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Compte-rendu d'ouvrage Alan SOKAL et Jean BRICMONT, Imposture intellectuelles, ED. O. Jacob, 1997 A PROPOS DE L'AUTORITE DE LA SCIENCE ^uite à l'énorme canular de la publication dans une revue de prestige de son article au titre pompeux Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformatrice de la gravitation quantique qui avait provoqué un grand émoi dans le landemau de l'intelligentsia parisienne, le physicien américain Alan SOKAL a publié avec un de ses amis un ouvrage explicitant les motifs de ce coup médiatique. Dans cet ouvrage fort stimulant aux propos très clairs, l'auteur entend dénoncer l'usage abusif de concepts tirés des sciences exactes par des philosophes et des sociologues français reconnus depuis longtemps sur notre marché national des idées à la mode tels que LACAN, DERRIDA, DELEUZE, GUATTARI, SERRES et autres BAUDRILLARD. Au fil de quelques chapitres bien sentis consacrés à ces auteurs, il démontre les contresens scientifiques fait par ces derniers lorsqu'ils prétendent sse servir de ces notions hermétiques pour le commun des mortels et donc forcément impressionnantes. Cette dénonciation venant d'un chercheur reconnu, très au fait de ces notions, a un côté salubre et réjouissant dans la mesure où il dégonfle une enflure bien française qui prétend se servir de l'autorité des sciences exactes pour asseoir sa réthorique, un peu dans la tradition scolastique. Il s'agit là, non pas d'un règlement de compte entre science « dure » et « molle », mais plutôt d'une réaction rationaliste face aux dérives post-modernistes des sciences humaines. /l\ais l'intérêt de l'ouvrage va bien au delà de cette dénonciation dans la mesure où la critique de SOKAL entend remettre en question la présence envahissante du relativisme cognitif dans les sciences dites humaines. En effet depuis une vingtaine d'années s'est développée toute une sociologie des sciences incamées par des auteurs comme Bruno LATOUR et Denis DUCLOS en réaction contre l'arrogance positiviste des sciences dites exactes particulièrement active dans les années d'après-guerre et que Jacques MONOD a su inconsciemment si bien illustrer dans un ouvrage célèbre de la fin des années soixante (Le hasard et la nécessité). Ces recherches reposent toutes sur l'idée selon laquelle les faits observés par les physiciens, les chimistes et les biologistes ne sont que des constructions sociales. L'autorité de la science ne découlerait donc pas de l'exactitude et l'infalsifiabilité de ces faits mais de l'adhésion de la communauté savante découlant d'un consensus interne. Autrement dit, les règles de l'objectivité scientifique laisserait alors la place à la subjectivité du fait social. SOKAL a certainement raison de dénoncer ce sociologisme prétentieux qui tendrait à nier l'existence même de la nature, quoique le travail scientifique soit aussi un fait social incontestable. La revanche du sociologue pécherait donc par son immodestie. Ce que l'on peut par contre reprocher aux analyses de SOKAL c'est de ne pas aller au fond des choses. En premier lieu, il aurait du à notre avis, saisir l'occasion pour insister sur la vanité de la sociologie et de l'économie à se proclamer « sciences », compte tenu de l'importance que jouent les préjugés idéologiques en leur sein et de la difficulté d'appliquer les méthodes des sciences exactes à des 14 (p de la Technique - Bulletin n 0 13 - Juillet 1999

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Compte-rendu d'ouvrage

Alan SOKAL et Jean BRICMONT, Imposture intellectuelles, ED. O. Jacob, 1997

A PROPOS DE L'AUTORITE DE LA SCIENCE

^uite à l'énorme canular de la publication dans une revue de prestige de son article au titre pompeux Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformatrice de la gravitation quantique qui avait provoqué un grand émoi dans le landemau de l'intelligentsia parisienne, le physicien américain Alan SOKAL a publié avec un de ses amis un ouvrage explicitant les motifs de ce coup médiatique. Dans cet ouvrage fort stimulant aux propos très clairs, l'auteur entend dénoncer l'usage abusif de concepts tirés des sciences exactes par des philosophes et des sociologues français reconnus depuis longtemps sur notre marché national des idées à la mode tels que LACAN, DERRIDA, DELEUZE, GUATTARI, SERRES et autres BAUDRILLARD. Au fil de quelques chapitres bien sentis consacrés à ces auteurs, il démontre les contresens scientifiques fait par ces derniers lorsqu'ils prétendent sse servir de ces notions hermétiques pour le commun des mortels et donc forcément impressionnantes. Cette dénonciation venant d'un chercheur reconnu, très au fait de ces notions, a un côté salubre et réjouissant dans la mesure où il dégonfle une enflure bien française qui prétend se servir de l'autorité des sciences exactes pour asseoir sa réthorique, un peu dans la tradition scolastique. Il s'agit là, non pas d'un règlement de compte entre science « dure » et « molle », mais plutôt d'une réaction rationaliste face aux dérives post-modernistes des sciences humaines.

