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Debate « Bourdieu et l’Etat » Introduction au D ebat C EDRIC DUPONT AND FLORENCE PASSY Institut de hautes etudes internationales et du d eveloppement et Universit e de Lausanne Lors des trois derni eres ann ees o u nous etions editeurs de la Revue Suisse de Science Poli- tique, nous avons redonn e vie a la rubrique « D ebat » quelque peu d elaiss ee par nos pr ed ecesseurs. Nous avons edit e deux d ebats dans quatre num eros distincts : 17(4), 18 (1), 18(4), 19(4) , l’un portant sur le Printemps arabe et l’autre sur la r ecente crise econo- mique qui s evit en Europe et plus largement dans le monde occidental. L’objectif de ces d ebats etait de r eunir des sp ecialistes des mouvements sociaux et de l’ economie politique pour nous apporter une lecture critique de ces ev enements mais aussi, point central de ces d ebats, de mettre en lumi ere ce que ces ev enements pouvaient apporter en termes heuris- tiques et th eoriques a ces deux domaines de la science politique. Le d ebat qui est propos e dans ce num ero est d’une autre nature. Il ne porte pas sur un ev enement sociopolitique mais sur les apports, et aussi les limites, de la pens ee de Pierre Bourdieu sur l’Etat. Herv e Rayner et Bernard Voutat ont r euni quelques eminents sp ecial- istes de l’Etat et/ou de Pierre Bourdieu pour nous offrir une lecture critique du dernier ouvrage du sociologue franc ßais Sur l’Etat; publication posthume des cours qu’il a dis- pens es au Coll ege de France entre 1990 et 1991. Un d ebat en quatre temps La pens ee de Bourdieu tient une place majeure dans l’ensemble des disciplines des sciences sociales. Son influence a largement d epass e le cadre de la France comme l’attestent les in- nombrables publications en langue anglaise sur l’œuvre de Bourdieu. Par ailleurs, des penseurs de renom, comme Calhoun, Emirbayer, Swarz et Zolberg pour n’en citer que quelques-uns, ont discut e et (re)pens e les travaux du sociologue franc ßais elargissant encore la port ee de la pens ee th eorique de Bourdieu au-del a des fronti eres de l’hexagone. La th eorie de l’action d evelopp ee par Bourdieu a partir de ses recherches conduites en Kabylie, et expos ee dans deux ouvrages fondateurs de sa pens ee Esquisse d’une th eorie de la pratique (1972) et Le sens pratique (1980), est et a et e la source d’importants d eveloppe- ments dans la th eorie sociale contemporaine. Par exemple, la th eorie n eo-institutionnaliste, dans sa version sociologique, s’est largement nourrie de l’ elaboration conceptuelle de Bourdieu pour repenser les institutions, l’action et la reproduction du monde social (DiMaggio et Powell 1991). Fin analyste de la reproduction de l’ordre social, l’auteur de La distinction est etonnam- ment rest e silencieux sur l’Etat. Il faut attendre ses cours au Coll ege de France pour que sa r eflexion sur les relations et modes de domination discute explicitement de l’Etat : acteur pourtant majeur de l’ordre social. L’Etat, acteur multiple et complexe, est appr ehend e par Swiss Political Science Review 20(1): 1–3 doi:10.1111/spsr.12083 © 2014 Swiss Political Science Association

« Bourdieu et l'Etat  » - Introduction au Débat

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Debate

« Bourdieu et l’Etat » – Introduction au D�ebat

C�EDRIC DUPONT AND FLORENCE PASSY

Institut de hautes �etudes internationales et du d�eveloppement et Universit�e de Lausanne

Lors des trois derni�eres ann�ees o�u nous �etions �editeurs de la Revue Suisse de Science Poli-tique, nous avons redonn�e vie �a la rubrique « D�ebat » quelque peu d�elaiss�ee par nospr�ed�ecesseurs. Nous avons �edit�e deux d�ebats – dans quatre num�eros distincts : 17(4), 18(1), 18(4), 19(4) –, l’un portant sur le Printemps arabe et l’autre sur la r�ecente crise �econo-mique qui s�evit en Europe et plus largement dans le monde occidental. L’objectif de cesd�ebats �etait de r�eunir des sp�ecialistes des mouvements sociaux et de l’�economie politiquepour nous apporter une lecture critique de ces �ev�enements mais aussi, point central de cesd�ebats, de mettre en lumi�ere ce que ces �ev�enements pouvaient apporter en termes heuris-tiques et th�eoriques �a ces deux domaines de la science politique.

