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« Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. » (Lénine, 1902, Que faire ?) Les classiques du matérialisme dialectique Nicolas Machiavel – Le Prince (1532) Parti Communiste Marxiste-Léniniste-Maoïste de France

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« Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. »

(Lénine, 1902, Que faire ?)

Les classiques du matérialisme dialectique

Nicolas Machiavel – Le Prince(1532)

Parti Communiste Marxiste-Léniniste-Maoïste de France

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Les classiques du matérialisme dialectique

Préface

« En feignant de donner des leçons aux Rois, il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince deMachiavel est le livre des républicains. » Voilà l'opinion, tout à fait juste, de Rousseau au sujet duPrince, œuvre magistrale de Machiavel. De manière impropre, le terme « machiavélique » a pu faire sonapparition. On désigne par là une entreprise masquée, un calcul savant et pragmatique, dont le seul butest la victoire ou l'obtention d'un gain, dans un esprit de manipulation. En réalité, ce qu'exposeMachiavel, c'est le mode de fonctionnement des gouvernements, et ils n'ont pas attendu Machiavel pourconnaître cela. De plus, le fait de montre au grand jour ces principes serait illogique pour les puissants,qui par définition veulent laisser les larges masses dans l'erreur, afin de pouvoir les tromper. A ce titre,l'oeuvre de Machiavel est très intéressante et est une expression très avancée de la Renaissance italienne,grand moment de culture parallèle à tout ce qui s'est développé aux Pays-Bas, avec la peinture flamandeen arrière-plan.

Table des matières

CHAPITRE PREMIER : Combien il y a de sortes de principautés, et par quels moyens on peut les acquérir.......................................................................................................................................................5CHAPITRE II : Des principautés héréditaires...........................................................................................5CHAPITRE III : Des principautés mixtes..................................................................................................5CHAPITRE IV : Pourquoi les États de Darius, conquis par Alexandre, ne se révoltèrent point contre lessuccesseurs du conquérant après sa mort..................................................................................................10CHAPITRE V : Comment on doit gouverner les États ou principautés qui, avant la conquête, vivaient sous leurs propres lois...............................................................................................................................12CHAPITRE VI : Des principautés nouvelles acquises par les armes et par l’habileté de l’acquéreur......12CHAPITRE VII : Des principautés nouvelles qu’on acquiert par les armes d’autrui et par la fortune.. .14CHAPITRE VIII : De ceux qui sont devenus princes par des scélératesses.............................................18CHAPITRE IX : De la principauté civile.................................................................................................21CHAPITRE X : Comment, dans toute espèce de principauté, on doit mesurer ses forces.......................22CHAPITRE XI : Des principautés ecclésiastiques....................................................................................24CHAPITRE XII : Combien il y a de sortes de milices et de troupes mercenaires....................................25CHAPITRE XIII : Des troupes auxiliaires, mixtes et propres..................................................................28CHAPITRE XIV : Des fonctions qui appartiennent au prince, par rapport à la milice..........................30CHAPITRE XV : Des choses pour lesquelles tous les homme, et surtout les princes, sont loués ou blâmés.......................................................................................................................................................32CHAPITRE XVI : De la libéralité et de l’avarice....................................................................................32CHAPITRE XVII : De la cruauté et de la clémence, et s’il veut mieux être aimé que craint.................34CHAPITRE XVIII : Comment les princes doivent tenir leur parole........................................................35CHAPITRE XIX : Qu’il faut éviter d’être méprisé et haï........................................................................37CHAPITRE XX : Si les forteresses, et plusieurs autres choses que font souvent les princes, leur sont utiles ou nuisibles......................................................................................................................................42CHAPITRE XXI : Comment doit se conduire un prince pour acquérir de la réputation........................45CHAPITRE XXII : Des secrétaires des princes........................................................................................47CHAPITRE XXIII : Comment on doit fuir les flatteurs..........................................................................47CHAPITRE XXIV : Pourquoi les princes d’Italie ont perdu leurs États.................................................48CHAPITRE XXV : Combien, dans les choses humaines, la fortune a de pouvoir, et comment on peut y résister.......................................................................................................................................................49CHAPITRE XXVI : Exhortation à délivrer l’Italie des barbares.............................................................51NOTE.......................................................................................................................................................53

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Nicolas Machiavel – Le Prince

NICOLAS MACHIAVELAU

MAGNIFIQUE LAURENTFILS DE PIERRE DE MÉDICIS

Ceux qui ambitionnent d’acquérir les bonnesgrâces d’un prince ont ordinairement coutumede lui offrir, en l’abordant, quelques-unes deschoses qu’ils estiment le plus entre celles qu’ilspossèdent, ou auxquelles ils le voient se plairedavantage. Ainsi on lui offre souvent deschevaux, des armes, des pièces de drap d’or, despierres précieuses, et d’autres objets semblables,dignes de sa grandeur.

Désirant donc me présenter à VotreMagnificence avec quelque témoignage de mondévouement, je n’ai trouvé, dans tout ce quim’appartient, rien qui me soit plus cher ni plusprécieux que la connaissance des actions deshommes élevés en pouvoir, que j’ai acquise, soitpar une longue expérience des affaires des tempsmodernes, soit par une étude assidue de celledes temps anciens, que j’ai longuement rouléedans ma pensée et très-attentivement examinée,et qu’enfin j’ai rédigée dans un petit volume quej’ose adresser aujourd’hui à Votre Magnificence.

Quoique je regarde cet ouvrage commeindigne de paraître devant vous, j’ai laconfiance que votre indulgence daignera l’agréer,lorsque vous voudrez bien songer que le plusgrand présent que je pusse vous faire était devous donner le moyen de connaître en très-peude temps ce que je n’ai appris que dans un longcours d’années, et au prix de beaucoup depeines et de dangers.

Je n’ai orné cet ouvrage ni de grandsraisonnements, ni de phrases ampoulées etmagnifiques, ni, en un mot, de toutes cesparures étrangères dont la plupart des auteursont coutume d’embellir leurs écrits : j’ai vouluque mon livre tirât tout son lustre de son proprefond, et que la variété de la matière etl’importance du sujet en fissent le seulagrément.

Je demande d’ailleurs que l’on ne me taxe

point de présomption si, simple particulier, etmême d’un rang inférieur, j’ai osé discourir dugouvernement des princes et en donner desrègles. De même que ceux qui veulent dessinerun paysage descendent dans la plaine pourobtenir la structure et l’aspect des montagnes etdes lieux élevés, et montent au contraire sur leshauteurs lorsqu’ils ont à peindre les plaines : demême, pour bien connaître le naturel despeuples, il est nécessaire d’être prince ; et pourconnaître également les princes, il faut êtrepeuple.

Que Votre Magnificence accepte donc cemodique présent dans le même esprit que je lelui adresse. Si elle l’examine et le lit avecquelque attention, elle y verra éclater partoutl’extrême désir que j’ai de la voir parvenir àcette grandeur que lui promettent la fortune etses autres qualités. Et si Votre Magnificence, dufaîte de son élévation, abaisse quelquefois sesregards sur ce qui est si au-dessous d’elle, elleverra combien peu j’ai mérité d’être la victimecontinuelle d’une fortune injuste et rigoureuse.

LE PRINCE1

CHAPITRE PREMIER.Combien il y a de sortes de principautés, et par quels

moyens on peut les acquérir.

Tous les États, toutes les dominations quiont tenu et tiennent encore les hommes sousleur empire, ont été et sont ou des républiquesou des principautés.

Les principautés sont ou héréditaires ounouvelles.

Les héréditaires sont celles qui ont étélongtemps possédées par la famille de leurprince.

Les nouvelles, ou le sont tout à fait, comme

1 Voir la note à la fin du Prince.

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Les classiques du matérialisme dialectique

Milan le fut pour Francesco Sforza, ou elles sontcomme des membres ajoutés aux Étatshéréditaires du prince qui les a acquises ; et tela été le royaume de Naples à l’égard du roid’Espagne.

D’ailleurs, les États acquis de cette manièreétaient accoutumés ou à vivre sous un prince ouà être libres : l’acquisition en a été faite avec lesarmes d’autrui, ou par celles de l’acquéreur lui-même, ou par la faveur de la fortune, ou parl’ascendant de la vertu.

CHAPITRE II.Des principautés héréditaires.

Je ne traiterai point ici des républiques2, carj’en ai parlé amplement ailleurs : je nem’occuperai que des principautés ; et, reprenantle fil des distinctions que je viens d’établir,j’examinerai comment, dans ces diverseshypothèses, les princes peuvent se conduire et semaintenir.

Je dis donc que, pour les États héréditaireset façonnés à l’obéissance envers la famille duprince, il y a bien moins de difficultés à lesmaintenir que les États nouveaux : il suffit auprince de ne point outre-passer les bornes poséespar ses ancêtres, et de temporiser avec lesévénements. Aussi, ne fût-il doué que d’unecapacité ordinaire, il saura se maintenir sur letrône, à moins qu’une force irrésistible et horsde toute prévoyance ne l’en renverse ; mais alorsmême qu’il l’aura perdu, le moindre reverséprouvé par l’usurpateur le lui fera aisémentrecouvrer. L’Italie nous en offre un exempledans le duc de Ferrare : s’il a résisté, en 1484,aux attaques des Vénitiens, et, en 1510, à cellesdu pape Jules II, c’est uniquement parce que safamille était établie depuis longtemps dans sonduché.

En effet, un prince héréditaire a bien moinsde motifs et se trouve bien moins dans la

2 Malgré cette réticence, Machiavel parle très-distinctementdes républiques, entre autres dans le chapitre V. M.Artaud pense que ce passage a été soumis à la censure, etpar conséquent altéré, lorsque les Médicis ont permisl’impression de ce livre.

nécessité de déplaire à ses sujets : il en est parcela même bien plus aimé ; et, à moins que desvices extraordinaires ne le fassent haïr, ilsdoivent naturellement lui être affectionnés.D’ailleurs, dans l’ancienneté et dans la longuecontinuation d’une puissance, la mémoire desprécédentes innovations s’efface ; les causes quiles avaient produites s’évanouissent : il n’y adonc plus de ces sortes de pierres d’attentequ’une révolution laisse toujours pour enappuyer une seconde.

CHAPITRE III.Des principautés mixtes.

C’est dans une principauté nouvelle quetoutes les difficultés se rencontrent.

D’abord, si elle n’est pas entièrementnouvelle, mais ajoutée comme un membre à uneautre, en sorte qu’elles forment ensemble uncorps qu’on peut appeler mixte, il y a unepremière source de changement dans unedifficulté naturelle inhérente à toutes lesprincipautés nouvelles : c’est que les hommesaiment à changer de maître dans l’espoird’améliorer leur sort ; que cette espérance leurmet les armes à la main contre le gouvernementactuel ; mais qu’ensuite l’expérience leur faitvoir qu’ils se sont trompés et qu’ils n’ont faitqu’empirer leur situation : conséquenceinévitable d’une autre nécessité naturelle où setrouve ordinairement le nouveau princed’accabler ses sujets, et par l’entretien de sesarmées, et par une infinité d’autres chargesqu’entraînent à leur suite les nouvellesconquêtes.

La position de ce prince est telle que, d’unepart, il a pour ennemis tous ceux dont il ablessé les intérêts en s’emparant de cetteprincipauté ; et que, de l’autre, il ne peutconserver l’amitié et la fidélité de ceux qui luien ont facilité l’entrée, soit par l’impuissance oùil se trouve de les satisfaire autant qu’ils sel’étaient promis, soit parce qu’il ne lui convientpas d’employer contre eux ces remèdes héroïquesdont la reconnaissance le force de s’abstenir ;

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Nicolas Machiavel – Le Prince

car, quelque puissance qu’un prince ait par sesarmées, il a toujours besoin, pour entrer dans unpays, d’être aidé par la faveur des habitants.

Voilà pourquoi Louis XII, roi de France, serendit maître en un instant du Milanais, qu’ilperdit de même, et que d’abord les seules forcesde Lodovico Sforza suffirent pour le lui arracher.En effet, les habitants qui lui avaient ouvert lesportes, se voyant trompés dans leur espoir, etfrustrés des avantages qu’ils avaient attendus,ne purent supporter les dégoûts d’une nouvelledomination.

Il est bien vrai que lorsqu’on reconquiert despays qui se sont ainsi rebellés, on les perd plusdifficilement : le conquérant, se prévalant decette rébellion, procède avec moins de mesuredans les moyens d’assurer sa conquête, soit enpunissant les coupables, soit en recherchant lessuspects, soit en fortifiant toutes les partiesfaibles de ses États.

Voilà pourquoi aussi il suffit, pour enleverune première fois Milan à la France, d’un ducLodovico excitant quelques rumeurs sur lesconfins de cette province. Il fallut, pour la luifaire perdre une seconde, que tout le monde seréunît contre elle, que ses armées fussententièrement dispersées, et qu’on les chassât del’Italie ; ce qui ne put avoir lieu que par lescauses que j’ai développées précédemment :néanmoins, il perdit cette province et lapremière et la seconde fois.

Du reste, c’est assez pour la premièreexpulsion d’en avoir indiqué les causesgénérales ; mais, quant à la seconde, il est bonde s’y arrêter un peu plus, et d’examiner lesmoyens que Louis XII pouvait employer, et donttout autre prince pourrait se servir en pareillecirconstance, pour se maintenir un peu mieuxdans ses nouvelles conquêtes que ne fit le roi deFrance.

Je dis donc que les États conquis pour êtreréunis à ceux qui appartiennent depuislongtemps au conquérant, sont ou ne sont pasdans la même contrée que ces derniers, et qu’ilsont ou n’ont pas la même langue.

Dans le premier cas, il est facile de lesconserver, surtout lorsqu’ils ne sont pointaccoutumés à vivre libres : pour les posséder ensûreté, il suffit d’avoir éteint la race du princequi était le maître ; et si, dans tout le reste, onleur laisse leur ancienne manière d’être, commeles mœurs y sont les mêmes, les sujets viventbientôt tranquillement. C’est ainsi que laBretagne, la Bourgogne, la Gascogne et laNormandie, sont restées unies à la Francedepuis tant d’années ; et quand même il yaurait quelques différences dans le langage,comme les habitudes et les mœurs seressemblent, ces États réunis pourront aiséments’accorder. Il faut seulement que celui qui s’enrend possesseur soit attentif à deux choses, s’ilveut les conserver : l’une est, comme je viens dele dire, d’éteindre la race de l’ancien prince ;l’autre, de n’altérer ni les lois ni le mode desimpositions : de cette manière, l’ancienneprincipauté et la nouvelle ne seront, en bien peude temps, qu’un seul corps.

Mais, dans le second cas, c’est-à-dire quandles États acquis sont dans une autre contrée quecelui auquel on les réunit, quand ils n’ont ni lamême langue, ni les mêmes mœurs, ni les mêmesinstitutions, alors les difficultés sont excessives,et il faut un grand bonheur et une grandehabileté pour les conserver. Un des moyens lesmeilleurs et les plus efficaces serait que levainqueur vînt y fixer sa demeure personnelle :rien n’en rendrait la possession plus sûre et plusdurable. C’est aussi le parti qu’a pris le Turc àl’égard de la Grèce, que certainement, malgrétoutes ses autres mesures, il n’aurait jamais puconserver s’il ne s’était déterminé à venirl’habiter.

Quand il habite le pays, le nouveau princevoit les désordres à leur naissance, et peut lesréprimer sur-le-champ. S’il en est éloigné, il neles connaît que lorsqu’ils sont déjà grands, etqu’il ne lui est plus possible d’y remédier.

D’ailleurs, sa présence empêche ses officiersde dévorer la province ; et, en tout cas, c’estune satisfaction pour les habitants d’avoir pour

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Les classiques du matérialisme dialectique

ainsi dire sous la main leur recours au princelui-même. Ils ont aussi plus de raisons, soit del’aimer, s’ils veulent être de bons et fidèlessujets, soit de le craindre, s’ils veulent êtremauvais. Enfin, l’étranger qui voudrait assaillircet État s’y hasarde bien moins aisément ;d’autant que le prince y résidant, il est très-difficile de le lui enlever.

Le meilleur moyen qui se présente ensuite estd’établir des colonies dans un ou deux endroitsqui soient comme les clefs du pays : sans cela,on est obligé d’y entretenir un grand nombre degens d’armes et d’infanterie. L’établissement descolonies est peu dispendieux pour le prince ; ilpeut, sans frais ou du moins presque sansdépense, les envoyer et les entretenir ; il neblesse que ceux auxquels il enlève leurs champset leurs maisons pour les donner aux nouveauxhabitants. Or les hommes ainsi offensés n’étantqu’une très-faible partie de la population, etdemeurant dispersés et pauvres, ne peuventjamais devenir nuisibles ; tandis que tous ceuxque sa rigueur n’a pas atteints demeurenttranquilles par cette seule raison ; ils n’osentd’ailleurs se mal conduire, dans la crainte qu’ilne leur arrive aussi d’être dépouillés. En unmot, ces colonies, si peu coûteuses, sont plusfidèles et moins à charge aux sujets ; et, commeje l’ai dit précédemment, ceux qui en souffrentétant pauvres et dispersés, sont incapables denuire. Sur quoi il faut remarquer que leshommes doivent être ou caressés ou écrasés : ilsse vengent des injures légères ; ils ne le peuventquand elles sont très-grandes ; d’où il suit que,quand il s’agit d’offenser un homme, il faut lefaire de telle manière qu’on ne puisse redoutersa vengeance3.

Mais si, au lieu d’envoyer des colonies, on sedétermine à entretenir des troupes, la dépensequi en résulte s’accroît sans bornes, et tous lesrevenus de l’État sont consommés pour le

3 Machiavel revient à plusieurs reprises sur cette pensée ; ildit encore dans le livre IV de l’Histoire de Florence :« Quant aux hommes puissants, ou il ne faut pas lestoucher, ou quand on les touche, il faut les tuer. » Cettemaxime est l’une de celles qui ont été le plus vivementattaquées.

garder. Aussi l’acquisition devient une véritableperte, qui blesse d’autant plus que les habitantsse trouvent plus lésés ; car ils ont tous àsouffrir, ainsi que l’État, et des logements et desdéplacements des troupes. Or, chacun setrouvant exposé à cette charge, tous deviennentennemis du prince, et ennemis capables denuire, puisqu’ils demeurent injuriés dans leursfoyers. Une telle garde est donc de toutemanière aussi inutile que celle des colonies seraitprofitable.

Mais ce n’est pas tout. Quand l’État conquisse trouve dans une autre contrée que l’Étathéréditaire du conquérant, il est beaucoupd’autres soins que celui-ci ne saurait négliger : ildoit se faire chef et protecteur des princesvoisins les moins puissants de la contrée,travailler à affaiblir ceux d’entre eux qui sontles plus forts, et empêcher que, sous un prétextequelconque, un étranger aussi puissant que luine s’y introduise ; introduction qui seracertainement favorisée ; car cet étranger ne peutmanquer d’être appelé par tous ceux quel’ambition ou la crainte rend mécontents. C’estainsi, en effet, que les Romains furent introduitsdans la Grèce par les Étoliens, et que l’entrée detous les autres pays où ils pénétrèrent leur futouverte par les habitants.

À cet égard, voici quelle est la marche deschoses : aussitôt qu’un étranger puissant estentré dans une contrée, tous les princes moinspuissants qui s’y trouvent s’attachent à lui etfavorisent son entreprise, excités par l’enviequ’ils nourrissent contre ceux dont la puissanceétait supérieure à la leur. Il n’a donc point depeine à gagner ces princes moins puissants, quitous se hâtent de ne faire qu’une seule masseavec l’État qu’il vient de conquérir. Il doitseulement veiller à ce qu’ils ne prennent trop deforce ou trop d’autorité : avec leur aide et sespropres moyens, il viendra sans peine à boutd’abaisser les plus puissants, et de se rendre seularbitre de la contrée. S’il néglige, en cescirconstances, de se bien conduire, il perdrabientôt le fruit de sa conquête ; et tant qu’il legardera, il y éprouvera toute espèce de

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Nicolas Machiavel – Le Prince

difficultés et de dégoûts.

Les Romains, dans les pays dont ils serendirent les maîtres, ne négligèrent jamais riende ce qu’il y avait à faire. Ils y envoyaient descolonies, ils y protégeaient les plus faibles, sanstoutefois accroître leur puissance ; ils yabaissaient les grands ; ils ne souffraient pas quedes étrangers puissants y acquissent le moindrecrédit. Je n’en veux pour preuve qu’un seulexemple. Qu’on voie ce qu’ils firent dans laGrèce : ils y soutinrent les Achéens et lesÉtoliens ; ils y abaissèrent le royaume deMacédoine, ils en chassèrent Antiochus ; maisquelques services qu’ils eussent reçus desAchéens et des Étoliens, ils ne permirent pasque ces deux peuples accrussent leurs États ;toutes les sollicitations de Philippe ne purentobtenir d’eux qu’ils fussent ses amis, sans qu’il yperdît quelque chose ; et toute la puissanced’Antiochus ne put jamais les faire consentir àce qu’il possédât le moindre État dans cescontrées.

Les Romains, en ces circonstances, agirentcomme doivent le faire des princes sages, dont ledevoir est de penser non-seulement auxdésordres présents, mais encore à ceux quipeuvent survenir, afin d’y remédier par tous lesmoyens que peut leur indiquer la prudence.C’est, en effet, en les prévoyant de loin, qu’il estbien plus facile d’y porter remède ; au lieu quesi on les a laissés s’élever, il n’en est plus temps,et le mal devient incurable. Il en est alorscomme de l’étisie, dont les médecins disent que,dans le principe, c’est une maladie facile àguérir, mais difficile à connaître, et qui,lorsqu’elle a fait des progrès, devient facile àconnaître, mais difficile à guérir. C’est ce quiarrive dans toutes les affaires d’État : lorsqu’onprévoit le mal de loin, ce qui n’est donné qu’auxhommes doués d’une grande sagacité, on leguérit bientôt ; mais lorsque, par défaut delumière, on n’a su le voir que lorsqu’il frappetous les yeux, la cure se trouve impossible.Aussi les Romains, qui savaient prévoir de lointous les inconvénients, y remédièrent toujours àtemps, et ne les laissèrent jamais suivre leur

cours pour éviter une guerre : ils savaient bienqu’on ne l’évite jamais, et que, si on la diffère,c’est à l’avantage de l’ennemi. C’est ainsi que,quoiqu’ils pussent alors s’en abstenir, ilsvoulurent la faire à Philippe et à Antiochus, ausein de la Grèce même, pour ne pas avoir à lasoutenir contre eux en Italie. Ils ne goûtèrentjamais ces paroles que l’on entend sans cessesortir de la bouche des sages de nos jours :Jouis du bénéfice du temps ; ils préférèrent celuide la valeur et de la prudence ; car le tempschasse également toute chose devant lui, et ilapporte à sa suite le bien comme le mal, le malcomme le bien.

Mais revenons à la France, et examinons sielle a fait aucune des choses que je viensd’exposer. Je parlerai seulement du roi LouisXII, et non de Charles VIII, parce que lepremier ayant plus longtemps gardé sesconquêtes en Italie, on a pu mieux connaître sesmanières de procéder. Or on a dû voir qu’il fittout le contraire de ce qu’il faut pour conserverun État tout différent de celui auquel on adessein de l’ajouter.

Le roi Louis XII fut introduit en Italie parl’ambition des Vénitiens, qui voulaient, par savenue, acquérir la moitié du duché deLombardie. Je ne prétends point blâmer le partiqu’embrassa le roi : puisqu’il voulait commencerà mettre un pied en Italie, où il ne possédaitaucun ami, et dont la conduite de Charles VIIIlui avait même fermé toutes les portes, il étaitforcé d’embrasser les premières amitiés qu’il puttrouver ; et le parti qu’il prit pouvait même êtreheureux, si d’ailleurs, dans le surplus de sesexpéditions, il n’eût commis aucune autreerreur. Ainsi, après avoir conquis la Lombardie,il regagna bientôt la réputation que Charles luiavait fait perdre : Gênes se soumit ; lesFlorentins devinrent ses alliés ; le marquis deMantoue, le duc de Ferrare, les Bentivogli, ladame de Forli, les seigneurs de Faenza, dePesaro, de Rimini, de Camerino, de Piombino,les Lucquois, les Pisans, les Siennois, touscoururent au devant de son amitié. Aussi lesVénitiens durent-ils reconnaître quelle avait été

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Les classiques du matérialisme dialectique

leur imprudence lorsque, pour acquérir deuxvilles dans la Lombardie, ils avaient rendu le roide France souverain des deux tiers de l’Italie.

Dans de telles circonstances, il eût été sansdoute facile à Louis XII de conserver dans cettecontrée tout son ascendant, s’il eût su mettre enpratique les règles de conduite exposées ci-dessus ; s’il avait protégé et défendu cesnombreux amis, qui, faibles et tremblant les unsdevant l’Église, les autres devant les Vénitiens,étaient obligés de lui rester fidèles, et au moyendesquels il pouvait aisément s’assurer de tousceux auxquels il restait encore quelquepuissance.

Mais il était à peine arrivé dans Milan, qu’ilfit tout le contraire, en aidant le papeAlexandre VI à s’emparer de la Romagne. Il necomprit pas qu’il s’affaiblissait lui-même, en seprivant des amis qui s’étaient jetés dans sesbras, et qu’il agrandissait l’Église, en ajoutantau pouvoir spirituel, qui lui donne déjà tantd’autorité, un pouvoir temporel aussiconsidérable.

Cette première erreur en entraîna tantd’autres, qu’il fallut que le roi vînt lui-même enItalie pour mettre une borne à l’ambitiond’Alexandre, et l’empêcher de se rendre maîtrede la Toscane.

Ce ne fut pas tout. Non content d’avoir ainsiagrandi l’Église, et de s’être privé de ses amis,Louis, brûlant de posséder le royaume deNaples, se détermine à le partager avec le roid’Espagne : de sorte que, tandis qu’il était seularbitre de l’Italie, il y introduisit lui-même unrival auquel purent recourir tous les ambitieuxet tous les mécontents ; et lorsqu’il pouvaitlaisser sur le trône un roi qui s’estimait heureuxd’être son tributaire, il l’en renversa pour yplacer un prince qui était en état de l’en chasserlui-même.

