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ABDELHAFID BOUSSOUF Le révolutionnaire aux pas de velours

Boussouf, le révolutionnaire aux pas de velours

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ABDELHAFID BOUSSOUF Le révolutionnaire aux pas de velours

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Chérif Abdedaïm

ABDELHAFID BOUSSOUF Le révolutionnaire aux pas de velours

Editions ANEP

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Du même auteur :

-Aux portes de la méditation (Essai philosophique), Casbah Editions, 2004

- Le Bouquet entaché (Recueil de poèmes et maximes), Geb Editions, 2006

© Editions Anep ISBN: 978-9947-21-469-5 Dépôt légal : 5759-2009

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Remerciements

A tous ceux qui ont collaboré directement ou indirectement à cette mise en lumière d'un pan méconnu de la Révolution algé­rienne.

A cet effet, je citerai :- Les directions des moudjahidine de Skikda, d'Oran (Youcef

Boubtina), d'El Bayadh, de Saïda,- l'Organisation nationale des fils de chahid de Skikda

(Mohamed Merrakchi),- l'Organisation nationale des moudjahidine d'Oran

(Mohamed Freha),- le Musée du Moudjahid d'Oran,- le Centre national de la recherche sur le mouvement national,- la direction de la culture de Mila,- la Maison de la culture de Mila,- les membres du MALG : Brahim Lahrèche, Rachid Aïnouche,

Abdelkader Boukhari, Brahim Lahouassa, Ali Medjdoub, Allaoua Bounzou, Hadim Khelifa, Salah Eddine Mliki,

- les moudjahidine : Mohamed Boudekhana, Ahmed Khelifa, Driss Belmekki, El Habri Nafaâ, Guendouz Nafaâ, Abdelkrim Zaoui, Chikh Bouchikhi, Ahmed Ouahrani.

Ainsi que Samir Sabek et Abdelouahab Djakkoun (La Nouvelle République), Mohamed Bouchikhi, Hacene Boubeker, Kadri Belgacem, Ali Tayebi, Amar Aziez, Brahim Abdedaïm, Hamid Abdedaïm, Karima Abdedaïm, Abdelkader Tolba, Fouad Mouhssini, Amar Mokrani et Kaci.

Enfin, les familles Boussouf et Bouameur (proches de Omar Tlidji).

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Préface

C’est une œuvre utile pour l’auteur de cet ouvrage de s’être inspiré de mes études ainsi que de celles d’autres malgaches, joignant à cela des témoignages d’acteurs de la Révolution, pour éclairer le lecteur sur l’illustre moudjahid que fut Abdelhafid Boussouf, dit Si Mabrouk. Car il n’est guère de plus important que l’art de retracer les événements passés. Boussouf avait marqué de son empreinte, durant l’évolution de la lutte armée, l’organisation de la wilaya historique de l’Ouest algérien. Il créa, dans sa lancée, les structures des services secrets du GPRA, lorsqu’il fut nommé ministre des Liaisons générales et Communications. Fort de son succès, ses compa­gnons le sollicitèrent pour d’autres missions des plus délicates (logistique et armement) dans lesquelles il excella en virtuose. Quand l’armée française réussit à verouiller les frontières, à l’Est comme à l’Ouest, par des barrages électrifiés et minés, les bataillons de l’ALN formèrent un front offensif pour continuer le combat. Boussouf réussit à les doter d’artillerie légère. Des centres d’écoute radio implantés près des postes de comman­dement de l’ALN furent utiles pour relever les communications ennemies à temps et déjouer toutes attaques terrestre et aérienne. Enfin, le courrier diplomatique à l’étranger des per­sonnels du GPRA fut protégé par des relais dotés d’un person­nel qualifié et de moyens de transport du Maghreb au Machrek. Il existait aussi des agents de liaison porteurs de cor­respondances destinées aux cadres résidents dans les principa­les capitales occidentales. Boussouf attachait un intérêt parti­culier à la formation de ses personnels. Des écoles spécialisées

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au Maroc et par la suite en Tunisie réussirent, dans la clandes­tinité, à former plusieurs cadres dans le renseignement, les transmissions (opérateurs, chiffreurs, dépanneurs, etc.).

Après la scission entre le GPRA et l’état-major, durant la période du cessez-le-feu, Boussouf cessa toute activité politi­que. Il laissa derrière lui des hommes formés et expérimentés auxquels Boumediene fît appel pour édifier les assises de l’Etat algérien. Comme disait un économiste du XVIIIe siècle : « Il n’y a pas de richesse que d’hommes. » « L’homme est un capital vivant », disait également Karl Marx.

Brahim Lahrèche (dit Ghani)Ex-cadre du MALG

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Introduction

« Il faut de grandes parties pour composer un grand tout : et il faut de grandes qualités pour faire un héros. Une intelli­gence étendue et brillante semble devoir occuper le premier rang entre ces qualités. Tel est le sentiment de ceux qui passent pour avoir plus creusé dans la nature de l’héroïsme. Et de même qu’il n’est point, selon eux, de grand homme qui n’ait cette intelligence, ils ne la reconnaissent aussi dans qui que ce soit, qu’ils ne le qualifient un grand homme. De tous les êtres qui frappent nos sens en ce monde visible, ajoutent-ils, le plus parfait est l’homme ; et dans lui, ce qu’il y a de plus relevé, c’est une intelligence vaste et lumineuse, principe de ses opérations les mieux conduites et les plus surprenantes. Mais, de cette intelligence, de cette perfection comme fondamentale, naissent deux qualités, ainsi que deux branches qui sortent de la même tige. Un jugement solide et sûr, et un esprit tout de feu, sont ces qualités ; lesquelles attirent le nom de prodige à l’homme en qui elles se réunissent. » (Baltasar Graciàn, Le héros).

Militant au sein du PPA, de l’OS, du MTLD avant de faire partie du CRUA, Abdelhafid Boussouf prendra la direction de la Wilaya V où il mettra en place une organisation des plus rigoureuses, notamment avec la création des transmissions et des premiers noyaux des services secrets. Il fera également partie du CNRA, du CCE, du CIG avant d’être nommé minis­tre des Liaisons et Communications ; puis ministre de l’Armement et Liaisons générales. Un parcours constellé de faits d’armes, qui fera dire à ses contemporains que la carrière d’Abdelhafid Boussouf a été celle d’un révolutionnaire total

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qui a renié le principe selon lequel la colonisation semble un processus irréversible.

« C’était déjà la révolution plus que l’indépendance que cherchait Boussouf... La direction du département des liai­sons générales fit de lui, en 1958, le Fouché de la rébellion, mais un Fouché révolutionnaire comme Saint-Just et nanti de troupes comme Bonaparte. »' C’est ainsi que le décrivait Claude Paillat.

Abdelhafid Boussouf voulait la Révolution plus que l’indé­pendance. Son approche des faits plaide non seulement pour sa conviction d’une Algérie indépendante, mais aussi pour une Algérie post-indépendante, capable de relever les défis auxquels elle serait confrontée.

Afin de clarifier cette homologie de Claude Paillat, que nous serions tentés de prendre sous une couleur élogieuse - puis­que Boussouf, à lui seul, semble rassembler les vertus de trois grandes figures de la Révolution française - faudrait-il d’abord connaître Joseph Fouché et Saint-Just. Le premier était « l’un des hommes les plus puissants de son époque et l’un des plus remarquables de tous les temps, (il) a trouvé peu d’amour auprès de ses contemporains et encore moins de jus­tice auprès de la postérité...» Un homme qui, à un tournant du monde, a dirigé tous les partis et a été le seul à leur survivre, et qui, dans un duel d’ordre psychologique, a vaincu un Napoléon et un Robespierre. De temps en temps, sa silhouette encore traverse une pièce ou une opérette sur Napoléon mais, le plus souvent, sous la forme de charge sché­matique et banale d’un astucieux ministre de la Police, d’un ancêtre de Sherlock Holmes ; une description sans profon­deur confond toujours un rôle caché avec un rôle secondaire.

1) Claude Paillat, Dossiers secrets de l’Algérie (13 mai 58/28 avril 61), Presse de la Cité (1962).

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Mais Balzac a précisément fait sortir de l’ombre où il s’était complu cet homme qui fut le plus méprisé et le plus honni de la Révolution et de l’Empire. Il l’appelle « ce singulier génie », « le seul ministre que Napoléon ait jamais eu », puis « la plus forte tête que je connaiss » et ailleurs « l’un de ces personnages qui ont tant de faces et tant de profondeur sous chaque face, qu’ils sont impénétrables au moment où ils jouent et qu’ils ne peuvent être expliqués que longtemps après la partie. »

Pour Balzac, Fouché a « possédé plus de puissance sur les hommes que Napoléon lui-même ». Mais Fouché a su, comme il faisait de son vivant, « demeurer dans l’histoire une figure cachée : il n’aime montrer ni son visage ni ses cartes. Presque toujours il reste dissimulé au sein des événements, à l’intérieur des partis, derrière le voile anonyme de ses fonc­tions ; son action est invisible comme celle des rouages d’une montre ; et on réussit très rarement à saisir son profil fuyant dans le tumulte des faits et dans les courbes les plus accusées de sa carrière ».1

Quant au second, Louis Antoine Léon (de) Saint-Just, c’était également le fervent révolutionnaire qui a galvanisé les énergies. Un homme qualifié de « théoricien implacable du gouvernement révolutionnaire ». Dans son livre L’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France, Saint-Just y expose ses réflexions sur la Révolution française :

« Un homme révolutionnaire est inflexible, mais il est sensé, il est frugal ; il est simple sans afficher le luxe de la fausse modestie ; il est l’irréconciliable ennemi de tout mensonge, de toute indulgence, de toute affectation. Comme son but est de voir triompher la Révolution, il ne la censure jamais, mais il condamne ses ennemis sans l’envelopper avec eux ; il ne l’ou-

1) Stefan Zweig, Joseph Fouché, 1930.

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trage point, mais il l’éclaire ; et, jaloux de sa pureté, il s’observe quand il en parle, par respect pour elle ; il prétend moins d’être l’égal de l’autorité, qui est la loi, que l’égal des hommes et sur­tout des malheureux. Un homme révolutionnaire est plein d’honneur ; il est policé sans fadeur, mais par franchise, et parce qu’il est en paix avec son propre cœur ; il croit que la grossièreté est une marque de tromperie et de remords et qu’elle déguise la fausseté de l’emportement. Les aristocrates parlent et agissent avec tyrannie. L’homme révolutionnaire est intraitable aux méchants, mais il est sensible ; il est si jaloux de la gloire de sa patrie et de la liberté qu’il ne fait rien inconsidérément ; il court dans les combats, il poursuit les coupables. Sa probité n’est pas une finesse de l’esprit, mais une qualité du cœur et une chose bien entendue... J’en conclus qu’un homme révolutionnaire est un héros de bon sens et de probité. »'

Ces brefs aperçus sur ces deux figures pourraient, a priori, nous dévoiler quelques facettes de cette race des hommes de l’ombre ; ces révolutionnaires qui, dans le feu de la Révolution, ont su mettre la main à tout et diriger leur époque.

Cependant, si, en préambule, cette particularité corréla­tive, avancée par Claude Paillat, nous situe quelque peu sur la catégorie révolutionnaire de Boussouf, que seuls les acteurs en question pourraient confirmer, elle ne saurait aucunement occulter ses autres traits de caractère dont la grammaire symbolique demeure assez significative et révé­latrice à biens des égards. Aussi, loin de toute intention dithyrambique, nous en brosserons, dans cette introduc­tion, un portrait qui ne reflète, en fait, qu’une brève syn­

1) Louis Antoine Léon (de) Saint-Just (1767-1794), L’Esprit de la Révolution et de la Constitution de France (rédigé en 1790, publié en 1791).

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thèse des témoignages recueillis. Des qualités que le par­cours de ce révolutionnaire ne saurait dénier et que nous découvrirons tout au long de cet ouvrage.

De fait, l’ensemble des règles du langage de cette personna­lité nous dicterait beaucoup de traits qu’il faudrait peut-être dévoiler afin de comprendre la complexité du personnage à travers son œuvre.

En découvrir le verbe, les compléments, les règles particu­lières, c’est découvrir la phrase individuelle telle qu’elle s’ins­crit dans ce grand livre de la Révolution : le grand livre de l’inconscient collectif.

Psychologue d’instinct et de formation, « Boussouf avait cette faculté de pénétrer les pensées. Il jugeait une situation ou un homme d’un seul mot, brillamment ciselé »1. C’était aussi « un fin observateur qui possédait cette aptitude à la vision rapide de l’univers »2. Son secret ? C’est surtout sa fidélité au profil du militant tel qu’il était décrit dans les fina­lités révolutionnaires du PPA et de l’OS. Le militant absorbé par l’intérêt national, plus que toute autre considération, fus­sent-elles familiales. Propos que nous appuierons par cette brève digression illustrant, en fait, ce militantisme nourri d’un idéalisme plein de panache et de magnanimité. Si Boussouf a été l’un des hommes les plus renseignés de la Révolution, il n’en demeure pas moins qu’il « n’apprendra le décès de sa mère qu’en 1960. Soit, deux années plus tard »3.

De par ses compétences, il a su créer un système cohérent avec une discipline cultuelle, voire même conventuelle. Rationaliste et pragmatique, il ne privilégiait le travail scienti­

1) Entretien avec le moudjahid Driss Belmekki, Oran, août 2008.2) Entretien avec , ex-cadre du MALG, Biskra, avril 2009.

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fique pour atteindre un but précis. « Boussouf a modernisé l’ALN », dira Brahim Lahrèche, ex-cadre du MALG.1.

L’autre face nous révèle un stratège doué d’un remarquable esprit de synthèse, d’organisation, de direction et d’initiative. Il avait cette faculté de résoudre les situations les plus complexes, tel que pourrait nous le révéler une citation assez galvaudée par les malgaches : « L’impossible n’existe pas chez Boussouf. »

A cet amour de l’effort, de la forme la plus concentrée don­née aux décisions de l’esprit, correspond aussi son aptitude particulière à l’humour, aux jeux de mots les plus éblouis­sants, aux aphorismes.

Homme déterminé et secret, il a impressionné ses contem­porains2.

Il était « la colonne vertébrale de la Révolution », dira de lui son compagnon de lutte Lakhdar Bentobal.

Quant à Abdelhamid Mehri : « L’Histoire ne doit pas seule­ment retenir de Boussouf qu’il était le concepteur et le père du MALG. Car il était aussi un grand homme politique et un grand responsable de la Révolution. »3 Autre révélation d’Abdelhamid Mehri confirmant la modestie de Boussouf : « Au moment où il devait mettre en place le tout nouveau ministère de l’Armement et des Liaisons générales, il m’a révélé qu’il se pas­serait du concours de ceux qu’il surpassait en connaissances pour ne faire appel qu’à ceux qui le dépassaient. »4

« Homme apparemment courtois et plein d’humour »5, de carrure puissante (1,78 m), au visage arrondi, des cheveux

1) Brahim Lahrèche, Algérie, terre de héros, imprimerie El Maâref, Annaba.2) Benjamin Stora- Zakya Daoud, Ferhat Abbas, une autre Algérie, Casbah

Edition.3) Abdelhamid Mehri, Le soir d’Algérie : 26e Colloque de Mila sur Abdelhafid

Boussouf.4) Mohamed Chafik Mesbah, Le Soir d’Algérie, juillet 2008.

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noirs coupés courts et des yeux masqués par des lunettes tein­tées, Boussouf donnait l’impression d’un personnage modeste... « Il avait marqué de sa forte personnalité la Wilaya V et il devait désormais jouer un rôle clé dans la direction du FLN... Ses opérations, bien que peu nombreuses pour donner l’impression que la wilaya était peu active, étaient minutieuse­ment préparées, et dépourvues de ce côté hasardeux qui avait eu ailleurs des conséquences désastreuses. Au contraire, Boussouf concentrait ses efforts sur la construction d’une impressionnante machine de guerre. »1

En tant que réformateur clairvoyant, pourvu de mille yeux, Boussouf a tout fait pour la mise en œuvre d’un projet de société, déjà préconisé dans l’ancien programme du PPA. A savoir la création d’une société algérienne indépendante et capable de s’assumer. « Il fut également l’homme précurseur, sous une autre forme que celle de l’Emir Abdelkader, de l’Etat dans sa dimension moderne. Les hommes formés ou qui ont servi sous sa responsabilité ont été le principal noyau d’enca­drement des institutions algériennes. »2

Près de 1500 cadres, selon Brahim Lahouassa3, ont été for­més à l’école Boussouf. Ce qui lui vaudra d’être comparé à Bonaparte qui disposait d’une armée d’environ 200 mille hommes.

Avec ces hommes de l’ombre, Boussouf a mené sa propre guerre face à un ennemi disposant d’un arsenal incommensu­rable à tous les niveaux. Il a su, à la manière d’un maître de jeu d’échecs, remporter la grande confrontation face aux services secrets français. Une partie où le système de renseignement et

1) Alistair Horne, Histoire de la guerre d’Algérie, Editions Albin Michel, 1980. Traduit de l’anglais par Yves Guerny en collaboration avec Philippe Bourdel.

2) Boudjemâa Haïchour, « Boussouf, l’homme du secret et de l’ordre », ig‘ Colloquesur Boussouf, Mila, décembre 1999.

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la détermination de l’armée secrète de Boussouf l’ont emporté sur les méthodes du SDECE et consorts, comme nous le ver­rons dans le dernier chapitre.

En définitive, quoiqu’on en dise, quoiqu’on en écrive, Boussouf, qui était « l’homme de l’ordre et de la rigueur, res­tera le plus secret et le plus énigmatique »1.

« Cet homme du secret qui a emporté avec lui beaucoup de vérités », comme le souligne un ex-baroudeur de la Zone 8, Wilaya V.2 Ces vérités qu’il gardera, jalousement, dans la froide terre pour rester lui-même un secret, quelque chose de crépusculaire qui oscille entre la lumière et l’ombre ; un visage qui ne se dévoile jamais entièrement. Et c’est précisé­ment pour cela qu’il suscite toujours et sans cesse le jeu de la recherche. Ce jeu qu’il a si magistralement pratiqué et qu’on essaie de découvrir, d’après des traces légères et fugaces d’une vie tortueuse et, d’après son destin changeant, l’essence spiri­tuelle de celui qui fut l’un des hommes les plus puissants et des plus remarquables de la Révolution. Seuls, ceux qui l’ont côtoyé ont vu de la grandeur dans cette figure originale, juste­ment parce que, eux-mêmes, ont été élevés dans cette école de la clandestinité et de l’effacement.

Boussouf était, donc, cette « boîte noire de la Révolution », comme le résume si bien Brahim Lahouassa, ex- cadre du MALG.

Par ailleurs, dans l’histoire, les idées ne sont pas décisives ; mais ce sont les actes. Cependant, « l’écriture historique pose toujours cette problématique où l’exploration est triplement conditionnée par l’existence même d’archives consultables, par la faisabilité technique du travail de chercheur dans la

1) Boudjemâa Haïchour, op. cit.

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fabrique de l’histoire et par la neutralité déontologique de l’historien dans une écriture du secret », note Olivier Forcade.1

Ainsi, fautes d’archives - condition objective d’un tel essai d’écriture -, tout ce que nous pouvons avancer de l’Histoire reste discutable et ne reflète que des témoignages - consti­tuant « des archives vivantes »2, mais qui ne sont pas infailli­bles - qui nécessitent un croisement avec un autre fond d’ar­chives.

Ces archives, gardées jalousement pour plusieurs considé­rations, auraient permis un regard raisonné et critique sur une « gestion » de la Révolution ; sur des vérités cachées, sti­mulant, à tort et à travers, toutes sortes de spéculations et d’accusations instrumentalisées à de multiples desseins pour atterrir, enfin, sur « l’histoire du complot », sous ses mani­festations réelles et fantasmées.

Pour un premier essai, nous essayerons de présenter cet homme, qui a écrit l’un des feuillets les plus étoffés du livre de la Révolution, à travers des témoignages auxquels la présente étude doit la plus grande partie de ses matériaux.

1) Olivier Forcade, La république secrète, Histoire des services spéciaux en Francede 1918 à 1939, éditions Nouveau Monde, 2008.

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CHAPITRE I

A l’école de la révolution

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« Les révolutions sont très souvent l’œuvre d’un petit groupe d’hommes décidés. »

Charles-Robert Ageron

Le 17 août 1926, Mohamed Boussouf voit le jour à Mila. Il portera, néanmoins, le prénom usuel d’Abdelhafid. Issu d’une famille d’agriculteurs aisés, Abdelhafid sera le dixième enfant de la famille et le premier à survivre. Sa mère avait perdu neuf enfants avant qu’il ne vienne au monde. Pour sa famille, il était le bon présage ; car il sera succédé par quatre frères et sœurs. Son père Khellil était imam et avait exercé la fonction de juge du FLN dans la Wilaya II.

Ses deux frères, Rachid et Abdelaziz, avaient été des militants dévoués à la cause nationale. Rachid était un moussebel. Dépêché par son frère Abdelhafid pour l’acheminement des armes vers la Zone II (plus tard Wilaya II), il utilisera les fonds de sacs de diverses marchandises pour accomplir ses missions. Arrêté par l’armée française en 1960, il subira le supplice de l’hélicoptère parce qu’il ne voulait rien avouer. On l’avait suspendu par les pieds et traîné de Mila à Chelghoum Laïd, Teleghma, pour le larguer à six mètres du sol sous les yeux des habitants de sa ville natale. C’était une manière d’impressionner et de terrifier les populations afin qu’elles abandonnent la lutte. Il avait porté les séquelles de cette forme de barbarie jusqu’à sa mort en août 2007.

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Quant à Abdelaziz, il transportait le blé de Mila vers les mon­tagnes d’El Milia. Arrêté également en compagnie de trois moudjahidine, il sera interrogé ; mais faute de preuves compro­mettantes, il sera relâché. Suite à cela, il part en France où il tra­vaille dans une usine à Grenoble. Il active parallèlement dans les cellules FLN de la Fédération de France. En 1961, lors des opéra­tions organisées par le FLN, visant à porter la guerre en France, il participe au sabotage d’une cuve de l’usine. Recherché, il fuit en Allemagne où il poursuivra son militantisme jusqu’à l’indé­pendance. Il décède en 2001 à Mila.

C’est ainsi que cette famille aisée avait renoncé à cette vie luxuriante au profit de la patrie, à l’instar de beaucoup de militants qui ont octroyé tous leurs biens à la Révolution.

Comme la plupart des enfants algériens, Abdelhafid fréquente l’école coranique avant l’âge de six ans. Il se rend régulièrement chez le cheikh Si Saâd Boussouf, un membre de la famille. A six ans (et non huit comme avancé dans certains écrits), il rejoint l’école française. Au moment où cette dernière tentait vainement de lui enseigner que ses ancêtres « étaient des Gaulois », le jeune Abdelhafid feuilletait déjà les livres d’histoire sur la résistance algérienne. Son père Khellil avait déjà une bibliothèque assez fournie en documents historiques et théologiques.

A dix ans, il est déjà absorbé par les épopées de l’Emir Abdelkader, El Mokrani, Cheikh Bouâmama et Fatma N’Soumer. Un jour, son père le questionne sur l’intérêt de ses lectures, le jeune Abdelhafid lui rétorque : « Je veux savoir pour­quoi toutes ces révolutions n’ont pas réussi. »'. Un enfant de dix ans qui s’intéresse déjà à ce pan de son identité est chose rare ; mais dans le cas de Boussouf, cela pressent déjà sa maturité précoce et son intérêt vis-à-vis de la situation du peuple algé­rien. En dépit de son intérêt pour tout ce qu’il apprenait à l’école

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française, il manifestait ouvertement sa fierté d’être arabe, fût-il en présence de ses instituteurs. A l’un de ses instituteurs qui haïssait la langue arabe, il rétorquera ironiquement : « Monsieur, il (camarade de Boussouf) rit en arabe. »1

Donc, assez jeune, Boussouf semble déjà définir son scéna­rio et sa position de vie. Deux concepts fondamentaux pour saisir respectivement sa dynamique intrapsychique et inter­personnelle ainsi que sa dynamique existentielle à partir de laquelle il avait construit son identité de façon cohérente avec son histoire.

Si son scénario repose sur ce choix de la résistance à l’occu­pant, renforcé par les principes que lui inculquait son père - qui faisait déjà partie de cette race militante -, et justifié par les événements, aboutissant à une fin prévisible et choisie, sa position de vie se définira par la manière fondamentale et constante à partir de laquelle il se situera face à lui-même et face aux autres. La mise en évidence de sa position de vie est un élément déterminant dans le traitement de son scénario, car, selon les principes psychologiques, chaque état du moi peut avoir deux fonctions : celle de direction ou de contrôle et celle d’action ou d’expression ; ainsi l’individu parvient-il à un comportement optimum quand il peut donner à son « adulte » la direction et le contrôle de sa vie. Si l’on prolonge cette réflexion au stade « adulte », on pourra également avan­cer que ce dernier est constitué d’un ensemble complexe d’in­formations acquises par la perception et les sens. Il représente la vie telle qu’elle a été expérimentée par la personne, en ter­mes de pensées, de sentiments et de comportements avec les conclusions logiques qu’elle en a tirées. Cela se manifeste cha­que fois que la personne pense, sent et agit de manière cohé­rente avec la situation du moment.

1) Expression galvaudée par les anciens Mileviens.

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Aussi, dès son jeune âge, Boussouf se distinguera par son zèle à l’étude, sur les bancs de l’école, et par sa modestie et son sens du leadership, comme le note son camarade d’enfance Mohamed El Mili, fils du cheikh M’Barek El Mili de l’associa­tion des Oulémas musulmans : « J’avais connu Boussouf à l’école primaire de Mila. A cette époque, il me dépassait déjà de trois niveaux. Contrairement aux autres élèves, il se distinguait par son patriotisme et son militantisme précoce. Il profitait des moments de récréation pour nous apprendre des chants patrio­tiques. Il avait déjà cette allure de leader. »1 C’est aussi cet élan patriotique précoce qui le mènera au PPA avant même d’obte­nir son brevet élémentaire. Dans sa ville natale, « il avait consti­tué quelques cellules de militants avec lesquels il se réunissait dans sa maison, sise dans le vieux Mila, qui avait servi, plus tard, de refuge pour certaines figures révolutionnaires et politi­ques dont Amar Benaouda et Zighoud Youcef »2.

Lors des événements du 8 mai 45, Boussouf manifestera sa colère à l’instar de ceux qui ont condamné les répressions san­glantes de Sétif, Guelma et Kherrata. A ce sujet, les témoignages divergent. Certains avancent qu’en « compagnie de Slimane Bouaroudj ils ont déchiré les drapeaux français qui décoraient la ville de Mila à l’occasion de la victoire alliée sur l’Allemagne nazie »3. D’autres, en revanche, témoignent qu’à cette occasion « Boussouf, accompagné de quelques copains de son quartier, saccagèrent le poste de gendarmerie de Mila à coups de pierres. Le brigadier chef Bordas entama des recherches pour découvrir cet acte de « vandalisme ». Quand il identifia Boussouf, il hésita à le punir à cause de l’intervention de certaines personnalités locales proches des Boussouf et influentes dans la région »4.

1) 26e colloque sur Boussouf, Mila, décembre 2006.2) Entretien avec la sœur de Boussouf, op. cit.3) Témoignage du moudjahid Mostepha Zoubir Kara, cité par A. Mokrani et

Mezhoud in Abdelhafid Boussouf.

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Donc, avant de quitter son berceau natal, le jeune Abdelhafid porte déjà les germes du futur révolutionnaire nourri à la source, dans un milieu propice à l’épanouissement de son militantisme.

Du PPA à l'OS

Après l’obtention du brevet élémentaire à Mila, il part à Constantine pour poursuivre ses études au lycée Rédha- Houhou (ex-lycée d’Aumale) où, d’ailleurs, il obtiendra son bac. « Contrairement à ce qu’affirment certains, il n’a jamais travaillé dans un dégraissage, ni comme livreur ou comme instituteur. Il était, par contre, engagé dans les scouts musul­mans avec lesquels il effectuait des randonnées à Mila, Ferdjioua et autres localités », affirme sa sœur.1

A seize ans, il a déjà sa charge militante au sein du PPA avant de devenir un membre actif de l’OS (Organisation Spéciale). À partir de ce jour-là, Boussouf, le caméléon, adopte la couleur de la clandestinité. Là où l’on acquiert, dans l’ombre, l’intelligence des choses et de l’influence sur les évé­nements, sans être contrôlé. Qui se tient caché demeure inté­rieurement libre, dit-on.

La clandestinité est une dure école, mais c’est une école où l’on apprend bien : elle pétrit de nouveau et concentre la volonté du faible ; elle rend résolu l’homme indécis et accroît la fermeté de celui qui en avait déjà. La clandestinité est tou­jours, pour l’homme véritablement fort, non pas une diminu­tion, mais une augmentation de force.

Grâce à sa réserve subtile, Boussouf se distinguera égale­ment par cette puissance créatrice du destin qui élève l’homme dans la clandestinité et qui, sous la dure contrainte

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de la solitude, concentre à nouveau et d’une manière diffé­rente les forces ébranlées de l’âme. Cette forme d’exil que les artistes n’ont toujours fait qu’accuser, comme une interrup­tion apparente de l’essor, comme un intervalle sans utilité, comme une cruelle rupture. Mais le rythme de la nature veut ces césures violentes. Ainsi, dans l’écoulement des événe­ments, il devient le pôle permanent. Seule l’interruption, cette « coupure » du monde extérieur, cette clandestinité donne un nouveau ressort et une élasticité créatrice. Seul le malheur procure une vision large et profonde des réalités de ce monde. Seuls les revers donnent à l’homme sa pleine force d’attaque.

Le génie créateur, surtout, a besoin, de temps en temps, d’une telle solitude forcée, afin de mesurer, de la profondeur du désespoir, l’horizon et l’étendue de sa véritable mission.

Cette « première structure spécialisée allaient former donc des hommes avec des conceptions et des méthodes mieux adaptées à l’action révolutionnaire efficace.

Par la fonction qui lui a été assignée, elle devait constituer une sorte de creuset et forger des militants capables, le moment venu, de passer à l’action. C’était le « commando » fer de lance.

L’organisation générale s’articulait sur les 3 structures dis­tinctes, celle de l’OP (PPA illégal), du MTLD, mouvement légal, et de l’OS clandestine. L’OP constituait dans l’ombre l’organisation centrale. Elle incarnait la continuité à travers toutes les péripéties de la répression et les adaptations de la lutte politique. C’est là que se formaient les militants et se développait la conscience révolutionnaire.

C’est bien cet aspect qui revêtait une grande importance et non pas uniquement l’aspect militaire de l’OS »1.

1) Ahmed Mahsas, Le mouvement révolutionnaire en Algérie de la Première Guerre mondiale à 1954, éditions l’Harmattan, 1979.

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Derrière les murs du cloître, dans l’isolement le plus strict, cet esprit singulièrement souple et inquiet acquiert et mûrit sa maîtrise psychologique. Pendant des années, il ne lui est per­mis d’agir qu’invisiblement. En flairant le vent, Boussouf sent, au même titre que les partisans de la lutte armée, qu’une tem­pête va souffler sur le pays et que la politique gouverne le monde : entrons donc dans la politique !

Les nuits constantinoises, il les passe en compagnie des militants du PPA, dans les maisons de la vieille ville : Souika, Rahbat Essouf, Sidi El Djliss, etc. C’était là le fief de la résis­tance depuis sa naissance jusqu’à l’indépendance. Le dédale de ruelle de cette vieille ville opprimée offrait maintes oppor­tunités de refuges à l’inverse de la ville coloniale. L’ensemble des militants s’attelle donc à la rédaction de tracts, que Boussouf distribuera à Mila, pour être collés dans tous les coins et recoins de la ville.

Cette école révolutionnaire « éduquait également ses mem­bres pour en faire des hommes capables de tous les sacrifices, prêts à toutes les formes d’action que nécessitait la libération du pays... En sus du développement de la conscience révolu­tionnaire, le militant devait faire preuve de rigueur dans l’ap­plication des principes organiques et politiques. L’abnégation, la discrétion, l’action et l’efficacité étaient quelques-unes de ses caractéristiques »1.

Et c’est en compagnie de grands révolutionnaires, tels que Mohamed Boudiaf, Larbi Ben M’hidi, Rabah Bitat et d’autres éminentes figures du PPA, que Boussouf s’engagera dans la vraie lutte politique. Il se formera dans les tempêtes et s’élè­vera à la hauteur d’où les hommes profonds savent voir l’ave­nir en jugeant le passé. Il se formera dans cette école dont « le

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caractère découlait de l’objectif prioritaire de la libération nationale et non pas de la lutte des classes, au sens qu’on lui donne dans les pays développés. Les conditions créées par la domination et la colonisation étrangères, le niveau d’évolu­tion et le caractère de la société algérienne, ses aspirations les plus profondes, imposaient une conception de lutte spécifi­que. Celle-ci devait passer tout d’abord par un effort de struc­turation de tout le peuple et une mobilisation de toutes les for­ces disponibles, condition de la libération nationale.

L’indépendance nationale constituait une étape et un moyen pour procéder aux changements sur les mêmes plans auxquels aspiraient les masses populaires... Le peuple algé­rien, placé sous l’emprise directe de l’impérialisme et du colo­nialisme, choisissait une autre voie ; celle que lui permettaient ses possibilités les plus extrêmes pour accéder à l’indépen­dance nationale. Ce qui ne signifiait point que les problèmes sociaux, économiques étaient négligés »1.

Passant, ainsi, du PPA à l’Organisation Spéciale, Boussouf assimilera beaucoup de choses, qui serviront infiniment sa carrière révolutionnaire; et avant tout, la technique du silence, le grand art de la dissimulation, la maîtrise dans l’ob­servation et la connaissance des âmes. Elevé dans la clandes­tinité, il apprendra lentement et silencieusement à étudier les hommes, les choses, les intérêts de la scène politique ; il péné­trera le monde du secret et du renseignement à un moment où ni ses anciens ni ses nouveaux collègues ne soupçonneront l’ampleur de son génie purement révolutionnaire, juste dans toutes ses prévisions, et d’une incroyable sagacité.

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Première trahison

1950. L’OS est démantelée, en dépit d’une organisation rigoureuse et d’une maîtrise impeccable des règles de la clan­destinité qui ont, à maintes reprises, permis à ses militants de tromper la vigilance de la police française. « Les RG français, dirigés par le commissaire Costes, bénéficieront hasardement des services d’un ex-membre de l’OS. Le Deuxième bureau confirme que c’est à Tébessa que Khiari, membre de l’OS, mis à l’index par ses supérieurs, livre tout à la police. »'

« À Oued-Zénati, puis à Annaba (ex-Bône) et dans les autres villes d’Algérie, les principaux chefs de l’OS sont arrêtés. Les syn­thèses d’avril et de mai 1950 contiennent des informations com­plémentaires sur ce qu’on appelle alors « le complot PPA ». C’est seulement à cette époque que les SR s’intéressent à l’attentat de la poste d’Oran, par recoupement, commis un an plus tôt par Ben Bella, avec la complicité d’Aït Ahmed et du député MTLD, Mohammed Khider. Il s’agissait de renflouer les caisses de l’OS avant de passer à la lutte armée. Ce « hold-up » de 3 070 000 francs figurait dans la rubrique des faits divers. C’est en 1950 que les SR considèrent Ahmed Ben Bella comme le chef le plus dan­gereux des « activistes » algériens. En juin, l’organisation du « complot PPA » commence à être analysée et le Deuxième bureau découvre l’existence d’une « armée secrète » disposant d’armes - mitraillettes, pistolets, chargeurs, matières explosives, détonateurs, grenades -, d’instructions sur le sabotage et la gué­rilla, et même d’un poste radio émetteur-récepteur saisi à Alger. L’OS n’est pas encore clairement nommée, mais ses forces sont estimées entre 500 et 1000 hommes. »2

1) Service historique de l’armée de terre, SHAT,*1 H 3399 ; et CAOM, *81 F 781, citépar Jauffret Jean-Charles dans Le nationalisme algérien vu par les services de rensei­gnement français : l’œil du cyclone (1946-1954).

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Autre bévue, par reconduction du schéma de l’insurrection de 1945, le Deuxième bureau croit que les principaux artisans de cette « armée secrète nationaliste » sont « les scouts musulmans »1.

De même, n’est pas perçu le débat interne au sein du MTLD-PPA dont les partisans de l’action directe, ceux de l’OS, sortent minoritaires ; et ce après la première crise dite « ber- bériste » remontant au mois d’août 1948 et qui perdure en 1949. Il est vrai que cette crise2 a pour résultat l’éviction ou la mise sous contrôle de nombreux Kabyles de l’OS et du parti de Messali Hadj.

Ces dissensions internes expliquent l’isolement des membres de l’OS et leur curieux système de défense lors de leur procès en1951. En juin, à Bône, les 135 inculpés du PPA3 - on ne dit tou­jours pas OS - sont jugés à huis clos, procédure d’exception qui n’étonne pas l’ensemble de la presse pour un procès politique. Les archives militaires ont conservé de très nombreux docu­ments, dont la plupart des comptes rendus d’audience. Le témoi­gnage d’un des avocats, maître Kiouane, recueilli par Patrick Eveno et Jean Planchais4, se trouve confirmé : pour faire de ce procès celui des brutalités policières, les inculpés nient l’exis­tence de l’OS et dénoncent le « complot colonialiste ». Ce sys­tème de défense cherchant à éviter la lourde accusation d’at­teinte à l’intégrité de l’État ne peut éviter un verdict sévère pro­noncé le 23 juin : la moitié des inculpés écope de trois à dix ans de prison ferme, plus de lourdes amendes et de dix à six ans d’in­terdiction de séjour et de droits civiques5.

1) Deux organismes sont étudiés : les Scouts musulmans algériens (SMA) d’obédience PPA, et les boys scouts musulmans algériens (BSMA) d’obédience UDMA. Op. cit.

2) Voir sur cette question Benjamin Stora, Histoire de l’Algérie coloniale, 1830-1954. Paris, La Découverte, 1991,130 p., p. 111 ; et Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, 1954-1962. Paris, Fayard, 2002, 814 p., p. 98. Jauffret Jean-Charles, op. cit.

3) Voir compte rendu d’audience, document annexe4) Patrick Eveno et Jean Planchais, La guerre d’Algérie, Paris, La Découverte - Le

Monde, 1989, 426 p., p. 36-38. Jauffret Jean-Charles, op. cit.5) SHAT, 1 H 2892.

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Dans ce tumulte de condamnations, Boussouf écope d’une condamnation de quinze ans par contumace au même titre que Larbi Ben M’hidi1.

Sur un autre plan, les services de renseignement français, dont l’erreur était de croire à leur infaillibilité, s’intéressent particulièrement au procès des 66 membres de l’OS jugés en mars à Blida. Mais quatre jours avant le verdict, deux des principaux responsables de l’OS, Ben Bella et Ahmed Mahsas, s’évadent. L’effet en est immédiat : à Blida, une tentative de mutinerie est brisée le 20 mars2.

Le Deuxième bureau note pour la première fois l’impor­tance de la délégation extérieure du PPA-MTLD au Caire, dès lors qu’Ahmed Ben Bella en devient le chef, aux côtés de Mohammed Khider, de Hocine Aït Ahmed et d’autres respon­sables de l’OS. Pour les SR français, plus qu’une représenta­tion chargée de la propagande et des relations avec l’étranger, la délégation extérieure est perçue comme un noyau de dan­gereux activistes préparant une action armée.

A Blida, le capitaine Sant, des AMM, alerte ses chefs, le 17 juillet, sur un possible coup de force armée du PPA en vue de s’emparer des armes de la garnison enfermées dans la pou­drière3. Tous ces signes avant-coureurs dénotent une nette impatience et préfigurent certaines actions entreprises le 1er novembre 1954. Certes, l’ordre règne malgré tout en Algérie, mais bien des ingrédients sont à présent réunis pour favoriser l’action résolue. Les SR perçoivent une radicalisation du mouvement nationaliste, et ce à partir d’octobre 1953.

1) Abdelkrim Hassani, colloque de Laghouat consacré au moudjahid Omar Tlidji.2) SHAT, *1 H 3400, Jauffret Jean-Charles, op. cit.3) Rapport mensuel d’information, division de Constantine, 31 août 1953 : SHAT,

*1 H 3400. Jauffret Jean-Charles, op. cit.

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« Eduquer de fortes organisations politiques ! Ce n’est plus de cela qu’il s’agit, mais de la façon dont il convient de faire l’éduca­tion et de l’achever », disait Lénine dans Que faire ?. Cette édu­cation politico-militaire était également basée sur la continuité du mouvement à faire proliférer ses idées au sein des masses en vue d’un objectif longtemps espéré, en l’occurrence la lutte armée. « La formation et la détection, parmi les militants, de ceux qui étaient aptes à gravir les échelons de la responsabilité étaient également l’une des tâches auxquelles s’attelait-on avec rigueur et délicatesse. Ainsi, à travers ce travail clandestin, on œuvrait à la formation d’une structure forte et à l’abri des indis­crétions en procédant au cloisonnement continu. »‘

Skikda

C’est l’une des missions dont Boussouf s’acquittera en tant que chef de daïra à Skikda. Un poste qu’il occupera jusqu’à la fin 19522, selon Mohamed Harbi : « Pour entraver la vente de notre journal, l’Algérie libre, qui avait pris la suite d’Al Maghreb al arabi, la police exerçait une pression constante sur les diffuseurs. A Collo, Amar Boukikaz fut arrêté avec une cinquantaine d’exemplaires du journal. A Skikda, le 24 octobre1952, Messaoud Guedroudj fut arrêté avec 1 100 exemplaires de l’Algérie libre en sa possession. Le chef de la daïra à l’époque, Abdelhafid Boussouf, condamné par contumace pour sa participation à l’organisation paramilitaire du MTLD, ordonna une riposte immédiate. Une manifestation fut organisée. »3

1) Ahmed Mahsas, op. cit.2) Seul Mohamed Harbi situe la présence de Boussouf à Skikda, en 1952, alors que

plusieurs sources avancent que Boussouf a été affecté en Oranie, en 1950, en compagnie de Larbi Ben M’hidi et Benabdelmalek Ramdane.

3) Mohamed Harbi : Une vie debout (Mémoires politiques T1, 1945-1962), Casbah Editions, 2001.

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Marqué par la personnalité de Boussouf, Mohamed Boudekhana, l’un des militants du PPA qui ont préparé les manifestations du 8 mai 45, à Skikda, raconte : « Nous avons connu Boussouf au temps de l’OS. Il avait une forte personna­lité. C’était un homme surprenant. Une fois, il nous avait rendu visite en tenue de mendiant. Je me rappelle bien sa djellaba rapiécée, son vieux chapeau de paille et son attitude relâchée, au café d’un certain Tebbouche. C’était son mot de passe. Suite à cette visite, nous avions tenu, le soir-même, une réunion dans l’écurie de M. Blanchet située près de la gare Berrani, actuellement gare Mohamed-Boudiaf. Ce colon m’employait comme pompiste et m’avait confié les clés de son écurie pour l’entretien de ses chevaux de course.

A chaque occasion, on changeait de lieu de réunion. Sur ce plan, Boussouf était très méticuleux. Il avait la passion du détail. En compagnie des responsables, il se présentait à visage découvert ; alors qu’en présence de la masse militante, il se paraît toujours d’une cagoule. C’était là l’une des pres­criptions de l’OS afin que ses cadres ne fussent pas sujets à une quelconque identification de la part de probables indica­teurs à la solde de la police coloniale. »l

« Boussouf avait cet art de l’effacement, de disparaître pour quelque temps avant de revenir au moment où il est le moins attendu. Il se distinguait par une discipline de fer, presque Spartiate, et une faculté de cacher sa vie privée et ses senti­ments personnels. »2

Cette méfiance spontanée dont se caractérisait Boussouf, et qui l’avait accompagné tout au long de son parcours révolu­tionnaire, s’expliquerait, en partie, par la découverte et le démantèlement de l’Organisation Secrète. « Pour ce qui est de

1) Entretien avec Mohamed Boudekhana, ex-militant du PPA, Skikda, mars 2008.

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l’instruction militaire, ajoute Boudekhana, elle avait lieu tou­tes les fins de mois à Sidi Ahmed, les militants y allaient par groupes séparés, et c’étaient les montagnards qui nous gui­daient vers des lieux discrets... Parfois, Boussouf nous rendait visite en compagnie d’autres responsables tels que Mohamed Boudiaf, Mohamed Belouizdad et Lakhdar Bentobal. Parmi les miltants qui l’assistaient à Skikda, il y avait Aïssa Boukerma, Haouès Boukadoum, Chadli El Mekki, Ammar Kanara, Salim Brahim, Saâdi Salah, Zerrouk Amar, Salah Bensfitah, Salah Laouedj et d’autres militants.

Avant son départ définitif, Boussouf m’avait rendu visite à la station d’essence de Blanchet, où je travaillais, pour me faire ses adieux sans pour autant me préciser sa destination. Il était accompagné de Haouès Boukadoum, Salah Bensfitah et Amar Kanara. Ce jour-là, j’avais un stylo dont la plume était en or. Comme Boussouf était un homme raffiné, et de surcroît un vrai intellectuel, je le lui avais offert en guise de souvenir. C’était là notre dernière entrevue. »'

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CHAPITRE II

En attendant l’heure «H»

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Si Lahbib

Après le démantèlement de l’OS, Boussouf est recherché par la police coloniale au même titre que Ben M’hidi, et Benabdelmalek Ramdane. « Les trois militants de l’OS sont alors mutés par le parti en Oranie, une région où ils sont peu connus. Dans cette nomination, le rôle de Boudiaf a été important. »1 Les trois militants s’occuperont respectivement des daïras de Tlemcen, Sidi Bel Abbès et Mostaganem. C’est là l’un des principes stratégiques de l’Organisation : la mobilité et le strict respect de la clandestinité.

Boussouf entame la prospection du terrain. Ce n’est pas sans raison qu’on le verra dans la forêt de Beni S’nous sous l’appa­rence d’un berger en compagnie de Mohamed Rouaï2.

Cette région se caractérise par ses bois touffus. Sa vallée avait constitué un poste avancé de l’empire romain, comme en témoi­gnent les vestiges de la chapelle de fortin qui date de l’époque de saint Augustin. La région de Khémis était également connue pour avoir servi comme lieu d’hébergement aux savants, com­merçants et autres personnes de passage. De ce fait, les étrangers passaient toujours pour des passagers et n’éveillaient aucun soupçon. Le lieu et le terrain étaient donc propices pour Boussouf et ses pairs afin de mener discrètement leur travail de sensibilisation et de préparation de la lutte armée.

1) Jean-Charles Jauffrey et Maurice Vaïsse, Militaires et guérilla dans la guerred’Algérie, Editions Complexe, 2001.

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Quelque temps suffiront à Boussouf pour sillonner toute l’Oranie. Ces années passées dans l’ombre, lors de sa forma­tion au sein de l’OS, n’ont pas été perdues pour lui, car il a infi- niment appris lui-même tout en professant.

Belmekki Driss, alias Benahmed, l’un de ses premiers com­pagnons dans cette région, raconte : « J’ai connu Boussouf en 1953 à Béni S’nous. Il s’appelait Si Lahbib et fréquentait la grande mosquée de Khémis avec d’autres talebs. Toute l’équipe apprenait le Coran à la mosquée. »1

Driss était un enfant de Khémis (Beni S’nous). Son aven­ture commencera avec Felisola Chariot, un pied-noir de la ville de Tlemcen, fervent chasseur qui fréquentait régulière­ment la forêt de Béni S’nous. Ce dernier demande à Driss, âgé alors de huit ans, de l’aider à ramasser le gibier. Le jeune mon­tagnard qui était plus rapide que le chien de chasse émerveille Felisola. Sur le coup, il adopte l’enfant et le prend avec lui à Tlemcen. Le jeune Driss ne quittera pas l’atelier de la rue Pomaria, où il apprendra la chaudronnerie. C’est là qu’il acquerra les compétences nécessaires qui lui permettront par la suite de travailler à Saint-Etienne (France), en 1947. En 1948, il part en Allemagne. A Hambourg, il fait la connais­sance de Laoeur, un artificier allemand qui avait servi dans l’armée hitlérienne et haïssait les Français. L’amitié s’installe entre les deux hommes. Laoeur apprendra à Driss le métier d’artificier.

En 1953, Driss retourne en Algérie. A Maghnia, il rencontre Boussouf avec lequel il confectionnera des bombes et des tor­pilles bengalore2. Djorf Enhal dans les Monts de Béni S’nous devient alors sa fabrique clandestine de bombes artisanales que Boussouf récupérera au fur et à mesure pour les remettre

1) Belmekki Driss, op. cit.2) Voir en annexe la correspondance du colonel Lotfi à Driss.

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à son tour, à un certain Boumediene Malamane, agent de liai­son. « Les bombes étaient dissimulées dans des paniers, recouvertes de paille et d’œufs. Malamane devait les remettre à Mounir Dib, commerçant à Tlemcen près de la tour d’Agadir. Ce dernier, qui était responsable du stockage, sera par la suite arrêté et tué par les forces coloniales. »

De l’aveu de ses compagnons d’armes, dans la nuit du 27 au 28 avril 1958, accompagné de Ahmed Benyahia dit Abdelwafï et de 32 autres moudjahidine, Driss détruira la caserne Kasdir, à Aïn Témouchent, à l’aide de 45 bombes qu’il avait lui-même fabriquées.

Le moudjahid Belmekki Driss, l’un des compagnons de Boussouf en 1953 (Béni S’nous).

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Bounouara

Boussouf l’avait surnommé le renard à cause de son intelli­gence et de sa ruse. M’hamed Belaïd Akki, alias Bounouara, était originaire du village du Kef. Il produisait du charbon de bois à l’insu des gardes forestiers, et qu’il vendait soit au mar­ché de Khémis, soit à Maghnia. Comme tous ceux des généra­tions d’avant l’indépendance, qui avaient milité très jeunes dans le mouvement national, et à force d’agir dans le secret et la clandestinité, en plus de leur foi inébranlable, Bounouara avait acquis un caractère d’acier.

Il était l’agent de liaison et l’homme de confiance de Larbi Ben M’hidi et ensuite d’Abdelhafid Boussouf au niveau du commandement général de la Zone d’Oran. Effectivement, c’était un homme très secret, très observateur et connaissant parfaitement le terrain et les hommes. Il était le seul à savoir où se trouvaient tel ou tel merkez et tel ou tel responsable, mais ne disait jamais rien à personne. Il était un homme fidèle et dévoué à ses chefs, rapporte Mohamed Lemkami1.

« En 1953, lors d’une visite d’inspection dans la région de Tlemcen, Boussouf est venu chez moi superviser les diffé­rents centres de la région. Ses visites se sont répétées à plu­sieurs reprises en compagnie de Larbi Ben M’hidi. Lorsque j’ai essayé de savoir comment s’organisait notre révolution et la manière de se procurer des armes et les moyens de communi­cation avec les moudjahidine, Boussouf a souri et m’a ques­tionné: - Quel est ton niveau ? Je lui ai répondu que j’étais un fellah. Il a alors repris : - Un fellah avec un tel niveau de réflexion? Et qu’en dirai-je de ceux qui ont un niveau d’ins­truction élevé ? La France doit préparer ses valises et partir », rapporte Bounouara2.

1) Mohamed Lemkami, Les hommes de l’ombre, ANEP, 2004.2) Témoignage Bounouara, émission ENTV.

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Souple comme une anguille

« Boussouf sait toujours se montrer à la hauteur de la tâche ou de la mission qui lui sont imparties. Placez-le devant la situation la plus difficile, il se tirera d’affaire. Donnez-lui le nœud le plus compliqué, il le défera. »1

Si pendant toute sa vie, Boussouf est parvenu à dominer cha­que nerf de son visage, s’il sait marcher d’un même pas furtif dans les lieux les plus surveillés et dans le tumulte des grandes agglomérations, c’est parce qu’il a appris pendant ses années de clandestinité l’incomparable discipline de la domination de soi.

Moralement, il appartenait à la race des êtres inébranla­bles. Voilà l’un des indices de sa véritable puissance. C’est der­rière la paroi impénétrable de son front que tout s’accumule et se détend.

Dans cette vie clandestine, il portera plusieurs pseudony­mes. « Lorsqu’il se déplaçait au Maroc, il se munissait d’un permis de conduire au nom d’Ahmed El Merrakchi et qui, contrairement à la carte d’identité, ne comportait aucune indication sur la nationalité. »2 « Parfois, il voyageait sous le nom de M. Armand. Il avait une réserve de cartes d’identité illimitée. »3 « Tel un caméléon, à chaque fois qu’il changeait de région, il se vêtait d’une djellaba locale pour passer ina­perçu. »4

Et Boussouf ne serait pas Boussouf si, ayant déjà été si sou­vent dangereusement cerné, il ne réussissait à passer à travers les mailles les plus serrées, par sa créativité et ses ruses. Propos que nous illustrerons par ces courtes anecdotes :

1) Driss, op. cit.2) Driss, op. cit.

