques quise jouent à l'intérieur de l'institution, dont les règles sont en partie autonomes. Cetteapproche dialectique a été remarquablement féconde parce qu'elle évite deux écueils :d'une part celui d'une analyse trop réductrice, du type de celle qu'avaient produiteChristian Baudelot et Roger Establet première manière dans L'Ecole capitaliste (10), où ilsfaisaient du système scolaire un instrument de domination directe aux mains de labourgeoisie ; d'autre part celui des travaux de beaucoup de pédagogues qui limitent leursanalyses aux pratiques pédagogiques et sous-estiment dès lors l'influence de la sociétésur ce qui se passe dans l'école.

C'est pourquoi, après P. Bourdieu et J.-C. Passeron, beaucoup de sociologues del'éducation ont mis leurs résultats à l'épreuve de la théorie de la reproduction. Qu'ils'agisse d'étudier les origines sociales des enseignants, la construction des programmesscolaires, le développement de l'école maternelle, les pratiques de classes desinstitutrices, la vie quotidienne des élèves dans l'institution scolaire ou la réussite scolaired'enfants de familles populaires, P. Bourdieu et J.-C. Passeron sont convoqués, testés,validés ou réfutés. C'est d'ailleurs cette permanence de la référence à leurs travaux quipermet aujourd'hui de tenter un bilan de ce qui peut être retenu de leurs analyses, et dece qui paraît le plus critiquable.

Une sociologie trop déterministe ?

En premier lieu, il faut rappeler que le constat statistique de départ est demeuré inchangé.La corrélation entre échec scolaire et milieux populaires se mesure aujourd'hui dès ladeuxième année d'école primaire, et dans les filières prestigieuses du supérieur, lesenfants des milieux culturellement privilégiés sont toujours largement surreprésentés.Pour autant, ce constat ne valide pas automatiquement l'interprétation de P. Bourdieu etJ.-C. Passeron.

Ce qui a en fait été principalement critiqué dans leur théorie, c'est sa dimensionexcessivement déterministe. On leur reproche de brosser un tableau de l'école ou leshabitus des acteurs et la « violence symbolique » du système sont tellement déterminantsqu'ils semblent ne laisser aucune place au potentiel de résistance ou de stratégie desindividus.

Un des premiers à formuler cette critique de manière élaborée a été le sociologueRaymond Boudon (11). Partant de l'hypothèse que le fonctionnement d'une société est lerésultat de l'agrégation des décisions et des actes quotidiens d'individus rationnels, il

propose une interprétation inverse des résultats statistiques observés par P. Bourdieu etJ.-C. Passeron. On sait par exemple qu'à résultats scolaires égaux de leurs enfants, lesfamilles populaires acceptent, ou choisissent, beaucoup plus facilement que les famillesfavorisées une orientation vers des enseignements techniques et professionnels. P.Bourdieu interprète cet écart en termes de rapport de domination : l'habitus des famillesmodestes ne leur donne pas les outils linguistiques et culturels pour contesterefficacement les propositions d'orientation du conseil de classe, tandis que ces mêmespropositions sont influencées par les préjugés sociaux inconscients des enseignants. R.Boudon propose, lui, de l'analyser en termes de décision rationnelle. Pour une famillemodeste l'orientation vers le technique est moins risquée que vers les filières générales :les études techniques assurent à court terme une insertion professionnelle sans interdirede continuer si les résultats sont bons, alors que les filières générales ne sont rentablesqu'à long terme ; en outre, les filières techniques sont de toute façon valorisantespuisqu'elles conduisent à un statut socioprofessionnel qui a toutes les chances d'êtresupérieur à celui de parents appartenant aux catégories sociales les plus modestes. PourR. Boudon, l'échec de la démocratisation serait donc plus un « effet pervers» del'accumulation de décisions individuelles que l'effet de la domination symbolique exercéepar les classes sociales favorisées à l'école.