Le désir d’acquérir est sans doute une choseordinaire et naturelle ; et quiconque s’y livre,quand il en a les moyens, en est plutôt loué queblâmé : mais en former le dessein sans pouvoirl’exécuter, c’est encourir le blâme et commettre

une erreur. Si donc la France avait des forcessuffisantes pour attaquer le royaume de Naples,elle devait le faire ; si elle ne les avait pas, ellene devait point le partager.

Si le partage de la Lombardie avec lesVénitiens pouvait être excusé, c’est parce qu’ildonna à la France le moyen de mettre le pied enItalie ; mais celui du royaume de Naples,n’ayant pas été pareillement déterminé par lanécessité, demeure sans excuse. Ainsi Louis XIIavait fait cinq fautes en Italie : il y avait ruinéles faibles, il y avait augmenté la puissance d’unpuissant, il y avait introduit un prince étrangertrès-puissant, il n’était point venu y demeurer,et n’y avait pas envoyé des colonies.

Cependant, tant qu’il vécut, ces cinq fautesauraient pu ne pas lui devenir funestes, s’il n’eneût commis une sixième, celle de vouloirdépouiller les Vénitiens de leurs États. En effet,il eût été bon et nécessaire de les affaiblir, sid’ailleurs il n’avait pas agrandi l’Église etappelé l’Espagne en Italie ; mais ayant fait l’unet l’autre, il ne devait jamais consentir à leurruine, parce que, tant qu’ils seraient restéspuissants, ils auraient empêché les ennemis duroi d’attaquer la Lombardie. En effet, d’unepart, ils n’y auraient consenti qu’à condition dedevenir les maîtres de ce pays ; de l’autre,personne n’aurait voulu l’enlever à la Francepour le leur donner ; et enfin il eût paru tropdangereux d’attaquer les Français et lesVénitiens réunis.

Si l’on me disait que Louis n’avait abandonnéla Romagne au pape Alexandre, et partagé leroyaume de Naples avec l’Espagne, que pouréviter la guerre, je répondrais ce que j’ai déjàdit, qu’il ne faut jamais, pour un pareil motif,laisser subsister un désordre ; car on n’évitepoint la guerre, on ne fait que la retarder à sonpropre désavantage.

Si l’on alléguait encore la promesse que le roiavait faite au pape de conquérir cette provincepour lui, afin d’en obtenir la dissolution de sonmariage et le chapeau de cardinal pourl’archevêque de Rouen (appelé ensuite le

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Nicolas Machiavel – Le Prince

cardinal d’Amboise), je répondrais par ce quisera dit dans la suite, touchant les promessesdes princes, et la manière dont ils doivent lesgarder.

Louis XII a donc perdu la Lombardie pour nes’être conformé à aucune des règles que suiventtous ceux qui, ayant acquis un État, veulent leconserver. Il n’y a là aucun miracle ; c’est unechose toute simple et toute naturelle.

Je me trouvais à Nantes à l’époque où leValentinois (c’est ainsi qu’on appelait alorsCésar Borgia, fils du pape Alexandre VI) serendait maître de la Romagne : le cardinald’Amboise, avec lequel je m’entretenais de cetévénement, m’ayant dit que les Italiens necomprenaient rien aux affaires de guerre, je luirépondis que les Français n’entendaient rien auxaffaires d’État, parce que, s’ils y avaientcompris quelque chose, ils n’auraient pas laissél’Église s’agrandir à ce point. L’expérience, eneffet, a fait voir que la grandeur de l’Église etcelle de l’Espagne en Italie ont été l’ouvrage dela France, et ensuite la cause de sa ruine danscette contrée. De là aussi on peut tirer cetterègle générale qui trompe rarement, si même elletrompe jamais : c’est que le prince qui en rendun autre puissant travaille à sa propre ruine ;car cette puissance est produite ou par l’adresseou par la force : or l’une et l’autre de ces deuxcauses rendent quiconque les emploie suspect àcelui pour qui elles sont employées.

CHAPITRE IV.Pourquoi les États de Darius, conquis par Alexandre, ne

se révoltèrent point contre les successeurs duconquérant après sa mort.

Lorsque l’on considère combien il est difficilede conserver un État nouvellement conquis, onpeut s’étonner de ce qui se passa après la mortd’Alexandre le Grand. Ce prince s’était rendumaître en peu d’années de toute l’Asie, etmourut presque aussitôt. Il était probable quel’empire profiterait de son trépas pour serévolter ; néanmoins ses successeurs s’ymaintinrent, et ils n’éprouvèrent d’autredifficulté que celle qui naquit entre eux de leur

propre ambition.

Je répondrai à cela que toutes lesprincipautés que l’on connaît, et dont il estresté quelque souvenir, sont gouvernées de deuxmanières différentes : ou par un prince et desesclaves, qui ne l’aident à gouverner, commeministres, que par une grâce et une concessionqu’il veut bien leur faire ; ou par un prince etdes barons, qui tiennent leur rang non de lafaveur du souverain, mais de l’ancienneté deleur race ; qui ont des États et des sujets quileur appartiennent et les reconnaissent pourseigneurs, et qui ont pour eux une affectionnaturelle.

Dans les principautés gouvernées par unprince et par des esclaves, le prince possède unebien plus grande autorité, puisque, dans toutel’étendue de ses États, lui seul est reconnu poursupérieur, et que si les sujets obéissent àquelque autre, ils ne le regardent que commeson ministre ou son officier, pour lequel ils neressentent aucun attachement personnel.

On peut de nos jours citer, comme exemplede l’une et de l’autre sorte de gouvernement, laTurquie et le royaume de France.

Toute la Turquie est gouvernée par un seulmaître, dont tous les autres Turcs sont esclaves,et qui, ayant divisé son empire en plusieurssangiacs, y envoie des gouverneurs qu’il révoqueet qu’il change au gré de son caprice.

En France, au contraire, le roi se trouve aumilieu d’une foule de seigneurs de race antique,reconnus pour tels par leurs sujets, qui en sontaimés, et qui jouissent de prérogatives que le roine pourrait leur enlever sans danger pour lui.

Si l’on réfléchit sur la nature de ces deuxformes de gouvernement, on verra qu’il estdifficile de conquérir l’empire des Turcs ; maisqu’une fois conquis, il est très-aisé de leconserver.

La difficulté de conquérir l’empire turc vientde ce que le conquérant ne peut jamais êtreappelé par les grands de cette monarchie, niespérer d’être aidé dans son entreprise par la

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Les classiques du matérialisme dialectique

rébellion de quelques-uns de ceux qui entourentle monarque. J’en ai déjà indiqué les raisons.Tous, en effet, étant également ses esclaves,tous lui devant également leur fortune, il estbien difficile de les corrompre ; et quand mêmeon y parviendrait, il faudrait en attendre peud’avantages, parce qu’ils ne peuvent pasentraîner les peuples dans leur révolte. Celuidonc qui voudrait attaquer les Turcs doits’attendre à les trouver réunis contre lui, espérerpeu d’être favorisé par des désordres intérieurs,et ne compter guère que sur ses propres forces.

Mais la conquête une fois faite et lemonarque vaincu en bataille rangée, de manièreà ne pouvoir plus refaire ses armées, on n’a plusà craindre que sa race, qui, une fois éteinte, nelaisse plus personne à redouter, parce qu’il n’y aplus personne qui conserve quelque ascendantsur le peuple ; de sorte que si, avant la victoire,il n’y avait rien à espérer des sujets, de même,après l’avoir remportée, il n’y a plus rien àappréhender de leur part.

Il en est tout autrement des États gouvernéscomme la France. Il peut être facile d’y entreren gagnant quelques-uns des grands duroyaume ; et il s’en trouve toujours demécontents, qui sont avides de nouveautés et dechangements, et qui d’ailleurs peuventeffectivement, par les raisons que j’ai déjà dites,ouvrir les chemins du royaume et faciliter lavictoire ; mais, s’agit-il ensuite de se maintenir,c’est alors que le conquérant éprouve toutessortes de difficultés, et de la part de ceux quil’ont aidé, et de la part de ceux qu’il a dûopprimer.

Là, il ne lui suffit pas d’éteindre la race duprince, car il reste toujours une foule deseigneurs qui se mettront à la tête de nouveauxmouvements ; et comme il ne lui est possible nide les contenter tous ni de les détruire, il perdrasa conquête dès que l’occasion s’en présentera.

Maintenant, si nous considérons la nature dugouvernement de Darius, nous trouverons qu’ilressemblait à celui de la Turquie : aussiAlexandre eut-il à combattre contre toutes les

forces de l’empire, et dut-il d’abord défaire lemonarque en pleine campagne ; mais, après savictoire et la mort de Darius, le vainqueur, parles motifs que j’ai exposés, demeura tranquillepossesseur de sa conquête. Et si ses successeursétaient restés unis, ils en auraient jouiégalement au sein du repos et des voluptés ; caron ne vit s’élever dans tout l’empire que lestroubles qu’eux-mêmes y excitèrent.

Mais, quant aux États gouvernés comme laFrance, il s’en faut bien qu’il soit possible de s’ymaintenir avec autant de tranquillité. Nous enavons la preuve dans les fréquents soulèvementsqui se formèrent contre les Romains, soit dansl’Espagne, soit dans les Gaules, soit dans laGrèce. Ces rébellions eurent pour cause lesnombreuses principautés qui se trouvaient dansces contrées, et dont le seul souvenir, tant qu’ilsubsista, fut pour les vainqueurs une source detroubles et d’inquiétudes. Il fallut que lapuissance et la durée de la domination romaineen eussent éteint la mémoire, pour que lespossesseurs fussent enfin tranquilles.

Il y a même plus. Lorsque, dans la suite, lesRomains furent en guerre les uns contre lesautres, chacun des partis put gagner et avoirpour soi celles de ces anciennes principautés oùil avait le plus d’influence, et qui, aprèsl’extinction de la race de leurs princes, neconnaissaient plus d’autre domination que cellede Rome.

Quiconque aura réfléchi sur toutes cesconsidérations, ne s’étonnera plus sans doute dela facilité avec laquelle Alexandre se maintint enAsie, et de la peine, au contraire, que d’autres,tel que Pyrrhus, eurent à conserver leursconquêtes. Cela ne tint point à l’habileté plusou moins grande du conquérant, mais à ladifférente nature des États conquis.

CHAPITRE V.Comment on doit gouverner les États ou principautésqui, avant la conquête, vivaient sous leurs propres lois.

Quand les États conquis sont, comme je l’aidit, accoutumés à vivre libres sous leurs propres

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Nicolas Machiavel – Le Prince

lois, le conquérant peut s’y prendre de troismanières pour s’y maintenir : la première est deles détruire ; la seconde, d’aller y résider enpersonne ; la troisième, de leur laisser leurs lois,se bornant à exiger un tribut, et à y établir ungouvernement peu nombreux qui les contiendradans l’obéissance et la fidélité : ce qu’un telgouvernement fera sans doute ; car, tenanttoute son existence du conquérant, il sait qu’ilne peut la conserver sans son appui et sans saprotection ; d’ailleurs, un État accoutumé à laliberté est plus aisément gouverné par sespropres citoyens que par d’autres.

Les Spartiates et les Romains peuvent icinous servir d’exemple.

Les Spartiates se maintinrent dans Athèneset dans Thèbes, en n’y confiant le pouvoir qu’àun petit nombre de personnes ; néanmoins ils lesperdirent par la suite. Les Romains, pour restermaîtres de Capoue, de Carthage et de Numance,les détruisirent et ne les perdirent point. Ilsvoulurent en user dans la Grèce comme lesSpartiates : ils lui rendirent la liberté, et luilaissèrent ses propres lois ; mais cela ne leurréussit point. Il fallut, pour conserver cettecontrée, qu’ils y détruisissent un grand nombrede cités ; ce qui était le seul moyen sûr deposséder. Et, au fait, quiconque, ayant conquisun État accoutumé à vivre libre, ne le détruitpoint, doit s’attendre à en être détruit. Dans untel État, la rébellion est sans cesse excitée par lenom de la liberté et par le souvenir desanciennes institutions, que ne peuvent jamaiseffacer de sa mémoire ni la longueur du tempsni les bienfaits d’un nouveau maître. Quelqueprécaution que l’on prenne, quelque chose quel’on fasse, si l’on ne dissout point l’État, si l’onn’en disperse les habitants, on les verra, à lapremière occasion, rappeler, invoquer leurliberté, leurs institutions perdues, et s’efforcerde les ressaisir. C’est ainsi qu’après plus de centannées d’esclavage Pise brisa le joug desFlorentins.

Mais il en est bien autrement pour les paysaccoutumés à vivre sous un prince. Si la race de

ce prince est une fois éteinte, les habitants, déjàfaçonnés à l’obéissance, ne pouvant s’accorderdans le choix d’un nouveau maître, et nesachant point vivre libres, sont peu empressésde prendre les armes ; en sorte que leconquérant peut sans difficulté ou les gagner ous’assurer d’eux. Dans les républiques, aucontraire, il existe un principe de vie bien plusactif, une haine bien plus profonde, un désir devengeance bien plus ardent, qui ne laisse ni nepeut laisser un moment en repos le souvenir del’antique liberté : il ne reste alors au conquérantd’autre parti que de détruire ces États ou devenir les habiter.

CHAPITRE VI.Des principautés nouvelles acquises par les armes et par

l’habileté de l’acquéreur.

Qu’on ne s’étonne point si, en parlant deprincipautés tout à fait nouvelles de princes etd’État, j’allègue de très-grands exemples. Leshommes marchent presque toujours dans dessentiers déjà battus ; presque toujours ilsagissent par imitation ; mais il ne leur est guèrepossible de suivre bien exactement les traces decelui qui les a précédés, ou d’égaler la vertu decelui qu’ils ont entrepris d’imiter. Ils doiventdonc prendre pour guides et pour modèles lesplus grands personnages, afin que, même en nes’élevant pas au même degré de grandeur et degloire, ils puissent en reproduire au moins leparfum. Ils doivent faire comme ces archersprudents, qui, jugeant que le but proposé est audelà de la portée de leur arc et de leurs forces,visent encore plus loin, pour que leur flèchearrive au point qu’ils désirent atteindre.

Je dis d’abord que, pour les principautés toutà fait nouvelles, le plus ou le moins de difficultéde s’y maintenir dépend du plus ou du moinsd’habileté qui se trouve dans celui qui les aacquises : aussi peut-on croire quecommunément la difficulté ne doit pas être très-grande. Il y a lieu de penser que celui qui, desimple particulier, s’est élevé au rang de prince,est un homme habile ou bien secondé par lafortune : sur quoi j’ajouterai, que moins il devra

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Les classiques du matérialisme dialectique

à la fortune, mieux il saura se maintenir.D’ailleurs, un tel prince n’ayant point d’autresÉtats, est obligé de venir vivre dans sonacquisition ; ce qui diminue encore la difficulté.

Mais, quoi qu’il en soit, pour parler d’abordde ceux qui sont devenus princes par leur proprevertu et non par la fortune, les plusremarquables sont : Moïse, Cyrus, Romulus,Thésée, et quelques autres semblables4.

Que si l’on doit peu raisonner sur Moïse,parce qu’il ne fut qu’un simple exécuteur desordres de Dieu, il y a toujours lieu de l’admirer,ne fût-ce qu’à cause de la grâce qui le rendaitdigne de s’entretenir avec la Divinité. Mais enconsidérant les actions et la conduite, soit deCyrus, soit des autres conquérants et fondateursde royaumes, on les admirera également tous, eton trouvera une grande conformité entre eux etMoïse, bien que ce dernier eût été conduit parun si grand maître.

On verra d’abord que tout ce qu’ils durent àla fortune, ce fut l’occasion qui leur fournit unematière à laquelle ils purent donner la formequ’ils jugèrent convenable. Sans cette occasion,les grandes qualités de leur âme seraientdemeurées inutiles ; mais aussi, sans ces grandesqualités, l’occasion se serait vainementprésentée. Il fallut que Moïse trouvât lesIsraélites esclaves et opprimés en Égypte, pour

4 Frédéric II, au chap. VI de l’Antimachiavel, dit à proposde ce passage :« Il me semble que Machiavel place assez inconsidérémentMoïse avec Romulus, Cyrus et Thésée. Ou Moïse était inspiré,ou il ne l’était point. S’il ne l’était point, ce qu’on n’a gardede supposer, on ne pourrait le regarder alors que comme unimposteur qui se servait de Dieu, à peu près comme les poëtesemploient leurs dieux pour machine quand il leur manque undénoûment. Moïse était d’ailleurs si peu habile, à raisonnerhumainement, qu’il conduisit le peuple juif pendant quaranteannées par un chemin qu’ils auraient très-commodément faiten six semaines ; il avait très-peu profité des lumières desÉgyptiens, et il était en ce sens-là bien inférieur à Romulus, età Thésée et à ces héros. Si Moïse était inspiré de Dieu, commeil se voit dans tout, on ne peut le regarder que commel’organe aveugle de la toute-puissance divine ; et leconducteur des Juifs était en ce sens bien inférieur, commehomme, au fondateur de l’empire romain, au monarque desPerses et aux héros qui faisaient, par leur propre valeur et parleurs propres forces, de plus grandes actions que l’autre n’enfaisait avec l’assistance immédiate de Dieu. »

que le désir de sortir de l’esclavage lesdéterminât à le suivre. Pour que Romulusdevînt le fondateur et le roi de Rome, il fallutqu’il fût mis hors d’Albe et exposé aussitôtaprès sa naissance. Cyrus eut besoin de trouverles Perses mécontents de la domination desMèdes, et les Mèdes amollis et efféminés par lesdélices d’une longue paix. Enfin Thésée n’auraitpoint fait éclater sa valeur, si les Athéniensn’avaient pas été dispersés. Le bonheur de cesgrands hommes naquit donc des occasions ; maisce fut par leur habileté qu’ils surent lesconnaître et les mettre à profit pour la grandeprospérité et la gloire de leur patrie. Ceux qui,comme eux, et par les mêmes moyens,deviendront princes, n’acquerront leurprincipauté qu’avec beaucoup de difficultés,mais ils la maintiendront aisément.

En cela, leurs difficultés viendront surtoutdes nouvelles institutions, des nouvelles formesqu’ils seront obligés d’introduire pour fonderleur gouvernement et pour leur sûreté ; et l’ondoit remarquer qu’en effet il n’y a pointd’entreprise plus difficile à conduire, plusincertaine quant au succès, et plus dangereuseque celle d’introduire de nouvelles institutions.Celui qui s’y engage a pour ennemis tous ceuxqui profitaient des institutions anciennes, et ilne trouve que de tièdes défenseurs dans ceuxpour qui les nouvelles seraient utiles. Cettetiédeur, au reste, leur vient de deux causes : lapremière est la peur qu’ils ont de leursadversaires, lesquels ont en leur faveur les loisexistantes ; la seconde est l’incrédulité communeà tous les hommes, qui ne veulent croire à labonté des choses nouvelles que lorsqu’ils en ontété bien convaincus par l’expérience. De là vientaussi que si ceux qui sont ennemis trouventl’occasion d’attaquer, ils le font avec toute lachaleur de l’esprit de parti, et que les autres sedéfendent avec froideur, en sorte qu’il y a dudanger à combattre avec eux.

Afin de bien raisonner sur ce sujet, il fautconsidérer si les innovateurs sont puissants pareux-mêmes, ou s’ils dépendent d’autrui, c’est-à-dire si, pour conduire leur entreprise, ils en sont

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Nicolas Machiavel – Le Prince

réduits à prier, ou s’ils ont les moyens decontraindre.

Dans le premier cas, il leur arrive toujoursmalheur, et ils ne viennent à bout de rien ; maisdans le second, au contraire, c’est-à-dire quandils ne dépendent que d’eux-mêmes, et qu’ils sonten état de forcer, ils courent bien rarement lerisque de succomber. C’est pour cela qu’on a vuréussir tous les prophètes armés, et finirmalheureusement ceux qui étaient désarmés. Surquoi l’on doit ajouter que les peuples sontnaturellement inconstants, et que, s’il est aiséde leur persuader quelque chose, il est difficilede les affermir dans cette persuasion : il fautdonc que les choses soient disposées de manièreque, lorsqu’ils ne croient plus, on puisse les fairecroire par force.

Certainement Moïse, Cyrus, Thésée etRomulus n’auraient pu faire longtemps garderleurs institutions, s’ils avaient été désarmés ; etils auraient eu le sort qu’a éprouvé de nos joursle frère Jérôme Savonarola, dont toutes lesinstitutions périrent aussitôt que le grandnombre eut commencé de ne plus croire en lui,attendu qu’il n’avait pas le moyen d’affermirdans leur croyance ceux qui croyaient encore, nide forcer les mécréants à croire.

Toutefois, répétons que les grands hommestels que ceux dont il s’agit rencontrentd’extrêmes difficultés ; que tous les dangers sontsur leur route ; que c’est là qu’ils ont à lessurmonter ; et que lorsqu’une fois ils onttraversé ces obstacles, qu’ils ont commencé àêtre en vénération, et qu’ils se sont délivrés deceux de même rang qui leur portaient envie, ilsdemeurent puissants, tranquilles, honorés etheureux.

À ces grands exemples que j’ai cités, j’enveux joindre quelque autre d’un ordre inférieur,mais qui ne soit point trop disproportionné ; etj’en choisis un seul qui suffira : c’est celui deHiéron de Syracuse. Simple particulier, il devintprince de sa patrie, sans rien devoir de plus à lafortune que la seule occasion. En effet, lesSyracusains opprimés l’élurent pour leur

général, et ce fut par ses services en cettequalité qu’il mérite d’être encore élevé aupouvoir suprême. D’ailleurs, dans son premierétat de citoyen, il avait montré tant de vertus,qu’il a été dit de lui que pour bien régner il nelui manquait que d’avoir un royaume. Ausurplus, Hiéron détruisit l’ancienne milice et enétablit une nouvelle ; il abandonna les anciennesalliances pour en contracter d’autres : ayantalors et des soldats et des alliés entièrement àlui, il put, sur de pareils fondements, éleverl’édifice qu’il voulut ; de sorte que, s’il n’acquitqu’avec beaucoup de peine, il n’en trouva pointà conserver.

CHAPITRE VII.Des principautés nouvelles qu’on acquiert par les armes

d’autrui et par la fortune.

Ceux qui, de simples particuliers, deviennentprinces par la seule faveur de la fortune, ledeviennent avec peu de peine ; mais ils en ontbeaucoup à se maintenir. Aucune difficulté neles arrête dans leur chemin : ils y volent ; maiselles se montrent lorsqu’ils sont arrivés.

Tels sont ceux à qui un État est concédé, soitmoyennant une somme d’argent, soit par le bonplaisir du concédant. C’est ainsi qu’une foule deconcessions eurent lieu dans l’Ionie et sur lesbords de l’Hellespont, où Darius établit diversprinces, afin qu’ils gouvernassent ces États poursa sûreté et pour sa gloire. C’est encore ainsique furent créés ceux des empereurs qui, durang de simples citoyens, furent élevés àl’empire par la corruption des soldats.L’existence de tels princes dépend entièrementde deux choses très-incertaines, très-variables :de la volonté et de la fortune de ceux qui les ontcréés ; et ils ne savent ni ne peuvent semaintenir dans leur élévation. Ils ne le savent,parce qu’à moins qu’un homme ne soit douéd’un grand esprit et d’une grande valeur, il estpeu probable qu’ayant toujours vécu simpleparticulier, il sache commander ; ils ne lepeuvent, parce qu’ils n’ont point de forces quileur soient attachées et fidèles.

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Les classiques du matérialisme dialectique

De plus, des États subitement formés sontcomme toutes les choses qui, dans l’ordre de lanature, naissent et croissent trop promptement :ils ne peuvent avoir des racines assez profondeset des adhérences assez fortes pour que lepremier orage ne les renverse point ; à moins,comme je viens de le dire, que ceux qui en sontdevenus princes n’aient assez d’habileté poursavoir se préparer sur-le-champ à conserver ceque la fortune a mis dans leurs mains, et pourfonder, après l’élévation de leur puissance, lesbases qui auraient dû être établies auparavant.

Relativement à ces deux manières de devenirprince, c’est-à-dire par habileté ou par fortune,je veux alléguer deux exemples qui viventencore dans la mémoire des hommes de nosjours : ce sont ceux de Francesco Sforza et deCésar Borgia.

Francesco Sforza, par une grande valeur etpar le seul emploi des moyens convenables,devint, de simple particulier, duc de Milan ; etce qui lui avait coûté tant de travaux àacquérir, il eut peu de peine à le conserver.

Au contraire, César Borgia, vulgairementappelé le duc de Valentinois, devenu prince parla fortune de son père, perdit sa principautéaussitôt que cette même fortune ne le soutintplus, et cela quoiqu’il n’eût rien négligé de toutce qu’un homme prudent et habile devait fairepour s’enraciner profondément dans les Étatsque les armes d’autrui et la fortune lui avaientdonnés. Il n’est pas impossible, en effet, commeje l’ai déjà dit, qu’un homme extrêmementhabile pose, après l’élévation de son pouvoir, lesbases qu’il n’aurait point fondées auparavant ;mais un tel travail est toujours très-pénible pourl’architecte, et dangereux pour l’édifice.

Au surplus, si l’on examine attentivement lamarche du duc, on verra tout ce qu’il avait faitpour consolider sa grandeur future ; et c’est surquoi il ne paraît pas inutile de m’arrêter unpeu ; car l’exemple de ses actions présente sansdoute les meilleures leçons qu’on puisse donnerà un prince nouveau, et si toutes ses mesuresn’eurent en définitive aucun succès pour lui, ce

ne fut point par sa faute, mais par unecontrariété extraordinaire et sans borne de lafortune.