Le d�ebat qui est propos�e dans ce num�ero est d’une autre nature. Il ne porte pas sur un�ev�enement sociopolitique mais sur les apports, et aussi les limites, de la pens�ee de PierreBourdieu sur l’Etat. Herv�e Rayner et Bernard Voutat ont r�euni quelques �eminents sp�ecial-istes de l’Etat et/ou de Pierre Bourdieu pour nous offrir une lecture critique du dernierouvrage du sociologue franc�ais Sur l’Etat; publication posthume des cours qu’il a dis-pens�es au Coll�ege de France entre 1990 et 1991.

Un d�ebat en quatre temps

La pens�ee de Bourdieu tient une place majeure dans l’ensemble des disciplines des sciencessociales. Son influence a largement d�epass�e le cadre de la France comme l’attestent les in-nombrables publications en langue anglaise sur l’œuvre de Bourdieu. Par ailleurs, despenseurs de renom, comme Calhoun, Emirbayer, Swarz et Zolberg pour n’en citer quequelques-uns, ont discut�e et (re)pens�e les travaux du sociologue franc�ais �elargissant encorela port�ee de la pens�ee th�eorique de Bourdieu au-del�a des fronti�eres de l’hexagone. Lath�eorie de l’action d�evelopp�ee par Bourdieu �a partir de ses recherches conduites enKabylie, et expos�ee dans deux ouvrages fondateurs de sa pens�ee Esquisse d’une th�eorie dela pratique (1972) et Le sens pratique (1980), est et a �et�e la source d’importants d�eveloppe-ments dans la th�eorie sociale contemporaine. Par exemple, la th�eorie n�eo-institutionnaliste,dans sa version sociologique, s’est largement nourrie de l’�elaboration conceptuelle deBourdieu pour repenser les institutions, l’action et la reproduction du monde social(DiMaggio et Powell 1991).

Fin analyste de la reproduction de l’ordre social, l’auteur de La distinction est �etonnam-ment rest�e silencieux sur l’Etat. Il faut attendre ses cours au Coll�ege de France pour quesa r�eflexion sur les relations et modes de domination discute explicitement de l’Etat : acteurpourtant majeur de l’ordre social. L’Etat, acteur multiple et complexe, est appr�ehend�e par

Swiss Political Science Review 20(1): 1–3 doi:10.1111/spsr.12083

© 2014 Swiss Political Science Association

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Bourdieu non comme une entit�e singuli�ere mais par ses actes et la multiplicit�e de ses« actes d’Etat ». C’est donc par le biais d’une sociologie de l’action – de l’action de l’Etatdans ses actes ordinaires comme les actes bureaucratiques et moins ordinaires que sont ses« d�ecisions » – que Bourdieu appr�ehende les relations de domination de cette entit�e sp�ecifi-que du monde social. En mobilisant les trois concepts cl�es de sa sociologie que sont l’habi-tus, les capitaux et les champs (Emirbayer et Johnson 2008), Bourdieu montre avec finessecomment l’Etat impose, sans force, ni coercition, l’ordre social et la reproduction de cetordre social.

Le d�ebat organis�e par Herv�e Rayner et Bernard Voutat se d�ecline en quatre temps. Toutd’abord, ils ont invit�e Patrick Champagne et R�emi Lenoir, qui ont rassembl�e (avec FranckPoupeau et Marie-Christine Rivi�ere) les cours de Bourdieu sur l’Etat dans cet ouvrageposthume, �a pr�esenter les �el�ements cl�es de la th�eorie de Bourdieu pour appr�ehender l’Etat.Patrick Champagne souligne l’importance des concepts d’habitus et de capital symboliquepour comprendre la capacit�e de l’Etat �a reproduire l’ordre social et etre, de par la multi-plicit�e de ses actes, un acteur central de la domination. R�emi Lenoir ajoute un pan con-ceptuel important en discutant du pouvoir majeur de l’Etat de par sa concentration descapitaux, lui conf�erant ainsi une port�ee universelle sur les autres champs. Apr�es avoir cern�ela sp�ecificit�e de la sociologie de Bourdieu sur l’Etat, le d�ebat s’ouvre sur la question desemprunts intellectuels de Bourdieu pour penser l’Etat, mais aussi ses rencontres manqu�ees.Yves D�eloye discute de l’ambivalence de Bourdieu �a l’�egard de la sociologie historiquecompar�ee qui s’est d�evelopp�ee dans le monde anglo-saxon dans les ann�ees ‘90. La sociolo-gie compar�ee de l’Etat met en avant la diversit�e historique et les variations nationales im-portantes offrant une « prudence analytique », pour reprendre les propos de Yves D�eloye,qui a peut-etre manqu�e �a l’auteur de La distinction qui conc�oit l’Etat avant tout par leprisme du capital symbolique et de l’universel. Jean Batou et Razmig Keucheyan abordenteux-aussi l’ambivalence de Bourdieu mais cette fois-ci avec le marxisme. D’un cot�e, ils met-tent en exergue l’importance de Marx dans la pens�ee de Bourdieu qui l’�eleva au rang« d’auteur classique » (au meme titre que Durkheim et Weber) et, de l’autre, ils soulignentles critiques muscl�ees de Bourdieu �a l’�egard de la tradition marxiste se privant ainsi degrands penseurs marxistes de l’Etat, en particuliers Gramsci et Poulantzas.