Ce type de critique a été fécond pour les sociologues de l'éducation et les a conduits àinsister sur le point faible de la théorie de la reproduction : une proportion significatived'individus échappent aux déterminismes sociaux énoncés par P. Bourdieu et J.-C.Passeron, qu'il s'agisse d'enfants d'ouvriers qui réussissent à l'école, ou d'enfants defamilles culturellement favorisées qui y échouent. Philippe Perrenoud (12) ou FrançoisDubet (13), en travaillant sur l'expérience quotidienne des élèves à l'école, Bernard Lahire(14) en enquêtant sur la vie des familles ouvrières dont les enfants réussissentscolairement, Bernard Charlot, Elisabeth Bautier et Jean-Yves Rochex (15), en étudiant lerapport au savoir des enfants de milieux populaires, C. Baudelot et R. Establet (16), ens'interrogeant sur les réussites scolaires des filles, ont, parmi d'autres, fait apparaître quedes configurations familiales, individuelles, scolaires, sexuelles ou de sociabilité peuventêtre plus ou moins favorables à la réussite à l'école. Sans abolir les déterminismessociaux, elles interagissent avec eux. Moins qu'une réfutation de P. Bourdieu et J.-C.Passeron, il s'agit de montrer que l'interprétation qu'ils ont élaborée peut s'articuler avecd'autres points de vue.

Les enseignants sont-ils coupables ?

Il reste néanmoins que ces nouvelles approches portent essentiellement sur ce qui, dansla théorie de la reproduction, concernait les élèves et leurs familles. Du côté de l'analysedes pratiques enseignantes, les critiques scientifiques ont été rares. Dans les années 80,des travaux comme ceux de Jean-Michel Chapoulie (17), Eric Plaisance (18) ou RégineSirota (19) ont plutôt confirmé la proximité des valeurs et des pratiques éducatives desenseignants avec celles des classes moyennes, dont ils sont majoritairement issus. R.Sirota montre par exemple qu'à l'école primaire, les élèves dont le comportement enclasse correspond le mieux à l'attente des institutrices sont souvent les enfants du mêmemilieu social qu'elles. Dès lors, si ces élèves sont en difficulté, elles sont plus indulgentesavec eux qu'avec les autres. Plus récemment, une sociologie des « professions del'éducation », inspirée d'un modèle anglo-saxon, a émergé. Mais elle demeure encoreembryonnaire et ne se donne pas pour objet de replacer les pratiques enseignantes dansla logique des déterminismes sociaux.

On peut ainsi se demander si la sociologie de l'éducation contemporaine n'a pas un peude mal à revenir sur un sujet qui n'est pas sans douleur pour la profession enseignante.Car certains des mots de P. Bourdieu et J.-C. Passeron sont particulièrement durs : « Enconcédant à l'enseignant le droit et le pouvoir de détourner au profit de sa personnel'autorité de l'institution, le système scolaire s'assure le plus sûr moyen d'obtenir dufonctionnaire qu'il mette toutes les ressources et tout le zèle de sa personne au service del'institution et, par là, de la fonction sociale de l'institution» (20). Même si on peut discuterla conception très déterministe qui sous-tend cette analyse, on voit bien qu'elle pointe unedes faiblesses majeures de l'école de masse : celle de la difficulté des enseignants àétablir avec les enfants des milieux populaires une relation pédagogique authentique.Lorsque B. Charlot rapporte que les collégiens de Seine-Saint-Denis comparent lelangage des enseignants à celui des « hommes politiques » (21), c'est bien la mêmeréalité qu'il souligne. Et A. Prost, par ailleurs critique avec la théorie de la reproduction, nedit en définitive rien d'autre lorsqu'il admet que l'école de masse est aujourd'hui trèséloignée des préoccupations des jeunes « pour une part du fait de ses contenus, pour unepart du fait de l'origine sociale de ses professeurs » (22).