Alexandre VI, voulant agrandir le duc sonfils, y trouva pour le présent et pour l’avenirbeaucoup de difficultés. D’abord, il voyait qu’ilne pouvait le rendre maître que de quelque Étatqui fût du domaine de l’Église ; et il savait quele duc de Milan et Venise n’y consentiraientpoint, d’autant plus que Faenza et Riminiétaient déjà sous la protection des Vénitiens. Ilvoyait de plus toutes les forces de l’Italie, etspécialement celles dont il aurait pu se servir,dans les mains de ceux qui devaient redouter leplus l’agrandissement du pape ; de sorte qu’il nepouvait compter nullement sur leur fidélité, carelles étaient sous la dépendance des Orsini, desColonna, et de leurs partisans. Il ne lui restaitdonc d’autre parti à prendre que celui de toutbrouiller et de semer le désordre entre tous lesÉtats de l’Italie, afin de pouvoir en saisirquelques-uns à la faveur des troubles. Cela nelui fut point difficile. Les Vénitiens, en effet,s’étant déterminés, pour d’autres motifs, àrappeler les Français en Italie, non-seulement ilne s’opposa point à ce dessein, mais encore il enfacilita l’exécution par la dissolution du mariagedéjà bien ancien du roi Louis XII avec Jeannede France. Ce prince vint donc en Italie avecl’aide des Vénitiens et le consentement dupape ; et à peine fut-il arrivé à Milan,qu’Alexandre en obtint des troupes pour uneexpédition dans la Romagne, qui lui fut aussitôtabandonnée par l’effet seul de la réputation duroi. Le duc de Valentinois, ayant ainsi acquiscette province, trouva son dessein de s’affermiret de faire des progrès ultérieurs contrarié pardeux difficultés : l’une venait de ce que lestroupes qu’il avait ne lui paraissaient pas bienfidèles ; l’autre tenait à la volonté du roi, c’est-à-dire que, d’un côté, il craignait que les troupesdes Orsini, dont il s’était servi, ne luimanquassent au besoin, et non-seulement nel’empêchassent de faire de nouvellesacquisitions, mais ne lui fissent même perdrecelles qu’il avait déjà faites ; de l’autre, il

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Nicolas Machiavel – Le Prince

appréhendait que le roi n’en fit tout autant.Quant aux troupes des Orsini, il avait déjà faitquelque épreuve de leurs dispositions, lorsque,après la prise de Faenza, étant allé attaquerBologne, il les avait vues se conduire très-froidement ; et, pour ce qui est du roi, il avaitpu lire le fond de sa pensée, lorsque, ayantvoulu, après s’être emparé du duché d’Urbin,tourner ses armes contre la Toscane, ce princel’avait obligé à se désister de son entreprise.

Dans ces circonstances, le duc forma ledessein de se rendre indépendant des armes etde la volonté d’autrui. Pour cela, il commençapar affaiblir dans Rome les partis des Orsini etdes Colonna, en gagnant tous ceux de leursadhérents qui étaient nobles, les faisant sesgentilshommes, leur donnant, selon leur qualité,de riches traitements, des honneurs, descommandements de troupes, des gouvernementsde places : aussi arriva-t-il qu’en peu de moisl’affection de tous les partis se tourna vers leduc.

Ensuite, lorsqu’il eut dispersé les partisans dela maison Colonna, il attendit l’occasion dedétruire ceux des Orsini ; et cette occasions’étant heureusement présentée pour lui, il suten profiter plus heureusement encore. En effet,les Orsini, ayant reconnu un peu tard quel’agrandissement du duc et de l’Église serait lacause de leur ruine, tinrent une sorte de diètedans un endroit des États de Pérouse, appelé laMagione ; et de cette assemblée s’ensuivirent larévolte d’Urbin, les troubles de la Romagne, etune infinité de dangers que le duc surmontaavec l’aide des Français. Ayant par là rétabli saréputation, et ne se fiant plus ni à la France nià aucune autre force étrangère, il eut recours àla ruse, et il sut si bien dissimuler sessentiments, que les Orsini se réconcilièrent aveclui par l’entremise du seigneur Pagolo, dont ils’était assuré par toutes les marques d’amitiépossibles, en lui donnant des habits, de l’argent,des chevaux. Après cette réconciliation, ilseurent la simplicité d’aller se mettre entre sesmains à Sinigaglia.

Ces chefs une fois détruits, et leurs partisansgagnés par le duc, il avait d’autant mieux fondésa puissance, que, d’ailleurs, maître de laRomagne et du duché d’Urbin, il s’était attachéles habitants en leur faisant goûter uncommencement de bien-être. Sur quoi saconduite pouvant encore servir d’exemple, iln’est pas inutile de la faire connaître.

La Romagne, acquise par le duc, avait euprécédemment pour seigneurs des hommesfaibles, qui avaient plutôt dépouillé quegouverné, plutôt divisé que réuni leurs sujets ;de sorte que tout ce pays était en proie auxvols, aux brigandages, aux violences de tous lesgenres. Le duc jugea que, pour y rétablir la paixet l’obéissance envers le prince, il étaitnécessaire d’y former un bon gouvernement :c’est pourquoi il y commit messer Ramirod’Orco, homme cruel et expéditif, auquel ildonna les plus amples pouvoirs. Bientôt, eneffet, ce gouvernement fit naître l’ordre et latranquillité ; et il acquit par là une très-granderéputation. Mais ensuite le duc, pensant qu’unetelle autorité n’était plus nécessaire, et quemême elle pourrait devenir odieuse, établit aucentre de la province un tribunal civil, auquel ildonna un très-bon président, et où chaquecommune avait son avocat. Il fit biendavantage : sachant que la rigueur d’abordexercée avait excité quelque haine, et désirantéteindre ce sentiment dans les cœurs, pour qu’ilslui fussent entièrement dévoués, il voulut fairevoir que si quelques cruautés avaient étécommises, elles étaient venues, non de lui, maisde la méchanceté de son ministre. Dans cettevue, saisissant l’occasion, il le fit exposer unmatin sur la place publique de Césène, coupé enquartiers, avec un billot et un coutelas sanglantà côté. Cet horrible spectacle satisfit leressentiment des habitants, et les frappa enmême temps de terreur. Mais revenons.

Après s’être donné des forces telles qu’il lesvoulait, et avoir détruit en grande partie cellesde son voisinage qui pouvaient lui nuire, le duc,se trouvant très-puissant, se croyait presqueentièrement assuré contre les dangers actuels ;

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Les classiques du matérialisme dialectique

et voulant poursuivre ses conquêtes, il étaitencore retenu par la considération de la France :car il savait que le roi, qui enfin s’était aperçude son erreur, ne lui permettrait point de tellesentreprises. En conséquence, il commença àrechercher des amitiés nouvelles et à tergiverseravec les Français, lorsqu’ils marchaient vers leroyaume de Naples contre les Espagnols, quifaisaient le siège de Gaëte ; il projetait même deles mettre hors d’état de le contrarier ; et il enserait venu bientôt à bout, si Alexandre avaitvécu plus longtemps.

Telles furent ses mesures par rapport à l’étatprésent des choses. Pour l’avenir, il avaitd’abord à craindre qu’un nouveau pape ne fûtmal disposé à son égard, et ne cherchât à luienlever ce qu’Alexandre, son père, lui avaitdonné. C’est à quoi aussi il voulut pourvoir parles quatre moyens suivants : premièrement, enéteignant complétement les races des seigneursqu’il avait dépouillés, et ne laissant point ainsiau pape les occasions que l’existence de cesraces lui aurait fournies ; secondement, engagnant les gentilshommes de Rome, afin detenir par eux le pontife en respect ;troisièmement, en s’attachant, autant qu’il lepouvait, le sacré collége ; quatrièmement, en serendant, avant la mort du pape qui vivait alors,assez puissant pour se trouver en état derésister par lui-même à un premier choc. Aumoment où Alexandre mourut, trois de ceschoses étaient consommées, et il regardait laquatrième comme l’étant à peu près. Il avaiteffectivement fait périr tous ceux des seigneursdépouillés qu’il avait pu atteindre ; et fort peud’entre eux lui avaient échappé ; il avait gagnéles gentilshommes romains ; il s’était fait untrès-grand parti dans le sacré collége ; et enfin,quant à l’accroissement de sa puissance, ilprojetait de se rendre maître de la Toscane : cequi lui semblait facile, puisqu’il l’était déjà dePérouse et de Piombino, et qu’il avait pris soussa protection la ville de Pise, sur laquelle ilallait se jeter, sans être retenu par laconsidération de la France, qui ne lui imposaitplus ; car déjà les Français avaient été

dépouillés du royaume de Naples par lesEspagnols ; en sorte que tous les partis setrouvaient dans la nécessité de rechercherl’amitié du duc. Après cela, Lucques et Siennedevaient aussitôt se soumettre, soit par crainte,soit par envie contre les Florentins ; et ceux-cidemeuraient alors sans ressources. S’il avait mistout ce plan à exécution (et il en serait venu àbout dans le courant de l’année où le papemourut), il se serait trouvé assez de forces etassez de réputation pour se soutenir par lui-même et ne plus dépendre que de sa proprepuissance et de sa propre valeur. Mais la mortd’Alexandre survint lorsqu’il n’y avait encoreque cinq ans que le duc avait tiré l’épée ; et, ence moment, ce dernier se trouva n’avoir que leseul État de la Romagne bien établi : dans tousles autres, son pouvoir était encore chancelant ;il était placé entre deux armées ennemies, etattaqué d’une maladie mortelle.

Cependant, il était doué d’une tellerésolution et d’un si grand courage, il savait sibien l’art de gagner les hommes et de lesdétruire, et les bases qu’il avait données à sapuissance étaient si solides, que s’il n’avait paseu deux armées sur le dos, ou s’il n’avait pas étémalade, il eût surmonté toutes les difficultés. Etce qui prouve bien la solidité des bases qu’ilavait posées, c’est que la Romagne attendit plusd’un mois pour se décider contre lui ; c’est que,bien qu’à demi mort, il demeura en sûreté dansRome, et que les Baglioni, les Vitelli, les Orsini,accourus dans cette ville, ne purent s’y faire unparti contre lui ; c’est qu’il put, sinon fairenommer pape qui il voulait, du moins empêcherqu’on ne nommât qui il ne voulait pas. Si sasanté n’eût point éprouvé d’atteinte au momentde la mort d’Alexandre, tout lui aurait étéfacile. Aussi, me disait-il, lors de la nominationde Jules II, qu’il avait pensé à tout ce quipouvait arriver si son père venait à mourir, etqu’il avait trouvé remède à tout ; mais queseulement il n’avait jamais imaginé qu’en cemoment il se trouverait lui-même en danger demort.

En résumant donc toute la conduite du duc,

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non-seulement je n’y trouve rien à critiquer,mais il me semble qu’on peut la proposer pourmodèle à tous ceux qui sont parvenus aupouvoir souverain par la faveur de la fortune etpar les armes d’autrui. Doué d’un grand courageet d’une haute ambition, il ne pouvait seconduire autrement ; et l’exécution de sesdesseins ne put être arrêtée que par la brièvetéde la vie de son père Alexandre, et par sapropre maladie. Quiconque, dans uneprincipauté nouvelle, jugera qu’il lui estnécessaire de s’assurer contre ses ennemis, de sefaire des amis, de vaincre par force ou par ruse,de se faire aimer et craindre des peuples, suivreet respecter par les soldats, de détruire ceux quipeuvent et doivent lui nuire, de remplacer lesanciennes institutions par de nouvelles, d’être àla fois sévère et gracieux, magnanime et libéral,de former une milice nouvelle et dissoudrel’ancienne, de ménager l’amitié des rois et desprinces, de telle manière que tous doivent aimerà l’obliger et craindre de lui faire injure : celui-là, dis-je, ne peut trouver des exemples plusrécents que ceux que présente la vie politique duduc de Valentinois.

La seule chose qu’on ait à reprendre dans saconduite, c’est la nomination de Jules II, qui futun choix funeste pour lui. Puisqu’il ne pouvaitpas, comme je l’ai dit, faire élire pape qui ilvoulait, mais empêcher qu’on n’élût qui il nevoulait pas, il ne devait jamais consentir qu’onélevât à la papauté quelqu’un des cardinauxqu’il avait offensés, et qui, devenu souverainpontife, aurait eu sujet de le craindre ; car leressentiment et la crainte sont surtout ce quirend les hommes ennemis.

Ceux que le duc avait offensés étaient, entreautres, les cardinaux de Saint-Pierre ès liens,Colonna, Saint-Georges et Ascanio Sforza ; ettous les autres avaient lieu de le craindre,excepté le cardinal d’Amboise, et les Espagnols :ceux-ci, à cause de certaines relations etobligations réciproques, et d’Amboise, parcequ’il avait pour lui la France, ce qui lui donnaitun grand pouvoir. Le duc devait donc depréférence faire nommer un Espagnol ; et s’il ne

le pouvait pas, consentir plutôt à l’élection ded’Amboise qu’à celle du cardinal de Saint-Pierreès liens. C’est une erreur d’imaginer que, chezles grands personnages, les services récentsfassent oublier les anciennes injures. Le duc, enconsentant à cette élection de Jules II, fit doncune faute qui fut la cause de sa ruine totale.

CHAPITRE VIII.De ceux qui sont devenus princes par des scélératesses.

On peut encore devenir prince de deuxmanières qui ne tiennent entièrement ni à lafortune ni à la valeur, et que par conséquent ilne faut point passer sous silence ; il en est mêmeune dont on pourrait parler plus longuement,s’il s’agissait ici de républiques.

Ces deux manières sont, ou de s’élever aupouvoir souverain par la scélératesse et lesforfaits, ou d’y être porté par la faveur de sesconcitoyens.

Pour faire connaître la première, qu’il n’estpas question d’examiner ici sous les rapports dela justice et de la morale, je me bornerai à citerdeux exemples, l’un ancien, l’autre moderne ;car il me semble qu’ils peuvent suffire pourquiconque se trouverait dans la nécessité de lesimiter.

Agathocle, Sicilien, parvint non-seulement durang de simple particulier, mais de l’état le plusabject, à être roi de Syracuse. Fils d’un potier, ilse montra scélérat dans tous les degrés queparcourut sa fortune ; mais il joignit à sascélératesse tant de force d’âme et de corps,que, s’étant engagé dans la carrière militaire, ils’éleva de grade en grade jusqu’à la dignité depréteur de Syracuse. Parvenu à cette élévation,il voulut être prince, et même posséder parviolence, et sans en avoir obligation à personne,le pouvoir souverain qu’on avait consenti à luiaccorder. Pour atteindre ce but, s’étant concertéavec Amilcar, général carthaginois quicommandait une armée en Sicile, il convoqua unmatin le peuple et le sénat de Syracuse, commepour délibérer sur des affaires qui concernaientla république ; et, à un signal donné, il fit

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massacrer par ses soldats tous les sénateurs etles citoyens les plus riches, après quoi ils’empara de la principauté, qu’il conserva sansaucune contestation. Dans la suite, battu deuxfois par les Carthaginois, et enfin assiégé pareux dans Syracuse, non-seulement il put ladéfendre, mais encore, laissant une partie de sestroupes pour soutenir le siége, il alla avecl’autre porter la guerre en Afrique ; de sortequ’en peu de temps il sut forcer les Carthaginoisà lever le siége, et les réduire aux dernièresextrémités : aussi furent-ils contraints à faire lapaix avec lui, à lui abandonner la possession dela Sicile, et à se contenter pour eux de celle del’Afrique.

Quiconque réfléchira sur la marche et lesactions d’Agathocle n’y trouvera presque rien, simême il y trouve quelque chose, qu’on puisseattribuer à la fortune. En effet, comme je viensde le dire, il s’éleva au pouvoir suprême, nonpar la faveur, mais en passant par tous lesgrades militaires, qu’il gagna successivement àforce de travaux et de dangers ; et quand il eutatteint ce pouvoir, il sut s’y maintenir par lesrésolutions les plus hardies et les pluspérilleuses.

Véritablement on ne peut pas dire qu’il y aitde la valeur à massacrer ses concitoyens, àtrahir ses amis, à être sans foi, sans pitié, sansreligion : on peut, par de tels moyens, acquérirdu pouvoir, mais non de la gloire. Mais si l’onconsidère avec quel courage Agathocle sut seprécipiter dans les dangers et en sortir, avecquelle force d’âme il sut et souffrir et surmonterl’adversité, on ne voit pas pourquoi il devraitêtre placé au-dessous des meilleurs capitaines.On doit reconnaître seulement que sa cruauté,son inhumanité et ses nombreuses scélératesses,ne permettent pas de le compter au nombre desgrands hommes. Bornons-nous donc à conclurequ’on ne saurait attribuer à la fortune ni à lavertu l’élévation qu’il obtint sans l’une et sansl’autre.

De notre temps, et pendant le règned’Alexandre VI, Oliverotto da Fermo, demeuré

plusieurs années auparavant orphelin en basâge, fut élevé par un oncle maternel nomméJean Fogliani, et appliqué, dès sa premièrejeunesse, au métier des armes, sous la disciplinede Paolo Vitelli, afin que, formé à une aussibonne école, il pût parvenir à un haut rangmilitaire. Après la mort de Paolo, il continua deservir sous Vitelozzo, frère de son premiermaître. Bientôt, par son talent, sa forcecorporelle et son courage intrépide, il devint undes officiers les plus distingués de l’armée. Mais,comme il lui semblait qu’il y avait de la servilitéà être sous les ordres et à la solde d’autrui, ilforma le projet de se rendre maître de Fermo,tant avec l’aide de quelques citoyens quipréféraient l’esclavage à la liberté de leur patrie,qu’avec l’appui de Vitelozzo. Dans ce dessein, ilécrivit à Jean Fogliani, qu’éloigné depuis biendes années de lui et de sa patrie, il voulait allerles revoir, et en même temps reconnaître un peuson patrimoine ; que d’ailleurs tous ses travauxn’ayant pour objet que l’honneur, et désirantque ses concitoyens pussent voir qu’il n’avaitpas employé le temps inutilement, il seproposait d’aller se montrer à eux avec unecertaine pompe, et accompagné de cent hommesde ses amis et de ses domestiques, à cheval ;qu’en conséquence il le priait de vouloir bienfaire en sorte que les habitants de Fermo luifissent une réception honorable, d’autant quecela tournerait non-seulement à sa propre gloire,mais encore à celle de lui, son oncle, dont ilétait l’élève. Jean Fogliani ne manqua point defaire tout ce qu’il put pour obliger son neveu. Ille fit recevoir honorablement par les habitants ;il le logea dans sa maison, où, après quelquesjours employés à faire les préparatifs nécessairespour l’accomplissement de ses forfaits,Oliverotto donna un magnifique festin, auquel ilinvita et Jean Fogliani et les citoyens les plusdistingués de Fermo. Après tous les services etles divertissements qui ont lieu dans de pareillesfêtes, il mit adroitement la conversation sur dessujets graves, parlant de la grandeur du papeAlexandre, de César, son fils, ainsi que de leursentreprises. Jean Fogliani et les autres ayantmanifesté leur opinion sur ce sujet, il se leva

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tout à coup, en disant que c’était là des objets àtraiter dans un lieu plus retiré ; et il passa dansune autre chambre, où les convives le suivirent.Mais à peine furent-ils assis, que des soldats,sortant de divers lieux secrets, les tuèrent tous,ainsi que Jean Fogliani. Aussitôt après cemeurtre, Oliverotto monta à cheval, parcourutle pays, et alla assiéger le magistrat suprêmedans son palais ; en sorte que la peurcontraignit tout le monde à lui obéir et à formerun gouvernement dont il se fit le prince. Dureste, tous ceux qui, par mécontentement,auraient pu lui nuire ayant été mis à mort, ilconsolida tellement son pouvoir par de nouvellesinstitutions civiles et militaires, que, dans lecours de l’année durant laquelle il le conserva,non-seulement il vécut en sûreté chez lui, maisencore il se rendit formidable à ses voisins ; et iln’eût pas été moins difficile à vaincrequ’Agathocle, s’il ne se fût pas laissé tromperpar César Borgia, et attirer à Sinigaglia, où, unan après le parricide qu’il avait commis, il futpris avec les Orsini et les Vitelli, comme je l’aidit ci-dessus, et étranglé, ainsi que Vitelozzo,son maître de guerre et de scélératesse.

Quelqu’un pourra demander pourquoiAgathocle, ou quelque autre tyran semblable,put, malgré une infinité de trahisons et decruautés, vivre longtemps en sûreté dans sapatrie, se défendre contre ses ennemisextérieurs, et n’avoir à combattre aucuneconjuration formée par ses concitoyens ; tandisque plusieurs autres, pour avoir été cruels, n’ontpu se maintenir ni en temps de guerre, ni entemps de paix. Je crois que la raison de cela estdans l’emploi bon ou mauvais des cruautés. Lescruautés sont bien employées (si toutefois le motbien peut être jamais appliqué à ce qui est mal),lorsqu’on les commet toutes à la fois, par lebesoin de pourvoir à sa sûreté, lorsqu’on n’ypersiste pas, et qu’on les fait tourner, autantqu’il est possible, à l’avantage des sujets. Ellessont mal employées, au contraire, lorsque, peunombreuses dans le principe, elles se multiplientavec le temps au lieu de cesser.

Ceux qui en usent bien peuvent, comme

Agathocle, avec l’aide de Dieu et des hommes,remédier aux conséquences ; mais, pour ceux quien usent mal, il leur est impossible de semaintenir.

Sur cela, il est à observer que celui quiusurpe un État doit déterminer et exécuter toutd’un coup toutes les cruautés qu’il doitcommettre, pour qu’il n’ait pas à y revenir tousles jours, et qu’il puisse, en évitant de lesrenouveler, rassurer les esprits et les gagner pardes bienfaits. Celui qui, par timidité ou par demauvais conseils, se conduit autrement, setrouve dans l’obligation d’avoir toujours leglaive en main, et il ne peut jamais compter surses sujets, tenus sans cesse dans l’inquiétude pardes injures continuelles et récentes. Les cruautésdoivent être commises toutes à la fois, pour queleur amertume se faisant moins sentir, ellesirritent moins ; les bienfaits, au contraire,doivent se succéder lentement, pour qu’ils soientsavourés davantage.

Sur toutes choses, le prince doit se conduireenvers ses sujets de telle manière qu’on ne levoie point varier selon les circonstances bonnesou mauvaises. S’il attend d’être contraint par lanécessité à faire le mal ou le bien, il arrivera, ouqu’il ne sera plus à temps de faire le mal, ou quele bien qu’il fera ne lui profitera point ; car onle croira fait par force, et on ne lui en sauraaucun gré.

CHAPITRE IX.De la principauté civile.

Parlons maintenant du particulier devenuprince de sa patrie, non par la scélératesse oupar quelque violence atroce, mais par la faveurde ses concitoyens : c’est ce qu’on peut appelerprincipauté civile, à laquelle on parvient, nonpar la seule habileté, non par la seule vertu,mais plutôt par une adresse heureuse.

À cet égard, je dis qu’on est élevé à cettesorte de principauté, ou par la faveur du peuple,ou par celle des grands. Dans tous les pays, eneffet, on trouve deux dispositions d’espritopposées : d’une part, le peuple ne veut être ni

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commandé ni opprimé par les grands ; del’autre, les grands désirent de commander etopprimer le peuple ; et ces dispositionscontraires produisent un de ces trois effets : oula principauté, ou la liberté, ou la licence.

La principauté peut être également l’ouvragesoit des grands, soit du peuple, selon ce que faitl’occasion. Quand les grands voient qu’ils nepeuvent résister au peuple, ils recourent aucrédit, à l’ascendant de l’un d’entre eux, et ils lefont prince, pour pouvoir, à l’ombre de sonautorité, satisfaire leurs désirs ambitieux ; etpareillement, quand le peuple ne peut résisteraux grands, il porte toute sa confiance vers unparticulier, et il le fait prince, pour être défendupar sa puissance.

Le prince élevé par les grands a plus de peineà se maintenir que celui qui a dû son élévationau peuple. Le premier, effectivement, se trouveentouré d’hommes qui se croient ses égaux, etqu’en conséquence il ne peut ni commander nimanier à son gré ; le second, au contraire, setrouve seul à son rang, et il n’a personne autourde lui, ou presque personne, qui ne soit disposéà lui obéir. De plus, il n’est guère possible desatisfaire les grands sans quelque injustice, sansquelque injure pour les autres ; mais il n’en estpas de même du peuple, dont le but est pluséquitable que celui des grands. Ceux-ci veulentopprimer, et le peuple veut seulement n’êtrepoint opprimé. Il est vrai que si le peupledevient ennemi, le prince ne peut s’en assurer,parce qu’il s’agit d’une trop grande multitude ;tandis qu’au contraire la chose lui est très-aiséeà l’égard des grands, qui sont toujours en petitnombre. Mais, au pis aller, tout ce qu’il peutappréhender de la part du peuple, c’est d’en êtreabandonné, au lieu qu’il doit craindre encoreque les grands n’agissent contre lui ; car, ayantplus de prévoyance et d’adresse, ils saventtoujours se ménager de loin des moyens desalut, et ils cherchent à se mettre en faveurauprès du parti auquel ils comptent quedemeurera la victoire. Observons, au surplus,que le peuple avec lequel le prince doit vivre esttoujours le même, et qu’il ne peut le changer ;

mais que, quant aux grands, le changement estfacile ; qu’il peut chaque jour en faire, endéfaire ; qu’il peut, à son gré, ou accroître oufaire tomber leur crédit : sur quoi il peut êtreutile de donner ici quelques éclaircissements.

Je dis donc que, par rapport aux grands, il ya une première et principale distinction à faireentre ceux dont la conduite fait voir qu’ilsattachent entièrement leur fortune à celle duprince, et ceux qui agissent différemment.

Les premiers doivent être honorés et chéris,pourvu qu’ils ne soient point enclins à larapine : quant aux autres, il faut distinguerencore. S’il en est qui agissent ainsi par faiblesseet manque naturel de courage, on peut lesemployer, surtout si, d’ailleurs, ils sont hommesde bon conseil, parce que le prince s’en faithonneur dans les temps prospères, et n’a rien àen craindre dans l’adversité. Mais pour ceux quisavent bien ce qu’ils font, et qui sont déterminéspar des vues ambitieuses, il est visible qu’ilspensent à eux plutôt qu’au prince. Il doit doncs’en défier et les regarder comme s’ils étaientennemis déclarés ; car, en cas d’adversité, ilsaident infailliblement à sa ruine.

Pour conclure, voici la conséquence de toutce qui vient d’être dit. Celui qui devient princepar la faveur du peuple doit travailler àconserver son amitié, ce qui est facile, puisque lepeuple ne demande rien de plus que de n’êtrepoint opprimé. Quant à celui qui le devient parla faveur des grands, contre la volonté dupeuple, il doit, avant toutes choses, chercher àse l’attacher, et cela est facile encore, puisqu’illui suffit de le prendre sous sa protection. Alorsmême le peuple lui deviendra plus soumis etplus dévoué que si la principauté avait étéobtenue par sa faveur ; car, lorsque les hommesreçoivent quelque bien de la part de celui dontils n’attendaient que du mal, ils en sontbeaucoup plus reconnaissante. Du reste, leprince a plusieurs moyens de gagner l’affectiondu peuple ; mais, comme ces moyens varientsuivant les circonstances, je ne m’y arrêteraipoint ici : je répéterai seulement qu’il est d’une

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absolue nécessité qu’un prince possède l’amitiéde son peuple, et que, s’il ne l’a pas, touteressource lui manque dans l’adversité.

