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Souad

BrûléeviveAveclacollaborationdeMarie-ThérèseCuny

Oh!Éditions

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Lefeuétaitsurmoi

Jesuisunefilleetunefilledoitmarchervite,latêtecourbéeverslesol,commesiellecomptaitsespas. Son regard ne doit pas se lever, ni s'égarer à droite ou à gauche de son chemin, car si sonœilrencontraitceluid'unhomme,toutlevillagelatraiteraitde«charmuta».

Siunevoisinedéjàmariée,unevieillefemmeoun'importequil'aperçoitseuledanslaruelle,sanssamère ou sa sœur aînée, sans brebis, sans botte de foin ou chargement de figues, on la dira aussi«charmuta».

Unefilledoitêtremariéepourregarderdevantelle,seprésenteràlaboutiquedumarchand,s'épileretporterdesbijoux.

Lorsqu'unefillen'estpasmariéedèsl'âgedequatorzeanscommemamère,levillagecommenceàsemoquerd'elle.Mais,pourpouvoirêtremariée,unefilledoitattendresontourdansunefamille.L'aînéed'abord,puislessuivantes.

Ilyatropdefillesdanslamaisondemonpère.Quatre,toutesenâgedesemarier.Ilyaaussideuxdemi-sœurs, issuesde la seconde femmedenotrepère.Elles sontencoreenfants.L'uniquemâlede lafamille,lefilsadorédetous,notrefrèreAssad,estnéglorieusemententretoutescesfilles,àlaquatrièmeplace.J'occupelatroisième.

Monpère,Adnan,estmécontentdemamère,Leila,quiluiadonnétoutescesfilles.Ilestmécontentaussidesonautreépouse,Aicha,quineluiadonnéquedesfilles.

Noura,l'aînée,aétémariéetard,alorsquej'avaismoi-mêmeenvironquinzeans.Kaïnat,ladeuxièmefille,n'estdemandéeparpersonne.J'aientendudirequ'unhommeavaitparlédemoiàmonpère,maisquejedoisattendrelemariagedeKaïnatavantdepouvoirsongeraumien.MaisKaïnatn'estpeut-êtrepasassezbelle,oualorselleesttroplenteautravail…J'ignorepourquoiellen'estpasdemandée,mais,siellerestevieillefille,elleseralamoquerieduvillage,etmoiaussi.

Jen'aiconnuni jeuniplaisirdepuisquemoncerveauestcapabledesesouvenir.Naîtrefilledansmonvillageestunemalédiction.Leseulrêvedeliberté,c'estlemariage.Quitterlamaisondesonpèrepourcelledesonmari,etneplusyrevenirmêmesionyestbattue.Lorsqu'unefillemariéerevientdanslamaisondesonpère,c'estunehonte.Ellenedoitpasdemanderprotectionhorsdechezelle,ilestdudevoirdesafamilledelarameneraufoyer.

Masœuraétébattueparsonmarietaapportélahonteenrevenantseplaindre.Elleadelachanced'avoirunmari,j'enrêve.Depuisquej'aientendudirequ'unhommeavaitparlédemoiàmonpère,l'impatienceetlacuriosité

medévorent.Jesaisquelegarçonhabiteàtroisouquatrepasdecheznous.Parfoisjepeuxl'apercevoirduhautdelaterrasseoùj'étendslelinge.Jesaisqu'ilaunevoiture,ilesthabilléd'uncostume,ilportetoujoursunemallette,etdoit travailleràlaville,dansunbonmétiercariln'est jamaisvêtucommeunouvrier, toujours impeccable. J'aimerais voir son visage de plus près mais j'ai toujours peur que lafamille me surprenne en train de guetter. Alors, en allant chercher du foin pour un moutonmalade àl'écurie, jemarchevitesurlecheminenespérantlevoirdeprès.Maisilrangesavoituretroploin.Àforced'observation,jesaisàpeuprèsàquelleheureilsortpourallertravailler.Àseptheuresdumatin,jefaissemblantdeplierdulingesurlaterrasse,oudechercherunefiguemûre,oudesecouerlestapispourlevoirpasmêmeuneminutes'enallerenvoiture.Jedoisfairevitepournepasmefaireremarquer.

Je monte les escaliers, je passe dans les chambres pour accéder à la terrasse, je secoueénergiquement un tapis et je regardepar-dessus lemurde ciment, les yeux légèrement tournésvers ladroite.Siquelqu'unm'observedeloin,ilnepourrapasdevinerquejeregardedanslarue.

Parfois,j'ailetempsdel'apercevoir.Jesuisamoureusedecethommeetdecettevoiture!J'imagineplein de choses surma terrasse : je suismariée avec lui et je regarde comme aujourd'hui la voiture

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s'éloignerjusqu'àcequejenelavoieplus,maisilreviendradesontravailaucoucherdusoleil.Jeluiôteraiseschaussuresetàgenouxjelaveraisespiedscommemamèrelefaitàmonpère.Jeluiapporteraisonthé,jeleregarderaifumersalonguepipe,assiscommeunroidevantlaportedesamaison.Jeseraiunefemmequiaunmari!

Etjepourraimêmememaquiller,sortirpourallerchezlemarchand,monterdanscettevoitureavecmonmari etmême aller à la ville. Je supporterai le pire, pour la simple liberté, si j'en ai envie, defranchirseulecetteporteetd'alleracheterdupain!

Mais jeneserai jamaisune«charmuta».Jeneregarderaipas lesautreshommes, jecontinueraiàmarchervite,droiteetfièremaissanscomptermespas,lesyeuxbaissés,etlevillagenepourrapasdiredumaldemoipuisquejeseraimariée.

C'estduhautdecetteterrassequematerriblehistoireacommencé.J'étaisdéjàplusvieillequemasœuraînéelejourdesonmariage,etj'espéraisetjedésespérais.

Jedevaisavoirdix-huitans,oupeut-êtreplus,jenesaispas.Mamémoireestpartieenfumée,lejouroùlefeuesttombésurmoi.

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Mémoire

Je suis née dans un village minuscule. On m'a dit qu'il était situé quelque part sur un territoirejordanien, puis transjordanien, puis cisjordanien, mais comme je n'ai jamais fréquenté l'école, je neconnaisrienàl'histoiredemonpays.Onm'aditaussiquejesuisnéelà-bassoiten1958,soiten1957…J'aidoncenvironquarante-cinqansaujourd'hui.Ilyavingt-cinqans,jeneparlaisquel'arabe,jen'étaisjamaissortidemonvillageàplusdequelqueskilomètresdeladernièremaison,jesavaisqu'ilexistaitdesvillesplusloinsanslesavoirvues.JenesavaispassilaTerreétaitrondeouplate,jen'avaisaucuneidéedumondelui-même!Jesavaisqu'ilfallaitdétesterlesjuifsquiavaientprislaterre,monpèrelesappelaitdes«cochons».Ilnefallaitpass'enapprocher,nepasleurparlernilestoucheraurisquededeveniruncochoncommeeux.Jedevaisfairemaprièreaumoinsdeuxfoisparjour,jerécitaiscommemamèreetmessœurs,maisjen'aiapprisl'existenceduCoranquebiendesannéesplustard,enEurope.Monfrèreunique,leroidelamaison,allaitàl'école,maispaslesfilles.Naîtrefillechezmoiestunemalédiction.Uneépousedoit d'abord faireun fils, aumoinsun, et si ellene fait quedes filles, on semoqued'elle.Ilfautdeuxoutroisfillesaumaximumpourletravaildelamaison,delaterreetdubétail.S'ilenarrived'autres,c'estungrandmalheurdontondoitsedébarrasserauplusvite.J'aitrèsviteappriscommentons'endébarrasse.J'aivécuainsijusqu'àl'âgededix-septansenviron,sansriensavoird'autreque,puisquej'étaisunefille,j'étaismoinsqu'unanimal.

C'estmapremièrevie,celled'unefemmearabeenCisjordanie.Elleadurévingtans,etjesuismortelà-bas.Mortephysiquement,socialement,àjamais.

MadeuxièmeviecommenceenEuropeàlafindesannées1970,surunaéroportinternational.Jesuisundébrishumainsouffrantsurunbrancard.Jesenslamortàtelpointquelespassagersdel'avionquim'aemporté jusque-là ont protesté. Même dissimulée derrière un rideau, ma présence leur a étéinsupportable.Onmeditquejevaisvivre,maisjesaisbienquenon,etj'attendslamort.Jelasuppliemêmedem'emporter.Lamort est préférable à la souffrance et à l'humiliation. Il ne reste riendemoncorps,pourquoivoudrait-onmefairevivrealorsquejesouhaiteneplusexister,nidecorpsnid'esprit?

Aujourd'hui encore, ilm'arrive d'y penser. J'aurais préférémourir, c'est vrai, que d'affronter cettedeuxièmevieque l'onm'offrait si généreusement.Mais survivredansmoncas, c'est unmiracle. Ilmepermetmaintenantdetémoigneraunomdetoutescellesquin'ontpaseucettechance,quimeurentencoredenosjourspourcetteseuleraison:êtreunefemme.

J'aidûapprendrelefrançaisenécoutantparlerlesgensetenm'efforçantderépéterlesmotsquel'onm'expliquaitavecdessignes:«Mal?Pasmal?Manger?Boire?Dormir?Marcher?»Jerépondaisdoncparsignes«oui»ou«non».

Beaucoupplus tard, j'ai apprisà liredesmots surun journal,patiemmentet jouraprès jour. Jenedéchiffraisquedespetitesannoncesaudébut,desavisdedécès,desphrasescourtesavecpeudemotsque je répétais phonétiquement. Parfois, j'avais l'impression d'être un animal à qui l'on apprenait àcommuniquercommeunhumain,alorsquedansmatête,enlanguearabe,jemedemandaisoùj'étais,dansquelpays,etpourquoijen'étaispasmortedansmonvillage.J'avaishonted'êtreencoreenvie,personnenelesavait.J'avaispeurdecettevieetpersonnenelecomprenait.

Jedevaisdiretoutcelaavantdetenterderassemblerlesmorceauxdemamémoire,carjevoulaisquemesparolessoientinscritesdansunlivre.

J'ai unemémoirepleinedevides.Lapremièrepartiedemonexistence est constituéed'images, descènesétrangesetviolentescommedansunfilmàlatélévision.Ilm'arrivedenepasycroiremoi-même,d'autantquej'aibeaucoupdemalàlesremettredansl'ordre.Est-ilpossibled'oublierparexemplelenomd'unedesessœurs?L'âgedesonfrèrelejourdesonmariage?Alorsquejen'aipasoubliéleschèvres,les brebis, les vaches, le four à pain, la lessive dans le jardin, le ramassage des choux-fleurs et des

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courgettes et des tomates et des figues… l'écurie et la cuisine… les sacs de blé et les serpents ? Laterrasseoùjeguettaismonamoureux?Lechampdebléoùj'aicommisle«péché»?

Jemesouviensdoncmaldemapetiteenfance.Parfoisunecouleurouunobjetmefrappe,alorsilmerevientune image,unpersonnage,descris,desvisagesqui semêlent.Souvent, lorsqu'onmeposeunequestion,levidedéfinitifs'installedansmatête.Jecherchedésespérémentlaréponseetellenevientpas.Ouilmevientsubitementuneautreimageetjenesaispasàquoiellecorrespond.Maiscesimagessontimpriméesdansmatêteetjamaisjenelesoublierai.Onnepeutpasoubliersapropremort.

Jem'appelleSouad, jesuisuneenfantcisjordanienne,et jem'occupeavecmasœurdesmoutonsetdeschèvresparcequemonpèreauntroupeau,etjetravailleplusqu'unâne.

J'ai dûcommencer à travaillervershuit ouneuf ans, et voir le sangdes règlesversdix ans.Cheznous,onditqu'unefilleest«mûre»lorsquecettechoseluiarrive.J'avaishontedecesangcarilfallaitledissimuler,mêmeauxyeuxdemamère, lavermonsaroualencachette, lui rendresablancheuret lefaire vite sécher au soleil, pour que les hommes et les voisins ne le voient pas. Je n'avais que deuxsarouals. Jeme souviensdupapier qui servait deprotection ces joursmaudits, où l'on est considéréecommeunepestiférée.J'allaisenfouirlesignedemonimpuretéencachettedanslapoubelle.Sileventrefaisaitmal,mamèrefaisaitbouillirdesfeuillesdesaugeetmeledonnaitàboire.Elleentouraitmatêted'unfoulardbienserréetlelendemainjen'avaisplusmal.C'estleseulmédicamentdontjemesouvienneetdontjemesersencorecarilesttrèsefficace.