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« Un jour Boussouf devait rencontrer les responsables de toute la région dans la forêt de Tafna. Seuls trois d’entre eux se sont présentés au rendez-vous. Les autres n’ayant pu se déplacer à cause de la surveillance étroite imposée par les forces coloniales, Boussouf décide alors d’aller à Ghazaouat pour tenir sa réunion. Pour cela, il fallait passer par Nedroma. A l’entrée de la ville, il y avait une caserne et un barrage fixe. Boussouf était accompagné de Ahmed Mestghanemi, dit Si Rachid, Si Abdelkader et Abdelwahab Ould Moh Bellekhal qui conduisait la C4. Le groupe passe d’abord à Maghnia où Boussouf achète une bouteille de vin rouge dans un magasin d’alimentation tenu par Lakhdar Loghdas. A la sortie de Maghnia, il arrose ses deux compa­gnons pour faire croire qu’ils sont en état d’ébriété. Ensuite, il donne consigne au conducteur de ne pas s’arrêter au bar­rage de gendarmerie. Il fallait laisser le véhicule rouler une cinquantaine de mètres, sans pour autant accélérer; puis s’arrêter et faire marche arrière. Suite à quoi, le conducteur devait prétexter un problème mécanique ayant entraîné le manque de contrôle du véhicule. Arrivée à Nedroma, il fai­sait déjà nuit. Le chauffeur exécute les instructions et au moment où le véhicule s’arrête, Boussouf saute de la voiture et se faufile dans les jardins alentour. A ce moment, le conducteur fait marche arrière. Interrogé sur sa dérive, il expose ses arguments. On lui dresse un PV, puis on le ques­tionne sur ses deux compagnons en état d’ébriété. Il leur réplique, alors, qu’ils les avaient amenés à Oujda, pour boire et s’amuser. Vu sa sobriété, le conducteur est relâché. Poursuivant sa route, il récupère Boussouf qui contre vents et marées tiendra sa réunion. »1

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Autre situation qui nous révèle la créativité de Boussouf : « A Alger, lors des derniers préparatifs précédant le déclenche­ment de la Révolution, un indicateur a alerté les services de police sur la présence d’activistes. Les quartiers bouclés, Boussouf se vêt d’une soutane et fait de l’autostop. Croyant qu’il a affaire à un vrai curé, le commissaire en personne le prend dans sa voiture. En cours de route, les deux hommes discutent religion avant que le policier ne dépose Boussouf devant l’église avec tous les honneurs dus aux ecclésiastes. »1

Voilà, pour ainsi dire, deux coups de maître d’un meneur de jeu égal à lui-même, qui répétait souvent à ses compagnons cet aphorisme élémentaire : « Le combattant doit être féroce à l’image d’un tigre affamé, mouvant comme un papillon, insaisissable comme une anguille dans l’eau. »2

Oran

A Oran, Boussouf fréquente le cabinet du docteur Nekkache où il se réunit régulièrement avec les responsables de l’OS3.

Plus explicite encore, le témoignage de Mohamed Lemkami, ex-cadre du MALG : « Le commissaire local des scouts de Maghnia m’avait convoqué pour me demander d’al­ler à Oran faire un stage de secouriste dans le cadre du scou­tisme, organisé par le docteur Nekkache dans la Médina Jdida (ou village des nègres). Nous étions une bonne quarantaine à suivre ses cours. Ils étaient venus de toute l’Oranie. J’avais rencontré une connaissance qui faisait le même stage et qui était taleb à la mosquée de Khémis. C’était Si Lahbib. Il était

1) Entretien avec Tahar Kara (neveu de Boussouf), Constantine, décembre 2008.2) Ahmed Ouahrani, op. cit.

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cette fois-ci habillé à l’européenne. Il était gêné de me rencon­trer là. Comme les cours étaient donnés en langue française, je l’avais interrogé lui demandant s’il comprenait ou s’il avait besoin que je lui traduise. Il avait décliné l’offre me disant qu’il comprenait un peu. Sur le moment, je n’arrivais pas à nouer une conversation avec lui, car j’avais la nette impres­sion qu’il m’évitait. A la fin des cours, il s’enfermait avec le docteur (...) Quelques années plus tard, en entrant chez Bouamama, j’avais retrouvé Si Lahbib (...) Etaient également présents à ce dîner Bouziane El Mkaddem (Belahcen), Berkani dit Mourad, Cheikh Mimoun (Bouazza) et un jeune très blond, maigre, avec des yeux profonds et perçants que je n’avais jamais rencontré (c’était Houari Boumediène, l’ombre de Boussouf à l’époque). Je l’avais pris pour un légionnaire allemand déserteur, car, durant tout le dîner, il n’avait pas dit un seul mot. Personne ne me l’avait présenté.

A ma grande surprise, ce soir-là, j’avais découvert que Si Lahbib n’était pas un simple taleb étudiant le Coran comme les autres « moussafirine », mais un véritable chef de cette nouvelle ALN. Alors que je le connaissais depuis 1952 comme simple taleb à la mosquée d’El Khémis avec d’autres venant d’autres régions du pays et même du Maroc. Il fré­quentait quelques talebs originaires de Ouled Moussa. Il logeait parfois chez Berkani, l’un des premiers militants qui l’ont connu dès son arrivée en Oranie, et également l’un des premiers à s’engager dans la préparation de la lutte armée sous la direction de Larbi Ben M’hidi. Le connaissant ne par­ler que la langue arabe, le voilà qui discutait en français. Il avait bien caché son jeu. Au cours de cette rencontre, j’avais découvert qu’on ne l’appelait plus Si Lahbib, mais Si Mabrouk. Il avait tout de même fait semblant de ne pas me connaître et avait commencé à me poser une série de ques­tions, un véritable interrogatoire : avec qui je vivais à

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l’école, qui je recevais, qui me faisait à manger, qui je connaissais à Maghnia, à Tlemcen, à Oujda, que faisaient mes parents, mes frères et mes sœurs. »1

« La troisième tendance »

La machine bien huilée en ces années de préparation, le groupe de militants semble prêt à passer aux grandes manœu­vres. Boussouf coordonnera avec Larbi Ben M’hidi, Benabdelmalek Ramdane, Hadj Benalla et d’autres militants de la zone d’Oran. Des actions, en guise de préliminaires, sont menées çà et là.

« Le 15 octobre, une émeute a lieu dans la commune mixte de Nédroma, dans l’ouest oranais : un mort parmi les mani­festants et sept blessés dans les rangs des forces de l’ordre dont l’administrateur civil. Cet événement, somme toute mineur, est apparemment peu différent d’incidents similaires, telle l’attaque d’un commissariat en 1951 à Philippeville. Mais l’affaire de Nédroma marque une nouvelle radicalisation par l’agression directe des représentants de l’ordre pour se saisir de leurs armes. L’épreuve de force surgit un jour de marché à Nédroma à propos de la vente du journal interdit l’Algérie Libre. »2

De même pour le Deuxième bureau, il s’agit d’une émeute préméditée3. Les SR (Services de renseignement français) envisagent une reconstitution de l’OS en raison de l’organi­sation, qu’ils estiment nouvelle, de l’appareil du PPA clan­destin en cellules de cinq membres. Pour le SLNA (Service

1) Mohamed Lemkami, op. cit.2) Jean Vaujour, De la révolte..., op. cit., p. 88.3) SHAT, synthèse d’octobre, *1 H 3399,cité par Jauffret Jean-Charles, Le nationa­

lisme algérien vu par les services de renseignement français : l’œil du cyclone (1946-

1954).

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des liaisons nord-africaines), au lendemain de l’émeute de Nédroma, la région de la vaste commune mixte de Nédroma-Maghnia continue de donner des inquiétudes. Le 21 janvier 1954, à Djemaa-Sakhra, six gendarmes sont lapi­dés par des femmes ; cet incident inhabituel inquiète le colo­nel Schœn1. Pourtant, la justice s’est montrée ferme pour les auteurs de l’émeute de Nédroma : 26 condamnations à des peines de prison pour les hommes et des peines plus légères pour sept femmes. À noter, enfin, les manœuvres de grande envergure intéressant l’ensemble Oujda-Nemours entre le 2 et le 6 mars 1954. Elles engagent la presque totalité des unités opérationnelles de la 10e région militaire, dont des bataillons aéroportés, des chars et des troupes en garnison au Maroc. Ce déploiement de forces considérable, le plus important depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale en Algérie, est destiné à prévenir les trublions, certes, mais aussi les nationalistes marocains et l’Espagne, puissance amie de la Ligue des États arabes à cette époque2.

Il s’agit également de signifier aux alliés de l’OTAN que la France n’envisage aucunement de quitter l’Afrique du Nord, puisque pour la première fois, de façon théorique, est pris en compte l’usage d’une arme nucléaire3.

Une nouvelle étape est franchie dans l’insécurité le 30 novembre 1953 : le train Oran-Colomb-Béchar déraille à 78 kilomètres de cette dernière cité. Pour le Deuxième bureau, il s’agit bien d’un attentat dû aux extrémistes algériens, tandis que le colonel Pigeot, commandant du territoire d’Aïn-Sefra et donc proche du lieu du sabotage, y voit la marque de « terro-

1) SHAT, 1 H 1202. Jauffret Jean-Charles, op.cit.2) Une information en provenance du SDECE en date du 23 novembre et exploitée

par le Deuxième bureau de l’état-major de l’armée à Paris confirme cette analyse. SHAT, *carton non coté n° 504, EMA/3 bureau. Jauffret Jean-Charles, op.cit.

3) Sur les circonstances de ces manœuvres capitales, voir J.-C. Jauffret, La guerre d’Algérie par les documents..., op. cit., t. II, p. 562-574.

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ristes marocains » destinée à impressionner les populations locales au moment des fêtes du cinquantenaire de l’occupa­tion de Colomb-Béchar1.

Depuis l’affaire de Nédroma, les SR s’intéressent plus qu’auparavant aux échos de l’international en Algérie. Psychose due aux difficultés de la France au Maroc, en Tunisie et en Indochine, mais aussi soutien affiché de l’Égypte des officiers libres et bientôt du colonel Nasser. La radio La Voix des Arabes du Caire devient plus agressive envers la puissance coloniale française. Le compte rendu par le SNLA, du 3 au 9 décembre 1953, du voyage du cheikh Bachir El-Ibrahimi à Jérusalem, où il représente l’Algérie au Congrès musulman, est un signe de cette évolution2.

Ces agitations, qui ont caractérisé l’Ouest algérien comme le reste du pays entre 1953 et 1954, n’étaient pas le signe d’actes isolés mais, contrairement à ce pensaient les services français, planifiées par cette troisième tendance dissidente du PPA, et qui, en somme, réunissait les anciens membres de l’OS.

Deux faits historiques importants survenus en janvier 1954 permettent de mieux comprendre le 1er Novembre et la lente constitution de cette troisième force. Selon le Deuxième bureau de la division d’Alger, « le 8 janvier a lieu une décou­verte d’un grand intérêt. Les gendarmes de Tizi-Ouzou, enquêtant sur une agression dont a été victime un garde champêtre, arrêtent un certain Achachi qualifié d’« homme de main du MTLD ». Dans une grotte, les gendarmes trouvent de nombreux documents sur « une organisation clandestine »3. Les rapports trouvés dans la grotte sont rédigés par des « chefs de secteurs » à destination d’un mystérieux Si Ahmed.

1) SHAT, carton non coté n° 506, EMAT/2 bureau. Jauffret Jean-Charles, op.cit.2) SHAT, synthèse de décembre, 1 H 1202. Jauffret Jean-Charles, op.cit.

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Pour la DST, il s’agit d’éviter le passage de l’« agitation propa­gande » à la révolte armée. En mars, l’opération « Sirocco » commence en métropole à l’encontre des dirigeants nationa­listes algériens. Mais fruit de la guerre des services, le déca­lage entre la découverte de Tizi-Ouzou et les premières inter­pellations permettent aux responsables les plus compromis de se cacher ou de changer d’identité. »'

Un autre fait gravissime, analysé par la presse dans la rubri­que des faits divers, concerne aussi janvier 1954. Le 29 janvier, rue d’Isly à Alger, trois militaires européens sont tués et quatre personnes blessées. L’agression n’est pas revendiquée, les rai­sons demeurent inconnues puisque l’enquête n’a pas abouti et le cabinet du général commandant la 10e région militaire ne peut déterminer « ni les mobiles ni les attaches de son auteur », mais l’attentat a sans doute un « caractère politique »2.

Le Deuxième bureau attribue cet attentat aux activistes du PPA3, tandis que la presse classe cet acte gravissime dans la caté­gorie « fait divers », confirmation de la transparence de l’autre à qui on ne veut pas reconnaître une revendication politique pou­vant aller jusqu’au terrorisme. « Or, si on fait le bilan de ces attentats entre octobre 1953 et octobre 1954, on arrive à un total de 53, dont 11 contre des représentants des forces de l’ordre, 11 sabotages de voies ferrées, 9 attaques contre des civils à la solde des forces coloniales francophiles. »4

1) Éternelle rivalité des services, Roger Wybot se qualifie un peu vite de « décou­vreur du FLN » et s’attribue la découverte de la grotte ; voir Philippe Bernert, Roger Wybot et la bataille de la DST, Paris, Presses de la Cité, 1975, 545 p., p. 444.

2) Compte rendu hebdomadaire en date du 8 février. SHAT, 1 H 1261. Cet attentat nous semble illustrer les initiatives individuelles de militants lassés des tergiversations des politiques. Jauffret Jean-Charles, op.cit.

3) Sur cette question importante encore occultée, voir J.-C. Jauffret, La guerre d’Algérie par les documents..., op. cit., t. II, p. 398, 407 et 409.

4) Voir J.-C. Jauffret, La guerre d’Algérie par les documents..., op. cit., t. II, tableau détaillé p. 358.

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Dès le mois de janvier, le colonel Schœn se demande si « la phase de l’agitation » n’est pas déjà dépassée par la phase d’or­ganisation elle-même précédant « la phase d’action »‘.

Cette marée qui monte suscite l’inquiétude des services de renseignement français, sans pour autant les éclairer sur les desseins cachés de cette troisième tendance, issue des déçus du PPA et d’anciens de l’OS, qui conduira un jour au FLN via la création du Comité révolutionnaire d’unité et d’action (CRUA).

En février et en mars, d’une masse de documentation res­sort une impression de satisfaction pour les SR : les loups se battent entre eux. La lutte d’influence au sein du MTLD entre Lahouel et Messali semble irrémédiable. Face à cette situa­tion, Mohamed Boudiaf choisit, avec quelques autres, de créer une « troisième force », le Comité révolutionnaire d’unité et d’action (CRUA). Ce groupe souhaitait avant tout empêcher que les querelles d’appareil et les rivalités de pouvoir ne pro­voquent une scission que ne justifiaient pas, à ses yeux, les divergences doctrinales - aussi réelles fussent-elles - au sein du MTLD.

Cet objectif s’est rapidement révélé inaccessible, mais Boudiaf et certains des membres du CRUA, désireux de relan­cer le combat pour l’indépendance, en poursuivaient parallè­lement un autre : le retour au premier plan des partisans de la lutte armée. Ceux-ci avaient été écartés de toute responsabi­lité majeure en 1951, lors de la dissolution de l’Organisation spéciale (OS), la branche paramilitaire du parti messaliste, peu après sa découverte en 1950 par les autorités coloniales. Un revers pour les indépendantistes, qui avait provoqué l’exil de deux des chefs successifs de l’OS (Aït Ahmed et Ben Bella) et surtout condamné à l’inaction la plupart des militants.

1) SHAT, synthèse de janvier. 1 H 1202. Jauffret Jean-Charles, op.cit.

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C’est ainsi que, sur fond de crise et de paralysie du princi­pal parti nationaliste, certains des anciens de l’OS parmi les plus motivés, souvent clandestins déjà, se sont concertés à plusieurs reprises, à l’initiative de plusieurs des animateurs du CRUA et, en premier lieu, de Boudiaf1.

Pour sa part, le Deuxième bureau estime, provisoirement, qu’il ne faut plus redouter « la détermination sérieuse de frap­per les esprits par des violences concrètes »2. La probabilité d’une insurrection semble s’éloigner. Comme l’a montré Gilbert Meynier, dans Histoire intérieure du FLN, 1954-1962, la question entre le légalisme et l’action armée continue de miner le parti3.

À partir de mars se produit un décalage entre l’énergie sou­terraine des « neutralistes » du CRUA, la troisième force dis­sidente issue du MTLD-PPA, et l’agitation de surface qui mar­que les luttes internes du parti. Pour les SR, le MTLD-PPA continue de former une seule entité.

En fait, les chefs historiques du CRUA ont décidé de se montrer très discrets avant de passer à l’action, afin de créer la surprise4.

Le SLNA livre sans commentaire deux informations capita­les, là encore non exploitées : la mise en place d’une organisa­tion très cloisonnée composée de cellules de trois hommes et l’existence d’un « comité des quatre »5. Il s’agit du Comité des six. Après la réunion de juin du Comité des vingt-deux, déci­sion est prise de mener la lutte jusqu’à l’indépendance. Pour ce faire, le CRUA relève à Alger d’une direction collégiale de six membres : Ben Boulaïd, Ben M’Hidi, Boudiaf, Mourad

1) Jeune Afrique « Algérie », 31 octobre 2004.2) Synthèse de mars. *1 H 3399, SHAT. Jauffret Jean-Charles, op.cit.3) G. Meynier, Histoire intérieure du FLN..., op. cit., pp. 76-88.4) J. Vaujour. De la révolte..., op. cit., p. 161.

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Didouche, Krim Belkacem et Rabah Bitat. Chargé des rela­tions avec les trois autres chefs historiques au Caire, Ben Bella, Khider et Aït Ahmed, Mohamed Boudiaf exerce une autorité morale comme responsable de la coordination entre les différentes zones. En effet, pour ne pas renouveler les erreurs de l’OS, le Comité des six prépare, en septembre 1954, la division du territoire algérien en cinq zones autonomes, les futures Wilayas ; l’organisation d’une sixième zone, celle du Sahara, étant seulement envisagée.

Les craintes du préfet Jean Vaujour sont encore plus préci­ses. Selon son témoignage, le 25 septembre, il adresse une let­tre à l’ancien président du Conseil, Henri Queuille, pour qu’il alerte Pierre Mendès France et René Mayer : les séparatistes pourraient passer à l’action avant un mois1.

Du 16 au 22 octobre 1954, le voyage du ministre de l’Intérieur en Algérie, à la suite du séisme d’Orléansville, n’est pas une réponse aux interrogations de Messali. Le SLNA donne une lecture des plus précises de cette fameuse visite où François Mitterrand, devant l’Assemblée algérienne, affirme sa volonté d’appliquer intégralement, puis de dépasser dans un sens égalitaire, le statut de 19472.

Cette volonté réformatrice, certes bien tardive, trouble les consciences et on peut se demander, avec beaucoup de pru­dence, si la décision de passer à la lutte armée ne s’en trouve point précipitée. À cela, une autre cause s’ajoute : le désir d’in­ternationaliser la question algérienne le plus vite possible au moment où, le 9 octobre, les questions tunisienne et maro­caine sont inscrites aux sixième et septième rangs de l’ordre du jour de l’ONU. En date du 26 octobre, un informateur du

1) Témoignage donné dans la revue L’Algérianiste, mars 1994, p. 112.2) (36) Sur les circonstances précises de ce voyage, voir J.-C. Jauffret, La guerre

d’Algérie par les documents..., op. cit., t. II, p. 518.

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SLNA signale que des « attentats terroristes et actes de sabo­tages seraient provoqués pour appuyer toute intervention des États arabes à l’ONU »1.

Cette orientation diplomatique entraîne une erreur d’ap­préciation des SR qui gardent pour cible le MTLD-PPA, seul capable de jouir d’une audience internationale, au détri­ment du CRUA toujours considéré comme branche minori­taire du parti. Le SLNA demeure convaincu que seuls les messalistes sont capables de mettre sur pied « un plan d’ac­tion directe avec constitution de groupes de combat voués à l’action »2. Quant au CRUA proprement dit, le service du colonel Schœn note simplement : « Ils travaillent dans la clandestinité complète. » Même erreur d’appréciation pour le Deuxième bureau. C’est le parti de Messali et non le CRUA qui est susceptible d’une « action directe généralisée et profonde », seulement retardée par les « dissensions internes du PPA-MTLD »3.

Un élément nouveau survient le 16 octobre. Le général Spillmann, commandant la division de Constantine, informe son supérieur, le général Cherrière, de la décou­verte dans la région de Souk-Ahras de « trois bandes armées et en uniforme de « révolutionnaires algériens » fortes chacune de 25 à 30 hommes ».4

Dans les Aurès, une observation similaire a été faite par les gendarmes à compter du 20 août, mais l’information a du mal à « remonter » et à être prise en compte, lorsque le général

1) Récapitulatif des renseignements fournis par le SLNA du 1er janvier au 31 octobre 1954. SHAT, fonds général Blanc, carton 145 K 31. Jauffret Jean-Charles, op.cit.

2) Souligné dans le texte. SHAT, synthèse d’octobre, 1 H 1202. Jauffret Jean- Charles, op.cit.

3) Jauffret Jean-Charles, op.cit.4) SHAT, document daté du 9 décembre, carton EMA/2 bureau, n° 506, non coté.

Jauffret Jean-Charles, op.cit.

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Spillmann demande par télégramme au chef de secteur de Tébessa de vérifier si ces « fellagha n’auraient pas relations avec rebelles tunisiens mais avec bandits Aurès »‘.

En bref, dans les derniers jours qui précèdent le début de la Guerre de libération nationale, les services de renseignements français savent confusément ce qui se trame en ville, à Alger surtout, mais en dehors des Aurès, ils ont tendance à mésesti­mer ce qui se prépare dans le pays par manque d’information. Il s’agit aussi d’une autre erreur d’appréciation : la sous-esti­mation de l’adversaire, non encore identifié de façon nette il est vrai. En effet, la transformation, en octobre, du CRUA en FLN n’est pas connue, pas plus que la création de l’Armée de libération nationale. Le cocon de la clandestinité demeure suf­fisamment étanche pour que, les derniers jours d’octobre, la répétition générale du passage à la lutte armée quelques jours plus tard passe inaperçue des SR français.

Si Abdallah

La défaite en Indochine joue un rôle d’accélérateur de l’Histoire et la coupure définitive, entre le CRUA et le parti, n’est toujours pas saisie, bien que le Deuxième bureau précise que le neutralisme du CRUA fasse place à une « hostilité marquée envers Messali ». La scission définitive entre les clans Lahouel et Messali est le fait majeur de la vie politique algérienne à la suite du congrès d’Homu, en Belgique, les 14,15 et 16 juillet 1954.

Toutefois, si les principaux acteurs ont pris leurs positions irréversibles, pour la masse militante, surtout en métropole, la situation nécessitait des éclaircissements. C’est le cas notam­ment d’Ahmed Ouahrani, un ex-militant du PPA qui avait activé

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en France, et que cette scission avait énormément surpris. « Cet état de fait m’a incité à rentrer en Algérie, au mois d’août 1954, afin de mieux comprendre la situation. Arrivé chez mon frère, j’apprends la venue d’un certain Si Abdallah, un militant venu d’Alger et assez informé sur cette dissension. Si Abdallah n’était autre qu’Abdelhafid Boussouf. »1

Rendez-vous pris, « nous avons abordé les raisons de cette déchirure au sein du Parti, les éventuelles solutions et son impact sur la classe militante. Boussouf a répondu à toutes mes questions, toutefois il s’est abstenu de me donner des précisions sur la date et l’heure d’une éventuelle insurrection. Chose que je n’ai apprise qu’à la veille du 1er novembre avec la venue de Larbi Ben M’hidi. »2

Par ailleurs, au cours de ce trimestre, précédant le déclen­chement de la lutte armée, la préparation politico-militaire s’est intensifiée.

Sur le plan politique, la sensibilisation et la mobilisation des populations avaient trouvé quelques réticences au départ. Car il était difficile de persuader certains citoyens qu’une minorité, aussi convaincue fusse-t-elle, pouvait venir à bout d’une machine coloniale suréquipée. Il avait fallu, donc, recourir à la ruse et jouer sur les conditions précaires qu’enduraient les popu­lations. « Notre argumentation s’articulait autour de la pauvreté, de la faim, de l’exploitation et de la hogra de la part de l’adminis­tration coloniale. Ce qui était extraordinaire, c’était surtout cet engouement remarquable de la jeunesse qui croyait le plus à la réussite de notre Révolution au même titre que nos militants. Ce qui avait également encouragé les participants à engager la lutte armée, c’était la défaite de la France à Diên Biên Phu au prin­temps 54. »3

1) Ahmed Ouahrani, op. cit.2) Ahmed Ouahrani, op. cit.

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Les instructions de Larbi Ben M’hidi et Boussouf, sur la struc­turation des groupes et le cloisonnement, sont claires, le secret est la base de toute guerre : « Les contacts personnels ne doi­vent pas dépasser 5 membres qui à leur tour mobiliseront d’au­tres militants. A vous de contrôler les groupes qu’ils constitue­ront. Il faut arriver à contrôler des militants qui ne vous connais­sent pas et qui ne se connaissent pas entre eux, exception faite des cinq membres qui constituent le même groupe. Il faut égale­ment concevoir des pseudonymes afin de bloquer les recherches en cas de faite, et dérouter les services de police française. »1

Au cours de la réunion des 22, rapporte notamment Benmostepha Benaouda, dit Amar, certains militants ont exposé le cas de l’adhésion populaire au déclenchement de la lutte armée, alors que beaucoup de présents n’étaient pas encore connus sur le plan national. A cela, Boussouf, dont la position est encore très nette - il était de ceux qui n’attendent pas que l’explosion se produise, mais de ceux qui la devancent en prenant eux-mêmes l’offensive - a rétorqué : « Au cours de nos tournées à travers les différentes régions du pays, nous avons relevé la détermination populaire à se débarrasser des jougs de la colonisation. Le peuple algérien approuvera notre initiative et nous assistera sans aucun doute. »2

Cette prise de position populaire n’est, en fait, que le cou­ronnement du travail accompli quelques années auparavant par le PPA-MTLD qui a su pénétrer au sein des masses et les préparer idéologiquement à la lutte armée. Ce travail politi­que a pris une telle envergure que même les douars les plus reculés ont été touchés.

De la sorte, plusieurs groupes sont constitués, à l’Ouest, sous le commandement de Ben M’hidi et Boussouf.

1) Zeghidi Mohamed Lahcène, Le congrès de la Soummam et l’évolution de la guerre de libération nationale 1956-1952, éditions Dar Houma, 2005.

2) Amar Benaouda, témoignage, émission ENTV.

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Sur le plan militaire, Boussouf est méticuleux sur la sélec­tion des combattants. Les critères retenus sont la condition physique, l’intelligence, la conduite, les antécédents militaires et surtout le degré d’engagement et le courage. Pour cela, il aura recours à la simulation : « Nous avons une opération militaire à mener prochainement. Que ceux qui veulent y par­ticiper viennent me voir individuellement.»1 A travers ce test, il était convaincu que seuls les militants les plus déterminés se présenteraient en premier. Ceux-là mêmes qui constitueront les premiers groupes de combat. Pour les autres, la plupart seront affectés à des tâches politiques.

« Tous ces gens étaient des ruraux, nous les avons consti­tués en groupes avec à leurs têtes des responsables politico- militaires. Parmi les membres de notre groupe dirigé par Ahmed Bouzidi, il y avait Ben Mohamed Laïd, Benabderrahmane Laïd, Medjahed Larbi, Helilem Bouchareb, Benahmed El Hadj, Benahmed Lakhdar, El Mekedem Bouziane, Ouahrani El Ouahrani et moi-même. Suite à ce tra­vail de tri et de structuration des groupes, nous avons entamé l’instruction militaire qui consistait dans un premier temps à étudier et à fabriquer les engins explosifs. Dans ce domaine, Boussouf était un expert. »2

D’ailleurs, parmi les mesures prises lors de la réunion des 22, la reprise de la formation paramilitaire à l’instar de celle entamée au temps de l’OS, et ce, par l’organisation de stages concernant la fabrication et la manipulation des engins explo­sifs. « Une mission qui avait été prise en charge par Mostepha Benboulaïd, Abdelhafid Boussouf et Rabah Bitat. A cet effet, on avait exploité la phase d’ouverture de la chasse pour récu­pérer la poudre et procéder à des stages pratiques. »3

1) Ahmed Ouahrani, op. cit.2) Ahmed Ouahrani, op. cit.

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« Nous fabriquions des bombes artisanales à base de char­bon, de laurier-rose, de cheddite, de poudre de salpêtre, de sou­fre, de TNT, d’essence, ainsi que des détonateurs et des mèches lentes, affirme Ahmed Ouahrani. Parmi les militants formés dans ce domaine, il y avait Ahmed Ouahrani, Abderrahmane Laïd, Akkacha Ould Achour et Benmohamed Laïd. »'

Cette préparation paramilitaire consistait également à l’étude du terrain, à la détermination des cibles à saboter le jour « J », les routes propices pour les embuscades, les voies ferrées, etc. « Nous avons établi une carte détaillée de la région : étude des montagnes, qui allaient servir de bastion à la Révolution, repérage des sources hydriques et des circuits à emprunter, recensement des habitants, des centres des gardes forestiers, des lignes téléphoniques et électriques et des ponts, sans oublier l’aménagement des caches pour les engins explo­sifs. Notre instruction renfermait également les techniques de la guérilla dont les trois principes étaient : le secret, l’effet de surprise et la vitesse d’exécution. Employer tous les moyens disponibles pour détruire l’adversaire, choisir le lieu et le moment propice. Les combattants doivent s’éclipser dès que l’ennemi se reprend et réagit. »2

« En matière de ravitaillement, la principale nourriture à préparer était la m’âakra, appelée communément tamina dans d’autres régions. Elle était composée de semoule, de beurre, de sucre et de dattes. Elle avait l’avantage d’être conservée pendant une année. Elle était emballée dans des jarres confectionnées à Maghnia et éparpillées à travers les montagnes environnantes. Rien qu’avec une petite quantité, vue sa consistance, le combattant pouvait tenir pendant une journée, voire vingt-quatre heures sans manger ».3

1) Ahmed Ouahrani, op. cit.2) Ahmed Ouahrani, op. cit.

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Le moudjahid Ahmed Ouahrani, l’un des compagnons

de Boussouf en 1954 (Sabra).

Ultimes préparatifs

« Après la réunion de Clos-Salembier, le trio Larbi Ben M’hidi, Abdelhafid Boussouf et Benabdelmalek Ramdane regagne Oran. Ben M’hidi est nommé premier responsable de la Zone V. Boussouf, alias Si Mabrouk, est son premier adjoint. Parmi le commandement de la Zone V, figurent Benabdelmalek Ramdane, alias Si Abdallah, Hadj Benalla, dit Si Mansour, Mohamed Fartas, dit Si Mustapha, Ahmed Zahana, dit Zabana, El Houari Souiah et Athmane Bouhdjar, etc. »1

Les contacts se faisaient « dans une gargote appartenant au militant Bouhou (Arezki Bouhou), située rue Philippe à Oran près de Châteauneuf, PC de la police française, et réputée lieu de

1) Boualem Nedjadi, Viva Zabana, ANEP, 2006.

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tortures des militants et résistants algériens. Mais ils avaient aussi lieu dans un abri de passage pour certains cadres ou mili­tants recherchés, situé dans un baraquement à Montoro occupé par le militant Abdelkader Seghier, ancien baroudeur de la guerre d’Indochine en compagnie de son ami Larbi Daho Bachir ; ou encore au domicile de Salah Fizi à Médioni. Plus tard, la maison de Salah Fizi deviendra le refuge de Larbi Ben M’hidi, Boussouf, Benabdelmalek Ramdane et Hadj Benalla, et un véritable PC de commandement de la zone V. »1

Le 30 octobre a lieu la dernière réunion du commandement de la Zone V au domicile du militant Salah Fizi à Médioni (Oran). L’ordre du jour concerne la détermination des tâches et la répar­tition du groupe à travers les différents secteurs. Ben M’hidi et Boussouf prendront en charge le secteur 1 (Tlemcen, Sabra, Maghnia) au moment où les secteurs 2 (Aïn Temouchent), 3 (El Amria), 4 (Le Dahra, Mostaganem) et 5 (Sidi Bel Abbès, Mascara, Sud Oranais) seront confiés respectivement à Ouadah Benaouda et Kada Berrahou, Hadj Benalla, secondé par Athmane Bouhdjar, Benabdelmalek Ramdane et Ahmed Zabana2.

Confiance et optimisme

Depuis que sa main a manié un enjeu si élevé, qu’elle a touché à des événements de taille, au gouvernail de la grande politique, il n’était plus question pour Boussouf de se retourner.

« Boussouf était l’un des premiers à être totalement convaincu de la nécessité de la révolution armée, à un moment où d’aucuns craignaient la puissance de la France coloniale. »3

1) Boualem Nedjadi, op. cit.2) Boualem Nedjadi, op. cit.3) Abdelkrim Hassani, Conférence sur Abdelhafid Boussouf, El Moudjahid du

1er janvier 2008.

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Marquée par une forte assurance, il n’a jamais caché sa confiance en l’issue du combat, relèvent la plupart de ses com­pagnons d’armes. C’est ce qui ressort de son article publié, en juin 1956, dans les colonnes d’El Moudjahid sous le titre « Mission libératrice de l’ALN ». A ce sujet, il dira : « L’ALN est venue au monde le même jour que le FLN et la Révolution du 1er Novembre. Alors que le FLN traduit les objectifs révolu­tionnaires du peuple algérien et ses aspirations nationales, l’ALN est, et demeurera l’outil complémentaire indispensable. Indissolublement liés, l’un et l’autre ont puisé leur raison d’être dans le joug colonialiste français, la volonté libératrice de la nation algérienne, la faillite des partis politiques algé­riens, enfin l’entêtement aveugle et l’esprit rétrograde de Messali. L’un et l’autre s’appuyant sur les énergies vives du pays feront triompher, envers et contre tous, les forces militai­res et policières françaises et les contre-révolutionnaires, les droits sacrés du peuple algérien à vivre libre chez lui et à bâtir son destin... Puisant leurs réserves intarissables dans le sou­tien indéfectible et la volonté indomptable du peuple, l’ALN et le FLN, les facteurs de l’évolution historique maghrébins et internationaux aidant, briseront les chaînes de l’impérialisme et consacreront la libération du pays. Guidée par le sage et clairvoyant FLN, expression de la nation martyre, l’ALN gagnera cette bataille de l’indépendance comme celle de l’unité et de l’émancipation nationale. »

Après s’être attaqué aux positions des communistes et des socialistes français, entre autres, il ajoute : « Si aujourd’hui, nous dénonçons ces faits, ce n’est pas que nous sommes ani­més par un quelconque chauvinisme contre le peuple de France, c’est surtout pour faire disparaître l’illusion chez ceux d’entre nous - surtout des intellectuels - qui croient pouvoir mettre fin au conflit algérien en influençant l’opinion en France. »

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Il conclut : « Nous sommes sûrs de les chasser définitive­ment du sol de nos ancêtres. La patrie libérée pourra alors retrouver la paix, la sécurité et le bonheur et entretenir des relations amicales avec tous les peuples de la terre. »1

A cette confiance et cet optimisme, faudrait-il notamment ajouter cette lucidité du joueur d’échecs qui pouvait anticiper les coups de l’adversaire comme le confirment les propose sui­vants : « En 1952 ou 1953, Si Mabrouk avait tenu une réu­nion à Oran, à Mdina Jdida, avec des militants du parti pour leur dire la nécessité de passer à l’action. M’Hammed Ferhat, présent à cette réunion, lui posa la question au sujet des pieds-noirs. « Il faut qu’ils partent, dit Boussouf, parce que s’ils restent, nous serons leurs domestiques vu qu’ils ont l’ar­gent et le niveau d’instruction. » Cette anecdote montre la lucidité de Boussouf et sa volonté farouche de mettre fin aux injustices de l’ordre colonial. »2

Si Mabrouk

Quelques jours avant le déclenchement de la Révolution, Boussouf, qui prend définitivement le nom de guerre de Si Mabrouk, rend une ultime visite à sa mère qui se trouvait à Mila. Celle-ci lui confie tous ses bijoux afin de les partager entre ses sœurs. Mais c’est trop compter avec un révolutionnaire qui, à l’image de son père Khellil qui a vendu ses terres au profit de la Révolution, ne peut faire exception à la règle. « Abdelhafid les a vendus au profit de la Révolution. »3 Au cours de cette entrevue d’adieux, sa mère l’avait questionné sur son prochain retour à Mila ; ce à quoi Si Mabrouk avait répondu : « Viendra le temps

1) Abdelhafid Boussouf, officier de l’ALN, chef adjoint de la zone V, El Moudjahid n°2 de juin 1956, Tome I, page 32, cité par Ali Cherif Deroua, ancien responsable au MALG, In l’Expression du 12 août 2007 - p. 8 sous le titre "Boussouf sort de l’ombre”.

2) Lahouari Addi, Le Soir d’Algérie, 20 juillet 2008.

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où personne ne reverra personne. »1 Effectivement, il avait rai­son, car c’était leur dernière entrevue. C’est ainsi qu’il quittera son berceau natal, armé d’un vieux révolver, pour n’y revenir qu’après l’indépendance2.

Si la préparation est au point, seuls Boussouf et Larbi Ben M’hidi sont au courant de la date et de l’heure du déclenche­ment, précise Ahmed Ouahrani. A la veille du 1er novembre, Boussouf désigne Benmohamed Laïd pour aller à la rencontre de Larbi Ben M’hidi qui doit arriver par train. Le mot de passe confié par Boussouf à Benmohamed est de dérouler son tur­ban puis de le remettre. Ben M’hidi arrive à la gare de Taghanimet, à quelques kilomètres de Maghnia. Les deux hommes se reconnaissent, prennent contact et empruntent les pistes montagneuses. Parvenus à Djerda vers 21 heures, ils trouvent le groupe de moudjahidine au rendez-vous.

Ben M’hidi s’enquiert de l’état de préparation du groupe constitué de Ahmed Bouzidi, Benmohamed Laïd, Benabderrahmane Laïd, Ouahrani El Ouahrani, Mekadem Bouziane, Ben Ahmed Lakhdar, Hlilem Bouchareb, Medjahed Larbi, Ben Amar El Kadi, Abderrahmane Ould Larbi, Youcef, Benaouda et Ahmed Ouahrani. Le groupe se dirige vers le dépôt de liège dans la forêt d’Ahfir. Les seules armes dont il dispose : cinq litres d’essence et un sécateur pour couper les deux lignes téléphoniques reliant le centre des gardes forestiers de Tlemcen à Beni Bahdal. Arrivé près de la cible, Ben M’hidi donne les der­nières instructions. Benmohamed Laïd et Ahmed Ouahrani sec­tionnent les câbles téléphoniques. A minuit, leur tâche est ache­vée. Ben M’hidi arrose le liège d’essence et y met le feu. Suite à quoi, il somme ses compagnons d’emprunter un seul couloir, alors que lui, resté derrière le groupe, disperse du poivre noir

1) Entretien avec la sœur de Boussouf, op. cit.

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afin d’éviter le repérage des traces par les chiens. Mission accom­plie, chacun regagne sans foyer '.

« Le lendemain, Ben M’hidi demande à mon frère de lui acheter le journal à Sabra. En parcourant les colonnes de presse, il s’est exclamé : « La Révolution a réussi. » Il enten­dait par là le déclenchement des opérations à la même heure, sur tout le territoire national. »2

Pour ce qui est du groupe de Si Mabrouk, basé à Ouled Moussa, il n’a pu atteindre son objectif. « Paraît-il, la vache du garde forestier du Mizab, qui s’était mise à beugler, et un chien à aboyer avaient réveillé les gardes forestiers, faisant fuir les moudjahidine qui ne disposaient ce jour-là que d’un vieux révolver à barillet. »3

Ces deux événements sont signalés par l’Echo d’Oran en sus des autres opérations menées à travers toute l’Algérie4.

Si Larbi BenM’hidi et Boussouf ont pu poursuivre leur com­bat - le premier jusqu’au 4 mars 1957 date de son assassinat, le second jusqu’à l’indépendance -, il n’en est pas de même pour Benabdelmalek Ramdane tombé au champ d’honneur au cours d’un combat à Sidi Ali (ex-Cassaigne) dès le 4 novembre 1954, et Ahmed Zabana, blessé et fait prisonnier le 8 novembre 1954 à Saint-Lucien, pour être ensuite guillotiné le 19 juin 1956.

Ces premières opérations sont suivies de sabotage de voies ferrées, câbles électriques et téléphoniques, conduite d’eau reliant le barrage de Beni Bahdal à Oran et les villes limitro­phes, et ce, jusqu’à la fin janvier 1955. « Suite à ces opérations, il y a eu l’arrestation de quelques moudjahidine tels que Benmohamed Laïd, Medjahed Lakhdar et Benabderrahmane Hamed. Pour nous, rescapés, dont Benabderrahmane Laïd et

1) Ahmed Ouahrani, op. cit.2) Ahmed Ouahrani, op. cit.3) Mohamed Lemkami, op. cit.

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Bouzidi Ahmed, nous avons quitté nos foyers avec Larbi Ben M’hidi et Abdelhafid Boussouf. Pendant cette période nous avons poursuivi la formation politico-militaire.

Vers la fin du mois de février, début mars 1955, Ben M’hidi nous a quittés, pour aller dans la région d’El Ghazaouet et plus précisément à M’sirda Thata, dans le cadre d’une mission importante. Quant à Si Mabrouk, il est resté avec nous dans la région de Sabra. Parfois il se déplaçait à Béni S’nous, tantôt à Ben Hdiel, et rares étaient ceux qui étaient au courant de son itinéraire ou de ses missions. »1

Après le départ de Ben M’hidi, Si Mabrouk provoque une réu­nion de tous les responsables dans la maison de Benamar El Kadi, située à quelques kilomètres à l’est de Sabra. L’ordre du jour porte sur l’arrêt des opérations à l’ouest du pays et dans tous les secteurs. « Les militants étaient choqués par une telle déci­sion, précise Ahmed Ouahrani, mais Si Mabrouk nous avait convaincus que c’était une accalmie d’ordre stratégique. »2

Lors de cette phase qui a succédé au déclenchement, la plu­part des responsables de la Zone V se déplaceront au Rif marocain à Nador pour coordonner avec la résistance maro­caine et l’ALM en vue de trouver des armes. Au Rif, il y avait également Mohamed Boudiaf (alias Si Allai), Hocine Gadiri, Taleb Abdelwahab, Chibane Amor3. Le but est d’impliquer les réfugiés et la communauté algérienne au Maroc, en attendant l’arrivée des premières armes4.

C’est dans ces conditions que le commandement de la Zone V installera son PC à Nador, sous souveraineté espagnole. Une

1) Ahmed Ouahrani, op. cit.2) Ahmed Ouahrani, op. cit.3) Guentari, conférence « Le commandement des frontière et la base ouest »,

Colloque national la frontière Ouest au cours de la Révolution (Tlemcen, 4, 5 et 6 novembre 2001).

4) Commandant Affane, Colloque national la frontière Ouest au cours de la Révolution (Tlemcen, 4, 5 et 6 novembre 2001).

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base créée depuis le déclenchement de la Révolution algérienne, et ce, dans le cadre de l’union, de la coordination et de la coopé­ration entre les deux armées de libération nationale marocaine et algérienne. Parmi les membres de cet état-major de la Zone V, il y avait Larbi Ben M’hidi, Abdelhafid Boussouf, Hadj Benalla, Missoum El Hansali, Ahmed Mestghanmi (Rachid), Mohamed Maâtache (Djaber), Hocine Gadiri, Lotfi, etc.1

Abdelhafid Boussouf. Le martyr Benabdelmalek Ramdane.

Le martyr Larbi Ben M’hidi.

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Un silence de plomb

Jusqu’en octobre 1955, exception faite de quelques opé­rations disséminées, l’Oranie demeure particulièrement calme. La stratégie adoptée par le commandement de la Zone V consiste à leurrer l’armée coloniale. Lui donner l’impression, comme l’expliquera Si Mabrouk à ses troupes, que les opérations du 1er novembre ne sont qu’éphémères et ne suscitent aucune inquiétude. Cette ruse a effectivement eu l’impact escompté puisque l’armée coloniale va baisser sa garde.

« En attendant l’arrivée des premières armes, notre mis­sion consistait à renforcer les rangs de l’ALN en nouvelles recrues. Nous nous étions déplacés dans le petit village de H’bilia, dit El Maâsara, dira Ahmed Ouahrani. Tous les habi­tants portaient le même nom de famille. Nous étions dans le fief des Bouzidi ; le ârch Tamaksalet. C’était le lieu de nais­sance du chahid Bouzidi Mohamed Ould Lahcène, alias Ogb Ellil puis El Mokhtar. Il était responsable de ce ârch et avait une grande influence sur ses membres. Raison pour laquelle Si Mabrouk l’avait contacté afin de mobiliser ses proches dans les rangs de l’ALN.

Après avoir passé en revue plusieurs points, Ogb Ellil accepte la mission que lui confie Si Mabrouk. Il est nommé chef de ce secteur, et moi son adjoint militaire, avec Benabderrahmane Laïd pour les renseignements et liaisons et Ahmed Bouzidi responsable politique. C’est le premier com­mandement du secteur 5. Car l’état-major avait procédé à la division de la Zone V (Oranie) en treize secteurs allant d’El Ghazaouet (secteur 1) jusqu’à Bechar (secteur 13).

Ayant mis en place les différents secteurs, Si Mabrouk retourne chez Ben M’hidi à Msirda pour l’aider dans l’ache­minement des armes. Alors que, pour notre part, nous nous

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affairions à la constitution de sections prêtes à l’instruction. C’est ainsi qu’au niveau du secteur 5, nous avions formé 12 sections. »'

Le Dina

Ben Bella au Caire, Boudiaf, Ben M’Hidi, Boussouf et les autres membres du commandement s’attellent à la tâche du moment : procurer, coûte que coûte, des armes à l’ALN.

Dans cette délicate mission, Ben Bella, au tout début de la guerre, est assisté par M’hamed Yousfï à Madrid, tandis que Larbi Ben M’hidi et son adjoint Abdelhafid Boussouf sont en charge des actions en Oranie.

Afin de mieux comprendre la situation, passons d’abord en revue avec Abdelkader Bousselham, ancien membre de la mission permanente du FLN au Maroc, le contexte et les conditions qui ont permis l’acheminement des premières armes à partir de l’Egypte.

« Au Caire, Ben Bella et Abdennasser développent rapide­ment des liens exceptionnels entre la révolution algérienne et la révolution égyptienne des officiers libres, qui avait à peine quel­ques années de plus. Au même moment, a lieu l’accouchement dans la douleur, au forceps devrait-on dire, de l’indépendance d’une grande partie de l’Asie. Coup sur coup, l’Inde, le Pakistan, la Malaisie puis tout le reste de l’immense empire britannique, sur lequel le soleil ne se couchait jamais, ainsi que l’Indonésie et la Chine populaire se sont libérés de la présence et de la domina­tion étrangère (1945-1954). Pourtant, cette effervescence libéra­trice de l’Asie ne réussit pas à franchir les portes du Machrek dominé par la Grande-Bretagne. Elle ne réussit pas, non plus, à forcer les portes du Maghreb occupé par la France. Au Maroc, le peuple marocain s’est soulevé vaillamment après la destitution

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et l’exil du Sultan Sidi Mohamed Ben Youssef. Mais sans armes et sans direction révolutionnaire, il est contraint de limiter sa résistance à quelques opérations dans les centres urbains du royaume. La Tunisie, de son côté, essaye également de se libérer, mais les divergences entre Salah Ben Youssef, secrétaire général du Néo-Destour, partisan de la poursuite de la lutte populaire armée (que Nasser et Ben Bella encourageaient vivement), et Habib Bourguiba, partisan de la négociation et de la politique des petits pas, font que la Tunisie de la fin 1954 trépigne d’impa­tience et s’accroche désespérément à un Mendès-France coriace et sûr de lui, en vue d’une autonomie interne bien en deçà des mérites du peuple tunisien, aguerri par des décennies de com­bats et de sacrifices.

Sur un autre plan, les rapports franco-espagnols sont déjà envenimés depuis 1936 suite à l’engagement politique et mili­taire de la France aux côtés des républicains espagnols durant la guerre civile d’Espagne (1936-1940). Le général Franco entre­tient une haine tenace à l’égard des républicains et des démocra­tes du monde entier et ceux de France en particulier. A cette vieille querelle s’est ajouté l’alignement de Franco sur Hitler et Mussolini durant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945).

Donc, concernant la décolonisation du Maghreb, le chef de l’Etat espagnol n’y est pas tout à fait hostile, dans la mesure évi­demment où la décolonisation ne servira pas les intérêts fran­çais. S’agissant du Royaume chérifien, il ne s’oppose pas à son indépendance. Il souhaite, cependant, que Ceuta et Melilla demeurent espagnoles. En tout cas, la déposition du sultan Sidi Mohamed Ben Youssef et son exil à Madagascar, sans que lui, Franco, ait été consulté ni même informé au préalable par la France, ont accentué la discorde franco-espagnole et encouragé le Caudillo à accueillir les patriotes marocains de la zone (fran­çaise) qui se sont réfugiés dans la zone nord, à fermer les yeux sur leurs activités et sur celles du FLN dans le Rif.

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Saisissant cette opportunité, avec l’aide, à tous égards, remar­quable des patriotes marocains de la zone nord du royaume, les dirigeants algériens sauront exploiter avantageusement la dis­corde franco-espagnole et bénéficier ainsi de l’indulgence dis­crète des autorités locales espagnoles et notamment pour le débarquement à Nador des armes et des munitions en prove­nance d’Egypte, l’acquisition en Espagne, par des personnalités marocaines de la zone nord, d’importants lots d’armes et de munitions pour le compte du FLN et l’admission sur le territoire marocain, en toute sécurité et sans visa, des nombreux réfugiés et les militants algériens qui fuyaient la France1.

C’est dans ces circonstances que s’effectuera le premier envoi d’armes en provenance d’Egypte à bord du « Dina », nom du bateau de la reine de Jordanie d’alors, Dina Abdelhamid. Ce yacht est, d’abord, réceptionné, par Ben Bella, le 23 février 55. « Une fois les dispositions prises, le yacht appareille d’Alexandrie et prend la direction du détroit de Gibraltar. Quand le yacht dépasse le port d’El Ghazaouet, il met le cap vers le sud, pour se rapprocher de la côte algérienne. Devant l’embouchure d’une petite rivière appelée Oued Kiss, le navire jette l’ancre, à l’est de la plage Marsa Ben M’hidi. Une unité de l’ALN dirigée par le capitaine Taleb Abdelouahab dépêchée par Boussouf, contacte l’équipage.

Le débarquement de la cargaison d’armes et d’équipements se déroule sans incidents. Quand le yacht appareille du lieu indi­qué, il tente de rejoindre les eaux territoriales marocaines. Pour camoufler sa présence, il se cache quelque temps dans les petites îles Zadarinas dépendant de l’enclave de Melilla. C’est alors qu’intervient une vedette de la marine espagnole qui arraisonne le yacht. L’équipage, y compris Boumediene, est arrêté, mais paraît-il, sur ordre du général Franco, on relâche les occupants

1) Abdelkader Bousselham, « Le soutien de l’Espagne à la résistance algéro-maro- caine en 1955 », jeudi 15 mars 2007.

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du yacht. Une fois relâché, Boumediene rejoindra avec ses com­pagnons le bureau permanent du FLN à Tétouan. C’est là qu’il fera la connaissance de Boussouf et Boudiaf. Boussouf invite Boumediene à l’accompagner au PC de la wilaya pour rendre visite à Larbi Ben M’hidi. Pour cacher l’identité de ses collabora­teurs, Boussouf leur proposera de choisir des pseudonymes... Et c’est Boussouf qui lui proposera le nom de guerre « Houari Boumediene ». Ce subterfuge avait réussi, car durant toute la guerre, les services secrets français n’avaient jamais pu identifier avec exactitude Boumediene, pas plus que Boussouf qui activait avec le faux prénom de Si Mabrouk. »'

Comme première mission, Boussouf charge Boumediene de l’instruction des djounoud : « Avant la réception des premières armes, Boumediene était venu chez nous en tant qu’instructeur. Nos premiers stages se déroulaient dans une totale discrétion au djebel Moutas situé au ârch Tameksalet, rapporte Ahmed Ouahrani. Les premières armes auxquelles nous avions eu accès pour entamer l’instruction étaient constituées d’un lot de fusils mitrailleurs Thomson, un FM Bren, un FM Lewis, des pistolets, des grenades et un mortier 60. »2

Parmi les membres de l’équipage qui avaient accompa­gné Boumediene dans cette mission du « Dina », il y avait également six Algériens qui venaient de subir une forma­tion d’officier dans les académies égyptiennes (Abdelaziz Mechri, Mohamed Abderrahmane, Mohamed Hocine, Mohamed Salah Arfaoui, alias Si Boucif, Ahmed El Mougari dit Cheikh Senouci, Abdelkader Chenouf), un Yougoslave, un Soudanais et le Marocain Nadir Bouzar. « La cargaison contenait environ 300 pièces en sus des caisses de muni­tions, détonateurs, explosifs, grenades, etc. »3

1) Brahim Lahrèche, Algérie, terre de héros, imprimerie El Maâref, Annaba.2) Ahmed Ouahrani, op. cit.3) Abdelmadjid Bouzbid, La logistique durant la guerre de libération nationale,

témoignages.

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« Conformément aux accords antérieurs, le tiers de la car­gaison a été attribué à l’Armée de libération marocaine (ALM) sous la supervision de Boudiaf et Ben M’hidi ; alors que le quota destiné à la Zone d’Oran est acheminé rapide­ment vers celle-ci, transitant par les dépôts disséminés à tra­vers la région de Nador, Zélouan et Zaïo sous la garde de nos djounoud et la responsabilité de Si Mohamed (Ben M’hidi), Boudiaf (Si Ali), Boussouf (Si Mabrouk) et Hadj Benalla. »'

Dans ce contexte, une vraie anecdote mérite quand même d’être rapportée ici, car elle illustre bien cet esprit astucieux des premiers dirigeants de la Révolution, souligne Mohamed Lemkami. « Les armes étaient convoyées à dos d’âne du Rif marocain vers les monts de Béni Snous. A cheval sur les pro­blèmes de secret et de sécurité, le responsable à l’époque qui allait s’avérer être Abdelhafid Boussouf avait donné ordre à l’un des responsables des caravanes, Si Yahia (Abdelkader Métaïche), d’imbiber d’huile d’olive la croupe des ânes. Ainsi, le son émis au moment de braire allait être complètement étouffé par cette technique et les habitants des douars n’al­laient rien entendre durant ces longues nuits d’acheminement des équipements dans le futur maquis. »2

« A la suite de sa mission dans cette région et après avoir réparti les armes et les munitions, Si Mabrouk revient à Oujda. »3 Dans cet ordre d’idées, Nadir Bouzar, l’un des maî­tres d’œuvre de l’opération, note dans l’avant-propos de l’Odyssée du Dina : «Cette action a profité autant à l’Algérie qu’au Maroc. Il faut insister sur ce fait : sept Algériens, un Yougoslave, un Soudanais et moi-même, nous nous sommes associés dans ce drame et ces périls avec la perspective de 10%

1) Senoussi Saddar, Ondes de choc, les transmissions durant la guerre de libération nationale, Edition ANEP, 2002.