Nabis, prince de Sparte, étant assiégé partoute la Grèce et par une armée romaine quiavait déjà remporté plusieurs victoires, pourrésister et défendre sa patrie et son pouvoircontre de telles forces, n’eut à s’assurer, dans unsi grand danger, que d’un bien petit nombre depersonnes ; ce qui, sans doute, eût été loin delui suffire, s’il avait eu contre lui l’inimitié dupeuple.

Qu’on ne m’objecte point le communproverbe : Qui se fonde sur le peuple se fondesur la boue. Cela est vrai pour un particulier quicompterait sur une telle base, et qui sepersuaderait que, s’il était opprimé par sesennemis ou par les magistrats, le peupleembrasserait sa défense ; son espoir seraitsouvent déçu, comme le fut celui des Gracques àRome, et de messer Giorgio Scali à Florence.Mais, s’il s’agit d’un prince qui ait le droit decommander, qui soit homme de cœur, qui ne sedécourage point dans l’adversité ; qui, d’ailleurs,n’ait point manqué de prendre les autresmesures convenables, et qui sache, par safermeté, dominer ses sujets, celui-là ne setrouvera point déçu, et il verra qu’en comptantsur le peuple, il s’était fondé sur une base très-solide.

Les princes dont il est question ne sontvéritablement en danger que lorsque, d’unpouvoir civil, ils veulent faire un pouvoir absolu,soit qu’ils l’exercent par eux-mêmes, soit qu’ilsl’exercent par l’organe des magistrats. Mais,dans ce dernier cas, ils se trouvent plus faibleset en plus grand péril, parce qu’ils dépendent dela volonté des citoyens à qui les magistraturessont confiées, et qui, surtout dans les tempsd’adversité, peuvent très-aisément détruirel’autorité du prince, soit en agissant contre lui,soit seulement en ne lui obéissant point. En vaince prince voudrait-il alors reprendre pour luiseul l’exercice de son pouvoir, il ne serait plustemps, parce que les citoyens et les sujets,

accoutumés à recevoir les ordres de la bouchedes magistrats, ne seraient pas disposés, dansdes moments critiques, à obéir à ceux qu’ildonnerait lui-même. Aussi, dans ces tempsincertains, aura-t-il toujours beaucoup de peineà trouver des amis auxquels il puisse se confier.

Un tel prince, en effet, ne doit point se réglersur ce qui se passe dans les temps où règne latranquillité, et lorsque les citoyens ont besoin deson autorité : alors tout le monde s’empresse,tout le monde se précipite et jure de mourirpour lui, tant que la mort ne se fait voir quedans l’éloignement ; mais dans le moment del’adversité, et lorsqu’il a besoin de tous lescitoyens, il n’en trouve que bien peu qui soientdisposés à le défendre : c’est ce que luimontrerait l’expérience ; mais cette expérienceest d’autant plus dangereuse à tenter qu’elle nepeut être faite qu’une fois. Le prince doit donc,s’il est doué de quelque sagesse, imaginer etétablir un système de gouvernement tel, qu’enquelque temps que ce soit, et malgré toutes lescirconstances, les citoyens aient besoin de lui :alors il sera toujours certain de les trouverfidèles.

CHAPITRE X.Comment, dans toute espèce de principauté, on doit

mesurer ses forces.

En parlant des diverses sortes deprincipautés, il y a encore une autre chose àconsidérer : c’est de savoir si le prince a un Étatassez puissant pour pouvoir, au besoin sedéfendre par lui-même, ou s’il se trouve toujoursdans la nécessité d’être défendu par un autre.

Pour rendre ma pensée plus claire, je regardecomme étant capables de se défendre par eux-mêmes les princes qui ont assez d’hommes etassez d’argent à leur disposition pour formerune armée complète et livrer bataille àquiconque viendrait les attaquer ; et aucontraire, je regarde comme ayant toujoursbesoin du secours d’autrui ceux qui n’ont pointles moyens de se mettre en campagne contrel’ennemi, et qui sont obligés de se réfugier dans

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l’enceinte de leurs murailles et de s’y défendre.

J’ai déjà parlé des premiers, et dans la suiteje dirai encore quelques mots de ce qui doit leurarriver.

Quant aux autres, tout ce que je puis avoir àleur dire, c’est de les exhorter à bien munir, àbien fortifier la ville où est établi le siége de leurpuissance, et à ne faire aucun compte du restedu pays. Toutes les fois que le prince aurapourvu d’une manière vigoureuse à la défense desa capitale, et aura su gagner, par les autresactes de son gouvernement, l’affection de sessujets, ainsi que je l’ai dit et que je le diraiencore, on ne l’attaquera qu’avec une grandecirconspection ; car les hommes, en général,n’aiment point les entreprises qui présentent degrandes difficultés ; et il y en a sans doutebeaucoup à attaquer un prince dont la ville estdans un état de défense respectable, et qui n’estpoint haï de ses sujets.

Les villes d’Allemagne jouissent d’une libertétrès-étendue, quoiqu’elles ne possèdent qu’unterritoire très-borné ; cependant elles n’obéissentà l’empereur qu’autant qu’il leur plaît, et necraignent ni sa puissance ni celle d’aucun desautres États qui les entourent : c’est qu’ellessont fortifiées de manière que le siége qu’ilfaudrait en entreprendre serait une opérationdifficile et dangereuse ; c’est qu’elles sont toutesentourées de fossés et de bonnes murailles, etqu’elles ont une artillerie suffisante ; c’estqu’elles renferment toujours, dans les magasinspublics, des provisions d’aliments, de boissons,de combustibles, pour une année ; elles ontmême encore, pour faire subsister les gens dumenu peuple, sans perte pour le public, desmatières en assez grande quantité pour leurfournir du travail pendant toute une année dansle genre d’industrie et de métier dont ilss’occupent ordinairement, et qui fait la richesseet la vie du pays ; de plus, elles maintiennentles exercices militaires en honneur, et elles ontsur cet article un grand nombre de règlements.

Ainsi donc, un prince dont la ville est bienfortifiée, et qui ne se fait point haïr de ses

sujets, ne doit pas craindre d’être attaqué ; ets’il l’était jamais, l’assaillant s’en retourneraitavec honte : car les choses de ce monde sontvariables ; et il n’est guère possible qu’unennemi demeure campé toute une année avec sestroupes autour d’une place.

Si l’on m’objectait que les habitants qui ontleurs propriétés au dehors ne les verraient pointlivrer aux flammes d’un œil tranquille ; quel’ennui du siége et leur intérêt personnel ne leslaisseraient pas beaucoup songer au prince, jerépondrais qu’un prince puissant et courageuxsaura toujours surmonter ces difficultés, soit enfaisant espérer à ses sujets que le mal ne serapas de longue durée, soit en leur faisant craindrela cruauté de l’ennemi, soit en s’assurant avecprudence de ceux qu’il jugerait trop hardis.

D’ailleurs, si l’ennemi brûle et ravage le pays,ce doit être naturellement au moment de sonarrivée, c’est-à-dire dans le temps où les espritssont encore tout échauffés et disposés à ladéfense : le prince doit donc s’alarmer d’autantmoins dans cette circonstance, que, lorsque cesmêmes esprits auront commencé à se refroidir, ilse trouvera que le dommage a déjà été fait etsouffert, qu’il n’y a plus de remède, et que leshabitants n’en deviendront que plus attachés àleur prince, par la pensée qu’il leur est redevablede ce que leurs maisons ont été incendiées etleurs campagnes ravagées pour sa défense. Telleest, en effet, la nature des hommes, qu’ilss’attachent autant par les services qu’ilsrendent, que par ceux qu’ils reçoivent. Aussi,tout bien considéré, on voit qu’il ne doit pasêtre difficile à un prince prudent, assiégé danssa ville, d’inspirer de la fermeté aux habitants,et de les maintenir dans cette disposition tantque les moyens de se nourrir et de se défendrene leur manqueront pas.

CHAPITRE XI.Des principautés ecclésiastiques.

Il reste maintenant à parler des principautésecclésiastiques, par rapport auxquelles il n’y ade difficultés qu’à s’en mettre en possession. En

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effet, on les acquiert, ou par la faveur de lafortune, ou par l’ascendant de la vertu ; maisensuite on n’a besoin, pour les conserver, ni del’une ni de l’autre : car les princes sont soutenuspar les anciennes institutions religieuses, dont lapuissance est si grande, et la nature est telle,qu’elles les maintiennent en pouvoir, de quelquemanière qu’ils gouvernent et qu’ils seconduisent.

Ces princes seuls ont des États, et ils ne lesdéfendent point ; ils ont des sujets, et ils ne lesgouvernent point. Cependant leurs États,quoique non défendus, ne leur sont pas enlevés ;et leurs sujets, quoique non gouvernés, ne s’enmettent point en peine, et ne désirent ni nepeuvent se détacher d’eux. Ces principautéssont donc exemptes de péril et heureuses. Mais,comme cela tient à des causes supérieures,auxquelles l’esprit humain ne peut s’élever, jen’en parlerai point. C’est Dieu qui les élève etles maintient ; et l’homme qui entreprendraitd’en discourir serait coupable de présomption etde témérité.

Cependant, si quelqu’un demande d’où vientque l’Église s’est élevée à tant de grandeurtemporelle, et que, tandis qu’avant AlexandreVI, et jusqu’à lui, tous ceux qui avaient quelquepuissance en Italie, et non-seulement les princes,mais les moindres barons, les moindresseigneurs, redoutaient si peu son pouvoir, quantau temporel, elle en est maintenant venue àfaire trembler le roi de France, à le chasserd’Italie, et à ruiner les Vénitiens ; bien que toutle monde en soit instruit, il ne me paraît pasinutile d’en rappeler ici jusqu’à un certain pointle souvenir.

Avant que le roi de France Charles VIII vînten Italie, cette contrée se trouvait soumise à ladomination du pape, des Vénitiens, du roi deNaples, du duc de Milan, et des Florentins.Chacune de ces puissances avait à s’occuper dedeux soins principaux : l’un était de mettreobstacle à ce que quelque étranger portât sesarmes dans l’Italie ; l’autre d’empêcherqu’aucune d’entre elles agrandit ses États.

Quant à ce second point, c’était surtout au papeet aux Vénitiens qu’on devait faire attention.Pour contenir ces derniers, il fallait que toutesles autres puissances demeurassent unies,comme il arriva lors de la défense de Ferrare ;et, pour ce qui regarde le pape, on se servait desbarons de Rome, qui, divisés en deux factions,savoir, celle des Orsini et celle des Colonna,excitaient continuellement des tumultes, avaienttoujours les armes en main, sous les yeux mêmesdu pontife, et tenaient sans cesse son pouvoirfaible et vacillant. Il y eut bien de temps entemps quelques papes résolus et courageux, telsque Sixte IV ; mais ils ne furent jamais ni assezhabiles ni assez heureux pour se délivrer dufâcheux embarras qu’ils avaient à souffrir.D’ailleurs, ils trouvaient un nouvel obstacledans la brièveté de leur règne : car, dans unintervalle de dix ans, qui est le terme moyen dela durée des règnes des papes, il était à peinepossible d’abattre entièrement l’une des factionsqui divisaient Rome ; et si, par exemple, unpape avait abattu les Colonna, il survenait unautre pape qui les faisait revivre, parce qu’ilétait ennemi des Orsini ; mais celui-ci, à sontour, n’avait pas le temps nécessaire pourdétruire ces derniers. Voilà pourquoi l’Italierespectait si peu les forces temporelles du pape.

Vint enfin Alexandre VI, qui, de tous lessouverains pontifes qui aient jamais été, estcelui qui a le mieux fait voir tout ce qu’un papepouvait entreprendre pour s’agrandir avec lestrésors et les armes de l’Église. Profitant del’invasion des Français, et se servant d’uninstrument tel que le duc de Valentinois, il fittout ce que j’ai raconté ci-dessus en parlant desactions de ce dernier. Il n’avait point sans douteen vue l’agrandissement de l’Église, mais biencelui du duc ; cependant ses entreprisestournèrent au profit de l’Église, qui, après samort et la ruine du duc, hérita du fruit de leurstravaux.

Bientôt après régna Jules II, qui, trouvantque l’Église était puissante et maîtresse de toutela Romagne ; que les barons avaient étédétruits, et leurs factions anéanties par les

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Les classiques du matérialisme dialectique

rigueurs d’Alexandre ; que d’ailleurs des moyensd’accumuler des richesses jusqu’alors inconnusavaient été introduits, non-seulement voulutsuivre ces traces, mais encore aller plus loin, etse proposa d’acquérir Bologne, d’abattre lesVénitiens, et de chasser les Français de l’Italie ;entreprises dans lesquelles il réussit avecd’autant plus de gloire, qu’il s’y était livré, nonpour son intérêt personnel, mais pour celui del’Église.

Du reste, il sut contenir les partis desColonna et des Orsini dans les bornes oùAlexandre était parvenu à les réduire ; et, bienqu’il restât encore entre eux quelques fermentsde discorde, néanmoins ils durent demeurertranquilles, d’abord parce que la grandeur del’Église leur imposait ; et, en second lieu, parcequ’ils n’avaient point de cardinaux parmi eux.C’est aux cardinaux, en effet, qu’il fautattribuer les tumultes ; et les partis ne serontjamais tranquilles tant que les cardinaux yseront engagés : ce sont eux qui fomentent lesfactions, soit dans Rome, soit au dehors, et quiforcent les barons à les soutenir ; de sorte queles dissensions et les troubles qui éclatent entreces derniers sont l’ouvrage de l’ambition desprélats.

Voilà donc comment il est arrivé que le papeLéon X a trouvé la papauté toute-puissante ; etl’on doit espérer que si ses prédécesseurs l’ontagrandie par les armes, il la rendra encore parsa bonté, et par toutes ses autres vertus,beaucoup plus grande et plus vénérable.

CHAPITRE XII.Combien il y a de sortes de milices et de troupes

mercenaires.

J’ai parlé des qualités propres aux diversessortes de principautés sur lesquelles je m’étaisproposé de discourir ; j’ai examiné quelques-unes des causes de leur mal ou de leur bien-être ; j’ai montré les moyens dont plusieurs sesont servis, soit pour les acquérir, soit pour lesconserver : il me reste maintenant à lesconsidérer sous le rapport de l’attaque et de la

défense.

J’ai dit ci-dessus combien il est nécessaire àun prince que son pouvoir soit établi sur debonnes bases, sans lesquelles il ne peut manquerde s’écrouler. Or, pour tout État, soit ancien,soit nouveau, soit mixte, les principales basessont de bonnes lois et de bonnes armes. Mais,comme là où il n’y a point de bonnes armes, ilne peut y avoir de bonnes lois, et qu’aucontraire il y a de bonnes lois là où il y a debonnes armes, ce n’est que des armes que j’ai icidessein de parler.

Je dis donc que les armes qu’un prince peutemployer pour la défense de son État lui sontpropres, ou sont mercenaires, auxiliaires, oumixtes, et que les mercenaires et les auxiliairessont non-seulement inutiles, mais mêmedangereuses.

Le prince dont le pouvoir n’a pour appui quedes troupes mercenaires, ne sera jamais niassuré ni tranquille ; car de telles troupes sontdésunies, ambitieuses, sans discipline, infidèles,hardies envers les amis, lâches contre lesennemis ; et elles n’ont ni crainte de Dieu, niprobité à l’égard des hommes. Le prince netardera d’être ruiné qu’autant qu’on différera del’attaquer. Pendant la paix, il sera dépouillé parces mêmes troupes ; pendant la guerre, il le serapar l’ennemi.

La raison en est, que de pareils soldatsservent sans aucune affection, et ne sontengagés à porter les armes que par une légèresolde ; motif sans doute incapable de lesdéterminer à mourir pour celui qui les emploie.Ils veulent bien être soldats tant qu’on ne faitpoint la guerre ; mais sitôt qu’elle arrive ils nesavent que s’enfuir et déserter.

C’est ce que je devrais avoir peu de peine àpersuader. Il est visible, en effet, que la ruineactuelle de l’Italie vient de ce que, durant unlong cours d’années, on s’y est reposé sur destroupes mercenaires, que quelques-uns avaientd’abord employées avec certain succès, et quiavaient paru valeureuses tant qu’elles n’avaienteu affaire que les unes avec les autres ; mais qui,

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Nicolas Machiavel – Le Prince

aussitôt qu’un étranger survint, se montrèrenttelles qu’elles étaient effectivement. De là s’estensuivi que le roi de France Charles VIII a eu lafacilité de s’emparer de l’Italie la craie à lamain5 ; et celui qui disait que nos péchés enavaient été cause avait raison ; mais ces péchésétaient ceux que je viens d’exposer, et non ceuxqu’il pensait. Ces péchés, au surplus, avaient étécommis par les princes ; et ce sont eux aussi quien ont subi la peine.

Je veux cependant démontrer de plus en plusle malheur attaché à cette sorte d’armes. Lescapitaines mercenaires sont ou ne sont pas debons guerriers : s’ils le sont, on ne peut s’y fier,car ils ne tendent qu’à leur propre grandeur, enopprimant, soit le prince même qui les emploie,soit d’autres contre sa volonté ; s’ils ne le sontpas, celui qu’ils servent est bientôt ruiné.

Si l’on dit que telle sera pareillement laconduite de tout autre chef, mercenaire ou non,je répliquerai que la guerre est faite ou par unprince ou par une république ; que le prince doitaller en personne faire les fonctions decommandant ; et que la république doit yenvoyer ses propres citoyens : que si d’abordcelui qu’elle a choisi ne se montre point habile,elle doit le changer ; et que s’il a de l’habiletéelle doit le contenir par les lois, de telle manièrequ’il n’outre-passe point les bornes de sacommission.

L’expérience a prouvé que les princes et lesrépubliques qui font la guerre par leurs propresforces obtenaient seuls de grands succès, et queles troupes mercenaires ne causaient jamais quedu dommage. Elle prouve aussi qu’unerépublique qui emploie ses propres armes courtbien moins risque d’être subjuguée parquelqu’un de ses citoyens, que celle qui se sertd’armes étrangères.

Pendant une longue suite de siècles Rome etSparte vécurent libres et armées ; la Suisse,dont tous les habitants sont soldats, vit

5 Col gesso, mot d’Alexandre VI, qui signifie que le roiCharles n’avait eu rien de plus à faire qu’un maréchal deslogis qui marquerait les logements sur les portes avec de lacraie.

parfaitement libre.

Quant aux troupes mercenaires, on peutciter, dans l’antiquité, l’exemple desCarthaginois, qui, après leur première guerrecontre Rome, furent sur le point d’être oppriméspar celles qu’ils avaient à leur service, quoiquecommandées par des citoyens de Carthage.

On peut remarquer encore qu’après la mortd’Épaminondas, les Thébains confièrent lecommandement de leurs troupes à Philippe deMacédoine, et que ce prince se servit de lavictoire pour leur ravir leur liberté.

Dans les temps modernes, les Milanais, à lamort de leur duc Philippe Visconti, setrouvaient en guerre contre les Vénitiens ; ilsprirent à leur solde Francesco Sforza : celui-ci,ayant vaincu les ennemis à Carravaggio, s’unitavec eux pour opprimer ces mêmes Milanais quile tenaient à leur solde.

Le père de ce même Sforza, étant en servicede la reine Jeanne de Naples, l’avait laissée toutà coup sans troupes ; de sorte que, pour ne pasperdre son royaume, cette princesse avait étéobligée de se jeter dans les bras du roid’Aragon.

Si les Vénitiens et les Florentins, enemployant de telles troupes, accrurentnéanmoins leurs États, et si les commandants,au lieu de les subjuguer, les défendirent, jeréponds, pour ce qui regarde les Florentins,qu’ils en furent redevables à leur bonne fortune,qui fit que, de tous les généraux habiles qu’ilsavaient et qu’ils pouvaient craindre, les uns nefurent point victorieux ; d’autres rencontrèrentdes obstacles ; d’autres encore tournèrentailleurs leur ambition.

L’un des premiers fut Giovanni Acuto, dontla fidélité, par cela même qu’il n’avait pasvaincu, ne fut point mise à l’épreuve ; mais ondoit avouer que, s’il avait remporté la victoire,les Florentins seraient demeurés à sa discrétion.

Sforza fut contrarié par la rivalité desBraccio ; rivalité qui faisait qu’ils se contenaientles uns les autres.

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Les classiques du matérialisme dialectique

Enfin Francesco Sforza et Braccio tournèrentleurs vues ambitieuses, l’un sur la Lombardie,l’autre sur l’Église et sur le royaume de Naples.

Mais voyons ce qui est arrivé il y a peu detemps.

Les Florentins avaient pris pour leur généralPaolo Vitelli, homme rempli de capacité, et qui,de l’état de simple particulier, s’était élevé àune très-haute réputation. Or, si ce généralavait réussi à se rendre maître de Pise, on estforcé d’avouer qu’ils se seraient trouvés sous sadépendance ; car s’il passait à la solde de leursennemis, il ne leur restait plus de ressource ; ets’ils continuaient de le garder à leur service, ilsétaient contraints de se soumettre à sesvolontés.

Quant aux Vénitiens, si l’on considèreattentivement leurs progrès, on verra qu’ilsagirent heureusement et glorieusement tantqu’ils firent la guerre par eux-mêmes, c’est-à-dire avant qu’ils eussent tourné leurs entreprisesvers la terre ferme. Dans ces premiers temps,c’étaient les gentilshommes et les citoyens armésqui combattaient ; mais, aussitôt qu’ils eurentcommencé à porter leurs armes sur la terreferme, ils dégénérèrent de cette ancienne vertu,et ils suivirent les usages de l’Italie. D’abord, etdans le principe de leur agrandissement, leurdomaine étant peu étendu, et leur réputationtrès-grande, ils eurent peu à craindre de leurscommandants ; mais, à mesure que leur États’accrut, ils éprouvèrent bientôt l’effet del’erreur commune : ce fut sous Carmignuola.Ayant connu sa grande valeur par les victoiresremportées sous son commandement sur le ducde Milan, mais voyant, d’un autre côté, qu’il nefaisait plus que très-froidement la guerre, ilsjugèrent qu’ils ne pourraient plus vaincre, tantqu’il vivrait ; car ils ne voulaient ni nepouvaient le licencier, de peur de perdre cequ’ils avaient conquis ; et en conséquence ilsfurent obligés, pour leur sûreté, de le faire périr.

Dans la suite, ils eurent pour commandantsBartolommeo de Bergame, Roberto da SanSeverino, le comte de Pittigliano, et autres

capitaines semblables. Mais tous donnèrent bienmoins lieu d’appréhender de leurs victoires, quede craindre des défaites semblables à celle deVailà, qui, dans une seule journée, fit perdreaux Vénitiens le fruit de huit cents ans detravaux ; car, avec les troupes dont il s’agit, lesprogrès sont lents, tardifs et faibles, les pertessont subites et prodigieuses.

Mais, puisque j’en suis venu à citer desexemples pris dans l’Italie, où le système destroupes mercenaires a prévalu depuis bien desannées, je veux reprendre les choses de plushaut, afin qu’instruit de l’origine et des progrèsde ce système, on puisse mieux y porter remède.

Il faut donc savoir que lorsque, dans lesderniers temps, l’empire eut commencé à êtrerepoussé de l’Italie, et que le pape eut acquisplus de crédit, quant au temporel, elle se divisaen un grand nombre d’États. Plusieurs grandesvilles, en effet, prirent les armes contre leursnobles, qui, à l’ombre de l’autorité impériale, lestenaient sous l’oppression, et elles se rendirentindépendantes, favorisées en cela par l’Église,qui cherchait à accroître le crédit qu’elle avaitgagné. Dans plusieurs autres villes, le pouvoirsuprême fut usurpé ou obtenu par quelquecitoyen qui s’y établit prince. De là s’ensuivitque la plus grande partie de l’Italie se trouvasous la dépendance, et en quelque sorte sous ladomination de l’Église ou de quelquerépublique ; et comme des prêtres, des citoyenspaisibles, ne connaissaient nullement lemaniement des armes, on commença à solderdes étrangers. Le premier qui mit ce genre demilice en honneur fut Alberigo da Como, natifde la Romagne : c’est sous sa discipline que seformèrent, entre autres, Braccio et Sforza, quifurent, de leur temps, les arbitres de l’Italie, etaprès lesquels on a eu successivement tous ceuxqui, jusqu’à nos jours, ont tenu dans leurs mainsle commandement de ses armées ; et tout lefruit que cette malheureuse contrée a recueillide la valeur de tous ces guerriers, a été de sevoir prise à la course par Charles VIII, ravagéepar Louis XII, subjuguée par Ferdinand, etinsultée par les Suisses.

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Nicolas Machiavel – Le Prince

La marche qu’ils ont suivie pour se mettre enréputation a été de décrier l’infanterie. C’estque, d’un côté, un petit nombre de fantassins neleur aurait point acquis une grandeconsidération, et que, de l’autre, ne possédantpoint d’état, et ne subsistant que de leurindustrie, ils n’avaient pas les moyens d’enentretenir beaucoup. Ils s’étaient donc bornés àavoir de la cavalerie, dont une médiocrequantité suffisait pour qu’ils fussent bien soldéset honorés : par là, les choses en étaient venuesau point que, sur une armée de vingt millehommes, il n’y en avait pas deux milled’infanterie.

De plus, ils employaient toutes sortes demoyens pour s’épargner à eux-mêmes, ainsi qu’àleurs soldats, toute fatigue et tout danger : ilsne se tuaient point les uns les autres dans lescombats, et se bornaient à faire des prisonniersqu’ils renvoyaient sans rançon ; s’ils assiégeaientune place, ils ne faisaient aucune attaque denuit ; et les assiégés, de leur côté, ne profitaientpas des ténèbres pour faire des sorties : ils nefaisaient autour de leur camp ni fossés, nipalissades ; enfin ils ne tenaient jamais lacampagne durant l’hiver. Tout cela était dansl’ordre de leur discipline militaire ; ordre qu’ilsavaient imaginé tout exprès pour éviter lespérils et les travaux, mais par où aussi ils ontconduit l’Italie à l’esclavage et à l’avilissement6.

CHAPITRE XIII.Des troupes auxiliaires, mixtes et propres.