Dès lematin, je vais dans l'écurie, je siffle avec les doigts pour que lesmoutons se rassemblentautourdemoi,etjeparsavecmasœurKaïnat,plusâgéed'environuneannée.Lesfillesnedoiventpassortir seules ou avec une sœur plus petite. L'aînée sert de garantie à la cadette.Ma sœur Kaïnat estgentille,ronde,unpeugrasse,alorsquejesuispetiteetmaigre,etons'entendaitbien.

Nouspartionstouteslesdeuxaupréaveclesmoutonsetleschèvresàunquartd'heuredemarcheduvillage,enmarchantvite,lesyeuxbaissésjusqu'àladernièremaison.Unefoisdanslepré,nousétionslibres de nous raconter des bêtises et même de rire un peu. Je ne me souviens pas de grandesconversationsentrenous.Ilétaitsurtoutquestiondemangerdufromage,denousrégalerd'unepastèque,de surveiller lesmoutons et surtout les chèvres capables dedévorer toutes les feuilles d'un figuier enquelquesminutes.Lorsque lesmoutons se rassemblaient en cercle pour dormir, nous nous endormionsaussi, à l'ombre,prenant le risquede laisserunebête s'égarerdansunchampvoisin, et d'en subir lesconséquences au retour. Si l'animal avait pillé un jardin potager, si nous étions en retard de quelquesminutesàl'écurie,c'étaituneracléeàcoupsdeceinture.

Pourmoi,notrevillageesttrèsjolietbienvert.Ilyabeaucoupdefigues,deraisins,desfruits,descitrons,énormémentd'oliviers.Monpèrepossèdelamoitiédesparcellescultivéesduvillagerienqu'àlui…Iln'estpastrèsriche,maisiladubien.Lamaisonestgrande,enpierre,entouréed'unmuravecunegrandeportegriseenfer.Cetteporteestlesymboledenotreenfermement.Unefoisàl'intérieur,ellesereferme sur nous, pour nous empêcher de sortir. On peut donc entrer par cette porte en venant del'extérieur,maispasressortir.

Est-cequ'ilyauneclé?Unsystèmeautomatique?Jemesouviensquemonpèreetmamèresortaient,maispasnous.Monfrère,parcontre,est libre. Ilest librecomme levent : ilvaaucinéma, il sort, ilrentre par cette porte, il fait ce qu'il veut. Je la regardais souvent, cettemaudite porte de fer, enmedisant:«Jamaisjenepourraisortirparlà,jamais…»

Levillage,jeneleconnaispasbeaucouppuisqu'onn'apasledroitdesortir.Enfermantlesyeuxpourmeconcentreretavecbeaucoupd'effort,jepeuxdirecequej'enaivu.Ilyalamaisondemesparents,puiscellequej'appellelamaisondesgensrichesunpeuplusloin,dumêmecôté.Enfacelamaisondemon amoureux.On traverse le chemin et elle est là, je la vois de la terrasse. Je vois aussi quelquesmaisonsdispersées,maisjenesaispascombien,trèspeuentoutcas.Ellessontentouréesdemuretsoudegrillesdefer,etlesgensontdesjardinsdelégumescommenous.Jen'aijamaisvisitélevillageentier.

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Jenesorsdelamaisonquepouralleraumarchéavecmonpèreetmamèreouaupréavecmasœuretlesmoutons,c'esttout.

Jusqu'àl'âgededix-septoudix-huitans,jen'airienvud'autre.Jenesuispasentréeuneseulefoisaumagasinduvillage,prèsdelamaison,mais,enpassantdanslacamionnettedemonpèrepouralleraumarché,jevoislemarchandtoujoursdeboutàsaporte,àfumersescigarettes.Ilyadeuxpetitsescaliersdevant sa boutique : à droite les gens vont acheter leurs cigarettes, les journaux et des boissons,uniquementdeshommes;àgaucheilyadeslégumesetdesfruits.

Il y a aussi une autremaison sur cemême côté du chemin, où vit une femmemariée avec quatreenfants,maisellealedroitdesortir.Ellepeutentrerdanslemagasin,jelavoisdeboutsurl'escalierducôtédeslégumesavecdessacsdeplastiquetransparents.

Ilyavaitbeaucoupdeterrainautourdelamaison.Onyavaitplantédescourgettes,delacourge,duchou-fleuretdestomates,pleindelégumes.Aveclamaisonvoisinelesjardinssetouchaient,uniquementséparésparunmuretqu'ilétaitpossibledefranchir,maisaucunedenousnelefaisait.L'enfermementétaitnormal.Ilnevenaitpasàl'idéed'unefilledelamaisondefranchircettebarrièresymbolique.Pouralleroù ? Une fois dans le village, sur le chemin, une fille seule serait très vite repérée, sa réputation etl'honneurdesafamilledétruits.

Jefaisaislalessiveàl'intérieurdecejardin.Ilyavaitunpuitsdansuncoin,etjechauffaisl'eaudansunebassinesurunfeudebois.Jeprenaisunfagotdanslaréserve,jecassaismoi-mêmelesbranchesenmeservantdemongenou,etilfallaitdutempspourchaufferl'eau…unbonmoment.Maisjefaisaisautrechoseenattendant, jebalayais, je lavais lesol, jem'occupaisdes légumesdujardin.Puis jefaisais lalessiveàlamainetj'allaisl'étendreausoleilsurlaterrasse.

Lamaisonétaitmoderne, trèsconfortable,maisnousn'avionspas l'eauchaudeà l'intérieurpour latoiletteetlacuisine.Ilfallaitlafairechaufferdehorsetlatransporter.Plustard,monpèreafaitinstallerl'eauchaude,etilafaitvenirunebaignoireavecunedouche.Touteslesfillesseservaientdelamêmeeaupourselaver,seulmonfrèreavaitdroitàuneeaupourluitoutseul,etcertainementmonpère.

Lanuit,jedormaisavecmessœurs,parterre,surunepeaudelainedemouton.Lorsqu'ilfaisaittrèschaud,ondormaitsurlesterrasses,alignéessouslalune.Lesfillesétaientl'uneàcôtédel'autredansuncoin.Lesparentsetmonfrèredansunautre.

Lajournéedetravailcommençaittôt.Versquatreheuresdumatin,auleverdusoleilsicen'étaitpasavant,monpèreetmamèreselevaient.Pourlessaisonsdublé,onemportaitàmangeravecnous,etons'ymettait tous,monpère,mamère,messœursetmoi.Pourlessaisonsdesfigues,onpartaitasseztôtaussi.Ilfallaitlesramasseruneparune,sansenoublier,lesmettredansdescaisses,etmonpèreallaitlesporteraumarché.Ilyavaitunebonnedemi-heuredemarcheavecl'âne,etonarrivaitdansunepetiteville,vraimenttoutepetite,dontj'aioubliélenom,sijel'aijamaissu…Lamoitiédumarché,àl'entréede la ville, était réservée à sa production, et des marchands s'occupaient de la vendre. Pour lesvêtements, il fallait se rendre dans uneville plus grande et prendre le car.Mais les filles n'y allaientjamais.Mamères'yrendaitavecmonpère.C'étaitcommeça:elleachèteavecmonpère,elledonneunerobeàsesfilles.Onaimeouonn'aimepas,ondoitlamettre.Nimessœurs,nimoi,nimêmemamèren'avionsnotremotàdire.C'étaitçaourien.

Onavaitdoncdesrobeslongues,àmanchescourtes,c'étaitungenredecoton,gris,parfoisblanc,trèsrarementnoir,untissutrèschaudquipiquaitsurlapeau.Lecolestassezhaut,bienfermé.Maisonétaitobligéesdemettreunechemiseouungiletenplusselonlasaison,avecdesmancheslongues.Ilfaisaitsouventtellementchaudquec'étaitétouffant,maislesmanchesétaientobligatoires.Montrerunmorceaudebrasoudejambe,encorepireunpetitboutdedécolleté,c'estlahonte.

Nousétionspiedsnustoutletemps,jamaisdechaussures,saufparfoispourlesfemmesmariées.J'avaisunsaroualsouscetterobelongueetboutonnéejusqu'aucou,c'estunpantalongrisoublanc,

trèsbouffant,etendessousencoreuneculottegrandecommeunshortquimontaitjusqu'enhautduventre.

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Toutesmessœursétaienthabilléespareil.Mamèreétaitsouventennoir.Monpère,lui,portaitunsaroualblanc,unelonguechemise,avecsurla

têtelefoulardrougeetblancdesPalestiniens.Monpère!Jelerevoisassisdevantsamaison,parterresousunarbreavecsacanneprèsdelui.Il

estpetit,ilaleteinttrèsblancavecdestachesrousses,latêterondeetdesyeuxbleustrèsméchants.Unjour, il s'est cassé une jambe en tombant de cheval, et les filles étaient très contentes parce qu'il nepouvaitpluscouriraussibienderrièrenousavecsaceintureetnousbattre.S'ilétaitmortnousaurionsétéplusheureusesencore.

Je levoisbien,cepère.Lui, jenepourrai jamais l'oublier, commes'il étaitphotographiédansmatête.Ilestassisdevantsamaison,commeunroidevantsonpalais,avecsonfoulardrougeetblancquidissimulesoncrânerouxetchauve,ilportesaceintureetsacanneestposéesursajamberepliée.Jelevoisbien,ilestlà,toutpetitetméchant,ilenlèvesaceinture…etilcrie:«Pourquoilesmoutonssontrentréstoutseuls!»

Ilme tirepar les cheveuxet ilme traînepar terredans la cuisine. Il frappependantque je suis àgenoux,iltiresurmatressecommes'ilvoulaitl'arracheretillacoupeaveclesgrosciseauxàlaine.Jen'aiplusdecheveux.Jepeuxpleurer,crierousupplier,jenerécolteraiquedescoupsdepiedenplus.C'estmafaute.

Jemesuisendormieavecmasœurparcequ'ilfaisaittropchaud,etj'ailaissépartirlesmoutons.Ilnous frappe si fort avec sa canne que parfois je n'arrive plus àme coucher, ni à gauche ni à droite,tellementj'aimal.Ceintureoucanne,jecroisqu'onétaitbattuestouslesjours.Unjoursansêtrefrappécen'étaitpasnormal.

C'estpeut-êtrecettefois-làqu'ilnousaattachéestouteslesdeux,Kaïnatetmoi,lesmainsderrièreledos,lesjambesliées,avecunfoulardsurlabouchepournousempêcherdecrier.Onestrestéescommeçatoutelanuit,attachéesàunebarrièredanslagrandeécurie,aveclesbêtes,maispirequedesbêtes.

C'était commeçadanscevillage, la loideshommes.Les filleset les femmesétaient certainementbattues tous les jours dans les autresmaisons. On entendait crier ailleurs, donc il était normal d'êtrebattues,raséesdescheveux,etattachéesàunebarrièred'écurie.Iln'yavaitpasd'autrefaçondevivre.

Monpère,c'estleroi,l'hommetout-puissant,celuiquipossède,quidécide,quifrappeetnoustorture.Etilfumetranquillementsapipedevantsamaisonavecsesfemmesenfermées,qu'iltraitepirequesonbétail. L'homme prend une femme pour avoir des fils, pour lui servir d'esclave comme les filles quiviendront,siellealemalheurd'enfaire.

Souvent je pensais en regardantmon frère, que toute la famille adorait commemoi je l'adorais :«Qu'est-cequ'iladeplus?Ilestsortidumêmeventrequemoi…»Etjen'avaispasderéponse.C'étaitainsi.Nousdevionsleservircommemonpère,enrampant,latêtebaissée.

Je vois le plateau de thé,même ce plateau de thé il faut l'apporter aux hommes de la famille enrampant,encomptantsespasledoscourbéetensilence.Onneparlepas.Onnerépondqu'auxquestions.Àmidi,c'estdurizsucré,deslégumesavecdupouletoudumouton.Ettoujoursdupain.Ilyatoujoursàmanger,lafamillenemanquederienaurepas.