En dénonçant la participation, inconsciente ou non, des enseignants au processus desélection sociale opéré par le système scolaire, P. Bourdieu et J. C. Passeron ont en

définitive frappé assez juste. Ils ont mis le doigt sur un très vieux sentiment de culpabilité,celui des clercs et de l'éternelle ambiguïté de leur relation avec le pouvoir. Pouvoir dont ilsestiment devoir dénoncer les vices, mais qui souvent les nourrit. Une culpabilité que P.Bourdieu lui-même, rescapé brillant et rebelle de la sélection scolaire, semble avoirintensément éprouvée. Du moins l'affirme-t-il, toujours dans ses Méditations pascaliennes.Laissons-le donc conclure, de cette écriture si peu fluide qui était sa marque de fabrique,et peut-être la manifestation d'une authentique souffrance : « Je n'aime pas en moil'intellectuel, et ce qui peut sonner, dans ce que j'écris, comme de l'anti-intellectualismeest surtout dirigé contre ce qu'il reste en moi, malgré tous mes efforts, d'intellectualismeou d'intellectualité, comme la difficulté, si typique des intellectuels, que j'ai d'acceptervraiment que ma liberté à ses limites » (23).

Vincent TrogerMaitre de conférence à l'IUFM de Versailles.

Mots-clés :

Bourdieu système éducatif reproduction

NOTES1. P. Ansart, Les Sociologies contemporaines, Seuil, « Points », 1990. 2. A. Prost, Histoire générale de l'enseignement et de l'éducation en France, T. IV :L'École et la Famille dans une société en mutation, Nouvelle Librairie de France, 1981. 3. P. Bourdieu et J.-C. Passeron, La Reproduction, Minuit, 1970. 4. Texte de Ferdinand Buisson, paru dans le Bulletin de la Ligue des Droits de l'Hommeen mai 1914, cité par Hervé Terral dans L'École de la République, Centre national dedocumentation pédagogique, 1999. 5. A. Prost, « Une sociologie stérile, la reproduction », Esprit, décembre 1970. 6. G. Snyders, École, classe et lutte des classes, Puf, 1976. 7. P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, 1997. 8. Ibid. 9. A. Petitat, Production de l'école, production de la société, Droz, 1982. 10. C. Baudelot et R. Establet, L'École capitaliste en France, Maspéro, 1975. Le livre seterminait par une annexe composée d'une citation de Mao Tsé-Toung et d'un textepédagogique du Groupe rédactionnel de critique révolutionnaire de Chang-hai. 11. R. Boudon, L'Inégalité des chances, Armand Colin, 1973, rééd. « Pluriel », 1979. 12. P. Perrenoud, Métier d'élève et sens du travail scolaire, ESF, 1994. 13. F. Dubet et D. Martuccelli, À l'école. Sociologie de l'expérience scolaire, Seuil, 1996. 14. B. Lahire, « Les raisons de l'improbable, les formes populaires de la réussite à l'écoleélémentaire », in G. Vincent, L'Éducation prisonnière de la forme scolaire, Pressesuniversitaires de Lyon, 1988. 15. B. Charlot, É. Bautier et Jean-Yves Rochex, École et savoir dans les banlieues ... etailleurs, Armand Colin, 1992. 16. C. Baudelot et R. Establet, Allez les filles !, Seuil, 1992. 17. J.-M. Chapoulie, Les Professeurs de l'enseignement secondaire. Un métier de classesmoyennes, Maison des sciences de l'homme, 1987. 18. É. Plaisance, L'Enfant, la maternelle, la société, Puf, 1986. 19. R. Sirota, L'École primaire au quotidien, Puf, 1988. 20. P. Bourdieu et J.-C. Passeron, La Reproduction, op. cit. 21. B. Charlot, Le Rapport au savoir en milieu populaire, Anthropos, 1999. 22. A. Prost, « L'enseignement s'est-il démocratisé ? », entretien paru dans L'Histoire, «Mille ans d'école », Les Collections de L'Histoire, octobre 1999. 23. P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit.

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Commentaires

Il y a actuellement 6 commentaires, réagissez à cet article

selon bourdier l'ecole est-elle un systeme de reproduction des inegalite social ?