/l\ais l'intérêt de l'ouvrage va bien au delà de cette dénonciation dans la mesure où la critique de SOKAL entend remettre en question la présence envahissante du relativisme cognitif dans les sciences dites humaines. En effet depuis une vingtaine d'années s'est développée toute une sociologie des sciences incamées par des auteurs comme Bruno LATOUR et Denis DUCLOS en réaction contre l'arrogance positiviste des sciences dites exactes particulièrement active dans les années d'après-guerre et que Jacques MONOD a su inconsciemment si bien illustrer dans un ouvrage célèbre de la fin des années soixante (Le hasard et la nécessité). Ces recherches reposent toutes sur l'idée selon laquelle les faits observés par les physiciens, les chimistes et les biologistes ne sont que des constructions sociales. L'autorité de la science ne découlerait donc pas de l'exactitude et l'infalsifiabilité de ces faits mais de l'adhésion de la communauté savante découlant d'un consensus interne. Autrement dit, les règles de l'objectivité scientifique laisserait alors la place à la subjectivité du fait social. SOKAL a certainement raison de dénoncer ce sociologisme prétentieux qui tendrait à nier l'existence même de la nature, quoique le travail scientifique soit aussi un fait social incontestable. La revanche du sociologue pécherait donc par son immodestie.

Ce que l'on peut par contre reprocher aux analyses de SOKAL c'est de ne pas aller au fond des choses. En premier lieu, il aurait du à notre avis, saisir l'occasion pour insister sur la vanité de la sociologie et de l'économie à se proclamer « sciences », compte tenu de l'importance que jouent les préjugés idéologiques en leur sein et de la difficulté d'appliquer les méthodes des sciences exactes à des

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faits sociaux qui par définition surdéterminent le sociologue. Il n'y a qu'à lire pour cela les analyses de P. BOURDIEU qui n'a à la bouche que le mot de « scientifique » pour asseoir son autorité vis-à-vis de ses pairs !

/I^ais par ailleurs surtout, ce que l'on peut reprocher à SOKAL c'est d'ignorer complètement le rôle idéologique, politique, économique et social joué par les sciences exactes dans notre société. Ce fait massif qui leur donne curieusement une fonction normative aurait mérité toute analyse au nom justement de la philosophie des Lumières dont l'auteur se réclame. Il aurait été intéressant à cet égard d'analyser comment la science, transformée en religion dans notre société peut à son tour tomber sous la critique de l'obscurantisme à travers les réalisations technologiques qui en découlent (voir par exemple les analyses de Jean BRUN). De ce point de vue là, une démarche sociologique fidèle à une certaine tradition rationaliste aurait beaucoup à dire sur les rapports à la raison qu'entretien l'entreprise menée au Xxème siècle par les sciences dites exactes.

D'autre part, il faut également noter que SOKAL tient pour acquis et rigoureux les concepts scientifiques élaborés par les savants alors que la dimension métaphorique n'en est pas absente comme celle de « chaos ». La subjectivité des définitions n'épargne donc pas non plus les sciences exactes ! Paradoxalement, cette subjectivité se déchaîne souvent chez les scientifiques « durs » lorsque ces derniers prétendent exercer leur talent dans le domaine des « humanités ». Sous prétexte d'être prix Nobel, ils peuvent se permettre de porter des jugements indignes d'un élève de philo dans le domaine de la vie sociale et politique. Eux aussi, abusant de leur autorité scientifique, peuvent faire preuve d'une inculture crasse et d'une infirmité intellectuelle incommensurable comme l'a montré il y a quelques années l'appel d'Heidelberg dirigé contre l'écologisme.

En conclusion, on pourra dire que certes la charge de SOKAL contre le postmodemisme apparaît salutaire mais qu'elle s'arrête en chemin. Son invocation justifiée de la philo des Lumières n'aurait pas du se limiter à la critique des dérives irrationnelles des sciences dites humaines aurait du aussi s'étendre aux sciences dites exactes.

Simon CHARBONNEAU Université de Bordeaux I

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