Il y a beaucoup de fruits. Le raisin, je n'ai qu'à le cueillir sur la terrasse. Il y a les oranges, lesbananesetsurtout les figuesnoiresetvertes.Et lematin,quandonva leschercherdebonneheure,çac'estunsouvenirquejamaisjen'oublierai.Ellessesontunpeuouvertesaveclefroiddelanuitetellescoulentcommelemiel,lapluspuredesfriandises.

Le gros travail ce sont lesmoutons. Sortir lesmoutons, les emmener au champ, les surveiller, lesramener,couperlalainequemonpèrevadonneràvendreaumarché.Jeprendslemoutonparlespattes,jelecoucheparterre,jel'attacheetjecoupeaveclesgrosciseauxàlaine.Ilssonttropgrandspourmesmainsetj'aitrèsmalauboutd'unmoment.

Etjetraislesbrebis,assiseparterre.Jecoincelespattesentremesjambesetjetirelelaitpourfaire

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lesfromages.Onlaisseaussirefroidirlelaitetonleboittelquel,grasetnourrissant.Dans lamaisondemonpère, le jardinnousdonnepresque tout ce qu'il faut pourmanger.Et nous

faisonstoutnous-mêmes.Monpèren'achètequelesucre,leseletlethé.Lematin jefaisdu thépour lesfilles, jeprépareunpeud'huiled'olivedansuneassiette,avecdes

olivesàcôté,etjechauffel'eaudansunebassinesurlabraisedufourneauàpain.Lethévertséchéestdansunsacdetissubeigeparterre,dansuncoindelacuisine.Mamainplongedanslesac,jeprendsunepoignéequejemetsdanslathéière,jerajoutelesucreetjeretournechercherlabassinebrûlantedanslejardin.Elleest lourdeet j'aidumalà laporterparsesdeuxpoignées.Ledoscambrépournepasmebrûler,jereviensdanslacuisineetjeversel'eaudanslathéière,lentement,surlethéetlesucre.Ilestprécieuxetchercesucre.Jesaisquesijelaissetomberquelquesgrainsparterre,jesuisbattue.Alors,jefais attention.Si je suismaladroite, je nedois pas le balayer,mais le ramasser et le remettre dans lathéière.Puismessœursviennentmanger,maislepère,lamèreetlefrèrenesontjamaisavecnous.Surcette image du thé pris lematin, assise par terre dans la cuisine, je ne vois toujours que des sœurs.J'essaiedesituermonâge,maisc'estdifficile.L'aînée,Noura,n'estpasencoremariée?

Je suis incapable demettremes souvenirs dans l'ordre en fonction demon âge, je pense quemamémoire est à peu près juste à un ou deux ans près, plus certaine aumoment dumariage de Noura.J'estimeavoirenvironquinzeansàcetteépoque.

IlrestedoncàlamaisonmasœurKaïnat,plusâgéed'unanetquin'estpasmariée,etuneautresœuraprèsmoidontlenomm'échappe.J'aibeaucherchersonprénom,ilnemerevientpas.Jesuisobligéedelanommerpourparlerd'elle,jel'appelleraidoncHanan,maisqu'ellemepardonnecen'estsûrementpaslevrai.Jesaisqu'elles'occupaitdesdeuxdemi-sœursquemonpèreavaitramenéesàlamaisonaprèsavoirabandonnésadeuxièmeépouse,Aicha.J'aivucettefemmeetjeneladétestaispas.Quemonpèrel'aitprise,c'étaitnormal.Ilvoulaittoujoursavoirdesfils,maisçan'apasmarchénonplusavecAichaqui ne lui a donné que deux filles, encore des filles !Alors il l'a laissé tomber et a ramené les deuxnouvellespetitessœursàlamaison.C'étaitnormal.Toutétaitnormaldanscettevie,ycomprislescoupsdecanneetlereste.Jen'enimaginaispasuneautre.D'ailleursjen'imaginaisriendutout.Jecroisquematêten'avaitpasderêve,nidepenséeprécise.Nousn'avionsaucunjouet,aucunjeu,justel'obéissanceetlasoumission.

En tout cas, sesdeuxpetites fillesviventmaintenant avecnous.Hanan reste à lamaisonpour s'enoccuper, et de cela je suis sûre. Mais leurs prénoms à elles aussi sont malheureusement partis dansl'oubli.Je lesappelle toujours« lespetitessœurs»…Dansmespremierssouvenirs,ellesontenvironcinqetsixansetnetravaillentpasencore.EllessontàlachargedeHananquisorttrèsrarementdelamaison,saufencasdenécessité,pourleramassagedeslégumesensaison.

Cheznouslesenfantssesuiventd'uneannéeenviron.Mamères'estmariéeàquatorzeans,monpèreétait bien plus âgé qu'elle. Elle a fait beaucoup d'enfants. Quatorze en tout. Il en reste cinq vivants.Longtemps jen'aipas réalisécequequatorzeenfantsvoulaientdire…Un jour lepèredemamèreenparlaitpendantquejeservaislethé.J'entendsencoresaphrasedansmesoreilles:«Heureusementquetut'esmariéejeune,tuaspufairequatorzeenfants…etavoirunfils,c'estbien!»

J'avaisbeaunepasalleràl'école,jesavaiscompterlesmoutons.Jepouvaisdonccomptersurmesmainsquenousn'étionsquecinqenfants issusduseulventredemamère :Noura,Kaïnat,moiSouad,AssadetHanan.Oùétaient lesautres?Mamèrenedisait jamaisqu'ils étaientmorts,maisc'étaitunechoseadmisedefaitdanssonexpressionhabituelle:«J'aiquatorzeenfants,ilyenaseptvivants.»Enadmettant qu'elle compte avecnous les demi-sœurs, puisquenous ne disions jamais demi-sœurs,mais«sœurs»…Nousétionseffectivementsept…Ilenmanquaitdoncseptautres?Enadmettantqu'ellenecomptepaslespetitessœurs,ilenmanquaitneuf?

Unjour,pourtant,j'aivupourquoinousn'étionsqueseptàlamaison,oucinq…Jenesauraisdireàquelâge,maisjen'étaispasencoremûre,doncj'avaismoinsdedixans.Noura

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l'aînéeestavecmoi.J'aioubliébeaucoupdechosesmaispascequej'aivudemesyeux,terrorisée,sanspourautantréaliserquec'étaituncrime.

Jevoismamèrecouchéeparterresurunepeaudemouton.ElleaccoucheetmatanteSalimaestavecelle,assisesuruncoussin.J'entendslescris,ceuxdemamèreetdubébé,ettrèsvitemamèreprendlapeaudemouton,etelleétouffelebébé.Elleestàgenoux,jevoisbougerlebébésouslacouverture,etpuisc'estfini.Jenesaispluscequisepasseensuite,lebébén'estpluslà,c'esttout,etunepeurterriblemestupéfie.

C'étaitdoncunefillequemamèreétouffaitàsanaissance.Jel'aivuefaireunepremièrefois,puisunedeuxième,jenesuispassûred'avoirassistéàlatroisième,maisjel'aisu.J'entendsaussimasœuraînéeNouradireàmamère:«Sij'aidesfillesjeferaicommetoi…»

C'estdoncdecettefaçonquemamères'estdébarrasséedescinqouseptfillesqu'elleaeuesenplusdenous,manifestementaprèsHanan,ladernièresurvivante.

C'étaitunechoseadmise,normale,quinedevaitposerdeproblèmeàpersonne.Mêmepasàmoi,dumoinsjelecroyaislapremièrefois,mêmesij'avaissipeur.

Ces petites filles quemamère tuait, c'était un peumoi. J'ai commencé àme cacher pour pleurerchaquefoisquemonpèretuaitunmoutonouunpoulet,carjetremblaispourmavie.Lamortd'unanimal,commecelled'unbébé,sisimpleetsiordinairepourmesparents,déclenchaitlaterreurdedisparaîtreàmontourcommeeux,aussisimplementetaussivite.Jemedisais:«Çavaêtremontourunjour,ouceluidemasœur,ilspeuventnoustuerquandilsveulent.Grandeoupetite,iln'yapasdedifférence.Puisqu'ilsnousdonnentlavie,ilsontledroitdelafairedisparaître.»

Tant qu'on vit chez ses parents dansmon village, la peur de lamort est toujours là. Je crains demontersuruneéchellelorsquemonpèreestendessous.J'aipeurdelahachequisertàfendrelebois,peurdupuitsenallantchercherl'eau.Peurquandmonpèresurveilleleretourdesmoutonsàl'écurieavecnous.Peurdesbruitsdeportedanslanuit,demesentirétouffersouslapeaudemoutonquimesertdelit.

Parfois,enrevenantdupréaveclesbêtes,Kaïnatetmoi,nousenparlonsunpeu:«Etsitoutlemondeestmortquandonrentreraàlamaison…?Etsilepèreatuélamère?Uncoup

decaillouçasuffît!Qu'est-cequ'onfait?—Moijepriechaquefoisquejevaischercherl'eaudupuits,parcequ'ilestprofond.Jemedisque

sionmepoussededans,personnenesauraoùjesuispassée!Tupeuxmouriraufond,onneviendrapastechercher.»C'étaitmagrande terreur,cepuits.Etcelledemamèreaussi, je le sentais. J'avaispeuraussidesravinsenramenantleschèvresetlesmoutons.Jeregardaisautourdemoiavecl’idéequemonpèrepouvaitsecacherquelquepart,qu'ilallaitmepousserdanslevide.C'étaitfacilepourlui,etunefoisaufondduravinj'étaismorte.Onpouvaitmêmeempilerquelquescaillouxsurmoi,j'étaisdanslaterreetj'yrestais.

Lamortpossibledenotremèrenouspréoccupaitdavantagequelamortd'unesœur.Unesœur,ilyenad'autres…Elleétaitsouventbattuecommenous.Parfoiselleessayaitdenousdéfendrequandiltapaittrop fort, alors il cognait aussi sur elle, il la roulait par terre, il la tirait par les cheveux…Notreviequotidienne était une mort possible, jour après jour. Elle pouvait venir pour rien, par surprise,simplementparcequelepèrel'auraitdécidé.Commemamèredécidaitd'étoufferlesbébésfilles.

Elleétaitenceinte,etpuisellenel'étaitplus,personneneposaitdequestion.Nousn'avionspasdecontactaveclesautresfillesduvillage.Seulementbonjouretaurevoir.Onn'étaitjamaisensemble,saufauxmariages.Etlesconversationsétaientbanales.Ilétaitquestiondelanourriture,decommentairessurlamariée,surd'autresfillesquel'ontrouvaitbellesoulaides…d'unefemmequiavaitdelachanceparcequ'elleétaitmaquillée.

«Regardecelle-là,elleaépilésessourcils…—Elleaunejoliecoupedecheveux.—Ah,celle-là,elleadeschaussuresauxpieds!»

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C'étaitlafillelaplusricheduvillage,elleportaitdesbabouchesbrodées.Nous,onsortaitpiedsnusdansleschamps,onavaitdesépinesauxpiedsetonétaitobligéesdes'asseoirparterrepourlesretirer.Mamèren'avaitpasdechaussures,masœurNouras'estmariéepiedsnus.C'étaitl'essentieldesquelquesphraseséchangéesauxmariages,etjen'aiassistéqu'àdeuxoutroiscérémonies.

Iln'étaitpaspensabledeseplaindred'êtrebattue,puisquec'étaitcourant.Pasquestiondebébévivantoumort,saufsiunefemmevenaitd'accoucherd'unfils.Sicefilsétaitvivant,gloireàelleetàsafamille.S'ilétaitmort,onlepleurait,malheursurelleetsursafamille.Oncomptelesmâles,paslesfemelles.

Jenesaisdoncpascequedevenaientlesbébésfillesaprèsavoirétéétouffésparmamère.Est-cequ'ils les enterraient quelque part ? Est-ce qu'ils les donnaient à manger aux chiens ?… Ma mères'habillait de noir, mon père aussi. Chaque naissance d'une fille était comme un enterrement dans lafamille.C'étaittoujourslafautedelamèresiellenefaisaitquedesfilles.Monpèrelepensait,commetoutlevillage.