Abdo Cheiko

-

le 14/04/2015

JE VEUX LE REPONSE DE CE QUESTION

Ascension sociale, leurre ou ce n'est plus l'heure ?

Gérard_de_Pessac

-

le 02/02/2015

On parle souvent d'ascension sociale comme si elle n'avait plus lieu !

Mais a -t-elle vraiment existé ?

N'était-ce pas plutôt un transfert de certaines populations d'origine rurale vers le monde non rural ??

Et je parierai bien que les populations d'origine rurale qui auraient bénéficié de la fameuse "ascension

sociale" étaient principalement, voire même majoritairement, composées d'individus de père paysan et

probablement pas de père ouvrier agricole !

Je veux bien perdre mon pari ...

A vous de jouer !!

Bourdieu, cinquante ans après

Loys Bonod

-

le 23/07/2014

Un phénomène sociologique doit attirer l'attention entre 1950 et 1990 : selon Euriat et Thélot (1995) la

proportion des jeunes d'origine "populaire" (père paysan, ouvrier, employé, artisan, commerçant) dans les

quatre grandes écoles (ENA, Polytechnique, HEC, Normale Sup) est passée de 29% à 9% (bien au-delà de

la diminution de cette proportion dans la population générale). La transformation de l'école, avec notamment

le collège unique, ne s'est pas accompagnée d'une diminution des inégalités, mais paradoxalement d'une

augmentation de celles-ci. Voilà qui interroge encore plus sûrement sur la responsabilité de l'école et sur

celle de Pierre Bourdieu dont les propos dans La Reproduction ont en quelque sorte consacré les nouvelles

pédagogies dans l'école.

La reproduction sociale n'a jamais été aussi violente que dans l'école devenue "démocratique".

démocratie oui, mais: représentative

FIRESQUE

-

le 16/10/2013

la démocratie "désenchantée", pourquoi cela? eh bien, parce que l'école ne fonctionne pas, ou plus, comme

un ascenseur social. ce que nous oublions, en parlant de démocratie, est qu'il s'agit d'une démocratie

représentative et non participative. et que ce système est uniquement le moins mauvais qui puisse exister.

par contre il ne garantit pas la prise en compte des intérêts de chacun/ chacune, mais seulement

l'application de la volonté d'une majorité. que voulez-vous, dans la jungle humaine, l'homme reste un loup

pour l'homme....

la complementarité entre Bourdieu et Durkheim .

tchoubou

-

le 19/07/2012

tous deux on un champ différent selon l'évolution de mode de conception et chacun analyse de sa manière.

Mais nous pouvons dire qu'il y a convergence de idées.

METHODE FREYNET

bedrossian corinne

-

le 01/07/2012

,Bravo pour cette article sur la Pédagogie , Les conséquence sur la société ET L'ENFANT et LIEN

INCONSCIENT tissé au sein de l'école.

Ayant été un produit expérimental, puisque j'ai fait ma scolarité à "l'ECOLE LA SOURCE " À MEUDON

BELLEVUE :

Cela m'a éclairé sur le rapport DOMINANT DOMINÉ

QUI EST INEXISTANT DANS CE TYPE D'ETABLISSEMENT

Le rapport à L'HABITUS est un constat réel,

Mais justement très limité dans ce type d'établissement où la pédagogie qui y prime est l'

EPANOUISSEMENT de l'enfant en dehors

de toute compétition..et de tout savoir magistral .

Les conséquences d'un tel apprentissage type Freynet ,n'est pas dans le développement intellectuel au

contraire mais....

Mais bel et bien l'adaptation et intégration au groupe social, aux autres....

Ceux qui ont tissés des liens similaires grâce à des méthodes d'apprentissage similaires ont l'avantage

d'avoir les mêmes codes sociaux inconscient et cela hors de l'apprentissage familiale qui crée malgré tout le

plus grand liant qui les réunis

Étant MALGRÉ moi ...un produit expérimental, je ne l'ai su que par ma confrontation au monde une fois sorti

de mon système scolaire...

....

Je veux bien me proposer à toutes études et partage sur ce sujet.

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