2) Mohamed Lemkami, op. cit.

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de chances de succès, pour que le Maroc reçoive ses premières armes, et que plusieurs régions algériennes créent ou dévelop­pent leurs unités de l’Armée de libération nationale. »1

Quoi qu’il en fût des résultats concrets sur le terrain, les promoteurs de cette première opération commune de ravitail­lement en armes et munitions du Maroc et de l’Algérie ont pu, grâce au « Dina », ouvrir le front oranais, et en même temps lancer des opérations mili­taires au Rif d’abord, puis, peu à peu, dans le Moyen- Atlas du Royaume chéri- fien. « Cette opération du « Dina » a contribué égale­ment à accélérer le retour du sultan exilé, la restaura­tion de l’indépendance du royaume chérifien et l’abrogation du traité du protectorat. »2

Boussouf et Boumediene.

1) Nadir Bouzar, L’Odyssée du Dina, Bouchène - Inal, 1993.

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CHAPITRE III

L’heure des braves

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L’aiguille de la Révolution marque une nouvelle heure en cette année 1955, avec deux événements de grande enver­gure. D’une part, les offensives du 20 août 1955 au Nord Constantinois - date choisie par l’ALN en guise de solidarité avec le roi Mohamed V, alors en exil à Madagascar, et le peu­ple marocain - et, d’autre part, l’arrivée à Nador des pre­miers envois d’armes, suivie de l’offensive fulgurante de l’ALN en Oranie, après plus d’une année de léthargie, comme nous l’avons vu, imposée par le commandement de la Zone V. C’est au cours de cette offensive spectaculaire (octobre 1955) que les djounoud de la Wilaya V purent enfin en découdre avec l’armée d’occupation, les colons et leurs suppôts de l’Oranie1.

Après le « Dina », en août 1955, Ben Bella et Abdelkrim El Fassi signent un accord en Espagne pour l’achat de 1000 piè­ces d’armes et leur acheminement à Melilla au profit des armées de libération nationale et de l’armée marocaine. Ce qui a permis l’envoi d’une autre cargaison à bord du yacht « Intissar », déchargé à l’aube du 21 septembre 1955 à Nador, avec notamment plus de 400 pièces entre FM, pistolets auto­matiques, grenades et munitions, destinés communément aux deux armées comme c’était le cas du « Dina ».2

1) Abdelkader Bousselham, Le soutien de l’Espagne à la résistance algéro-maro- caine en 1955.

2) Abdelmadjid Bouzbid, La logistique durant la guerre de libération nationale, témoignages.

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A cela, va succéder une autre cargaison importante en provenance d’Egypte, celle du « Difax ». Le contenu est des­tiné aux deux régions, Est et Ouest. L’appareillage a lieu à Alexandrie, le 6 mai 1956. Le 13 mai, une partie de la car­gaison est déchargée en Libye. Le bateau rejoint ensuite Ceuta qu’il atteindra le 20 mai. La moitié de la cargaison réservée à la Zone V est alors transférée dans des chalutiers qui serviront de relais jusqu’au lieu de déchargement. En 1957, ce bateau est détruit par la marine israélienne au moment où il transporte une lourde cargaison d’armes en direction de la Syrie1.

« Les armes étaient transportées à dos d’hommes et de mulets allant des zones montagneuses : Nador, Zaïo, Kabouyaoua (Ras El Ma) près de Saïdia, vers les zones mariti­mes Marsa Ben M’hidi, El Ghazaouet. Parmi les armes espa­gnoles qu’on recevait il y avait des Mauser Oviedo espagnols, des Berretta, des fusils-mitrailleurs Oviedo de fabrication espagnole, etc. »2

Après ces premières réceptions d’armes, commence alors la phase de « pénétration » consistant à faire avancer des groupes dotés de ces armes vers les régions où devait s’im­planter l’ALN, pendant que les autres menaient des actions et des opérations localisées en secteurs 1 et surtout 2. Une de celles-ci n’était autre que la bataille du Djebel Felaoucène où l’ennemi subira une cuisante défaite malgré un déploiement considérable de ses forces appuyées par l’artillerie, les blin­dés et l’aviation3.

1) Abdelmadjid Bouzbid, op. cit.2) Entretien avec le moudjahid Nafâa Guendouz, Maghnia, août 2008.3) Senoussi Saddar, Ondes de choc, les transmissions durant la guerre de libéra­

tion nationale, Edition ANEP, 2002.

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La nuit du 1er octobre 1955, le glas sonnera pour une nouvelle insurrection en Oranie. Le lendemain, l’Echo d’Oran dresse une longue liste des événements survenus. « Partout dans la région c’était l’incendie. Toutes les fermes étaient en feu dans les régions d’Aïn Temouchent, de Bel Abbès, d’Oran, de Mostaganem, de Tlemcen, de Mascara, de Tiaret et de Saïda. Il y avait partout des morts, entre soldats, colons et collabora­teurs. Des trains avaient déraillé et des ponts sauté. »1

L’un des acteurs de ces opérations dans le secteur 5 (zone V) témoigne également : « Nous avons repris les combats avec un moral au beau fixe. La plupart des opérations étaient des embuscades, car le secteur 5 était assez vaste et regroupait plusieurs cibles déjà déterminées lors de la phase de prépara­tion. Dans ce contexte, on peut citer les embuscades entre El Maâsar et Motas visant les gardes forestiers, à Souig (est de Sabra). »2

Les unités de l’ALN solidement implantées dans les monts de Béni Snous, Bouabdous, Tazaghine, Boucedra, Tiaret, Djebel Ellouh, Ras Asfour et dans la région de Sabra, Bouhlou et Tameksalet, contrôlent désormais tous les axes routiers. Les embuscades succèdent aux embuscades, faisant subir à l’en­nemi d’énormes pertes avec notamment la récupération de nombreuses armes : Mas 36, Mat 49, Mac, FM 24/29, fusils Garant, carabines US, Thompson marine, FM Bar.3

Comme attendu, la réaction de l’ennemi sera aveugle, comme en témoigne Mohamed Lemkami : « Des renforts militaires encore jamais vus, venant du Maroc par chemin de fer et par route, arrivent dans la région et s’installent dans toutes les fermes des colons, dans les gares, à l’entrée et à la sortie de Maghnia, à Sidi Yahia du Kef, près du pont de che­

1) Mohamed Lemkami, Les hommes de l’ombre, ANEP, 2004.2) Entretien avec Ahmed Ouahrani, Hennaya, août 2008.

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min de fer de Taghanimet, à Hammam Boughrara, au barrage de Béni Bahdal, à Turenne, à Bouhlou, à Khémis, à Sidi Larbi, à Mchamich, à Ras Asfour, à Deglen, Zouiya (Beni Boussaïd), etc. Un quadrillage très dense se met en place. L’armée fran­çaise occupe déjà de nombreux postes en territoire marocain le long de la frontière. Les ratissages se succèdent et toute la zone frontalière est déclarée « zone interdite » et vidée de tous ses habitants dont certains fuiront au Maroc. L’armée tire sur tout ce qui bouge dans cette zone. Malgré toute cette armada, l’ALN, encadrant parfaitement la population, contrôle parfaitement le terrain. »l

Quelques batailles

Parmi les batailles engagées au cours de cette période, celle de Oued Ezzitoun, en octobre 1955. La section dirigée par Mohamed Borsali livrera bataille de sept heures du matin jusqu’au soir. Sans participation de l’artillerie lourde ni celle de l’aviation, les forces ennemies sont renforcées par des Sénégalais et des Algériens. Du côté de l’ALN, le chef de sec­tion perdra sa main droite, alors que de nombreux moudjahi­dine tomberont au champ d’honneur. Du côté ennemi, de grandes pertes sont également enregistrées, car, dans la confusion, ses troupes se sont neutralisées, affirment des Algériens déserteurs qui se sont ralliés ensuite à l’ALN2.

Dans cette lancée, d’autres batailles, aussi meurtrières les unes que les autres pour l’ennemi, sont menées par les forces de l’ALN.

« Pas loin de Zoudj Beghal, en mars-avril 1956, toujours à Beni Ouassine, l’ALN livrera la bataille mémorable des

,

1) Mohamed Lemkami, op. cit.

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M’samda qui durera une journée entière et qui s’étendra sur plusieurs kilomètres. Cette bataille succédera à celle de Fellaoucen sur l’autre rive de la Tafna. Un peu plus tard, sui­vront les batailles de Bouabdous et Boucedra. Dans cette der­nière, l’ALN perdra plus de 300 combattants dont le martyr Si Jaber. Il y aura également les deux batailles de Tadjdit (janvier et juillet 1956), de Melila (septembre 1956), de Beni Bahdal et de Zakdouna (octobre 1957) de Taïnet, d’Elberidj, etc. »'

Certaines sections ont été transformées en « commandos de choc ». Les zones 1 et 2 étaient stratégiques, car elles per­mettaient l’acheminement des armes vers l’Est et le passage vers le Maroc des réfugiés, des responsables et des déserteurs allemands qui voulaient regagner leurs pays. A l’époque, les frontières sont encore accessibles. « Les déplacements au Maroc se faisaient en cas de force majeure, alors que Boussouf nous rendait visite de temps à autre dans le cadre des inspec­tions périodiques », affirme Ahmed Ouahrani, chargé mili­taire dans le secteur 5 (Tlemcen)2.

Durant cette période, le cours des événements changera complètement. La réussite des opérations aura un impact important sur les jeunes qui se rallieront en masse à l’ALN au même titre que certains déserteurs de l’armée française. « Vers la fin 1955, Boussouf nous a envoyé une section de 40 djoundi, parmi les déserteurs des rangs de l’armée française stationnée à M’sirda (Sbabna). Il les a répartis à travers les sept secteurs. Ils se sont ralliés armes et bagages, c’est ce qui nous a encouragés. Parmi eux, il y avait également des gou- miers qui étaient installés à Hammam Boughrara. »3

« C’était vers cette période que Maurice Bourgès- Maunoury, ministre de la Défense nationale française du gou­

1) Ahmed Ouahrani, op. cit.2) Ahmed Ouahrani, op. cit.

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vernement de Guy Mollet, avait effectué une visite d’inspec­tion sur toute la frontière algéro-marocaine qui inquiétait de plus en plus les autorités d’occupation. Il était accompagné de plusieurs généraux venus de France, du Maroc et de la 107e Région militaire d’Alger.

La visite de ce ministre avait donné le signal de départ de la construction du fameux barrage frontalier sur toute la fron­tière algéro-marocaine... Le chantier de réalisation de la pre­mière ligne de barbelés avait été installé près de Zoudj El Béghal. C’était sous la surveillance des troupes françaises que des prisonniers algériens faisaient le travail (...) La réalisation du barrage en elle-même allait durer plusieurs années de 1956 à 1959 et comportait plusieurs réseaux barbelés, une ligne de haute tension, l’implantation de champs de mines très denses sous le barbelé et de part et d’autre des réseaux. Tous les deux ou trois kilomètres des postes de surveillance avec projecteurs puissants, canons, mortiers et mitrailleuses rendaient la tra­versée très difficile. Malgré cela, l’ALN, avec des pertes sensi­bles, l’avait toujours traversé. »l

Cette intention d’asphyxier la Révolution n’aura aucun effet sur les responsables de la Zone V dont les activités se poursuivront de part et d’autre de la frontière algéro-maro- caine. C’est ainsi que du 14 au 30 décembre 1955, a lieu une importante réunion dans la maison du militant « Kader Rabbi Belekbir Lakhdar » à Tamzoudjt aux environs de Khemiss (Béni S’nous) région de Maghnia.

L’ordre du jour porte sur : le bilan d’une année de lutte, la réorganisation et la restructuration de la communauté algé­rienne au Maroc, la création des bases arrière - qui, d’une part, étaient stratégiques pour échapper à un éventuel étran­glement de la Révolution (lignes électrifiées, champs de

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mines, zones interdite, etc), et d’autre part, constituaient un trait d’union et de liaison en matière d’armes entre les Wilaya V, IV et VI -, le ravitaillement et la logistique, l’instruction, la santé, la formation des différents corps, y compris les trans­missions, la coopération avec l’ALM, l’évaluation des grandes offensives du 1er et 2 octobre 1955 dans l’Oranie, la restructu­ration des différentes régions de la zone d’Oran, etc.1

Séjour à Zoudj El Béghal

Un endroit stratégique, à cheval entre deux zones, l’une en Algérie, l’autre au Maroc, alors en voie d’être indépendant. C’est par Zoudj El Béghal que les jeunes Algériens venant du Maroc ou d’ailleurs vont transiter pour rejoindre et renforcer les maquis de l’Ouest algérien.

Mohamed Lemkami, qui, à l’époque, y exerçait la fonction d’instituteur raconte : « Si Mabrouk et le blond (Boumediene) que j’avais trouvé avec lui chez Bouamama étaient venus me voir non pour me rendre visite, mais pour s’installer chez moi. Je leur avais cédé mon unique chambre, gardant pour moi la cuisine. Ils étaient restés plus d’une semaine, ne sortant la nuit, à tour de rôle, que deux ou trois fois pour aller je ne sais où, avant de repartir définitivement, comme ils étaient venus, une nuit vers une destination inconnue. C’était Bounouara qui était venu les chercher et qui m’avait avisé de leur départ définitif. Pendant leur séjour, je n’avais plus accès à ma chambre, Si Mabrouk l’ayant fermé à clé. Ils vivaient surtout de conserves de sardines et d’olives, de beurre et de fromage que j’allais chercher chez l’épicier de la frontière... Aucune trace de leur séjour ne devait rester là. Tous les jours, sur ordre de Si Mabrouk, je devais me débarrasser très loin des emballages et

1) Mohamed Guentari, colloque national sur la frontière Ouest au cours de la Révolution, Tlemcen, 4, 5 et 6 novembre 2001.

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des boîtes de conserve. Je n’avais jamais rien entendu de ce qui se passait dans cette chambre, sauf un matin de bonne heure. Je venais de préparer le café et de le déposer devant la porte de la chambre comme d’habitude. En le faisant entrer, Si Mabrouk avait oublié de refermer la porte à clé comme il le fai­sait régulièrement. Elle était restée entrouverte. De la cuisine, j’entendais uniquement la voix de Si Mabrouk qui semblait très en colère contre son compagnon. Il l’avait traité de tout et j’avais réalisé que le blond n’était pas du tout un légionnaire. C’était en novembre 1955. »1

Reconquête du territoire

Début 1956, la guerre prend un tournant radical, avec l’ar­rivée de l’armement du Rif marocain. Les importantes déser­tions de soldats algériens avec armes et bagages de Sbabna, de Ras Asfour, de Khémis, de Taghanimet et de Kénitra au Maroc sont d’un apport considérable en hommes expérimentés et en matériel2.

Les forces de l’ALN, bien équipées et bien organisées dans les monts de Tlemcen, prendront souvent l’initiative3.

En 1956, 5000 moudjahidine encerclent la région de Tlemcen, multipliant les embuscades et les coups de main, ce qui les aide à récupérer beaucoup d’armes. D’autres armes proviennent également de Barcelone et du sud espagnol sous forme de pièces détachées, vers la Wilaya V, par différentes voies : maritime, terrestre dans des caches aménagées à bord des voitures faisant la navette Barcelone-Khessirat, Tanger, Tétouane jusqu’à la Wilaya V4.

1) Mohamed Lemkami, op. cit.2) Mohamed Lemkami, op. cit.3) Mohamed Lemkami, op. cit.

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Avec ces effectifs devenus appréciables, le commandement général de la Zone V, à sa tête Larbi Ben M’hidi secondé par Abdelhafid Boussouf, El Hadj Benalla et Mohamed Fartas, décide de renforcer les secteurs de l’intérieur en hommes et en matériel par l’envoi de nombreuses unités appelées colonnes de pénétration vers l’est et le sud de l’Oranie.

« Ainsi, toute l’Oranie (de Sidi Bel Abbes, en passant par Mascara, Saïda, Tiaret, Mostaganem, El Bayadh, Aïn Sefra, Béchar, Adrar jusqu’à Laghouat) y compris tout le sud-ouest saharien seront bien quadrillés par le FLN/ALN. Toutes ces colonnes de pénétration étaient parties de la région de Tlemcen, devenue en peu de temps un vrai bastion de la Révolution. »'

Au cours de la même année, l’ALN reçoit en moyenne 500 armes par mois. Des sections sont implantées au nord, de Saïdia à Sidi Bou Beker. Les sections n° 13,14 et 15 font mou­vement vers le sud, où un PC subordonné de la Wilaya 5 s’ins­talle à Figuig2.

Les offensives du 1er octobre 1955, et cette reconquête du ter­ritoire ont eu des répercussions positives au sein des masses marocaines, comme l’affirme Abdelkader Bousselham : « Jamais la popularité des Algériens n’a été aussi grande au sein des masses populaires marocaines. Jamais actions d’éclat, tant dans le Nord constantinois que dans l’Oranie, n’ont été aussi opportunes ni mieux comprises par les frères marocains que celles de l’ALN à cette époque. Pour tous, désormais, les com­battants algériens étaient les vrais libérateurs de tout le Maghreb. Sans le 1er Novembre et les sacrifices des moudjahi­dine algériens, répétait-on partout au Maroc, il est probable que rien n’aurait changé dans les trois pays du Maghreb. Cette

1) Mohamed Lemkami, op. cit.

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entrée en guerre des Algériens contre la France galvanisa les énergies des patriotes marocains et rendit l’espoir à tous ceux qui doutaient encore, peu ou prou, du retour inéluctable du roi et de la restauration - tout aussi inéluctable - de l’indépen­dance nationale du royaume chérifïen. »'

Base 15

Cela étant, « l’offensive de l’ALN dans l’Oranie et les pre­mières escarmouches de l’ALM dans le Rif précipitèrent les évènements. Vivement préoccupée par les périls qu’une alliance militaire algéro-marocaine, scellée sur les champs de bataille des trois pays, pouvait constituer pour sa survie en Algérie, la France décida de jeter du lest et, tambour battant, fit revenir Mohamed V de son exil malgache dès le mois sui­vant, avant de proposer aux émissaires du monarque chéri- fien, à la Celle-Saint-Cloud, près de Paris, « l’indépendance dans l’interdépendance». Le Roi, le prince héritier Moulay Hassan et tout le leadership de l’Istiqlal acceptèrent sans dif­ficulté la proposition française. En fait, elle comblait leurs vœux dès lors qu’elle leur assurait une indépendance proté­gée, sécurisée et financée par la France. »2

Toutefois, la mission des Algériens, qui vont installer leurs bases arrière au Maroc, ne sera pas de tout repos, étant donné que l’armée française demeurera sur le territoire marocain avec de très nombreux postes le long de la frontière jusqu’à la fin de l’année 1958. En revanche, les autorités marocaines fer­meront l’œil sur l’installation de bases arrière d’instruction et de ravitaillement de l’ALN. Aussi, tous les déplacements seront aussi périlleux qu’à l’intérieur du territoire national. La

1) Abdelkader Bousselham, op. cit.

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clandestinité est de rigueur dans la mesure où les services du SDECE y sont fortement implantés. Boussouf qualifie ce milieu de « nid d’espions ». A cela faudrait-il ajouter la pré­sence quasi permanente de « la Main rouge », une organisa­tion qui va s’illustrer par des kidnappings et des assassinats.

« Nous agissons comme en Algérie, dira Senoussi Saddar, alias Si Moussa, car les troupes françaises sont présentes, le Maroc n’ayant pas encore acquis son indépendance. Les familles nous accueillaient chaleureusement et notre héberge­ment ne posait aucun problème.

A Oujda, où nous n’avions pas le droit de sortir, du moins au début de la lutte armée, notamment les djounoud, les séjours étaient de courte durée et les déplacements d’un mer- kez à un autre s’effectuaient de nuit.

Les troupes françaises sont toujours stationnées au Maroc et Oujda est un point stratégique de leur système militaire. De l’aérodrome des Angad décollent quotidiennement les avions qui effectuent des missions de toutes sortes sur notre pays : reconnaissance, bombardements, transport de troupes et bien d’autres opérations encore.

A Oujda même, les patrouilles militaires françaises sillon­nent les rues. Ici aussi, il faut être vigilant, comme en Algérie, la garde est assurée de jour comme de nuit et nos armes sont toujours prêtes à servir. Les soldats français de la 14e DIM (division d’infanterie motorisée) occupent la ville et sa région. »1

C’est aussi l’époque où Boussouf prépare l’installation de son nouveau PC à Oujda. Quant à la base de Nador, elle ser­vira par la suite aux services des transmissions, de radiodiffu­sion et des services de renseignements du FLN-ALN.

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Pour sa part, Larbi Ben M’Hidi revient d’une mission au Caire, en avril 1956. Après un séjour de dix jours à Oujda et des réu­nions quotidiennes avec Boussouf, il quitte le Maroc en franchis­sant à pied la frontière pour prendre le train Tlemcen-Oran.

Après le Congrès de la Soummam (20 août 1956), il est affecté à la Zone d’Alger. Boussouf est nommé à la tête de la Wilaya V (ex-Zone V), divisée en huit zones, et devient membre du Conseil national de la Révolution algérienne. Parmi les membres du commandement, on trouvera Houari Boumediene, Hansali (Sayeh Missoum), Si Djilali, Ahmed Mestghanemi dit Rachid, Mustapha Fartas, Mohamed Maâtache dit Djaber, Hocine Gadiri, etc.

« Là où l’homme échoue,l’organisation triomphe »

Boussouf disait souvent : « Là où l’homme échoue, l’organisa­tion triomphe. » Et comme il était de « ceux qui ne cueillaient le fruit qu’après sa maturité, Boussouf avait progressivement conçu une forte organisation au Maroc. »' Parmi ses premières priorités, l’installation des merkez (centre) le long de la frontière, en territoire marocain. Ces centres vont abriter les différentes activités ayant trait à l’instruction militaire, à la logistique, à la fabrication des explosifs, au stockage des armes, à l’accueil et au repos des moudjahidine, etc.2 D’autant plus que cette opération sera facilitée par la présence très dense des réfugiés des villages frontaliers de Béni Boussaïd, Béni Ouassine, Béni Snous et Oul-ed N’har tous encadrés par le FLN.

La Base 15, au nord-est d’Oujda, sera intégrée à toute l’or­ganisation zonale. Abdelkrim Zaoui, l’un des premiers mili-

1) Brahim Lahrèche, Algérie, terre de héros, imprimerie El Maâref, Annaba.2) Voir en annexe, liste exhaustive des merkez, selon Mohamed Guentari.

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tants dont le domicile avait servi de merkez, se remémore : « J’ai connu Boussouf en 1956. A cette époque, nous avions déjà constitué les premières cellules des militants d’Oujda à Rabat en passant par Taza, Fès, Meknès, Rabat, Casablanca. Boussouf est venu en compagnie de Hadj Benalla et Boumediene. Ils sont restés huit jours chez moi. Si Lahbib Derdak venait de construire une nouvelle maison. Selon la tradition, elle devait être inaugurée par des talebs. Alors, je lui ai suggéré de l’inaugurer par des moudjahidine. Ils sont restés huit jours chez lui, avant de regagner l’Algérie. Après un mois, ils sont revenus au Maroc. Ils y sont restés plus d’un mois. »

Décrivant Si Mabrouk, Si Abdelkrim dira : « Il était un homme hors pair, et rares sont ceux qui pourraient réaliser l’œuvre de Si Mabrouk. Homme de fait et non de spéculation, il était également ferme et se caractérisait par une exigence excessive, tant vis-à-vis de lui-même que des autres. Lorsqu’il était pris par une idée, un projet, il pouvait abattre un travail considérable, harassant tous ses collaborateurs sans même s’en rendre compte. En fait, il refusait la médiocrité, un état qu’il n’acceptait ni en lui ni chez les autres. Il se distinguait également par une rigueur exceptionnelle. La mission ou la tâche qu’il nous confiait pendant la journée ne devait pas res­ter au lendemain. Il était très à cheval sur le respect du temps et des délais. A l’époque, nous avions constitué des ateliers de réparation d’armes où l’on fabriquait également des mines. On produisait 1000 mines mensuellement. De 20 kg chacune, elles servaient au sabotage des ponts, à l’image de celui détruit aux environs de Nedroma. Par la suite, nous avions opté pour une autre technique avec de petites caisses en bois. Ces mines étaient également utilisées comme armes anti-chars .»'

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Après Zaoui, responsable politique des régions de Saïdia, Berkane, Ahfir, Oujda et ses environs, Jerada, Berguent, Guenfouda, Tawrirt jusqu’à Ayoun Naïma1, une première cellule voit le jour, composée de Bachaoui, Habib Boudjenen, Rabah Wassini. Par la suite, une organisation plus importante est mise en place par l’intermédiaire de Htitou Mimoun - de son vrai nom Benchickh Réda - qui en prend la direction2.

Le moudjahid Abdelkrim Zaoui, l’un des premiers militants du FLN à Oujda

1) Mohamed Guentari, L’organisation politico-administrative et militaire de larévolution algérienne 1954-1962, éditions OPU (T.2).

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CHAPITRE IV

La bataille de l’information

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« L’art de la guerre a toujours été tributaire de la capacité des armées à communiquer entre elles et avec leur environnement. En effet, toute information est action potentielle et la maîtrise des informations rejoint la maîtrise des actions. »‘

L’usage opérationnel de l’information au niveau militaire se traduit au niveau stratégique par une véritable guerre de l’information qui est au centre des autres aspects de la conduite des conflits : guerre de la maîtrise des espaces, guerre des capacités, guerre pour la décision, etc. C’est elle qui donne le sens, la cohérence et la synergie à l’ensemble des activités. Sur le théâtre des opérations lui-même, il s’agit de mener la bataille de l’information, support, moteur et objectif de l’affrontement des volontés. Enfin, au niveau tactique, le combat de l’information n’est pas négligeable. Toutes les uni­tés sont concernées par le cycle informationnel, soit pour maî­triser leurs propres décisions, soit pour conduire leur action, soit parce qu’elles participent à l’acquisition de l’information pour le niveau supérieur.

Ces principes n’ont pas échappé à Si Mabrouk qui était conscient que la victoire militaire exigeait, d’une part, des bases d’appui afin d’organiser le soutien logistique, et d’autre

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part, des moyens de communications à même de permettre la coordination entre les différentes unités de l’ALN et leurs commandements. Visionnaire qu’il était, comme l’affirment les « malgaches » de tous bords, « Abdelhafïd Boussouf pré­voyait déjà l’instauration de la société de l’information et de la communication dans le village planétaire »1

Il était aux écoutes ; et ces mille nouvelles prennent cha­que jour la direction de sa table de travail sous forme de BRQ. Elles sont examinées, passées au crible et comparées, jusqu’à ce que le recoupement de mille chiffres fournisse une information claire. Il avait les plus fraîches, les meilleu­res nouvelles sur tout ce qui se passait dans le pays : per­sonne ne connaissait aussi exactement que lui, grâce à une vigilance aux mille têtes et aux mille oreilles, chaque repli des événements. Personne ne savait mieux la force ou la fai­blesse des partis et des hommes que cet observateur, ce stra­tège aux nerfs glacés, à l’affût des moindres oscillations poli­tico-militaires.

Cette puissance de Boussouf ne doit rien à la magie ou à l’hypnotisme. C’est une puissance acquise avec science et assurée par le travail, l’habileté et l’observation systématique. « Boussouf sait beaucoup ; il sait même trop de choses par ses informations parfaites et presque surnaturelles. »2

Ceux qui l’ont connu assimilent leurs premiers contacts avec lui à un « interrogatoire ». Il était d’une telle curiosité qu’il voulait tout savoir sur les personnes, les situations et les événements. Un trait de caractère qui révèle, somme toute, l’importance qu’il accordait à l’information. Déjà, avec la complicité d’un employé de la poste à Oujda,

1) Abdelmadjid Maâlem, Les témoignages de Bezouiche, T.3 Bezouiche le malga­che, ANEP, 2006.

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Boussouf espionnait le courrier des officiers français, sta­tionnés au Maroc, rapporte Abdelkrim Hassani. A la poste d’Oujda, un agent de la vigilance du FLN informe Boussouf de l’existence du courrier français échangé entre les officiers français installés à Casablanca et Rabat et leurs collègues ou leurs proches en Algérie. Le réseau se met en place, et cha­que soir, l’agent en question ramène une vingtaine de lettres qui seront traitées dans une totale discrétion. Chaque enve­loppe est passée à la vapeur d’une eau soufrée, et les messa­ges sont passés au peigne fin pour recueillir le maximum d’informations, avant d’être rendus le lendemain par le même agent. C’est Boussouf lui-même qui procède à l’ana­lyse et à l’exploitation pour décider par la suite des actions à entreprendre. Ces informations portent sur les mouvements des troupes, des détails sur les convois, les heures de départ du train Oran-Tlemcen et autres1.

Et ce n’est pas pur hasard que les unités de l’ALN vont sur­prendre à maintes reprises les forces de l’armée française, en anticipant leurs opérations par des embuscades meurtrières. De la reconnaissance même de ses compagnons, Boussouf était un homme méthodique, organisé et ne passait à l’action qu’après avoir bien étudié la situation. Vu l’importance des messages réceptionnés, il installe un secrétariat où tous les documents sont classés par zone géographique, par chronolo­gie, etc. « Ce qui lui permettra de maîtriser toutes les situa­tions et de convaincre les différents responsables, lors des réunions. Il était très bien informé, et c’est ce qui les impres­sionnait. »2

1) Abdelkrim Hassani, Les ondes de l’ombre, publication par le Musée national dumoudjahid, 1995.

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« Il faut foncer ! »

Au début de la Révolution, l’acheminement du courrier connaît une certaines lenteur et entrave pour beaucoup les liaisons et la coordination entre les unités combattantes et les différents commandements politico-militaires du FLN-ALN, sachant que la Zone V (plus tard devenue Wilaya V) était la plus vaste. El Aoud, un agent de liaison, nommé ainsi pour sa rapidité, parcourait plus de 50 km chaque nuit pour ramener un courrier. « Un autre moussebel, Bounouara, guide attaché au PC, est chargé de dispatcher le courrier en partance vers les autres militants. Ces derniers, à leur tour, doivent le remettre à « la boîte aux lettres » où d’autres agents de liaison prennent le relais pour le faire parvenir à destination. Ces relais sont régis par un cloisonnement rigoureux. Chacun ignore le lieu où devaient arriver les correspondances, qu’il ne peut achemi­ner que sur une partie du parcours emprunté afin d’assurer la protection de ce qu’on appelait « el khaït », la filière », préci­sera Senoussi Saddar1.

En dépit de son efficacité, ce système de relais et des boîtes postales devient insuffisant, étant donné que toute période de crise et de conflit implique une accélération des communica­tions et de l’information. Aussi, la résolution du problème par la création d’un corps de transmissions s’avère-t-elle indis­pensable à un moment où l’ennemi dispose de tous les moyens militaires et psychologiques, et quadrille davantage le pays en s’efforçant de briser l’homogénéité du commande­ment du FLN et de l’ALN.

La nécessité de briser cet isolement pour une meilleure coordination entre les unités de l’ALN et les commandements

1) Senoussi Saddar, Ondes de choc, les transmissions durant la guerre de libération nationale, édition Anep, 2002.

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s’est manifestée déjà au temps où Larbi Ben M’hidi écoutait à l’aide d’un petit poste transistor et exploitait les échanges des messages que s’échangaient les brigades de la gendarmerie française dans la région de Maghnia.

« Nous ne manquions jamais d’écouter les informations des radios françaises et surtout arabes, notamment Le Caire, affirme Si Moussa Seddar. Parfois entre deux stations, nous entendions des bribes de conversations échangées par les gen­darmes français. Si Boussouf et Si Mohamed (Ben M’hidi) y portaient beaucoup d’intérêt. Je leur suggérais d’acquérir un certain type de poste comportant une bande de fréquence dite « bande chalutiers». »'

En compagnie de Abdelkrim Zaoui, Si Moussa Seddar effectue une prospection rapide à Oujda. « On achète un récepteur radio ; le choix est fixé sur ce qu’il y a de mieux dans le commerce local. »2

Toutefois, plus exigeant que jamais, Boussouf ne s’arrête pas là. Il exploite toutes les opportunités pour créer ce corps indispensable à la Révolution. Il confie, alors, une autre mis­sion à Si Moussa: « Tu vas aller en zone espagnole pour voir sur place les appareils radio que nous avons là-bas et le per­sonnel venu d’Egypte après formation ; ensuite nous examine­rons ce qui peut être organisé avec ces moyens humains et matériels. » Ce dernier raconte : « Ce sont des émetteurs- récepteurs arrivés dans la cargaison d’armes en provenance d’Egypte. Le personnel habilité à s’en servir est là : Boughrara Loucif, Ali Beskri, Ali Boulehrayek et Salah Sedaïria, anciens étudiants au Caire qui ont subi une formation spéciale à cet effet. Ils étaient venus d’Egypte en empruntant l’itinéraire sui­vant : Le Caire-Athènes-Rome-Madrid-Tanger par la voie

1) Senoussi Saddar, op. cit.

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Ces consignes tactiques visent, d’une part, l’élément porteur du poste radio, afin de couper le contact radio entre les unités ennemies et de désorganiser la coordination de leurs opéra­tions ; et d’autre part, la récupération des postes radio en vue de former le corps des transmissions. Parallèlement à cette déter­mination, deux événements successifs vont compléter le puzzle par le ralliement massif des jeunes lycéens et étudiants au FLN. D’abord, l’assassinat du docteur Benzedjreb par les forces colo­niales, le 18 janvier à Tlemcen. Ce qui provoquera un tollé géné­ral au sein des Tlemceniens, étant donné qu’il était estimé et participait activement aux besoins sanitaires de la Révolution. « Toute la jeunesse, hommes et femmes, avait rallié le Front de libération nationale et parmi eux et elles, certains avaient rega­gné le maquis souvent en se débrouillant leurs propres armes. »1 Ensuite, la grève du 19 mai 1956, décrétée par l’UGEMA, et dont Boussouf profitera pour renforcer les rangs de l’ALN en jeunes recrues dont il fera l’élite de la Révolution. Grâce à la confiance placée en cette jeunesse, l’organisation de la Wilaya V n’en sera que plus efficace.

Le recrutement se fera également par l’intermédiaire de l’organisation du FLN implantée au Maroc, puis en Tunisie et en Europe par la suite.

« La fille chérie de Boussouf »

Mohamed Lemkami qualifiait la DTN (Direction des trans­missions nationale) comme la « fille chérie de Boussouf et l’aî­née du MALG ». En effet, ce corps avait enfanté les premiers cadres qui, avec l’évolution de la Révolution, allaient être les pionniers de plusieurs services au sein du ministère de l’Armement et des Liaisons générales, en 1960.

1) Mohamed Lemkami, Les hommes de l’ombre, ANEP, 2004.

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En fait, tout a commencé le 6 août 1956 à Oujda. Mohamed Debbah, officier de l’ALN-MALG relate la nais­sance de ces premiers noyaux : « Oujda, le 6 août 1956. Depuis quelques heures, une vieille fourgonnette grise, d’as­pect inoffensif, sillonne la ville. Elle s’arrête de temps à autre au coin d’une rue sombre ; la porte de derrière s’entrouvre, deux, trois jeunes gens, l’air mystérieux, un sac à la main, s’y engouffrent en silence ; la porte claque et le véhicule repart lentement.

L’opération devait se répéter plusieurs fois en cette fin d’après-midi et le soir, trente-six jeunes lycéens et étudiants se trouvaient enfin rassemblés dans une maison de la rue de Safi, jeunes volontaires pour regagner le maquis, un peu ahu­ris de se trouver toujours à Oujda, au bout d’un voyage en voi­ture qui leur avait paru long, entre quatre murs et d’appren­dre qu’ils avaient été choisis pour faire un stage de transmis­sions. C’étaient là les premiers éléments qui devaient former le noyau de l’aventure fabuleuse que fut la création des trans­missions nationales, une des réalisations les plus surprenan­tes de l’Algérie combattante. Parmi ces jeunes volontaires, les mieux renseignés n’avaient qu’une idée assez vague de ce qu’étaient les télécommunications, d’autres, plus nombreux, n’en avaient jamais entendu parler. Il y en eut même qui s’étaient retrouvés là par méprise, comme Kaddour, cet « opé­rateur » dans la vie civile, sans préciser qu’il avait été opéra­teur de cinéma et non opérateur radio. Mais qu’importe, la première impulsion avait été donnée, et la foi qui habitait ces jeunes gens était grande. Le 8 août 1956, l’école des transmis­sions était née. 25 djounoud ont tété rassemblés dans un lieu dit « Ecole ». »1

1) Mohamed Debbah, officier de l’ALN-MALG, source El Watan.

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Ce premier noyau ainsi rassemblé devait se mettre au tra­vail dès le lendemain matin, d’arrache-pied, sous la direction enthousiaste d’un ancien adjudant Omar1, une recrue de choix dont la carrière en qualité d’adjudant de l’armée française, spécialisé en exploitation radio des transmissions, va apporter une importante contribution et jouer un rôle très important, tant dans la création du nouveau corps de l’ALN que dans la formation des djounoud des transmissions2.

Le 9 août, les cours commencent dans une salle de 20 mètres. Une discipline rigoureuse mais librement consentie règne parmi le groupe. La clandestinité est de rigueur, nul ne peut sortir de l’établissement. Seuls quelques-uns jouissent de cet avantage (les formateurs) avec un guide et pour des motifs valables souvent pour se rendre à une réunion ou des séances de travail avec les responsables de la zone, Si Mabrouk et Boumediene3.

« Savoir se poster, voir sans être vu, conserver la liaison avec l’arrière pour assurer le repli... »4 Tels sont les principes enseignés à ces jeunes recrues au niveau de l’école des trans­missions.

La formation est drastique. Les stagiaires doivent, en outre, assimiler, durant cette période, les premiers éléments de dépannage-radio et se familiariser avec les techniques du chif­fre, pour pouvoir, plus tard, coder et décoder les messages : c’est là un but ambitieux d’autant que les moyens techniques mis à leur disposition sont rudimentaires. Mais l’enthou­siasme est grand et le pari sera tenu. Accroupis à même une natte autour de leur moniteur, ces premiers stagiaires doi­

1) Mohamed Debbah, op. cit.2) Senoussi Saddar, op. cit.3) Senoussi Saddar, op. cit.4) Reportage « Les secrets des transmissions », El Moudjahid du 10 avril 1959.

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vent, au bout d’une vingtaine de jours, d’un effort soutenu (tous les jours de 6 h à midi, et après une courte sieste, de 14 h à tard dans la nuit), faire la preuve qu’il n’est d’obstacle qui ne cède devant un peuple décidé. Et à la fin du mois, tous sont arrivés à lire le son à la vitesse de 600, certains même sont parvenus à 900 et à 1080 (ce qui est une performance peu commune en un laps de temps aussi court) et les premiers élé­ments de la promotion Zabana peuvent déjà être dirigés vers leur zone d’affectation respective1.

« Ce premier CITT (Centre d’instruction technique des transmissions) qui va, par la suite, connaître une extension phénoménale est encadré par Si Moussa Seddar, Omar Tlidji,Hassani Abdelkrim dit El Ghaouti, étudiant gréviste, ancien militant du PPA, avec deux autres étudiants, Mokrane Mohamed dit Nasser et Ahmed Taouti dit Chaâbane. Viendront ensuite Boualem Dekkar dit Ali Guerraz, après sa désertion des rangs de l’armée française où il accomplissait son service obligatoire. Il y a aussi Dib Boumediene dit Abdelmoumen, ancien sous-officier des transmissions de l’ar­mée française originaire de Tlemcen qui, muté en qualité d’opérateur chiffreur dans le Constantinois, a déserté les rangs de l’armée française pour rejoindre l’ALN. Alors que l'instruction militaire sera confiée à Houari Boumediene (gué­rilla, maniement des armes, etc.). »2

« A la fin de ce premier stage, d’autres émetteurs récep­teurs, tels que les ANPRC6, SCR 536 et SCR 300, vont arriver. Ce qui va permettre la mise en place d’une station radio. La station directrice est installée en Base 15 (Oujda), l’exploita­tion est assurée par Ghaouti, Mahfoud, Zidane et Omar avec

1) Mohamed Debbah, op. cit.

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les stagiaires en instance de départ pour les différents sec­teurs. L’échange de message a lieu la nuit. La première liaison en graphie (langage morse) aura, donc, lieu en septembre 1956. A la fin de septembre, nous disposons d’hommes et de matériel avec lesquels fonctionnent les premiers réseaux radio des maquis, et notamment ceux de la zone d’Oran qui couvre près du quart du territoire national. Au réseau constitué vient s’ajouter la première station implantée au profit de la déléga­tion extérieure du FLN, plus précisément au service de Boudiaf, à Tétouan. »'

Cette première structure sera non seulement exploitée pour la communication entre les différentes unités de l’ALN et le commandement, mais aussi deviendra-t-elle un moyen de col­lecte du renseignement, notamment par l’écoute des réseaux ennemis.

Les résultats des premières écoutes du réseau de gendarmerie française sont consignés sur des feuilles et remis chaque soir à Si Mabrouk, par Abdelmoumen, pour leur exploitation2.

Le fameux ANGRC9

Assez performant, réservé uniquement aux forces de l’OTAN, l’ANGRC 9 était un poste prisé par Si Mabrouk. Raison pour laquelle il en fera l’une des priorités en matière d’équipements de transmission et instruira ses troupes de sai­sir toute opportunité lors des confrontations avec l’ennemi pour le récupérer. Un vœu qui sera exaucé dans la nuit du 2 au 3 octobre au lieu dit « La Pierre du chat », dans la région de Remchi non loin de la ville de Tlemcen, et ce, lors d’une opé­ration menée par l’ALN. Une fois, ce poste émetteur-récepteur

1) Senoussi Saddar, op. cit.

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récupéré, Si Mabrouk donne des instructions pour son acqui­sition par tous les moyens1. Une première tentative de Abdelmadjid Tifadi, en Allemagne fédérale, s’est soldée par un échec. Si Mabrouk ne désespère pas. Son choix se porte sur Chanegriha, alias Tchang, originaire d’El Kantara (Biskra). Un spécialiste des opérations bancaires. Il était le trésorier du FLN à Tétouan au moment où Si Ali (Boudiaf) y était avant l’arraisonnement de son avion par les forces coloniales. Parfois Si Mabrouk le désignait pour effectuer des opérations ponctuelles. Rigoureux et minutieux, Tchang semble l’homme de la situation2.

Le défi donc, pour Tchang est de forcer le blocus français sur ces armes réservées aux forces américaines et aux mem­bres de l’OTAN. Si Mabrouk insiste auprès de Tchang : « Ce que j’ai à te dire, c’est qu’il me faut ces appareils ; je connais ton sens des affaires, fonce, tu as carte blanche pour agir », en lui tendant une feuille de papier sur laquelle étaient mention­nées les références de l’appareil en question (ANGRC9 Signal Corps Radio UR77/GTELEFUNKEN. »3

Dans cette délicate mission, Tchang doit sortir le grand jeu. Pour cela, il emploie moult subterfuges. Passant par le directeur de la commercialisation de la société allemande, puis l’officier américain à qui il réussit à arracher le visa par l’intermédiaire d’une femme allemande - elle-même contactée par l’un de ses concitoyens allemands, ami de Tchang -4, l’émissaire du FLN réussit en fin de compte à décrocher une cinquantaine d’émetteurs-récepteurs. Sans

1) Senoussi Saddar, op. cit.2) Senoussi Saddar, op. cit.3) Senoussi Saddar, op. cit.4) Abdelkrim Hassani, Les ondes de l’ombre, publication par le Musée national du

Moudjahid, 1995.

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perte de temps, Tchang embarque la cargaison à bord d’un avion de la compagnie Iberia en direction de Barcelone où le fret est transbordé sur un autre avion à destination de Tétouan via Palma et Tanger1.

De retour à Tétouan, Tchang contacte Si Mabrouk pour l’informer de la réussite de l’opération. Dès que le déchargement a lieu, des camions acheminent les précieux postes vers les dépôts de l’ALN à Tizi Ifri, où existe un ancien cantonnement de l’armée espagnole2. Ces postes efficaces vont non seulement renforcer le potentiel des services de transmissions mais aussi améliorer les liaisons entre les forces de l’ALN. Contrairement aux premiers postes de type RCA, initialement destinés aux liaisons maritimes, qui posaient le problème de transport et représentaient un danger constant pour la sécurité des unités combattantes par le grand bruit que faisait le groupe électrogène indispensable à leur marche, les ANGRC9 semblent les mieux indiqués pour les techniques de la guérilla, grâce à leur légèreté et leur maniabilité.

Comme il était homme de méthode et un organisateur hors du commun, Si Mabrouk concentrera tous ses efforts pour pourvoir les différentes Wilayas en cadres et moyens de com­munication performants, avant de mettre sur pied les autres services.

Aussi, à l’Ouest comme à l’Est, les promotions se succè­dent. Ainsi, de 1956 à l’indépendance, Oujda, Nador, Kebdani (au Maroc) et la Marsa près de Tunis (à partir de 1958) don­neront naissance à « 13 promotions dans l’exploitation, 5 dans la technique du dépannage et de l’entretien et 5 autres spécia­lisées dans le chiffre ».

1) Senoussi Saddar, op. cit.

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A la fin de l’année 1957, les huit zones de la Wilaya V sont pourvues d’une station radio avec deux opérateurs ainsi que les PC des cinq autres wilayas1. La couverture du territoire national algérien sera réalisée totalement en 1958 lorsque seront installées, aux frontières algéro-tunisiennes, des sta­tions de communication et transmission, prises en main par les cadres formés dans la Wilaya V2.

Boussouf vient déjà de remporter un pari en créant un réseau reliant les Wilayas au CCE, au GPRA et à l’état-major général de l’ALN. Des stations seront particulièrement mises à la disposition des missions diplomatiques algériennes à Rabat, Tunis, Tripoli, Le Caire, Damas, Baghdad, Pékin, Conakry, Bamako et Accra.

Les « oreilles » de la Révolution

Avec la sortie de la première promotion des transmetteurs, Si Mabrouk, pour qui l’interception continue des émissions ennemies demeure non seulement impérative mais aussi au cœur de son dispositif stratégique, décide la création et le développement des réseaux d’écoute. C’est là, également, un moyen vital dans la maîtrise de l’information. Une maîtrise conséquente quant à l’élaboration et au renforcement des dif­férents types d’opérations : opérationnelle, médiatique, psy­chologique, etc.

A cet effet, il nomme Si Moussa, Ghaouti et Omar Tlidji comme officiers et leur demande de choisir un quatrième élé­ment parmi les stagiaires. Leur choix se porte sur Aboulfeth qui était au service de Boudiaf à Tétouan. Un quatuor de choix qui

1) Senoussi Saddar, op. cit.2) Mohamed Guentari, L’organisation politico-administrative et militaire de la

révolution algérienne 1954-1962, éditions OPU.

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va, en cette fin d’année 1956, constituer le commandement des transmissions de la Wilaya V. Si Mabrouk confie la mission de création de ce centre d’écoute radioélectrique à Si Moussa. « Ce chantier clandestin est supervisé quotidiennement par Si Mabrouk. »‘

Le 1er janvier 1957, Si Moussa remet les clefs du premier centre d’écoute radioélectrique à Si Mabrouk. « Une semaine plus tard, les djounoud spécialisés y seront affectés. Ils dispo­sent chacun d’une machine à écrire et d’un équipement moderne puisé par Rachid Casa à partir des bases militaires US installées au Maroc.

Chaque soir, les PV d’exploitation sont transmis au com­mandement de la wilaya par le canal de l’agent de liaison. Le volume de l’information est tel qu’un service spécial voit le jour et prend rapidement de l’ampleur, sous l’impulsion d’une équipe de jeunes cadres étudiants formés à l’école de la Révolution. Sa principale tâche consiste à faire la synthèse de la moisson d’informations, à l’intention du haut commande­ment, à traiter les renseignements en les dispatchant aux ser­vices concernés, à dresser le bilan des actions amies et enne­mies et, enfin, à établir un bulletin de guerre (BG) à l’intention de la radiodiffusion pour ses émissions quotidiennes, pour la presse nationale et internationale et pour la future agence de presse service (APS). »2

Au moment où les centres d’écoute de l’ennemi opèrent dans une clandestinité totale sur les deux frontières ouest de l’Algérie (à Oujda et Figuig au Maroc) et est (à Ghardimaou et Kef, en Tunisie)3, plusieurs centres d’écoute de l’ALN seront implantés de part et d’autre des frontières. Ils constitueront

1) Senoussi Saddar, op. cit.2) Senoussi Saddar, op. cit.3) Mustapha Benammar, C’étaient eux les héros, Editions Houma.

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les « oreilles » de l’ALN/FLN dans le vaste monde des ondes. Le plus important sera installé à Oujda avec un effectif de 80 djounoud spécialisés dans l’écoute des réseaux ennemis.

« Avec ces centres d’écoute, les réseaux de Si Mabrouk dis­posaient de toutes les informations sur l’ennemi : déplace­ments, nombre des unités engagées dans les opérations, com­mentaires de certains opérateurs français sur leurs supérieurs et sur leur moral, échanges durant les accrochages, ordres donnés à leur aviation pour intervention, etc. Grâce à une puissante station radio au dernier étage du ministère, Si Mabrouk - alors ministre des Liaisons générales et Communications - pouvait à tout moment contacter les cen­tres de différentes directions, les ministres du GPRA et PC/EMG à Ghardimaou.

Au rez-de-chaussée du ministère, une grande salle de conférence servait à des réunions ; un grand portrait du chahid Larbi Ben M’hidi était accroché au mur. C’était un indice prouvant que Si Mabrouk n’avait pas oublié son premier compagnon dans l’Oranie, lors du déclenchement de la lutte armée. Lors d’une réunion, Si Mabrouk avait déclaré à l’assistance de retenir la phrase de Ben M’hidi : Soyez vous-mêmes ! »1

Rencontre avec Boussouf

A la fin du stage de la cinquième promotion des transmis­sions, la première organisée à l’Est (août 1958), Boussouf pré­side la cérémonie de clôture. Mustapha Benammar raconte : « C’était la première fois que je me trouvais en présence de Boussouf dont j’avais tant entendu parler en Wilaya V.

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Bien qu’il connût déjà ce qu’on lui montrait, il n’arrêtait pas de poser des questions, parfois inattendues pour ses accompa­gnateurs, preuve d’une insatiable curiosité.

Nous fûmes, Ali Souai et moi, présentés à Boussouf qui fera au passage allusion aux obstacles pouvant se dresser sur le chemin des hommes et que ces derniers se doivent de dépasser.

(...) Je demandais à rencontrer Boussouf pour lui exposer de vive voix les circonstances qui m’avaient poussé jusqu’à ce stage des transmissions. J’attendis encore une dizaine de jours avant qu’on vienne me conduire en ville jusqu’à un appartement où logeait le commandant Omar. Boussouf était là assis dans une pièce, occupé à feuilleter un document. A cause d’une myopie et comme à chaque fois qu’il voulait lire un papier, il avait ôté ses lunettes pour rapprocher au maxi­mum les pages.

Il était souriant et chaleureux, tout à la fois à l’opposé de l’image déformée que ses détracteurs en donnaient de la répu­tation d’homme froid et calculateur qu’on lui avait faite. Il commença par me dire qu’il savait que j’avais été victime d’ar­bitraire, qu’il me fallait outrepasser cette phase pour ne pen­ser qu’à apporter à la Révolution ma contribution dans la fidé­lité et le dévouement.

A travers cette courte conversation, je compris qu’il était parfaitement au courant de mon itinéraire et des missions que j’avais accomplies à l’intérieur dans toutes les wilayas parcou­rues, à l’exception de celle du nord constantinois où je n’étais jamais passé.

Il m’annonça qu’il fallait partir bientôt avec le commandant Omar pour le Kef dans l’ouest tunisien où se trouvait un cen­tre d’écoute. Il m’expliqua que les frères qui s’y trouvaient déjà avaient un besoin pressant de quelqu’un qui connaissait assez bien l’intérieur du pays pour les aider à mieux exploiter les messages captés à travers les réseaux ennemis.

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De cet entretien, j’avais conclu que Boussouf était du genre pragmatique, allant droit à l’essentiel, mais qu’il n’était pas non plus avisé de le contrarier.»1

La vie dans un centre d’écoute

Affecté par Boussouf au centre d’écoute du Kef, Mustapha Benammar nous décrit cette scène clandestine où se déroule une guerre des ondes sans répit. Une atmosphère que seuls des hommes intègres et disposant d’une force de caractère inébranlable peuvent supporter.

« Pour des raisons de sécurité, le centre d’écoute se trouvait en plein cœur de la petite ville du Kef. Pour éviter que les Tunisiens ne fassent des rapprochements quant à sa destina­tion, Boussouf avait chargé le colonel Lamouri et Salah Radjah de la Wilaya I, de louer à des privés tunisiens cette maison destinée à abriter les djounoud sans précision.