Dansmonvillage, si leshommesavaientàchoisir entreune filleetunevache, ils choisissaient lavache.Monpèrerépétaitsansselassercombiennousn'étionsbonnesàrien:«Unevacheramènelelait,etramènedesveaux.Qu'est-cequ'onfaitaveclelaitetlesveaux?Onlesvend.Onramènel'argentàlamaison,cequiveutdirequ'unevacherendserviceàlafamille.Maisunefille?Qu'est-cequ'ellerendcommeserviceà la famille?Riendu tout.Lesmoutons,qu'est-cequ'ils ramènentà lamaison?De lalaine. On vend la laine, on ramène l'argent à lamaison. La brebis grandit, elle fait d'autres agneaux,encore du lait, on fait des fromages, on les vend, et on ramène l'argent à lamaison.Une vache ou unmouton,c'estmieuxqu'unefille.»

Nous,lesfilles,nousenétionspersuadées.D'ailleurslavache,labrebis,lachèvreétaientbienmieuxtraitéesquenous.Jamaisbattue,lavacheoulabrebis!

Etnousétionsconvaincuesaussiqu'unefilleestunproblèmepoursonpère,ilatoujourspeurdenepas lamarier.Lorsqu'elleestmariée,c'est lamisèreet lahontesiellequittesonmariqui lamaltraitepouroserrevenirchezsesparents.Ettantqu'ellen'estpasmariée,lepèrecraintqu'ellerestevieillefille,parcequelevillagevaparler,etpourtoutelafamillec'estdramatique.Siunevieillefillemarchedanslarueavecsonpèreet samère, tout lemonde la regardeetsemoqued'elle.Sielleapassévingtansetqu'elleestencorechezsesparents,cen'estpasnormal.Chacunadmetlarègledumariagedel'aînéeetdessuivantesdansl'ordredeleurâge.Maispassévingtans…personnen'admetplusrien.Jenesaispascommentçasepassaitailleursdanslesvillesdemonpays,maisdansmonvillagec'étaitainsi.

Lorsquej'aidisparudemonvillage,mamèredevaitavoirmoinsdequaranteans.Elleavaitaccouchédedouzeouquatorzeenfants.Il luienrestaitcinqousept.Elleavaitétouffélesautres?Cen'étaitpasimportant.C'étaittoutsimplement«normal».

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Hanan?

Il y avait la peur de lamort et la porte de fer, bouclée sur notre existence de filles survivantes,soumises.MonfrèreAssadpartaitàl'écoleavecuncartable.MonfrèreAssadmontaitàcheval,allaitsepromener.MonfrèreAssadnemangeaitpasavecnous.Ilgrandissaitcommedoitgrandirunhomme,libreetfier,servitelunprinceparlesfillesdelamaison.Etjel'adoraiscommeunprince.Jechauffaisl'eaude son bain quand il était encore petit, je lui lavais la tête, je prenais soin de lui comme d'un trésorinestimable.Jenesavaisriendesavieendehorsdelamaison, j'ignoraiscequ'ilapprenaitdanscetteécole,cequ'ilvoyaitet faisaitenville.Nousattendionsqu'ilait l'âgedesemarier : lemariageest laseulechosequiaitdel'importancedansunefamille,aveclanaissanced'unfils!

Assad était beau. Nous étions aussi proches l'un de l'autre qu'il était possible de l'être dans mafamille,tantqu'ilétaitenfant.Unandedifférence,lefaitd'êtresonaînéeimmédiatem'ontdonnéquelquetempslachancedelecôtoyer.Jen'aipaslesouvenird'avoirjouéavecluicommejouentlesenfantsdecetâgeenEurope.Àquatorzeouquinzeans,c'étaitdéjàunhommeetilm'aéchappé.Jecroisqu'ils'estmariétrèstôt,versdix-septansprobablement.Ilestdevenuviolent.Monpèrelehaïssait.Jen'enconnaispaslaraison…Illuiressemblaitpeut-êtretrop.Ilcraignaitd'êtreprivédesonpouvoirparunfilsdevenuadulte. J'ignored'oùvenait cettecolèreentreeux,maisun jour, j'aivumonpèreprendreunpanier, levider de son contenu pour le remplir de pierres,monter sur la terrasse et le jeter sur la tête d'Assadcommes'ilvoulaitletuer.

Lorsqu'il s'estmarié,Assadavécuavec sonépousedansunepartiede lamaison. Il apousséunearmoirecontrelaportedecommunicationpourempêchermonpèred'entrerchezlui.J'aivitecomprisquelaviolencechezleshommesdemonvillagevientduplusloindestemps.Lepèrelatransmetàsonfilsquilatransmetàsontouràl'infini.

Jen'aipasrevumafamilledepuisvingt-cinqans,maissiparextraordinairejeretrouvaismonfrère,jevoudraisluiposeruneseulequestion:«Oùestlasœurdisparuequej'appelleHanan?»

Hanan…Jelavoistrèsbrune.Unebellefille,plusjoliequemoi,avecbeaucoupdecheveuxetplusmûrephysiquement.JemesouviensqueKaïnatestdouceetgentille,unpeutropgrosse,etqueHananauncaractèredifférent,unpeubrusque,moinssoumisquenous.Dessourcilstrèsépaisquiserejoignentau-dessusdesesyeux.Ellen'estpasgrosse,maisonsentqu'ellepourraitdevenirassezforte,unpeuronde.Cen'estpasunefillemincecommemoi.Lorsqu'ellevientnousaiderauramassagedesolives,elleestlenteau travail, lenteà sedéplacer.Dans la famille, cen'étaitpasunehabitude :onmarchaitvite,ontravaillaitvite,oncouraitpourobéir,pour sortir lesbêtesou les rentrer.Ellen'étaitpasassezactive,maisrêveuseetjamaistrèsattentiveàcequ'onluidisait.Sionrécoltaitlesolives,parexemple,j'avaisdéjàmalauboutdesdoigtsd'avoirramasséunepleinecuvettealorsqu'ellen'avaitpasencoreremplilefondde lasienne.Alors je faisaisdemi-tourpour l'aider.Sielle restait ladernièredesdernières,elleallaitavoirdesennuisavecmonpère.Jenousrevoisenrangdanslechampd'oliviers.Nousavançonsaccroupiessurunemêmeligneaurythmedelacueillette.Legestedoitêtrerapide.Dèsquelamainestpleineonjettelesolivesdanslacuvetteetonavanceainsijusqu'àcequelesolivesdébordentpresque,alorsonvalesmettredanslesgrandssacsentoile.Chaquefoisquejeretourneàmaplace,jevoisHanantoujoursenarrière,legestelent,commeauralenti.Elleestvraimenttrèsdifférentedesautres,etjen'aipas souvenir d'avoir parlé avec elle, de m'être occupée d'elle en particulier, sauf pour l'aider auramassagedesoliveslorsqu'illefallait.Outordresescheveuxsiépaisenunegrossenatte,commeelledevait le fairepourmoi.Jene lavoispasavecnousà l'écurie, jene lavoispas traire lesvaches,oucouperlalainedesmoutons…plutôtàlacuisine,àaidermamère.C'estpeut-êtrepourçaqu'elleavaitpresque disparu demamémoire. Pourtant je comptais et recomptais enm'efforçant de lesmettre dansl'ordre de naissance :Noura,Kaïnat, Souad,Assad, et… ?Ma quatrième sœur n'existait plus, j'avais

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perdujusqu'àsonprénom.Ilm'arrivaitmêmedeneplussavoirquiétaitnéavantqui.J'étaissûrepourNoura, sûre pour Assad, mais encore maintenant je nous mélange, Kaïnat et moi. Quant à celle quej'appelleHanan,lepirepourmoi,c'estquejenemesuisplusposélaquestiondesadisparitionpendantdesannées.

Je l'ai«oubliée»profondément,commesiuneportedefers'était referméesurcettesœurdemonsang,larendanttotalementinvisibleauregarddemamémoiredéjàsiembrouillée.

Ilyaquelquetemps,pourtant,uneimageabrutalementsurgi,unevisionatroces'estimposéedansmatête.Quelqu'un,dansuneréuniondefemmes,m'amontrélaphotographied'unejeunefillemorte,allongéeà terre, étranglée par un cordonnoir, un fil de téléphone. J'ai eu l'impression d'avoir déjà vu quelquechose de semblable. Cette photographie me mettait mal à l'aise, non seulement à cause de cettemalheureuse jeune fille assassinée,mais parce que je cherchais comme dans un brouillard à « voir »quelque chose quime concernait.Et le lendemain, bizarrement,mamémoire s'est réveillée d'un coup.J'étaislà!J'avaisvu!JesavaisquandcettesœurHananavaitdisparu!

Depuis,jevisaveccenouveaucauchemarentête,etj'ensuismalade.Chaquesouvenirprécis,chaquescènedemonexistencepasséequimerevientbrutalementauhasardmerendmalade.Jevoudraisoubliercomplètement toutes ces choses horribles et, en plus de vingt ans, j'y étais parvenue inconsciemment.Maispourtémoignerdemavied'enfantetdefemmedansmonpays,jesuiscontraintedeplongerdansmatête comme au fond de ce puits quime faisait si peur jadis. Et tous cesmorceaux demon passé quireviennentàlasurfacemesemblentmaintenantsihorriblesquej'aidumalàycroire.Ilm'arrivedemeposerlaquestiontouteseuleetàvoixhaute:«Est-cequej'airéellementvécuceschoses?»

J'existe, j'y ai survécu. D'autres femmes les ont vécues et les vivent encore dans le monde. Jevoudraisoublier,maisnoussommessipeudesurvivantesàpouvoirparlerqu'ilestdemondevoirdetémoigneretderevivrecescauchemars.

Jesuisdanslamaisonetj'entendscrier,puisjevoismasœurassiseparterre,gesticulantdesbrasetdesjambes,etmonfrèreAssadpenchéau-dessusd'elle,lesbrasécartés.Ilestentraindel'étrangleraveclefildutéléphone.Jemesouviensdecetteimagecommesijel'avaisvécuehier.Jesuistellementcolléeaumurquejevoudraisrentrerdedans,disparaître.Jesuisaveclesdeuxpetitessœurs,devantellespourlesprotéger.Jelestiensparlescheveuxpourqu'ellesnebougentpas.Assadadûnousvoiroum'entendrearriver,ilcrie:«Rouhi!Rouhi!Fouslecamp!Fouslecamp!»

Jecoursversl'escalierdecimentquivaauxchambresentraînantmesdeuxsœurs.L'unedespetitesatellementpeurqu'elletrébucheetsefaitmalàunejambe,maisjelaforceàmesuivre.Jetrembledetoutmoncorps.Jenousenfermedanslachambreetjeconsolelapetite.J'essaiedesoignersongenouetnousrestonslà,touteslestrois,trèslongtemps,sansfairedebruit.Jenepeuxrienfaire,absolumentrienquegarderlesilence,aveccettevisiond'horreur.

Mon frère étrangle ma sœur… Elle devait être au téléphone, et il est arrivé par-derrière pourl'étrangler…Elleestmorte,jesuispersuadéequ'elleestmorte.

Cejour-là,elleportaitunpantalonblancbouffant,avecunchemisierlongjusqu'auxgenoux.Elleétaitpiedsnus. J'ai vu s'agiter les jambes, j'ai vu lesbrasqui frappaientmon frère auvisagependantqu'ilcriait:«Fouslecamp!»

Letéléphoneétaitnoir,ilmesemble.Ilétaitposéparterredanslapièceprincipale,avecunfiltrèslong.Elle devait être en train de téléphoner,mais j'ignore à qui et pourquoi. Je ne sais pas ce que jefaisaisavantcela,nioùj'étais,nicequeHananapufairedesoncôté,maisriendanssoncomportement,àmaconnaissance,nejustifiequemonfrèreveuillel'étrangler.Jenecomprendspascequisepasse.

Jesuisrestéedanslachambreaveclespetitesjusqu'àcequemamèrerevienne.Elleétaitsortieetmonpère avec elle.Assad était seul avecnous. J'ai longtemps cherchépourquoi il n'y avait personned'autrequeluietnousdanslamaison.Puislessouvenirssesontenchaînés.

Ce jour-là, mes parents étaient allés voir la femme demon frère, chez ses parents où elle s'était

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réfugiéeparcequ'il l'avaitbattue, alorsqu'elleétait enceinte.Voilàpourquoimon frèreétait seul avecnous dans notre maison. Et il devait être furieux, comme tout homme qui subit cet affront. Commed'habitude, je n'avais que des bribes d'informations sur ce qui se passait. Une fille n'assiste pas auxréunionsdefamillelorsqu'ilyadesconflits.Onlatientàl'écart.J'aisuplustardquemabelle-sœuravaitfaitunefaussecouche,etjesupposequesesparentsontaccusémonfrèred'enêtreresponsable.Maiscejour-làiln'yavaitaucunlienentrelesdeuxévénements.QuefaisaitHananautéléphone?Ilnousservaittrèspeu.Moi-mêmej'aidûm'enservirdeuxoutroisfoispourparleravecmasœuraînée,matanteoulafemmedemonfrère.SiHananappelaitquelqu'un,c'étaitdelafamille,forcément.