Les armes auxiliaires que nous avons dit êtreégalement inutiles, sont celles de quelque Étatpuissant qu’un autre État appelle à son secourset à sa défense. C’est ainsi que, dans ces

6 L’idée de substituer des troupes nationales aux troupesmercenaires a été longuement développée par Machiavel,dans les livres I et II de son traité sur l’Art de la guerre.On peut voir pour l’appréciation de notre auteur, commetacticien, le colonel Carion-Nisas : Essai sur l’histoire del’art militaire, Paris, 1824, chap. II, de Machiavelconsidéré comme écrivain militaire et observateur de l’étatde l’Europe, sous le rapport de la guerre, au sortir dumoyen âge. Le comte Algarotti, ami de Frédéric II, a aussicomposé un ouvrage sur les Sept livres de l’art de laguerre.

derniers temps, le pape Jules II ayant fait, dansson entreprise contre Ferrare, la tristeexpérience des armes mercenaires, eut recoursaux auxiliaires et traita avec Ferdinand, roid’Espagne, pour que celui-ci l’aidât de sestroupes.

Les armes de ce genre peuvent être bonnes enelles-mêmes ; mais elles sont toujoursdommageables à celui qui les appelle ; car sielles sont vaincues, il se trouve lui-même défait,et si elles sont victorieuses, il demeure dans leurdépendance.

On en voit de nombreux exemples dansl’histoire ancienne ; mais arrêtons-nous unmoment à celui de Jules II, qui est tout récent.

Ce fut sans doute une résolution bien peuréfléchie que celle qu’il prit de se livrer auxmains d’un étranger pour avoir Ferrare. S’iln’en éprouva point toutes les funestesconséquences, il en fut redevable à son heureuseétoile, qui l’en préserva par un accident qu’ellefit naître : c’est que ses auxiliaires furentvaincus à Ravenne, et qu’ensuite survinrent lesSuisses, qui, contre toute attente, chassèrent lesvainqueurs ; de sorte qu’il ne demeuraprisonnier ni de ceux-ci, qui étaient ses ennemis,ni de ses auxiliaires, qui enfin ne se trouvèrentvictorieux que par les armes d’autrui.

Les Florentins, se trouvant désarmés, prirentà leur solde dix mille Français qu’ilsconduisirent à Pise, dont ils voulaient se rendremaîtres ; et par là ils s’exposèrent à plus dedangers qu’ils n’en avaient couru dans le tempsde leurs plus grandes adversités.

Pour résister à ses ennemis, l’empereur deConstantinople introduisit dans la Grèce dixmille Turcs, qui, lorsque la guerre fut terminée,ne voulurent plus se retirer : ce fut cette mesurefuneste qui commença à courber les Grecs sousle joug des infidèles.

Voulez-vous donc vous mettre dansl’impuissance de vaincre ; employez des troupesauxiliaires, beaucoup plus dangereuses encoreque les mercenaires. Avec les premières, en effet,

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Les classiques du matérialisme dialectique

votre ruine est toute préparée ; car ces troupessont toutes unies et toutes formées à obéir à unautre que vous ; au lieu que, quant auxmercenaires, pour qu’elles puissent agir contrevous, et vous nuire après avoir vaincu, il leurfaut et plus de temps et une occasion plusfavorable : elles ne forment point un seul corps ;c’est vous qui les avez rassemblées, c’est parvous qu’elles sont payées. Quel que soit donc lechef que vous leur ayez donné, il n’est paspossible qu’il prenne à l’instant sur elles unetelle autorité qu’il puisse s’en servir contre vous-même. En un mot, ce qu’on doit craindre destroupes mercenaires, c’est leur lâcheté ; avec destroupes auxiliaires, c’est leur valeur. Aussi lesprinces sages ont-ils toujours répugné àemployer ces deux sortes de troupes, et ont-ilspréféré leurs propres forces, aimant mieux êtrebattus avec celles-ci que victorieux avec cellesd’autrui ; et ne regardant point comme unevraie victoire celle dont ils peuvent êtreredevables à des forces étrangères.

Ici, je n’hésiterai point à citer encore CésarBorgia et sa manière d’agir. Ce duc entra dansla Romagne avec des forces auxiliairescomposées uniquement de troupes françaises,avec lesquelles il s’empara d’Imola et de Forli ;mais jugeant bientôt que de telles forcesn’étaient pas bien sûres, il recourut auxmercenaires, dans lesquelles il voyait moins depéril ; et, en conséquence, il prit à sa solde lesOrsini et les Vitelli. Trouvant néanmoins, en lesemployant, que celles-ci étaient incertaines,infidèles et dangereuses, il embrassa le parti deles détruire et de ne plus recourir qu’aux siennespropres.

La différence entre ces divers genres d’armesfut bien démontrée par la différence entre laréputation qu’avait le duc lorsqu’il se servaitdes Orsini et des Vitelli, et celle dont il jouitquand il ne compta plus que sur lui-même et surses propres soldats : celle-ci alla toujourscroissant, et jamais il ne fut plus considéré quelorsque tout le monde le vit maître absolu de sesarmes.

Je voulais m’en tenir aux exemples récentsfournis par l’Italie ; mais je ne puis passer soussilence celui d’Hiéron de Syracuse, dont j’ai déjàparlé. Celui-ci, mis par les Syracusains à la têtede leur armée, reconnut bientôt l’inutilité destroupes mercenaires qu’ils soldaient, et dont leschefs ressemblaient en tout aux condottieri quenous avons eus en Italie. Convaincu d’ailleursqu’il ne pouvait sûrement ni conserver ces chefs,ni les licencier, il prit le parti de les faire tailleren pièces ; après, il fit la guerre avec ses propresarmes, et non avec celles d’autrui.

Qu’il me soit permis de rappeler encore ici untrait que l’on trouve dans l’Ancien Testament,et que l’on peut regarder comme une figure surce sujet. David s’étant proposé pour allercombattre le Philistin Goliath, qui défiait lesIsraélites, Saül, afin de l’encourager, le revêtitde ses propres armes ; mais David, après lesavoir essayées, les refusa, en disant qu’ellesgêneraient l’usage de ses forces personnelles, etqu’il voulait n’affronter l’ennemi qu’avec safronde et son coutelas. En effet, les armesd’autrui, ou sont trop larges pour bien tenir survotre corps, ou le fatiguent de leur poids, ou leserrent et en gênent les mouvements.

Charles VII, père de Louis XI, ayant par safortune et par sa valeur délivré la France desAnglais, reconnut la nécessité d’avoir des forcesà soi, et forma dans son royaume descompagnies réglées de gendarmes et defantassins. Dans la suite, Louis, son fils,supprima l’infanterie et commença de prendredes Suisses à sa solde ; mais cette erreur, qui enentraîna d’autres, a été cause, comme nous levoyons, des dangers courus par la France. Eneffet, en mettant ainsi les Suisses en honneur,Louis a en quelque sorte anéanti toutes sespropres troupes : d’abord il a totalement détruitl’infanterie ; et quant à la gendarmerie, il l’arendue dépendante des armes d’autrui, enl’accoutumant tellement à ne combattre queconjointement avec les Suisses, qu’elle ne croitplus pouvoir vaincre sans eux. De là vient aussique les Français ne peuvent tenir contre lesSuisses, et que sans les Suisses ils ne tiennent

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Nicolas Machiavel – Le Prince

point contre d’autres troupes. Ainsi les arméesfrançaises sont actuellement mixtes, c’est-à-direcomposées en partie de troupes mercenaires, eten partie de troupes nationales ; compositionqui les rend sans doute beaucoup meilleures quedes armées formées en entier de mercenaires oud’auxiliaires, mais très-inférieures à celles où iln’y aurait que des corps nationaux.

Si l’ordre établi par Charles VII avait étéconservé et amélioré, la France serait devenueinvincible. Mais la faible prudence humaine selaisse séduire par l’apparente bonté qui, dansbien des choses, couvre le venin qu’ellesrenferment, et qu’on ne reconnaît que dans lasuite, comme dans ces fièvres d’étisie dont j’aiprécédemment parlé. Cependant le prince qui nesait voir le mal que lorsqu’il se montre à tousles yeux, n’est pas doué de cette habileté quin’est donnée qu’à un petit nombre d’hommes.

Si l’on recherche la principale source de laruine de l’empire romain, on la trouvera dansl’introduction de l’usage de prendre des Goths àsa solde : par là, en effet, on commença àénerver les troupes nationales, de telle sorte quetoute la valeur qu’elles perdaient tournait àl’avantage des barbares.

Je conclus donc qu’aucun prince n’est ensûreté s’il n’a des forces qui lui soient propres :se trouvant sans défense contre l’adversité, sonsort dépend en entier de la fortune. Or leshommes éclairés ont toujours pensé et dit qu’iln’y a rien d’aussi frêle et d’aussi fugitif qu’uncrédit qui n’est pas fondé sur notre proprepuissance.

J’appelle, au surplus, forces propres, cellesqui sont composées de citoyens, de sujets, decréatures du prince. Toutes les autres sont oumercenaires ou auxiliaires.

Et quant aux moyens et à la manière d’avoirces forces propres, on les trouvera aisément, sil’on réfléchit sur les établissements dont j’ai eul’occasion de parler. On verra commentPhilippe, père d’Alexandre le Grand, commentune foule d’autres princes et de républiques,avaient su se donner des troupes nationales et

les organiser. Je m’en rapporte à l’instructionqu’on peut tirer de ces exemples.

CHAPITRE XIV.Des fonctions qui appartiennent au prince, par rapport

à la milice.

La guerre, les institutions et les règles qui laconcernent sont le seul objet auquel un princedoive donner ses pensées et son application, etdont il lui convienne de faire son métier : c’estlà le vraie profession de quiconque gouverne ; etpar elle, non-seulement ceux qui sont nésprinces peuvent se maintenir, mais encore ceuxqui sont nés simples particuliers peuventsouvent devenir princes. C’est pour avoir négligéles armes, et leur avoir préféré les douceurs dela mollesse, qu’on a vu des souverains perdreleurs États. Mépriser l’art de la guerre, c’estfaire le premier pas vers sa ruine ; le posséderparfaitement, c’est le moyen de s’élever aupouvoir. Ce fut par le continuel maniement desarmes que Francesco Sforza parvint de l’état desimple particulier au rang de duc de Milan ; etce fut parce qu’ils en avaient craint les dégoûtset la fatigue que ses enfants tombèrent du rangde ducs à l’état de simples particuliers.

Une des fâcheuses conséquences, pour unprince, de la négligence des armes, c’est qu’onvient à le mépriser ; abjection de laquelle il doitsur toute chose se préserver, comme je le diraici-après. Il est, en effet, comme un hommedésarmé, entre lequel et un homme armé ladisproportion est immense. Il n’est pas naturelnon plus que le dernier obéisse volontiers àl’autre ; et un maître sans armes ne peut jamaisêtre en sûreté parmi des serviteurs qui en ont :ceux-ci sont en proie au dépit, l’autre l’est auxsoupçons ; et des hommes qu’animent de telssentiments ne peuvent pas bien vivre ensemble.Un prince qui n’entend rien à l’art de la guerrepeut-il se faire estimer de ses soldats et avoirconfiance en eux ? Il doit donc s’appliquerconstamment à cet art, et s’en occuperprincipalement durant la paix, ce qu’il peutfaire de deux manières, c’est-à-dire en yexerçant également son corps et son esprit. Il

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Les classiques du matérialisme dialectique

exercera son corps, d’abord en bien faisantmanœuvrer ses troupes, et, en second lieu, ens’adonnant à la chasse, qui l’endurcira à lafatigue, et qui lui apprendra en même temps àconnaître l’assiette des lieux, l’élévation desmontagnes, la direction des vallées, le gisementdes plaines, la nature des rivières et des marais,toutes choses auxquelles il doit donner la plusgrande attention.

Il trouvera en cela deux avantages : lepremier est que, connaissant bien son pays, ilsaura beaucoup mieux le défendre ; le second estque la connaissance d’un pays rend beaucoupplus facile celle d’un autre qu’il peut êtrenécessaire d’étudier ; car, par exemple, lesmontagnes, les vallées, les plaines, les rivières dela Toscane ont une grande ressemblance aveccelles des autres contrées. Cette connaissanceest d’ailleurs très-importante, et le prince qui nel’a point manque d’une des premières qualitésque doit avoir un capitaine ; car c’est par ellequ’il sait découvrir l’ennemi, prendre seslogements, diriger la marche de ses troupes,faire ses dispositions pour une bataille, assiégerles places avec avantage.

Parmi les éloges qu’on a faits dePhilopœmen, chef des Achéens, les historiens lelouent surtout de ce qu’il ne pensait jamais qu’àl’art de la guerre ; de sorte que, lorsqu’ilparcourait la campagne avec ses amis, ils’arrêtait souvent pour résoudre des questionsqu’il leur proposait, telles que les suivantes :« Si l’ennemi était sur cette colline, et nous ici,qui serait posté plus avantageusement ?Comment pourrions-nous aller à lui avec sûretéet sans mettre le désordre dans nos rangs ? Sinous avions à battre en retraite, comment nousy prendrions-nous ? S’il se retirait lui-même,comment pourrions-nous le poursuivre ? » C’estainsi que, tout en allant, il s’instruisait avec euxdes divers accidents de guerre qui peuventsurvenir ; qu’il recueillait leurs opinions ; qu’ilexposait la sienne, et qu’il l’appuyait par diversraisonnements. Il était résulté aussi de cettecontinuelle attention, que, dans la conduite desarmées, il ne pouvait se présenter aucun

accident auquel il ne sût remédier sur-le-champ.

Quant à l’exercice de l’esprit, le prince doitlire les historiens, y considérer les actions deshommes illustres, examiner leur conduite dansla guerre, rechercher les causes de leurs victoireset celles de leurs défaites, et étudier ainsi cequ’il doit imiter et ce qu’il doit fuir. Il doit fairesurtout ce qu’ont fait plusieurs grands hommes,qui, prenant pour modèle quelque ancien hérosbien célèbre, avaient sans cesse sous leurs yeuxses actions et toute sa conduite, et les prenaientpour règles. C’est ainsi qu’on dit qu’Alexandrele Grand imitait Achille, que César imitaitAlexandre, et que Scipion prenait Cyrus pourmodèle. En effet, quiconque aura lu la vie deCyrus dans Xénophon trouvera dans celle deScipion combien l’imitation qu’il s’étaitproposée contribua à sa gloire, et combien,quant à la chasteté, l’affabilité, l’humanité, lalibéralité, il se conformait à tout ce qui avait étédit de son modèle par Xénophon dans saCyropédie.

Voilà ce que doit faire un prince sage, etcomment, durant la paix, loin de rester oisif, ilpeut se prémunir contre les accidents de lafortune, en sorte que, si elle lui devientcontraire, il se trouve en état de résister à sescoups.

CHAPITRE XV.Des choses pour lesquelles tous les homme, et surtout

les princes, sont loués ou blâmés.

Il reste à examiner comment un prince doiten user et se conduire, soit envers ses sujets,soit envers ses amis. Tant d’écrivains en ontparlé, que peut-être on me taxera deprésomption si j’en parle encore ; d’autant plusqu’en traitant cette matière je vais m’écarter dela route commune. Mais, dans le dessein que j’aid’écrire des choses utiles pour celui qui me lira,il m’a paru qu’il valait mieux m’arrêter à laréalité des choses que de me livrer à de vainesspéculations.

Bien des gens ont imaginé des républiques etdes principautés telles qu’on n’en a jamais vu ni

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Nicolas Machiavel – Le Prince

connu. Mais à quoi servent ces imaginations ? Ily a si loin de la manière dont on vit à celle donton devrait vivre, qu’en n’étudiant que cettedernière on apprend plutôt à se ruiner qu’à seconserver : et celui qui veut en tout et partoutse montrer homme de bien ne peut manquer depérir au milieu de tant de méchants.

Il faut donc qu’un prince qui veut semaintenir apprenne à ne pas être toujours bon,et en user bien ou mal, selon la nécessité.

Laissant, par conséquent, tout ce qu’on a puimaginer touchant les devoirs des princes, etm’en tenant à la réalité, je dis qu’on attribue àtous les hommes, quand on en parle, et surtoutaux princes, qui sont plus en vue, quelqu’unedes qualités suivantes, qu’on cite comme untrait caractéristique, et pour laquelle on les loueou on les blâme. Ainsi l’un est réputé généreuxet un autre misérable (je me sers ici d’uneexpression toscane, car, dans notre langue,l’avare est celui qui est avide et enclin à larapine, et nous appelons misérable (misero)celui qui s’abstient trop d’user de son bien) ;l’un est bienfaisant, et un autre avide ; l’uncruel, et un autre compatissant ; l’un sans foi,et un autre fidèle à sa parole ; l’un efféminé etcraintif, et un autre ferme et courageux ; l’undébonnaire, et un autre orgueilleux ; l’undissolu, et un autre chaste ; l’un franc, et unautre rusé ; l’un dur, et un autre facile ; l’ungrave, et un autre léger ; l’un religieux, et unautre incrédule, etc.

Il serait très-beau, sans doute, et chacun enconviendra, que toutes les bonnes qualités que jeviens d’énoncer se trouvassent réunies dans unprince. Mais, comme cela n’est guère possible, etque la condition humaine ne le comporte point,il faut qu’il ait au moins la prudence de fuir cesvices honteux qui lui feraient perdre ses États.Quant aux autres vices, je lui conseille de s’enpréserver, s’il le peut ; mais s’il ne le peut pas,il n’y aura pas un grand inconvénient à ce qu’ils’y laisse aller avec moins de retenue ; il ne doitpas même craindre d’encourir l’imputation decertains défauts sans lesquels il lui serait difficile

de se maintenir ; car, à bien examiner leschoses, on trouve que, comme il y a certainesqualités qui semblent être des vertus et quiferaient la ruine du prince, de même il en estd’autres qui paraissent être des vices, et dontpeuvent résulter néanmoins sa conservation etson bien-être.

CHAPITRE XVI.De la libéralité et de l’avarice.

Commençant par les deux premières qualitésénoncées ci-dessus, je dis qu’il serait bon pourun prince d’être réputé libéral ; cependant lalibéralité peut être exercée de telle manièrequ’elle ne fasse que lui nuire sans aucun profit ;car si elle l’est avec distinction, et selon lesrègles de la sagesse, elle sera peu connue, ellefera peu de bruit, et elle ne le garantira mêmepoint de l’imputation de la qualité contraire.

Si un prince veut se faire dans le monde laréputation de libéral, il faut nécessairement qu’iln’épargne aucune sorte de somptuosité ; ce quil’obligera à épuiser son trésor par ce genre dedépenses ; d’où il s’ensuivra que, pour conserverla réputation qu’il s’est acquise, il se verra enfincontraint à grever son peuple de chargesextraordinaires, à devenir fiscal, et à faire, en unmot, tout ce qu’on peut faire pour avoir del’argent. Aussi commencera-t-il bientôt à êtreodieux à ses sujets, et à mesure qu’ils’appauvrira, il sera bien moins considéré. Ainsi,ayant, par sa libéralité, gratifié bien peud’individus, et déplu à un très-grand nombre, lemoindre embarras sera considérable pour lui, etle plus léger revers le mettra en danger : que si,connaissant son erreur, il veut s’en retirer, ilverra aussitôt rejaillir sur lui la honte attachéeau nom d’avare.

Le prince, ne pouvant donc, sans fâcheuseconséquence, exercer la libéralité de tellemanière qu’elle soit bien connue, doit, s’il aquelque prudence, ne pas trop appréhender lerenom d’avare, d’autant plus qu’avec le temps ilacquerra de jour en jour celui de libéral. Envoyant, en effet, qu’au moyen de son économie

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Les classiques du matérialisme dialectique

ses revenus lui suffisent, et qu’elle le met enétat, soit de se défendre contre ses ennemis, soitd’exécuter des entreprises utiles, sans surchargerson peuple, il sera réputé libéral par tous ceux,en nombre infini, auxquels il ne prendra rien ; etle reproche d’avarice ne lui sera fait que par cepeu de personnes qui ne participent point à sesdons.

De notre temps, nous n’avons vu exécuter degrandes choses que par les princes qui passaientpour avares ; tous les autres sont demeurés dansl’obscurité. Le pape Jules II s’était bien fait,pour parvenir au pontificat, la réputation delibéralité ; mais il ne pensa nullement ensuite àla consolider, ne songeant qu’à pouvoir faire laguerre au roi de France ; guerre qu’il fit, ainsique plusieurs autres, sans mettre aucuneimposition extraordinaire ; car sa constanteéconomie fournissait à toutes les dépenses. Si leroi d’Espagne actuel avait passé pour libéral, iln’aurait ni formé, ni exécuté autantd’entreprises.

Un prince qui veut n’avoir pas à dépouillerses sujets pour pouvoir se défendre, et ne pas serendre pauvre et méprisé, de peur de devenirrapace, doit craindre peu qu’on le taxed’avarice, puisque c’est là une de ces mauvaisesqualités qui le font régner.

Si l’on dit que César s’éleva à l’empire par salibéralité, et que la réputation de libéral a faitparvenir bien des gens aux rangs les plus élevés,je réponds : ou vous êtes déjà effectivementprince, ou vous êtes en voie de le devenir. Dansle premier cas, la libéralité vous estdommageable ; dans le second, il fautnécessairement que vous en ayez la réputation :or c’est dans ce second cas que se trouvaitCésar, qui aspirait au pouvoir souverain dansRome. Mais si, après y être parvenu, il eûtencore vécu longtemps et n’eût point modéré sesdépenses, il aurait renversé lui-même sonempire.

Si l’on insiste, et que l’on dise encore queplusieurs princes ont régné et exécuté degrandes-choses avec leurs armées, et quoiqu’ils

eussent cependant la réputation d’être très-libéraux, je répliquerai : le prince dépense ou deson propre bien et de celui de ses sujets, ou dubien d’autrui : dans le premier cas il doit êtreéconome ; dans le second il ne saurait être troplibéral.

Pour le prince, en effet, qui va conquérantavec ses armées, vivant de dépouilles, de pillage,de contributions, et usant du bien d’autrui, lalibéralité lui est nécessaire car sans elle il neserait point suivi par ses soldats. Rien nel’empêche aussi d’être distributeur généreux,ainsi que le furent Cyrus, César et Alexandre,de ce qui n’appartient ni à lui-même ni à sessujets. En prodiguant le bien d’autrui, il n’apoint à craindre de diminuer son crédit ; il nepeut, au contraire, que l’accroître : c’est laprodigalité de son propre bien qui pourrait seulelui nuire.

Enfin la libéralité, plus que toute autrechose, se dévore elle-même ; car, à mesure qu’onl’exerce, on perd la faculté de l’exercer encore :on devient pauvre, méprisé, ou bien rapace etodieux. Le mépris et la haine sont sans doute lesécueils dont il importe-le plus aux princes de sepréserver. Or la libéralité conduit infailliblementà l’un et à l’autre. Il est donc plus sage de serésoudre à être appelé avare, qualité qui n’attireque du mépris sans haine, que de se mettre,pour éviter ce nom, dans la nécessité d’encourirla qualification de rapace, qui engendre lemépris et la haine tout ensemble.

CHAPITRE XVII.De la cruauté et de la clémence, et s’il veut mieux être

aimé que craint.

Continuant à suivre les autres qualitésprécédemment énoncées, je dis que tout princedoit désirer d’être réputé clément et non cruel.Il faut pourtant bien prendre garde de ne pointuser mal à propos de la clémence. César Borgiapassait pour cruel, mais sa cruauté rétablitl’ordre et l’union dans la Romagne ; elle yramena la tranquillité et l’obéissance. On peutdire aussi, en considérant bien les choses, qu’il

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Nicolas Machiavel – Le Prince

fut plus clément que le peuple florentin, qui,pour éviter le reproche de cruauté, laissadétruire la ville de Pistoie.

Un prince ne doit donc point s’effrayer de cereproche, quand il s’agit de contenir ses sujetsdans l’union et la fidélité. En faisant un petitnombre d’exemples de rigueur, vous serez plusclément que ceux qui, par trop de pitié, laissents’élever des désordres d’où s’ensuivent lesmeurtres et les rapines ; car ces désordresblessent la société tout entière, au lieu que lesrigueurs ordonnées par le prince ne tombent quesur des particuliers.

Mais c’est surtout à un prince nouveau qu’ilest impossible de faire le reproche de cruauté,parce que, dans les États nouveaux, les dangerssont très-multipliés. C’est cette raison aussi queVirgile met dans la bouche de Didon, lorsqu’illui fait dire, pour excuser la rigueur de songouvernement :

Res dura et regni novitas me talia cogunt Moliri, et late fines custode tueri.

VIRGILE, Æneid., lib. 1.

Il doit toutefois ne croire et n’agir qu’avecune grande maturité, ne point s’effrayer lui-même, et suivre en tout les conseils de laprudence, tempérés par ceux de l’humanité ; ensorte qu’il ne soit point imprévoyant par trop deconfiance, et qu’une défiance excessive ne lerende point intolérable.

Sur cela s’est élevée la question de savoir :S’il vaut mieux être aimé que craint, ou êtrecraint qu’aimé ?

On peut répondre que le meilleur seraitd’être l’un et l’autre. Mais, comme il est très-difficile que les deux choses existent ensemble,je dis que, si l’une doit manquer, il est plus sûrd’être craint que d’être aimé. On peut, en effet,dire généralement des hommes qu’ils sontingrats, inconstants, dissimulés, tremblantsdevant les dangers, et avides de gain ; que, tantque vous leur faites du bien, ils sont à vous,qu’ils vous offrent leur sang, leurs biens, leurvie, leurs enfants, tant, comme je l’ai dit, que lepéril ne s’offre que dans l’éloignement ; mais

que, lorsqu’il s’approche, ils se détournent bienvite. Le prince qui se serait entièrement reposésur leur parole, et qui, dans cette confiance,n’aurait point pris d’autres mesures, seraitbientôt perdu ; car toutes ces amitiés, achetéespar des largesses, et non accordées pargénérosité et grandeur d’âme, sont quelquefois,il est vrai, bien méritées, mais on ne les possèdepas effectivement ; et, au moment de lesemployer, elles manquent toujours. Ajoutonsqu’on appréhende beaucoup moins d’offensercelui qui se fait aimer que celui qui se faitcraindre ; car l’amour tient par un lien dereconnaissance bien faible pour la perversitéhumaine, et qui cède au moindre motif d’intérêtpersonnel ; au lieu que la crainte résulte de lamenace du châtiment, et cette peur nes’évanouit jamais.