Ouvert en 1958, il fera pendant à celui déjà existant à l’Ouest depuis 1956.

Le régime qui y était appliqué là également c’était la clan­destinité. Seul le cuisinier sortait de temps à autre pour faire ses emplettes. Outre le chef de centre, il y avait là d’autres frè­res, tous venus du Maroc où ils avaient reçu une formation d’opérateurs radio. Parmi eux un certain Abdelkader Boukhari.

Dans ce centre, les frères assuraient à tour de rôle une écoute permanente, passant chacun un certain nombre d’heu­res à capter et à transcrire les messages, clairs ou codés, échangés sur les réseaux civils et militaires français. La disci­pline y était de rigueur car tout le monde était conscient de l’importance de ce travail contraignant dont le caractère

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confidentiel et stratégique n’était pas à démontrer. C’est pour­quoi, nous acceptions de l’accomplir dans un espace si réduit, sans jamais pouvoir sortir de cette maisonnette où nous étions pour ainsi dire cloîtrés... Il y avait une hiérarchie établie pour les réseaux ennemis depuis le corps d’armée jusqu’aux divi­sions opérationnelles avec échelle de valeur des codes et moyens de chiffrement utilisés par eux.

Je me souviens du jour où Benchaou m’avait paru particu­lièrement satisfait d’avoir pu enfin découvrir ce roman de lit­térature française qui avait servi de base à la confection d’un de leurs codes.

Le réseau exploité par la gendarmerie faisait l’objet d’une surveillance particulière car c’était là qu’étaient glanées les informations opérationnelles les plus fraîches.

En liaison avec d’autres corps de l’armée française, les gen­darmes utilisaient un système baptisé Slydex que nos services d’écoute à l’Ouest avaient pu entièrement reconstituer.

Ils y étaient parvenus en exploitant une partie des docu­ments récupérés sur la carcasse d’un hélicoptère abattu par l’ALN et que l’ennemi croyait avoir été complètement détruit.

Entre autres codes utilisés par l’armée adverse, il y avait celui connu sous l’appellation de CMO (Code militaire opéra­tionnel) dont le système avait pu être découvert grâce à l’intel­ligence et à l’acharnement des frères du chiffre travaillant tant à l’Est qu’à l’Ouest.

L’écoute englobait également les « igamies » d’Alger, d’Oran et de Constantine mais aussi les autres préfectures. Toutes les 24 heures et à tour de rôle, deux officiers venaient au centre récupérer les procès-verbaux d’écoute pour aller les remettre à Boussouf ou à un responsable désigné par lui. »'

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La guerre du chiffre

Afin de mieux situer le lecteur, ouvrons une brève parenthèse sur la cryptologie, ou ce qu’on appelle communément l’art du chiffre. Les mots « chiffrer » (en français), « cipher » (en anglais), viennent de l’hébreu « saphor », nous dit Sophie de Lastours. C’est la science des écritures secrètes qui étudie les méthodes de chiffrement et recherche les moyens de les décryp­ter. Le terme de cryptographie a une signification très voisine.

Chiffre, chiffrer, chiffrement sont les termes traditionnelle­ment utilisés, car on remplaçait autrefois les lettres par des chiffres et des nombres, pour rendre les messages inintelligi­bles à ceux qui n’en possédaient pas la clé.

La clé est une convention orale ou écrite nécessaire pour effectuer les opérations de chiffrement et de déchiffrement. Le chiffrement (ou codage) est une transformation du langage clair en groupes de signes, de lettres ou de chiffres selon les équivalences convenues. Ainsi, dans le domaine du renseigne­ment militaire, on emploie la méthode à clé secrète. Elle per­met de chiffrer le texte à l’aide d’une opération mathématique utilisant une clé unique et secrète, que le destinataire emploie dans l’autre sens pour déchiffrer et retrouver ainsi le message originel'.

D’où l’importance de cette arme qui demeure la clé de voûte qui va compléter les autres secteurs : renseignement, institution militaire, diplomatie, etc. De ce fait, le développe­ment du réseau des transmissions allant crescendo, les codes et les chiffres devaient notamment en suivre l’évolution. C’est ce qui incitera Boussouf à créer une cellule autonome en vue de pourvoir aux besoins éventuels. « Dès qu’un système de

1) Sophie de Lastours, « La cryptologie et le renseignement », in Revue interna­tionale d’histoire militaire.

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codage est trop employé, il devient inefficace ou perméable et doit être alors remplacé. Il en est de même lorsqu’il tombe aux mains de l’ennemi ; il est compromis et ne peut plus servir. Certaines communications nécessitant un chiffrement plus hermétique, cette nouvelle cellule effectuait un véritable tra­vail de recherche et de conception. C’est pourquoi elle s’appli­quait dans son travail, elle n’avait pas de contact avec les autres services des transmissions.

Le nombre de codes de chiffrement est relativement élevé, chaque réseau est doté de ses propres moyens avec des clefs dif­férentes qui, normalement, doivent être changées très souvent.

Ce mode de camouflage ou de chiffrement des messages doit surtout permettre de gagner du temps, car l’ennemi ne dort pas, il dispose de tout le nécessaire, hommes et matériel, pour venir à bout de nos codes, des plus simples aux plus coriaces. Mais nous savons qu’il peut les décrypter tôt ou tard, puisque nous-mêmes sommes arrivés à déchiffrer ses messa­ges sans pour autant éveiller son attention1.

Dans cette guerre, le service du chiffre s’introduira dans les réseaux ennemis et réussira, parfois, à semer la panique dans les rangs de l’armée française2.

A plusieurs reprises, le décodage permettra également aux unités opérationnelles de l’ALN d’induire en erreur l’aviation ennemie qui s’abattra sur ses propres unités3 - comme le témoigne le gigantesque accrochage qui aura lieu près de la frontière tunisienne entre l’infanterie et l’aviation françaises, désorientées4 - ou encore d’éviter et de prévenir toute action de ratissage. Le même cas existe avec les batteries d’artilleries de l’infanterie de l’armée françaises5.

1) Mohamed Debbah, op. cit.2) Mohamed Debbah, op. cit.3) Senoussi Saddar, op. cit.4) Mohamed Debbah, op. cit.

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« Pour déjouer l’action des services spécialisés français, nous avons bien souvent recours à l’émission de faux messages, expli­que Si Moussa Seddar. Ils étaient induits en erreur par les com­munications sciemment falsifiées, l’aspect des télégrammes ne se différenciant pour ainsi dire en rien des autres.

Aussi, devant l’importance du trafic radio et le développe­ment des réseaux de l’organisation FLN/ALN, la formation de chiffreurs spécialisés devenait incontestablement indispensa­ble. Par la suite, le service du chiffre fut détaché des transmis­sions nationales pour être placé sous la responsabilité d’un autre département, la DVCR (Direction de la vigilance et du contre-renseignement) au sein du MALG avec à sa tête Aboulfeth, et ce, jusqu’à l’indépendance. »1

Et c’est grâce aux services du chiffre qui décryptera à temps un message de l’ennemi que Boussouf échappera à un atten­tat, alors qu’il devait rencontrer un journaliste espagnol.2 Du côté adverse, le commandement militaire français axera sa stratégie sur un objectif névralgique dans la guerre contre l’ALN : anéantir en priorité son réseau de communication. « Même dans la bataille, le technicien radio était la cible pri­vilégiée, autant lui que son poste, car l’armée française voyait en eux l’élément vital qui alimentait en renseignements et informations précieux l’état-major, sur le cours des opéra­tions et accrochages militaires. »3

Cette guerre, que d’aucuns ont appelée « guerre des ondes », a eu ses martyrs4 dont la majorité était de brillants étudiants ayant quitté les bancs des universités ou des lycées et collèges pour répondre à l’appel de la patrie5.

1) Senoussi Saddar, op. cit.2) Hassani, op. cit.3) Mohamed Guentari, op. cit.4) Voir annexe la promo Zabana par Ali Chérif Déroua « 20 Août 1956, le congrès

de la Soummam vu autrement » in L’Expression du 18 août 2007.

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« Dès le 22 novembre 1956, tombait au champ d’honneur le sergent Farid (Mohamed Attar), le premier de ces jeunes qui devaient donner leur vie avec la simplicité des héros vérita­bles. Suivirent le sergent Zenaga (Moghlam El Hadj) et d’au­tres, beaucoup d’autres, de plus en plus rapidement à mesure que s’étendait le réseau des transmissions. A l’indépendance, environ 50% de ces pionniers étaient tombés sous les balles de l’ennemi et les survivants de la promotion Zabana étaient bien rares. »1

Comme en témoigne Si Moussa Seddar, dans cette « guerre des ondes », « les tentatives ennemies, tant au niveau destruc­tion que brouillage et étouffements technologiques sont vai­nes, car la Révolution algérienne a réalisé des progrès réels, dans le domaine des télécommunications qui la mettront à l’abri de tout recul ou effondrement.

C’est pourquoi, l’ennemi utilisera un équipement sophistiqué pour localiser les stations algériennes. « Ses services dispo­saient d’un grand centre d’interception radioélectrique, sis à Ben Aknoun, faubourg d’Alger, dont le rôle était, au départ, la surveillance des émissions des pays de l’Europe surtout. Dès lors que les transmissions de l’ALN/FLN pénètrent en ce domaine, celui des ondes radio, il est tout indiqué que son action soit axée sur notre radiodiffusion, et particulièrement les réseaux de communications radio. Désigné par le sigle GCR (Groupement de contrôle radio), il va prendre une importance accrue à partir de l’année 1956. Le GCR utilisera seize récep­teurs de marque Siemens, travaillant sans interruption. Ce cen­tre emploie entre 110 et 120 opérateurs. Les directives et ins­tructions ou orientations émanent d’un « service d’analyse ». Une liaison directe avec Paris est établie en vue d’une exploita­tion rapide des éventuels renseignements qu’ils ne manquent pas de glaner. Rattachée à la fois au Premier ministère et à la

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Défense nationale au même titre que les services homologues installés à Mont Valérien près de Paris, bien que ces derniers jouissent d’une compétence beaucoup plus étendue que celle du GCR d’Alger, la structure est valable pour les services fixes, mais l’écoute est aussi effectuée par stations mobiles.

Il existe des véhicules tout-terrain aménagés à cet effet et dotés de moyens goniométriques pour localiser avec une cer­taine précision les émissions radioélectriques.

Outre cela, la France dispose d’avions spécialement aména­gés, des Hercule Nord 2501, dont la base se trouve au nord-est de l’Hexagone en Lorraine, mais avec leur rayon d’action, ces aéronefs peuvent intervenir sur n’importe quel point et notamment en Algérie.

La marine est également de la partie. En sus des moyens de l’OTAN que la France utilise contre nous. Elle dispose particu­lièrement d’un navire spécialement conçu et aménagé. Le der­nier en date de ces bâtiments navals est le « Bougainville ».

Dans cette nouvelle guerre des ondes « au fur et à mesure que les moyens de notre Révolution prennent de l’ampleur, la couverture par les services français de l’espace se déploie, ten­tant de ne rien laisser échapper, quitte à y mettre le prix. La situation deviendra, à un certain moment de la lutte, telle qu’il s’instaure entre les services français et les nôtres une course de vitesse. C’est à qui chiffrera le mieux ses messages et les rendra plus difficilement décryptables. Ils ont pour eux la quantité et la qualité des matériels, nous avons pour nous la foi dans le travail, l’obstination dans l’accomplissement de la tâche, et de plus, ils ignorent, voire sous-estiment nos capaci­tés en cette « chasse gardée », capacité renforcée par la clan­destinité totale et par là même l’absence de renseignements relatifs à notre service d’interception, du moins jusqu’à un certain temps, après des années de fonctionnement.1

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Un manipulateur de morse appartenant à Si Omar Tlidji.

L’auteur présentant un manipulateur

de morse appartenant à Si Omar Tlidji,

l’un des pionniers de la DTN.

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« Ici la voix de l’Algérie libre et combattante »

« L’une des conditions essentielles de l’extension néces­saire de l’agitation politique, c’est d’organiser des révélations politiques dans tous les domaines. Seules ces révélations peu­vent former la conscience politique et susciter l’activité révo­lutionnaire des masses... Ce n’est pas dans les livres que l’on pourra puiser cette « représentation claire » : on ne la trou­vera que dans des exposés vivants, dans des révélations encore toutes chaudes sur ce qui se passe à un moment donné autour de nous, dont tous ou chacun parlent ou chuchotent entre eux, ce qui se manifeste par tels ou tels faits, chiffres, verdicts, etc.

Ces révélations politiques embrassant tous les domaines sont la condition nécessaire et fondamentale pour éduquer les masses en vue de leur activité révolutionnaire », disait Lénine dans son célèbre livre Que faire ?

Pour mener à bien cette mission aussi nécessaire que com­plémentaire à la lutte armée, le Congrès de la Soummam, 20 août 1956, décide de réorganiser et de réviser le système d’in­formation de la Révolution. Sur le plan intérieur, l’objectif est d’atteindre les Algériens dans leurs foyers afin de les mettre au courant des événements et de les orienter vers la Révolution. Sur le plan extérieur, la mission consiste à faire connaître à l’opinion internationale les événements politiques et militaires ainsi que la cause algérienne.

L’émission « La voix des Arabes » émise depuis Le Caire étant insuffisante pour venir à bout d’une propagande fran­çaise disposant de moyens médiatiques colossaux, il était nécessaire de créer sa propre station de radiodiffusion. Au même titre que les autres moyens, la radiodiffusion consti­tuait une arme à ne pas négliger dans l’affrontement psycho­logique. Car elle permettait de combattre le mensonge que le

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colonialisme tentait de sécréter au sein du peuple algérien. « Ces révélations politiques sont par elles-mêmes un moyen puissant pour décomposer le régime adverse », explique Lénine. C’était là l’une des facettes du combat qu’il fallait développer et dont Boussouf était conscient.

A cet égard, il fait appel à Messaoud Zeggar, alias Rachid Casa qui se distinguait déjà par son intelligence et son sens élevé de l’initiative, comme l’affirme Hadj Benalla : « Je l’ai rencontré la première fois en 1948. Il était alors commerçant en confiseries. Puis je l’ai revu à Oran en 1956. Il avait mis à ma disposition la villa qu’il habitait avec sa petite famille. A cette époque, il était mon agent de liaison avec les responsa­bles de la Révolution qui étaient installés à Alger. Découvert par les services français au terme d’une opération qui a mal tourné, Messaoud Zeggar sera obligé de quitter l’Algérie pour se réfugier au Maroc. J’ai mis à sa disposition des hommes qui l’ont conduit d’Oran jusqu’au territoire marocain. Le groupe a fait le périple à pied, il n’était pas question d’utiliser un véhi­cule au risque de se faire attraper. Arrivé au Maroc, Zeggar s’installe à Casablanca... C’est dans cette ville qu’il prendra son nom de guerre : Rachid Casa.

Lors d’un voyage en avion, Rachid Casa avait rencontré la fille du comte de Habsbourg. Les deux hommes finiront par devenir amis. Sur proposition de Zeggar, le comte fera appel à des militaires allemands réfugiés en Amérique latine. Ce sont eux qui ont monté les premiers ateliers d’armes que l’ALN avait installés au Maroc. »1

Rachid Casa obtient donc le feu vert de Si Mabrouk pour procurer des équipements radio (ART 13 et BC348) et surtout des récepteurs Hammarlund SP 6002.

1) T.H., Le Soir d’Algérie du 23 novembre 2008, n° 5475.

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Novembre 1956, Rachid Casa en présence de Si Mabrouk et Boumediene arrive avec un lot de matériel complet et flam­bant neuf et qui servira pour la radiodiffusion.

Vers la fin novembre, Boumediene, Omar (Tlidji) et Si Moussa sont réunis avec Si Mabrouk qui doit leur communi­quer les dispositions arrêtées en vue d’entreprendre les tra­vaux relatifs à la radiodiffusion : « Désignez le personnel qui composera le groupe de la radio. Il prendra le départ dès demain. Omar et Moussa les rejoindront dans deux jours. Nous nous retrouverons tous là-bas. » Le groupe est composé de stagiaires restés à l’école, Abdelmadjid Gaouar dit Aïssa, Abdelkader Benachour dit Azzouz et Abdelkrim Chenaf dit Kaddour. Rendez-vous dans la maison de campagne de Seddik El Khalifa, à quelques kilomètres de Zaïo, en zone espagnole du Maroc. La nuit, Boussouf rend visite au groupe, assiste aux premiers tests et constate le bon fonctionnement de l’ensemble. Il donne de nouvelles instructions : « Passez à la phase suivante, nous allons communiquer les longueurs d’ondes aux responsables et aux militants qui se mettront à l’écoute aux heures convenues pendant une semaine environ, puis nous jugerons de la suite, selon leurs réponses. »1

Certains équipements devaient être adaptés, une liste est alors remise à Si Mabrouk pour l’acquisition urgente des piè­ces indispensables aux émissions et de disques (marches mili­taires, chants patriotiques, etc).

« Nous sommes restés très longtemps chez Seddik, affirme Si Moussa. A présent, il faut se déplacer, c’est pourquoi Boum a été dépêché vers nous. Le nouvel emplacement est situé à quelques kilomètres du précédent merkez ; la règle d’or étant de ne jamais rester au même endroit, il y a donc lieu de vivre en nomades. Le quartier sera installé au douar des Ouled

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Settout, non loin de Nador, précisément chez Hadj Salah. Celui-ci possède un moulin à grain fonctionnant à l’aide d’un moteur diesel dont le bruit est pratiquement identique à celui de notre groupe électrogène. Donc pour le camouflage des sons qu’il émet, c’est la solution idoine. Les gens croiront que le moulin fonctionne comme avant à l’accoutumée pour mou­dre du blé. C’est ici, aux Ouled Settout, que Si Mabrouk diri­gera l’équipe des rédacteurs speakers ; ils forment avec Si Mimoun ce que nous appelons non sans humour la « section artistique ». »1

Tout est fin prêt, une réunion se tient au siège du responsa­ble du Maroc oriental (RMO), Abdelkader Mâachou dit Alexandre. Si Mabrouk préside cette séance à laquelle assis­tent les rédacteurs-speakers, Boum, Boumédiene, Omar et Si Moussa ; ordre du jour : coup d’envoi de la radiodiffusion, chacun sait ce qu’il doit faire. Rendez-vous le lendemain 19h à la station radio.

L’ensemble, y compris Si Mabrouk qui avait consulté préa­lablement la hiérarchie, opte pour le nom de la radiodiffusion désormais : « ICI LA RADIO DE L’ALGERIE LIBRE ET COMBATTANTE, LA VOIX DU FRONT DE LIBERATION NATIONAL ET DE L’ARMEE DE LIBERATION NATIONALE VOUS PARLE D’ALGERIE. »2

Jeudi 16 décembre 1956, jour J, 20 heures, l’instant est solennel, tout le monde est là. Si Mabrouk, Boumediene, Boum, les trois speakers et Alexandre. C’est à Rédha Bencheïkh, appelé pour la circonstance Okba, qu’incombe l’insigne honneur de prononcer le discours inaugural en lan­gue arabe, suivi d’Alexandre et d’Abdelmadjid Meziane dit Salaheddine, en langue française et de Benaballah Hamoud

1) Senoussi Saddar, op. cit.

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dit Youghourta, en langue berbère. Le thème développé retrace l’histoire de l’Algérie et rappelle les buts de la Révolution. Deux heures pleines se sont écoulées et ont été bien remplies.

Plus tard, cette équipe sera renforcée par un élément de choix, en l’occurrence Aïssa Messaoudi qui, par la tonalité de sa voix, la force de ses harangues, la profondeur de ses messages, la vivacité de son esprit, la fermeté de sa foi, deviendra l’incarnation et le symbole de l’Algérie combattante. Orateur convaincant et convaincu, il transmettait, à travers le timbre de sa voix, toute la passion d’un peuple disposé à mourir pour que vive l’Algérie. Hérault du combat libérateur, il ne tardera pas à devenir la fierté de tout un peuple1.

La station reçoit chaque jour un bulletin de guerre par radio et dispose d’une liaison radioélectrique avec les trans­missions ou par plis portés... Pour éviter son repérage par la « gonio », le véhicule se déplacera sur un rayon de 20 km, la nuit de préférence, par mesure de précaution2.

Pour leur part, les autorités coloniales vont créer des stations de brouillage notamment à Alger, Guelma, Skikda, Sétif, Tizi Ouzou, Médéa, Sour el-Ghozlane et Tlemcen. Elles mobiliseront l’aviation, les radars, la goniométrie, les outils et techniques de brouillage des fréquences hertziennes, en vain. Car le changement constant du lieu d’émission et des fréquences permettra à l’équipe radiophonique d’assurer sa mission de sensibilisation et d’orientation révolutionnaire. Cette nouvelle arme donnera un élan et une force supplémentaire à la Révolution. Cette voix parvenant aux Algériens où qu’ils fussent renforcera

1) Ali Cherif Deroua, op. cit.

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ainsi leur détermination, leur foi en leur Révolution et les incitera à poursuivre leur marche sur un chemin ardu, celui de la victoire1.

La guerre psychologique

Avant d’évoquer le travail psychologique du commande­ment de la Révolution, intéressons-nous d’abord au camp adverse dont le seul souci était de provoquer la cassure entre les éléments « intérieurs » et les éléments « extérieurs ». « Le colonel Gardes vient remplacer Feaugas et Goussault, deux colonels du 13 Mai, à la tête de l’Action psychologique. Sa poi­trine est l’une des plus décorées de l’armée française, son cer­veau, en Indochine, au pays Thaï, s’est ouvert à la guerre sub­versive. Après avoir longuement dirigé un bataillon, il est chargé de l’information. Pour cela, il dispose de moyens importants. Il trouve le journal Le Bled qui est destiné au contingent. Derrière Le Bled, La Semaine en Algérie porte en sous-titre « Miroir de l’Algérie française » ; c’est une revue civile, mais rédigée par deux officiers qui soumettent leur tra­vail à Gardes. Celui-ci, sans être responsable du « service de presse », contrôle le « lâchage » des nouvelles. A la radio, il opère par le truchement de la voix du Bled. Il dispose aussi du service cinématographique de l’armée, d’une importante imprimerie, d’où sortent affiches et tracts. Parfois, les néces­sités de l’action feront qu’un tract rédigé le soir devra être dis­tribué le lendemain matin, à Alger, en 300 000 exemplaires. Dans un autre cas, lors de l’opération « Jumelle », c’est six millions de tracts que le Cinquième bureau larguera.

Autre mission importante : le colonel Gardes dirige les EMSF, équipe médico-sociale féminine qui, à travers toute

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l’Algérie répand, en même temps que les soins médicaux et l’enseignement de l’hygiène, et le rudiment d’une aide, la démocratie. Enfin, Gardes disposait dans chaque corps d’ar­mée d’un Cinquième bureau, tout comme un officier du deuxième. Et le « B5 » travaille en liaison avec le « B2 » ou même avec le « B3 » (bureau opérationnel). Il était facile à Gardes de jeter sur un point les moyens mécaniques qui étaient à sa disposition, notamment ses compagnies de haut- parleurs, fortes de trente véhicules et ses camions de cinéma. C’est appuyé par cette puissance technique que Gardes prend contact avec l’Algérie. »'

« Ces services de propagande participèrent à leur niveau à des campagnes de subversion : le génie édifia à leur inten­tion, entre tronçons de barbelés, une allée éclairée par des rangées d’ampoules, appelées « l’avenue de la paix » : des haut-parleurs diffusaient à partir de bandes magnétiques des slogans incitant les moudjahidine à la reddition dans le cadre de « la paix des braves », préconisée par de Gaulle. »2

Qu’en est-il du côté algérien ? Boussouf, qui faisait partie de cette élite convaincue que le langage des armes ne pouvait suffire à lui seul pour venir à bout d’un ennemi suréquipé en moyens de propagande et d’actions psychologiques, était éga­lement l’homme des grandes décisions. Il maîtrisait égale­ment l’art de la riposte.

A 31 ans, il était le plus instruit du groupe3. Il avait pré­paré une licence de psychologie par correspondance4. Il était également plurilingue. « Il maîtrisait sept langues : l’arabe, le

1) Claude Paillat, Dossiers secrets de l’Algérie (13 mai 58/28 avril61), Presse de la Cité, 1962.

2) Brahim Lahrèche, op. cit.3) Alistair Horne, Histoire de la guerre d’Algérie, Editions Albin Michel, 1980.

Traduit de l’anglais par Yves Guerny en collaboration avec Philippe Bourdel.4) Benjamin Stora- Zakya Daoud, Ferhat Abbas, Casbah Edition.

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français, l’anglais, l’allemand, l’espagnol, l’italien et le russe. »l C’était donc l’intellectuel engagé, pragmatique et d’un esprit cartésien2.

Cette formation lui servira non seulement dans la maîtrise de la guerre psychologique, mais aussi dans la conception et l’organisation des différents services, dans le choix des hom­mes et surtout dans ses contacts avec les réseaux étrangers en matière de renseignement et d’armement. Il avait tout pour gagner cette guerre psychologique comme le certifie son com­pagnon de lutte Amar Benaouda : « Boussouf est arrivé à gagner la guerre psychologique. »3

Dans ce combat où la moindre erreur était fatale, Boussouf n’a jamais négligé sa propre formation. Erudit à outrance, ses lectures abondaient en matière politico-militaire, comme en témoigne Mohamed Harbi : « Lycéen, je fus très vite aspiré vers le haut de l’appareil, sans pour autant lui appartenir. Je voyais régulièrement Abdelhafid Boussouf, chef de la daïra, au café de Hocine Louha (à Skikda), que fréquentaient les gens de l’UDMA. C’est Boussouf qui me recommanda de lire Que faire ? de Lénine et l’Ere des organisateurs de James Burnham. »4

« Tout le monde connaît plus ou moins Lénine, quoique peu d’Algériens, du moins en ce temps-là, aient lu son œuvre Que faire ?. Sans parler de l’Ere des Organisateurs de James Burnham, le père de la philosophie du libéralisme actuel. Si on recommande ces livres, c’est qu’on les a déjà lus, c’est le moins que l’on puisse en conclure. »5

1) Entretien avec Tahar Kara, neveu de Boussouf, Constantine, décembre 2008.2) Ali Cherif Deroua, op. cit.3) Amar Benaouda, émission ENTV.4) Mohamed Harbi, Une vie debout (Mémoires politiques, T1, p. : 84 :1945-1962),

Casbah Editions, 2001.

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Parmi l’arsenal livresque qu’il avait offert à ses cadres en formation, une bibliothèque très fournie en livres de politique, d’économie, de sociologie et d’histoire. Mohamed Lemkami qui était en formation dans les services secrets raconte : « A la SMG (Section militaire générale), c’était le livre Le Mur de l’Atlantique qui m’avait intéressé. Il m’avait permis de comprendre comment créer et faire fonctionner un réseau de renseignements avec ses agents, ses boîtes aux lettres et ses liaisons. »' « Je me souviens du premier ouvrage que j’avais lu en rapport direct avec ma première affectation à la SIAP (Section de l’information et des activités politiques). C’était Le Viol des foules de Serge Tchakhotine avec le fameux réflexe de Pavlov. Il m’avait permis aussi de comprendre l’action de propagande de Goebbels, mais aussi celle de l’ennemi en cours en Algérie avec son 5e bureau qui utilisait souvent les mêmes méthodes. »2 « Ce livre a été censuré par le ministère français des Affaires étrangères en 1939, détruit par les Allemands après avoir occupé la France, interdit de publication et de vente sur tous les territoires occupés par Hitler, ce qui prouve, s’il en est besoin, sa valeur », précise Ali Chérif Déroua. »3

Et qu’en est-il du Viol des foules par la propagande politi­que ? Pour mieux comprendre les dessous de cette guerre psy­chologique, attardons-nous un moment sur cette œuvre de référence.

Son auteur, Serge Tchakhotine, se veut en effet un disci­ple de Pavlov, l’homme du réflexe conditionné. Tout le monde connaît le fameux chien qui, habitué à recevoir de la nourriture lorsque retentit le son d’une cloche, est rapide­

1) Mohamed Lemkami, op. cit.2) Mohamed Lemkami, op. cit.

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ment conditionné à baver dès qu’il entend la cloche, même si aucun repas ne suit. Un schéma que les pavloviens appli­quent à l’homme en qui ils voient une créature sans intério­rité, pur produit du conditionnement exercé par son envi­ronnement.

A partir de ce schéma de base - l’inconscient manipulé par des symboles - Tchakhotine retrace une histoire terrifiante des symboles efficaces, montrant comment la propagande qui fait le moins appel à la discussion et à la raison et qui recourt le plus aux logos simples, slogans répétitifs et emblèmes évi­dents, est souvent la plus opérante.

Quant à Pavlov, il va devenir le psychologue officiel de l’URSS et sa théorie du réflexe, la science orthodoxe concilia­ble avec le marxisme : en effet, si l’homme peut être ainsi conditionné, rien n’empêche d’espérer produire l’homme nouveau promis par le socialisme, débarrassé des tares de la psychologie bourgeoise. Vision à laquelle adhère entièrement Tchakhotine qui, après avoir été un praticien de la propa­gande social-démocrate face à celle du NSDAP, se réfugie en URSS et chante la gloire de Staline.

En dépit de ses simplifications théoriques et de ses com­promissions idéologiques, Tchakhotine reste pourtant un auteur incontournable sur la question, ne serait-ce que par la manière dont il a contribué à répandre la peur d’une propa­gande toute puissante.

Cela étant, on peut déduire que la guerre psychologique menée par Boussouf, face à l’impressionnante machine propa­gandiste française, sera basée sur une démarche consciente, rationnelle et non un ensemble d’actions irréfléchies.

En maître du jeu, Si Mabrouk ripostera opportunément aux différentes situations, choisissant le moment et la manière, comme le montrent les témoignages suivants.

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Ripostes

« Un responsable FLN/ALN, Mohamed Fartas a été arrêté alors qu’il se trouvait à bord d’un véhicule se dirigeant de Berkane vers Oujda et conduit par Si Hadj Mustapha Bouabdallah. Suite à un contrôle d’identité et à une fouille qui s’est soldée par la découverte d’un lot d’armes, Fartas est conduit au poste pour interrogatoire. Malgré les menaces pro­férées par les soldats, il tient ferme sur sa position (feignant de ne pas comprendre le français et ne parlant que l’espa­gnol), tandis que Si Bouabdallah est relaxé sur intervention du caïd marocain Mansouri. Dès que Si Mabrouk apprend la nou­velle, il décide d’aller de vive voix et se donne un bref délai de réflexion puis prend le parti d’agir en l’absence du chef de la Zone d’Oran Si Mohamed (Larbi Ben M’hidi), car Fartas est au courant de beaucoup de secrets, notamment la filière sui­vie pour l’acheminement des armes, et connaît les hauts res­ponsables du fait qu’il est militant de la cause nationale (ancien du PPA, du PTLD, de l’OS), ayant pris le maquis dès novembre 1954, adjoint de Larbi Ben M’hidi. Après concerta­tion avec l’ALM et ayant passé en revue les différentes ripos­tes à cet acte, la décision de Si Mabrouk est arrêtée.

Nul n’ignore qu’Oujda fourmille de militaires, parmi les­quels beaucoup d’officiers. Il s’agit tout bonnement d’enlever l’un d’entre eux, surtout qu’il soit le plus haut gradé possible.

Un groupe désigné à cet effet passe aussitôt à exécution. Le choix s’étant fixé sur le colonel Mazurier, du régiment d’infan­terie motorisée, il est kidnappé par les hommes de mains rom­pus à tous les genres d’actions délicates. A sa sortie d’un res­taurant en ville, il est cerné puis embarqué à bord d’un pick- up. Revêtu d’une djellaba, l’officier supérieur se trouve séquestré sous bonne garde et en lieu sûr dans une maison­nette à la périphérie de la ville, au milieu de vastes jardins.

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Nous suivons sur notre poste radio les péripéties de cet événe­ment. Boussouf insiste pour avoir le maximum de renseigne­ments. Il détient entre ses mains un atout qu’il fera intervenir lors des tractations avec les Français par l’intermédiaire du roi du Maroc, Mohamed V, à la suite d’un échange de prison­niers ; Mazurier contre Fartas et un groupe de six soldats cap­turés par l’ALM quelques jours auparavant, près de la petite localité de Aïn Sfa dans les Béni Znassen. »1

Autre cas, cité par Bouchikhi Chickh : « En 1957, les services psychologiques français avaient largué des tracts prétendant que les forces de l’ALN avaient été pulvérisées, et qu’il valait mieux déposer les armes. Boussouf décide une riposte violente. Il instruit Houari Boumediene qui était son adjoint de réagir face à cette propagande. Les ordres reçus, nous nous sommes mis au travail. Durant sept jours et sept nuits, nous avions pré­paré 12 000 torpilles Bangalore. Pour lutter contre la fatigue et le sommeil, nous prenions des stimulants. Ces torpilles avaient été placées le long de la ligne Morice. Ainsi, en une nuit, 80 km de fils barbelés avaient été détruits. Il y avait eu également des accrochages entre nos forces et celles de l’ennemi, toutefois beaucoup de nos djounoud ont pu franchir ce barrage. C’était là une bonne réponse aux tracts largués par l’ennemi. »

« A cette occasion, une scène émouvante mérite d’être rela­tée, souligne Jdidi : suite à ces accrochages, Boumediene s’enquiert de l’état des blessés. L’un de nos jeunes djounoud qui tenait dans ses mains sa jambe déchiquetée par une mine, lui rétorque : « Si Boumediene, voilà ma dette envers l’Algérie. » Un geste de courage et de bravoure qui a fait pleu­rer Boumediene. »2

Dans cette guerre psychologique, toute faille de l’adversaire constitue une opportunité à saisir. Pour contrecarrer cette sub­

1) Senoussi Saddar, op. cit.

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version, Boussouf lance un appel à désertion aux légionnaires qui étaient stationnés dans les régions de Sidi Bel Abbès, Mascara et Béchar. Il insiste sur le contenu du texte qui sera axé sur la peur et la suggestion, précisera Abdelkrim Hassani : « Le projet doit comporter les raisons de notre lutte. Il faut attirer l’attention des déserteurs sur le choix qu’ils auront à faire: rega­gner les rangs de l’ALN en gardant leurs grades ou regagner leur pays. »1 Autre facteur sur lequel ce message sera axé : la peur et la suggestion. Ecoutons Boussouf : « Ce ne sont pas des intellec­tuels (les déserteurs); ils n’ont aucune compétence pour com­prendre les concepts philosophiques. Ce sont des corps qui ne croient que ce qu’ils voient et sentent. Ce sont pour la plupart des condamnés à mort, des repris de justice. Il faut leur faire peur. » Une peur que Boussouf poussera à l’extrême dans son message : « Nous vous prévenons que nous sommes hyper armés... et que ceux qui ne se rendent pas et se font prisonniers seront castrés. »2

Ce message, illustrant l’art de la persuasion de Boussouf, est conçu sur la base des informations en provenance de Mascara indiquant que les légionnaires étaient en rébellion à cause des mauvaises conditions d’accueil qui leur avaient été réservées. Une occasion que Boussouf exploitera, et dont les premiers fruits ne tarderont pas puisque, rapporte Mohamed Lemkami, « quelques jours plus tard, les résultats probants furent enregistrés, surtout à Mascara où les légionnaires désertaient par dizaines suivant des circuits contrôlés par l’ALN. Ils avaient été orientés vers le Sud pour ensuite traver­ser la frontière aux environs de Bouarfa.

Ces désertions se succédaient surtout avec le travail politique mené par l’organisation politique du FLN au niveau de la ville de Sidi Bel Abbes où l’armée française avait créé la légion d’hon­

1) Abdelkrim Hassani, op. cit.

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neur. Ces légionnaires qui étaient connus pour leur fréquenta­tion des bas fonds et des bars, constituaient une proie facile à récupérer par le FLN. Ainsi, la frontière avec le Maroc avait également enregistré le passage de nombreux déserteurs de l’armée française. Depuis au moins deux années, un phéno­mène intéressant se développait continuellement. Tous les 10 à 15 jours, arrivaient de la Zone 5, sous bonne escorte du lieute­nant Bekkaï ou du lieutenant Abderrezak, des légionnaires déserteurs. Ils arrivaient en territoire marocain par groupes pour être pris en charge par le Croissant-Rouge algérien. Un centre d’accueil spécial avait été créé à leur intention à Tétouan. Ils étaient ensuite remis à la Croix-Rouge internationale qui les acheminait vers leurs pays d’origine. La majorité de ces déser­teurs était de nationalité allemande, mais il y avait aussi des Hongrois, des Autrichiens et d’autres nationalités. Ainsi, plus d’un millier de légionnaires avaient transité par notre zone entre 1956 et 1958. Certains avaient été acheminés via la Zone 8 lorsque la traversée du barrage frontalier par le Nord devenait difficile. »1

Rien qu’à l’occasion du 5 juillet 1958, le réseau chargé de cette opération a pu faire déserter 50 légionnaires en une seule jour­née. C’était une véritable victoire psychologique. Parmi ces pre­miers déserteurs, Muller, l’Autrichien, baptisé Mustapha, qui s’est engagé à aider la Révolution. Boussouf l’utilisera comme agent et lui confiera la constitution d’un réseau pour inciter les légionnaires à déserter. Cette tâche lui sera facilitée par sa connaissance des langues allemande et anglaise2.

Autre déserteur qui s’est engagé dans l’ALN, Zidane, légionnaire allemand de son vrai nom Reinhold Erwin, opéra­teur radio, et qui a servi successivement dans l’armée alle­

1) Mohamed Lemkami, op. cit.2) Driss, Sahli Tahar, Colloque de Laghouat.

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mande, puis française ensuite espagnole, pour se retrouver parmi les pionniers des services de transmissions.

Aussi, Boussouf veille-t-il scrupuleusement à l’exploitation des renseignements recueillis lors des interrogatoires de ces déserteurs. C’est là, notamment, un moyen perspicace pour la récolte d’une moisson d’informations sur l’ennemi et la plani­fication des différentes opérations. « Tout à fait au début, ces légionnaires étaient acheminés sans être interrogés ni par la Zone 5 ni par la Zone 1, témoigne Mohamed Lemkami. Petit à petit, je commençais à leur poser des questions, sur l’armée française, son implantation, les effectifs des postes, les offi­ciers, les méthodes des opérations. Grâce aux informations récoltées, le PC de la zone disposait avec précision du quadril­lage de l’ennemi dans une grande partie de l’Oranie. Nous avions communiqué toutes ces informations au PC de la Wilaya. »'

Les informations recueillies lors de ces interrogatoires ont notamment permis de « reconstituer tout le dispositif de défense du Barrage Challe, grâce à ces sources humaines recoupées par le produit de l’écoute radio. Les cadres français furent également identifiés et fichés », ajoute Brahim Lahrèche2.

Les déserteurs voulant regagner les rangs de l’ALN sont soumis à des tests d’endurance afin de prouver leur engage­ment. C’est le cas de Zidane, rapporte Abdelkrim Zaoui : « Lors de son évasion de Sidi Bel Abbes, Zidane l’Allemand a été ramené dans un camion de légumes, à Oujda. Avant de faire partie de l’équipe des transmissions, il est resté 6 mois, isolé dans une villa; jusqu’au moment de l’arrivée des postes de transmission. »3

1) Mohamed Lemkami, op. cit.2) Brahim Lahrèche, op. cit.

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« D’ailleurs, pour éprouver une nouvelle recrue, avant de l’affecter quelque part ou de lui confier une mission, Boussouf la laissait toute seule durant de longues semaines dans un local avec toutes les commodités nécessaires, des livres, par­fois des journaux, sans aucune directive, ni une activité bien définie. »1 Toutefois, la vigilance sera de rigueur, car le SDECE tentera à son tour d’infiltrer ses agents sous la bannière de faux déserteurs.

« Au bout de quelques mois, révèle Mohamed Lemkami, nous avons remarqué que parmi ces déserteurs, au moins deux avaient déserté deux fois. Ils étaient déjà passés quel­ques mois auparavant et comme par hasard, ils repassaient une seconde fois. Cela nous avait intrigués et après un inter­rogatoire serré, il s’était avéré qu’ils étaient de faux déser­teurs. En réalité, ils appartenaient au service action du SDECE (services spéciaux) du 11e choc, basé au Chenoua près d’Alger. Ils avaient simulé une désertion pour suivre toute la filière organisée par l’ALN, pour la détruire ensuite. Ils avaient cer­tainement fait déjà des dégâts, mais ces deux là n’allaient plus recommencer. A partir de ces faits, il avait été décidé de pho­tographier tous les déserteurs et en cours d’acheminement de bien les surveiller. Nous avons également profité de leur pas­sage pour lancer des appels à désertion par des tracts ou des lettres en allemand à leurs camarades. »2

Cette opération a permis de faire déserter, à la date du 23 juillet 1960, 3 299 légionnaires3 sur les 45 000 engagés dans l’armée française4.

1) Zaoui Abdelkrim, op. cit.2) Mohamed Lemkami, op. cit.3) Voir en annexe liste des déserteurs, selon un article paru dans le journal

El Moudjahid, cité par Brahim Lahrèche dans son livre Les déserteurs espions.

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Le moudjahid Bouchikhi Chikh, dit Jdidi, chargé des dépôts d’armes.

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CHAPITRE V

L’armée secrète

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« Une armée sans agents secrets est un homme sans yeux ni oreilles. »

(Sun Tzu, L’art de la guerre)

L’Histoire n’est pas une science figée, même les faits que l’on pourrait croire définitivement validés peuvent être, du jour au lendemain, remis en question. Néanmoins, il faut reconnaître que les découvertes de documents se rapportant aux services secrets sont rarissimes, car ces derniers, obsédés par la conservation du secret, laissent peu de traces écrites. Leurs membres tenus au silence absolu, le chercheur peut regretter ce fait, mais cela n’y changera rien : depuis tou­jours, c’est leur manière de travailler, et c’est aussi le gage de leur efficacité. Pour ces raisons, nous nous limiterons, dans ce chapitre, aux seuls témoignages de ces hommes de l’ombre, afin d’éclairer le lecteur sur la mise en place et l’organisation des services secrets de la Révolution.

Conscient de la vitalité du renseignement, principal moyen de sauver l’enjeu révolutionnaire, Boussouf va pour­suivre son œuvre en créant les services secrets. Cette tâche ne constitue, en fait, qu’un prolongement et une ramifica­tion de cette toile qu’il avait habilement filée. Ainsi, après le corps des transmissions, le renseignement sera l’âme même de son architecture.

Avec la création des services de transmission, services d’écoute et du chiffre, la moisson de renseignements collectés

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nécessitait analyse et traitement pour une meilleure exploita­tion. Aussi, ces renseignements constituaient-ils un triple enjeu étant donné qu’ils assuraient une autonomie de déci­sion au commandement pour concevoir sereinement ses plans de batailles (opérationnels), contribuaient-ils à planifier les opérations et permettaient-ils enfin aux organes de la Révolution de se protéger contre toute action ennemie (psy­chologique, militaire, politique, etc.).

En d’autre termes, ces nouvelles structures (renseignement et contre-renseignement) visent donc un double objectif : d’une part, servir les unités opérationnelles avec la surveil­lance continue des faits et gestes de menées ennemies, et d’au­tre part, la répression de la trahison. Inexorablement, le ren­seignement, information élaborée à partir de données secrè­tes et recherchée par des moyens clandestins, trouvera-t-il un terrain propice appliqué au domaine de la protection des uni­tés combattantes de l’ALN et des missions diplomatiques du FLN. Sur un autre plan, il y a dans la politique, dans l’écono­mie, dans les relations internationales, des actions occultes et des pratiques du secret qu’il fallait exploiter.

Le renseignement est donc passé par un processus de construction dans une première phase et de professionnalisa­tion de la fonction de renseignement dans une seconde phase.

« Pour avoir perçu tôt l’importance du renseignement, Boussouf avait une longueur d’avance sur ses compagnons, dira Ali Hamlat, alias El Hadi, alias Si Yahia. Aussi, s’est-il distingué par son intuition psychologique ainsi que son génie organisationnel qui fut servi par la profusion de moyens dont il a pu disposer au Maroc. Il disposait, en effet, des équipements de transmission acquis auprès des unités américaines installées au Maroc ainsi que de la riche ressource humaine offerte par la communauté algérienne

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établie dans ce pays. A cela s’ajoutent des possibilités offer­tes par le territoire marocain où étaient implantés les cen­tres de formation de l’ALN. »1

Dès 1955, Boussouf met déjà en place certains réseaux de renseignements, notamment avec la police secrète à Oujda, dont le rôle était de détecter les opposants à la Révolution. Il était informé régulièrement sur tout ce qui se passait dans les deux camps, ami et ennemi. Il contrôlera lui-même ses réseaux constitués d’Algériens et de Marocains. Ce maillage comprendra tous les militants susceptibles d’aider la Révolution à tous les niveaux.

Au cours de la même année, il affecte Bouchikhi Chikh, dit Jdidi, l’un de ses premiers agents de renseignement, aux envi­rons de Jenina. Boussouf sait qu’une base américaine y sera installée prochainement. Il charge son agent d’installer une petite boutique susceptible d’approvisionner les Américains de la base. Quelque temps après, Jdidi noue des contacts exclusifs avec les officiers américains qui viennent s’approvi­sionner dans sa boutique. Le soir, Jdidi leur prépare du thé. Et comme beaucoup d’officiers sont des accros du haschich, il leur en procure. Parfois, c’est lui-même qui leur roule leurs cigarettes. L’amitié s’étant renforcée, et sous l’effet de la dro­gue, les langues commencent à se délier. Il ne lui reste plus, alors, qu’à recueillir les renseignements qu’il voulait à l’aide d’un petit magnétophone que Boussouf lui avait remis2.

Du côté adverse, si le 5e Bureau (créé à la fin de 1915) avait plusieurs longueur d’avance, il était impératif pour le com­mandement de la Révolution de créer, à son tour, des services similaires afin de contrecarrer les menées ennemies.

1) Entretien avec le colonel Ali Hamlat, Le Soir d’Algérie du 24 juin 2008.

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Cette tâche nécessitait une organisation inéluctable, plus élaborée, dépassant les méthodes empiriques sur lesquelles se basaient les dirigeants de la Révolution au cours des premiè­res années de l’insurrection.

L’organisation des moyens humains du renseignement mérite donc un premier regard. Dans ce contexte, Boussouf se distinguera par sa démarche remarquablement intellec­tuelle. Pour cela, il faut armer de jeunes cadres sur les plans politico-militaires, à même de consolider leur sentiment patriotique et d’encourager leurs facultés d’analyse, avant de leur confier des tâches complexes dans le cadre de cette confrontation ouverte avec la puissance coloniale. Donc, des premiers pas du processus, c’est-à-dire depuis la mise en place des structures de la Wilaya V jusqu’à l’achèvement, en apothéose, de la mission confiée au MALG, la dimension intellectuelle ne sera jamais absente dans les activités de renseignement en Algérie1.

Si Mabrouk le pédagogue

Janvier 1957, Boussouf décide de former 17 stagiaires pour constituer la Commission de contrôle et d’information. Cette promotion comporte 8 filles et 9 garçons. Leur tâche est d’abord politique ; car les jeunes moudjahidate ont pour mission de s’enquérir de l’état d’esprit de la femme rurale face aux contraintes de la lutte armée. C’est un travail d’aus­cultation politique et psychologique des entrailles de la popu­lation. Les membres de cette promotion sont tous d’un niveau de formation secondaire. Seize d’entre eux seront dépêchés sur le territoire de la Wilaya V pour le contrôle des zones, une inspection multiforme. Cette initiative « parti­

1) Mohamed Chafik Mesbah, in Le Soir d’Algérie du 24 juin 2008.

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cipe, probablement, de cette démarche éclairée d’Abdelhafid Boussouf en direction des jeunes intellectuels du pays »1

Plus explicite encore, Mme Yamina Abdessamed, l’une des stagiaires, dira : « Nos âges étaient entre 16 et 20 ans. Boussouf était le directeur de stage. Il nous inculquait le sens du rendement efficace et du sacrifice pour la réalisa­tion des objectifs de la Révolution quels que soient les dan­gers, les difficultés et les défis à relever. Ce stage avait duré deux mois et demi dans le secret total. Boussouf était un instructeur expérimenté, il maîtrisait cet art pédagogique de faire parvenir la plus importante des techniques militai­res. Il avait fait de nous des cadres politiques et militaires. Parmi les principes qu’il nous inculquait :

- L’organisation : il disait souvent : « Là où l’homme échoue, l’organisation triomphe. » ;

- Le secret ;- La discipline ;- Le contrôle : il ne cessait de répéter : « Un minimum

de contrôle pour un maximum de sécurité. »- La méthode de travail (réunions, rapports, etc.) et la

création d’une documentation.Sur le plan militaire, l’instruction était axée sur les techni­

ques de la guérilla : embuscades, assaut, encerclement, repli, manipulation de toutes les armes disponibles (fusil Sten, Mat 49, mitrailleuse, mortier, grenades, etc.), en sus des cours de politique (algérienne et internationale) et d’économie. Après ce stage, chaque groupe a été affecté dans les différentes zones. Après notre retour aux bases arrière, nous avons été utilisés dans les SRL (Services de renseignements et liaisons). Nous sommes entrés dans la clandestinité totale. Notre tâche s’articulait autour de l’exploitation des PV d’écoute, des acti­

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vités psychologiques (propagande), de la préparation des bul­letins radio et du tract l’Avenir, distribué aux unités combat­tantes afin de contrecarrer l’action ennemie, etc. »‘

Rencontre au maquis avec le colonel Lotfi

Mme Khadidja Brixi, une autre stagiaire faisant partie de cette promotion, raconte : « En ma qualité de moudjahida, après un stage de deux mois avec d’autres frères et sœurs gré­vistes du 19 mai 1956, qui se sont portés volontaires à la fleur de l’âge, entre 16 et 20 ans, je peux dire que ce stage était uni­que, car c’était la première fois que l’élément féminin était associé à l’élément masculin. Ce fut une expérience unique parce que nous avons acquis en peu de temps un volume de connaissances incroyables, des connaissances enrichissantes qui nous ont transformés en vrais combattants ; nous étions formés par Si Mabrouk, Abdelhafid Boussouf, dans un centre des bases arrière de l’Ouest pour former des contrôleurs et des contrôleuses ainsi que des commissaires politiques.

Puis vinrent les affectations dans les zones de la Wilaya V ; nous étions deux filles et trois garçons affectés dans la Zone 8 chez le capitaine Si Lotfi au PC de Figuig. C’est le lieutenant Si Slimane, Kaïd Ahmed, qui nous a reçus ce jour-là et en même temps il nous a remis nos armes et les documents, arrivés en même temps que nous. Ensuite, il nous a donné des noms de guerre en nous certifiant que c’était Si Lotfi qui les avait choi­sis : Khadidja devenait Fadéla et Farida Mansouria. Après il passa une demi-heure de discussion avec nous pour nous informer du règlement du PC et du programme de l’emploi du temps. Il nous expliqua qu’il s’agissait du secret le plus absolu, qu’il ne fallait donner ni notre vrai nom ni d’où nous venions

1) Témoignage de la moudjahida Mme Abdessamed Yamina, Colloque national sur la frontière Ouest au cours de la Révolution (Tlemcen, 4, 5 et 6 novembre 2001).

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et « maintenant prenez votre place en attendant de franchir la frontière ; d’ici là vous aurez des occupations », nous ordonna-t-il. Après quelques jours à Figuig Z8 WV, le jeune capitaine Si Lotfi est arrivé avec le docteur Omar Damerdji que nous avons salué lui aussi. Si Lotfi s’est inquiété de notre santé et nous demanda si nous étions bien arrivés et bien reposés. Il était d’une gentillesse pareille à celle d’un grand frère. Il avait de grandes qualités : du courage, de l’amour pour sa patrie et de la bravoure. Il était très réaliste et bien organisé : qualités d’un responsable, d’un officier de l’ALN.

Après quelques jours de préparation, le 30 mars 1957, la section de protection constituée de Si Lotfi, de Mansouria et de moi-même (Fadéla), et une autre section de 35 moudjahi­dine armés de fusils-mitrailleurs et d’armes individuelles, se sont rassemblés près des chameaux et des mulets qui trans­portaient armes et ravitaillement ; nous étions tous groupés et attendions fin prêts le départ vers notre destination.

Après avoir fait la prière du Maghreb et deux rakaâte, prière du djihad, Si Lotfi a prononcé « Allah Akbar ». Nous partîmes en file indienne, le guide à l’avant. Si Lotfi était tou­jours derrière nous. Il voyait tout et contrôlait tout avec ses jumelles. Nous avons traversé de nuit même la frontière. C’était le 30 mars 1957. Il n’y avait pas de fil barbelé. C’étaient les rails du chemin de fer. Si Lotfi s’est arrêté quelques minu­tes pour nous annoncer avec un gentil sourire, à moi et à la sœur, qu’en ce moment nous nous trouvions en territoire algérien. Nous étions très contentes d’être en Algérie et à pied. Nous avons repris la marche jusqu’à l’aube.