Depuis quand ce téléphone était-il dans lamaison ? Il ne devait pas y en avoir beaucoup dans levillageàcetteépoque…Monpèreavaitmodernisé lamaison.Nousavionsunesalledebain,avecdel'eauchaude,etdoncuntéléphone…

Lorsquemesparentssontrevenus,jesaisquemamèreaparléavecAssad.Jelavoispleurer,maisjesaismaintenantqu'ellefaisaitsemblant.Àprésentjesuisréalisteetj'aicompriscommentsepassentleschosesdansmonpays.Jesaispourquoiontuelesfilles.Jesaiscommentçasepasse.Ilyauneréuniondefamillequiendécideet,lejourfatal,lesparentsnesontjamaisprésents.Seulceluiquiaétédésignépourtuerestaveclafille.

Mamère ne pleurait pas vraiment. Elle ne pleurait pas ! C'était du cinéma. Elle savait forcémentpourquoimon frère avait étrangléma sœur. Sinon pourquoi sortir le jourmême avecmon père etmagrande sœurNoura ?Pourquoi nous laisser seules à lamaison avecAssad ?Ceque j'ignore, c'est laraisonde la condamnationdeHanan.Elle adûcommettreunpéchémais jenevoispas lequel.Sortirseule?Onl'auraitvueparleravecunhomme?Unvoisinl'auraitdénoncée?Ilsuffitdesipeudechosepourconsidérerqu'unefilleestune«charmuta»,qu'elleaamenélahontedanssafamilleetqu'elledoitmourirpourlaverl'honneurnonseulementdesesparents,desonfrère,maisduvillagetoutentier!

Masœurétaitplusmûrequemoi,mêmesielleétaitplusjeuneenâge.Elleavaitdûcommettreuneimprudence que j'ignorais forcément. Les filles ne se font pas de confidences. Elles ont trop peur deparler,mêmeentresœurs.J'ensaisquelquechose,puisquejemesuistuemoi-même…

J'aimaisbeaucoupmonfrère.Nousl'aimionstoutesparcequ'ilétaitleseulhommedelafamille,leseulprotecteuraprèsmonpère.Silepèremeurt,c'estluiquidirigelamaison,ets'ilmeurtàsontour,s'ilneresteplusquedesfemmes,lafamilleestperdue.Iln'yaplusdemoutons,plusdeterre,plusrien.C'estla pire chose dans une famille que de perdre le frère unique. Comment vivre sans un homme ?C'estl'hommequifaitsaloietnousprotège,c'estlefilsquiprendlaplacedupèreetmariesessœurs.

Assadétaitviolentcommemonpère.C'étaitunassassin,maiscemot-làn'aaucunsensdansmonpayslorsqu'ils'agitdefairemourirunefemme.Lefrère,oulebeau-frère,oul'oncle,peuimporte,ontmissiondepréserver l'honneurd'une famille. Ilsontdroitdevieetdemort sur leurs femmes.Si lepèreou lamèreditaufils:«Tasœurapéché,tudoislatuer…»,illefaitpourl'honneur,c'estlaloi.

Assadétaitnotre frèreadoré.Une fois, il est tombédecheval– il aimaitbeaucoupsepromeneràcheval.Lechevalaglisséetilesttombé.Nousavonstantpleuré,jem'ensouviens!J'aidéchirémarobedechagrin,jemesuisarrachélescheveux.Heureusementcen'étaitpasgraveetnousl'avonssoigné.Maislorsquemonpère s'estcassé la jambe,nousétionssicontentesquenousaurionspudanserde joie.Etencoreaujourd'huijen'arrivepasàréaliserqu'Assadestunassassin.Lavisiondemasœurétrangléeestunvraicauchemar,maisàcemoment-làjenepouvaispasluienvouloir.Cequ'ilavaitfaitétaitnormal,ilavaitdûaccepterdelefairepardevoir,parcequec'étaitnécessairepourtoutelafamille.Etjel'aimais.

Jenesaispascequ'ilsontfaitdeHanan.Elleadisparudelamaisonentoutcas.Jel'aioubliée.Jenecomprends pas très bien pourquoi.Après la peur, il y a certainement eu la logique dema vie à cetteépoque, la coutume, la loi, tout ce qui nous oblige à vivre ces choses « normalement ». Elles nedeviennent des crimes et des horreurs qu'ailleurs, en Occident, dans d'autres pays où les lois sontdifférentes.Moi-mêmejedevaismourir,etd'avoirsurvécuparmiracleàlaloicoutumièrem'alongtemps

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perturbée.Maintenantjedevinequej'aidûsubirunchoc,etquemapropreexpérienceaamplifiécechocaupointdemerendreamnésiquesurcertainsévénements.C'estunpsychiatrequimel'adit.

VoilàcommentHananadisparudemavieetdemessouvenirs.Peut-êtrequ'elleaétéenterréeaveclesautresbébés.Peut-êtrequ'onl'abrûlée,enterréesousuntalus,oudansunchamp.Peut-êtrequ'onl'adonnéeauxchiens?Jenesaispas.Jevoisbiendansleregarddesgensd'ici,lorsquejeparledemavielà-bas,qu'ilsontdumalàcomprendre.Ilsmeposentdesquestionslogiquespoureux:«Est-cequelapoliceestvenue?»,«Est-cequepersonnenes'inquièted'unedisparition?»,«Quedisentlesgensduvillage?».

Jen'aijamaisvulapolicedemavie.Unefemmequidisparaît,cen'estrien.Etlesgensduvillagesontd'accordaveclaloideshommes.Sionnetuepasunefillequiadéshonorésafamille,lesgensduvillagerejettentcettefamille,pluspersonneneveutluiparler,oufaireducommerceavecelle,lafamilledoitpartir!Alors…

Vud'ici,masœurasubiunsortpirequelemien.Maiselleaeudelachanceparcequ'elleestmorte.Aumoins,ellenesouffrepas.

Lescrisdemasœur,jelesentendsencoredansmesoreilles,ellehurlait tellement!Kaïnatetmoi,nousavonseupeurpournouspendantquelquetemps.Chaquefoisquel'onvoyaitmonpère,monfrèreoumon beau-frère, on craignait quelque chose de leur part. Et parfois on n'arrivait pas à dormir. Jemeréveillais souvent lanuit. Je sentaisunemenacepermanente.Assadétait toujoursencolère,violent. Iln'avaitpasledroitd'allervoirsafemme:elleétaitsortiedel'hôpitalpourretournerdirectementchezsesparentsparcequ'il l'avait tropbattue.Etpourtantelleestrevenuevivreaveclui,c'estlaloi.Elleluiadonnéd'autres enfants, des filsheureusement.Nousétions fièresde lui, nous l'aimions toujours autant,même s'il nous faisait peur. Ce que je ne comprends pas, c'est que je haïssais mon père autant quej'adoraismonfrère,alorsqu'ilsétaientsemblables,finalement.

Si jem'étaismariéedansmonvillage et que j'aie donnénaissance à des filles, siAssad avait étéchargéd'étranglerunedemesfilles,j'auraisfaitcommelesautresfemmes,j'auraissubisansmerévolter.C'estinsupportableàpenseretàdireici,maispournous,là-bas,c'étaitcommeça.

Aujourd'huic'estdifférent,parcequejesuismortedansmonvillageetquejesuisnéeunesecondefoisenEurope.Alorsd'autresidéessontentréesdansmonesprit.

Pourtantj'aimetoujoursmonfrère.C'estcommeuneracined'olivierqu'onnepeutpasarracher,mêmesil'arbreesttombé.

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Latomateverte

Je nettoyais l'écurie tous les matins. Elle était très grande et l'odeur était forte. Une fois l'écuriepropre,jelaissaislaporteouvertepouraérer.C'étaittrèshumide,etaveclachaleurdusoleililyavaitdelavapeuràl'intérieur.Onremplissaitdesseauxdefumier,jelesportaissurlatêtejusqu'aujardinpourqu'ilsèche.Unepartiedecefumier,celuiducheval,servaituniquementànourrirlaterredujardin.Monpèredisaitquec'étaitlemeilleurengrais.Lecrottindemoutonétaitpourlefouràpain.Lorsqu'ilavaitbienséché,jem'asseyaisparterreetjelemalaxaisàlamainpourenfairecommedespetitesgalettesquejemettaisentaspouralimenterlefour.

Onemmenait lesmoutonsaupré très tôt lematin, eton retournait les chercherpour les ramener àl'écurie quand le soleil était trop chaud, vers onze heures. Les moutons mangeaient et dormaient. Jerentraisaussidanslamaison,pourmanger.Del'huiledansunbol,dupainchaud,duthé,desolives,desfruits.Lesoir,ilyavaitdupoulet,del'agneauoudulapin.Nousmangionsdelaviandepresquetouslesjoursavecduriz,delasemoulequ'onfaisaitnous-mêmes.Tousleslégumesvenaientdujardin.

Tantqu'ilfaisaitchauddanslajournée,jetravaillaisàlamaison.Jepréparaislapâtepourlepain.Jenourrissaislestoutpetitsagneauxaussi.Jelesprenaisparlapeauducou,commeontientleschats,etjelessoulevaisjusqu'aupisdelamaman,pourqu'ilstètent.Ilyenavaittoujoursplusieurs,alorsjem'enoccupaisl'unaprèsl'autre.Quandl'unavaitasseztété,jeleremettaisàsaplace,jusqu'àcequ'ilsaienttousmangé.Ensuitej'allaism'occuperdeschèvres,quel'onmettaitàpartdansl'écurie.Lesdeuxchevauxavaient leur coin, et les quatre vaches aussi. Elle était vraiment immense, cette écurie : une bonnesoixantainedemoutons,etaumoinsquarantechèvres.Leschevauxétaienttoujoursdehorsdanslesprés,on ne les rentrait que pour la nuit. Ils servaient uniquement à mon frère et mon père pour leurspromenades, jamaisànous.Lorsque le travailde l'écurieétait terminé, jenerefermaispas laporteenm'enallantàcausedelachaleur,maisilyavaitunebarrièreenbois,unboistrèslourd,trèsépais,quiempêchaitlesbêtesdesortir.

Ensuite il fallait s'occuperdu jardin,quand le soleil étaitplusbas. Ilyavaitbeaucoupde tomatesqu'ilfallaitcueillirpresquetouslesjours,lorsqu'ellesétaientmûres.Unefois,parerreur,j'aicueilliunetomateverte.Jenel'aipasoubliée,cettetomate!J'yrepensesouventdansmacuisine.Elleétaitmoitiéjaunemoitiérouge,etcommençaitàmûrir.J'avaisbienpensélacacherenlaramenantàlamaison,maisc'étaittroptard,monpèreétaitdéjàarrivé.Jesavaisquejen'auraispasdûlacueillir,maisj'allaistropviteavecmesdeuxmains.Ilfallaittoujourstravaillersirapidementquemesgestesétaientmécaniques,mes doigts tournaient autour du plant de tomates, gauche, droite, gauche, droite jusqu'au pied…Et ladernière,cellequiavaitprislemoinsdesoleil,s'estretrouvéedansmamainsansquejel'aievoulu.Etelleétaitlà,bienvisibledansmacuvette.Monpèreahurlé:«Tuesfolle?Tuvoiscequetuasfait?Tucueillesunetomateverte!Maboula!»