Le d�ebat se poursuit avec deux autres contributions qui soulignent l’utilit�e du bagageconceptuel de Bourdieu sur l’Etat pour repenser �a la fois les politiques publiques et ledroit. Vincent Dubois met en �evidence l’importance du concept de champ pour revisiterl’analyse des politiques publiques, notamment pour comprendre la correspondance entre lecontenu d’une action publique et la structure relationnelle des acteurs impliqu�es dans saproduction. L’analyse du lien �etroit entre les relations des acteurs et leur production per-mettrait, selon Vincent Dubois, une avanc�ee majeure dans l’�etude de l’action publique.Quant �a Bernard Voutat, il voit dans l’outillage conceptuel de Bourdieu une fac�on d�ecisivepour repenser le droit et la sociologie du droit.

Enfin, le d�ebat se termine sur deux contributions critiques �a l’�egard de la pens�ee deBourdieu sur l’Etat. Christian Laval questionne sa capacit�e �a comprendre l’Etat du XXIesi�ecle, �a savoir l’Etat n�eolib�eral. L’universalisation du pouvoir de l’Etat est pass�ee auxmains de l’�economie mondialis�ee. L’Etat n’est pas un champ autonome. En r�efl�echissant �apartir des concepts de Bourdieu sur la domination, il montre o combien Bourdieu n’a paspris la mesure des changements de l’Etat contemporain, �etant lui-meme un acteur actif dela « mise en march�e de la soci�et�e » pour reprendre la terminologie de Christian Laval.Peut-etre que la critique port�ee par Jean Batou et Razmig Keucheyan sur la rencontremanqu�ee de Bourdieu avec Gramsci et Poulantzas a priv�e Bourdieu d’outils conceptuels

2 Cedric Dupont and Florence Passy

© 2014 Swiss Political Science Association Swiss Political Science Review (2014) Vol. 20(1): 1–3

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pour penser les liens �etroits entre l’�economie de march�e et l’Etat. Herv�e Rayner partageavec Christian Laval la critique d’un Etat pens�e comme une sph�ere autonome monopoli-sant l’universel. Il ajoute une autre critique importante �a la th�eorie de Bourdieu : celle del’impossibilit�e de penser la vuln�erabilit�e de l’Etat et le changement social. Th�eoricien de lareproduction et de l’ordre social, Bourdieu offre peu d’outils conceptuels pour appr�ehenderles changements, tels que les transformations de l’Etat (en Etat n�eolib�eral par exemple),mais aussi l’effondrement des institutions �etatiques, comme l’a connu par exemple laRussie, et �a deux reprises dans son histoire r�ecente, ou encore l’Afrique du Sud avec la findu r�egime de l’Apartheid. Cette derni�ere critique rejoint �a bien des �egards la contributionde Yves D�eloye sur l’importance de penser l’Etat dans sa diversit�e.

En d�epit des critiques que peut rencontrer la pens�ee de Bourdieu sur l’Etat, elle n’enreste pas moins une pens�ee riche pour comprendre les institutions �etatiques, leurs pratiqueset la diversit�e de leurs actions, ainsi que la (relative) stabilit�e de l’ordre social qu’ellesg�en�erent. A ce titre la Revue Suisse de Science politique est heureuse d’accueillir ce d�ebatsur l’Etat qui est – et c’est un truisme – un acteur (ou une pluralit�e d’acteurs) sur lequel lesartisans du m�etier de politologue portent la plus grande attention.

R�ef�erences

Emirbayer, Mustafa et Victoria Johnson 2008. Bourdieu and Organizational Analysis. Theory and

Society 37: 1–44.

Powell, Walter W. et Paul J. di Maggio 1991 (eds). The New Institutionalism in Organizational

Analysis. Chicago: University of Chicago Press.

C�edric Dupont is Professor of Political Science at the Graduate Institute of International and Development, and

Florence Passy is Professor of Political Science at the University of Lausanne. Address for correspondence: Univer-

sity of Lausanne, IEPI, Geopolis, 1015 Lausanne, Geneva, Switzerland. Email: [email protected].

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© 2014 Swiss Political Science Association Swiss Political Science Review (2014) Vol. 20(1): 1–3