Cependant le prince qui veut se faire craindredoit, s’y prendre de telle manière que, s’il negagne point l’affection, il ne s’attire pas nonplus la haine ; ce qui, du reste, n’est pointimpossible ; car on peut fort bien tout à la foisêtre craint et n’être pas haï ; et c’est à quoiaussi il parviendra sûrement, en s’abstenantd’attenter, soit aux biens de ses sujets, soit àl’honneur de leurs femmes. S’il faut qu’il enfasse périr quelqu’un, il ne doit s’y décider quequand il y en aura une raison manifeste, et quecet acte de rigueur paraîtra bien justifié. Mais ildoit surtout se garder, avec d’autant plus desoin, d’attenter aux biens, que les hommesoublient plutôt la mort d’un père même que laperte de leur patrimoine, et que d’ailleurs il enaura des occasions plus fréquentes. Le prince quis’est une fois livré à la rapine trouve toujours,pour s’emparer du bien de ses sujets, des raisonset des moyens qu’il n’a que plus rarement pourrépandre leur sang.

C’est lorsque le prince est à la tête de sestroupes, et qu’il commande à une multitude desoldats, qu’il doit moins que jamais appréhenderd’être réputé cruel ; car, sans ce renom, on netient point une armée dans l’ordre et disposée àtoute entreprise.

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Les classiques du matérialisme dialectique

Entre les actions admirables d’Annibal, on aremarqué particulièrement que, quoique sonarmée fût très-nombreuse, et composée d’unmélange de plusieurs espèces d’hommes très-différents, faisant la guerre sur le territoired’autrui, il ne s’y éleva, ni dans la bonne nidans la mauvaise fortune, aucune dissensionentre les troupes, aucun mouvement de révoltecontre le général. D’où cela vient-il ? si ce n’estde cette cruauté excessive qui, jointe aux autresgrandes qualités d’Annibal, le rendit tout à lafois la vénération et la terreur de ses soldats, etsans laquelle toutes ses autres qualités auraientété insuffisantes. Ils avaient donc bien peuréfléchi, ces écrivains, qui, en célébrant d’uncoté les actions de cet homme illustre, ontblâmé de l’autre ce qui en avait été la principalecause.

Pour se convaincre que les autres qualitésd’Annibal ne lui auraient pas suffi, il n’y a qu’àconsidérer ce qui arriva à Scipion, homme telqu’on n’en trouve presque point de semblable,soit dans nos temps modernes, soit même dansl’histoire de tous les temps connus. Les troupesqu’il commandait en Espagne se soulevèrentcontre lui, et cette révolte ne put être attribuéequ’à sa clémence excessive, qui avait laisséprendre aux soldats beaucoup plus de licenceque n’en comportait la discipline militaire. C’estaussi ce que Fabius Maximus lui reproche enplein sénat, où il lui donna la qualification decorrupteur de la milice romaine.

De plus, les Locriens, tourmentés et ruinéspar un de ses lieutenants, ne purent obtenir delui aucune vengeance, et l’insolence dulieutenant ne fut point réprimée ; autre effet deson naturel facile. Sur quoi quelqu’un, voulantl’accuser dans le sénat, dit : « Qu’il y avait deshommes qui savaient mieux ne point commettrede fautes que corriger celles des autres. » Onpeut croire aussi que cette extrême douceuraurait enfin terni la gloire et la renommée deScipion, s’il avait exercé durant quelque tempsle pouvoir suprême ; mais heureusement il étaitlui-même soumis aux ordres du sénat ; de sorteque cette qualité, nuisible de sa nature, demeura

en quelque sorte cachée, et fut même encorepour lui un sujet d’éloges.

Revenant donc à la question dont il s’agit, jeconclus que les hommes, aimant à leur gré, etcraignant au gré du prince, celui-ci doit plutôtcompter sur ce qui dépend de lui, que sur ce quidépend des autres : il faut seulement que,comme je l’ai dit, il tâche avec soin de ne pass’attirer la haine.

CHAPITRE XVIII.Comment les princes doivent tenir leur parole.

Chacun comprend combien il est louable pourun prince d’être fidèle à sa parole et d’agirtoujours franchement et sans artifice. De notretemps, néanmoins, nous avons vu de grandeschoses exécutées par des princes qui faisaientpeu de cas de cette fidélité et qui savaient enimposer aux hommes par la ruse. Nous avons vuces princes l’emporter enfin sur ceux quiprenaient la loyauté pour base de toute leurconduite.

On peut combattre de deux manières : ouavec les lois, ou avec la force. La première estpropre à l’homme, la seconde est celle desbêtes ; mais comme souvent celle-là ne suffitpoint, on est obligé de recourir à l’autre : il fautdonc qu’un prince sache agir à propos, et enbête et en homme. C’est ce que les anciensécrivains ont enseigné allégoriquement, enracontant qu’Achille et plusieurs autres héros del’antiquité avaient été confiés au centaureChiron, pour qu’il les nourrît et les élevât.

Par là, en effet, et par cet instituteur moitiéhomme et moitié bête, ils ont voulu signifierqu’un prince doit avoir en quelque sorte cesdeux natures, et que l’une a besoin d’êtresoutenue par l’autre. Le prince, devant doncagir en bête, tâchera d’être tout à la fois renardet lion : car, s’il n’est que lion, il n’apercevrapoint les piéges ; s’il n’est que renard, il ne sedéfendra point contre les loups ; et il aégalement besoin d’être renard pour connaîtreles piéges, et lion pour épouvanter les loups.Ceux qui s’en tiennent tout simplement à être

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Nicolas Machiavel – Le Prince

lions sont très-malhabiles.

Un prince bien avisé ne doit point accomplirsa promesse lorsque cet accomplissement luiserait nuisible, et que les raisons qui l’ontdéterminé à promettre n’existent plus : tel est leprécepte à donner. Il ne serait pas bon sansdoute, si les hommes étaient tous gens de bien ;mais comme ils sont méchants, et qu’assurémentils ne vous tiendraient point leur parole,pourquoi devriez-vous leur tenir la vôtre ? Etd’ailleurs, un prince peut-il manquer de raisonslégitimes pour colorer l’inexécution de ce qu’il apromis ?

À ce propos on peut citer une infinitéd’exemples modernes, et alléguer un très-grandnombre de traités de paix, d’accords de touteespèce, devenus vains et inutiles par l’infidélitédes princes qui les avaient conclus. On peutfaire voir que ceux qui ont su le mieux agir enrenard sont ceux qui ont le plus prospéré.

Mais pour cela, ce qui est absolumentnécessaire, c’est de savoir bien déguiser cettenature de renard, et de posséder parfaitementl’art et de simuler et de dissimuler. Les hommessont si aveuglés, si entraînés par le besoin dumoment, qu’un trompeur trouve toujoursquelqu’un qui se laisse tromper.

Parmi les exemples récents, il en est un queje ne veux point passer sous silence.

Alexandre VI ne fit jamais que tromper ; ilne pensait pas à autre chose, et il en euttoujours l’occasion et le moyen. Il n’y eut jamaisd’homme qui affirmât une chose avec plusd’assurance, qui appuyât sa parole sur plus deserments, et qui les tînt avec moins descrupule : ses tromperies cependant luiréussirent toujours, parce qu’il en connaissaitparfaitement l’art.

Ainsi donc, pour en revenir aux bonnesqualités énoncées ci-dessus, il n’est pas biennécessaire qu’un prince les possède toutes ; maisil l’est qu’il paraisse les avoir. J’ose même direque s’il les avait effectivement, et s’il lesmontrait toujours dans sa conduite, elles

pourraient lui nuire, au lieu qu’il lui esttoujours utile d’en avoir l’apparence. Il lui esttoujours bon, par exemple, de paraître clément,fidèle, humain, religieux, sincère ; il l’est mêmed’être tout cela en réalité : mais il faut en mêmetemps qu’il soit assez maître de lui pour pouvoiret savoir au besoin montrer les qualitésopposées.

On doit bien comprendre qu’il n’est paspossible à un prince, et surtout à un princenouveau, d’observer dans sa conduite tout cequi fait que les hommes sont réputés gens debien, et qu’il est souvent obligé, pour maintenirl’État, d’agir contre l’humanité, contre lacharité, contre la religion même. Il faut doncqu’il ait l’esprit assez flexible pour se tourner àtoutes choses, selon que le vent et les accidentsde la fortune le commandent ; il faut, comme jel’ai dit, que tant qu’il le peut il ne s’écarte pasde la voie du bien, mais qu’au besoin il sacheentrer dans celle du mal.

Il doit aussi prendre grand soin de ne paslaisser échapper une seule parole qui ne respireles cinq qualités que je viens de nommer ; ensorte qu’à le voir et à l’entendre on le croie toutplein de douceur, de sincérité, d’humanité,d’honneur, et principalement de religion, qui estencore ce dont il importe le plus d’avoirl’apparence : car les hommes, en général, jugentplus par leurs yeux que par leurs mains, tousétant à portée de voir, et peu de toucher. Toutle monde voit ce que vous paraissez ; peuconnaissent à fond ce que vous êtes, et ce petitnombre n’osera point s’élever contre l’opinion dela majorité, soutenue encore par la majesté dupouvoir souverain.

Au surplus, dans les actions des hommes, etsurtout des princes, qui ne peuvent être scrutéesdevant un tribunal, ce que l’on considère, c’estle résultat. Que le prince songe doncuniquement à conserver sa vie et son État : s’ily réussit, tous les moyens qu’il aura pris serontjugés honorables et loués par tout le monde. Levulgaire est toujours séduit par l’apparence etpar l’événement : et le vulgaire ne fait-il pas le

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Les classiques du matérialisme dialectique

monde ? Le petit nombre n’est écouté quelorsque le plus grand ne sait quel parti prendreni sur quoi asseoir son jugement.

De notre temps, nous avons vu un prince7

qu’il ne convient pas de nommer, qui jamais neprêcha que paix et bonne foi, mais qui, s’il avaittoujours respecté l’une et l’autre, n’aurait passans doute conservé ses États et sa réputation.

CHAPITRE XIX.Qu’il faut éviter d’être méprisé et haï.

Après avoir traité spécialement, parmi lesqualités que j’avais d’abord énoncées, celles queje regarde comme les principales, je parlerai plusbrièvement des autres, me bornant à cettegénéralité, que le prince doit éviter avec sointoutes les choses qui le rendraient odieux etméprisable, moyennant quoi il aura fait tout cequ’il avait à faire, et il ne trouvera plus dedanger dans les autres reproches qu’il pourraitencourir.

Ce qui le rendrait surtout odieux, ce serait,comme je l’ai dit, d’être rapace, et d’attenter,soit au bien de ses sujets, soit à l’honneur deleurs femmes. Pourvu que ces deux choses, c’est-à-dire les biens et l’honneur, soient respectées,le commun des hommes est content, et l’on n’aplus à lutter que contre l’ambition d’un petitnombre d’individus, qu’il est aisé et qu’on amille moyens de réprimer.

Ce qui peut faire mépriser, c’est de paraîtreinconstant, léger, efféminé, pusillanime, irrésolu,toutes choses dont le prince doit se tenir loincomme d’un écueil, faisant en sorte que danstoutes ses actions on trouve de la grandeur, ducourage, de la gravité, de la fermeté ; que l’onsoit convaincu, quant aux affaires particulièresde ses sujets, que ses décisions sont irrévocables,et que cette conviction s’établisse de tellemanière dans leur esprit, que personne n’osepenser ni à le tromper ni à le circonvenir.

Le prince qui a donné de lui cette idée esttrès-considéré, et il est difficile que l’on conspire

7 L’auteur veut parler de Ferdinand le Catholique, roid’Aragon et de Castille.

contre celui qui jouit d’une telle considération ;il l’est même qu’on l’attaque quand on sait qu’ila de grandes qualités et qu’il est respecté par lessiens.

Deux craintes doivent occuper un prince :l’intérieur de ses États et la conduite de sessujets sont l’objet de l’une ; le dehors et lesdesseins des puissances environnantes sont celuide l’autre. Pour celle-ci, le moyen de seprémunir est d’avoir de bonnes armes et de bonsamis ; et l’on aura toujours de bons amis quandon aura de bonnes armes : d’ailleurs, tant que leprince sera en sûreté et tranquille au dehors, ille sera aussi au dedans, à moins qu’il n’eût étédéjà troublé par quelque conjuration ; et simême au dehors quelque entreprise est forméecontre lui, il trouvera dans l’intérieur, commej’ai déjà dit que Nabis, tyran de Sparte, lestrouva, les moyens de résister à toute attaque,pourvu toutefois qu’il se soit conduit et qu’il aitgouverné conformément à ce que j’ai observé, etque de plus il ne perde point courage.

Pour ce qui est des sujets, ce que le princepeut en craindre, lorsqu’il est tranquille audehors, c’est qu’ils ne conspirent secrètementcontre lui ; mais, à cet égard, il est déjà biengaranti quand il a évité d’être haï et méprisé, etqu’il a fait en sorte que le peuple soit content delui ; chose dont il est absolument nécessaire devenir à bout, ainsi que je l’ai établi. C’est là, eneffet, la plus sûre garantie contre lesconjurations ; car celui qui conjure croittoujours que la mort du prince sera agréable aupeuple : s’il pensait qu’elle l’affligeât, il segarderait bien de concevoir un pareil dessein,qui présente de très grandes et de trèsnombreuses difficultés.

On sait par l’expérience que beaucoup deconjurations ont été formées, mais qu’il n’y en aque bien peu qui aient eu une heureuse issue.Un homme ne peut pas conjurer tout seul : ilfaut qu’il ait des associés ; et il ne peut enchercher que parmi ceux qu’il croit mécontents.Or, en confiant un projet de cette nature à unmécontent, on lui fournit le moyen de mettre un

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Nicolas Machiavel – Le Prince

terme à son mécontentement ; car il peutcompter qu’en révélant le secret, il seraamplement récompensé : et comme il voit là unprofit assuré, tandis que la conjuration ne luiprésente qu’incertitude et péril, il faut qu’il ait,pour ne point trahir, ou une amitié bien vivepour le conspirateur, on une haine bien obstinéepour le prince. En peu de mots, le conspirateurest toujours troublé par le soupçon, la jalousie,la frayeur du châtiment ; au lieu que le prince apour lui la majesté de l’empire, l’autorité deslois, l’appui de ses amis, et tout ce qui fait ladéfense de l’État ; et si à tout cela se joint labienveillance du peuple, il est impossible qu’il setrouve quelqu’un d’assez téméraire pourconjurer ; car, en ce cas, le conspirateur n’a passeulement à craindre les dangers qui précèdentl’exécution, il doit encore redouter ceux quisuivront, et contre lesquels, ayant le peuplepour ennemi, il ne lui restera aucun refuge.

Sur cela on pourrait citer une infinitéd’exemples, mais je me borne à un seul dont nospères ont été les témoins.

Messire Annibal Bentivogli, aïeul de messerAnnibal actuellement vivant, étant prince deBologne, fut assassiné par les Canneschi, à lasuite d’une conspiration qu’ils avaient traméecontre lui : il ne resta de sa famille que messerGiovanni, jeune enfant encore au berceau. Maisl’affection que le peuple bolonais avait en cetemps-là pour la maison Bentivogli fut causequ’aussitôt après le meurtre il se souleva, etmassacra tous les Canneschi. Cette affection allamême encore plus loin : comme après la mort demesser Annibal, il n’était resté personne qui pûtgouverner l’État, et les Bolonais ayant su qu’il yavait un homme né de la famille Bentivogli quivivait à Florence, où il passait pour le fils d’unartisan, ils allèrent le chercher, et lui confièrentle gouvernement, qu’il garda en effet jusqu’à ceque messer Giovanni fût en âge de tenir lui-même les rênes de l’État.

Encore une fois donc, un prince qui est aiméde son peuple a peu à craindre les conjurations ;mais s’il en est haï, tout, choses et hommes, est

pour lui à redouter. Aussi les gouvernementsbien réglés et les princes sages prennent-ilstoujours très grand soin de satisfaire le peupleet de le tenir content sans trop chagriner lesgrands : c’est un des objets de la plus hauteimportance.

Parmi les royaumes bien organisés de notretemps, on peut citer la France, où il y a ungrand nombre de bonnes institutions propres àmaintenir l’indépendance et la sûreté du roi ;institutions entre lesquelles celle du parlementet de son autorité tient le premier rang. Eneffet, celui qui organisa ainsi la France, voyant,d’un côté, l’ambition et l’insolent orgueil desgrands, et combien il était nécessaire de lesréprimer ; considérant, de l’autre, la hainegénérale qu’on leur portait, haine enfantée parla crainte qu’ils inspiraient, et voulant enconséquence qu’il fût aussi pourvu à leur sûreté,pensa qu’il était à propos de n’en pas laisser lesoin spécialement au roi, pour qu’il n’eût pas àencourir la haine des grands en favorisant lepeuple, et celle du peuple en favorisant lesgrands. C’est pourquoi il trouva bon d’établir latierce autorité d’un tribunal qui pût, sansaucune fâcheuse conséquence pour le roi,abaisser les grands et protéger les petits. Unetelle institution était sans doute ce qu’onpouvait faire de mieux, de plus sage et de plusconvenable pour la sûreté du prince et duroyaume.

De là aussi on peut tirer une autreremarque : c’est que le prince doit se déchargersur d’autres des parties de l’administration quipeuvent être odieuses, et se réserverexclusivement celles des grâces ; en un mot, je lerépète, il doit avoir des égards pour les grands,mais éviter d’être haï par le peuple.

En considérant la vie et la mort de plusieursempereurs romains, on croira peut-être y voirdes exemples contraires à ce que je viens dedire, car on en trouvera quelques-uns qui,s’étant toujours conduits avec sagesse, et ayantmontré de grandes qualités, ne laissèrent pas deperdre l’empire, ou même de périr victimes de

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Les classiques du matérialisme dialectique

conjurations formées contre eux.

Pour répondre à cette objection, je vaisexaminer le caractère et la conduite dequelques-uns de ces empereurs, et faire voir queles causes de leur ruine ne présentent rien qui nes’accorde avec ce que j’ai établi. Je feraid’ailleurs quelques réflexions sur ce que lesévénements de ces temps-là peuvent offrir deremarquable à ceux qui lisent l’histoire. Je mebornerai cependant aux empereurs qui sesuccédèrent depuis Marc-Aurèle, jusqu’àMaximin, et qui sont : Marc-Aurèle, Commodeson fils, Pertinax, Didius Julianus, Septime-Sévère, Antonin-Caracalla, son fils, Macrin,Héliogabale, Alexandre-Sévère et Maximin.

La première observation à faire est que,tandis que dans les autres États le prince n’a àlutter que contre l’ambition des grands etl’insolence des peuples, les empereurs romainsavaient encore à surmonter une troisièmedifficulté, celle de se défendre contre la cruautéet l’avarice des soldats ; difficulté telle, qu’ellefut la cause de la ruine de plusieurs de cesprinces. Il est très difficile, en effet, de contentertout à la fois les soldats et les peuples ; car lespeuples aiment le repos, et par conséquent, unprince modéré : les soldats, au contraire,demandent qu’il soit d’humeur guerrière,insolent, avide et cruel ; ils veulent même qu’ilse montre tel envers le peuple, afin d’avoir unedouble paye, et d’assouvir leur avarice et leurcruauté. De là vint aussi la ruine de tous ceuxdes empereurs qui n’avaient point, soit par leursqualités naturelles, soit par leurs qualitésacquises, l’ascendant nécessaire pour contenir àla fois et les peuples et les gens de guerre. De làvint encore que la plupart, et ceux surtout quiétaient des princes nouveaux, voyant ladifficulté de satisfaire des humeurs si opposées,prirent le parti de contenter les soldats, sanss’inquiéter de l’oppression du peuple.

Ce parti, au reste, était nécessaire à prendre ;car les princes, qui ne peuvent éviter d’être haïspar quelqu’un, doivent d’abord chercher à nepas l’être par la multitude ; et, s’ils ne peuvent

y réussir, ils doivent faire tous leurs efforts pourne pas l’être au moins par la classe la pluspuissante. C’est pour cela aussi que lesempereurs, qui, comme princes nouveaux,avaient besoin d’appuis extraordinaires,s’attachaient bien plus volontiers aux soldatsqu’au peuple ; ce qui pourtant ne leur était utilequ’autant qu’ils savaient conserver sur eux leurascendant.

C’est en conséquence de tout ce que je viensde dire, que des trois empereurs Marc-Aurèle,Pertinax et Alexandre-Sévère, qui vécurent avecsagesse et modération, qui furent amis de lajustice, ennemis de la cruauté, humains etbienfaisants, il n’y eut que le premier qui nefinit point malheureusement. Mais s’il vécut etmourut toujours honoré, c’est qu’ayant hérité del’empire par droit de succession, il n’en futredevable ni aux gens de guerre ni au peuple, etque d’ailleurs ses grandes et nombreuses vertusle firent tellement respecter, qu’il put toujourscontenir tous les ordres de l’État dans les bornesdu devoir, sans être ni haï ni méprisé.

Quand à Pertinax, les soldats, contre le gréde qui il avait été nommé empereur, ne purentsupporter la discipline qu’il voulait rétabliraprès la licence dans laquelle ils avaient vécusous Commode : il en fut donc haï. À cettehaine se joignit le mépris qu’inspirait savieillesse, et il périt presque aussitôt qu’il eutcommencé à régner. Sur quoi il y a lieud’observer que la haine est autant le fruit desbonnes actions que des mauvaises ; d’où il suit,comme je l’ai dit, qu’un prince qui veut semaintenir est souvent obligé de n’être pas bon ;car lorsque la classe de sujets dont il croit avoirbesoin, soit peuple, soit soldats, soit grands, estcorrompue, il faut à tout prix la satisfaire pourne l’avoir point contre soi ; et alors les bonnesactions nuisent plutôt qu’elles ne servent.

Enfin, pour ce qui concerne Alexandre-Sévère, sa bonté était telle, que, parmi les élogesqu’on en a faits, on a remarqué que, pendant lesquatorze ans que dura son règne, personne nefut mis à mort sans un jugement régulier. Mais,

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Nicolas Machiavel – Le Prince

comme il en était venu à passer pour un hommeefféminé, qui se laissait gouverner par sa mère,et que par là il était tombé dans le mépris, sonarmée conspira contre lui et le massacra.

Si nous venons maintenant aux empereursqui montrèrent des qualités bien opposées, c’est-à-dire à Commode, Septime-Sévère, Antonin-Caracalla et Maximin, nous verrons qu’ils furenttrès cruels et d’une insatiable avidité ; que, poursatisfaire les soldats, ils n’épargnèrent au peupleaucune sorte d’oppression et d’injure, et qu’ilseurent tous une fin malheureuse, à l’exceptionseulement de Sévère, qui, par la grandeur de soncourage et d’autres qualités éminentes, put, ense conservant l’affection des soldats, et bienqu’il accablât le peuple d’impôts, régnertoujours heureusement ; car cette grandeur lefaisait admirer des uns et des autres, de tellemanière que les peuples demeuraient frappéscomme d’étonnement et de stupeur, et que lessoldats étaient respectueux et satisfaits. Sévère,au surplus, se conduisit très habilement commeprince nouveau : c’est pourquoi je m’arrêteraiun moment à faire voir comment il sut bien agiren renard et en lion, deux animaux dont, commeje l’ai dit, un prince doit savoir revêtir lescaractères.

Connaissant la lâcheté de Didius Julianus,qui venait de se faire proclamer empereur, ilpersuada aux troupes à la tête desquelles il setrouvait alors en Pannonie, qu’il était digned’elles d’aller à Rome pour venger la mort dePertinax, que la garde impériale avait égorgé ;et, sans découvrir les vues secrètes qu’il avaitsur l’empire, il saisit ce prétexte, se hâta demarcher vers Rome avec son armée, et parut enItalie avant qu’on eût appris son départ. Arrivéà Rome, il fut proclamé empereur par le sénatépouvanté, et Julianus fut massacré. Ce premierpas fait, il lui restait, pour parvenir à êtremaître de tout l’État, deux obstacles à vaincre :l’un en Orient, où Niger s’était fait proclamerempereur par les armées d’Asie qu’ilcommandait ; l’autre en Occident, où Albinaspirait également à l’empire. Comme il voyaittrop de danger à se déclarer en même temps

contre ces deux compétiteurs, il se proposad’attaquer Niger et de tromper Albin. Enconséquence, il écrivit à ce dernier que, nomméempereur par le sénat, son intention était departager avec lui la dignité impériale : il luienvoya donc le titre de César et se le fitadjoindre comme collègue, par un décret dusénat. Albin se laissa séduire par cesdémonstrations, qu’il crut sincères. Mais lorsqueSévère eut fait mourir Niger, après l’avoirvaincu et que les troubles de l’Orient furentapaisés, il revint à Rome et se plaignit dans lesénat de la conduite d’Albin, l’accusa d’avoirmontré peu de reconnaissance de tous lesbienfaits dont il l’avait comblé, et d’avoir tentésecrètement de l’assassiner ; et il conclut endisant qu’il ne pouvait éviter de marcher contrelui pour le punir de son ingratitude. Il allasoudain l’attaquer dans les Gaules, où il lui ôtal’empire et la vie.

Telle fut la conduite de ce prince. Si l’on ensuit pas à pas toutes les actions, on y verrapartout éclater et l’audace du lion et la finessedu renard ; on le verra craint et révéré de sessujets, et chéri même de ses soldats : on ne serapar conséquent point étonné de ce que, quoiquehomme nouveau, il pût se maintenir dans un sivaste empire ; car sa haute réputation ledéfendit toujours contre la haine que sescontinuelles exactions auraient pu allumer dansle cœur de ses peuples.

Antonin-Caracalla, son fils, eut aussi commelui d’éminentes qualités qui le faisaient admirerdu peuple et chérir par les soldats. Son habiletédans l’art de la guerre, son mépris pour unenourriture recherchée et les délices de lamollesse, lui conciliaient l’affection des troupes ;mais sa cruauté, sa férocité inouïe, les meurtresnombreux et journaliers dont il frappa unepartie des citoyens de Rome, le massacre généraldes habitants d’Alexandrie, le rendirent l’objetde l’exécration universelle : ceux quil’entouraient eurent bientôt à trembler poureux-mêmes ; et un centurion le tua au milieu deson armée.