Etilm'afrappée,puisill'aécraséeau-dessusdematête,lespépinstombaientsurmoi.«Tuvaslamangermaintenant!»Ill'aenfoncéedansmabouchedeforce,etilm'afrottélevisageaveclesrestesdelatomate.Jecroyaisqu'onpouvaitlamangerquandmême,maiselleétaitacide,trèsamère,c'étaitinfect.Je l'ai avalée, par force.Ensuite je ne voulais plusmanger, je pleurais etmon estomac était retourné.Maisilm'amêmemislatêtedansl'assietteetm'aobligéeàmangermonrepas,presquecommeunchien.Je ne pouvais plus bouger, il me tenait méchamment par les cheveux, j'avais mal. Ma demi-sœur semoquaitdemoietrigolait.Elleareçuunetellegiflequ'elleacrachécequ'elleavaitdanslaboucheets'estmiseàpleurer.Plusjedisaisquej'avaismalàlatêteetplusils'acharnaitàm'écraserlevisagedanslasemoule.Ilavidéleplatjusqu'aubout,enfaisantdesboulettesdesemoulequ'ilm'aenfournéesdanslabouche,ilétaitenragé.Ensuite,ils'estessuyélesmainsavecunlinge,mel'ajetéàlatête,etilestpartis'installertranquillementàl'ombre,surlavéranda.

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J'aidébarrasséleplateauenpleurant.J'avaisdelanourriturepleinlevisage,pleinlescheveuxetlesyeux.Etjebalayaiscommetouslesjourspourramasserlemoindregraindesemoulequiavaitéchappéàlamaindemonpère.

Pendantdelonguesannéesj'aioubliédesévénementsaussiimportantsqueladisparitiond'unedemessœurs,maisjen'aijamaisoubliécettetomateverte,etl'humiliationd'êtretraitéemoinsqu'unchien.Etdele voir là, assis tranquillement à l'ombre, faisant sa sieste comme un roi après ma raclée presquequotidienne,c'étaitlepiredetout.Ilétaitlesymboled'unesclavagenormal,quej'acceptaisencourbantlatêteetledossouslescoups,commemessœurs,commemamère.Maisaujourd'huijecomprendsmahaine.J'auraisvouluqu'ilétouffesoussonfoulard.

C'était la vie de tous les jours. Vers quatre heures, on sortait lesmoutons et les chèvres jusqu'aucoucherdusoleil.Masœurprenaitlesdevantssurlechemin,etjemeplaçaistoujoursderrièreavecunecanne,pourfaireavancerlesbêtes,etfairepeurauxchèvressurtout.Ellesétaienttoujoursagitées,prêtesà courir n'importe où. Une fois dans le pré, c'était un peu de tranquillité, il n'y avait que nous et letroupeau. Je prenais une pastèque et je tapais sur un caillou pour l'ouvrir. On avait peur de se faireprendreenrentrant,parcequenosrobesétaientsalesdejussucré.Nousleslavionsdirectementsurnousen rentrant à l'écurie, avant que les parents nous voient. Il n'était pas question d'ôter la robe, maisheureusementelleséchaittrèsvite.

Lesoleilprenaitunjauneparticulierets'éloignaitàl'horizon,lecielpassaitdubleuaugris,ilfallaitrentreravantquelanuittombe.Etcommelanuittombetrèsvitecheznous,ilfallaitfaireaussivitequelesoleil,comptersespassurlechemin,raserlesmurs,etlaportedeferclaquaitànouveausurnous.

Aprèsquoiilétaitl'heuredetrairelesvachesetlesbrebis.Jemesouviensquej'avaismalauxbras.Ungrosbidonsousleventredelavache,untabouretpresqueaurasdusol,jeprenaisunepattedevacheetjelacoinçaisentremesjambespournepasqu'ellefasseunmouvementetquelelaitgicleailleursquedansleseau.S'ilyavaituneflaquedelaitparterre,mêmequelquesgouttes,c'étaitledernierjourdemavie!Monpèremegiflaitenhurlantqu'ilallaitperdreunfromage!Lesmamellesdesvachesétaienttrèsgrosses, trèsduresparcequ'elles étaientgonfléesde lait, etmesmainsétaientpetites. J'avaismal auxbras, jemettaisbeaucoupde tempspour traireet j'étaisépuisée.Unefois,c'étaitàunepériodeoùilyavaitsixvachesdansl'écurie,jemesuisendormie,accrochéeauseau,lapattedelavachecoincéeentremesjambes.Monpèreestarrivéparmalheuretacrié:«Charmuta!Pute!»Ilm'atraînéeparterredansl'écurie,par lescheveux,et j'aiprisune racléeàcoupsdeceinture. Je lamaudissaiscetteceinturedecuir,large,qu'ilportaittoujoursautourdelatailleavecuneautrepluspetite.Latoutepetitecinglaittrèsfort.Ilfrappaitàtourdebrasenlatenantparunboutcommeunecorde.Quandilseservaitdelagrande,ildevait laplier endeux,elleétait trop lourde. Je le suppliais et jepleuraisdedouleur,maisplus jedisaisquej'avaismal,plusilfrappaitenmetraitantdepute.

Jepleuraisencorelesoir,aumomentdurepas.Mamèreaessayédemequestionner.Ellevoyaitbienqu'ilavaitfrappétrèsfortcesoir-là,maisils'estmisàcognersurelleaussi,enluidisantqueçanelaregardaitpas,qu'ellen'avaitpasbesoindesavoirpourquoij'avaisétébattue,parcequemoijelesavais.

Unejournéeordinaireàlamaison,c'étaitaumoinsunegifle,ouuncoupdepiedsousprétextequejenetravaillaispasassezvite,quel'eauduthéavaitmis troplongtempsàchauffer…Parfois j'arrivaisàesquiver laclaquesur la tête,maispas souvent. Jenemesouvienspas simasœurKaïnatétaitbattueautantquemoi,maisjepensequeoui,parcequ'elleavaitaussipeurquemoi.J'aigardéenmoiceréflexede travailler vite et demarcher vite, comme si une ceinturemeguettait en permanence.Un âne sur lecheminavanceàcoupsdebâton.Si lebâtons'arrête, ils'arrête.C'étaitpareilpournous,saufquemonpèrefrappaitbeaucoupplusfortquesurunâne.J'aiencoreétéfrappéelelendemain,parprincipe,pourquejen'oubliepaslaracléedelaveille.Pourquejecontinued'avancersansm'endormir,commel'ânesurlechemin.

L'âne me fait penser à un autre souvenir, qui concerne ma mère. Je me vois emmener paître le

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troupeaucommed'habitude,et revenir trèsviteà lamaisonpournettoyer l'écurieencoreplusvite.Mamèreestavecmoi,ellemepressecarnousdevonsallerramasserlesfigues.Ilfautchargerlescaissessurledosdel'âneetmarcherassezlongtempshorsduvillage.Jesuisincapabledesituercettehistoiredansletemps,saufquecematin-làmesembletrèsprochedelatomateverte.C'estlafindelasaisonparceque le figuier devant lequel nous nous arrêtons est nu. J'attache l'âne au tronc de ce figuier pourl'empêcherdemangerlesfruitsetlesfeuillesquijonchentlesol.

Jecommenceàramasseretmamèremedit:«ÉcoutebienSouad,turestesiciavecl'âne,turamassestouteslesfiguesauborddelaroute,maistunevaspasplusloinquecetarbre.Tunebougespasd'ici.Situvoistonpèrearriveraveclechevalblancoutonfrère,ouquelqu'und'autre,tusifflesetjereviendraivite. »Elle s'éloigneunpeu sur le cheminpour rejoindre un cavalier qui attend sur son cheval. Je leconnaisdevue,ils'appelleFadel.Ilaunetêtetrèsronde,ilestpetitetassezfort.Sonchevalesttrèsbiensoigné,toutblancavecunetachenoire,laqueuetresséejusqu'enbas.Jenesaispass'ilestmariéoupas.

Mamèretrompemonpèreaveclui.Jel'aicomprisdèsqu'ellem'adit:«Siquelqu'und'autrearrive,tusiffles.»Lecavalierdisparaîtdemavue,etmamèreaussi.Moi,jeramasseconsciencieusementlesfigues au bord de la route. Il n'y en a pas beaucoup à cet endroit,mais je n'ai pas le droit d'aller enchercherplusloin,sinonjeneverraipasmonpèreoun'importequid'autrearriver.

Bizarrementcettehistoirenem'étonnepas.Dansmonsouvenir, jen'aipas lesentimentdecraindregrand-chose.Peut-êtreparcequemamèreabienorganisésonplan.L'âneestattachéautroncdufiguiernu,ilnepeutrienmanger,nifeuillesnifruits,commeilsedoitpourcegenredecueillette.Jen'aidoncpasbesoinde lesurveillercommeenpleinesaisonet jepeux travailler seule. Je faisdixpasdansunsens,dixdans l'autre,enramassant les figuesà terrepour lesdéposerdans lescaisses.J'aiunebonnevisionducheminendirectionduvillage,jepeuxvoirarriverquelqu'undeloinetsiffleràtemps.JenevoisplusniceFadelnimamère,maisjedevinequ'ilssontàunecinquantainedepas,cachésquelquepartdanslechamp.Donc,encasd'ennui,ellepourratoujoursfairecroirequ'elles'estéloignéeuninstantpourunbesoinurgent.Unhomme,mêmemonpèreoumonfrère,neposerajamaisdequestionindécentesurcesujet.Ceseraithonteux.

Jenerestepasseuletrèslongtemps:lacaisseesttrèspeuremplielorsqu'ilsreviennentséparément.Mamèresortduchamp.JevoisFadelremontersursoncheval;ilratemêmelaselleunepremièrefoiscar son cheval est haut. Il a une jolie cravache enbois, très fine, et fait un sourire àmamanavant dedisparaître.

Moi,jefaissemblantden'avoirrienvu.Lachoses'estfaitetrèsvite.Ilsontfaitl'amourquelquepartdanslechamp,àl'abridesherbes,ouils

étaientsimplementensemblepourseparler, jeneveuxpassavoir.Jen'aipas ledroitdedemandercequ'ilsontfait,oud'avoirl'airétonné,çanemeregardepas.Mamèrenemeferapasdeconfidence.Ellesaitaussiquejen'endirairien,toutsimplementparcequejesuiscomplicedefait,etquejeseraibattueàmortautantqu'elle.Monpèrenesaitquetapersurlesfemmesetlesfairetravaillerpouravoirdel'argent.Alors,quemamèreaillefairel'amouravecunautrehommesousprétextedeluiramenersescaissesdefigues,finalementj'ensuistrèscontente.Elleabienraison.

Àprésentnousdevonsramasserlesfiguestrèsvite,quelescaissessoientrempliessuffisammentpourjustifierletempspassé.Sinonmonpèrevademander:«Turamènesdescaissesvides,qu'est-cequetuasfaitpendantcetemps?»Etj'auraidroitàlaceinture.

Noussommesassezloinduvillage.Mamèremontesurl'âne,lesjambesunpeuécartéesautourducoudel'animal,trèsprèsdelatêtepournepasécraserlesfruits.Jemarcheentêtepourguiderlepasdel'ânesurlechemin,etnousrepartonslourdementchargées.

Unpeuplusloinnouscroisonsunefemmeâgéetouteseuleavecunâne,quiramènedesfigueselleaussi.

Commeelleestvieille,ellen'apasbesoind'êtreaccompagnée,elleestdevantnous.Mamèrelasalue

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etnouspoursuivonslecheminensemble.Ilesttrèsétroitetbizarrecechemin,pleindetrous,debossesetdecailloux.Parendroitsilgrimpeassezhautetl'âneadumalàavanceravecsacharge.Àunmomentils'arrêtetoutnetenhautd'unepente,devantungrosserpent,etrefused'allerplusloin.Mamèreabeauletaper, l'encourager, il neveut rien savoir.Au contraire il cherche à reculer, le nez frémissant depeur,commemoi.Jedétestelesserpents.Etcommelapenteestvraimenttrèsraide,lescaissesbougentsursondos,aurisquedeserenverser.Heureusementlafemmequinousaccompagnenesemblepascraindreleserpent,pourtanténorme.Jenesaispascommentellefait,maisjevoislecorpss'enrouler,setordre.Elleadûtaperdessusavecsonbâton…finalementlegrandserpentsefaufiledansleravinetl'âneveutbienrepartir.

Ilyavaitbeaucoupdeserpentsautourduvillage,despetitsetdesgrands.Onenvoyaittouslesjourseton lescraignaitbeaucoup,commeoncraignait lesgrenades.Depuis laguerreavec les juifs, ilyenavaitunpeupartout.Onnesavaitjamaissionn'allaitpasmourirenposantlepieddessus,parhasard.Entoutcas,j'enentendaisparleràlamaison,lorsquelepèredemonpèrevenaitenvisite,oumononcle.Mamèrenousmettaitengardecontrecesgrenades,ellesétaientpresqueinvisiblesaumilieudescailloux,etjeregardaissanscessedevantmoi,depeurd'enrencontrerune.Jen'aipaslesouvenird'enavoirvumoi-même,mais je sais que le danger était permanent. Il valaitmieux ne pas soulever une pierre, et bienregarder où onmettait ses pieds. Les serpents, eux, allaient se nicher jusque dans lamaison, dans laréserve,entrelessacsderizoulestasdepailledel'écurie.