Après cette longue marche, il nous a dit que c’était Oued Namous. Nous avons fait la prière et mangé un bout de mella et du thon. Le jeune capitaine Si Lotfi a placé les djounoud, c’est-à-dire la sentinelle et le guetteur, puis nous a donné le mot de passe. Il demanda aux autres de décharger les bêtes et

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de les camoufler. Nous étions au pied des Monts des ksour de Aïn Sefra. Après quelques heures de repos, nous partîmes vers El Bayadh, toujours de nuit. Nous n’avions pas de point fixe ; nous avons pris par djebel Mzimer et djebel Moughad. Puis, nous sommes arrivés à El Gaâda, après deux mois de marche en passant de douar en douar, côtoyant la mort à chaque ins­tant. Avec Si Lotfi, nous avons fait notre apparition sur de nombreux points sahariens ouverts par les forces des FLN et ALN toujours sous son commandement. A El Gaâda, il y a eu un grand accrochage en octobre 1957 avec deux puis trois compagnies de djounoud, avec un chef de compagnie Si Abdewahab et le lieutenant Si Abddallah. C’est à partir du Djebel Anouar qu’ont opéré les unités qui ont contribué à la reddition de Bellounis toujours sous le commandement de Si Lotfi. Nous, les moudjahidate, ma sœur Mansouria et moi- même, il nous a éloignées vers Aflou dans les douars de Ouled Nouacer. Après l’accrochage, Si Lotfi, ses trois adjoints et un groupe de moudjahidine se sont retranchés vers le djebel Anouar pour camper à Khneg Abderrahmane. Nous étions toujours avec lui et à Khneg Abderrahmane il y avait plusieurs compagnies de moudjahidine et même les messalistes qui se sont rendus avec leurs armes et quelques déserteurs de l’ar­mée française. »1

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En haut Si Amar et deux moudjahidine. Accroupies, les moudjahidate Soumeya, Nadra et Khadidja,

stagiaires de la première promotion des contrôleurs

L’école des cadres

Après cette expérience réussie, Boussouf poursuit son plan avec notamment la création de la première école des cadres, en juillet 1957, à Oujda. C’est de là que partent les premiers agents de renseignement vers l’Est pour prendre en charge la formation des services secrets, en mai 1958.

Pour mieux éclairer le lecteur sur la naissance et l’évolution de ces services qui ont été longuement tenues secret, nous céderons successivement la parole aux principaux concernés « ces hommes de l’ombre ». Ali Hamlat, El Hadi, alias Si Yahia, ex-officicer de l’ALN, a été formé dans le cadre de cette première promotion baptisée Larbi Ben M’hidi : « La démarche ne sortait pas des laboratoires d’une école savante de type académique. C’est à l’épreuve du terrain que Boussouf

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s’était rendu compte qu’il fallait anticiper les évènements, qu’ils fussent d’ordre politique ou militaire. Cette école avait pour but d’assurer à l’ALN des cadres compétents nourris intellectuellement et formés militairement.

Sur le plan militaire, tout d’abord, Abdelhafid Boussouf s’était rendu compte qu’il ne suffisait pas d’avoir un fusil et d’être armé de sentiments patriotiques pour gagner une guerre d’indépendance. La victoire exigeait l’apport des étu­diants et des intellectuels, c’est-à dire de la sève intellectuelle. Je veux dire qu'Abdelhafid Boussouf avait très vite compris que si la guerre révolutionnaire devait s’appuyer sur la masse, la victoire était subordonnée à l’implication de l’élite. Sur le plan militaire, justement, Abdelhafid Boussouf avait pris acte que le moudjahid avait certes rapporté un certain nombre de résultats, mais qu’ils étaient restés, hélas, inexploités. La rai­son ? L’absence de cette sève intellectuelle qui donne de la valeur ajoutée au résultat brut... Pour recadrer, cependant, le sujet par rapport à cette promotion Larbi Ben M’hidi, il faut mettre en évidence deux autres contraintes militaires appa­rues au niveau de la Wilaya V et liées au développement de la guerre de Libération nationale. La première concernait la mis­sion de contrôle au sein des unités de l’ALN. Ce contrôle était indispensable pour maîtriser l’évolution de la lutte armée et répondre aux exigences du combat et du commandement. D’autant que la qualité de l’encadrement militaire des unités était à parfaire au regard des faibles qualifications des moud­jahidine de la première heure. La seconde se rapportait à la nécessité d’exploiter utilement la masse d’informations recueillies. En résumé, la première promotion des cadres de la Wilaya V avait pour but de former des officiers capables, d’une part, d’assurer le contrôle interne des unités de la Wilaya V et, d’autre part, d’exploiter, rationnellement et efficacement, les informations recueillies par tout moyen disponible. En rap­

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port avec les transmissions, mais aussi des informations recueillies auprès de prisonniers et toute autre source suscep­tible d’améliorer notre capital documentaire...

Aussi, les impératifs opérationnels étaient prédominants dans la formation qui nous avait été dispensée. Nous avions vocation à devenir des officiers de renseignements en charge du soutien opérationnel et de l’inspection des unités de l’ALN dans la Wilaya. Abdelhafid Boussouf tenait, cependant, à ce que les cadres de la Révolution soient bien formés politique­ment aussi afin de pouvoir comprendre les enjeux de la lutte qui était engagée... A Belaïd Abdesslam qui était en charge de l’enseignement relatif à l’histoire du mouvement national algérien, Abdelhafidh Boussouf avait notifié cette brève consi­gne : « Ces jeunes combattants doivent comprendre que le 1er Novembre n’est pas tombé du ciel. »

Abdelhafid Boussouf songeait, probablement, à faire des cadres de cette promotion un des noyaux de l’encadrement poli­tico-administratif de la future Algérie indépendante. Non point dans le but d’accaparer le pouvoir mais, plus prosaïquement, dans le but de fournir à l’Algérie indépendante des cadres de qualité, capables de faire face aux défis que poserait son dévelop­pement... Laroussi Khelifa, le directeur de stage, nous répétait volontiers avec une manière particulière de prononcer le t : Vous êtes les futurs ministres de l’Algérie indépendante ! »1

La promo « Ben M’hidi »

Suivant la même démarche que pour la création de la pre­mière promotion des transmissions, un appel à la mobilisa­tion des étudiants est lancé par le commandement général de la Wilaya V, après la grève de l’Ugema.

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Hétéroclite, la composition de ces premiers stagiaires ren­ferme des étudiants issus de familles d’Algériens installés au Maroc, ainsi que d’autres venus d’Alger ou de France. C’étaient des lycéens dont certains bacheliers animés de sentiments patriotiques, puisqu’ils étaient déjà structurés dans le cadre de l’Ugema, elle-même contrôlée par l’organisation FLN du Maroc.

« Ils vivaient au Maroc dans des conditions de vie parfaite­ment pacifiques et heureuses, mais déséquilibrées, compara­tivement à celles de leur peuple et de leurs frères qui mou­raient en Algérie », souligne Ali Hamlat. Aussi, cette réponse à l’appel de l’ALN constituait-elle, pour eux, la possibilité de rétablir cet équilibre perdu. Leur adhésion était donc volon­taire et sous aucune contrainte. « D’ailleurs, il faut souligner que les lycéens et étudiants mobilisés au titre de la promotion Larbi Ben M’hidi militaient déjà, malgré leur jeune âge, dans les structures de l’Ugema et du FLN. Cherif Belkacem, plus connu sous le nom de Si Djamel qui a appartenu à la promo­tion, était un responsable de l’Ugema au niveau du Maroc et il avait déjà rejoint le FLN. Notre responsable au sein de l’Ugema, dans la ville de Meknès où je résidais, était Mahfoud Hadjadj et il relevait, déjà, de l’Organisation du FLN. En réa­lité, il faut remonter plus loin dans l’histoire pour comprendre notre adhésion au combat révolutionnaire. Nous étions tous des scouts et les Scouts musulmans algériens étaient une véri­table école et une pépinière de cadres révolutionnaires. Nous apprenions les chansons patriotiques dès l’âge de 10 ans, nous apprenions à vivre en pleine campagne, sans secours. Les SMA étaient pour nous une première école patriotique avant même l’école des cadres. Tout ce contexte historique a contri­bué à former la conscience collective de la jeunesse algé­rienne. De ces héros immortels ! »J

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Un stagiaire parmi tant d’autres

Ali Hamlat, stagiaire faisant partie de cette première pro­motion des services secrets, baptisée, au nom du chahid Larbi Ben M’hidi, relate sa mobilisation et les conditions dans les­quelles il a subi sa formation : « Me trouvant en déplacement à Tanger, j’avais constaté, sitôt rentré à Meknès où je résidais, que l’ensemble des éléments de la section Ugema avaient dis­paru. Je m’étais rendu, alors, dans un lieu où nous avions l’ha­bitude de nous retrouver après une réunion de section de l’Ugema ou pour rassembler l’argent issu de la vente du jour­nal El Moudjahid. Arrivé sur les lieux, j’avais eu à constater la présence, à l’abandon, des bicyclettes appartenant à mes com­pagnons et même le scooter qui appartenait à Ali Tounsi. J’avais compris que quelque chose d’insolite s’était produit. Je me suis renseigné auprès des familles des compagnons qui se posaient, elles aussi, des questions après la disparition de leurs enfants. Je pressentais que quelque chose se tramait. Nous savions bien qu’il était question de rejoindre le maquis mais sans autre précision. Avec l’un de mes amis Djaballah, je me souviens que nous nous sommes rendus avec mon scooter de Meknès à Rabat, au siège du FLN régional au Maroc. J’avais vu, alors, un certain Chaouch auprès duquel nous pro­testâmes violemment que certains d’entre nous pouvaient être favorisés par rapport à d’autres pour rejoindre les rangs de l’ALN. Nous fûmes rassurés par la promesse qu’un deuxième groupe de jeunes allait rejoindre le premier dans un délai de quinze jours. Une nuit, un bus effectua, en effet, le ramassage collectif, dans le plus grand secret, nous permettant de rejoin­dre nos camarades dans la maison des Benyekhlef à Oujda. Tout de suite, nous étions dans le bain. Je me souviens, pour ma part, que j’avais sur moi un pistolet « récupéré » dans l’ar­moire d’un maître d’internat de l’extrême droite dans le lycée

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où moi-même j’étais maître d’internat ou, selon la formule consacrée, « pion ». En fait, j’étais en classe de terminale et je préparais le baccalauréat moderne et technique.

Cette promotion Larbi Ben M’hidi était composée de 72 sta­giaires, selon le recensement effectué in fine par l’Association des anciens du MALG. Pour la majorité, nous venions des classes de terminale ou de première secondaire des lycées marocains. La promotion comprenait également des mem­bres qui étaient déjà à l’université et qui ont rejoint l’encadre­ment pédagogique du centre. Je me rappelle, notamment, de Noureddine Delleci, Abdelaziz Maoui et Mustapha Moughlam.

La formation a débuté au début du mois de juillet 1957. A mon arrivée au centre, j’ai remis mon pistolet au premier res­ponsable qui se manifesta. Je ne me souviens pas s’il s’agissait de Laroussi Khelifa. Il a fallu, ensuite, se débarrasser de ses habits civils, de ses papiers et même... de son propre nom. C’était comme si on ne s’appartenait plus. C’était quelque chose qui nous avait profondément impressionnés. Nous n’étions plus nous-mêmes. Nous étions de jeunes cadres de l’Armée de libération nationale. Le choix de pseudonymes était le corollaire de ce dépouillement de personnalité. C’était un acte symbolique, mais aussi une mesure de sécurité préventive. Il ne fallait surtout pas que les autorités coloniales, civiles et militaires particulièrement présentes à Oujda, puissent avoir vent de notre présence. Connaître nos noms pouvait leur per­mettre de renforcer leur action sur l’ALN et de retrouver la trace de nos familles au Maroc. Et même, dans mon cas, en Algérie. Bref, le défunt Abdallah Arbaoui, l’officier de sécurité du centre, distribua de manière aléatoire les pseudonymes. J’héritais, pour ma part, du pseudonyme d’El Hadi, mais ma vie sera marquée par une longue histoire tumultueuse avec la série de pseudonymes dont je fus affublé. Nous avions été, aus­

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sitôt après, dotés d’une tenue de combat uniforme et confron­tés, dès la première nuit, à l’abondance de poux.

La formation théorique s’est déroulée dans la maison des Benyekhlef à Oujda. Dans cette maison des Benyekhlef, seule est restée notre famille nourricière, les Baâmar, composée du père, de sa femme et d’un petit enfant. Nous étions gavés de lentilles, de pois chiches et de légumes secs. C’était une construction mauresque entourée d’un mur assez haut qui ne permettait pas de voir de l’extérieur ce qui se passait à l’inté­rieur. Il y avait un patio avec un jet d’eau. Il y avait, également, un verveinier dont je garde un bon souvenir tant je me servais de ses feuilles pour me préparer une tisane chaque fois que j’en avais la possibilité. C’était une demeure assez vaste qui permettait d’abriter, en même temps, le commandement de l’école en bas, et les stagiaires en haut, classes et dortoirs inclus. L’édifice était carré avec un patio et un jardin au milieu. C’était à partir de ce patio que nous entretenions le seul contact avec le monde extérieur à travers le ciel que nous prenions plaisir à contempler. Commençons par le haut de la bâtisse. Il y avait une grande salle de cours où nous pouvions tous nous asseoir et travailler, même en étant serrés. Pour la partie dortoir, nous disposions de trois chambrées agrémen­tées de lits métalliques superposés. Je me souviens, parfaite­ment, de la première nuit. Je portais un tricot blanc qui, au réveil, était devenu gris à cause des poux qui pullulaient. Nous disposions de toilettes collectives avec une eau disponible en tout temps.

Nous vivions dans une clandestinité totale et je me sou­viens des cas rarissimes où un élément était sorti de nuit de manière tout à fait discrète pour rendre visite à un médecin et recevoir les soins d’urgence. Il ne faut pas oublier qu’à l’épo­que, l’armée française, c’est-à-dire la 30e division d’infanterie, implantée tout le long de la frontière marocaine, était particu­

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lièrement agressive, même en ville. La présence française au niveau du consulat d’Oujda se faisait lourdement sentir. Il fal lait faire très attention pour éviter que notre présence ne soit éventée par les services de renseignement français. D’ailleurs, pour préserver toute tentative hostile, nous, les stagiaires, assurions des tours de garde réglementaires. »1

Quelle formation ?

« Sous la direction de Laroussi Khelifa, responsable du centre, l’équipe pédagogique se composait de Belaïd Abdesslam, Noureddine Delleci (Rachid), Abdelaziz Maoui (Sadek) et Mustapha Moughlam (Djaâfar). Comme je le soulignais, Maoui, Delleci et Moughlam comptaient aussi parmi les stagiaires.

En matière de substance, les disciplines enseignées consti­tuaient un véritable patchwork. D’abord, la formation politique et administrative avec l’organisation territoriale et les institu­tions politiques et administratives. La science politique avec toutes les problématiques liées à l’organisation de la société (structures sociales, intégration sociale, problèmes ouvriers, formation politique et syndicale) et la communauté internatio­nale (l’Etat et la société internationale, les conflits internatio­naux, les organisations internationales). L’économie politique avec même l’économie sociale et la politique des revenus. L’histoire du mouvement national, et enfin, l’histoire de l’anti­quité, enseignée de main de maître par El Hadi Moughlam qui nous conviait à une immersion passionnante dans la nuit des temps.

Pour ce qui est de la formation militaire, elle s’est déroulée dans la ferme des Bouabdallah, située en territoire marocain.

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L’avantage qu’elle offrait pour nous était cette possibilité de vivre à l’air libre, sans ce climat de suffocation qui pesait sur nous à Oujda. Cette ferme étant située au bord d’une rivière, la Moulouya, où nous nous sommes exercés, subrepticement, à pêcher des poissons à l’aide de menus bâtons d’explosifs dont nous disposions. C’était là l’une des rares sources de notre alimentation en protéines. Nous vivions dans des écu­ries, mais bien contents d’en disposer. Ces écuries nous ser­vaient de dortoir, la salle de cours, c’était un hangar où nous pratiquions également du close combat. Nous avions confec­tionné une grande maquette au 1/50 000e représentant un théâtre d’opérations, en l’occurrence la zone montagneuse sur laquelle nous pratiquions nos entraînements dans le cadre de la progression sur le terrain avec même la position des pièces, des unités, des sections et des groupes de combat pour illus­trer la manière dont il fallait notamment franchir les barbelés.

Nous étions destinés initialement, faut-il le rappeler, à ser­vir dans le corps des contrôleurs de la Wilaya V à l’intérieur du pays. Nous devions nous préparer, militairement, à assumer des tâches opérationnelles. C’était le but de notre formation. C’était tout le sens du stage militaire que nous avions subi et dont le maître d’œuvre fut, incontestablement, Abdallah Arbaoui dit Nehru. C’était un sous-officier valeureux, déser­teur de l’armée française, un véritable baroudeur. Le pro­gramme militaire comprenait le combat de rue, la progression sur le terrain, le parcours du combattant, le maniement des armes et des explosifs, les marches de combat, les tours de garde, l’ordre serré, le close combat et même la pratique des arts martiaux. Abdallah Arbaoui était assisté d’un instructeur algérien formé en Egypte. Il s’agit du défunt Ahmed Makari (Sadek). Il parlait en arabe égyptien, mais enseignait, à la per­fection, le maniement des armes et des explosifs. Deux matiè­res qu’il maîtrisait grâce au stage qu’il avait suivi en Egypte

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avec celui qui n’était encore que Mohamed Boukharouba. Nous goûtions au bonheur de manipuler des armes tout à fait modernes qui étaient très efficaces contre l’armée française. Je cite les MG 34 et les MG 42 ; c’étaient des mitrailleuses légères utilisées par l’armée allemande pendant la Seconde Guerre mondiale, particulièrement efficaces contre l’aviation. Je cite aussi les armements disparates provenant d’Irak ou de Libye. Je pense à cette fameuse « Essefra », la mitrailleuse Lewis anglaise de la Première Guerre mondiale. Je ne saurais oublier ces fusils français de la Première Guerre mondiale, surtout les 7/15 et les 88/93, qui étaient plus hauts que nous. C’était un peu ridicule. Bien sûr que nous n’allions pas utiliser ces fusils, car nous allions trouver d’autres armes, sans doute plus modernes, à l’intérieur du pays. La pratique des arts mar­tiaux était, pour nous, un moment de plaisir. C’était un ins­tructeur sourd-muet, Fethi de son nom de guerre, qui nous initiait au close combat. Je dois souligner que j’étais moi- même instructeur en armement et dans la progression en ter­rain de combat. J’avais suivi une préparation militaire appro­fondie que les Français nous offraient imprudemment, un cours de certificat interarmes et un autre cours de mécanique sur l’aviation militaire ; au moment où je portais, aussi, un intérêt intense à tout ce qui se rapportait à la guerre car je pressentais que, tôt ou tard, nous allions devoir combattre le colonialisme. »1

Ceci dit, ces jeunes cadres n’étaient pas à l’abri des atta­ques de l’armée française. « Nous devions nous déplacer sous camouflage car la reconnaissance aérienne française était quasi permanente. D’ailleurs, nous effectuions des exercices de marche de nuit au cours desquelles nous dûmes plonger dans des mares de boue pour échapper à la vue

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d’unités de l’armée française en patrouille. Je me rappelle que vers la fin de la formation militaire, le centre avait fini par être repéré par un avion d’observation français, un piper, qui nous avait survolés, moteur éteint et à très basse altitude. Nous pouvions même voir le visage du pilote alors que nous procédions à un maniement d’armes en plein air. Abdallah Araboui avait pris, le soir même, la sage décision de faire évacuer le centre qui fut détruit, le lendemain, par deux avions T6 de l’armée française. C’est vous dire que la frontière n’était pas un obstacle étanche pour l’armée fran­çaise qui considérait cette partie du territoire marocain comme une zone permanente de combat. »'

Abdelhafid Boussouf et Fethi Dib, le patron des services secrets égyptiens.

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La machine de renseignement

« La formation a pris fin le 31 décembre 1957. Mais je me rappelle, seulement, le départ des premiers groupes qui devaient rejoindre l’intérieur du pays dont Cherif Belkacem (Djamal), Hassen Bendjelti (Abderazak), Ahmed Bennai (Hassan), Sid-Ahmed Osman (R’zine), Mustapha Khalef (Kamel), Abderrahim Settouti (Bouzid) et Ali Tounsi furent dirigés sur les maquis, à l’intérieur. Une autre partie fut affec­tée à l’état-major d’Abdelhafid Boussouf pour constituer l’os­sature du SRL de la Wilaya V ; puis, plus tard, des services de renseignements du MALG lui-même aussi bien à vocation militaire que politique. Enfin, quelques membres furent affec­tés au CDF (Commandement des frontières).

Ceux qui étaient restés sur place ne savaient pas qu’ils allaient exercer au sein du nouveau SRL de la Wilaya V qui aura pour responsable Mohamed Khelladi (Tahar), assisté de Boualem Bessaïeh (Lamine). J’ai été moi-même affecté à la section militaire générale commandée par Safar puis désigné un peu plus tard comme chef du service LGR-Est implanté à Ghardimaou et placé pour emploi auprès de l’état-major de l’ALN. Notre mission consistait à assister l’état-major général de l’ALN en le pourvoyant quotidiennement en renseigne­ments opérationnels. »'

Après la formation de cette première promotion, Boussouf développera progressivement sa machine de renseignement.

L’organisation connaîtra différentes étapes avant de constituer le grand bastion de la Révolution, en l’occurrence le MALG. En 1958, il met en place une école similaire, celle du Kef (Tunisie) dont les premiers formateurs seront affec­

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tés à partir d’Oujda. A l’instar de l’évolution du corps des transmissions, les promotions de cadres politico-militaires se succèdent. Ce qui permet à Boussouf de réorganiser ses services et de créer des structures permanentes jusqu’à l’in­dépendance dans le cadre de ce dispositif clandestin, qu’est le renseignement.

Certains stagiaires seront affectés à des tâches liées, strictement, au renseignement militaire dans le cadre de la mise en place des unités de combat au titre du COM-Est et du COM-Ouest puis de l’état-major général de l’ALN. D’autres auront la mission de mettre au point, au Maroc occidental et en Europe, certaines structures permanentes chargées d’implanter, d’orienter et de contrôler un tissu très dense de réseaux d’informateurs, de liaisons secrètes et de boîtes aux lettres.

« Plus tard, vers 1961, ce sera la fameuse promotion dite « Tapis rouge » à la faveur de laquelle, pour la première fois, des cadres algériens du renseignement suivront une formation de type classique auprès d’un service de rensei­gnement étranger ayant pignon sur rue, en l’occurrence le KGB. »1 « Les Russes avaient exigé qu’aucune note ne devait être prise. Les nôtres reconstituèrent tous les élé­ments et notions apprises par cœur dès leur retour en Algérie. »2

« Si j’ai évoqué cette succession de promotions, c’est pour bien démontrer que la promotion du capital intellectuel du cadre du MALG a été une préoccupation constante chez Abdelhafïd Boussouf », précisera Ali Hamlat3.

1) Ali Hamlat, op. cit.2) Nedjadi Mohamed Mokrane, ex-officier de l’ALN/MALG, DVCR. Colloque inter­

national sur la création et l’évolution de l’ALN, les 2, 3 et 4 juillet 2005 à Saïda.

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Brahim Lahrèche, un autre officier du renseignement fai­sant partie de cette promotion formée en Tunisie, précise : « Au niveau de la pyramide du commandement émergea une intelligentsia qui mena le combat jusqu’à son aboutissement heureux. Ce groupe d’intellectuels influença par son rayonne­ment tout le corps des combattants. Tout en poursuivant la lutte, on n’avait pas négligé la formation des unités de l’ALN dans toutes les spécialités exigées pour mener une guerre moderne. De nombreux officiers algériens déserteurs de l’ar­mée française dispensèrent l’instruction aux moudjahidine pour leur recyclage.

Perçu ainsi, le domaine du renseignement n’est pas à la portée de tout le monde. On ne forme pas un spécialiste dans le renseignement comme on forme un artificier ou un opéra­teur radio. D’abord, le cadre affecté au renseignement doit avoir une formation militaire spéciale pour durcir son physi­que. Il doit au préalable avoir des qualités innées (courage, agilité mentale, maîtrise de soi, sens de l’observation, esprit d’analyse, etc. Ce n’était pas une formation classique de chef de section, mais d’authentiques commandos. Les instructeurs simulaient les états d’alerte avec de vraies grenades. A l’aube : sport, karaté et arts martiaux... Après la clôture du stage, les 20 meilleurs élèves officiers furent affectés au profit du minis­tère des Liaisons générales et Communication (Services spé­ciaux). Un autre stage de spécialiste nous a été dispensé par « l’intelligentsia » de Boussouf dans une petite ferme isolée, non loin de Mellegue. »l

Cette armée secrète sera un véritable bouclier devant pro­téger l’ALN aux deux frontières, ainsi que le GPRA et ses représentations comme le souligne Brahim Lahrèche.

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« Grâce aux centres d’écoute de nos transmissions, toutes les communications de l’armée française, la gendarmerie française, la police française, les ambassades et consulats de France étaient enregistrées nuit et jour. Nous étions au cou­rant de tout ce qui se passait en Algérie et à l’extérieur, ajou­tera Mohamed Lemkami. Les émissions de France 5, de Radio Alger et de la Voix du Bled étaient enregistrées et exploitées. Tous les journaux français de France, d’Algérie et marocains, parvenaient régulièrement. Il fallait les fouiller méticuleuse­ment, les exploiter sur les plans politique, économique et mili­taire, car ils comportaient beaucoup d’information utiles qu’il fallait ficher et classer.

Les rapports d’activité de toutes les wilayas, des fédérations FLN à l’extérieur, des interrogatoires des déserteurs et des prisonniers atterrissaient dans ce centre. Même le courrier des soldats français, qui s’écrivaient, ou adressé à leurs famil­les, était souvent intercepté. C’était une véritable machine de renseignement qui se mettait petit à petit en place ».1

Concernant l’organigramme mis en place par Boussouf, Mohamed Nedjadi, un autre acteur du renseignement, rap­porte. « Au départ, cette organisation, couvrira quatre sec­tions : a) la Section de l’action de propagande dont le rôle était de suivre et d’exploiter toute l’activité de propagande ennemie dirigée par le 5e Bureau de l’armée et de proposer une contre-propagande. C’était dans cette section que les radios françaises, dont la Voix du Bled, étaient écoutées et enregistrées ; b) la Section militaire générale, dirigée par Kasdi Merbah (Abdallah Khalef), où une vingtaine d’élé­ments étaient chargés de toutes les affaires de l’ALN : recen­sement des effectifs des wilayas, constatation des pertes, mise à jour des promotions, des mutations, etc. Tous les ren­

1) Mohamed Lemkami, Les hommes de l’ombre, ANEP, 2004.

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seignements militaires fournis par les centres d’écoute ayant trait aux opérations ennemies étaient communiqués aux wilayas, aux zones et aux unités combattantes selon les nécessités. Il y avait également quelqu’un qui s’intéressait beaucoup à l’implantation des barrages frontaliers de l’Est et de l’Ouest : quadrillage de l’ennemi, poste par poste. C’était Yahia El Hadi, Ali Hamlat ; c) la Section de l’information et des activités politiques. Avec un effectif analogue, elle était placée sous la responsabilité de Yazid (Noureddine Zerhouni). Dans cette section, les renseignements politiques sur la situation nationale et internationale étaient analysés et faisaient l’objet de bulletins réguliers, transmis à l’autorité supérieure ; d) La section du contre-renseignement, dirigée par Kaddour (Mohamed Laâla). La mémoire de ce service était un fichier méticuleusement tenu à jour. Bien étoffé et pour cause, toute personne signalée était fichée quelles que soient son appartenance et son activité. Les fiches étaient de différentes couleurs selon qu’il s’agisse d’éléments amis, sus­pects ou ennemis. Elle traitait les messages de l’ennemi soit civils (préfecture, gouverneur général), soit paramilitaires (SAS, SAU, GMPR, armée française, etc). Ce service avait également pour mission d’établir des BRQ, BRH et BRM des­tinés au commandement de la Wilaya V et à l’EMG. Les autres Wilayas étaient également destinataires des rensei­gnements qui les concernaient. »1

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Après la session du CNRA, tenue au Caire en août 1957, Boussouf devient membre titulaire du CCE.

En avril 1958, ce même CCE est départementalisé. Boussouf est chargé des télécommunications et des renseigne­ments, et ce, avant de devenir ministre des Liaisons générales et Communications, au sein du premier GPRA, le 19 septem­bre 1958. A cette occasion, il adopte une nouvelle réorganisa­tion de ses services, avec notamment la confirmation des transmissions de l’intérieur, de l’Est et de l’Ouest dans la DTN (Direction des transmissions nationales) dont il confie offi­ciellement la responsabilité au commandant Omar (Tlidji).

Les liaisons seront érigées en direction dotée de nouveaux moyens et d’un parc conséquent de véhicules pour le trans­port du courrier du GPRA et de l’état-major.

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Le MALG

Abdelhafid Boussouf.

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Cette direction était également chargée d’assurer l’achemi­nement et le transport des cadres et étudiants qui partaient pour le Moyen-Orient ou en revenaient. Une liaison hebdo­madaire reliait Tunis au Caire via Tripoli et une valise accom­pagnée partait ou venait du Maroc toutes les trois semaines.

La coordination administrative entre les divers services était du ressort d’un organe central installé à Tunis. Il faisait office de secrétariat général et était, de ce fait, le contact et l’interface du MALG (créé en 1960 lors de la formation du second GPRA) avec les autres ministères. Cette mission délicate sera confiée par Boussouf à Noureddine Delleci, un cadre qui, dans cette tâche, fera preuve d’efficacité et de discrétion1.

Sur un autre plan, après la création du GPRA, le 19 septem­bre 1958, dirigé par Ferhat Abbas, « le triumvirat, Krim Belkacem, Lakhdar Bentobal et Abdelhafid Boussouf, désigné communément sous l’appellation des « 3B », sera chargé de remettre de l’ordre dans les unités de l’ALN, stationnées aux frontières. Pour cela, ils passeront deux mois de bivouac en bivouac, pour regrouper les unités de l’ex-Base de l’Est, désor­ganisées après une purge sanglante »2.

Le 16 janvier 1960, le Conseil national de la Révolution algérienne (CNRA) décide la fusion des ministères des Liaisons générales et Communication et celui de l’Armement et du Ravitaillement général, dirigé par Mahmoud Chérif, pour créer enfin le ministère de l’Armement et des Liaisons générales (MALG).

Autrement dit, comme le résume si bien Dahou Ould Kablia, « pour être plus clair, le MALG, ministère de l’Armement et des Liaisons générales, c’est la somme ou mieux, la conjonction de deux réalités : un homme,

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Abdelhafid Boussouf, et une structure renfermant des services spécialisés en ensemble homogène. Cette structure a été l’instrument essentiel de la gestion de la vision politique et stratégique de Abdelhafid Boussouf qui, grâce à l’élite intellec­tuelle qu’il avait pu recruter à la faveur de la grève des étu­diants, avait réussi le tour de force de mettre sur pied un bon service de renseignement »‘.

« Le MALG, qui était la seule institution disposant d’un programme et de moyens de recrutement, avait la rarissime capacité d’anticiper et déjà d’exploiter les événements. Il ren­fermait des centaines de cadres compétents et dévoués et embrassait des secteurs complexes et variés. Le sérieux, l’es­prit méthodique et les traditions de rigueur prévalant dans le travail, le MALG disposait donc de tous les moyens pour être à la hauteur de sa mission, et il l’était remarquablement. Les résultats de son action ont fait sa force et sa notoriété, par la part prise dans la contribution effective au développement des moyens de lutte directs et indirects contre l’ennemi et dans l’évolution soutenue de la Révolution vers la victoire finale », rappelle Aït Ahmed2.

Comme le précise notamment Dahou Ould Kablia, les données et les informations concernant cette action, qui englobait la politique, le technique (liaisons, transmissions, radio), des activités secrètes (renseignement, contre-ren- seignement, écoute, chiffrement et décryptage, armement, ravitaillement et logistique), des activités de formation spé­cialisée (aviation, marine, police) sont restés inaccessibles pendant longtemps au public, tant à l’intérieur qu’à l’exté­rieur du pays3.

1) Dahou Ould Kablia, conférence à la Bibliothèque nationale du Hamma, Alger, le 8 juin 2006.

2) Hocine Aït Ahmed, L’affaire Mecili, éditions La Découverte, Paris, 1989.

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Le MALG s’articulait donc autour d’un ensemble de direc­tions dont la DDR (Direction de la documentation et de la recherche), la DVCR (Direction de la vigilance et du contre- renseignement), la DLG (Direction des liaisons générales), la DLE (Direction de la logistique de l’Est), la DLO (Direction de la logistique de l’Ouest) et la DTN (Direction des transmis­sions nationales), en sus des autres directions1.

Pour Brahim Lahrèche, les deux services pivots du minis­tère furent la DDR et la DVCR.

« La première direction (DDR), confiée à Khelladi, dit Si Tahar, secondé par Lamine, fut structurée en plusieurs servi­ces, divisions et brigades et activa dans la recherche et l’ex­ploitation du renseignement concernant la vie politique, éco­nomique et militaire de tous les pays de la planète et tout par­ticulièrement ceux de France, d’Algérie et des pays voisins, frères et amis. Elle recevait les renseignements collectés par les différents services et établissait périodiquement des rap­ports et études destinées aux ministères du GPRA pour exploitation.

Boussouf avait réussi à implanter plusieurs réseaux à l’étranger, notamment dans des structures et des positions stratégiques, au sein de la Fédération de France. Ces derniers ont joué un grand rôle dans le recueil de renseignements à caractère politique et même militaire ainsi que dans la mise en place de filières d’importation d’armes et d’équipements de l’Europe au profit du MALG.

Ils réussirent à recueillir des informations confidentielles sur les activités du gouvernement français et les partis politiques d’opposition. On avait même orienté les réseaux gravitant autour de sphères d’intellectuels français (Sartre, Mauriac, etc.)

1) Senoussi Saddar, Ondes de choc, les transmissions durant la guerre de libération nationale, édition ANEP, 2002.

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et les milieux artistiques. Il est inutile de rappeler que l’ennemi était la quatrième puissance militaire, économique et politique de la planète et qu’il disposait d’un des réseaux de renseigne­ments les plus performants de l’époque. »1

Quant à la seconde direction (la DVCR), Mohamed Nedjadi rajoute : « Elle a été dirigée par Abderrahmane Berrouane, dit Safar. Cette structure du contre-renseigne­ment avait une double mission : sur le plan interne, elle avait une mission de vigilance, c’est-à-dire de prémunir tous les organes civils et militaires de la Révolution contre toute subversion. Les structures de l’organisation civile de l’armée à tous les niveaux, des missions diplomatiques devaient être protégées ; alors que sur le plan externe, la mission du contre-renseignement était une action offensive consistant à neutraliser les agents ennemis de toutes origines (français, algériens, ou étrangers) chargés de se renseigner sur le FLN ou de le noyauter.

Pour mener à bien cette double mission, la DVCR avait créé un fichier conséquent qui a été en quelque sorte la mémoire de ce service.

Par ailleurs, dans le cadre de la collaboration entre les ser­vices, la DVCR avait recours à l’aide des services extérieurs du MALG ainsi que des autres ministères.

Ainsi, le renseignement émanant de l’extérieur contribuait à protéger efficacement les cadres de la Révolution. Les minis­tères devaient fournir à la DVCR tous les renseignements uti­les sur le personnel employé. Ils devaient également lui com­muniquer toutes les informations sur :

Les milieux algériens :- Les suspects (Boussouf avait peur aussi de l’infiltration

d’éléments messalistes à la solde de l’ennemi).

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- L’état moral des militants, djounoud, responsables, etc.- La divulgation des secrets.- Les entreprises de défaitisme ou de sectarisme).Les milieux ennemis :- Les agents suspects.- Les activités du 2e Bureau.- Les consulats et les ambassades.- Les locaux et lieux publics suspects. »'« A partir des informations et documents obtenus, des syn­

thèses étaient rédigées et transmises au besoin à la DDR pour analyse et exploitation, explique Mustapha Banammar.

Bien que cette dernière disposât de ses propres informa­teurs, c’était aux éléments de la DVCR qu’incombait la tâche de trier et parfois d’écarter tel ou tel agent jugé suspect ou déficient.

Les informations n’étaient pas toutes cédées à la DDR, il y en avait qui ne nécessitaient pas d’analyse particulière, et étaient remises en l’état au secrétaire général du MALG et parfois à Boussouf lui-même. »2

D’ailleurs, tous les renseignements recueillis étaient analy­sés et filtrés afin de confirmer leur véracité et l’on ne se contentait pas de les exploiter dès leur réception. A cet effet, cette direction utilisait, à leur insu, souvent deux ou trois élé­ments sur le même sujet pour pouvoir décider de la valeur du renseignement obtenu. L’étanchéité des services était la meil­leure garantie du travail parfait. Ce qui n’empêchait pas une certaine synergie entre les différents services tout au long des années durant lesquelles ils exerçaient.

« Une autre prérogative de la DVCR, dira Mustapha Benammar, fut de protéger le MALG lui-même et ses différen­tes structures et services contre le noyautage, l’infiltration

1) Mohamed Nedjadi, op. cit.

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d’agents ennemis appartenant à des pays de la région ou à tout autre service étranger.

Cette couverture fut progressivement étendue à nos unités combattantes sur le front, aux bureaux extérieurs du FLN et aux autres instances du GPRA.

Les services du chiffre étaient placés sous l’autorité de res­ponsables dits centraux, secondés d’adjoints et de comman­dants territoriaux désignés pour respectivement l’Est et l’Ouest.

La DDR et la DVCR étaient donc devenues au fil du temps à la fois complémentaires et concurrentes. C’est ce que l’intel­ligence de Boussouf lui avait logiquement dicté pour être le mieux informé. Grâce à leur travail, ces deux services avaient réussi à aider à résoudre certaines crises en alertant à temps le GPRA et les Wilayas des dangers qui les guettaient.

Malheureusement pour ce qui est de l’épisode sanglant de la bleuite et des purges qu’elle avait entraînées dans au moins deux Wilayas de l’intérieur, les services du MALG ne furent pas tenus alertés de l’affaire à son début. Les Wilayas III et IV avaient pour un temps agi seules en pensant n’avoir affaire qu’à quelques agents ennemis qu’elles pensaient pouvoir rapi­dement liquider alors qu’elles finirent par s’empêtrer dans un engrenage qui les dépassa vite par son ampleur.

Ces services du MALG n’avaient de toute façon pas encore vu le jour au moment où les Wilayas III d’abord et la IV ensuite, procédèrent hâtivement à la liquidation de dizaines de prétendus suspects. En évoquant cette affaire et d’autres, Boussouf avait coutume de dire que s’il pouvait nous arriver de ne pas surestimer pour chaque cas la lucidité de l’ennemi, il ne fallait en aucune manière en sous-estimer la ruse et la capacité de nuisance.

Ce n’est qu’en septembre 1959 qu’une pile de chemises car­tonnées expédiées par Amirouche nous parvint à Tunis.

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Boussouf fut informé des réserves quant à cette affaire qui m’a autorisé à en parler avec les colonels Lotfi et Boumediene alors de passage à Tunis. Lotfi donna des instructions pour qu’on ne touche à aucun cadre dans sa Wilaya ; alors que Boumediene a donné des instructions pour l’arrêt immédiat de ces purges dans toutes les Wilayas.

Parce que constitués quelques mois à peine plus tôt, nos services avaient, autant que l’état-major, été désinformés par les Wilayas III et IV et malheureusement tardivement mis au courant des dégâts réels causés à leur encadrement. N’empêche que c’est grâce aux services du MALG qu’il fut mis un terme à cette dérive.

Lorsqu’on voit comment les services spéciaux français avaient opéré pour monter des opérations de déstabilisation, d’intoxication et de noyautage de l’ALN et du FLN à partir d’Alger, on ne pouvait qu’être d’accord avec ses mises en garde. »1

Dans les services opérationnels

L’un des services appelé « service opérationnel » de l’équi­valence du 2e Bureau militaire français activait parallèlement aux unités combattantes face au front du barrage Challe, aux frontières tunisienne et marocaine. « Ces services étaient basés dans des centres de centralisation, d’exploitation et d’orientation qui dirigeaient les réseaux et communiquaient tous les renseignements récoltés sous forme de rapports ou de messages urgents codés quand cela était nécessaire, note Mohamed Nedjadi. Des résidents cadres de nos services étaient affectés aux centres stratégiques, Oujda, Bouarfa,

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Tendrara, Figuig, Ahfir. Le long de la frontière ouest ; Rabat, Casablanca pour le Maroc occidental. Nous étions en mars 1961, nous avions réussi à installer des réseaux à travers le Maroc, la Tunisie, l’Europe (France, Suisse, Allemagne) et le Moyen-Orient.

Les agents résidaient aussi en Allemagne de l’Ouest et en Suisse... Des renseignements de première main nous parve­naient de nos services d’écoute qui captaient, déchiffraient tous les réseaux civils et militaires. »‘

« C’était bien évidemment en direction de leurs forces armées que les recherches furent orientées afin d’en connaître la composition et le fonctionnement. Les organigrammes de leur état-major et les corps qui en dépendaient furent recons­titués au détail près.

L’objectif pour ce qui est du militaire était d’évaluer et de comprendre les moyens mécanisés et méthodes utilisées en opération par l’adversaire tant à l’intérieur même du territoire national qu’autour des barrages. »2

« Ce service s’illustra par son efficacité jusqu’à devenir les yeux et les oreilles de l’état-major. Il réalisa des proues­ses aux frontières. L’exploitation des renseignements, pro­duits de l’écoute, est communiquée quotidiennement aux PC des zones de l’ALN et l’état-major général. C’est ainsi que l’état-major de Ghardimaou fut bien renseigné sur le corps d’armée de Constantine : 4 divisions d’infanterie, les 6 régi­ments blindés et les groupes d’artillerie et escadrons moto­risés qui s’étaient à un moment trouvés à la disposition des généraux Loth et Lennuyeux. Dans cette partie de l’Est algé­rien, pas moins de 80 bataillons d’infanterie ennemis était

1) Mohamed Nedjadi, op. cit.

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donc en permanence mobilisés avec l’appui de l’aviation et des dizaines de batteries d’artillerie lourde et légère. »1

Ainsi, la petite ville du Kef était devenue un carrefour important, stratégique, nous dit Brahim Lahrèche. Dans la ville et sa région se croisaient effectivement le CDF, l’Ecole des cadres de Mellègue, l’Ecole des artificiers, l’important Centre d’écoute Est et le stratégique Centre de transmissions opérationnel (CTO-Est), outre les structures d’écoute et des transmissions de la DTN, cellules importantes de la DDR et de la DVCR. Les agents de la DVCR veillaient au grain et enca­draient efficacement hommes et installations dans la discré­tion la plus absolue. Les hommes de DDR assuraient la « documentation et la recherche », un véritable travail de fourmis sur le terrain... et sur les ondes. Une activité que les grandes puissances appelleront bien plus tard l’espionnage.

Au centre d’écoute de la Marsa, plusieurs équipes d’opé­rateurs radio se relayaient pour intercepter les messages échangés entre les préfectures et le gouvernement général d’Alger. Ces messages établis comme on le sait sous formes de BRQ sont acheminés au ministère pour être ventilés aux services de la DDR et DVCR. Les messages chiffrés seront classés en « attente » d’être exploités. Les messages en « clair » ou semi-codés ne posaient pas de problèmes pour leur exploitation : par système de recoupement, on arrivait à recueillir des renseignements de première importance, car l’ennemi qui avait sous-estimé nos potentialités humaines échangeait des informations à caractère « urgent » sans se donner la peine de les chiffrer. Dans le service technique de la DDR, on établissait des statistiques des pertes amies et ennemies dans les combats, les lieux de bombardement de

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l’aviation française, les actions des unités de l’ALN (accro­chage, embuscade, raids, sabotage, etc) sont localisés sur carte par des signes conventionnels1.

Quant aux frontières ouest, des informations précieuses sont également épisodiquement communiquées au PC de l’état-major de l’ALN à Oujda sur les 3 divisions d’infanterie et leurs régiments blindés notamment ceux affectés à la surveil­lance et aux interventions le long du barrage érigé aux frontiè­res algéro-marocaines.

Ces forces et dispositifs qui ne représentaient qu’une partie de l’énorme machine de guerre mise en place en Algérie par l’état-major français, peuvent donner une idée de la dispro­portion entre les énormes capacités humaines et matérielles de l’armée adverse par rapport à nos quelques dizaines de katibas qui œuvraient à l’intérieur des frontières.

Notons enfin que la zone opérationnelle des différents ser­vices du MALG ne se limitait pas uniquement au territoire algérien ou aux pays frontaliers puisque les services spéciaux algériens activaient également en Egypte, au Liban et aussi dans de nombreux pays occidentaux : « Mais on peut être sûr qu’au MALG, les méthodes de travail et les schémas d’organi­sation étaient inspirés et émanaient directement de l’expé­rience de la clandestinité et du cloisonnement des premières cellules militaires du mouvement national, de l’action des pre­miers faoudj de l’ALN et des premières promotions des trans­missions. Cette triade de facteurs guidera pour toujours dans le feu de l’action et du combat les hommes formés par la Révolution et par Si Mabrouk. » « La mobilité des agents du MALG obéissait à la tactique de Si Mabrouk autant qu’à la dynamique opérationnelle, précisera Abdelmadjid Maâlem.

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Chacun servait avec abnégation la cause pour laquelle il s’est engagé. Au maquis, dans la clandestinité ou dans un poste diplomatique... La stabilité, la sédentarité, donc l’immobi­lisme annoncent toujours un danger potentiel pour un sys­tème en mouvement, en progression. Le GPRA procéda à un déploiement tous azimuts des agents du MALG. C’est ainsi que Mohtichou, le formateur en chef de la quasi-totalité des agents de transmission de l’Est, en compagnie de Medjdoub et de Benkaci prirent le chemin de l’Afrique subsaharienne, sur le sillage de Si Moussa et de Frantz Fanon, pour semer à tous vents leur savoir et leur expérience. D’autres prendront le che­min du Nord et de l’Est. »'

Le centre nerveux de la Révolution

« L’ALN de l’intérieur n’a pas pu bénéficier de la moderni­sation des services secrets créés par Boussouf, à cause, d’une part, de l’éloignement géographique, et d’autre part, de l’isole­ment des frontières par les lignes Challe et Morice. Donc tout le travail a été réalisé de la Tunisie et du Maroc, appuyé par les cadres de la Fédération de France. A l’intérieur du pays, les cadres militaires chargés du renseignement et liaisons ne pou­vaient pas constituer une administration d’archives, c’était dangereux de conserver des documents. Sauf peut-être aux PC des Wilayas. Les informations passaient de bouche à oreille ; on écrivait de courtes correspondances. Répondant aux impé­ratifs de sécurité, Boussouf décida de créer la Base Didouche Mourad, en 1960, à Tripoli loin des zones de combat. Si Mabrouk baptisa cette base Didouche Mourad à la mémoire de ce grand moudjahid tombé au champ d’honneur au début de la révolution, dans le Nord-Constantinois.

1) Abdelmadjid Maâlem, Les Témoignages de Bezouiche T.3 Bezouiche le mal­gache, ANEP, 2006.

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Aussi, les frictions entre les autorités tunisiennes et les res­ponsables du GPRA ont incité Si Mabrouk à la prudence. Il ne voulait pas mettre tous les « œufs dans le même panier » ; c’est pour cela qu’il avait jeté son dévolu sur la Libye pour la protection des documents et archives. Le roi Idriss Senoussi - un descendant de Sidi Mohamed Essenoussi, érudit et théolo­gien, originaire de Mostaganem ayant marqué l’histoire de la Libye - avait mis à la disposition de l’ALN, partout, les infra­structures dont elle avait besoin aussi bien dans les environs de Tripoli que de Benghazi. La Libye avait également servi, avant l’avènement du GPRA, de base logistique de l’armement et d’équipements divers destinés à l’ALN par nos services ins­tallés en Egypte (Alexandrie, Marsa Matrouh). Les camions chargés de lots d’armes remontaient jusqu’à la frontière algéro-tunisienne. »'

Abdelaziz Bouteflika décrivait cette base dans la préface du livre d’Abdelmadjid Maâlem, Bezouiche le malgache, comme « un espace studieux, discret où le ministère de l’Armement et des Liaisons générales forge de manière très cartésienne sa principale force de frappe, l’intelligence algérienne ». Une « force de frappe », une « intelligence algérienne » faisaient partie des priorités stratégiques de Si Mabrouk.

Cette base était, pour ainsi dire, un « sanctuaire », à la fois une sorte d’école des cadres politico-militaires hautement spécialisés, une école doublée d’un centre d’analyse et de pla­nification politico-militaire stratégique. Bref, un centre de for­mation de « cerveaux ».

« Ici, ce sont les neurones qui crépitent, nous dit Bezouiche, qui font des étincelles, qui fonctionnent à plein régime H24, dans un lieu où le silence et la discrétion, les alliés naturels de matière grise, sont de rigueur. »2

1) Brahim Lahrèche, op. cit.

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Si Mabrouk, qui savait choisir les hommes de son équipe, en avait fait le centre nerveux de la Révolution. Plus de 200 cadres dont le niveau d’instruction variait entre le BEPC et la licence, y travaillaient nuit et jour, dans une clandestinité totale.

A la base, la vie n’était évidemment pas facile. C’était tou­jours la clandestinité la plus totale avec tous ses inconvénients.

Cette fameuse base Didouche n’était autre qu’une ancienne caserne de la fameuse légion allemande l’Africa Korps de Rommel, située à 80 km au sud de la capitale Tripoli. Une immense bâtisse qui se confondait avec le sable, en plein désert avec cependant trois ou quatre arbres devant l’entrée. « Malgré la présence de bases américaines et anglaises, nous étions dans une relative sécurité, note Mohamed Lemkami. El Ghaouti, l’un des fondateurs des services des transmissions nationales en Wilaya V, était chargé de la gestion de cette base qui allait abriter plusieurs services (renseignement, contre- renseignement, transmissions et chiffre) et devenir peu à peu le véritable cerveau de la Révolution. »1

« C’était aussi le réceptacle, « le CEN » (Centre d’exploita­tion national) où tout ce qui concernait la Révolution algé­rienne sur le plan du renseignement militaire, politique, éco­nomique, technique et social aboutissait à partir de nos réseaux secrets et de toutes les institutions de la Révolution.

L’information brute qui parvenait à ce centre venait de l’écoute de tous les réseaux de transmission civils, militaires, des services de sécurité, des postes diplomatiques et consulai­res et des radios et agences de presse de l’ennemi en Algérie ou hors d’Algérie, des rapports des directions territoriales du

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Maroc (la SRM) et de Tunisie (la SRT), des bureaux de recher­che avancés en Europe installés en particulier en Allemagne et en Suisse, des réseaux installés en Algérie et en France, des Services opérationnels de surveillance aux frontières, de la presse française et étrangère, etc.

Par exemple à la DAM (Direction des affaires militaires) l’implantation des forces ennemies était connue dans le moin­dre détail. Chaque poste militaire ou service de sécurité était fiché, avec son effectif, ses moyens de transport et de commu­nication, son armement, ses officiers. »1

« Boussouf avait constamment exigé de tous ses services le souci de l’information précise et recoupée, du détail même sur l’implantation du quadrillage, les équipements utilisés, les mouvements de troupes, les noms et la situation familiale et matérielle de chaque officier, responsable des services de sécurité, membre du corps diplomatique et consulaire et la connaissance approfondie des dirigeants politiques et militai­res français. L’activité des partis politiques, des syndicats et des associations n’échappait pas à l’analyse. »2

Pour de nombreux officiers supérieurs, il y avait leur curri- culum vitæ, leur famille, leurs points faibles.

Il en était de même pour l’armée de l’air avec ses bases, ses équipements et ses effectifs et pour la marine également avec ses bases, ses unités navales, leurs équipements et leurs effec­tifs ainsi que des troupes implantées ailleurs qu’en France et en Algérie comme au Maroc, dans certains pays africains et en Allemagne. La base Didouche Mourad était devenue en quel­ques mois une véritable fourmilière.

A titre d’exemples, je me permets de vous raconter deux anecdotes qui, à elles seules, donnent une idée du travail colossal des éléments de cette base.

1) Mohamed Lemkami, op. cit.

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Le président Ferhat Abbas, de passage en Libye, visite pour la première fois la base Didouche. Il n’en croit pas ses yeux et s’exclame: « Je comprends maintenant l’origine des docu­ments exceptionnels que Boussouf fournissait au GPRA. »

Lakhdar Bentobal, ministre de l’Intérieur, visite lui aussi la base et devant l’élément qui lui présente le fichier, Ahmed Ouadane (Habib), il demande s’il est possible de voir sa fiche. Après un regard de connivence avec Boussouf pour demander quoi faire, il retire la fiche et la lui remet. Bentobal réplique : « Tes éléments me connaissent beaucoup plus que toi que je fréquente depuis toujours » puis demande à voir la fiche de Boussouf. Ayant lu celle-ci, il s’exclame de nouveau: « Ils te connaissent beaucoup plus que moi, chapeau »...

« Le travail consistait donc à analyser la situation en Algérie et en France sous tous les angles, politique, militaire et économique. Chaque direction établissait, à l’intention du ministre Abdelhafid Boussouf, un bulletin quotidien de ren­seignement qui devait lui parvenir par message radio codé là où il se trouvait. C’était le BRQ. En fin de semaine, elle devait, après analyse des faits et des documents parvenus de partout, rédiger un Bulletin de renseignement hebdomadaire (BRH) destiné également au cabinet du ministre à Tunis. Enfin, l’en­semble faisait l’objet d’une synthèse mensuelle appelée BRM (Bulletin de renseignement mensuel). Ces deux derniers bul­letins parvenaient au cabinet du ministre à Tunis par liaison spéciale. »' Aussi, « tous les dossiers secrets y étaient archivés. Les renseignements, qui y parvenaient, passaient avant tout par le bureau de contrôle et de régulation. Ce service avait pour mission de dissimuler l’origine de la source qui avait divulgué l’information en effaçant toute trace, telle que la

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signature et autres cachets, afin de protéger nos agents. Les documents passaient alors dans d’autres services pour être exploités et faisaient ainsi l’objet de procès-verbaux qui étaient, par la suite, adressés au GPRA, au CNRA et à l’ensem­ble des missions diplomatiques algériennes », explique Dahou Ould-Kablia1.