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Les classiques du matérialisme dialectique

Une observation importante résulte de cefait : c’est qu’un prince ne peut éviter la mortlorsqu’un homme ferme et endurci dans savengeance a résolu de le faire périr ; carquiconque méprise sa vie est maître de celle desautres. Mais comme ces dangers sont rares, ilssont, par conséquent, moins à appréhender.Tout ce que le prince peut et doit faire à cetégard, c’est d’être attentif à n’offensergrièvement aucun de ceux qu’il emploie et qu’ila autour de lui pour son service ; attention quen’eut point Caracalla, qui avait fait mouririnjustement un frère du centurion, par lequel ilfut tué, qui le menaçait journellement lui-même,et qui néanmoins le conservait dans sa garde.C’était là sans doute une témérité qui nepouvait qu’occasionner sa ruine, commel’événement le prouva.

Pour ce qui est de Commode, fils et héritierde Marc-Aurèle, il avait certes toute facilité dese maintenir dans l’empire : il n’avait qu’àsuivre les traces de son père pour contenter lepeuple et les soldats. Mais, s’abandonnant à soncaractère cruel et féroce, il voulut impunémentécraser le peuple par ses rapines ; il prit le partide caresser les troupes et de les laisser vivredans la licence. D’ailleurs, oubliant tout le soinde sa dignité, on le voyait souvent descendredans l’arène pour combattre avec lesgladiateurs, et se livrer aux turpitudes les plusindignes de la majesté impériale. Il se rendit vilaux yeux mêmes de ses soldats. Ainsi, devenutout à la fois l’objet de la haine des uns et dumépris des autres, on conspira contre lui, et ilfut égorgé.

Il ne me reste plus qu’à parler de Maximin. Ilpossédait toutes les qualités qui font l’homme deguerre. Après la mort d’Alexandre-Sévère, dontj’ai parlé tout à l’heure, les armées, dégoûtéesde la faiblesse de ce dernier prince, élevèrentMaximin à l’empire ; mais il ne le conserva paslongtemps. Deux choses contribuèrent à le fairemépriser et haïr. La première fut la bassesse deson premier état : gardien de troupeaux dans laThrace, cette extraction, connue de tout lemonde, le rendait vil à tous les yeux. La seconde

fut la réputation de cruauté qu’il se fit aussitôt ;car, sans aller à Rome pour prendre possessiondu trône impérial, il y fit commettre par seslieutenants, ainsi que dans toutes les parties del’empire, des actes multipliés de rigueur. D’uncôté, l’État, indigné de la bassesse de sonorigine, et, de l’autre, excité par la craintequ’inspiraient ses barbaries, se souleva contrelui. Le signal fut donné par l’Afrique. Aussitôtle sénat et le peuple suivirent cet exemple, quine tarda pas à être imité par le reste de l’Italie.Bientôt à cette conspiration générale se joignitcelle de ses troupes : elles assiégeaient Aquilée ;mais, rebutées par les difficultés du siège,lassées de ses cruautés, et commençant à lemoins craindre depuis qu’elles le voyaient enbutte à une multitude d’ennemis, elles sedéterminèrent à le massacrer.

Je ne m’arrêterai maintenant à parler nid’Héliogabale, ni de Macrin, ni de DidiusJulianus, hommes si vils qu’ils ne firent queparaître sur le trône. Mais, venantimmédiatement à la conclusion de mon discours,je dis que les princes modernes trouvent dansleur administration une difficulté de moins :c’est celle de satisfaire extraordinairement lesgens de guerre. En effet, ils doivent bien, sansdoute, avoir pour eux quelque considération ;mais il n’y a en cela nul grand embarras, caraucun de ces princes n’a les grands corps detroupes toujours subsistants, et amalgamés enquelque sorte par le temps avec le gouvernementet l’administration des provinces, commel’étaient les armées romaines. Les empereursétaient obligés de contenter les soldats plutôtque les peuples, parce que les soldats étaient lesplus puissants ; mais aujourd’hui ce sont lespeuples que les princes ont surtout à satisfaire.Il ne faut excepter à cet égard que le GrandSeigneur des Turcs et le Soudan.

J’excepte le Grand Seigneur, parce qu’il atoujours autour de lui un corps de douze millehommes d’infanterie et de quinze mille decavalerie ; que ces corps font sa sûreté et saforce, et qu’en conséquence il doit sur touteschoses, et sans songer au peuple, ménager et

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Nicolas Machiavel – Le Prince

conserver leur affection.

J’excepte le Soudan, parce que ses Étatsétant entièrement entre les mains des gens deguerre, il faut bien qu’il se concilie leur amitié,sans s’embarrasser du peuple.

Remarquons, à ce propos, que l’État duSoudan diffère de tous les autres, et qu’il neressemble guère qu’au pontificat des chrétiens,qu’on ne peut appeler ni principauté héréditaire,ni principauté nouvelle. En effet, à la mort duprince, ce ne sont point ses enfants qui héritentet règnent après lui ; mais son successeur est élupar ceux à qui appartient cette élection ; et dureste, comme cet ordre de choses est consacrépar son ancienneté, il ne présente point lesdifficultés des principautés nouvelles : le prince,à la vérité, est nouveau, mais les institutionssont anciennes, ce qui le fait recevoir toutcomme s’il était prince héréditaire. Revenons ànotre sujet.

Quiconque réfléchira sur tout ce que je viensde dire, verra qu’en effet la ruine des empereursdont j’ai parlé eut pour cause la haine ou lemépris, et il comprendra en même tempspourquoi les uns agissant d’une certainemanière, et les autres d’une manière toutedifférente, un seul, de chaque côté, a finiheureusement, tandis que tous les autres ontterminé leurs jours d’une façon misérable. Ilconcevra que ce fut une chose inutile et mêmefuneste pour Pertinax et pour Alexandre-Sévère,princes nouveaux, de vouloir imiter Marc-Aurèle, prince héréditaire ; et que, pareillement,Caracalla, Commode et Maximin se nuisirent envoulant imiter Sévère, parce qu’ils n’avaient pasles grandes qualités nécessaires pour pouvoirsuivre ses traces.

Je dis aussi qu’un prince nouveau peut etdoit, non pas imiter, soit Marc-Aurèle, soitSévère, mais bien prendre, dans l’exemple deSévère, ce qui lui est nécessaire pour établir sonpouvoir, et dans celui de Marc-Aurèle ce quipeut lui servir à maintenir la stabilité et lagloire d’un empire établi et consolidé depuislongtemps.

CHAPITRE XX.Si les forteresses, et plusieurs autres choses que font

souvent les princes, leur sont utiles ou nuisibles

Les princes ont employé différents moyenspour maintenir sûrement leurs États. Quelques-uns ont désarmé leurs sujets ; quelques autresont entretenu, dans les pays qui leur étaientsoumis, la division des partis : il en est qui ontaimé à fomenter des inimitiés contre eux-mêmes ; il y en a aussi qui se sont appliqués àgagner ceux qui, au commencement de leurrègne, leur avaient paru suspects ; enfinquelques-uns ont construit des forteresses, etd’autres les ont démolies. Il est impossible de seformer, sur ces divers moyens, une opinion biendéterminée, sans entrer dans l’examen descirconstances particulières de l’État auquel ilserait question d’en appliquer quelqu’un. Je vaisnéanmoins en parler généralement et comme lesujet le comporte.

Il n’est jamais arrivé qu’un prince nouveauait désarmé ses sujets ; bien au contraire, celuiqui les a trouvés sans armes leur en a donné, caril a pensé que ces armes seraient à lui ; qu’en lesdonnant, il rendrait fidèles ceux qui étaientsuspects ; que les autres se maintiendraient dansleur fidélité, et que tous, enfin, deviendraient sespartisans. À la vérité, tous les sujets ne peuventpas porter les armes ; mais le prince ne doit pascraindre, en récompensant ceux qui les aurontprises, d’indisposer les autres de manière qu’ilait quelque lieu de s’en inquiéter : les premiers,en effet, lui sauront gré de la récompense ; et lesderniers trouveront à propos qu’il traite mieuxceux qui auront plus servi et se seront exposés àplus de dangers.

Le prince qui désarmerait ses sujetscommencerait à les offenser, en leur montrantqu’il se défie de leur fidélité ; et cette défiance,quel qu’en fût l’objet, inspirerait de la hainecontre lui. D’ailleurs, ne pouvant pas rester sansarmes, il serait forcé de recourir à une milicemercenaire ; et j’ai déjà dit ce que c’est quecette milice, qui, lors même qu’elle serait bonne,ne pourrait jamais être assez considérable pour

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Les classiques du matérialisme dialectique

le défendre contre des ennemis puissants et dessujets irrités. Aussi, comme je l’ai déjà dit, toutprince nouveau dans une principauté nouvellen’a jamais manqué d’y organiser une forcearmée. L’histoire en présente de nombreuxexemples.

C’est quand un prince a acquis un Étatnouveau, qu’il adjoint à celui dont il était déjàpossesseur, qu’il lui importe de désarmer lessujets du nouvel État, à l’exception toutefois deceux qui se sont déclarés pour lui au moment del’acquisition : encore convient-il qu’il leur donnela facilité de s’abandonner à la mollesse et des’efféminer, et qu’il organise les choses demanière qu’il n’y ait plus d’armée que sessoldats propres, vivant dans son ancien État etauprès de sa personne.

Nos ancêtres, et particulièrement ceux quipassaient pour sages, disaient communémentqu’il fallait contenir Pistoie au moyen despartis, et Pise par celui des forteresses. Ilsprenaient soin aussi d’entretenir la division dansquelques-uns des pays qui leur étaient soumis,afin de les maintenir plus aisément. Celapouvait être bon dans le temps où il y avait unesorte d’équilibre en Italie ; mais il me semblequ’on ne pourrait plus la conseiller aujourd’hui ;car je ne pense pas que les divisions pussent êtrebonnes à quelque chose. Il me paraît même que,quand l’ennemi approche, les pays divisés sontinfailliblement et bientôt perdus ; car le partifaible se joindra aux forces extérieures, etl’autre ne pourra plus résister. Les Vénitiens,qui, je crois, pensaient à cet égard comme nosancêtres, entretenaient les partis guelfe etgibelin dans les villes soumises à leurdomination. À la vérité, ils ne laissaient pasaller les choses jusqu’à l’effusion du sang, maisils fomentaient assez la division et les querellespour que les habitants en fussent tellementoccupés qu’ils ne songeassent point à sortir del’obéissance. Cependant ils s’en trouvèrent mal ;et quand ils eurent perdu la bataille de Vailà,ces mêmes villes devinrent aussitôt audacieuses,et secouèrent le joug de l’autorité vénitienne.

Le prince qui emploie de pareils moyensdécèle sa faiblesse et un gouvernement fort netolérera jamais les divisions : si elles sont dequelque utilité durant la paix, en donnantquelques facilités pour contenir les sujets, dèsque la guerre s’allume, elles ne sont quefunestes.

Les princes deviennent plus grands, sansdoute, lorsqu’ils surmontent tous les obstaclesqui s’opposaient à leur élévation. Aussi, quandla fortune veut agrandir un prince nouveau, quia plus besoin qu’un prince héréditaire d’acquérirde la réputation, elle suscite autour de lui unefoule d’ennemis contre lesquels elle le pousse,afin de lui fournir l’occasion d’en triompher, etlui donne ainsi l’occasion de s’élever au moyend’une échelle que ses ennemis eux-mêmes luifournissent. C’est pourquoi plusieurs personnesont pensé qu’un prince sage doit, s’il le peut,entretenir avec adresse quelque inimitié, pourqu’en la surmontant il accroisse sa propregrandeur.

Les princes, et particulièrement les princesnouveaux, ont éprouvé que les hommes qui, aumoment de l’établissement de leur puissance,leur avaient paru suspects, leur étaient plusfidèles et plus utiles que ceux qui d’abords’étaient montrés dévoués. Pandolfo Petrucci,prince de Sienne, employait de préférence dansson gouvernement ceux que d’abord il avaitsuspectés.

Il serait difficile, sur cet objet, de donner desrègles générales, et tout dépend descirconstances particulières. Aussi me bornerai-jeà dire que, pour les hommes qui, aucommencement d’une principauté nouvelle,étaient ennemis, et qui se trouvent dans uneposition telle, qu’ils ont besoin d’appui pour semaintenir, le prince pourra toujours trèsaisément les gagner, et que, de leur côté, ilsseront forcés de le servir avec d’autant plus dezèle et de fidélité, qu’ils sentiront qu’ils ont àeffacer, par leurs services, la mauvaise idéequ’ils lui avaient donné lieu de prendre d’eux.Ils lui seront par conséquent plus utiles que

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Nicolas Machiavel – Le Prince

ceux qui, n’ayant ni les mêmes motifs ni lamême crainte, peuvent s’occuper avec négligencede ses intérêts.

Et, puisque mon sujet m’y amène, je feraiencore observer à tout prince nouveau, qui s’estemparé de la principauté au moyend’intelligences au dedans, qu’il doit bienconsidérer par quels motifs ont été déterminésceux qui ont agi en sa faveur ; car, s’ils ne l’ontpas été par une affection naturelle, maisseulement par la raison qu’ils étaientmécontents de son gouvernement actuel, lenouveau prince aura une peine extrême àconserver leur amitié, car il lui sera impossiblede les contenter.

En réfléchissant sur les exemples que lestemps anciens et les modernes nous offrent à cetégard, on verra qu’il est beaucoup plus facile auprince nouveau de gagner ceux qui d’abordfurent ses ennemis, parce qu’ils étaient satisfaitsde l’ancien état des choses, que ceux qui sefirent ses amis et le favorisèrent, parce qu’ilsétaient mécontents.

Les princes ont été généralement dansl’usage, pour se maintenir, de construire desforteresses, soit afin d’empêcher les révoltes, soitafin d’avoir un lieu sûr de refuge contre unepremière attaque. J’approuve ce système, parcequ’il fut suivi par les anciens. De nos jours,cependant, nous avons vu Niccolo Vitellidémolir deux forteresses à Città di Castello, afinde se maintenir en possession de ce pays.Pareillement, le duc d’Urbin Guido Ubaldo,rentré dans son duché, d’où il avait été expulsépar César Borgia, détruisit jusqu’auxfondements toutes les citadelles qui s’ytrouvaient, pensant qu’au moyen de cettemesure il risquerait moins d’être dépouillé uneseconde fois. Enfin les Bentivogli, rétablis dansBologne, en usèrent de même. Les forteressessont donc utiles ou non, selon les circonstances,et même, si elles servent dans un temps, ellesnuisent dans un autre. Sur quoi voici ce qu’onpeut dire.

Le prince qui a plus de peur de ses sujets que

des étrangers doit construire des forteresses ;mais il ne doit point en avoir s’il craint plus lesétrangers que ses sujets : le château de Milan,construit par Francesco Sforza, a plus fait detort à la maison de ce prince qu’aucun désordresurvenu dans ses États. La meilleure forteressequ’un prince puisse avoir est l’affection de sespeuples : s’il est haï, toutes les forteresses qu’ilpourra avoir ne le sauveront pas ; car si sespeuples prennent une fois les armes, ilstrouveront toujours des étrangers pour lessoutenir.

De notre temps, nous n’avons vu que lacomtesse de Forli tirer avantage d’uneforteresse, où, après le meurtre de son mari, lecomte de Girolamo, elle put trouver un refugecontre le soulèvement du peuple, et attendrequ’on lui eût envoyé de Milan le secours aumoyen duquel elle reprit ses États. Mais, pourlors, les circonstances étaient telles, qu’aucunétranger ne put soutenir le peuple. D’ailleurs,cette même forteresse lui fut peu utile dans lasuite, lorsqu’elle fut attaquée par César Borgia,et que le peuple, qui la détestait, put se joindreà cet ennemi. Dans cette dernière occasion,comme dans la première, il lui eût beaucoupmieux valu de n’être point haïe que d’avoir desforteresses.

D’après tout cela, j’approuve également ceuxqui construiront des forteresses et ceux qui n’enconstruiront point ; mais je blâmerai toujoursquiconque, comptant sur cette défense, necraindra point d’encourir la haine des peuples.

CHAPITRE XXI.Comment doit se conduire un prince pour acquérir de la

réputation.

Faire de grandes entreprises, donner par sesactions de rares exemples, c’est ce qui illustre leplus un prince. Nous pouvons, de notre temps,citer comme un prince ainsi illustré Ferdinandd’Aragon, actuellement roi d’Espagne, et qu’onpeut appeler en quelque sorte un princenouveau, parce que, n’étant d’abord qu’un roibien peu puissant, la renommée et la gloire en

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Les classiques du matérialisme dialectique

ont fait le premier roi de la chrétienté.

Si l’on examine ses actions, on les trouveratoutes empreintes d’un caractère de grandeur, etquelques-unes paraîtront même sortir de laroute ordinaire. Dès le commencement de sonrègne, il attaqua le royaume de Grenade ; etcette entreprise devint la base de sa grandeur.D’abord il la fit étant en pleine paix avec tousles autres États, et sans crainte, par conséquent,d’aucune diversion : elle lui fournit d’ailleurs lemoyen d’occuper l’ambition des grands de laCastille, qui, entièrement absorbés dans cetteguerre, ne pensèrent point à innover ; tandis quelui, de son côté, acquérait sur eux, par sarenommée, un ascendant dont ils nes’aperçurent pas. De plus, l’argent que l’Égliselui fournit et celui qu’il leva sur les peuples lemirent en état d’entretenir des armées qui,formées par cette longue suite de guerres, lefirent tant respecter par la suite. Après cetteentreprise, et se couvrant toujours du manteaude la religion pour en venir à de plus grandes, ils’appliqua avec une pieuse cruauté à persécuterles Maures et à en purger son royaume :exemple admirable, et qu’on ne saurait tropméditer. Enfin, sous ce même prétexte de lareligion, il attaqua l’Afrique ; puis il porta sesarmes dans l’Italie ; et, en dernier lieu, il fit laguerre à la France : de sorte qu’il ne cessa deformer et d’exécuter de grands desseins, tenanttoujours les esprits de ses sujets dansl’admiration et dans l’attente des événements.Toutes ces actions, au surplus, se succédèrent etfurent liées les unes aux autres, de telle manièrequ’elles ne laissaient ni le temps de respirer, nile moyen d’en interrompre le cours.

Ce qui peut servir encore à illustrer unprince, c’est d’offrir, comme fit messer BarnaboVisconti, duc de Milan, dans son administrationintérieure, et quand l’occasion s’en présente, desexemples singuliers, et qui donnent beaucoup àparler, quant à la manière de punir ou derécompenser ceux qui, dans la vie civile, ontcommis de grands crimes ou rendu de grandsservices ; c’est d’agir, en toute circonstance, detelle façon qu’on soit forcé de le regarder comme

supérieur au commun des hommes.

On estime aussi un prince qui se montrefranchement ami ou ennemi, c’est-à-dire qui saitse déclarer ouvertement et sans réserve pour oucontre quelqu’un ; ce qui est toujours un partiplus utile à prendre que de demeurer neutre.

En effet, quand deux puissances qui voussont voisines en viennent aux mains, il arrive dedeux choses l’une : elles sont ou elles ne sontpas telles que vous ayez quelque chose àcraindre de la part de celle qui demeureravictorieuse. Or, dans l’une et l’autre hypothèse,il vous sera utile de vous être déclaréouvertement et d’avoir fait franchement laguerre. En voici les raisons.

Dans le premier cas : ne vous êtes-vous pointdéclaré, vous demeurez la proie de la puissancevictorieuse, et cela à la satisfaction et aucontentement de la puissance vaincue, qui nesera engagée par aucun motif à vous défendre nimême à vous donner asile. La première,effectivement, ne peut pas vouloir d’un amisuspect, qui ne sait pas l’aider au besoin ; et,quant à la seconde, pourquoi vous accueillerait-elle, vous qui aviez refusé de prendre les armesen sa faveur et de courir sa fortune ?

Antiochus étant venu dans la Grèce, oùl’appelaient les Étoliens, dans la vue d’enchasser les Romains, envoya des orateurs auxAchéens, alliés de ce dernier peuple, pour lesinviter à demeurer neutres. Les Romains leur enenvoyèrent aussi pour les engager au contraire àprendre les armes en leur faveur. L’affaire étantmise en discussion dans le conseil des Achéens,et les envoyés d’Antiochus insistant pour laneutralité, ceux des Romains répondirent, ens’adressant aux Achéens : « Quant au conseilqu’on vous donne de ne prendre aucune partdans notre guerre, et qu’on vous présentecomme le meilleur et le plus utile pour votrepays, il n’y en a point qui pût vous être plusfuneste ; car si vous le suivez, vous demeurez leprix du vainqueur sans vous être acquis lamoindre gloire, et sans qu’on vous ait lamoindre obligation. »

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Nicolas Machiavel – Le Prince

Un gouvernement doit compter que toujourscelle des deux parties belligérantes qui n’estpoint son amie lui demandera qu’il demeureneutre, et que celle qui est amie voudra qu’il sedéclare en prenant les armes.

Ce parti de la neutralité est celuiqu’embrassent le plus souvent les princesirrésolus, qu’effrayent les dangers présents, etc’est celui qui, le plus souvent aussi, les conduità leur ruine.

Vous êtes-vous montré résolument etvigoureusement pour une des deux parties, ellene sera point à craindre pour vous si elledemeure victorieuse, alors même qu’elle seraitassez puissante pour que vous vous trouvassiez àsa discrétion ; car elle vous sera obligée : elleaura contracté avec vous quelque lien d’amitié ;et les hommes ne sont jamais tellementdépourvus de tout sentiment d’honneur, qu’ilsveuillent accabler ceux avec qui ils ont de telsrapports, et donner ainsi l’exemple de la plusnoire ingratitude. D’ailleurs, les victoires nesont jamais si complètes que le vainqueur puissese croire affranchi de tout égard, et surtout detoute justice. Mais si cette partie belligérante,pour laquelle vous vous êtes déclaré, se trouvevaincue, du moins vous pouvez compter d’enêtre aidé autant qu’il lui sera possible, et d’êtreassocié à une fortune qui peut se rétablir.

Dans la seconde hypothèse, c’est-à-direquand les deux puissances rivales ne sont pointtelles que vous ayez à craindre quelque chose dela part de celle qui demeurera victorieuse, laprudence vous conseille encore plus de vousdéclarer pour l’une des deux. Que s’ensuivra-t-il,en effet ? C’est que vous aurez ruiné une de cespuissances par le moyen et avec le secours d’uneautre qui, si elle eût été sage, aurait dû lasoutenir, et qui se trouvera à votre discrétionaprès la victoire que votre appui doitinfailliblement lui faire obtenir.

Sur cela, au reste, j’observe qu’un prince nedoit jamais, ainsi que je l’ai déjà dit, s’associer àun autre plus puissant que lui pour en attaquerun troisième, à moins qu’il n’y soit contraint

par la nécessité, car la victoire le mettrait à ladiscrétion de cet autre plus puissant ; et lesprinces doivent, sur toutes choses, éviter de setrouver à la discrétion d’autrui. Les Vénitienss’associèrent avec la France contre le duc deMilan ; et de cette association, qu’ils pouvaientéviter, résulta leur ruine.

Que si une pareille association est inévitable,comme elle le fut pour les Florentins, lorsque lepape et l’Espagne firent marcher leurs troupescontre la Lombardie, il faut bien alors qu’on s’ydétermine, quoi qu’il en puisse arriver.

Au surplus, un gouvernement ne doit pointcompter qu’il ne prendra jamais que des partisbien sûrs : on doit penser, au contraire, qu’iln’en est point où il ne se trouve quelqueincertitude. Tel est effectivement l’ordre deschoses, qu’on ne cherche jamais à fuir uninconvénient sans tomber dans un autre ; et laprudence ne consiste qu’à examiner, à juger lesinconvénients et à prendre comme bon ce quiest le moins mauvais.

Un prince doit encore se montrer amateurdes talents, et honorer ceux qui se distinguentdans leur profession. Il doit encourager sessujets, et les mettre à portée d’exercertranquillement leur industrie, soit dans lecommerce, soit dans l’agriculture, soit dans tousles autres genres de travaux auxquels leshommes se livrent ; en sorte qu’il n’y en aitaucun qui s’abstienne ou d’améliorer sespossessions, dans la crainte qu’elles ne lui soientenlevées, ou d’entreprendre quelque négoce depeur d’avoir à souffrir des exactions. Il doit faireespérer des récompenses à ceux qui forment detelles entreprises, ainsi qu’à tous ceux quisongent à accroître la richesse et la grandeur del’État. Il doit de plus, à certaines époquesconvenables de l’année, amuser le peuple pardes fêtes, des spectacles ; et, comme tous lescitoyens d’un État sont partagés encommunautés d’arts ou en tribus, il ne sauraitavoir trop d’égards pour ces corporations ; ilparaîtra quelquefois dans leurs assemblées, etmontrera toujours de l’humanité et de la

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magnificence, sans jamais compromettrenéanmoins la majesté de son rang, majesté quine doit l’abandonner dans aucune circonstance.

CHAPITRE XXII.Des secrétaires des princes.

Ce n’est pas une chose de peu d’importancepour un prince que le choix de ses ministres, quisont bons ou mauvais selon qu’il est plus oumoins sage lui-même. Aussi, quand on veutapprécier sa capacité, c’est d’abord par lespersonnes qui l’entourent que l’on en juge. Sielles sont habiles et fidèles, on présume toujoursqu’il est sage lui-même, puisqu’il a su discernerleur habileté et s’assurer de leur fidélité ; maison en pense tout autrement si ces personnes nesont point telles ; et le choix qu’il en a faitayant dû être sa première opération, l’erreurqu’il y a commise est d’un très fâcheux augure.Tous ceux qui apprenaient que PandolfoPetrucci, prince de Sienne, avait choisi messerAntonio da Venafro pour son ministre, jugeaientpar là même que Pandolfo était un prince trèssage et très éclairé.

On peut distinguer trois ordres d’esprit,savoir : ceux qui comprennent par eux-mêmes,ceux qui comprennent lorsque d’autres leurdémontrent, et ceux enfin qui ne comprennentni par eux-mêmes, ni par le secours d’autrui.Les premiers sont les esprits supérieurs, lesseconds les bons esprits, les troisièmes les espritsnuls. Si Pandolfo n’était pas du premier ordre,certainement il devait être au moins du second,et cela suffisait ; car un prince qui est en état,sinon d’imaginer, du moins de juger de ce qu’unautre fait et dit de bien et de mal, sait discernerles opérations bonnes ou mauvaises de sonministre, favoriser les unes, réprimer les autres,ne laisser aucune espérance de pouvoir letromper, et contenir ainsi le ministre lui-mêmedans son devoir.