Mon père n'était pas à la maison lorsque nous sommes rentrées. C'était un soulagement car nousavionsperdudutemps: ilétaitdéjàdixheures.Àcetteheurelesoleilesthaut, lachaleurforte,et lesfigues bienmûres risquaient de se ratatiner et se ramollir. Or il fallait qu'elles soient en bon état, etpréparéessoigneusementpourquemonpèrepuisselesvendreaumarché.

J'aimais beaucoup préparer les caisses de figues. Je choisissais de belles feuilles de figuier, trèsgrandesetbienvertespourtapisserlefonddescaisses.Ensuite,jeplaçaislesfruitsdélicatement,bienrangéscommedebeauxbijoux,et jemettaisdegrandes feuillespardessuspour lesprotégerdusoleil.Pour les raisins c'était lamêmechose : on les coupait au ciseau,on lesnettoyait soigneusement, il nedevaitpasresterungrainabîmé,ouunefeuillesale.Jetapissaislescaissesavecdesfeuillesdevigneetjelesrecouvraisdelamêmefaçon,pourquelesgrappesrestentbienfraîches.

Ilyavaitaussilasaisondeschoux-fleurs,descourgettes,desaubergines,destomatesetdescourges,etmonpèrevendaitaussilesfromagesquej'étaischargéedefabriquer.Jemettaislelaitdansungrandseauenmétal.Jeretiraislegrastoutjaunequiseformaitsurlesbords,etlacrèmequejemettaisàpartpourfairele«laban»qu'onvendaitdansdespaquetsàpart,pourleramadan.Onlesmettaitdansdesgrosseauxetc'estmonpèrequi s'occupaitde faire lespaquetsavecduplastique trèsdurpourque leproduitnepourrissepas.Ilmarquaitdessusenarabe«laban».

Avec le « halib », le lait, je faisais des yogourts et du fromage à lamain. J'avais un tissu blanctransparentetunbolenfer.D'abordjeremplissaislebolàras,pourquelesfromagesaienttoujourslamêmetaille,ensuitejelesmettaisdansletissu,jefaisaisunnœudetjeserraistrèsfortpourquelejuscoule dans un récipient. Une fois que les fromages n'avaient plus de jus, je les plaçais sur un grandplateaudoré,recouvertd'untissupournepasquelesoleiletlesmoucheslesabîment.Jelesemballaisensuite dans des paquets blancs que mon père marquait aussi. C'était très joli une fois emballé, trèssoigné.Monpèreallaitaumarchépratiquementtouslesjoursàlasaisondesfruitsetlégumes.Pourlesfromagesetlelait,deuxfoisparsemaine.

Mon père ne venait prendre le volant de la camionnette que lorsque tout était chargé, et si nousn'avionspasterminéàtemps,malheurànous.Ils'installaitdevantavecmamère,etmoij'étaiscoincéeentre lescaissesà l'arrière. Ilyavaitunebonnedemi-heurederoute.Enarrivant, jevoyaisdegrandsimmeubles. C'était la ville. Une jolie ville, bien propre. Il y avait des feux rouges pour arrêter lesvoitures.Des joliesboutiques. Jemesouviensd'unevitrineavecunmannequinetune robedemariée.

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Maisjen'avaispasledroitd'allermepromener,encoremoinsd'allerregarderlesboutiques.J'avaislaboucheouverteetjemetordaislecoupourlesapercevoirdeloinlepluslongtempspossible.Jen'avaisjamaisvuça.

J'auraisbienaimévisitercetteville,maisquandjevoyaisdesfillesmarchersurletrottoir,habilléesavecdesrobescourtes,lesjambesnues,j'avaishonte.Sijelesavaisrencontréesdeprès,j'auraiscrachésur leur passage.C'étaient des charmuta…Pourmoi, c'était dégoûtant. Ellesmarchaient toutes seules,sansparents à côtéd'elles. Jemedisais qu'elles nepourraient jamais semarier.Aucunhommene lesdemanderaitparcequ'ellesavaientmontré leurs jambes,etqu'ellesétaientmaquilléesavecdu rougeàlèvres.Etjenecomprenaispaspourquoionnelesenfermaitpas.

Jemerendscompteàprésentquelavieauvillagen'avaitpaschangédepuisquemamèreétaitnée,etsamèreavantelle,etplusloinencore.Est-cequecesfillesétaientbattuescommemoi?Est-cequ'ellestravaillaientcommemoi?Enferméescommemoi?Esclavescommemoi?Jenedevaispasm'éloignerd'un centimètre de la camionnette de mon père. Il surveillait le déchargement des caisses, ramenaitl'argent,etsurungeste,commeunâne,jedevaisremontermecacheràl'intérieur,avecpourseulplaisirunmoment sans travail, et la vision des boutiques inaccessibles à travers les caisses de fruits ou delégumes.

Le marché était très grand. Il y avait comme une sorte de toit recouvert de vignes qui faisait del'ombrepour lesfruits.C'était très joli.Quandtoutétaitvendu,monpèreétaitheureux.Ilallaitvoir levendeuravantquelemarchésoitfermé,toutseul,etilramenaitl'argentquejepouvaisvoirdanssamain.Illecomptaitbeaucoupetl'enfermaitdansunpetitsacentissu,nouéavecuneficelle,etilmettaitlesacautourdesoncou.C'estaveccetargentdumarchéqu'ilapumoderniserlamaison.

J'aimais bienmonter dans la camionnette parce que c'était unmoment de repos. Je ne faisais rienpendant le trajet, j'étais assise tranquillement.Mais une fois arrivés aumarché, il fallait se dépêcher,transporter les caisses envitesse.Monpèrevoulaitmontrerque sa femmeet sa fille travaillaientdur.J'étaistoujoursavecmamère.Iln'emmenaitjamaislesdeuxsœursensemble.

Lorsquemasœurétaitaveceux, j'allaischercherde l'eaupournettoyer lacour,etque le soleil lasèche.Jepréparaisàmangeretjefaisaislepain.Assiseparterre,jemettaislafarinedansungrandplatavecde l'eauetdusel, et je travaillaisavec lamain.Ensuite je laissais reposer lapâte sousun lingeblancenattendantqu'elle lève.J'allais raviver le fourneauàpainpourqu'il soit trèschaud.Le fournilétait grand commeunepetitemaison avecun toit de bois, et à l'intérieur le fourneau en fer brûlait enpermanence.Lesbraisessegardaienttrèslongtemps,maisilfallaitranimerlefeutoutspécialementavantdefairelepain.

C'estmagnifiqueunepâtequilève…j'adoraisfairelepain.Jefaisaisuntroudanslapâtepourfairejoli,avantdelamettredanslefourneau.Etpourqu'ellenecollepasdanslesmains,jelesplongeaisdansun sac de farine, et je caressais cette pâte qui devenait blanche et toute douce.Ça faisait une grandegalette,superbe,unjolipainrondetunplatquidevaittoujoursavoirlamêmeforme.Sinonmonpèremelejetaitàlafigure.

Une fois le pain cuit, je nettoyais le four et ramassais les cendres. Quand je sortais de là, mescheveux,monvisage,messourcilsetmescilsétaientgrisdepoussière.Jemesecouaiscommeunchienquiadespuces.

Unjour,j'étaisàl'intérieurdelamaisonetonavudelafuméesortirdutoitdufournil.J'aicouruavecmasœurpourvoircequisepassait,etonacommencéàcrieraufeu.Monpèreestvenuavecdel'eau.Ilyavaitdes flammeset toutabrûlé.À l'intérieurdufourneau, ilyavaitcommedescrottesdechèvres,toutesnoires.J'avaisoubliéunpainàl'intérieurdufour,etmalnettoyélescendres.Unebraiseétaitrestéequiavaitdéclenchélefeu.C'étaitmafaute.Jenedevaispasoubliercemorceaudepain,etsurtoutjamaisoublierdebrasserlescendresavecunmorceaudeboispourôterlesbraises.

J'étaisresponsabledel'incendiedufouràpain,c'étaitlapiredescatastrophes.

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Etmonpèrem'abattueplusquejamais.J'aiprisdescoupsdepied,descoupsdecannedansledos.Ilm'a attrapée par les cheveux, m'a collée à genoux et il m'a aplati le visage dans les cendres, tièdesheureusement. J'étouffais, je bavais, la cendre entrait par le nez et la bouche, et j'avais les yeux toutrouges.Ilm'afaitmangerlacendrepourmepunir.Commejepleuraisquandilm'arelâchée,j'étaistoutenoireetgriseaveclesyeuxrougescommeunetomate.C'étaitunefautetrèsgravedemapart,etsimasœur et ma mère n'avaient pas été là je crois que mon père m'aurait jetée dans l'incendie avant del'éteindre.

Ilafallureconstruirelefouravecdesbriquesetletravailadurélongtemps.Chaquejourj'avaisdroitàuneinsulte,àuneparoleméchante.Jefilaisàl'écurieledoscourbé,jebalayaislacourlatêtebaissée.Jepensequemonpèremedétestaitvraiment,etpourtant,àpartcettefaute,jetravaillaisvraimentbien.

Jefaisaislalessivedansl'après-midi,avantquelanuit tombe.Jem'occupaisdetoutlelingedelamaison,jebattaislespeauxdemouton,jebalayais,cuisinais,nourrissaislesbêtes,nettoyaisl'écurie.Lesmomentsdereposétaientrares.

Onne sortait jamais le soir.Monpèreetmamère, eux, sortaient très souvent, ils allaientchez lesvoisins,chezdesamis.Monfrèresortaitaussi,maisnous jamais.Nousn'avionspasd'amies,masœuraînéenevenaitjamaisnousvoir.Laseulepersonneétrangèreàlamaisonquejevoyaisparfois,c'estunevoisine,Enam.Elleavaitunetachedansl'œil,lesgenssemoquaientd'elle,ettoutlemondesavaitqu'ellen'avaitjamaisétémariée.

Depuislaterrasse,jevoyaislavilladesgensriches.Ilsétaientsurleurterrasseavecdeslumières,etje les entendais rire, je voyais qu'ilsmangeaient dehors,même tard le soir.Mais, chez nous, on étaitenfermées comme des lapins dans nos chambres. Dans le village, je me souviens seulement de cettefamilleriche,pastrèsloindechezmoi,etd'Enam,lavieillefilletoujoursseule,assisedehorsdevantsamaison.Laseuledistraction,c'étaitletrajetencamionnettepouralleraumarché.

Lesmomentsde repos étaient si rares…Quandonne travaillait paspournous, on allait aider lesautresvillageoisetilsfaisaientlamêmechosepournous.

Onétaitplusieursfillesplusoumoinsdumêmeâgedanslevillage,etonnousfaisaitmonterdansunautocar pour aller ramasser les choux-fleurs dans un grand champ. Jem'en souviens, de ce champ dechoux-fleurs ! Il était si grand qu'on ne voyait pas le bout, et on avait l'impression que jamais onn'arriverait à tout cueillir ! Le chauffeur était tellement petit qu'ilmettait un coussin sur le siège pourconduire.Ilavaitunedrôledetêteronde,minuscule,avecdescheveuxras.

Toute la journée on a coupé les choux-fleurs, à quatre pattes, toutes les filles en rang commed'habitude, surveilléespar une femmedéjà âgéequi avait unbâton.Et pasquestionde traîner.On lesentassaitdansungroscamion.Lajournéefinie,onalaissélecamionsurplaceetonestremontéesdanslecarpourrentrerauvillage.Ilyavaitbeaucoupd'orangersdechaquecôtédelaroute.Etcommenousavions très soif, le chauffeur a arrêté le car en nous disant d'aller chercher chacune une orange et derevenirvite.

«Uneorangeethalas!»,cequivoulaitdire«unemaispasdeux!».Toutes lesfillessont remontéesdans lecarencourant,et lechauffeurquis'étaitgarédansunpetit

cheminafaitmarchearrière.Puisilaarrêtébrusquementlemoteur,estdescenduets'estmisàcriersifortquetouteslesfillessontressortiesducar,affolées.