« Ces études avaient aidé beaucoup notre action diplomati­que aux Nations unies, par exemple, ainsi qu’à l’occasion d’au­tres forums régionaux ou internationaux. Elles allaient égale­ment permettre à la délégation du GPRA, en charge des négo­ciations avec le gouvernement français, d’être éclairée avec pré­cision sur tous les aspects de la situation et surtout sur les inten­tions non avouées de la délégation française. »2

Rôle de la base Didouche dans la préparationdes négociations d’Evian

« Boussouf demandera à un moment donné aux services de s’intéresser aux intentions des Français quant aux négocia­tions qu’ils proposaient d’engager cette fois officiellement avec le GPRA. Il voulait que tous les sujets pouvant ou devant être abordés au cours des négociations, soient identifiés et analysés afin d’armer la délégation algérienne qui irait nous y représenter. »3

En décembre 1961, il fait appel à Merbah (Kasdi) pour pré­parer le dossier militaire et seconder Bentobal aux Rousses. Merbah était chef du service opérationnel (renseignements militaires) à Ghardimaou, fonction qu’il occupait depuis février 1960.

1) Dahou Ould Kablia, in Le Soir d’Algérie, 16 décembre 2004.2) Brahim Lahrèche, op. cit.

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« A la veille des négociations d’Evian, Kasdi Merbah res­ponsable du service opérationnel Est-Ouest, désigné par Boussouf pour accompagner la délégation, a séjourné une dizaine de jours dans la base. Il devait accompagner le colonel Amar Benaouda, pour l’assister aux négociations.

Nous lui avons préparé un dossier technique qui devait lui servir d’outil de travail : il comportait entre autres :

- Les plans de la base navale de Mers El Kébir (j’ai dessiné en pointillés la ligne de démarcation que les marins français ne devraient pas franchir, sur les lignes de crêtes entourant la base). Ces plans ont été récupérés grâce à un reportage de journalistes français gauchistes acquis à notre cause.

- L’implantation de toutes les richesses du sous-sol. »'De ce fait, on ne pourrait jamais assez souligner le rôle joué

par les services de la base Didouche Mourad lors des différen­tes étapes des négociations avec la France, souligne Mohamed Nedjadi2.

« Là, s’amoncellent rapports, études, documents de toutes sortes. Des commissions y travaillent. L’une d’entre elles s’oc­cupe des questions pétrolières. Claude Cixous, ingénieur d’aé­ronautique, un des rares juifs algériens qui aient rejoint le FLN, en fait partie. Il y avait travaillé le code pétrolier.

Khelifa Laroussi, un conseiller de Boussouf, qui s’érigera plus tard en censeur peu avisé des accords d’Evian en matière d’hydrocarbures, a même été envoyé en tournée d’information dans certaines capitales. Accompagné de Rédha Rahal, également du MALG, il prend des contacts avec British Petroleum à Londres, l’ENI (Office national des hydrocarbures, Italie) à Rome ; Enrico Matteï reçoit per­sonnellement les deux émissaires, la société El Werath, en

1) Brahim Lahrèche, op. cit.

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Allemagne... Ainsi, ces dossiers, sur la situation militaire, économique et sociale reproduisaient fidèlement la situa­tion et permettaient à nos négociateurs de tenir la dragée haute à leurs vis-à-vis français. Ces derniers étaient aba­sourdis devant l’ampleur des connaissances des nôtres et la pertinence de leurs propos. »‘

La main paternelle de Si Mabrouk

Cette jeune élite sera fortement marquée par la personna­lité de Si Mabrouk que beaucoup considèrent comme un père avant d’être un supérieur, comme le souligne Abdelmadjid Maâlem dans ses mémoires :

« La base Didouche reçut un jour la visite du premier pré­sident du GPRA, Ferhat Abbas. Après la prise d’armes, au cours de laquelle les combattants de la base Didouche lui ren­dirent les honneurs, l’illustre visiteur, piloté par Si Mabrouk, procéda à l’inspection des différents services.

Bezouiche réintégra sa station radio, pour recevoir la visite d’inspection de ces hautes personnalités. Il ne savait pas qu’il serait l’un des derniers à avoir serré la main du président du premier GPRA.

Il gardera de cette visite, une visite que l’habile Si El Ghaouti guidait avec discrétion, une main paternelle qui lui flattait l’occiput. Sa tête étant engoncée dans son volumineux casque d’écoute. La main paternelle étant celle de Si Mabrouk, qui présentait le « Bezouiche » à Si Ferhat Abbas.

L’intéressé enleva son casque d’écoute pour se mettre au garde-à-vous, avant de s’entendre poser la question suivante, par Si Mabrouk :

1) Redha Malek, L’Algérie à Evian, Histoire des négociations secrètes 1956-1962, éditions ANEP, 2001.

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- Es-tu guéri du rhumatisme de tes genoux ? La chaleur du Sahara est radicale pour ces douleurs.

Bezouiche avait totalement oublié la visite d’inspection au CTO-Est, effectuée fin 1958, par le commandant Omar, accompagné de Si Mabrouk, encore MLGC. Bezouiche avait, à cette occasion, tenté d’échapper à la clandestinité du cen­tre des transmissions opérationnelles et de rejoindre les uni­tés combattantes ainsi que les grands espaces du maquis. L’enfermement, l’humidité lui ayant « réveillé les rhumatis­mes ».

C’est par cette argumentation, un brin fallacieuse, que Si Mabrouk avait appris le parcours de Bezouiche.

Une mémoire phénoménale qui permet à Abdelhafid Boussouf de connaître et de reconnaître chacun des combat­tants placés sous son commandement. Chacun de ses hom­mes. Car Si Mabrouk, l’inamovible ministre de l’Armement et des Liaisons générales, était aussi malgache... »1

Les archives de la Révolution

L’un des mérites de Boussouf est d’avoir veillé scrupuleu­sement à la constitution d’archives. Rien n’a été laissé au hasard. Tout message, toute communication aussi minimes soient-ils, seront enregistrés et classés selon un ordre préé­tabli.

Ainsi, tout le travail accompli par les différents services de Boussouf et qui avait constitué les archives de la Révolution, a été restitué pour demeurer à jamais cette fidèle estampille rendant à chacun son dû, pour peu qu’elles soient exploitées un jour. Selon Dahou Ould Kablia, « les premiers jours ayant suivi l’indépendance du pays, le commandement de la

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Révolution a exigé des responsables du MALG, qui étaient eux-mêmes des officiers de l’ALN, qu’ils fassent entrer en Algérie toute cette documentation »\

Plus explicite encore, Abdelmadjid Maâlem précise : « Au lendemain de la dernière réunion du CNRA à Tripoli, Bezouiche saura plus tard qu’une rencontre très importante, déterminante, la dernière, eut lieu entre Si Mabrouk et Si El Ghaouti à l’hôtel Mahari, pour évoquer le sort de la base Didouche, dans un ultime et pathétique briefing.

Si Mabrouk, très marqué par l’extrême intensité des activi­tés et l’extrême importance des événements qui suivirent le cessez-le-feu, en reconnaissant le fait qu’une majorité au sein du CNRA s’était dégagée en faveur de Ben Bella, mit Si El Ghaouti, commandant de la base, devant sa conscience et ses responsabilités historiques, en lui enjoignant d’en tirer les conséquences.

Ce fut le dernier ordre de Si Mabrouk, de Monsieur le MALG, concernant le sort de la base Didouche, donc l’essen­tiel de son département ministériel qu’il laissera intact et qui offrira à l’Algérie indépendante le réseau de télécommunica­tion le plus performant du tiers-monde. Tout autant que les autres réseaux du MALG.

L’ultime ordre de Si Mabrouk placera El Ghaouti devant un véritable dilemme. Si El Ghaouti vivra pendant quelques jours un véritable drame cornélien.

A la suite de quoi et fort heureusement, il fut contacté depuis l’Ouest par le commandant Si Abdelkader (Bouteflika) qui lui dépêcha Si Abdelhafid (Khelifa Laroussi), pour le rapa­triement immédiat des hommes de la base Didouche, avec armes et bagages.

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En clair, cela voulait dire trois « malgaches » et 50 tonnes de documents les plus secrets de la Révolution dont les déli bérations du CNRA contenues dans un coffre-fort que Mohamed-Seddik Benyahia s’empressa de remettre in extre­mis à Si El Ghaouti. »'

« Nos éléments ont regroupé près de 50 tonnes de docu­ments et les ont transportées par convois jusqu’à Oran. Ces archives ont ensuite été transmises à Rocher-Noir, actuel Boumerdès, où siégait le premier gouvernement de l’Algérie indépendante », précisera Dahou Ould-Kablia.2

Abdelhafid Boussouf.

1) Abdelmadjid Maâlem, op. cit.2) Dahou Ould Kablia, op. cit.

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CHAPITRE VI

Forcer le blocus

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1960. Avec la création du MALG, Boussouf est nommé minis­tre de l’Armement et des Liaisons générales. Cette nouvelle fonc­tion se justifie par trois raisons : d’une part, suite à une défail­lance au niveau du ministère de Mahmoud Chérif ; d’autre part, la chasse aux fournisseurs d’armes imposée par le SDECE néces­sitait une prise en charge sécurisée de ces filières. Une mission qui ne pourrait s’accomplir que par les services secrets algériens. Enfin, Boussouf avait déjà acquis une expérience dans ce domaine, auprès de Boudiaf et Ben M’hidi, au début de la Révolution. Suite à l’arrestation de Boudiaf, le 22 octobre 1956 en compagnie des autres membres de la délégation du FLN, et le départ de Ben M’hidi pour la zone d’Alger, après le Congrès de la Soummam, Si Mabrouk poursuivra cette mission jusqu’à l’indé­pendance. Il a osé de sa propre initiative hisser le pavillon, serrer les voiles et suivre son propre itinéraire, et c’est précisément par cette indépendance qu’il a sauvé la Révolution en un moment critique. Depuis ce jour-là, il occupe une nouvelle fonction ; il est imbu d’une conscience nouvelle de son rôle et de son devoir, car ses proches collaborateurs étant partis, il apprend le compter sur soi. C’est une pareille témérité, aux heures décisives, qui donne à Boussouf quelques traits de la véritable grandeur. « Cet esprit affamé de travail, se consume impatiemment dans le désir des grandes tâches. » note Abdelkrim Zaoui1. Si Mabrouk a dans ses mains le dur et froid levier avec lequel il viendra à bout des crises les plus difficiles.

1) Entretien avec le moudjahid Abdelkrim Zaoui.

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Dans cette mission, il est assisté par Mansour Boudaoud. Ce dernier créera un réseau en collaboration avec son frère Omar, chargé de la Fédération de France. Omar était au Maroc, avant son affectation pour réorganiser la Fédération de France. C’est là qu’il s’occupera avec le réseau naissant de Francis Jeanson de plusieurs missions : collectes de fonds, liaisons, armement, etc.

Pour sa part, l’organisation du FLN en Europe met en place un réseau de soutien logistique qui contribuera énormément à l’acheminement des armes sous différentes couvertures, en direction des bases arrière de l’ALN situées aux frontières algéro-marocaines. Parallèlement à ces initiatives d’arme­ment de la Wilaya V, les services de documentation extérieur et de contre espionnage français mobiliseront toute leur armada, en vain. Arraisonnements, sabotages et liquidations se succèdent sans pour autant atténuer la volonté des respon­sables de la Révolution qui auront recours à moult subterfu­ges afin de passer entre les mailles des filets. Ainsi, le terrain de l’armement deviendra l’un des théâtres d’une guerre secrète sans répit.

« Saint Briavels »

Octobre 1956. Un mois riche en événements. L’arrestation de Ben Bella et les autres chefs historiques, les débuts de l’in­surrection hongroise, l’attaque d’Israël dans le Sinaï défrayent la chronique. Une cascade d’événements qui débutera, le 16 octobre, avec l’arraisonnement de l’« Athos » et ses 72 tonnes d’armes en provenance d’Egypte, à destination, naturelle­ment, de l’ALN. L’affaire arrive au moment où la nationalisa­tion du canal de Suez reste au premier plan de l’actualité. L’arraisonnement de l’« Athos » s’intègre dans le duel qui oppose la France au monde arabe depuis plusieurs mois. Pour

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le commandement français en Algérie, le développement de la rébellion cesse d’obéir à des raisons purement locales. Il dépend essentiellement du soutien que lui apportent ses voi­sins du Maghreb et, dans une mesure plus limitée, la Libye et les autres pays arabes.

Car, dans les deux pays frères, l’ALN dispose de bases arrière, de centres de regroupement, de bureaux de recrute­ment, d’hôpitaux et de dépôts de matériel. En Tunisie, les casernes et les bureaux des fédérations destouriennes devien­nent des dépôts FLN. Au Maroc, l’ALN dispose de camps d’en­traînement à Nador et dans la région d’Oujda.

Les blessés sont soignés dans des hôpitaux marocains. Et surtout les infiltrations d’armes ne cessent de se multiplier expliquant les assauts des combattants de l’ALN dans l’Oranie et dans le Constantinois. « Une note de la Xe Région militaire, datée du 31 août 1956, évalue à 400 ou 500 par mois les armes qui transitent par les frontières de l’est et à 300 celles qui passent par la frontière marocaine. »' Ces armes sont de toute origine. Une partie provient d’Egypte via la Libye, mais la route la plus courte passe par la voie maritime. En Tunisie, des points de débarquement sont signalés dans le Sahel, au cap Bon. Au Maroc, Nador et sur­tout Tanger, où les arrivées se montent à 500 armes par mois. Enfin, indépendamment des parachutages à partir des bases de Libye, on ne peut écarter des débarquements sur les côtes algériennes elles-mêmes... Une façade maritime de 1300 km, un littoral donc à surveiller, où également la pêche constitue une activité importante. Elle n’est plus unique­ment le fait de pêcheurs d’ascendance italienne ou espa­gnole, fondus dans la masse des pieds-noirs. Les Algériens eux-mêmes y tiennent une place croissante.

1) Historia Magazine n° 219 du 13 mars 1972

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« D’après le recensement de l’époque, ils seraient près de 1500 sur les 3900 pêcheurs qui fréquentaient cette côte. Encore faut-il noter que les Siciliens ou les Maltais ne dédai­gnent pas les eaux algériennes et que, bien avant les événe­ments, un trafic d’armes a toujours existé dans la région de Nemours ou presqu’île de Collo... Deux points qui sont incon­testablement à surveiller.

Le Surmar, établie par la IVe région, se trouve à Mers el Kébir. Sous l’impulsion du préfet maritime, l’amiral Gély, le dispositif se situe à trois niveaux. D’abord, les petits, les sans- grades, les lamparos des SPL (Sections de patrouille littorale). A bord de petits bateaux civils réquisitionnés, ils font du « rase-cailloux », sondent les moindres recoins de la côte. Plus au large, les lamparos sont appuyés par toute une flottille de vedettes, d’escorteurs, de dragueurs qui observent, surveil­lent le cabotage, la pêche. En dernier ressort, Premar IV peut encore découpler ses lévriers de la mer, les escorteurs d’esca­dre, capables de filer plus de 30 nœuds. Enfin, on ne peut oublier les patrouilleurs de l’aéronavale qui quadrillent une bonne partie de la Méditerranée occidentale.

Avec ce dispositif, une surveillance constante s’exerce sur tous les bâtiments qui circulent à proximité du littoral algé­rien. Le cas échéant, la surveillance se double d’intervention. « Rien que dans la semaine qui suivra l’affaire de l’« Athos », 140 navires seront « reconnus », 44 arraisonnés, 13 « visités » et 4 détournés pour subir une minutieuse inspection. Premar IV agit sur toute une gamme d’indications. On ne néglige pas les coupures de presse, on analyse soigneusement les bulletins hebdomadaires du Lloyd’s dont les indications sont précieu­ses : mouvements des navires, cargaisons...Enfin, il y a des renseignements fournis par les agents. »1

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Avec ses 400 tonnes de déplacement, sa coque blanche, sa cheminée jaune, l’« Athos » offre l’allure d’un honnête yacht de plaisance simplement un peu fatigué. En fait, il s’agit d’un ancien dragueur canadien, le « Saint Briavels », acheté en mai 1956 par un certain Allpress, sujet britannique de Newport. Mais le nouveau propriétaire ne figure pas sur la liste d’arma­teurs. En juin 1956, le « Saint Briavels », promu au rôle de tram- ping ship, se retrouve en Méditerranée via Gibraltar. Il vient de faire l’objet d’une nouvelle transaction, à laquelle les Marocains ne sont pas étrangers et qui n’apparaît pas sur la liste périodi­que du Lloyd’s. C’est à ce moment qu’il est débaptisé et nommé l’« Athos ». Dès lors, le yacht n’est plus qu’un instrument aux mains du FLN et des services spéciaux égyptiens.

Aussi faudrait-il souligner qu’avec l’« Athos » l’enjeu est double ; tant pour les Egyptiens que pour les Algériens.

Au moment où l’affaire de la nationalisation du canal sem­ble s’enliser dans le marécage diplomatique, Nasser ne peut ignorer que les Franco-Britanniques poursuivent à Chypre d’inquiétants préparatifs militaires. En favorisant l’expédition d’une importante cargaison d’armes à destination de l’Ouest algérien, il a tout intérêt à provoquer une nouvelle flambée insurrectionnelle en Oranie, dans la région de Tlemcen en particulier. Ce qui allègera en quelque sorte son fardeau par le rappel des troupes françaises en Algérie1.

Du côté algérien, l’organisation mise en place par Boussouf en tant que commandant de la Wilaya V, en coordination avec Ben Bella et les autres membres de la délégation au Caire, vise la préparation d’une zone libérée où pourra flotter le drapeau algérien et la mise en place d’un gouvernement algérien libre, et ce, au moment où la cause algérienne gagne du terrain dans les couloirs de l’ONU.

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« Tout se préparait dans le secret, précise Abdelkrim Hassani. Boussouf avait axé sa stratégie sur trois plans :

- Militairement, tous les cadres militaires étaient préparés à l’événement. On attendait l’arrivée de l’« Athos » avec une grande cargaison d’armes et sa distribution au niveau des autres régions.

- Politiquement, les militants étaient formés en vue d’enca­drer les populations et les préparer au nouvel ordre politique.

- Enfin, cet objectif ne se limitait pas à la libération de la Wilaya V uniquement mais visait également la libération pro­gressive de toutes les wilayas. Ce qui montre que Bousouf avait une vision globale du conflit et une stratégie bien défi­nie », affirme Abdelkrim Hassani1.

En attendant, c’est en juillet 1956 que Ben Bella entre en contact à Beyrouth avec le major Fethi Dib chargé par Nasser d’organiser toute l’opération. Pour le chef de l’organisation exté­rieure, le major n’est pas un inconnu. Les deux hommes se sont rencontrés au Caire. L’officier égyptien est chargé de tous les contacts politiques avec les Nord-Africains. C’est lui qui organise le départ d’agents à destination de l’Algérie, qui accorde passe­ports, sauf-conduits, distribue les fonds et recueille les rensei­gnements sur la situation politique et militaire.

Sur les instructions personnelles de Nasser, Fethi Dib entend faire preuve de prudence. L’Egypte doit, au maximum, éviter de se mouiller dans l’affaire. l’« Athos » prend la mer en arborant un splendide pavillon soudanais. Pour les besoins de la cause, on lui fournit un propriétaire sur mesure. Il s’agit naturellement d’un Soudanais au nom d’Ibrahim Ben Mohamed Enayel, origi­naire d’Oumdourman, où il résidait encore en mars 1956. Il n’en

1) Abdelkrim Hassani, Colloque national sur la frontière Ouest au cours de la Révolution, Tlemcen, les 4, 5 et 6 novembre 2001.

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est d’ailleurs pas à son coup d’essai. En mars 1955, avec le yacht de la reine de Jordanie, le « Dina », il a effectué une livraison d’armes entre l’Egypte et la petite rade de Nador.

Quand au capitaine, c’est un Grec, Basil Omoska. Il a effec­tué des livraisons d’armes à Chypre, pour le plus grand intérêt de Mgr Makarios. Au départ, il s’engage sur la base de nou­veaux débarquements sur les côtes de Crête ou de Sicile. C’est seulement au cours du voyage qu’il sera averti du but vérita­ble de la mission, par les bons soins d’Ibrahim. Pour terminer, ajoutons que le second est Italien. Le radio de nationalité grecque, s’appelle Nicholas Cocavessis. Quant au reste de l’équipage, il est cosmopolite. Enfin huit Algériens sont du voyage. Ils viennent de suivre des cours de radio en Egypte et doivent rejoindre les rangs de l’ALN

Ils emportent dans leurs bagages des postes radio vérifiés, avant le départ, par des militaires égyptiens et ils resteront, tout au long de la traversée en liaison, trois fois par jour, avec l’Egypte.

« Le 4 octobre, à la tombée de la nuit, l’« Athos » se trouve à quai, dans le port d’Alexandrie. Sous haute surveillance de Fethi Dib, une cinquantaine de fidayine, ces volontaires de la mort qui opèrent à partir de la bande de Ghaza, entreprennent le chargement à bord du navire du contenu de sept wagons. L’appareillage a lieu à l’aube du 5. En principe, le voyage doit durer treize jours. Mais, dès le départ, Ibrahim Nayel met Basil Omoska au courant de la véritable destination. La Crète, l’Italie sont écartées. »

Trahison ou simple interception ? Certaines sources évo­quent l’infiltration d’un agent des services secrets : le trans­metteur grec, Nicholas Cocavessis, qui a été à l’origine du message transmis aux forces navales françaises. De sources françaises, on avance la version suivante :

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« Un message radio est envoyé du Caire à destination de l’ALN intérieure pour annoncer l’expédition d’une importante cargaison d’armes au Maroc oriental, à destination de l’ALN. Mais le message est intercepté par les services français. Dès lors, le dispositif de surveillance est en alerte dans toute la Méditerranée occidentale. Le dimanche 14 octobre, l’« Athos » est repéré par un appareil de l’aéronavale à 100 milles dans l’est du cap de Palos. Le bâtiment fait route vers la côte maro­caine. Une surveillance discrète continue à s’exercer pendant toute la journée du 15. Un instant, l’« Athos » fait mine de se rapprocher de la côte d’Almeria. Puis, soudain, il pique vers le littoral chérifien, à hauteur de l’îlot d’Alboran. C’est alors que l’escorteur « Commandant-De-Pimodan » reçoit l’ordre de l’arraisonner. L’opération a lieu le 16 octobre à 10 heures. Si le bâtiment possède bien un équipage, il se trouve dépourvu de toute liste de passagers et de tout « manifeste ». Une rapide inspection permet de découvrir que le navire est littéralement bourré d’armes et de munitions. l’« Athos » est aussitôt dirigé sur Nemours, puis sur Mers El Kébir où toutes les polices de Frances et de Navarre - DST, police navale, gendarmerie maritime, douanes - se livrent à une fouille en règle plus que fructueuse. Le bilan est éloquent : 72 mortiers, 40 mitrail­leuses, 74 fusils-mitrailleurs, 2300 fusils de guerre, 240 pisto­lets mitrailleurs, 2000 obus de mortier, plus de 600 000 car­touches. Au total, la cargaison est évaluée à 600 millions de francs de l’époque et 72 tonnes. »1

Comparé aux exigences d’une armée moderne, le butin peut paraître minime, mais l’optique change dès qu’il s’agit de guerre révolutionnaire, à base de coups de mains, d’embusca­des, d’attentats.

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Avec la cargaison de l’« Athos », l'ALN aurait eu la possibi­lité de doubler ou de tripler son potentiel en armes lourdes et d’entreprendre les actions d’envergure prévues dans l’Ouest algérien, d’autant plus que les effectifs ne lui manquaient pas. « A côté de 45000 combattants et supplétifs, l’ALN disposait, à la fin de l’été de 1956, de 100 000 réservistes. »1

Du côté de l’ALN, « cette nouvelle a eu des répercussions démoralisantes sur certains frères, souligne Abdelkrim Hassani. Certains ont même pleuré. Quant à Si Boussouf, qui cachait bien son désarroi, il s’est adressé aux membres du groupe en leur disant : Je vous laisse une journée pour vider vos larmes et on reprend le travail. Ce n’est pas un tel événe­ment qui va arrêter la Révolution. »2

Effectivement, le désespoir suprême engendre toujours une suprême force et c’est ainsi que, dans les durs moments de la Révolution, Boussouf a toujours fait preuve d’une force d’adap­tation extraordinaire afin de surmonter les différentes crises. Lors de l’assassinat de Ben M’hidi, il avait répliqué à ses compa­gnons abattus par cette triste nouvelle : « Ben M’hidi n’est pas mort, car nous sommes tous des Ben M’hidi », rapporte Ahmed Ouahrani.3

Cette opération a été suivie d’une grande campagne de propa­gande laissant croire à un blocus infranchissable. D’autant plus que d’autres arraisonnements succéderont à celui de l’« Athos ». « En effet, certains bateaux ont été interceptés, mais l’armement arrivé à destination, la presse coloniale n’a jamais dit mot. Depuis l’arraisonnement de l’« Athos », le « Slovenija » en mars1959, le « Lidice » le mois suivant, puis le « Monte Cassino »,

1) Historia Magazine, op. cit.2) Abdelkrim Hassani, Les ondes de l’ombre, publication par le Musée national du

Moudjahid (1995).

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jusqu’aux petits cotres comme le « Granita » ou le « Tigrito », les services de contre espionnage français avaient, quant à eux, déployé un remarquable effort pour asphyxier les maquis algé­riens. Relayés par la grande presse, leurs activités bénéficiaient ainsi d’une publicité efficace, mais qui n’a trompé que les lec­teurs non avertis. »1

Après ces événements, fallait-il baisser les bras ? Que non, comme l’explique Abdelkader Bousselham, à l’époque mem­bre de la mission permanente du FLN Maroc :

« Ces derniers mois de l’année 1956, riches, comme on le voit, en agressions graves contre notre pays, devaient, contre toute attente de l’adversaire et de ses complices, renforcer solidement les rangs de notre peuple et ceux de notre armée de Libération nationale, au lieu de les disloquer et de les affai­blir. Contre toute attente, aussi ces événements avaient conso­lidé fermement les liens entre les trois peuples du Maghreb.

Notre lutte en sortit grandie et les événements eurent un retentissement considérable dans le monde. Partout on sut que le peuple algérien se battait pour la liberté et partout des amitiés nouvelles s’offrirent pour nous soutenir dans notre combat.

Il est certain que les stratèges qui avaient conçu, préparé et mis en œuvre ces complots ne se doutaient pas alors qu’ils allaient récolter des résultats aussi négatifs.

Mais de l’autre côté, celui des responsables algériens, le constat était plutôt amer : les espoirs de paix négociée s’étaient envolés, pour longtemps et la guerre allait être plus dure à supporter par nos populations. De plus, le ravitaille­ment en armes et munitions par voie maritime, en provenance du Moyen-Orient, était définitivement compromis. Il ne res­tait plus qu’à compter que sur nous-mêmes. »2

1) Ali Haroun, La 7e Wilaya. La guerre du FLN en France, Casbah Editions, 2005.2) Abdelkader Bousselham, Automne 1956 : Complots en série contre le FLN.

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Chitane

Dans cet échiquier, Boussouf avait créé plusieurs réseaux qu’il dirigera d’une main de maître. Ce qui fait écrire au Figaro au lendemain des manifestations du 17 octobre 1961 que la Fédération de France « a toujours cristallisé les tendan­ces les plus dures, les plus activistes de la Révolution algé­rienne. » Pour preuve, ajoute l’article, « les deux réseaux ter­roristes des wilayas de France échappent à Krim Belkacem le négociateur, dépendent totalement de Boussouf et Bentobal, les chefs durs du FLN », rapporte Ali Haroun.1

Par ailleurs, « l’arraisonnement du « Lidice » en Méditerranée par la marine française, alors qu’il transportait un important chargement d’armes destinées à l’ALN, met Boussouf dans tous ses états. Il reproche au docteur Driss (Guenniche, de Maghnia) responsable de l’opération, d’avoir agi avec légèreté et le démet de ses fonctions. Son remplaçant Mehdi Mabed est aussitôt chargé de trouver en Europe des fournisseurs sérieux. Il a aussi pour mission de se mettre à la disposition de la Fédération de France, Boudaoud l’ayant longtemps demandé au CCE.

Mehdi Mabed était instituteur à Tafilalet (Sud marocain) On l’appelait Chitane pour sa débrouillardise. Il se débrouil­lait quelles que soient les circonstances. Il avait rejoint le FLN dès que l’organisation créa les premières cellules au Maroc.

Chitane doit donc, début 1959, rejoindre l’Allemagne Fédérale où il sera lié à deux services différents du front. Le ministère de l’Armement et la Fédération de France du FLN. »2

Avant de quitter le Maroc, Chitane était en contact avec un citoyen allemand ancien de la Kriegsmarine durant la Seconde Guerre mondiale et résidant alors à Tanger :

1) Ali Haroun, op. cit.

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George Putchert ou plus précisément comme l’appelent les hommes du MALG, le moudjahid Putchert. Il n’était pas un vulgaire trafiquant d’armes comme tiennent à le qualifier certaines langues soucieuses de répercuter les propos sub­versifs des services français, mais bel et bien un homme engagé au service de la Révolution. Il avait traité plusieurs marchés avec Boussouf, auquel il avait fourni des carabines Mauser 7,92mm.

« En 1945, Putchert décide de quitter Hambourg, acquiert un petit bateau et se rend à Tanger, rapporte Ali Haroun. Il est expulsé par les fonctionnaires français, il est réduit à vivre, ainsi que sa famille, durant 3 ans sur son cotre. Il opte alors pour la nationalité anglaise de son épouse. Il s’installe dans la ville, monte la société Astramar qui officiellement s’adonne à la pêche au thon, aux langous­tes et aux anchois, obtient une patente de capitaine de haute mer, achète plusieurs bateaux qui naviguent sous pavillon costaricain. Les affaires prospèrent.

Dès la lutte pour l’indépendance du Maroc, il devient leur principal fournisseur d’armes. Les services secrets français font courir le bruit que c’est un espion au service des Soviétiques mais les Marocains ne les croiront pas. On passe alors à la phase dissuasive. Deux de ses cotres, la « Sorcière rouge » et le « Sirocco », explosent en 1957 dans le port de Tanger.

Putchert, alias Captain Morris, ne s’émeut pas, mais il sem­ble s’attacher à la cause maghrébine. C’est ainsi que Captain Morris a rencontré Chitane. Il le rejoint en Allemagne. Ensemble, ils organisent deux réseaux de ravitaillement. Chitane avait débarqué avec un passeport parfaitement en règle au nom du docteur Serghini de nationalité marocaine et ses deux contacts, Rudi Arndt et George Putchert, ne connais­saient pas sa vraie identité.

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Ainsi, ces deux réseaux s’avèrent au bout de quelques mois particulièrement efficaces et la diversification des sources d’approvisionnement permet de constituer des stocks appré­ciables (revolver Astra 9 mm achetés en Espagne, mais la livraison se fait en Allemagne, de même que les Beretta 9 mm achetés en Italie, les Mauser allemand et PM acquis sur place), les réseaux de transports se constituent avec un cloi­sonnement étanche.

Putchert sera la cible des services français. Aux sollicita­tions et aux pressions succèdent les menaces. L’homme y résiste et prend les précautions indispensables. Cependant, le 2 mars 1959 au soir, il est grippé et renonce à conduire sa voi­ture dans le box fermé d’un garage de la vieille ville de Francfort. Négligence fatale, le lendemain matin, 9h12, lorsqu’il met le contact, sa Mercedes explose. Il meurt sur le coup, le 3 mars 1959.

Suite à cette affaire, les services secrets français tentent de s’infiltrer dans les mailles ultra-clandestines de la logistique du Front. L’un des candidats se montre particulièrement insistant, il affirme qu’un officier allemand est prêt à recevoir le docteur Serghini dans une caserne, et qu’il met à sa dispo­sition un hélicoptère pour garantir sa sécurité. On fait languir un certain temps l’émissaire pour lui faire savoir que le doc­teur Serghini l’attend au Maroc. Mot de passe : point de chute. Tout est mis au point. Chitane ne quitte pas l’Allemagne. Il le fait recevoir à Casablanca par son ami Mansour Boudaoud responsable du MALG. L’émissaire ne fera qu’un aller simple. Il est placé dans un camp où il demeu­rera jusqu’à la fin de la guerre. »1

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Le « Bulgaria »

« Les barbelés de la ligne Morice s’avérant de moins en moins franchissables, le GPRA demande à la Fédération de France du FLN d’étudier les moyens de ravitailler directement les Wilayas d’Algérie. Dès que les contacts sont noués, les demandes pleuvent. Mais les stocks d’Allemagne constitués par le réseau Rudi-Arndt-Docteur Schild ne suffisent plus. Il convient dès lors de trouver d’autres sources d’approvisionne­ment que la RFA. Rudi se tourne alors vers l’Est. Il prépare une entrevue à Sofia pour le docteur Serghini qui s’y rend. Après une semaine d’enquête, les Bulgares acceptent de faire essai, alors que pour ce premier contact, Mabed, dit Chitane, dit Serghini, ne dispose d’aucune introduction du GPRA. Les vendeurs constituent à titre de précaution un « groupe tam­pon » indépendant des officiels, et deux Mercedes spéciale­ment transformées vont, pendant un certain temps, achemi­ner du matériel vers l’Allemagne.

Le tandem Chitane-Rudi continue sa quête dans les autres pays socialistes. En RDA, il verra partout des affiches procla­mant « Aidons nos frères algériens », mais le vœu ne s’est jamais concrétisé. Déçus, les deux hommes se rendent en Pologne. Mabed est aussitôt interpellé dans son hôtel et prié de quitter le pays.

Cependant, les relations avec la Bulgarie allaient se dévelop­per et l’armement, suivant le trajet Sofia-Bonn-Paris-Marseille, aboutissait à Alger. Trouvant chez les Bulgares des partenaires sérieux, Mabed ne pouvait pas taire à son chef hiérarchique, Boussouf, l’intérêt qu’il voyait à raffermir ces relations.

Dès lors, le ministre de l’Armement, Boussouf, par l’inter­médiaire du Dr Serghini, passe commande de 240 tonnes de TNT livrables à Tripoli de Libye. L’opération se déroule dans les règles. Le « groupe tampon » disparaît. Désormais, le

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représentant du MALG est mis en relation directe avec un des responsables officiels parmi lesquels Naïdanov, directeur d’un office d’Etat et qui deviendra plus tard vice-ministre du Commerce, et le colonel Kaltchev. Les contrats de commandes passent alors à un niveau supérieur. En un seul marché, Mabed acquiert 5000 fusils Mauser, 350 mitrailleuses MG 34 ainsi que 5 millions de balles, armement destiné à la frontière ouest de l’Algérie et devant débarquer dans un port marocain.

Comment y parvenir ? Le SDECE déploie ses antennes dans tous les ports où les fournitures destinées au FLN sont susceptibles d’embarquer. Le long des côtes africaines de la Méditerranée et de l’Atlantique, la marine française impose sa loi. Nombre de navires sont arraisonnés et leurs cargaisons saisies. Chitane va trouver le moyen de la contourner. Il achète en RFA neuf grosses citernes de 20.000 litres chacune et les expédie en Autriche. Là, les documents commerciaux sont modifiés et les citernes réexpédiées sur la Bulgarie. Elles sont alors équipées de toute une structure qui en fait d’énor­mes cuves destinées au traitement du phosphate. On a pris soin d’accoler, d’une manière apparente, un ensemble de tubes, manomètres et jauges nécessaires à certaines opéra­tions chimiques. A l’intérieur des citernes, soigneusement isolé, l’armement est livré par l’équipe Naïdanov-Kaltchev. Chargées sur neuf camions semi-remorques, les citernes quit­tent la Bulgarie, transitent par la Pologne et sont embarquées à Gdansk (ex-Dantzig) avec des connaissements parfaitement en règles : appareils pour la compagnie marocaine des phos­phates. »' Comme clause, le FLN avait demandé à ce que la famille du commandant du navire séjourne au Maroc jusqu’à livraison de la cargaison pour éviter toutes mauvaise surprise depuis l’affaire de l’« Athos ».

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« Le coup du berger »

Dans ce jeu secret, Boussouf avait également sa stratégie comme le confirme la note (n°224/S/2 classée « secret », datée du 17 octobre 1961) adressée aux responsables de la logistique Est (DLE), de la logistique Ouest (DLO) et au chef de la Mission Europe, sous l’objet « camouflage ». Ecoutons-le :

« Afin de détourner la vigilance de l’ennemi sur l’achemi­nement d’armement à l’intérieur et de lui donner l’impres­sion que notre effort ne porte, comme par le passé, que sur l’approvisionnement de nos dépôts de l’extérieur (Tunisie, Maroc, Egypte), je vous demande de relancer tous les anciens trafiquants avec lesquels vous étiez en relation, de rétablir le contact, de provoquer des déplacements au Maroc, en Tunisie et au Caire, de leur passer de fausses com­mandes en laissant traîner les choses et de traiter avec eux des affaires sans les conclure.

Cette opération, menée à bien, pourrait fixer l’ennemi sur cette fausse agitation et augmenter nos chances par ailleurs.

Vous me tiendrez au courant, chacun pour sa part, de la conduite de cette opération. Fraternellement le ministre. »'

Cette note nous montre, d’une part, combien Boussouf était assez préoccupé par le sort des combattants de l’intérieur aux­quels il fallait tout faire pour procurer des armes, contraire­ment à ce qu’avancent certains ; et d’autres part, qu’il était très bien renseigné sur les activités des services de renseigne­ment français, comme l’explique Mustapha Benmamar : « Si avec les Syriens il n’y avait aucun problème pour faire transi­ter hommes, armes et équipements, les choses étaient plus compliquées au Liban.

1) Voir note en annexe.

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Les Français et leurs services de renseignements étaient bien implantés et très actifs dans ce pays. Ils s’employaient à exercer d’efficaces pressions sur les personnalités ou leaders de divers communautés et partis pour qu’ils ne manifestent pas trop de zèle ou de sympathie à l’égard du FLN et de la Révolution algérienne.

... Nous nous intéressions à l’époque aux réseaux français qui, à partir de Beyrouth et d’agents recrutés dans diverses nationalités, manifestaient un intérêt soutenu à tout ce qui touchait aux armes destinées au FLN qui partaient ou transi­taient par le Proche et Moyen-Orient.

Nous les avions en partie décelés parce qu’ils circulaient au Liban avec des feuillets roses portant des listes alléchantes d’armes soi-disant à vendre.

C’était leur manière de procéder pour dénicher les agents du MALG à la recherche d’armement.

Le MALG avait profité de notre présence pour faire croire au SDECE que des armes allaient transiter par les ports de Beyrouth et Lattaquié alors que le « Bulgaria » cinglait vers les côtes marocaines pour faire débarquer à Tanger une cargaison d’armes de plusieurs centaines de tonnes. C’était là également l’une des astuces de Boussouf. »1

Effectivement, le bateau est passé par le détroit de Gibraltar pour aller vers Tanger sans arrêt, en novembre 1961. Yousfi se trouvait à Tanger pour recevoir la cargaison, alors que, de son côté, Boussouf suivait également de près cette opération puisqu’il attendait à Rabat pour la prise en charge de ce bateau par le Roi du Maroc. Le « Bulgaria » accoste à Tanger ; sa protection est confiée aux hommes grenouilles de l’ALN. Son déchargement s’effectuera à l’aube.2

1) Mustapha Benammar, C’étaient eux les héros, éditions Houma.2) Abdelmadjid Bouzbid, La logistique au cours de la guerre de libération

nationale, témoignage.

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L’affaire fut traitée donc par Chitane pour le compte du ministre de l’Armement. Après paiement d’un acompte cash de 2 millions de dollars US, furent embarqués sur le « Bulgaria » des milliers de fusils, des mortiers de 80 mm avec les obus correspondants, des bazookas, des obus antichars, des canons antiaériens de 20 mm et des millions de balles, soit un chargement total de 5000 tonnes d’armes1 acheminées vers la frontière algéro-marocaine puis vers la Wilaya V. Une quantité au moins équivalente sinon supérieure à pas mal de cargaisons saisies auparavant par les Français sur bon nom­bre de bateaux interceptés en haute mer.2

Autre cargaison arrivée à bon port, le bateau « Ouragan ». Chargé en Egypte sous l’œil vigilant du représentant du GPRA Mohamed Kadri le 4 février 1961, 264 tonnes d’armes sont réceptionnées au Maroc.

En avril 1961, le cargo « Chulym », débarque à Casablanca des armes que 100 camions transportent à Nador début mai.

Pareillement, sous la barbe du SDECE, d’autres opérations sont menées avec brio. A partir du second trimestre 1961, le MALG montera un atelier à l’Est (Marsa, Tunisie) pour prépa­rer des fûts d’huile en direction de l’intérieur.

Les fûts sont aménagés de façon étudiée sur tous les plans. L’huile était destinée à Alger et Bougie. L’opération, confiée à Torki et Belguechi, a été orchestrée par un ingénieur alle­mand, ex-légionnaire déserteur, Bechia Mouloud, Mokhfi Khelil, Maâlem Ahmed et supervisée par le colonel Benaouda. Par ce subterfuge des armes légères, munitions et grenades ont pu être réceptionnées par les fidayine en Algérie.3

1) Ali Haroun , op. cit.2) Mustapha Benammar, op. cit.

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Une opération similaire « prit naissance à partir d’un trans­port de 200 fûts d’huile vers Alger. Aïssa Abdessemed, mem­bre de l’organisation logistique en Europe et chef de l’équipe spécialisée, fut chargé du camouflage de 11 tonnes d’arme­ments qui devaient être embarqués, soit 400 mitraillettes, 600 pistolets, 500 grenades et des munitions diverses. Pour cela, il fallut dessouder les 200 fûts, les vider de leur contenu, y déposer les armes qui devaient être retenues par des fixa­teurs et les munitions protégées par des sachets en plastique. Après quoi, replacer la masse d’huile, ressouder les barils. Opération qui demanda plus d’une semaine d’efforts, au rythme de 15 heures de travail quotidien. Sitôt arrivés à Alger et entreposés au dépôt, les fûts furent acheminés à la villa Tamzali, avant d’être livrés aux Wilayas III et IV »'.

Parmi les subterfuges employés, on camouflait des armes dans des camions allant de Casablanca vers Oran pour livrer du poisson.2 Ou encore, la livraison du TNT remodelé sous forme d’objets (cendrier, vases décorés, paquets de sucre).3

En sus des armes en provenance de l’Europe, certaines sont amenées par des Espagnoles des casernes de Mélilla. Elles étaient stockées, dans des lieux très discrets dans la zone frontalière du Maroc. Certains de ces lieux se trou­vaient à Nador, Melilla, Ahfir, Sidi Djaber, Touissent, Sidi Boubker, Hebara, Bouarfa, Figuig, Casablanca, Kenitra, Souk Thaha, etc.4

Pour celle acheminées vers l’intérieur, on avait constitué des brigades spéciales de 75 moussebels (volontaires de la mort). « Entre le dernier trimestre de l’année 1957 avec l’arrivée de l’armement en grande quantité, pas moins de 15 brigades

1) El Moudjahid, du 23 mars 20072) Mohamed Lemkami, Les hommes de l’ombre, ANEP, 20043) Entretien avec le moudjahid Bouchikhi Chikh

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spéciales avaient été organisées. Elles avaient été envoyées vers les Wilayas IV et VI et les Zones 4, 5, 6 et 7 de la Wilaya V.

Chacune d’elles était accompagnée par un groupe de pro­tection de 10 à 15 moudjahidine commandés par un sergent- chef ou un aspirant. Ces éléments, après avoir suivi un stage militaire accéléré à Angad ou à Sidi Jaber, sont conduits par Ba Amar, un vieux militant du PPA originaire de Msirda, qui avait participé à la préparation du déclenchement de la Révolution auprès de Boussouf et Ben M’hidi. Chaque homme devait transporter une charge très lourde et supporter de lon­gues marches nocturnes très rapides dans un relief très acci­denté. Pour arriver à la Wilaya IV, ces brigades mettaient par­fois deux à trois mois en traversant toute l’Oranie générale­ment à travers la chaîne de l’Atlas, des monts de Tlemcen jusqu’à l’Ouarsenis. »' Parfois, les convois d’armes s’effec­tuaient à dos de mulets à partir du Rif marocain (montagnes au Nord du Maroc) où la Révolution avait trouvé un appui auprès des populations, puis traversaient la frontière, évitant les points Zoudj Béghal pour aller vers Maghnia où se faisait la distribution aux autres zones.2

Dans cette mission, des bases et des relais avaient été créés sur divers itinéraires. A l’Est comme à l’Ouest, Boussouf dis­posait d’une équipe compétente de responsables chargés de l’exécution et du suivi des opérations qu’il coordonnait lui- même en pratiquant comme à l’accoutumée le cloisonnement déjà en vigueur dans d’autres services sous son commande­ment, précisera Mustapha Benammar.

Les hommes chargés de l’armement à l’Est ainsi que leurs structures étaient supervisés par le commandant Amar Benaouda qui était secondé par Abderrahmane Benatia et Chelloufi Mustapha.

1) Mohamed Lemkami, op. cit.

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En Libye, l’équipe était dirigée par Arar Med El Hadi, Omar Haddad dit « yeux bleus », un ancien compagnon de Souidani Boudjemaâ, et Bachir Kadi un militant du PPA.

Abdelmadjid Bouzbid et Abderrahmane Chérif s’occu­paient de la base de Benghazi.

Entre Alexandrie et Marsa Matrouh, l’acheminement était pris en charge par Ahmed Salim.

A l’Ouest, la logistique et les bases du Maroc dépendaient de Mohamed Boudaoud dit Mansour aidé de Labassi Azzouz.

En Europe, c’était Youssefi Mustapha qui, à partir de l’Allemagne, était chargé pour l’Europe de l’Ouest des opéra­tions relatives à l’armement et aux équipements. Il était assisté entre autres par Mabed, alias Chitane.

« En amont et jusqu’en 1962, Boussouf et Krim Belkacem étaient restés en permanent contact avec des responsables poli­tiques et militaires de certains pays arabes et d’Europe de l’Est pour l’obtention du plus grand nombre d’armes possible. »'

« Grâce au ministère de l’Armement et des Liaisons générales (MALG), un navire venu de Chine débarqua dans un port arabe des canons de 75 SR, 57 SR, des mortiers 120 et des équipements divers (appareils de transmissions (E102, type chinois) copiés sur les ANGRC 9, allemands, enfin des lots de munitions. Lors de sa visite en Chine populaire, on avait conseillé à Boussouf de fortifier le front avec l’artillerie, car la France s’était obstinée à mener la guerre pour tenter d’anéantir nos troupes. Il ne restait que le langage des canons pour emmener les Français à la table des négociations, il fallait utiliser une force de dissuasion. Les combats prirent à la veille de l’indépendance un aspect de guerre de position. Les révélations faites par les légion­naires déserteurs ont facilité la tâche des cadres de rensei­

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gnement détachés aux frontières. Ce qui permettait la mise à jour de l’implantation des unités ennemies. »‘

La troisième force

« Pour Boussouf, tous les moyens sont bons : esprit ouvert, dépourvu de préjugés et de xénophobie, il n’hésita pas à traiter des affaires avec des étrangers et à accepter l’aide d’où qu’elle vienne, mais avec une prudence calculée. Pour cela, il ne lésinera pas sur les moyens, il frappera haut et fort. En effet, il réussira à recruter durant la guerre de libération des personnalités étrangères, soit sur la base idéologique, soit en jouant sur la corde sensible de l’appartenance à la nation algérienne ou à la communauté arabo-musulmane. »2

C’est ainsi, qu’il utilisera dans ses réseaux certains sénateurs « musulmans », appelés communément « la troisième force », et « qui allaient, en sous-main, appuyer le FLN dans son effort de guerre ». « Structurés dans un réseau particulier et reliés à la Fédération de France à Paris, certains sénateurs « musulmans » parmi lesquels Hakiki d’Oranie, Benchicou de Constantine et Kheïrat de Mostaganem vont à plusieurs reprises prendre le Tranport-Europe-Express, Paris-Cologne, puis revenir la valise pleine. Quant au député musulman de Bône, « élu » dans les mêmes circonstances, il est arrivé au volant de sa propre voiture, et le macaron de l’Assemblée nationale française permit par deux fois de transporter des chargements importants. »3

Outre les efforts d’acheminement des armes par les frontiè­res, fallait-il également organiser l’introduction directe de l’armement, en le débarquant par la voie officielle dans les ports algériens.

1) Mustapha Benammar, op. cit.2) Brahim Lahrèche, op. cit.

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Kheirat

« Herr Essmann, citoyen de la RFA et vendeur de voitures à Bonn, roule sur les routes de Bretagne au volant d’un car flambant neuf. Trois autres autobus le suivent. Personne- hormis les chauffeurs - dans ces bus qui, apparemment, effectuent un voyage spécial. En effet, le convoi se dirige vers Brest où il doit être embarqué à bord d’un cargo en partance pour l’Algérie. Ces quatre véhicules sont destinés à un Monsieur Kheirat pour l’heure sénateur de l’Oranie et conces­sionnaire d’une ligne de transports de voyageurs entre Relizane et Mostaganem. Titulaire de deux attributs d’élu (de la troisième force) et de transporteur (agréé par l’autorité française), il était évidemment tout indiqué pour bénéficier des autorisations indispensables à l’achat et à l’importation de véhicules nécessaires à l’exercice de sa respectable profession.

Dans la banlieue de Francfort, l’armée américaine dispose d’énormes surplus. Essmann, que le docteur Serghini (Chitane) contacte par l’intermédiaire d’un membre du réseau allemand, est chargé d’acheter dans ces stocks quatre cars réformés. Les véhicules sont acheminés en lieu sûr et y sont complètement transformés : les planchers sont uniformément rehaussés de trente centimètres, les sièges sciés de manière à laisser une hau­teur convenable sous le plafond, les moteurs refaits à neuf. Lorsque l’espace sous le plancher est bourré d’armes et de muni­tions, les cars sont repeints et le capitonnage intérieur restauré. Lestés de 400 mitraillettes, 2000 revolvers de 9 mm, 2 millions de balles et 300 bombes - provenant précisément du surplus du stock destiné à la Fédération et que celle-ci n’a pas cru utile d’in­troduire en France - les quatre autobus débarquent, quelque temps avant le cessez-le-feu, au port de Mostaganem, munis de tous les documents nécessaires. Après vérification des douanes françaises, le destinataire en prend tranquillement livraison.

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C’est précisément parce que les réseaux du « docteur Serghini », cloisonnés mais coordonnés au sommet par Boussouf, avaient pu durer que les achats se firent dans les meilleures conditions de sécurité et de prix. »'

Probable solution

Contrairement à ce que certains prétendent, le GPRA n’a jamais manifesté son insouciance vis-à-vis des combattants de l’intérieur. « A propos de l’envoi d’armes des frontières vers les Wilayas de l’intérieur, il faut dire que si certaines carences se sont manifestées au niveau des commandements Est et Ouest pour les faire passer, les opérations et traversées des hommes chargés de les acheminer n’étaient pas de tout repos, précise Mustapha Benammar.

Le système de surveillance très sophistiqué et les forces considérables positionnées par l’ennemi le long des barrages doublés, électrifiés et minés rendaient ces passages meur­triers pour les nôtres. »2

Ce qui n’atténuera en rien la volonté de Boussouf à forcer le blocus par le recours à la ruse comme nous le verrons à travers les opérations suivantes.

« Au cours de confidences à ses proches et quelques années avant sa disparition, Boussouf avait déclaré qu’à l’approche de l’indépendance de notre pays, il avait conçu un plan audacieux pour ravitailler les Wilayas de l’intérieur à l’aide d’hélicoptères. Le problème vital à l’époque était de trouver une solution prati­que pour approvisionner l’ALN de l’intérieur, en armes et équi­pements divers. L’étanchéité des frontières posée par le barrage

1) Ali Haroun, op. cit.

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Challe était devenue un souci majeur pour le commandement de l’ALN et du GPRA. Certes, le colonel Boumediene avec une trentaine de bataillons avait obligé les corps d’armée française d’Oran et de Constantine à mobiliser une partie de leurs unités et à les tenir en haleine des deux côtés de la frontière. La Wilaya V avait été la plus touchée en matière de manque d’armes mais Boussouf, à cause de la perte surtout de la cargaison d’armes transportée dans le navire « Slovenija » et le mécontentement affiché par les autorités marocaines qui craignaient des repré­sailles du gouvernement français, cacha son jeu même à ses proches compagnons du GPRA, malgré l’amitié qui le liait à Krim Belkacem. Si Mabrouk devenu plus méfiant que par le passé, et ne faisant même plus confiance à son « ombre », pré­féra faire cavalier seul.

Au cours de ces tournées dans les pays amis, Boussouf n’hé­sita pas à demander conseil aux états-majors de l’armée des pays. Les Soviétiques ne communiquèrent aucune idée prati­que, se contentant de recueillir de plus amples renseignements sur les caractéristiques du barrage électrifié. Les Russes cher­chèrent plutôt à copier le modèle français pour améliorer leur système de protection contre les pays de l’Ouest.