Du reste, si un prince veut une règle certainepour connaître ses ministres, on peut lui donnercelle-ci : Voyez-vous un ministre songer plus àlui-même qu’à vous, et rechercher son propre

intérêt dans toutes ses actions, jugez aussitôtqu’il n’est pas tel qu’il doit être, et qu’il ne peutmériter votre confiance ; car l’homme qui al’administration d’un État dans les mains doitne jamais penser à lui mais doit toujours penserau prince, et ne l’entretenir que de ce qui tientà l’intérêt de l’État.

Mais il faut aussi que, de son côté, le princepense à son ministre, s’il veut le conservertoujours fidèle ; il faut qu’il l’environne deconsidération, qu’il le comble de richesses, qu’ille fasse entrer en partage de tous les honneurset de toutes les dignités, pour qu’il n’ait pas lieud’en souhaiter davantage ; que, monté aucomble de la faveur, il redoute le moindrechangement, et qu’il soit bien convaincu qu’il nepourrait se soutenir sans l’appui du prince.

Quand le prince et le ministre sont tels queje le dis, ils peuvent se livrer l’un à l’autre avecconfiance : s’ils ne le sont point, la fin seraégalement fâcheuse pour tous les deux.

CHAPITRE XXIII.Comment on doit fuir les flatteurs.

Je ne négligerai point de parler d’un articleimportant, et d’une erreur dont il est trèsdifficile aux princes de se défendre, s’ils ne sontdoués d’une grande prudence, et s’ils n’ont l’artde faire de bons choix ; il s’agit des flatteurs,dont les cours sont toujours remplies.

Si, d’un côté, les princes aveuglés parl’amour-propre ont peine à ne pas se laissercorrompre par cette peste, de l’autre, ils courentun danger en la fuyant : c’est celui de tomberdans le mépris. Ils n’ont effectivement qu’unbon moyen de se prémunir contre la flatterie,c’est de faire bien comprendre qu’on ne peutleur déplaire en leur disant la vérité : or, sitoute personne peut dire librement à un princece qu’elle croit vrai, il cesse bientôt d’êtrerespecté.

Quel parti peut-il donc prendre pour évitertout inconvénient ? Il doit, s’il est prudent, fairechoix dans ses États de quelques hommes sages,et leur donner, mais à eux seuls, liberté entière

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Nicolas Machiavel – Le Prince

de lui dire la vérité, se bornant toutefois encoreaux choses sur lesquelles il les interrogera. Ildoit, du reste, les consulter sur tout, écouterleurs avis, résoudre ensuite par lui-même ; ildoit encore se conduire, soit envers tous lesconseillers ensemble, soit envers chacun d’eux enparticulier, de manière à les persuader qu’ils luiagréent d’autant plus qu’ils parlent avec plus defranchise ; il doit enfin ne vouloir entendreaucune autre personne, agir selon ladétermination prise, et s’y tenir avec fermeté.

Le prince qui en use autrement est ruiné parles flatteurs, ou il est sujet à varier sans cesse,entraîné par la diversité des conseils ; ce quidiminue beaucoup sa considération. Sur quoi jeciterai un exemple récent. Le prêtre Lucas,agent de Maximilien, actuellement empereur,disait de ce prince « qu’il ne prenait jamaisconseil de personne, et qu’il ne faisait jamaisrien d’après sa volonté ». Maximilien, en effet,est un homme fort secret, qui ne se confie à quique ce soit, et ne demande aucun avis ; mais sesdesseins venant à être connus à mesure qu’ilssont mis à exécution, ils sont aussitôt contreditspar ceux qui l’entourent, et par faiblesse il s’enlaisse détourner : de là vient que ce qu’il fait unjour, il le défait le lendemain ; qu’on ne saitjamais ce qu’il désire ni ce qu’il se propose, etqu’on ne peut compter sur aucune de sesdéterminations.

Un prince doit donc toujours prendre conseil,mais il doit le faire quand il veut, et non quandd’autres le veulent ; il faut même qu’il ne laisseà personne la hardiesse de lui donner son avissur quoi que ce soit, à moins qu’il ne ledemande ; mais il faut aussi qu’il ne soit pastrop réservé dans ses questions, qu’il écoutepatiemment la vérité, et que lorsque quelqu’unest retenu, par certains égards, de la lui dire, ilen témoigne du déplaisir.

Ceux qui prétendent que tel ou tel prince quiparaît sage ne l’est point effectivement, parceque la sagesse qu’il montre ne vient pas de lui-même, mais des bons conseils qu’il reçoit,avancent une grande erreur ; car c’est une règle

générale, et qui ne trompe jamais, qu’un princequi n’est point sage par lui-même ne peut pasêtre bien conseillé, à moins que le hasard nel’ait mis entièrement entre les mains de quelquehomme très habile, qui seul le maîtrise et legouverne ; auquel cas, du reste, il peut, à lavérité, être bien conduit, mais pour peu detemps, car le conducteur ne tardera pas às’emparer du pouvoir. Mais hors de là, etlorsqu’il sera obligé d’avoir plusieurs conseillers,le prince qui manque de sagesse les trouveratoujours divisés entre eux, et ne saura point lesréunir. Chacun de ces conseillers ne penseraqu’à son intérêt propre, et il ne sera en état nide les reprendre, ni même de les juger : d’où ils’ensuivra qu’il n’en aura jamais que demauvais, car ils ne seront point forcés par lanécessité à devenir bons. En un mot, les bonsconseils, de quelque part qu’ils viennent, sont lefruit de la sagesse du prince, et cette sagessen’est point le fruit des bons conseils.

CHAPITRE XXIV.Pourquoi les princes d’Italie ont perdu leurs États.

Le prince nouveau qui conformera saconduite à tout ce que nous avons remarquésera regardé comme ancien, et bientôt même ilsera plus sûrement et plus solidement établi quesi son pouvoir avait été consacré par le temps.En effet, les actions d’un prince nouveau sontbeaucoup plus examinées que celles d’un princeancien ; et quand elles sont jugées vertueuses,elles lui gagnent et lui attachent bien plus lescœurs que ne pourrait faire l’ancienneté de larace ; car les hommes sont bien plus touchés duprésent que du passé ; et quand leur situationactuelle les satisfait, ils en jouissent sans penserà autre chose ; ils sont même très disposés àmaintenir et à défendre le prince, pourvu qued’ailleurs il ne se manque point à lui-même.

Le prince aura donc une double gloire, celled’avoir fondé un État nouveau, et celle del’avoir orné, consolidé par de bonnes lois, debonnes armes, de bons alliés et de bonsexemples ; tandis qu’au contraire, il y aura unedouble honte pour celui qui, né sur le trône,

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l’aura laissé perdre par son peu de sagesse.

Si l’on considère la conduite des diversprinces d’Italie qui, de notre temps, ont perduleurs États, tels que le roi de Naples, le duc deMilan et autres, on trouvera d’abord une fautecommune à leur reprocher, c’est celle quiconcerne les forces militaires, et dont il a étéparlé au long ci-dessus. En second lieu, onreconnaîtra qu’ils s’étaient attirés la haine dupeuple, ou qu’en possédant son amitié, ils n’ontpas su s’assurer des grands. Sans de tellesfautes, on ne perd point des États assezpuissants pour mettre une armée en campagne.

Philippe de Macédoine, non pas le pèred’Alexandre le Grand, mais celui qui fut vaincupar T. Quintus Flaminius, ne possédait qu’unpetit État en comparaison de la grandeur de larépublique romaine et de la Grèce, par qui il futattaqué ; néanmoins, comme c’était un habilecapitaine, et qu’il avait su s’attacher le peupleet s’assurer des grands, il se trouva en état desoutenir la guerre durant plusieurs années ; etsi, à la fin, il dut perdre quelques villes, dumoins il conserva son royaume.

Que ceux de nos princes qui, après unelongue possession, ont été dépouillés de leursÉtats, n’en accusent donc point la fortune, maisqu’ils s’en prennent à leur propre lâcheté.N’ayant jamais pensé, dans les temps detranquillité, que les choses pouvaient changer,semblables en cela au commun des hommes qui,durant le calme, ne s’inquiètent point de latempête, ils ont songé, quand l’adversité s’estmontrée, non à se défendre, mais à s’enfuir,espérant être rappelés par leurs peuples, quel’insolence du vainqueur aurait fatigués. Un telparti peut être bon à prendre quand on n’en apas d’autre ; mais il est bien honteux de s’yréduire : on ne se laisse pas tomber, dansl’espoir d’être relevé par quelqu’un. D’ailleurs, iln’est pas certain qu’en ce cas un prince soitainsi rappelé ; et, s’il l’est, ce ne sera pas avecune grande sûreté pour lui, car un tel genre dedéfense l’avilit et ne dépend pas de sa personne.Or il n’y a pour un prince de défense bonne,

certaine, et durable, que celle qui dépend de lui-même et de sa propre valeur.

CHAPITRE XXV.Combien, dans les choses humaines, la fortune a de

pouvoir, et comment on peut y résister.

Je n’ignore point que bien des gens ont penséet pensent encore que Dieu et la fortunerégissent les choses de ce monde de telle manièreque toute la prudence humaine ne peut enarrêter ni en régler le cours : d’où l’on peutconclure qu’il est inutile de s’en occuper avectant de peine, et qu’il n’y a qu’à se soumettre età laisser tout conduire par le sort. Cette opinions’est surtout propagée de notre temps par uneconséquence de cette variété de grandsévénements que nous avons cités, dont noussommes encore témoins, et qu’il ne nous étaitpas possible de prévoir : aussi suis-je assezenclin à la partager.

Néanmoins, ne pouvant admettre que notrelibre arbitre soit réduit à rien, j’imagine qu’ilpeut être vrai que la fortune dispose de lamoitié de nos actions, mais qu’elle en laisse àpeu près l’autre moitié en notre pouvoir. Je lacompare à un fleuve impétueux qui, lorsqu’ildéborde, inonde les plaines, renverse les arbreset les édifices, enlève les terres d’un côté et lesemporte vers un autre : tout fuit devant sesravages, tout cède à sa fureur ; rien n’y peutmettre obstacle. Cependant, et quelqueredoutable qu’il soit, les hommes ne laissent pas,lorsque l’orage a cessé, de chercher à pouvoirs’en garantir par des digues, des chaussées etautres travaux ; en sorte que, de nouvelles cruessurvenant, les eaux se trouvent contenues dansun canal, et ne puissent plus se répandre avecautant de liberté et causer d’aussi grandsravages. Il en est de même de la fortune, quimontre surtout son pouvoir là où aucunerésistance n’a été préparée, et porte ses fureurslà où elle sait qu’il n’y a point d’obstacledisposé pour l’arrêter.

Si l’on considère l’Italie, qui est le théâtre etla source des grands changements que nous

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Nicolas Machiavel – Le Prince

avons vus et que nous voyons s’opérer, ontrouvera qu’elle ressemble à une vaste campagnequi n’est garantie par aucune sorte de défense.Que si elle avait été prémunie, commel’Allemagne, l’Espagne et la France, contre letorrent, elle n’en aurait pas été inondée, ou dumoins elle n’en aurait pas autant souffert.

Me bornant à ces idées générales sur larésistance qu’on peut opposer à la fortune, etvenant à des observations plus particularisées,je remarque d’abord qu’il n’est pasextraordinaire de voir un prince prospérer unjour et déchoir le lendemain, sans néanmoinsqu’il ait changé, soit de caractère, soit deconduite. Cela vient, ce me semble, de ce quej’ai déjà assez longuement établi, qu’un princequi s’appuie entièrement sur la fortune tombe àmesure qu’elle varie. Il me semble encore qu’unprince est heureux ou malheureux, selon que saconduite se trouve ou ne se trouve pas conformeau temps où il règne. Tous les hommes ont envue un même but : la gloire et les richesses ;mais, dans tout ce qui a pour objet de parvenirà ce but, ils n’agissent pas tous de la mêmemanière : les uns procèdent avec circonspection,les autres avec impétuosité ; ceux-ci emploientla violence, ceux-là usent d’artifice ; il en est quisont patients, il en est aussi qui ne le sont pasdu tout : ces diverses façons d’agir quoique trèsdifférentes, peuvent également réussir. On voitd’ailleurs que de deux hommes qui suivent lamême marche, l’un arrive et l’autre n’arrivepas ; tandis qu’au contraire deux autres quimarchent très différemment, et, par exemple,l’un avec circonspection et l’autre avecimpétuosité, parviennent néanmoinspareillement à leur terme : or d’où cela vient-il,si ce n’est de ce que les manières de procédersont ou ne sont pas conformes aux temps ?C’est ce qui fait que deux actions différentesproduisent un même effet, et que deux actionspareilles ont des résultats opposés. C’est pourcela encore que ce qui est bien ne l’est pastoujours. Ainsi, par exemple, un princegouverne-t-il avec circonspection et patience : sila nature et les circonstances des temps sont

telles que cette manière de gouverner soitbonne, il prospérera ; mais il décherra, aucontraire, si, la nature et les circonstances destemps changeant, il ne change pas lui-même desystème.

Changer ainsi à propos, c’est ce que leshommes, même les plus prudents ne saventpoint faire, soit parce qu’on ne peut agir contreson caractère, soit parce que, lorsqu’on alongtemps prospéré en suivant une certaineroute, on ne peut se persuader qu’il soit bond’en prendre une autre. Ainsi l’hommecirconspect, ne sachant point être impétueuxquand il le faudrait, est lui-même l’artisan de sapropre ruine. Si nous pouvions changer decaractère selon le temps et les circonstances, lafortune ne changerait jamais.

Le pape Jules II fit toutes ses actions avecimpétuosité ; et cette manière d’agir se trouvatellement conforme aux temps et auxcirconstances, que le résultat en fut toujoursheureux. Considérez sa première entreprise, cellequ’il fit sur Bologne, du vivant de messerGiovanni Bentivogli : les Vénitiens la voyaientde mauvais œil, et elle était un sujet dediscussion pour l’Espagne et la France ;néanmoins, Jules s’y précipita avec sa résolutionet son impétuosité naturelles, conduisant lui-même en personne l’expédition ; et, par cettehardiesse, il tint les Vénitiens et l’Espagne enrespect, de telle manière que personne nebougea : les Vénitiens, parce qu’ils craignaient,et l’Espagne, parce qu’elle désirait recouvrer leroyaume de Naples en entier. D’ailleurs, ilentraîna le roi de France à son aide ; car cemonarque, voyant que le pape s’était mis enmarche, et souhaitant gagner son amitié, dont ilavait besoin pour abaisser les Vénitiens, jugeaqu’il ne pouvait lui refuser le secours de sestroupes sans lui faire une offense manifeste.Jules obtint donc, par son impétuosité, ce qu’unautre n’aurait pas obtenu avec toute laprudence humaine ; car s’il avait attendu, pourpartir de Rome, comme tout autre pape auraitfait, que tout eût été convenu, arrêté, préparé,certainement il n’aurait pas réussi. Le roi de

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France, en effet, aurait trouvé mille moyens des’excuser auprès de lui, et les autres puissancesen auraient eu tout autant de l’effrayer.

Je ne parlerai point ici des autres opérationsde ce pontife, qui, toutes conduites de la mêmemanière, eurent pareillement un heureux succès.Du reste, la brièveté de sa vie ne lui a paspermis de connaître les revers qu’il eûtprobablement essuyés s’il était survenu dans untemps où il eût fallu se conduire aveccirconspection ; car il n’aurait jamais pu sedépartir du système de violence auquel ne leportait que trop son caractère.

Je conclus donc que, la fortune changeant, etles hommes s’obstinant dans la même manièred’agir, ils sont heureux tant que cette manièrese trouve d’accord avec la fortune ; maisqu’aussitôt que cet accord cesse, ils deviennentmalheureux.

Je pense, au surplus, qu’il vaut mieux êtreimpétueux que circonspect ; car la fortune estfemme : pour la tenir soumise, il faut la traiteravec rudesse ; elle cède plutôt aux hommes quiusent de violence qu’à ceux qui agissentfroidement : aussi est-elle toujours amie desjeunes gens, qui sont moins réservés, plusemportés, et qui commandent avec plusd’audace.

CHAPITRE XXVI.Exhortation à délivrer l’Italie des barbares.

En réfléchissant sur tout ce que j’ai exposéci-dessus, et en examinant en moi-même siaujourd’hui les temps seraient tels en Italie,qu’un prince nouveau pût s’y rendre illustre, etsi un homme prudent et courageux trouveraitl’occasion et le moyen de donner à ce pays unenouvelle forme, telle qu’il en résultât de la gloirepour lui et de l’utilité pour la généralité deshabitants, il me semble que tant decirconstances concourent en faveur d’un pareildessein, que je ne sais s’il y eut jamais un tempsplus propice que celui-ci pour ces grandschangements.

Et si, comme je l’ai dit, il fallait que le

peuple d’Israël fût esclave des Égyptiens, pourconnaître la vertu de Moïse ; si la grandeurd’âme de Cyrus ne pouvait éclater qu’autantque les Perses seraient opprimés par les Mèdes ;si enfin, pour apprécier toute la valeur deThésée, il était nécessaire que les Athéniensfussent désunis : de même, en ces jours, pourque quelque génie pût s’illustrer, il étaitnécessaire que l’Italie fût réduite au terme oùnous la voyons parvenue ; qu’elle fût plusopprimée que les Hébreux, plus esclave que lesPerses, plus désunie que les Athéniens, sanschefs, sans institutions, battue, déchirée,envahie, et accablée de toute espèce dedésastres.

Jusqu’à présent, quelques lueurs ont bienparu lui annoncer de temps en temps un hommechoisi de Dieu pour sa délivrance ; mais bientôtelle a vu cet homme arrêté par la fortune danssa brillante carrière, et elle en est toujours àattendre, presque mourante, celui qui pourrafermer ses blessures, faire cesser les pillages etles saccagements que souffre la Lombardie,mettre un terme aux exactions et aux vexationsqui accablent le royaume de Naples et laToscane, et guérir enfin ses plaies si invétéréesqu’elles sont devenues fistuleuses.

On la voit aussi priant sans cesse le ciel dedaigner lui envoyer quelqu’un qui la délivre dela cruauté et de l’insolence des barbares. On lavoit d’ailleurs toute disposée, toute prête à seranger sous le premier étendard qu’on oseradéployer devant ses yeux. Mais où peut-ellemieux placer ses espérances qu’en votre illustremaison, qui, par ses vertus héréditaires, par safortune, par la faveur de Dieu et par celle del’Église, dont elle occupe actuellement le trône,peut véritablement conduire et opérer cetteheureuse délivrance.

Elle ne sera point difficile, si vous avez sousles yeux la vie et les actions de ces héros que jeviens de nommer. C’étaient, il est vrai, deshommes rares et merveilleux ; mais enfinc’étaient des hommes ; et les occasions dont ilsprofitèrent étaient moins favorables que celle

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Nicolas Machiavel – Le Prince

qui se présente. Leurs entreprises ne furent pasplus justes que celle-ci, et ils n’eurent pas plusque vous ne l’avez, la protection du ciel. C’estici que la justice brille dans tout son jour, car laguerre est toujours juste lorsqu’elle estnécessaire, et les armes sont sacrées lorsqu’ellessont l’unique ressource des opprimés. Ici, tousles vœux du peuple vous appellent ; et, aumilieu de cette disposition unanime, le succès nepeut être incertain : il suffit que vous preniezexemple sur ceux que je vous ai proposés pourmodèles.

Bien plus, Dieu manifeste sa volonté par dessignes éclatants : la mer s’est entrouverte, unenue lumineuse a indiqué le chemin, le rocher afait jaillir des eaux de son sein, la manne esttombée dans le désert ; tout favorise ainsi votregrandeur. Que le reste soit votre ouvrage : Dieune veut pas tout faire, pour ne pas nous laissersans mérite et sans cette portion de gloire qu’ilnous permet d’acquérir.

Qu’aucun des Italiens dont j’ai parlé n’ait pufaire ce qu’on attend de votre illustre maison ;que, même au milieu de tant de révolutions quel’Italie a éprouvées, et de tant de guerres dontelle a été le théâtre, il ait semblé que toutevaleur militaire y fût éteinte, c’est de quoi l’onne doit point s’étonner : cela est venu de ce queles anciennes institutions étaient mauvaises, etqu’il n’y a eu personne qui sût en trouver denouvelles. Il n’est rien cependant qui fasse plusd’honneur à un homme qui commence à s’éleverque d’avoir su introduire de nouvelles lois et denouvelles institutions : si ces lois, si cesinstitutions posent sur une base solide, et sielles présentent de la grandeur, elles le fontadmirer et respecter de tous les hommes.

L’Italie, au surplus, offre une matièresusceptible des réformes les plus universelles.C’est là que le courage éclatera dans chaqueindividu, pourvu que les chefs n’en manquentpas eux-mêmes. Voyez dans les duels et lescombats entre un petit nombre d’adversairescombien les Italiens sont supérieurs en force, enadresse, en intelligence. Mais faut-il qu’ils

combattent réunis en armée, toute leur valeurs’évanouit. Il faut en accuser la faiblesse deschefs ; car, d’une part, ceux qui savent ne sontpoint obéissants, et chacun croit savoir ; del’autre, il ne s’est trouvé aucun chef assez élevé,soit par son mérite personnel, soit par lafortune, au-dessus des autres, pour que tousreconnussent sa supériorité et lui fussentsoumis. Il est résulté de là que, pendant silongtemps, et durant tant de guerres qui ont eulieu depuis vingt années, toute arméeuniquement composée d’Italiens n’a éprouvé quedes revers, témoins d’abord le Taro, puisAlexandrie, Capoue, Gênes, Vailà, Cologne etMestri.

Si votre illustre maison veut imiter les grandshommes qui, en divers temps, délivrèrent leurpays, ce qu’elle doit faire avant toutes choses, etce qui doit être la base de son entreprise, c’estde se pourvoir de forces nationales, car ce sontles plus solides, les plus fidèles, les meilleuresqu’on puisse posséder : chacun des soldats quiles composent étant bon personnellement,deviendra encore meilleur lorsque tous réunis severront commandés, honorés, entretenus parleur prince. C’est avec de telles armes que lavaleur italienne pourra repousser les étrangers.

L’infanterie suisse et l’infanterie espagnolepassent pour être terribles ; mais il y a dansl’une et dans l’autre un défaut tel, qu’il estpossible d’en former une troisième, capable nonseulement de leur résister, mais encore de lesvaincre. En effet, l’infanterie espagnole ne peutse soutenir contre la cavalerie, et l’infanteriesuisse doit craindre toute autre troupe de mêmenature qui combattra avec la même obstinationqu’elle. On a vu aussi, et l’on verra encore, lacavalerie française défaire l’infanterie espagnole,et celle-ci détruire l’infanterie suisse ; de quoi ila été fait, sinon une expérience complète, aumoins un essai dans la bataille de Ravenne, oùl’infanterie espagnole se trouva aux prises avecles bataillons allemands, qui observent la mêmediscipline que les Suisses : on vit les Espagnols,favorisés par leur agilité et couverts de leurspetits boucliers, pénétrer par-dessous les lances

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Les classiques du matérialisme dialectique

dans les rangs de leurs adversaires, les frappersans risque et sans que les Allemands puissentles en empêcher ; et ils les auraient détruitsjusqu’au dernier, si la cavalerie n’était venue lescharger eux-mêmes à leur tour.

Maintenant que l’on connaît le défaut del’une et de l’autre de ces deux infanteries, onpeut en organiser une nouvelle qui sache résisterà la cavalerie et ne point craindre d’autresfantassins. Il n’est pas nécessaire pour cela decréer un nouveau genre de troupe ; il suffit detrouver une nouvelle organisation, une nouvellemanière de combattre ; et c’est par de tellesinventions qu’un prince nouveau acquiert de laréputation et parvient à s’agrandir.

Ne laissons donc point échapper l’occasionprésente. Que l’Italie, après une si longueattente, voie enfin paraître son libérateur ! Je nepuis trouver de termes pour exprimer avec quelamour, avec quelle soif de vengeance, avecquelle fidélité inébranlable, avec quellevénération et quelles larmes de joie il serait reçudans toutes les provinces qui ont tant souffertde ces inondations d’étrangers ! Quelles portespourraient rester fermées devant lui ? Quelspeuples refuseraient de lui obéir ? Quellejalousie s’opposerait à ses succès ? Quel Italienne l’entourerait de ses respects ? Y a-t-ilquelqu’un dont la domination des barbares nefasse bondir le cœur ?

Que votre illustre maison prenne donc surelle ce noble fardeau avec ce courage et cetespoir du succès qu’inspire une entreprise justeet légitime ; que, sous sa bannière, la communepatrie ressaisisse son ancienne splendeur, et que,sous ses auspices, ces vers de Pétrarque puissentenfin se vérifier !

Virtù contra furorePrenderà l’arme, e fia’l combatter corto

Che l’antico valoreNegl’italici cor non è ancor morto.

PETRARCA, Canz. XVI, V. 93-96

FIN DU PRINCE.

NOTE.

il faudrait plusieurs volumes pour reproduireles points principaux de la polémique soulevéepar le livre du Prince ; mais le public chercheradans cette édition Machiavel, et non sescommentateurs. Nous avons pensé cependantqu’il serait utile d’offrir quelques indicationsbibliographiques aux personnes qui voudraientétudier et suivre en détail la longue et vivecontroverse à laquelle a donné lieu le livrecélèbre du secrétaire florentin. Voici, depuis leseizième siècle jusqu’à nos jours, l’indication desouvrages les plus remarquables qui se rattachentà cette controverse : J. Osorii De regisinstitutione et disciplina libri VIII; Coloniœ,1574, in-8°. — Innocent Gentillet, Discours surles moyens de bien gouverner et maintenir enbonne paix un royaume ou autre principauté,contre Nicolas Machiavel ; 1576 ; in-8°, traduiten latin, souvent réimprimé, et connu aussi sousle nom de l’Antimachiavel. — Antonii PosseviniJudicium de Nuæ militis galli, etc., et NicolaiMachiavelli quibusdam scriptis ; Lugduvini,1593, in-8°. — Davidis Humii Apologia basilicaseu Machiavelli ingenium examinatum in libroquem inscripsit ; Parisiis, 1626, in-4°. — H.Coringius,

Publié en août 2013Illustration : Portrait de Nicolas Machiavel par Santo di Tito

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