Les Chinois conseillèrent à nos dirigeants de former des pilo­tes et d’aménager des aérodromes par exemple dans les Aurès pour effectuer le transport d’armes pour l’ALN de l’intérieur. Ils ajoutèrent qu’on devrait disposer d’une puissante artillerie pour permettre la destruction des ouvrages techniques du barrage. L’état major de l’armée chinoise accepta de livrer à l’ALN des canons et mortiers, ce qui améliora la puissance de feu de nos bataillons aux frontières par la suite. Mais la solution qui a été enfin retenue fut celle préconisée par les Vietnamiens. Ils conseillèrent l’utilisation de l’hélicoptère pour le transport d’ar­mes, moyen idéal car il peut se poser dans n’importe quel lieu. On n’avait pas besoin de pistes d’atterrissage qui pourraient

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être localisées facilement par l’observation aérienne ennemie. On n’avait qu’à programmer des navettes nocturnes d’hélicop­tère devant effectuer des « sauts » pendant que les unités de l’ALN effectuent des attaques de diversion contre les postes ennemis protégeant le barrage. Il ne restait plus qu’à choisir les lieux de largage des caisses d’armes et de munitions. »l

De la sorte, Boussouf a réussi à faire entrer par des frontiè­res hermétiques plusieurs hélicoptères en pièces détachées qu’il destinait, une fois reconstituées, à larguer à basse attitude des armes aux moudjahidine, ajoutera Mohamed Lemkami. Il charge Hocine Senoussi, devenu un brillant aviateur (pilote d’hélicoptère) de l’Algérie encore en guerre, avec d’autres combattants de mener une opération commando héliportée pour faire parvenir des armes aux maquis les plus éloignés de l’intérieur ; toutefois, cette opération sera stoppée en der­nière minute malgré sa très minutieuse préparation.2

Différents itinéraires

empruntés pour l’acheminement

des armes (Abdelmadjid

Bouzbid, op. cit.)

1) Brahim Lahrèche, op. cit.2) Mohamed Lemkami, op. cit.

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Le Service spécial S4

Si le projet d’acheminement des armes vers l’intérieur par voie héliportée a été bloqué pour diverses considérations, il n’en demeure pas moins que Boussouf n’a jamais aban­donné le projet de faire parve­nir les armes aux combattants de l’intérieur comme en témoi­gne Mohamed Lemkami : « J’avais été convoqué par Si Mabrouk en personne. J’avais trouvé avec lui Nehru, qui fai­sait partie du triumvirat au niveau du cabinet et qui coif­fait les services, Toufik qui jus­que-là était chargé des liaisons générales, et Abdelaziz qui était comme moi membre de

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la DDR et que j’avais laissé à Tripoli. C’était au cours de cette réunion qu’allait être créé le service d’action le plus secret du MALG, le Service spécial S4.

Je n’avais encore jamais été au bureau de Si Mabrouk. Ce qui m’avait frappé le plus, c’était ce bureau surélevé sur une haute estrade. On m’avait expliqué plus tard que cette surélé­vation empêchait tout visiteur de lire un papier déposé sur le bureau. Les cadres du MALG qui avaient vécu au Caire rap­portaient que le responsable égyptien des services spéciaux, Fethi Dib, avait une phobie des visites de Boussouf qui ne se gênait pas, mine de rien, pour lire les papiers qui se trouvaient sur son bureau. C’était certainement cela qui avait incité Boussouf, déjà très méfiant par nature et par nécessité, à sur­élever son bureau.

Donc, la date de naissance de ce nouveau service devait se situer vers la première semaine de février 1961 lors de cette réunion au cabinet qui allait durer plus de deux jours.

La première journée, nous étions tous les cinq ensemble. Il s’agissait de débattre de toutes les méthodes qui avaient été déjà utilisées dans l’acheminement des armes et ce depuis le début de la Révolution avec des réussites et beaucoup d’échecs. Boussouf avait demandé à chacun de nous de réflé­chir à d’autres méthodes adaptées à la nouvelle situation. La deuxième journée, j’étais seul avec lui en présence de Toufik et Nehru. Après moi, il avait également reçu Abdelaziz en pré­sence uniquement de Toufik et Nehru. Le cloisonnement était toujours de rigueur chez Boussouf. »1

« Sur le parcours de cet « homme exceptionnel », de l’avis de tous ceux qui l’ont côtoyé, le colonel Hocine Senoussi révé­lera qu’en 1961 l’état-major de l’ALN avait reproché à Boussouf de ne pas faire assez pour la fourniture d’armement

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et de munitions. Senoussi ajoutera que « prenant ses respon­sabilités, le chef du MALG fera le nécessaire, mais il me confiera que les responsables de l’état-major manquent de réflexion et d’innovation. »1

« Avant lui Mahmoud Chérif, ancien ministre chargé de l’Armement, avait subi les mêmes critiques. Donc, pour faire face à cette situation devenue dramatique, Boussouf était décidé à mettre le paquet dans cette affaire quel qu’en fût le prix. Il avait alors fait appel à ses collaborateurs des services dont il a été question précédemment. Au cours d’une brève déclaration préliminaire, il avait commencé par faire l’éloge de tous ces jeunes qui activaient volontairement et anonyme­ment dans les services du MALG et ailleurs. Cette jeunesse, selon lui, avait une immense réserve d’imagination et ce qu’elle avait réalisé depuis 1956 était là pour le prouver. Ces jeunes étaient parmi les compagnons et proches collabora­teurs de Si Mabrouk. Les plus anciens parmi eux l’avaient été d’abord au niveau de la Wilaya V de l’Oranie, ensuite au niveau des services spéciaux du MLGC, devenu plus tard le MALG. Si Mabrouk, organisateur né, avait fait de ces jeunes sa véritable force de frappe. Personne ne pouvait ignorer leur apport constructif à la lutte de libération.

Ce fameux Service spécial S4, dont beaucoup de cadres des services du MALG avaient ignoré et ignorent encore à ce jour son existence, avait également joué un rôle remarquable que seuls ceux qui y étaient directement impliqués connaissent. La seule volonté de Boussouf au sujet du secret ayant été res­pectée durant plus de 40 ans, il est temps de donner un aperçu, même partiel, de l’activité de ce service.

Tous les services que Boussouf avait créés avaient cette caractéristique du secret, mais ce Service spécial S4 devait

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l’être davantage à ses yeux. C’était lui-même qui l’avait dénommé ainsi sans nous donner d’explication sur la signifi­cation du « S4 ». Il avait décidé de confier la direction géné­rale de cette nouvelle structure à son homme de confiance le plus proche, son vrai bras droit qui lui était resté fidèle jusqu’au bout, Toufik dit El Hadj Barigou. Il avait désigné lui- même les adjoints de Toufik, Abdelaziz pour l’Est et moi- même pour l’Ouest. Il avait également donné des ordres stricts aux autres services de porter assistance en cas de besoin à Toufik et à ses collaborateurs.

Le choix des cadres désignés à la tête de cette organisation répondait à des critères que seul Boussouf connaissait. Mais avec du recul, il est constaté que chacun de ces officiers avait exercé auparavant d’importantes missions à l’intérieur ou à l’extérieur du pays dans les rangs de l’ALN et surtout avait une connaissance assez valable des frontières, de l’acheminement des armes et des problèmes de liaison.

Après avoir servi comme responsable des liaisons au niveau du PC de la Wilaya V, successivement sous les ordres de Si Mabrouk, de Boumediene et de Lotfi, Toufik avait été chargé de monter les Liaisons générales au niveau du MLGC, ensuite du MALG. Le courrier officiel des différents services du MALG ne transitait jamais par la poste. Il était toujours acheminé par des agents sûrs. C’était l’une des missions de cette direction. Toufik s’était également occupé de l’acheminement des armes à certai­nes zones par camions de poissons en collaboration avec Abbas du PC de la Zone 1 du temps où le barrage ne présentait pas encore d’obstacles insurmontables et la circulation routière, bien que contrôlée sévèrement, était encore plus ou moins libre entre le Maroc et l’Algérie. En réalité, Toufik était devenu, avec le temps, le vrai bras droit et l’homme de confiance de Boussouf.

Abbas, lui, ayant rejoint le maquis à l’intérieur du pays après avoir activé dans l’organisation du FLN pour des mis­

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sions diverses et ponctuelles à Khémis ensuite à Zoudj El Béghal, tous les deux situés dans une zone frontalière (...) s’était beaucoup occupés du transit d’armes vers les zones et wilayas de l’intérieur par la formation de brigades spéciales. Il était connu de longue date par Si Mabrouk et avait rejoint le MLGC, assez tôt.

Abdelaziz avait fait partie de la promotion de l’Ecole des cadres créée par Si Mabrouk en juillet-août 1957 à Oujda. Il avait accompli plusieurs missions au sein du MALG, en particu­lier au niveau de la DDR. Il devait certainement être bien appré­cié par Boussouf, car il avait une certaine personnalité et était mûr pour son âge. Abdelaziz était aussi connu pour ses facultés d’analyse et sa plume. Il avait toujours activé au sein de la direc­tion des affaires politiques et à Tunis, il avait été chargé du Service de renseignement en Tunisie (SRT). »1

Coup de maître

« Ce service avait donc une double mission. La première, selon les directives reçues, était vitale. Il s’agissait de faire passer le maximum d’armes aux différentes Wilayas dans les délais les plus rapides, non pas en utilisant les brigades spé­ciales comme avant, mais il fallait trouver d’autres solutions, car les deux barrages frontaliers étaient devenus infranchissa­bles pour de grandes unités et les risques de pertes humaines étaient énormes. Mais la vraie mission qui avait nécessité la création de ce fameux Service spécial S4 à laquelle tenait tant Si Mabrouk, était de parvenir à faire rentrer le maximum d’ar­mes aux Wilayas. Ce n’était pas du tout facile. Nous avions prospecté tous les moyens, même de faire rentrer depuis l’Europe certaines quantités à l’aide de voitures traficotées.

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Un service de la DDR, le BRAE (Bureau de recherche avancée en Europe) avait fait quelques essais, mais c’était un échec. D’abord, les quantités à acheminer étaient insignifiantes vu les besoins pressants des Wilayas, ensuite certaines voitures n’étaient jamais parvenues à destination.

J’avais pris contact à la frontière avec certains moudjahi­dine mais d’après eux, il était possible de faire acheminer vers l’intérieur une dizaine d’armes légères ou à la place une mitrailleuse MG tous les deux ou trois mois. Par ailleurs, la galerie de la mine de Sidi Boubker qui communiquait avec celle d’El Abed de l’autre côté du barrage frontalier avait été bétonnées par l’armée française. Par l’extrême Sud, Tindouf et sa région à partir du Sud marocain de la région de Boudnib, le risque était trop grand encore.

Faisant appel à des techniciens algériens et étrangers dont un certain Raptis, cette direction avait lancé plusieurs unités clan­destines de fabrication d’armes implantées dans divers points du territoire marocain. En commençant par des grenades, des poignards, elle était arrivée à fabriquer des mortiers de 60 et de 80, des Bengalore et finalement des mitraillettes type Sten.

C’était cet armement qu’il fallait acheminer vers l’Algérie. Pour les besoins de la cause, un Algérien richissime du Maroc, mais originaire de Mila comme Boussouf, Mohamed Khettab avait mis à la disposition de la logistique des locaux dans ses fer­mes pour implanter ces ateliers de fabrication d’armes. Donc, la logistique Ouest avait fabriqué une importante quantité d’ar­mes qu’elle n’arrivait pas à faire acheminer vers l’Algérie. Certaines de ces armes comme les mortiers et les Bengalore étaient utilisées par les bataillons des zones frontalières.

Toufik avait contacté un certain Mokhtar Ziane qui était l’un des responsables du Fida à Oran et qui venait de rentrer en clandestinité totale, son réseau ayant été démantelé par la police. C’était un ancien employé d’une société française basée

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à Oran du nom de Rubéroïd qui fabriquait des rouleaux bitu­més pour l’étanchéité qu’elle distribuait dans toute l’Algérie. L’organisation du FLN avait d’ailleurs utilisé certains de ses réseaux de distribution à l’insu de ses propriétaires.

Toufik l’avait ramené avec lui et l’avait confié comme agent du Service spécial S4. Mokhtar était d’une imagination débor­dante. Après de longues discussions entre nous deux sur le sujet qui me préoccupait, il avait lancé une idée au hasard qui avait retenu mon attention. Pourquoi, avait-il suggéré, ne pas utiliser des rouleaux de papier bitumé servant à l’étanchéité des terrasses des maisons ? Il est possible, avait-il précisé, d’y introduire des armes et de les faire passer devant tous les bar­rages de contrôle, sans aucun risque. Il m’avait longuement expliqué comment opérer, car il avait travaillé à Oran dans cette branche et puisque cette même société avait une filiale à Casablanca, il était prêt à m’en faire la démonstration.

L’idée n’était pas mauvaise, mais se posaient alors de nom­breux autres problèmes qu’il fallait étudier de très près. Comment transporter ces nombreux rouleaux vers l’Algérie. A qui les adresser ? Comment régler le problème avec Rubéroïd Algérie et sa filiale à Casablanca ? Il fallait soumettre le pro­jet à Si Mabrouk pour son accord préalable. C’était Toufik qui s’en était chargé ; quant à moi, tout en continuant à appro­fondir cette idée, pour les besoins d’expérimentation, j’avais fait immédiatement acheter chez la filiale de Rubéroïd de Casa, dont nous avait parlé Mokhtar, une dizaine de rouleaux. Mansour Boudaoud de la Logistique, sollicité, nous avait prêté une précieuse assistance en mettant à notre disposition une trentaine de djounoud de ses services, quelques mitraillettes avec leurs chargeurs et des munitions. Il nous avait même octroyé un grand entrepôt vide à Salé dans un endroit très dis­cret et facile d’accès pour des poids lourds qui pouvaient être chargés ou déchargés à l’intérieur même, loin de tout regard.

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Une fois en possession de ce qu’il demandait, Mokhtar avait commencé un essai expérimental de son idée avec ces dix rouleaux. Il avait d’abord pesé un à un les rouleaux qui fai­saient chacun 50 kg. Il avait fait de même avec chaque mitrail­lette, chaque chargeur et un paquet de cartouches. Il lui fallait remplacer une partie du papier bitumé à enlever en creusant des entailles, par l’équivalent en poids en armes et en muni­tions. Il fallait également sauvegarder l’aspect extérieur du rouleau avec son emballage intact. C’était très astucieux.

Enlevant donc délicatement l’emballage de chaque rouleau, il avait déroulé le papier bitumé sur deux ou trois tours au moins, creusé à l’aide d’un poignard une large entaille sur un flanc du rouleau, soit à peu près l’emplacement d’une mitraillette et d’un ou deux chargeurs et puis sur le côté opposé la même entaille. Il y avait introduit une mitraillette et deux chargeurs pleins, ajouté quelques munitions, le tout bien bloqué avec du goudron en pâte. Il avait ensuite ré-enroulé la partie qu’il avait déroulée, remis l’emballage comme il était avant et pesé le tout. Il fallait recommencer l’opération d’essai sur les 10 exemplaires ache­tés... Nous avons même chronométré, à toutes fins utiles, le temps mis pour opérer avec chaque rouleau. Finalement sur le plan expérimental, il n’y avait rien à dire, mais comment monter une opération de grande envergure et faire introduire des armes en Algérie ? Beaucoup de problèmes se posaient encore.

... Sur le plan camouflage des armes, on ne pouvait faire mieux pour le moment. Il fallait penser à la suite. Comment faire le transport, qui va recevoir ces armes en Algérie, comment devra-t-il les répartir, quelle quantité pouvions-nous faire intro­duire sans risque, qui assume la responsabilité en cas d’échec ? Toutes ces questions nous retenaient des nuits entières de réflexion. »'

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Ahmed Bentchicou

« Après avoir étudié l’affaire dans tous ses aspects, Toufik s’était envolé pour Tunis, rendre compte au patron (Boussouf), demander son feu vert éventuel, son aide et éven­tuellement sa couverture.

A son retour, il nous avait amené une possible solution pour la réception des armes en Algérie. Il avait suggéré l’utili­sation de notre agent à Constantine, Ahmed Bentchicou, le sénateur. Nous avons fait convoquer par Redha ce dernier à Genève où Toufik allait le rencontrer. Avant de partir, après des nuits de discussion entre nous, nous avions imaginé un scénario à proposer à Bentchicou. S’il acceptait cela, l’affaire deviendrait réalisable. En tant que sénateur, protégé par l’im­munité parlementaire, Bentchicou avait énormément de faci­lité de circulation et ses propres entrées à Alger et à Paris.

L’opération que nous voulions monter lui avait été expli­quée en détail. Après avoir bien compris, il n’avait pas hésité à accepter d’y participer activement. A la demande de Toufik et après accord de Si Mabrouk, il allait même prendre en charge tous les frais, à charge pour le service de tout lui rem­bourser plus tard. Cela lui avait demandé beaucoup de pré­cautions et plusieurs semaines de préparation en Algérie. A chaque étape du montage du scénario, il passait par Genève pour rendre compte.

Dès son retour à Alger, il avait créé une entreprise de tra­vaux d’étanchéité d’envergure qui avait immédiatement lancé des chantiers dans plusieurs villes d’Algérie. Il avait passé commande ferme d’un grand lot de rouleaux à l’usine de Rubéroïd à Oran, lui prescrivant des délais contraignants. Cette usine d’Oran ne pouvait respecter ces délais sauf s’il lui était permis de compléter la commande à partir de sa filiale du Maroc. Bentchicou, qui attendait cette réponse, avait sauté

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sur l’occasion, proposant même de procéder par ses propres moyens aux enlèvements à la date convenue. Grâce aux servi­ces de la DDR, notamment le BRAE qui avaient été mis à contribution, des contacts étaient pris avec un certain nombre de boîtes aux lettres et d’agents de liaison dans certaines vil­les en Algérie. Chacun de ces agents était en contact sûr avec des responsables de l’ALN de sa région.

Entre-temps à Rabat, nous avions reçu tout le lot de mitraillettes et de chargeurs que la logistique avait en stock, ainsi qu’une grande quantité de munitions... Le jour de l’enlè­vement de la marchandise de chez Rubéroïd de Casa était fixé pour cinq jours avant l’arrivée du train de marchandises qui faisait une fois par semaine la navette avec l’Algérie, sous bonne garde militaire et policière française. Les camions nous avaient été prêtés sans chauffeurs par un grand mandataire algérien de la place nommé Balaska. Ainsi, la navette avait été lancée entre l’usine de Rubéroïd, l’entrepôt de Rabat, Salé et la gare de Casablanca. En un peu plus de quatre nuits et trois jours non-stop, il fallait préparer pas moins de 5 000 rou­leaux, comme expliqué plus haut.

A la gare, nous avions rempli toutes les formalités grâce à un transitaire algérien qui ignorait tout du contenu des rouleaux. Cinq wagons plombés étaient ainsi chargés à destination des gares de Tlemcen, Bel Abbès pour la Wilaya V de Chlef pour la Wilaya IV, de Sétif pour la Wilaya III et I et de Constantine pour la Wilaya II. Toutes ces armes étaient parvenues dans les délais à leurs destinations finales sous bonne escorte de l’armée fran­çaise, sauf pour Tlemcen où malheureusement l’agent de liaison Omar Bentchouc était entre-temps arrêté. En effet, tous les agents de liaison qui étaient en contact avec les PC des Wilayas V, IV, III, II et I s’étaient présentés comme convenu sauf un.

Ce wagon destiné aux Zones 1, 2 et 3 (Tlemcen, Maghnia, Ghazaouet, Béni Saf, Méchéria, Aïn Sefra et El Bayadh) de la

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Wilaya V allait être récupéré par Si Bakhti Nemiche après l’in­dépendance et servir aux mouvements de libération de l’Afrique australe. Ainsi, à la barbe de toutes les polices, les douanes, du Maroc, ainsi que l’armée française et ses services spéciaux, la police en Algérie, dix mille (10 000) mitraillettes, vingt mille (20 000) chargeurs pleins et un important lot de munitions avaient été acheminés vers l’Algérie dans des conditions inimaginables, dans des délais record et sans aucune perte. De plus, le train était protégé par l’armée et la police française. La mission du Service spécial S4 dans sa par­tie acheminement des armes était terminée. Elle avait duré un peu plus de quatre mois. »1

Ainsi, comme le note Claude Paillat, « les bandes rebelles constituent en Tunisie et au Maroc des bases autonomes ratta­chées aux wilayas quand celles-ci se constituent. Ces bases ache­minent vers l’intérieur près de 15 000 armes de guerre de 1956 à 1957. Il faut y ajouter les armes prises à l’armée française : 628 en 1955, 3 633 en 1957, 1851 en 1958, 1892 en 1959, 1873 en1960, 2 344 en 1961.2 Quant au journal El Moudjahid de novem­bre 1957, il estime que 75 % des armes sont prises à l’armée fran­çaise, alors que, pour Brahim Lahoussa, ex-cadre du MALG, la quantité d’armes acheminées jusqu’en 1962 avoisine les 16500 tonnes, à l’Est et 8100 tonnes à l’Ouest.3

Bouchikhi Chikh, dit Jdidi, qui était chargé du matériel de guerre et de sa distribution aux unités de l’ALN sur ordre de l’état-major, témoigne de ces réceptions interrompues d’armes, explosifs et munitions. Il avait connu Boussouf à la fin 1955.

1) Mohamed Lemkami, op. cit.2) C. Paillat, La liquidation, p. 282.3) Brahim Lahouassa, 27e Colloque de Mila sur Boussouf.

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Cette première rencontre avait duré de 10h du soir à 10h du matin. Boussouf lui avait posé toutes sortes de questions sur la manière de cacher et de protéger les armes, notam­ment la poudre, contre l’humidité. Jdidi avait une riche expérience en matière de contrebande. Auparavant, il avait travaillé avec la mafia dans le trafic d’or, d’extrait pour fabri­quer de l’alcool qui était à l’époque prohibé, etc. Le trajet Maroc-Alger, il le parcourait mensuellement en dépit des barrages et des fouilles méticuleuses. Il avait cette créativité qui dupait le diable en personne. C’était pour Boussouf l’homme convenable à la situation. Toutefois, avant de l’en­gager comme responsable du stockage, Boussouf l’avait mis plusieurs fois à l’épreuve. Par exemple faire passer un poste de transmission (ART 13) avec son générateur de courant, dans la région d’Abayed aux environs de Sidi Ali pour procé­der aux premiers essais avant la création des services de transmissions. Ou encore la procuration d’armes et collecte de renseignements auprès d’une base américaine située aux environs de Jenina, etc.

Missions réussies, Jdidi entre en fonction. Ses deux seuls contacts directs étaient Boussouf et Boumediene. Abdelaziz Bouteflika, dépêché par l’état-major, lui rendait également visite.

Jdidi a donc réalisé les infrastructures de stockage (dépôts) : des caches souterraines dans la région de Taourirt, Ouled N’har, Aïn Larak, Ayoun D’hakna, Terraier en sus de 12 caches à Oujda ; ainsi qu’une autre à Berkane de 32 m de long sur 7,5m de large et 7,5 m de profondeur. De quoi cacher 40 remorques.

« Boumediene chargeait Bouteflika de m’accompagner dans différentes missions, nous vivions des conditions péni­bles. Il nous était difficile de supporter la poussière et le man­que d’oxygène dans ces dépôts.

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Les armes provenaient de Rabat. J’avais 72 djoundis sous ma responsabilité dans le stockage, le transfert, la réparation et les essais des armes, etc. Personne ne connaissait ce per­sonnel sauf moi. »'

Là, également Boussouf insistait scrupuleusement sur le respect de la clandestinité vue l’importance et la délicatesse de la mission. Lorsqu’il réceptionnait les armes, Jdidi veillait à ce que les camions utilisés fussent parfaitement nettoyés et ren­voyés dans la même journée. Toutes les mesures sécuritaires étaient prises.

En conclusion à cette partie, nous proposerons au lecteur l’anecdote suivante, rapportée par Ali Chérif Déroua, ex-cadre du MALG : « Le 5 juillet 1960, Ferhat Abbas prononça un dis­cours très dur qui mit fin à cette lueur d’espoir d’une fin pro­chaine des hostilités : «Nous devons renforcer nos moyens de lutte et notre combat armé... L’indépendance ne s’offre pas, elle s’arrache... La guerre peut être encore longue. »

Depuis le départ de la délégation sur Paris, M’hamed Yazid, ministre de l’Information, demandait journellement à partir de New York, des instructions au Président Ferhat Abbas pour pou­voir agir. N’ayant rien à lui signaler, Abbas charge Abdelhafid Boussouf de prendre contact avec Yazid et de l’informer de la situation. Boussouf en compagnie de Mehri remettent alors un paquet, acheté à Khan Khalil, souk renommé du Caire, conte­nant les instructions à Abdelkader Chanderli de passage pour le donner à Yazid avec une consigne stricte : remise sans témoin. Arrivé à New York, Chanderli remet le paquet cylindrique à Yazid. Celui-ci l’ouvre et découvre une flûte devant un Chanderli éberlué. J’ai compris le message. Devant l’étonnement de Chanderli qui demandait : qu’est-ce que tu as compris ?

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Yazid déclare : la conférence de Melun n’a rien donné, on me demande de jouer ce que j’ai envie de jouer.

Tombé entre les mains de n’importe quel service étranger, ce paquet n’aurait jamais pu être décodé ou décrypté.

Cette anecdote démontre, s’il en est besoin, le degré de for­mation, de communion, de complicité et d’intelligence de ceux qui ont dirigé notre lutte de libération. »'

Réunion du GPRA.

1) Ali Chérif Deroua, Conférence de Melun.

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Fabriquer ses propres armes

« Lors de la réunion des 22, la question de l’armement s’est posée. Boussouf nous a répondu qu’une révolution doit fabri­quer ses propres armes. »1

Un rêve qui s’est manifesté déjà lorsque Boussouf était assez jeune. Il fabriquait des cocktails Molotov avec des encriers, affirment ses proches. Plus tard au sein de l’OS, il s’est spécialisé dans la fabrication de bombes artisanales. « C’est aussi lui qui avait été l’artisan de la bombe qui avait fait sauter le premier char français dans la région de Beni Boussaïd », souligne Jdidi.2

Comme nous l’avons mentionné dans un précédent chapitre, la lutte pour l’acheminement des armes était âpre et de longue haleine. Toutes les voies avaient été explorées. Certaines se sont soldées par des succès, d’autres par des échecs ; mais toujours est-il que la quête n’a jamais été interrompue, et en dépit des autres missions qu’il avait accomplies, Boussouf n’a jamais perdu de vue celle de l’armement. « En 1956, Boussouf nous demande de constituer un atelier de fabrication de grenades type anglaises et américaines, rapporte Mansour Boudaoud. Deux ans plus tard, il nous demande de fabriquer le PM 40 alle­mand. »3 A cette première initiative va succéder une autre entreprise de grande envergure, en l’occurrence la mise en place de plusieurs fabriques d’armes clandestines en territoire maro­cain. « Il convoqua par l’intermédiaire du ministre des Forces armées Krim Belkacem, des responsables de la Fédération FLN de France, pour mettre à exécution son plan. La Fédération de

1) Amar Benaouda, table ronde ENTV, sur Abdelhafid Boussouf.2) Entretien avec le moudjahid Bouchikhi Chikh.3) Mansour Boudaoud, Colloque national la frontière Ouest au cours de la

Révolution Tlemcen, 4, 5 et 6 novembre 2001.

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France disposait de fonds importants provenant des cotisations d’émigrés algériens. Elle avait l’appui direct des réseaux de communistes et libéraux français, pour réaliser le recrutement des spécialistes en armement. Il fallait exploiter ses possibilités au niveau de l’Europe. C’était une tâche ardue, que seuls les ser­vices secrets pourraient maîtriser, car toute infiltration d’es­pions à la solde de la France pourrait occasionner des dégâts irréparables. »'

Pablo

« Du 21 au 28 juin 1961, le tribunal d’Amsterdam juge Michel Raptis - dit Pablo - et Salomon Santen, convaincu d’avoir assuré l’impression de faux papiers et de fausse mon­naie pour le compte du FLN. Les inculpés sont des dirigeants connus de la IV Internationale.

L’affaire remonte au 10 juin 1960. Ce jour-là, à quatre heu­res de l’après-midi, une nuée de policiers hollandais, apparte­nant à différents services, interviennent lors d’une vaste opé­ration dont la phrase-code est : « le veau est tué », au domi­cile de Michel Raptis et à celui de Santen. Une importante documentation est saisie. Dans le même temps, la police alle­mande perquisitionne à Osnabrück, en Basse-Saxe, chez un photograveur de nationalité hollandaise : Oeldrich. Là, c’est un véritable atelier qui est découvert : une presse offset, une presse mécanique, etc. Bref, tout ce qui est nécessaire, concluent les policiers ouest-allemands, pour la falsification de billets de banques : 900 000 faux billets de cent nouveaux francs français... L’entreprise est d’envergure. Quel lien entre le photograveur Oeldrich et Pablo ? Le premier fabrique des fausses cartes pour le second.

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L’idée de contrefaire de la monnaie française provient, sans aucun doute, des Algériens. A la fin de 1958, ils soumettent le projet à ceux de leurs amis qui ont prouvé leur aptitude à résoudre les questions les plus complexes. Pablo, qui s’est fixé pour ligne de conduite de satisfaire les demandes du FLN, même si elles lui paraissent un peu folles, ne se dérobe pas lorsque les responsables du Front lui parlent de monnaie de singe. Il s’en ouvre au photograveur hollandais Oeldrich, avec qui il est en cheville pour la fabrication des fausses cartes d’identité. Oeldrich, ancien résistant antinazi, accepte de s’at­teler à cette nouvelle tâche.

Si Pablo minimise ses activités de faussaire, c’est parce que les mobiles des services hollandais - sous la probable pression de leurs collègues français - procèdent d’une autre inquiétude : priver les Algériens de précieux intermédiaires pour leurs achats d’armes. Pablo est soupçonné de détenir un riche carnet d’adresses et de ne pas refuser des missions de cette nature.

Le soupçon n’est pas dépourvu de fondement, mais, plus secrètement encore, Pablo et ses camarades contribuent à la réa­lisation d’un incroyable projet : la construction d’usines d’arme­ment. Le fin mot des relations entre le dirigeant trotskiste et Oeldrich tient peut-être à ce que le photograveur, salarié d’une firme étrangère, achète au nom de celle-ci, et avec de l’argent fourni par Pablo, du « matériel » en Hollande. La justice néerlan­daise en a la preuve. Au début de 1960, Oeldrich a en effet passé commande à une entreprise de Vaasen d’un modèle de pied de mortier français de 50mm. La société en a fourni près de cinq mille. Le même Oeldrich s’est fait livrer par la société « Technische Handelsonderneming Canstra » de Rotterdam deux mille exemplaires du niveleur de ce même mortier.

Le FLN débloque des fonds pour commencer les études. Des ingénieurs et des spécialistes, membres de la IV Internationale, travaillent pendant de longs mois. Des machines-outils, tours,

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fraiseuses, presses sont achetées dans toute l’Europe et achemi­nées en pièces détachées vers le Maroc... »1

Ces ateliers étaient installés à :- Tetouan « Souissi » (1958) : fabrication de grenades de

type anglais.- Souk El Arba - « Sidi Slimane » (1958) : montage de bom­

bes, grenades anglaises, Bengalore.- Bouznika Meknes (1959) : montage de grenades améri­

caines, Bengalore et armes blanches.- Tammara à Kenitra (1960) : mitraillettes légères, Mat 49

et armes blanches.- Skhiret (1960) : mortiers de calibre 45 et 60 transporta­

bles sur le dos et explosifs.- Mohammadia (1960) : mortiers de calibres 45 et 80,

Bengalore, explosifs et armes blanches.Aussi, pour ne pas révéler une consommation anormale

d’électricité, un branchement clandestin a été effectué directe­ment sur le réseau urbain. Pablo raconte : « J’ai visité cette usine. Elle était indécelable de l’extérieur. Quand on entrait, on avait l’impression de pénétrer dans une fabrique de confi­ture d’oranges. Mais derrière des tentures se tenaient des hommes de l’ALN en armes ; là étaient fabriquées les armes par plusieurs dizaines d’ouvriers. Les conditions de vie étaient très dures : certains sont restés six mois sans sortir .»

Les usines sont « opérationnelles » à la fin de 1960. Pour faire tourner les machines, le FLN a rapatrié ses meilleurs ouvriers métallurgistes qui travaillaient chez Renault ou Citroën. Des trotskistes aussi, des Argentins, Grecs, Belges, Hollandais et même un Français, fabriquent les armes. La production se limite à trois types d’armement : le mortier d’infanterie, pour lequel Oeldrich s’est procuré les pièces dif­

1) Hervé Hamon et Patrick Rotman, Les porteurs de valises. La résistance fran­çaise à la guerre d’Algérie, Ed. Albin Michel, 1979.

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faciles à réaliser, un pistolet-mitraileur de type Vigneron et des grenades quadrillées offensives. La mise au point est longue, plusieurs accidents surviennent au cours des essais, mais à la mi-1961, la production démarre. L’impact psychologique est énorme. Boumediene puis Boussouf visitent les installations. Des photos sont prises, tirées en cartes postales pour les com­battants de l’intérieur. L’ALN fabrique elle-même ses armes. Pour Pablo et ses amis c’est un beau succès. »1

Ainsi, durant cette période, on a pu produire pas moins de 2000 mortiers, 10.000 mitraillettes, 300.000 grenades offen­sives (type anglaise), sans oublier les torpilles bengalore, les armes blanches, etc.2

Boussouf inspecte une fabrique d'armes au Maroc.

1) Hervé Hamon et Patrick Rotman, op. cit.2) El Moudjahid, « Boussouf, un homme qui ne connaît pas l’impossible », semaine

du 25 janvier au 1er février 1999, n° 2008.

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Ateliers de fabrication d’armes au Maroc.

Mahmoud l’Argentin

De Buenos Aires à Kenitra, il se retrouve dans une fabrique d’armes. Quel vent l’a-t-il ramené ? Ajusteur, technicien en mécanique de précision, il noue ses premiers contacts, en tant que syndicaliste, avec une délégation FLN de passage en Amérique latine. Pour plus de détails sur ces fabriques clan­destines, écoutons Roberto Muniz dans ces deux entretiens accordés au journal El Watan : « C’était en 1945, je me suis installé à Buenos Aires où j’ai exercé mon métier de « matri- ceur ». J’ai commencé à militer dans le syndicat. Après 7 mois de travail, ils m’ont licencié à cause de mon activité syndicale. Il m’a été difficile après de trouver un autre emploi. J’ai aussi milité chez les métallos. C’est là que j’ai pris contact avec des militants du FLN en vue de faire connaître leur cause en Amérique latine. J’ai connu M. Oulhaci, un homme formida­

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ble. On organisait des rassemblements dans des places publi­ques à Buenos Aires pour vulgariser la lutte du peuple algé­rien. Les Algériens avaient décidé d’installer une usine de fabrication d’armement au Maroc. Ils m’ont proposé de venir. On était un groupe de militants révolutionnaires. J’en étais le responsable. Au mois de novembre 1959, j’atterris au Maroc, pas loin de Rabat à Souk El Arba. C’est là que je fis la connais­sance de responsables comme Mohamed Boudaoud, dit Boubekeur, dit Mansour, Azzouz et bien d’autres. »'

Mettant en exergue l’organisation méticuleuse mise en place par le FLN, il rajoute : « J’ai dû faire mon visa pour le Maroc en Belgique. Les Hollandais ayant refusé. Les Algériens m’avaient informé de certaines subtilités en arrivant à l’aéro­port. Je devais demander après des gens dès mon arrivée à Casa. Je ne parlais pas le français. J’ai demandé à la police. L’un des policiers m’ordonna de le suivre. J’ai appris par la suite que c’était le commissaire qui m’a accompagné dans une voiture de service officielle. C’était la meilleure manière de passer inaperçu. Il travaillait avec le FLN. C’est peut-être un détail mais je crois que cela fait partie de la richesse de la révo­lution algérienne. Les gens n’en font pas cas mais c’est ce genre de choses qui, à mon avis, renseignent sur le niveau d’organisation que la révolution avait atteint. Sa capacité de mobiliser et d’utiliser toutes les bonnes volontés est la marque de son efficacité et le signe de sa solidité. » »2

Règles de la clandestinité obligent : « La direction m’a donné le prénom de Mahmoud, un collègue mort accidentel­lement. Un autre Argentin, grand et mince, s’était vu appelé Aïssa, en référence à... Jésus !

1) El Watan, jeudi 6 décembre 2007.

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Mais Mahmoud n’était pas le seul étranger : « Il y avait trois Argentins, trois Hollandais, dont un ajusteur comme moi et un autre plus âgé, environ la cinquantaine. Il était très expérimenté dans le domaine de l’usinage et de la fabrication des armes. L’autre était plutôt versé dans les travaux de bureau d’études. Il y avait aussi un Grec. Il y a eu un Chypriote, mais il n’est pas resté longtemps. Je ne l’ai pas bien connu. Il y avait également deux jeunes Allemands, ils sont restés peu de temps parce qu’ils n’avaient pas de spécialité. Ils n’étaient pas du métier, on n’a pas pu leur confier de fonction précise. C’était un atelier international... Si l’on veut.

Il y avait également des Français qui aidaient la révolution algérienne. Les machines étaient presque toutes achetées en Allemagne par des Allemands qui en faisaient l’acquisition et les envoyaient au nom d’un Algérien qui résidait au Maroc, un grand propriétaire foncier du nom de Khettab, il avait, nous disait-on, plusieurs fermes à travers le royaume. Il travaillait aussi pour l’indépendance de l’Algérie. »‘

Plus précis encore, en matière de fabrication d’armes, Mahmoud poursuit : « Nous avons pris une mitraillette de marque belge. Elle a été apportée par un militant dans sa valise. Comme ce vieux Hollandais qui avait amené un mortier dans ses bagages jusqu’au Maroc. Je suppose que c’est le commis­saire de l’aéroport de Casablanca qui l’avait fait passer comme il l’avait fait pour moi. La mitraillette en question a été démontée pièce par pièce et chaque pièce a été redessinée au micron près. Certaines, dont le dessin était difficile en raison de leur usinage, étaient décortiquées pour en prendre les mesures exactes. Ce Hollandais était un véritable orfèvre en la matière. Il ne faut surtout pas croire que nous étions des bricoleurs. Nous passions ensuite à l’étape de la fabrication. Nous pensions après un sur­

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vol de notre atelier par des avions français, que nous avions été repérés, nous avons vite fait de changer d’adresse et de nous diviser en de petites unités réparties selon les spécialités. Nous fabriquions 10 000 exemplaires de chaque pièce pour pouvoir réaliser 10 000 mitraillettes. »1

En dépit de ces conditions les armes étaient de bonne qualité : «Pour vous dire, les mitraillettes étaient testées une par une. Après la décentralisation nous avons creusé un tunnel dans lequel nous procédions aux essais. Dans le souci d’économiser les balles, nous tirions une très courte rafale, puis au coup par coup. Nous contrôlions la précision du tir et le niveau de péné­tration du projectile. Avant de creuser le tunnel, le premier essai, nous l’avions fait dans un puits. Ensuite, nous sommes passés dans le sous-sol d’une villa que nous avions assourdi à l’aide de sacs de terre. Nous avons également pris un tracteur auquel nous avons enlevé le tuyau d’échappement pour faire un vacarme qui rendrait inaudibles les essais. (...)

« Au milieu de l’année 1961, les matrices et la plupart des piè­ces pour les 10 000 mitraillettes étaient terminées. Il nous fallait encore finir les matrices qui serviraient à fabriquer les chargeurs : 100 000, à raison de 10 par mitraillette et pour cela trois équi­pes furent mobilisées vingt-quatre heures sur vingt-quatre. »2

Et dans quelles conditions ? « Ainsi, nous les ajusteurs, qui fabriquions aussi les matrices, avions été affectés à Skhirat, tandis que ceux qui faisaient l’usinage des culasses, des canons avaient été envoyés à Kénitra. Là-bas c’était dur car la fabrique se trouvait en pleine ville. Au rez-de-chaussée se trouvaient les machines et à l’étage les installations pour man­ger et dormir. Les machines fonctionnaient jour et nuit.

1) El Watan, 24 novembre 2005.

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Pendant que les uns dormaient en haut, l’autre équipe travail­lait en bas. De plus pour éviter qu’ils soient découverts, on avait bouché les moindres des ouvertures. Il y faisait une cha­leur d’étuve et un bruit d’enfer. »'

Mahmoud n’était pas le seul à vivre cette atmosphère « car­cérale », ils étaient environ 250 personnes à travailler dans ces conditions, mais ils étaient « conscients de la nécessité de la clandestinité. » C’est le cas notamment des moudjahidine Bounzou Allaoua (ex-responsable envoyé à Titovo UGITC, Yougoslavie) et Hadim Khelifa qui sont passés par les fabri­ques de grenades anglaises et américaines à Bouznika, Souk Larbaâ et Temara. Ces derniers affirment qu’un autre projet

Premières armes fabriquées

dans les ateliers de l’ALN

au Maroc.

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pour la conception de lance-flammes avait été envisagé ; mais avec l’avènement de l’indépendance il fut abandonné.1 C’est également à ce dessein qu’une cargaison de lance-flammes, par exemple, arrivait d’Allemagne au FLN portant l’étiquette « Appareils pour l’arrosage des récoltes. »2

« Dans cet ordre d’idées, poursuivra Brahim Lahrèche, on échafauda même un plan pour la conception d’une fusée à propulsion destinée aux attaques des postes ennemis proté­geant la ligne électrifiée à la frontière. Selon un responsable de l’armement de l’Ouest, Boussouf envoya un groupe de cadres pour se perfectionner dans la fabrication des armes, mais Ben Bella, dès sa prise de pouvoir en 1962, changea la formation des stagiaires en les orientant vers une activité industrielle civile. »3

1) Entretien avec les moudjahidine Bounzou Allaoua et Hadim Khelifa, Alger, mars 2009.

2) Alistair Horne, Histoire de la guerre d’Algérie, éditions Albin Michel, 1980.Traduit de l’anglais par Yves Guerny en collaboration avec Philippe Bourdel.

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CHAPITRE VII

La guerre secrète

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« A mon avis, si l’on personnifiait la guerre de Libération nationale, je l’ai symbolisée comme un combattant portant une lance et un bouclier. Si l’armée a été cette lance qui porta des coups sévères à l’adversaire, les services spéciaux de Boussouf furent un véritable bouclier qui sut protéger ce com­battant durant les moments les plus difficiles de la guerre.

Les services de renseignements ennemis planifièrent les opérations d’infiltration et de noyautage, n’hésitant pas à uti­liser la torture et le chantage pour recruter des agents. A l’étranger, le SDECE mena une lutte sans merci contre les missionnaires du GPRA et les sympathisants étrangers du FLN. Certaines « taupes » furent néanmoins infiltrées et cau­sèrent des dommages, que ce soit dans les bases arrière de l’ALN, que dans les représentations du FLN à l’étranger.

Il était prévisible qu’après le déclenchement de la guerre de libération, les autorités françaises allaient prendre des mesu­res subversives en parallèle aux opérations militaires.

Le 2e bureau militaire au sein des unités militaires, la DST (Direction de la sécurité du territoire) et les autres polices locales, pour ne pas être dépassés par les événements, plani­fièrent des opérations visant à « décapiter » l’instance suprême de l’organisation FLN et des Wilayas de l’ALN.

En tant que puissance coloniale, la France disposait de puissants réseaux d’espionnage dans toute l’Europe, dans les pays arabes et dans les pays de l’Est. »'

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Outre les autres domaines, l’armement a également été l’un des enjeux de la lutte secrète, devenue une affaire d’Etat. Suite à l’arraisonnement de l’«Athos», « les services d’espionnage français n’épargneront aucun moyen susceptible de bloquer l’acheminement des armes au profit de l’ALN. Ils achèteront à prix d’or les renseignements, placeront leurs informateurs dans la plupart des ports méditerranéens et dans certaines compa- gnies maritimes ; allant même jusqu’à soudoyer quelques-uns des commandants de navires chargés du transport des armes.

Certains de leurs agents se faisaient passer carrément pour des négociants en armement pour mieux remonter les filières de la Révolution qui se trouvaient en Europe et au Moyen- Orient. »‘

Sabotages et assassinats

De ce fait, dès le milieu de 1956, une section spécialisée dans la recherche des filières d’acheminement des armes a été mise en place au sein du SDECE (Service de documenta­tion extérieure et de contre-espionnage), seul organisme habilité à opérer hors des frontières de la France. Cette sec­tion, dirigée par le colonel Raut, ne prendra son véritable essor qu’à l’arrivée, au début de 1957, du général Grossin, nouveau patron de la « piscine », un général « républicain », longtemps chef de la maison militaire de Vincent Auriol, ami de Ramadier et de Guy Mollet. Aussi Grossin reçoit-il, en priorité, la mission de dissuader les fournisseurs d’armes de traiter avec le FLN.2

« Piratage et dissuasion ont été les priorités du service « Action » (service 29.) En réalité, il faut le souligner, la plu­

1) Mustapha Benammar, C’étaient eux les héros, éditions Houma.2) Sivéra, in Le Crapouillot n°93-avril 1987.

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part de ces missions « homo » contre des individus ou « arma » contre des matériels, ont été conduites par des offi­ciers ou des sous-officiers, réservistes et volontaires, ...ils étaient recrutés par cooptation, tous formés aux techniques de l’action et de la clandestinité durant la Seconde Guerre mondiale dans les rangs des Jedburgh ou des Chocs, bien souvent déjà titulaires de missions de guerre en France occupée. Emmenés à pied d’œuvre par des cadres d’active, ils opéraient seuls ou par petites équipes et étaient repris aussitôt en charge par d’autres filières. A une exception près, ils ne furent jamais pris. Mieux encore, ils ne furent jamais soupçonnés, ni eux ni ceux qui les employaient (c’est de cette époque que date la légende de la « Main rouge », une prétendue organisation secrète aux mains d’activistes de l’Algérie française).1

Le nom de la Main rouge a été récupéré par une organisa­tion qui commit meurtres et attentats en Europe contre des militants du FLN ainsi que les sympathisants de la cause algé­rienne. Dans leur ouvrage intitulé Histoire secrète de la Ve République, Roger Faligot et Jean Guisnel désignent la Main rouge comme « la machine à tuer des services secrets français », c’est-à-dire du Service de documentation exté­rieure et de contre-espionnage (SDECE). Selon ces auteurs, le feu vert de cette entreprise aurait été donné par le gouverne­ment socialiste de Guy Mollet. Selon Constantin Melnik, l’in­venteur de cette deuxième Main rouge serait le général Paul Grossin, chef du SDECE.

Les sabotages et assassinats furent nombreux en Allemagne de l’Ouest, Suisse, Belgique, Italie et Pays-Bas

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d’après Faligot et Guisnel. Constantin Melnik1 évoque 135 per­sonnes tuées pour la seule année 1960.

Attentats contre des firmes coopérant avec le FLN, pres­sions exercées contre les fournisseurs d’armes, sabotage de transports, et la liste est longue. En voici quelques exemples :

- 28 septembre 1956 : à Hambourg, les bureaux du trafi­quant d’armes Otto Schlütter sautent. Son adjoint Lorenzen est tué. Le 3 juin 1957 : Hambourg, la vieille mère de Schlütter meurt dans l’explosion de sa voiture.

- 18 juillet 1957 : le bateau la « Bruja roja » appartenant à Georg Puchert, saute à Tanger.

- 21 juillet 1957 : à Tanger encore, c’est le tour du navire « Typhoon ».

- 30 juillet 1957 : éxplosion du petit cargo « Emma » entre Tanger et Gibraltar.

- 9 septembre 1957:Georges Geiser, fabricant de détona­teurs, est poignardé à Genève.

- 19 septembre 1957 : Marcel Léopold, négociant en armes est assassiné à Genève par une fléchette empoisonnée lancée par une sarbacane à air comprimé. Il était un fournisseur d’ex­plosifs du FLN.

- 1er octobre 1958 : le navire « Atlas » explose à Hambourg.

1) Constantin Melnik (né le 24 octobre 1927) est le petit-fils du docteur Bothkine, médecin personnel du Tsar russe Nicolas II, exécuté avec toute la famille impériale en 1918 après la Révolution. Après avoir longtemps collaboré avec les Services secrets amé­ricains, il devient le conseiller du Premier ministre français Michel Debré pour la sécu­rité et l’espionnage de 1959 à 1962.

La presse satirique le surnommait alors le SDECE tartare (jeu de mots avec steak tartare et référence au SDECE qu’il dirigeait, et à ses origines russes tout comme les Tartares), l’empereur Constantin (référence à Constantin, l’empereur romain) ou encore le serbo-croate de service.

Dans le contexte de la guerre froide, ses origines russes auraient du l’écarter de ses fonctions, conformément à une règle non-écrite, mais toujours appliquée. Le fait d’être le petit-fils du médecin personnel du Tsar a joué en sa faveur.

Il a également collaboré avec François de Grossouvre aux services secrets de l’Ély sée à partir de 1983.).

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- 5 novembre 1958 : Aït Ahcène, dirigeant du FLN, essuie des tirs de pistolet-mitrailleur au centre de Bonn, la capitale ouest-allemande. Der Spiegel dénonce alors la main de la France, alors que L’Humanité et L’Express accusent un cer­tain colonel Mercier. Une opération ratée, le 5 juillet 1959 à Rome, qui visait le représentant du FLN Taïeb Boularouf, tue, quant à elle, un enfant de dix ans prénommé Rolando.

- 28 novembre 1958 : l’avocat algérien Auguste Thuveny est tué dans l’explosion de sa voiture à Rabat.

- 19 janvier 1959 : l’Algérien Abd-El Soualem est tué devant la gare de Sarrebrück.

- 3 mars 1959 : Georg Puchert saute dans sa voiture piégée à Francfort.

- 13 avril 1959 : le cargo « Alkahira » saute à Ostende.- 21 mai 1959 : rue Saint-Marc à Paris, la police découvre

le cadavre de Ould Aoudia, avocat du barreau de Paris, tué de 2 balles de 9 mm.

- 5 septembre 1959 : dans le Val d’Aoste, des montagnards trouvent à 3000 mètres, à Testa di Balbe, un avion pulvérisé à la suite d’une explosion en vol ; 5 cadavres dont celui d’un Algérien de l’entourage de Ferhat Abbas.

- 7 septembre 1959 : à Beyrouth, Mohammed Mahmoud Djami, gendre de l’ancien président du Conseil irakien est de retour de Montreux où il a rencontré Ferhat Abbas. Il est abattu de 4 coups de revolver alors qu’il allait embarquer à bord d’un avion en partance pour les USA.

- 1er Janvier 1960 : Abd El Kader est blessé, les deux mains arrachées par une explosion.

- 9 mars 1960 : l’étudiant Akli Aïssou est tué d’une balle à Bruxelles.

- 25 mars 1960: deux professeurs d’université belges favo­rables à l’indépendance algérienne sont visés : le professeur Georges Laperches est tué à Bruxelles par un colis piégé; le

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même jour, dans la même ville, Pierre Le Grève, se méfiant d’un livre piégé, a la vie sauve.

- 26 septembre 1960 : on retrouve, en forêt de Rambouillet, le cadavre de Mohammed Mammar, speaker kabyle à la RTF.

- 15 octobre 1960 : Félix Moumié, leader camerounais de l’opposition est empoisonné à Genève.

- 15 ocotbre 1960 : Wilhem Beissner perd les deux jambes dans l’explosion de sa voiture à Munich.1

Parallèlement à ces arraisonnements et sabotages, les ser­vices du contre-espionnage ennemi poussèrent l’audace jusqu’à tenter en vain d’enrayer l’acheminement des convois d’armes qui empruntaient la route Marsa-Matrouh-Tripoli, passaient par Tobrouk, Derna et Benghazi. Ils firent pour cela débarquer des commandos sur des plages désertes de la côte libyenne de Cyrénaïque, à des endroits où l’axe routier reliant l’Egypte à la Libye se trouve contigu à la côte.

« Une autre méthode de lutte contre les fournisseurs d’armes au FLN fut inaugurée : celle des listes noires. L’initiative en revient à Michel Debré qui fit dresser l’inventaire des sociétés étrangères qui livraient du matériel militaire au FLN. Les doua­nes françaises reçurent l’ordre d’appliquer à la lettre le règlement en vigueur en ce qui concernait leurs importations. Et si le règle­ment est appliqué à la lettre, mieux vaut renoncer à passer en douane. Les sociétés visées se plaignirent, firent jouer leurs rela­tions diplomatiques mais ne purent obtenir aucun adoucisse­ment, même par la voie diplomatique. Suite à quoi, les sociétés telle la Danzas, ayant compris qu’elles perdaient à ce jeu plus qu’elles ne gagnaient, renoncèrent à la clientèle du FLN. Des com­pagnies d’aviation furent également invitées à « comprendre ».»2

1) Sivéra, op. cit.2) Claude Paillat, Dossiers secrets de l’Algérie (13 mai 58/28 avril61), Presse de la Cité

(1962).

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Infiltrations ratées

Après l’édification de la ligne Challe renforçant l’ancienne ligne Morice, l’armée française fut obligée d’aménager ses unités en situation défensive, pour prévoir toute attaque de la part des bataillons bien équipés et renforcés par l’artillerie légère (canon de 75/SR, 57/SR, mortiers de 120 et 81), rap­porte Brahim Lahrèche. Avec la création de l’état-major, dont le PC se situe à Ghardimaou, l’armée française craignait qu’à la longue on pourrait s’attendre à des opérations offensives sur tout le front Challe. Le 2e bureau militaire des corps d’ar­mée de Constantine, pour la frontière tunisienne, et d’Oran, pour la frontière marocaine, avait implanté des cordons d’agents pour espionner les arrières de l’ALN. En priorité, on recherchait la position géographique de chaque bataillon, les PC des compagnies et les arrières logistiques. En second lieu, les renseignements à caractère opérationnel recueillis devraient permettre un jour à planifier des opérations de sabotage à l’intérieur des pays voisins, ou le cas échéant les communiquer à l’artillerie, quand il s’agit de cibler des objec­tifs ne dépassant pas 20 km de distance ou, enfin, à l’aviation, quand on veut détruire des objectifs en profondeur.

Les agents chargés de ses misions sont soit des goumiers de Tunisie ou du Maroc, à qui on a doublé leur pension de retraite, ou en avait promis des primes, rapporte Brahim Lahrèche. Ils peuvent être carrément des ressortissants fran­çais tels que des officiers déguisés en prêtre, ou enfin une mul­titude d’agents (touristes, journalistes, commerçants, repré­sentants de société, etc.).

« Durant les années de guerre de libération, la base navale de Bizerte (Tunisie) avait servi de tête de pont pour les com­mandos, opérant sur les arrières des unités de l’ALN, implan­tées le long de la frontière. Cette base servait aux boîtes pos-

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taies des réseaux, et l’intermédiaire était le Consulat de France du port. Après l’indépendance de la Tunisie, en 1956, beaucoup de goumiers tunisiens ont été démobilisés. Pour recruter des agents en 1959, un officier français, déguisé en civil, effectua une tournée le long de la frontière. Cet officier, nommé Perfitini, remit en mains propres des fonds d’argent (rappel de pension militaire) aux ex-goumiers, mais un agent du MALG, dépendant du contre-espionnage (Amadi), rési­dant à Aïn Draham signala le passage de Perfitini. Ce dernier sera par la suite expulsé par les autorités tunisiennes.

Autre cas, dans la plaine nord de Ghardimaou, trois centres de transit des wilayas de l’intérieur ont été espionnés par un réseau d’agents à la solde de l’armée française qui avaient élu domiciles dans une petite villa, au milieu de cette plaine. Un jour, cette villa fut prise d’assaut par un commando de l’ALN : aucun survivant parmi les membres du réseau, pris en fla­grant délit d’espionnage.

Quand l’école des cadres de l’ALN, près du Kef devint « opérationnelle » (sortie de plusieurs promotions de chefs de section et d’infirmiers spécialisés), elle fut l’objet de deux ten­tatives de sabotage : un commando de trois harkis parachu­tés de nuit aux environs de l’école, tenta de s’infiltrer dans l’édifice militaire. En cours de route, les deux militaires qui devaient commettre l’acte de destruction par explosifs persua­dèrent leur chef de se rallier à la direction de l’école. Ce der­nier refusa et abattit ses deux compagnons. Suite à quoi, il se rendit à l’ALN inventant un scénario persuasif. (Tout à fait le contraire des faits tels qui se sont déroulés). »'

Dans cette guerre de l’ombre, un autre réseau d’espion­nage français sera également démantelé à Tunis. « Les ser­vices secrets, abrités dans l’ambassade de France, réussirent

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un tour de force hors du commun : l’écoute téléphonique entre le président du GPRA, Ferhat Abbas, et la présidence de la République tunisienne ; des spécialistes de l’écoute, dépendant des services secrets, à l’aide de vieux plans d’ins­tallation téléphonique de Tunis, reprirent le câble contenant les lignes de la présidence tunisienne. Ils choisirent la ligne directe qui relie les deux présidents, algérien et tunisien, et tirèrent une dérivation vers un appartement tenu par des agents d’origine algérienne à la solde des Français. Ils écou­taient en permanence la ligne et relevaient les conversations sur papier. Comme ces agents étaient fichés par le contre- espionnage algérien (DVCR), ils furent signalés à cause de leurs va-et-vient dans l’appartement. Les services de trans­mission de Boussouf furent efficaces : après vérification des lignes, ils découvrirent le point où il y eut « la dérivation » et signalèrent l’existence de ce réseau aux autorités tunisien­nes. Ces dernières démantelèrent ce réseau baptisé par les français « Magenta »1.

Autre cas rapporté par le moudjahid Jdidi : « En 1959, un traître habitant la Rue Mascara a été enrôlé par les services français pour noyauter les structures stratégiques de l’ALN. Il a demandé à voir Boumediene pour se mettre soi-disant au service de la Révolution. Boumediene l’avait orienté vers l’une des bases qui étaient sous ma responsabilité. Nos réseaux l'ont identifié, alors nous lui avons confié la mission de trans­porter un camion de la base où il travaillait vers la région d’Oran, lui précisant qu’il contenait 10 millions de centimes pour le FLN dans une cache aménagée, ainsi que des tracts qui devaient être distribués à l’adresse des volontaires au profit de la Révolution. Fort heureux de ce « butin », le traître s’est directement dirigé vers la caserne française pour rendre

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compte de la situation. Au moment où les officiers français ont voulu retirer le « magot », tout a explosé. Une forte explo­sion provoquant de grands dégâts, a été entendue à Oran même où les sirènes ont donné l’alerte. »'

Au cœur du dispositif français

« Détermine les plans de l’ennemi et tu sauras quelle stra­tégie sera couronnée de succès et celle qui ne le sera pas », disait Sun Tzu, 500 ans avant notre ère. « On doit examiner enfin les habitudes et le caractère de l’ennemi », conseillait encore Machiavel en 1521.

Ainsi, le monde du renseignement - et par extension, celui de la guerre secrète - est mal connu. Il utilise pourtant toute une palette de techniques qui ont contribué à imposer un genre de lutte du faible contre le fort. La « petite guerre » nécessite des innovations dans la guerre psychologique et subversive.

Ce type de guerre si particulier fait une large place aux per­formances humaines individuelles, car cette guerre secrète est capable de stimuler l’instinct de survie des combattants de l’ombre au point de devenir le formidable catalyseur de leur énergie.

La guerre secrète est tout aussi âpre et féroce que la guerre conventionnelle : tous les moyens lui sont bons. Elle s’en prend également à l’âme de la population en utilisant la propagande. Malgré tout, bon nombre d’exploits à l’actif des services secrets algériens durant la guerre restent mécon­nus. Obsédés par un souci d’anonymat et de discrétion bien compréhensible, peu d’agents du MALG se sont manifestés après l’indépendance. L’expression courante dans ce milieu

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est qu’un « SR ne défile pas ». Ce rôle secret, désespéré, périlleux et souterrain joué par Boussouf dans la conjuration contre l’ennemi, n’a pas été suffisamment mis en relief par la plupart des historiens. L’Histoire n’est presque toujours écrite que d’après les apparences, et c’est ainsi que certains historiens se bornent d’ordinaire à parler du travail de sape des services psychologiques français brandissant à la tri­bune le poignard dont ils veulent percer le cœur de la Révolution.

En dépit de cette avalanche d’actions dissuasive et subver­sive, Boussouf a su tracer les scènes et marqué le rôle des acteurs, il a su donner les répliques dans l’ombre qui forme toujours sa véritable sphère. C’était la besogne la plus difficile du directeur de ce jeu d’une dangereuse témérité.

Si l’attention des services spéciaux français étaient focalisés sur l’armement, Boussouf, quant à lui, n’avait pas négligé l’im­portance des réseaux d’information. Pour cela, ses services avaient osé frapper au cœur du dispositif français, comme le montrent les témoignages des différents acteurs impliqués.

Mohamed Lemkami, cet officier qui faisait partie du Service spécial S4, révèle : « La seconde mission du Service spécial S4 consistait à décharger Si Mabrouk de certains réseaux qu’il avait toujours gérés personnellement.

Les charges de Boussouf à l’époque étaient nombreuses et ne lui permettaient plus de se disperser. Il était membre du CNRA, ministre de l’Armement et des Liaisons générales du GPRA, membre du Comité interministériel de la guerre (CIG) avec Bentobal et Krim Belkacem. Il devait certainement vou­loir être disponible pour suivre de très près l’évolution des négociations algéro-françaises qui étaient amorcées timide­ment déjà depuis un certain temps. Pour ces dernières, il avait toujours désigné quelques membres des services dans les délégations en contact avec les délégations françaises.

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Donc, concernant la seconde mission, Si Mabrouk avait passé la main à Abbas pour ce qui est de certains réseaux implantés en France, en Algérie, en Espagne et au Maroc. Il le faisait ainsi cha­que fois qu’il ne pouvait plus suivre lui-même des réseaux déjà rodés. Seuls Nehru, Abdallah Arbaoui et Toufik étaient présents au moment de la passation de consignes avec moi telles que la méthode et les conditions de les gérer, les mots de passe de reconnaissance, etc. Les rapports de ces réseaux devaient lui par­venir directement par liaison spéciale sans transiter par la DDR ou le Centre national d’exploitation de la base Didouche Mourad. Je pense que Abdelaziz avait été chargé d’autres réseaux implan­tés en Europe et au Moyen-Orient.

Le plus important de ces réseaux était situé en France. Il se composait de deux agents supervisés par un troisième, l’an­cien patron du cabaret El Djazaïr de la rue de la Huchette à Paris, Aziz Chadli Benguesmia. Ce dernier jouait le rôle de boîte aux lettres, mais je crois bien que c’était lui qui les avait recrutés de par ses nombreux contacts dans son restaurant- boîte de nuit qui était toujours bien fréquenté. Il avait aussi l’habitude d’organiser des réceptions mondaines chez lui- parce qu’il était marié à une Française - où il recevait d’im­portantes personnalités françaises et étrangères.

Les deux agents s’ignoraient totalement. Le premier était un fonctionnaire de haut rang au Quai d’Orsay du ministère fran­çais des Affaires étrangères. Des rapports périodiques étaient fournis par cet agent, ainsi que certains documents qui avaient trait à l’activité diplomatique française concernant l’Algérie, notamment au niveau de certaines ambassades comme celles auprès de l’ONU, des pays arabes et africains. Les informations qu’il fournissait périodiquement avaient une très grande impor­tance pour aider l’action diplomatique du GPRA.

Le second agent était un journaliste, rédacteur en chef d’un grand hebdomadaire parisien très connu. Il était un sincère mili­

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tant de la cause algérienne. Il avait ses entrées partout dans les administrations centrales et même à la Délégation générale du gouvernement et à la 10e Région militaire à Alger. C’était la source la plus importante qui nous avait permis de suivre de près l’évolution de la situation politique, économique et militaire et même de vérifier parfois la véracité de certaines informations en provenance d’autres sources. Mais le dossier le plus sérieux que cet agent était parvenu à nous transmettre était le projet français préparé spécialement pour les négociations avec le GPRA.

Le Président de Gaulle, dès les premiers mois de son arrivée à l’Elysée, avait installé au niveau de son cabinet une commis­sion d’études et d’évaluation de la situation en Algérie, présidée par l’un de ses proches collaborateurs. Notre agent nous faisait parvenir au fur et à mesure une synthèse des travaux que faisait cette commission. A la fin, il nous avait envoyé un dossier com­plet en cinq chemises, représentant chacune une étape sur la stratégie de négociations. Boussouf avait remis copie de cet important dossier à Saâd Dahlab, ministre des Affaires étrangè­res du GPRA et membre de la délégation FLN aux négociations avec le gouvernement français.

J’avais appris par Toufik que le dossier sur les négociations entre le GPRA et le gouvernement français, dont la première partie avait été remise par Boussouf à Saâd Dahlab, ministre des Affaires étrangères qui faisait partie de la délégation offi­cielle conduite par Krim Belkacem, n’avait pas été pris au sérieux, le prenant pour de simples spéculations journalisti­ques élaborées par nos services.

Mais dès l’ouverture de la première séance officielle et en écoutant Joxe, chef de la délégation française qui avait com­mencé à développer son argumentaire, Saâd Dahlab avait changé d’avis. Il s’était rendu compte de l’importance des informations contenues dans ce dossier qui n’était plus de simples spéculations journalistiques. Il avait alors demandé à

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Krim de proposer une suspension de séance d’au moins une semaine pour lui permettre d’étudier ce fameux dossier. C’est ainsi que dès son retour à Tunis, il s’était enfermé avec Boussouf pour étudier à fond tout le dossier et préparer les arguments contradictoires. »'

En lui fournissant ce dossier sensible, Boussouf a préparé un de ces superbes coups de maître sans pareils, comme il réussit presque toujours à en accomplir dans les situations les plus difficiles et les plus tendues. C’est précisément dans le danger, on l’a souvent vu, qu’il est pris de cette ferveur de duper follement l’adversaire.

De tous les tours extravagants dus à cet acrobate, celui-ci a été le plus audacieux - mais ce sera aussi le dernier - sur la corde politique.

Dans ce contexte Ali Hamlat, alias Si Yahia, cite également le cas de ce jeune cadre du MALG qui a réalisé des exploits en matière de renseignements : « Nous comptions parmi nous Ouali Boumaza (Tayeb), un jeune lycéen d’Alger qui fera trembler l’Etat français, lorsque, grâce au réseau de rensei­gnement qu’il avait tissé à Paris, il put accéder, lors des négo­ciations pétrolières menées avec la France, aux documents classifiés du Quai d’Orsay. »2

Autre cas d’infiltration cité également par Hervé Hamon et Patrick Rotman ; celui de cet appelé, attaché au ministère de la Défense nationale, enrôlé par le tandem Jeanson-Curiel. « Face au rouleau compresseur de Challe, l’ALN, a besoin plus que jamais d’utiliser toutes les ressources du terrain. La connaissance empirique des combattants de l’ALN est remar­quable, mais elle ne dispense pas de recours aux relevés topo­

1) Mohamed Lemkami, Les hommes de l’ombre, ANEP, 2004.

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graphiques officiels. Le problème c’est que les cartes d’état- major concernant le territoire algérien sont considérées comme « documents à diffusion restreinte » par les autori­tés militaires françaises. Mandatée par Tunis, la Fédération de France s’adresse à Jeanson : y aurait-il un biais ? Il y en a un, et c’est Curiel qui le déniche. Il persuade un appelé, attaché au ministère de la Défense nationale, de sortir les précieuses car­tes. Chaque soir, pendant plusieurs jours, le soldat glisse à l’Egyptien un paquet ; celui-ci le transmet à Vignes qui le porte, à son tour, avenue de Madrid à Neuilly, chez Dominique Darbois, photographe de son état. Toute la nuit, elle prend des clichés et, au matin, les cartes réintègrent leurs tiroirs de la rue Saint-Dominique par le même chemin. Dix jours de rang, l’opération se répète sans incident. Vignes se charge alors de conduire les clichés en Allemagne. Il emploie une voiture dont le réservoir a été trafiqué et aménagé en cache. Le procédé est quasiment indécelable mais exige des arrêts fréquents pour refaire le plein d’essence. A Düsseldorf, dans un garage qui appartient au FLN, le véhicule est soulevé sur un pont. Il suffit d’ouvrir la trappe et de dégager la boîte en zinc qui contient les photos.

Un mois plus tard, de retour à Düsseldorf, Vignes repère, dans l’appartement qui sert d’antenne au Front, les cartes soi­gneusement roulées. »'

Ramenées à Tunis, ces cartes, carroyées selon le système employé par l’armée française (carte EM 1/50.000), avaient été mises à la disposition des cadres exploitants. Elles avaient permis l’exploitation en toute facilité des messages radio ennemis.2

1) Hervé Hamon et Patrick Rotman, Les porteurs de valises. La résistance fran­çaise à la guerre d’Algérie, Ed.Albin Michel, 1979.

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Autres réseaux

« Un autre réseau était basé en Espagne. Un amiral qui pos sédait une flottille de pêche sur la côte marocaine à Larache et qui était très intéressé par la pêche sur la côte algérienne après l’indépendance, nous informait régulièrement sur le mouve­ment des navires de guerre de la marine militaire française en Méditerranée et même dans l’Atlantique. Il nous avait égale­ment permis d’identifier certains agents des services secrets français qui opéraient dans la partie Nord du Maroc.

J’avais mis cet agent en contact avec notre résident à Tanger, Mohamed Fasla, inspecteur d’académie. La corres­pondance par poste de nos divers agents en Europe arrivait chez le gardien de l’antenne de Tanger de la Voix de l’Amérique, Omar Kazi Tani. Le courrier en provenance de Aziz Chadli (patron du restaurant parisien) à Paris était ache­miné par liaison spéciale jusqu’à Barcelone. Parfois nous uti­lisions contre paiement entre Paris et Casa, Oran et Casa, un chef de cabine de la compagnie Royal Air Maroc.

Certains agents se trouvaient en Algérie.A Alger, au niveau de la délégation générale, Salah

Bouakouir était chargé des affaires économiques. C’était grâce à lui que nous avions eu tout le dossier sur le fameux plan de Constantine du général de Gaulle, mais surtout une étude détaillée sur les recherches de pétrole au Sahara algérien. Cet agent avait été assassiné plus tard par l’OAS. Le second agent à Alger était un officier supérieur de l’armée française. Son utilisation n’avait pas été possible faute d’une liaison fiable malgré sa disponibilité.

A Constantine, le pharmacien Ahmed Bentchicou qui était sénateur, mis en contact avec une antenne de la DDR à Genève, avait joué un rôle remarquable dans la liaison avec la Wilaya II du Nord Constantinois.

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A Oran également, Benchehida, magistrat, avait servi d’agent de liaison et de boîte aux lettres.

A Orléansville (Chlef), Abla Khatib qui faisait la navette Alger- Casa, était un important agent de liaison avec la Wilaya IV. D’autres agents de liaison avec l’Algérie avaient également activé, comme Omar Bentchouc commerçant entre Tlemcen et Alger, Toumi, steward de la compagnie Air Algérie entre Oran et Alger, Boumediene Malamane buraliste à Maghnia. Ce dernier avait établi dès 1957 un important contact avec un lieutenant du génie de l’armée française. Il était à la tête d’une section ou d’une compagnie qui s’occupait de l’entretien du barrage frontalier sur la portion allant de Ras Asfour jusqu’à Port Say (Marsat Ben M’hidi). Entre autres renseignements stratégiques qu’il avait fournis, il avait établi à notre demande un plan calque détaillé de cette partie du barbelé avec toutes les installations, le transport et surtout l’emplacement des radars anti-tirs de canon ou de mortiers.

Tous les dossiers jugés important étaient remis à Toufik qui les remettait en mains propres à Boussouf.

La partie des réseaux d’information allait se poursuivre jusqu’à la veille de l’indépendance. Les réseaux implantés au Maroc n’avaient d’autres objectifs que ce qui concerne l’Algérie de près ou de loin et évidemment la présence fran­çaise dans ce pays dans ses activités touchant à l’Algérie. La plupart des agents étaient Algériens, mais il y avait des agents marocains et des étrangers. La SRM complétait un autre service dit service opérationnel qui s’occupait spécia­lement de la surveillance aux frontières que la DDR avait implanté début 1959. »1

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La force du renseignement algérien

Au début de l’année 1961, le MALG prit de l’envergure à tel point que les observateurs français le considéraient comme « le ministère de la défense », d’autres pour celui du ravitail­lement, chacun interprétait à sa manière la mission du minis­tère de Boussouf ; mais personne n’a pu à l’époque percer le secret de ces méthodes de travail. Grâce à la valeur des cadres d’élite, activant dans la clandestinité, structurés en fonction des principes du cloisonnement horizontal, Boussouf actionna une armée secrète. Face à cette organisation bien huilée et imperméable, les services secrets français échouè­rent sur plusieurs plans.1 Un service, poursuivra Ould Kablia, que « la France n’a jamais réussi à pénétrer » et que « le Mossad lui-même avait avoué que c’était un des services les plus hermétiques ».2

Quant à Brahim Lahrèche, un autre cadre du MALG : « La technique de renseignement pratiquée par Boussouf et ses proches collaborateurs, on ne la trouvera nulle part parce qu’elle n’a pas été copiée. Elle illustre le génie algé­rien. Boussouf camoufla l’identité de ses proches collabora­teurs, avec des pseudonymes et tissa un large réseau d’agents pour protéger les arrières de la Wilaya V. Même les autorités marocaines ont été impuissantes pour connaître « le côté caché de l’iceberg. »3 Comme le précise notamment le général Lewal, en 1883, « s’il est utile de connaître les des­seins de l’adversaire, il est encore plus important de l’empê­cher de savoir les nôtres. »4

1) Mohamed Lemkami, op. cit.2) El Watan du 16 décembre 2004.3) Brahim Lahrèche, op. cit.4) Bertrand Warussfel (1996), Histoire de l’organisation du contre-espionnage

français entre 1871 et 1945.

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Aussi avec la réorganisation de ses services (en 1960), Boussouf avait réussi à brouiller les données recueillies par les services secrets français qui n’ont jamais réussi à élaborer un organigramme fiable comme en atteste Mohamed Nedjadi ex­cadre du MALG :

« Les services de renseignement de la Révolution avaient pris une ampleur et une dimension extraordinaires. Leur effi­cacité inquiétait l’ennemi qui leur accordait une attention par­ticulière.

Dans une synthèse n°8.836/206/104/TS, datée du 11 décembre 1958, la « Délégation générale du Gouvernement et Commandement en Chef des forces françaises, 10e région militaire, centre de coordination interarmées, section P » donnait sa vision sur les services de « renseignement et contre-renseignement rebelles ». Cette synthèse limitée à 20 exemplaires et frappée du sceau « très secret », s’efforçait de reconstituer l’organigramme de notre organisation et d’iden­tifier les responsables.

Quelques notes de cette synthèse :1/ « Il n’est pas possible, à l’heure actuelle, de définir de

manière précise le rôle de la direction du SR. »2/Dans ce rapport de l’ennemi, il se demande si cette direc­

tion a des « archives importantes, un rôle de centralisation » d’après lui « cela n’est pas apparu clairement ».

Apparemment, les éléments recueillis par les services fran­çais sont fragmentaires, incomplets et parfois contradictoires et par mesure de prudence les terminologies utilisées sont conservées en l’état, c’est-à-dire recopiées intégralement. Ils constatent une réorganisation « des services spéciaux rebel­les ». Ils notent que cette réorganisation a coïncidé avec la for­mation du GPRA et pouvait être une évolution rendue néces­saire. Ils estiment remarquable l’association des transmis­sions au renseignement et contre-renseignement ainsi que le

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fait que désormais renseignement et contre-renseignement forment deux directions distinctes à l’intérieur du même ministère.

Beaucoup de confusion apparaissent dans leur évaluation dues souvent à la méconnaissance des organigrammes.

Quant à l’identification des différents responsables, ils en étaient restés aux pseudonymes. Bien souvent, ils n’arrivaient même pas à connaître le nom du responsable d’un service important comme celui du responsable de la DVCR à Oujda.

Ce qui montre que le secret qui a présidé à la création de nos services, les méthodes draconiennes de clandestinité dans les centres d’exploitation et les cloisonnements strictes impo­sés n’étaient pas faits pour leur faciliter la tâche.

L’ouverture du centre de Bouarfa (Maroc), conçu selon les méthodes habituelles de discrétion, échappe totalement à la perspicacité de l’ennemi. Il est vrai que la parfaite symbiose entre les services de renseignement aux frontières et les com­mandements des unités de l’ALN ne permettait pas souvent de faire la part des choses, ce qui explique les déductions erronées des services français. Nos services installés du Nord au Sud de la frontière disposent de centres de commandement et d’exploita­tion à Ahfir, Oujda, (1 et 2) et Bouarfa.

Alimentés par les différents services d’écoute qui captaient et décryptaient, bien souvent avec succès, les messages des forces de l’ordre françaises, nos services de renseignements en faisait profiter les Wilayas IV, V, VI dépendant de l’état-major Ouest et dont ils couvraient les activités.

Dans leur rapport d’évaluation les SR français sont confrontés à l’énigme des noms des responsables des Services secrets de la Révolution.»1

1) Nedjadi Mohamed Mokrane, Colloque international sur la création et l’évolution de l’ALN, les 2, 3 et 4 juillet 2005 à Saïda.

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Dans cette guerre de l’ombre, faudrait-il notamment souli­gner le rôle de « bouclier » mené par les services de la DVCR : « Grâce à nos services, rajoute Mohamed Nedjadi, combien de valeureux combattants, combien d’unités ont pu échapper à un encerclement, à un ratissage ou à une opération réputée secrète et destinée à les anéantir. L’ennemi n’avait pas conscience de l’importance de nos services, il les sous-esti- mait ; et notre efficacité était tributaire de son ignorance. Ainsi, nous étions longtemps de mieux en mieux armés, et la guerre eut duré plus longtemps, l’ennemi aurait perdu.

Bien souvent, il recevait des leçons dans toutes les spé­cialités qu’il croyait être de son exclusivité, dans une tech­nicité qu’il ne pensait pas un seul instant pouvant lui être discutée. Très souvent les officiers spécialisés ennemis assistaient impuissants et incrédules devant l’échec de leurs tentatives de noyautage ou à l’inefficacité de leur système d’intoxication.

Nos services étaient ignorés des pays amis, ce qui nous a permis parfois d’apprendre de bien belles sur la solidarité ouvertement proclamée de certains pays frères, eux-mêmes noyautés parce que vulnérables. Il fallait tout savoir sur l’en­nemi, tout connaître de ses services, des moyens qu’il utilisait, des hommes, des unités à qui était confié le travail de la sub­version, la propagande, l’action psychologique, etc. Il impor­tait également de combattre l’ennemi sur son propre terrain, l’impressionner, le démoraliser, le diviser et cela dans les sec­teurs d’activité politique, économique, diplomatique, social, culturel et bien sûr avant tout militaire.

En un mot, il fallait répondre ponctuellement et globale­ment à sa tactique, à sa propagande forcenée qui a voulu faire de nous d’abord, puis successivement des bandits, des mécon­tents et enfin l’évidence s’imposant, des braves puis des repré­sentants valables, interlocuteurs de leur peuple.

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L’ennemi se rendait progressivement compte que son combat n’était pas le bon et que la justice de notre cause finirait par tout emporter, que l’idéal le plus pur était de notre côté, que la mis­sion « civilisatrice » de la France, pays beau, grand et généreux, selon les proclamations officielles, s’estompait et échouait mal­gré l’impressionnant dispositif militaire.

Sur tous les terrains et dans tous les domaines, notre action fut couronnée de succès. Les désertions multiples de légion­naires et de jeunes du contingent, la collaboration librement consentie de certains Français avec nos services en firent des manifestations concrètes. »'

Ce constat d’échec des services français est également confirmé par d’autres cadres du MALG. Pour le colonel Hocine Senoussi, la force de la Révolution algérienne résidait dans le fait qu’elle était dotée d’un seul et unique service de renseignements. »2

C’est là l’une des erreurs que Boussouf a su éviter en mono­polisant le renseignement afin d’éviter l’anarchie qu’ont connue les services secrets français, comme le confirme, en 1908, le lieutenant colonel Nicholas Rollin, dernier patron de la section statistique, avant sa dissolution en 1899. « L’espionnage et le contre-espionnage, disait-il, sont assurément connexes et cette connexité exigerait que, soit pendant la paix, soit pendant la guerre, résultats de l’un et l’autre, fussent centralisés dans la même main. On ne peut donc que regretter la dualité actuelle qui existe entre deux services partagés entre le ministère de la Guerre et la Direction de la sûreté générale »

En 1933, Joseph Crozier (alias Pierre Desgranges), ancien officier SR, notait également : « Les services de contre-espion- nage français s’appuient sur des principes anciens... Ces servi­ces bornent leurs activités aux seules questions militaires et

1) Nedjadi Mohamed Mokrane, op. cit.

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négligent, par conséquent, le champ aussi vaste qu’utile de la politique, du commerce et de l’industrie dans un monde dont ces éléments sont des piliers. Les services français n’ont pas à leur tête ce chef invisible et presque immuable. »1

Ces déclarations confortent notamment la thèse selon laquelle Boussouf a réalisé en trois ans (1957-1960), ce que les services français n’ont atteint qu’après soixante-quinze ans de tâtonnement (1871-1945).

De fait, Si Mabrouk avait pris conscience très tôt, grâce à sa vision globale du conflit, que le caractère même de la guerre évoluait rapidement. Eviter le choc frontal et essayer d’empor­ter la décision par d’autres moyens. Le conflit est devenu une guerre totale laissant une large place à l’innovation technique. Chaque partie rivalisait pour aller chercher le renseignement au plus loin, renseignement qui ne fut d’ailleurs plus exclusive­ment de nature militaire. On s’intéressera à l’économie de l’ad­versaire, à sa force morale pour continuer cette guerre d’usure. C’est le facteur principal qui poussera au développement des techniques de la guerre subversive et qui expliquera la montée en puissance d’une de ses parades : le contre-espionnage. Boussouf a exploré tous les éléments pouvant contribuer à per­cer les secrets de l’ennemi. Grâce à une politique souple de recherche de renseignement amorcée par un coup de maître : ses agents ont réussi à infiltrer le cœur du dispositif français comme nous l’avons vu antérieurement. Il a démontré que sa stratégie était supérieure à celle des services français (SDECE, DST, etc). Il a su éviter les actions anarchiques et redondantes d’un trop grand nombre de services en centralisant le rensei­gnement. De relativement passif (collecte d’informations par l’écoute), le rôle des SR est donc devenu particulièrement actif, avec notamment la recherche du renseignement sous toutes ses

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formes (militaire, politique, économique, social, etc.) pour gagner en efficacité. Boussouf a donné au renseignement sa dimension scientifique par la formation d’une intelligentsia et par l’apprentissage des techniques les plus diverses.

Une démarche qui semble motivée par l’existence de plu­sieurs facteurs concomitants : d’une part, l’absence de structu­res modernes au début de la Révolution nécessitant un appel à toutes les bonnes volontés, comme à toutes les innovations du moment, afin de combler un retard certain en matière de collecte et d’analyse du renseignement. Et d’autre part, une volonté très cocardière mais salvatrice de ne pas être dépassé dans ce domaine par l’adversaire.

Etant conscient des risques, tant extérieurs qu’intérieurs, que comportait l’acquisition de l’indépendance, Boussouf a déployé cette force de frappe, son armée secrète, pour proté­ger la Révolution. Il a su en éloigner, neutraliser ou en mini­miser les dangers, les menaces et les risques. « Boussouf, mort, fait trembler beaucoup de vivants, ceux qu’il a empê­chés de porter atteinte à l’enjeu de la Révolution. Il les a neu­tralisés à temps et a su les éloigner, pour permettre à la Révolution de progresser selon un rythme défini par les rap­ports de force à l’échelle aussi bien mondiale que nationale... Il a su appliquer la seule méthode efficace de la sécurité natio­nale en sachant combiner 3 rapports : l’enjeu et le risque, le rapport de force externe et enfin le rapport de force interne. Leur synthèse est la solution optimale qui protège et encou­rage l’enjeu et réduit les risques. Boussouf a compris le rap­port de force à l’échelle planétaire marqué par le conflit Est- Ouest, la guerre froide et la naissance de non-alignement.

Il connaissait le rapport interne : le conflit entre le natio­nalisme libérateur et le réformisme colonialiste. »‘

1) Maâmar Boudersa, « Lire Boussouf », in Demain l’Algérie.

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Paroles de « malgaches »

Brahim Lahrèche, ex-cadre du MALG : « Malgré sa myopie remarquable, il était d’une intelligence supérieure à la moyenne. Il possédait un sens de l’organisation aigu et une mémoire prodigieuse. Il avait aussi la passion du détail et une obsession pour la qualité.(...) Lors d’une réunion, Si Mabrouk avait déclaré à l’assistance de retenir la citation de Ben M’hidi « Soyez vous-mêmes ! » L’une des caractéristiques du génie de Si Mabrouk (son nom de guerre), c’était de ne jamais s’avouer vaincu. »1

Abdelkrim Hassani, ex-cadre du MALG : « Abdelhafid Boussouf était un élitiste, une véritable icône de la Révolution et un combattant de la première heure... Boussouf n’avait d’autre école que la Révolution qu’il a servie et à laquelle il s’est dévoué.... Sa bravoure et son humanisme étaient tels que lors d’une bataille aux environs d’Aïn Temouchent, nous avons tué plusieurs soldats colons mais Boussouf ordonna expressément de laisser la vie sauve à une jeune Française de 16 ans. Lorsqu’elle fut remise aux siens, la captive témoigna que ses ravisseurs ne sont pas des fellegas « Il m’ont soigné et traité décemment », a-t-elle avoué. L’impossible chez Boussouf n’existait pas, sa devise était d’essayer toujours quelle que soit la situation. Il était d’une intelligence excep­tionnelle et d’une grande curiosité scientifique. Mais aussi il avait un optimisme sans limites quant à l’issue finale de la révolution, sans pour autant avoir une quelconque ambition personnelle. »2

1) Brahim Lahrèche, Algérie, terre de héros, imprimerie El Maâref, Annaba.

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« Boussouf était l’un des premiers à être totalement convaincu de la nécessité de la révolution armée, à un moment où d’aucuns craignaient la puissance de la France coloniale... Il était un élitiste, une véritable icône de la Révolution et un combattant de la première heure. Il avait les qualités de Larbi Ben M’hidi, a côtoyé Benboulaid et a connu feu Houari Boumediene. Il est impératif d’inculquer les valeurs et les vertus du patriotisme et l’amour de la patrie à la jeunesse algérienne menacée aujourd’hui par la nébuleuse du terrorisme, la trahison et la félonie. Des dangers autrement plus pernicieux que l’occupation française elle-même »...

« Boussouf n’avait d’autre école que la Révolution qu’il a servie et à laquelle il s’est dévoué.»1

Abderrahmene Benatia, ex-cadre du MALG : «Le cur­sus révolutionnaire de Abdelhafid Boussouf dit Si Mabrouk est constellé de faits d’armes. Doté d’une intelligence hors pair et rigoureux dans le choix des hommes, Boussouf s’est forgé une personnalité de combattant et de fonceur appuyé par des militants convaincus. Il a été l’instigateur des premiers grou­pes de moudjahidine à Mila. En marge des sanglants événe­ments du 8 mai 1945, il se distingua par l’organisation d’une rébellion contre le colonialisme en lançant à Mila des actions de lacération des emblèmes français. Combattant de la pre­mière heure et ayant l’amour de la patrie dans les tripes, il activa sans relâche au sein du Mouvement du triomphe des libertés démocratiques. »2

Brahim Lahouassa, ex-cadre du MALG : « En 1961, Abdelhafid Boussouf, dans un souci de renforcer les moyens de luttes des moudjahidine, envoya pour une formation en

1) Abdelkrim Hassani in El Moudjahid, 1er janvier 2008.2) Abderrahmene Benatia, 27e colloque sur Boussouf, à Mila le 31 décembre 2007.

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Tchécoslovaquie 83 cadres algériens et a été l’architecte de la création de pas moins de 10 directions au sein du MALG, tout comme il fut à l’origine de la création par des techniciens algé­riens de la « Radio libre » qui diffusait à partir du Maroc... Il était le régulateur du conseil du GPRA et son rêve était de bâtir une Algérie forte et indépendante. En 1962 il a lâché le pouvoir après avoir accompli son devoir. De l’étranger, il aver­tissait, grâce à ses contacts, feu Houari Boumediene sur les conspirations françaises autour du pétrole algérien. »x

Ali Cherif Deroua, ex-cadre du MALG : « Boussouf paraissait très renfermé. Bien au contraire, sous un aspect sévère, il était très ouvert dès que la discussion devenait inté­ressante.

Les autres traits de son caractère sont : l’intelligence, la malice, la provocation, son esprit cartésien, ses capacités de tra­vail, sa curiosité, son sens de l’organisation... En janvier 1960, Boussouf invite le colonel Lotfi, de passage au Caire, et lui déclare : « Lotfi, les Français ont fait en 1789, une révolution qu’ils exploitent jusqu’à ce jour. Nous, nous avons fait une Révolution aussi grande, dont nous ne sommes pas à la hau­teur, car elle est déjà partie, en nous laissant dans un oued. »

Cette réflexion, à elle seule, donne une idée de son carac­tère, de sa valeur, de sa lucidité et de ses prévisions futures sur l’Algérie... Comme chaque individu, Boussouf n’était pas exempt de défauts dont le plus visible était une méfiance vis­cérale... La majorité des gens voit Boussouf en militaire, colo­nel, oubliant qu’il était, avant tout, un homme politique de valeur. »2

1) Brahim Lahouassa 27e colloque sur Boussouf, à Mila le 31 décembre 2007.

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Abdelmadjid Maâlem, dit Bezouiche, ex-cadre du MALG : « Le colonel Abdelhafid Boussouf (Si Mabrouk) marquera d’une empreinte indélébile ma mémoire et même ma personnalité. Plus que tout autre responsable, il a inculqué en moi le devoir de servir non point tel ou tel bataillon, telle ou telle Wilaya, mais de servir l’Algérie. Dans les moments les plus délicats de notre guerre de libération, il nous répétait inlassablement ce mot d’ordre. Et j’en ai tiré grand profit. »'

« Au MALG, Abdelhafid Boussouf occupait un bureau situé dans la plus grande pièce du 1er étage. Mais ledit bureau était vide, la plupart du temps. Si Mabrouk, en homme de terrain, se déplaçait continuellement... La simplicité, la modestie et l’humilité étaient des qualités que Si Mabrouk avait su si bien inculquer aux combattants du MALG. »2

Ali Hamlat, ex-Cadre du MALG (répondant à la question : Avec le recul, quels sentiments évoque en vous cette figure disparue de la Révolution ?) :

« Un sentiment de grande admiration. Il fut, en effet, un modèle d’engagement et d’exigence. Un sentiment de recon­naissance, aussi. Il nous a inculqué le sens du sacrifice pour la patrie et la passion du travail parfait. Sans l’empreinte d’Abdelhafid Boussouf qui nous a, pour ainsi dire, façonnés à son image, nous n’aurions jamais pu nous distinguer à travers le dévouement, la détermination et la rigueur qui nous furent reconnus. L’aspect le plus méconnu d’Abdelhafid Boussouf concerne, cependant, le détachement qu’il a manifesté vis-à-vis de l’exercice du pouvoir. A la veille de l’indépendance, il avait refusé de s’impliquer dans le conflit qui opposait l’état-major au GPRA qu’il assimilait à une lutte fratricide. Il nous avait expres-

1) Abdelmadjid Maâlem, entretien accordé à la Revue El Djëich, le 21 février 2006.2) Abdelmadjid Maâlem, Témoignages de Bézouiche, T.3 Bezouiche le malgache,

ANEP, 2006.

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sément recommandé une attitude de neutralité, nous adjurant, avec une rare conviction, de regarder résolument vers l’avenir en réservant nos forces à la reconstruction de l’Algérie... Si Abdelhafid Boussouf (Si Mabrouk) lequel, tout homme de pou­voir qu’il n’était pas, était très pragmatique, nationaliste et mili­tant déterminé de la cause nationale. »1

Mohamed Lemkami, ex-cadre du MALG : « La clandes­tinité s’était avérée pour nous une grande école. Elle nous avait permis de parfaire notre formation, d’apprendre la maî­trise de soi, la patience, l’endurance et le travail bien fait. C’était là la vraie école de Boussouf. »2

« C’est un personnage de légende. Il incarnait le militant et le patriote authentique. Il a été un fervent nationaliste dès son plus jeune âge.

Il a tout donné pour son pays, la preuve, il est décédé à cin­quante-deux ans à la suite des efforts surhumains qu’il a consentis à l’Algérie.

Il était doué d’un sens exceptionnel de l’organisation et de l’efficacité. Je me souviens d’un fait que seul un homme de son envergure peut réaliser. Il a ainsi réussi à faire entrer par des frontières hermétiques plusieurs hélicoptères en pièces détachées qu’il destinait, une fois reconstituées, à larguer à basse attitude des armes aux moudjahidine. Bien mieux, Boussouf était un visionnaire et œuvrait pour la prise en charge du pays, une fois l’indépendance recouverte. »3

Document du MALG

« Boussouf a joué un grand rôle d’équilibre au sommet de la révolution soit au niveau du CNRA ou au niveau du GPRA.

1) Ali Hamlat, entretien, in Le Soir d’Algérie du 24 juin 2008.2) Mohamed Lemkami, Les hommes de l’ombre, ANEP, 2004.

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Il arbitrait parfois en cas de litige entre les membres diri­geants, parfois en souplesse et parfois vigoureusement et ce dans le but de garder la cohésion au sein du groupe, dans le respect de la hiérarchie et la prise de décision collective. Ses prérogatives lui ont donc permis d’activer dans différentes directions.

Boussouf joue également un rôle d’équilibre avec les fric­tions entre l’EMG (Boumediene ) et le GPRA.

Ses nouvelles prérogatives lui permettent d’agir dans de nombreuses directions puisque :*11 oriente l’action de l’EMG en sa qualité de membre du

CIG. Assure surtout la tutelle des élèves officiers en formation dans les académies militaires d’Egypte, de Syrie, d’Irak, URSS, Chine.

*Fournit la matière informative collectée par ses relais au ser­vice de l’information (presse, radio « Voix de l’Algérie libre »).

*Contribue de manière particulièrement importante à l’ac­tion diplomatique engagée sur le plan régional (conférence de Tanger du 27 au 30 avril 1958 ; Conférence de Tunis du 7 au 20 juin 1958) où il plaide des dossiers sur les frictions et contentieux politiques et militaires engendrés par la présence de l’ALN et des réfugiés algériens en territoire marocain et tunisien, et ce, afin de renforcer la solidarité nécessaire à l’harmonie entre les trois pays frères face à un adversaire commun.

*Fait traiter par le centre d’étude et d’exploitation (base Didouche Mourad Libye) les grands dossiers militaires, politi­ques et économiques liés aux prochaines négociations avec la partie française

*Laisse l’initiative à ses collaborateurs et de larges préroga­tives.

*A l’indépendance, il a laissé des centaines de cadres dans les domaines névralgiques ou de souveraineté tels que :

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- La sécurité intérieure et extérieure de l’Etat.- Les transmissions et le chiffre.- L’administration centrale et préfectorale.- Les affaires étrangères.- La radio nationale.- Les télécommunications.- La police.- La gendarmerie, etc. »1

1) « Abdelhafid Boussouf ou la stratégie au service de la révolution », document du MALG, 31 décembre 2001.

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Conclusion

Contrairement à d’autres, Abdelhafid Boussouf a un bilan achevé qui se passe de commentaire, disait Dahou Ould Kablia, ex-cadre du MALG. « Il a créé et développé le service des transmissions qui a permis la formation de plus de 800 opérateurs en 6 ans. Il a créé et animé la Radio Saout El Djazaïr qui diffusait la voix du FLN. Il a créé l’Ecole des cadres de l’ALN où ont été formés des dizaines de jeunes au service de la lutte. Il a créé un service de renseignements puissant et efficace qui plongeait ses racines au cœur du pouvoir français et qui alimentait en informations précieuses l’EMG, le GPRA et notre diplomatie à l’extérieur. En prenant le relais de l’ar­mement et de la logistique, il a fourni dans les conditions les plus complexes mais les plus sûres des milliers de tonnes d’ar­mement aux unités frontalières de l’ALN à l’Est et à l’Ouest, représentant 95% du budget du MALG.... Enfin il a légué à l’Etat algérien naissant des centaines de cadres qui ont pris en charge les services essentiels et sensibles de l’Etat en matière de télécommunications, de sécurité, d’administration et de diplomatie. »1

Avec un tel bilan, rares sont ceux qui auraient renoncé au pouvoir. Mais Boussouf l’a fait.

Contrairement à ce que font la plupart des hommes, Boussouf s’est contenté de la conscience qu’il avait de possé­der cette autorité elle-même, sans avoir besoin ni de ses mar­ques extérieures ni de son uniforme. Il était ambitieux, mais il

1) Dahou Ould Kablia, Conférence de presse à la Bibliothèque nationale du Hamma. le 8 juin 2006.

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ne cherchait pas la gloriole. En véritable et authentique joueur intellectuel, il n’aimait que les valeurs positives du pouvoir, mais non leurs insignes.

Boussouf possédait l’habileté suprême, la plus haute, la plus pure, qui consisterait à s’oublier lui-même et ses intérêts ; cette dernière habileté qui voudrait qu’après ce coup de maître il se retirât, à son âge et dans sa situation : au sommet du succès. Il s’était acquitté de sa mission, d’une manière parfaite et digne d’éloges. « Au-delà des querelles des personnes et des ambitions de chacun dans la course au pouvoir, Si Mabrouk est resté digne, discipliné à l’égard de son pays. Il était de ceux dont la culture de l’Etat était restée semée dans son substrat militant... Un exemple de bravoure, d’honnêteté politique et morale que l’histoire retiendra. », dira Boudjemâa Haïchour.'

Avec son intuition subtile, Boussouf sent le danger ; il voit approcher des jours critiques. Il voit déjà se dessiner l’horizon politique les luttes tragiques entre les chefs de la Révolution, entre GPRA et état-major. Le 22 juin 1962, il adresse une der­nière instruction dans laquelle il demande à ses services de s’abstenir de prendre position dans la crise et d’être à la dis­position du pays, quel qu’en soit le vainqueur.2

Il savait qu’aux époques marquées par le destin il y a des situations qu’un habile diplomate fait mieux d’éviter. Comme il n’ignorait pas du tout l’art corrélatif, l’art des arts en politi­que : savoir s’effacer assez tôt. C’est pourquoi il a préféré quitter l’arène politique.

Contrairement à ce que prétendent ses détracteurs, il n’a jamais été écarté par ceux qu’il a formés. Des propos que nous appuierons par le témoignage du moudjahid Ali Kafi :

1) Boudjemaâ Haïchour, « Boussouf, l’homme du secret et de l’ordre », 19ecolloque sur Boussouf à Mila.

2) Voir instruction en annexe.

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« 25 mai-7 juin 1962 dernière session du CNRA à Tripoli.... Le groupe (22 responsables) représentant toutes les

Wilayas de l’intérieur, la Fédération de France, la Tunisie, le Maroc et des membres du GPRA et du bureau du CNRA. Le but était de trouver une formule acceptable pour tous, pour permettre la poursuite des débats, à partir d’une proposition prenant en compte trois principes :

*Nécessité de respecter la légitimité (position défendue par la Wilaya II).

*Nécessité d’éviter tout ce qui pourrait mener à la rupture, ainsi que tout ce qui pourrait nuire à la Révolution algérienne sur le sol libyen - ce qui créerait chez le peuple libyen une grande déception, lui, qui nous a longtemps admirés et glori­fiés et nous a apporté une aide considérable.

*Nécessité d’apporter un démenti net aux prévisions de l’ennemi, qui prévoit l’installation de l’anarchie en Algérie après le départ de la France.

Le groupe se mit d’accord sur la formation d’un Bureau politique composé de 7 membres (Aït Ahmed, Ben Bella, Bitat, Boudiaf, Khider, Krim Belkacem, Benalla). Quant à Boussouf et Bentobal, ils se sont désistés volontairement dans le but de faciliter cette solution. Une telle position responsable à l’heure des grands déchirements, mérite respect et considéra­tion », écrivait Ali Kafi dans ses Mémoires.1

Respect et considération comme le souligne également Rédha Malek, avec son hommage rendu aux membres du GPRA : « Il convient de rendre hommage à un Benkhedda, à un Krim, un Bentobal, un Dahlab, un Boussouf - lequel veille au grain dans les coulisses - qui ont pu, sans perte de temps excessive, réunir le CNRA, limiter les débats à la seule négo-

1) Ali Kafi, Du militant politique au dirigeant militaire Mémoires (1946-1962) Casbah Editions (2002-2004).

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dation, et faire en sorte que ceux-ci ne s’éternisent pas. Entre le 19 et le 22 févirer, les délégués des Rousses disposent de quarante-huit heures pour souffler, préparer leur rapport et se rendre à Tripoli. Il a fallu au CNRA six jours seulement, y compris les séances de nuit, pour des textes dont il prenait connaissance pour la première fois. »'

Ceci dit, «Boussouf ne s’est pas totalement retiré de la poli­tique, précise Dahou Ould Kablia. Il a continué, comme Messaoud Zeggar - un autre malgache célèbre, homme lige de l’ex-président Boumediene - à travailler pour l’Algérie. Les deux hommes étaient versés, il est vrai, dans le commerce des armes. Grâce à leurs carnets d’adresses, ils ont rendu beau­coup de services au pays; ils ont permis la formation de lobbys pro-algériens aux Etats-Unis, par exemple.»2

Selon Dahou Ould Kablia, Boussouf a légué à l’Algérie post­indépendante : 8 généraux, 65 colonels, 2 chefs de gouverne­ment, 21 ministres, 19 walis et 35 ambassadeurs.

« En 1964, il assiste au congrès du FLN tenu à Alger du 16 au 21 avril 1964, sans pour autant avoir à intervenir mais dis­posé à répondre à toutes les attaques.3

Depuis cette date jusqu’à sa mort à Paris, le 31 décembre 1980, il n’a jamais donné d’interview à qui que ce soit, ni donné son point de vue de façon officielle.

Il est mort dans son appartement à Paris, en présence de sa femme, à l’issue d’un arrêt cardiaque alors qu’il discutait au téléphone avec Si Mohamed Fqih Basri, opposant marocain qui lui avait téléphoné pour lui présenter ses vœux pour la nouvelle année. »

1) Redha Malek, L’Algérie à Evian, Histoire des négociations secrètes 1956-1962, Editions ANEP, 2001.

2) Dahou Ould Kablia, op. cit.

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Quant au MALG, à l’instar du GPRA, il sera dissous et ses membres se reconvertiront, pour la plupart, dans la haute admi­nistration. « Cependant, comme tous les combattants aguerris, ces hommes et ces femmes, dont l’effectif final frisera le millier au 19 mars 1962, soit environ l’équivalent de quatre bataillons de choc, porteront à jamais les séquelles de leur combat. La clan­destinité et la rigueur dans laquelle ils ont été formés marque­ront à jamais leur personnalité et feront d’eux des hommes et des femmes, des citoyens qui serviront à divers échelons leur pays dans la discrétion, la retenue, ...et le silence ! »l

« Pourquoi leur rendre hommage à tous? » s’interroge Ali Chérif Déroua, un ex-cadre du MALG : « La Révolution algé­rienne est assez sublime pour donner à chacun de ses fils qui le mérite, sa part de gloire sans avoir à ternir les autres.

Comment faire aimer la Révolution à nos enfants, si ceux qui la dirigeaient, ceux qui en étaient les combattants de l’indépen­dance passaient la plupart de leur temps à la discréditer, à « régler leurs comptes », à ternir l’image de l’autre ou des autres.

Chaque combattant devrait être fier d’avoir appartenu à cette génération qui a libéré l’Algérie de l’une des plus grandes puissances colonialistes de l’histoire de l’humanité. Jusqu’à ce jour, l’ennemi d’hier n’a pas encore digéré la perte de la perle de son empire, à savoir notre pays, ni sa défaite devant un peuple disposé à mourir pour son indépendance.

Par sa foi, sa volonté et son esprit de sacrifice, le peuple algérien a mis fin à cent trente-deux ans de colonisation.

Cette Révolution, mémoire collective de tout un peuple, a été, est et sera le ciment et le garant d’un futur commun irré­versible et un patrimoine moral indéfectible. »2

1) Dahou Ould Kablia, op. cit.2) Ali Cherif Deroua, « 20 août 1956, le congrès de la Soummam vu autrement » in

L’Expression du 18 août 2007.

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La délégation du GPRA en Yougoslavie,

La délégation du GPRA en Chine populaire.

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La délégation du GPRA au Maroc.

La délégation du GPRA au Maroc.

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La délégation du GPRA au Maroc.

La délégation du GPRA en Egypte.

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Abdelhafid Boussouf et Ferhat Abbas

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Table des matières

Préface................................................................................. 7Introduction........................................................................ 9

CHAPITRE I : A l’école de la révolution....................................19Du PPA à l’OS....................................................................25Première trahison............................................................. 29Skikda................................................................................ 32

CHAPITRE II : En attendant l’heure «H»...............................35Si Lahbib............................................................................37Bounouara.........................................................................40Souple comme une anguille.............................................. 41Oran................................................................................... 43« La troisième tendance »................................................ 45Si Abdallah.........................................................................53Ultimes préparatifs........................................................... 58Confiance et optimisme.................................................... 59Si Mabrou...........................................................................61Un silence de plomb..........................................................66Le « Dina »........................................................................ 67

CHAPITRE III : L’heure des braves................................ 73Quelques batailles............................................................. 78Séjour à Zoudj El Béghal...................................................81Reconquête du territoire.................................................. 82« Base 15 ».........................................................................84« Là où l’homme échoue,l’organisation triomphe ».................................................86

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CHAPITRE IV : La bataille de l’information............................89« Il faut foncer ! ».............................................................94Consignes tactiques.........................................................97« La fille chérie de Boussouf ».........................................98Le fameux ANGRC9....................................................... 102Les « oreilles » de la Révolution.................................... 105Rencontre avec Boussouf............................................... 107La vie dans un centre d’écoute.......................................109La guerre du chiffre......................................................... 111«Ici la voix de l’Algérie libre et combattante. »............. 118La guerre psychologique.................................................123Ripostes...........................................................................128

CHAPITRE V : L’armée secrète..............................................135Si Mabrouk le pédagogue...............................................140Rencontre au maquis avec le Colonel Lotfi................... 142L’école des cadres........................................................... 145La promo « Ben M’hidi »................................................147Un stagiaire parmi tant d’autres.................................... 149Quelle formation ?.......................................................... 152La machine de renseignement....................................... 156Le MALG......................................................................... 161Dans les services opérationnels..................................... 168Le centre nerveux de la Révolution................................172Rôle de la base Didouche dans la préparationdes négociations d’Evian................................................ 177La main paternelle de Si Mabrouk.................................179Les archives de la Révolution........................................ 180

CHAPITRE VI : Forcer le blocus.............................................183« Saint Briavels »........................................................... 186Chitane...........................................................................195Le « Bulgaria »................................................................198

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« Le coup du berger ».................................................... 200La troisième force...........................................................206Kheirat.............................................................................207Probable solution........................................................... 208Le Service spécial S4........................................................211Coup de maître................................................................ 215Ahmed Bentchicou.......................................................... 219Fabriquer ses propres armes..........................................225Pablo................................................................................226Mahmoud l’argentin.......................................................230

CHAPITRE VII : La guerre secrète..........................................237Sabotages et assassinats.................................................240Infiltrations ratées.......................................................... 245Au cœur du dispositif français....................................... 248Autres réseaux.................................................................254La force du renseignement algérien.............................. 256Paroles de « malgaches »............................................... 263

Conclusion....................................................................... 271Annexes............................................................................281Sources bibliographiques............................................... 307