Ilavaitécraséunedesjeunesfilles.Satêteétaitpasséesouslaroue.Commej'étaisjustedevant,jemesuisbaissée,j'aisoulevésatêteparlescheveux,croyantqu'elleétaitvivante.Maissatêteestrestéecolléesurlaterreetjemesuisévanouied'effroi.

Ensuite, je me souviens que j'étais à nouveau dans le car sur les genoux de la femme qui noussurveillait.Lechauffeurs'arrêtaitdevantchaquemaisonpourdéposerlesfilles,puisqu'onn'avaitpasledroit de rentrer toute seule, même dans le village. Quand je suis descendue devant chez moi, lasurveillanteaexpliquéàmamèrequej'étaismalade.Mamanm'acouchée,m'adonnéàboire.Elleétait

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gentilleavecmoice soir-là,parceque la femme lui avait toutexpliqué.Elleétaitobligéede raconterl'accidentàchaquemamanetlechauffeurattendait.Peut-êtreparcequ'ilfallaitquetoutlemondediselamêmechose?

C'estbizarrequecesoitarrivéjustementàcettefille.Quandoncueillaitleschoux-fleurs,elleétaittoujoursaumilieudelarangée,jamaissurlesbords.Or,cheznous,unefillequiestprotégéeainsiparlesautresfilles,celaveutdirequ'elleestcapabledes'enfuir.Etj'avaisremarquéquecettefilleétaittoujoursencadrée,qu'ellenedevaitpaschangerdeplacedanslaligne.Pourmoi,c'étaitbizarre,surtoutqu'onneparlaitpasavecelle.Ilnefallaitmêmepaslaregarderparcequ'elleétaitcharmuta,etsionparlaitavecelle,onnoustraiteraitdecharmutanousaussi.Est-cequelechauffeuravaitfaitexprèsdel'écraser?Larumeur a duré très longtemps dans le village. La police est venue nous questionner, ils nous ontrassembléesdanslechampoùças'étaitpassé.Ilyavaittroispoliciersetc'étaitquelquechosepournous,devoirdeshommesenpoliciers.Ilnefallaitpaslesregarderdanslesyeux,etondevaitlesrespecter,onétaittrèsimpressionnées.Onamontréexactementl'endroit.Jemesuisbaissée.Ilyavaitunefaussetête,etjel'aisoulevéeaveclamain.Ilsm'ontdit:«Halas,halos,halas…»C'étaitfini.

Onestremontéesdanslecar.Lechauffeurpleurait!Ilconduisaitviteetbizarrement.Lecarfaisaitdesbondssurlaroute,etjemesouviensquelasurveillantetenaitsapoitrineàdeuxmainsparcequesesseinsfaisaientdesbondsaussi.Lechauffeuraétéenprison.Pournous,etpourtoutlevillage,cen'étaitpasunaccident.

Pendanttrèslongtempsaprèsj'aiétémalade.Jemerevoyaissoulevantlatêteécraséedecettefille,etj'avaispeurdemesparents,àcausedetoutcequ'ondisaitsurelle.Elleavaitdûfairequelquechosedepasbien,maisjenesaispasquoi.Entoutcas,ondisaitqu'elleétaitcharmuta.Jenedormaispaslanuit,jevoyaistoutletempscettetêteécrasée,j'entendaislebruitdesrouesquandlecarareculé.Jamaisjen'oublieraicette fille.Malgré toutes lessouffrancesque j'aisubiesmoi-même,cette imagem'est restéedanslatête.Elleavaitlemêmeâgequemoi,lescheveuxcourts,unetrèsjoliecoupedecheveux.C'étaitbizarre aussi qu'elle ait les cheveux courts. Les filles du village ne coupaient jamais leurs cheveux.Pourquoi elle ?Elle était différente denous, habillée plus joliment.Qu'est-ce qui avait fait d'elle unecharmuta?Jenel'aijamaissu.Maisjel'aisupourmoi.

Au fur et àmesure que je prenais de l'âge, j'attendais d'être demandée enmariage avec un grandespoir.MaispersonnenedemandaitKaïnat, et ellene semblaitpas s'en inquiéter.Commesi elle étaitdéjàrésignéeàrestervieillefille,ceque je trouvaisaffreuxpourelle,autantquepourmoiquidevaisattendremontour.

Jecommençaisàavoirhontedememontrerauxmariagesdesautres,depeurqu'onsemoquedemoi.Êtremariée,c'étaitcequejepouvaisespérerdemieuxcommeliberté.Pourtant,mêmemariée,unefemmerisquait sa vie au moindre écart. Je me souviens de cette femme qui avait quatre enfants. Son maritravaillaitsûrementcommeemployéàlaville,parcequ'ilavaittoujoursunevestesurlesépaules.Quandjel'apercevaisdeloin,ilmarchaittoujoursvite,seschaussuresfaisaientcommeunbrouillarddesablederrièrelui.

Safemmes'appelaitSouheila,etunjourj'aientendumamèredirequelevillageracontaitdeschosessur elle. Les gens pensaient qu'elle avait une liaison avec le propriétaire du magasin car elle allaitsouventacheterdupain,des légumesetdes fruits.Peut-êtrequ'ellen'avaitpasdegrand jardincommenous.Peut-êtrequ'ellevoyaitcethommeencachette,commemamèrel'avaitfaitavecFadel.Unjour,mamèrearacontéquesesdeuxfrèresétaiententréschezelleetluiavaientcoupélatête.Etqu'ilsavaientlaissélecorpsparterreets'étaientpromenésdanslevillageaveclatêtecoupée.Elledisaitaussique,lorsque sonmari était rentré de son travail, il était heureuxque sa femme soitmorte, puisqu'elle étaitsoupçonnéedefairequelquechoseaveclepatrondumagasin.Pourtantellen'étaitpastrèsjolie,etelleavaitdéjàquatreenfants.

Je n'ai pas vu ces hommes se promener dans le village avec la tête de leur sœur, je n'ai fait

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qu'entendrelerécitdemamère.J'étaisassezmûredéjàpourcomprendre,maisjen'aipaseupeur.Peut-êtreparcequejen'airienvu,justement.Ilmesemblaitque,dansmafamille,personnen'étaitcharmuta,queceschoses-lànem'arriveraientpas.Cettefemmeavaitétépunie,c'étaitnormal.Plusnormalqu'unejeunefilledemonâgeécraséesurlaroute.

Jeneréalisaispasquedesimplescommérages,dessuppositionsdevoisins,desmensongesmême,pouvaient faire de n'importe quelle femme une charmuta, et la conduire à lamort, pour l'honneur desautres.

C'estcequel'onappelleuncrimed'honneur,«JarimatalSharaf»,et,pourleshommesdemonpays,cen'estpasuncrime.

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Lesangdelamariée

Les parents deHussein sont venus demanderNoura. Ils sont venus plusieurs fois pour en discuterparcequelorsqu'onmarieunefillecheznous,onlavendpourdel'or.LesparentsdeHusseinsontdoncvenusavecdel'or,ilsontmiscetordansunjoliplatdoré,etlepèredeHusseinadit:«Voilà,lamoitiépourAdnan,lepère,etl'autremoitiépoursafille,Noura.»

S'iln'yapasassezd'or,onendiscute.Lesdeuxpartssontimportantes,parcequelejourdumariage,lafilledevramontreràtoutlemondel'orquesonpèreaobtenupourlavendre.

Ce n'est pas pour Noura, cette quantité d'or qu'elle portera le jour du mariage. Le nombre debracelets,lecollier,lediadème,elleenabesoinpoursonhonneuretceluidesesparents.Cen'estpaspoursonavenir,oupourelle-même,maisellepourrasepromenerdanslevillage,etlesgensdirontsurson passage combien d'or elle a ramené à ses parents. Si une fille n'a pas de bijoux le jour de sonmariage,c'est terriblementhonteuxpourelleetsafamille.Monpèreoubliaitdenousdireça,quandilcriaitaprèssesfillesquinerapportentmêmepascequerapporteunebrebis.Quandilvendsafille,iladroitàlamoitiédel'or!

Alors il peutmarchander. La discussion se passe en dehors de nous, seulement entre les parents.Lorsque l'affaire est conclue, il n'y a pas de papier signé, c'est la parole des hommes qui compte.Uniquementcelledeshommes.

Lesfemmesn'ontrienledroitdedire,mamèreetlamèredeHusseinpasplusquelafuturemariée.Personne n'a encore vu l'or, mais tout lemonde sait que lemariage est conclu puisque la famille deHusseinestvenue.Maisilnefautpasdéranger,nepassemontrer,ilfautrespecterlemarchandagedeshommes.

MasœurNourasaitqu'unhommeestentrédanslamaisonavecsesparents,doncqu'ellevasûrementsemarier.Elleesttrèscontente.Ellemeditqu'elleenaenviepourmieuxs'habiller,s'épilerlessourcils,pouravoirunefamilleàelleetdesenfants.Nouraesttimide,avecunjolivisage.Ellesefaitquandmêmedusoucipendantquelespèresdiscutent,elleaimeraitbiensavoircombiend'orilsontapporté,elleprieDieuqu'ilstombentd'accord.

Elle ne sait pas à quoi ressemble son futur mari, elle ignore son âge, et elle ne demandera pascommentilest.C'esthonteuxdeposerlaquestion.Mêmeàmoiquipourraismecacherquelquepartpourvoirlatêtequ'ila.Peut-êtrequ'elleapeurquej'ailleledireauxparents.

Quelquesjoursaprès,monpèrefaitvenirNouraenprésencedemamèreetluidit:«Voilà,tuvastemarierteljour.»Jen'étaispaslà,carjen'avaispasledroitd'êtreaveceux.

Jenedevraismêmepasdire:«Jen'avaispasledroit»,çan'existepas.C'estlacoutume,elleestainsietc'esttout.Sitonpèretedit:«Restedanscecointoutetavie»,turesterasdanscecointoutetavie.Sitonpèretemetuneolivedansuneassietteetqu'iltedit:«Aujourd'huitun'asqueçaàmanger»,tunemangesqueça.Ilesttrèsdifficiledesortirdecettepeaud'esclaveconsentie,puisquel'onnaîtavecenétantfille,etque,duranttoutenotreenfance,cettemanièredenepasexister,d'obéiràl'hommeetàsaloi,estentretenueenpermanence,par lepère, lamère, le frère,etque laseule issuequiconsisteàsemarierlaperpétueaveclemari.

Lorsquema sœurNoura accède à ce statut tant espéré, j'estimemon âge àmoins d'une quinzained'années.Maispeut-êtrequejemetrompe,mêmedebeaucoupcar,àforced'yréfléchiretd'essayerdemettremamémoireenordre,jemesuisrenducomptequemavieencetemps-làn'avaitaucundesrepèresque l'on connaît enEurope. Pas d'anniversaire, pas de photographie, c'est une vie de petit animal quimange,travailleleplusvitepossible,dortetprenddescoups.Puisonsaitquel'onest«mûre»,c'est-à-direendangerdes'attirerlacolèredelasociétéaumoindrefauxpas.Etàpartirdecetâge«mûr»lemariageest laprochaineétape.Normalement,unefilleestmûreàdixansetsemarieentrequatorzeet

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dix-septansauplustard.Nouradoitapprocherlalimiteduplustard.Lafamilleadonccommencéàpréparerlemariage,àavertirlesvoisins.Commelamaisonn'estpas

assezgrande,onvalouerlacourcommunepourlaréception.C'estunendroittrèsjoli,unesortedejardinfleurioùpousseduraisinetunecourpourdanser.Ilyaunevérandacouvertequipermetdeseteniràl'ombre,etabriteralamariée.

Monpèreachoisilemouton.Onprendtoujoursl'agneauleplusjeuneparcequelaviandeesttendreetnevapascuirelongtemps.Silaviandedoitcuirelongtemps,ondiraquelepèren'estpasbienriche,qu'il a pris un vieuxmouton et ne donne pas bien àmanger. Sa réputation ne sera pas bonne dans levillage,etpourcelledesafilleceserapireencore.

C'estdoncmonpèrequichoisitl'agneau.Ilvadansl'étable,observe,attrapeceluiqu'ilachoisi,etonletraînedanslejardin.Illuiattachelespattespournepasqu'ilbouge,prendlecouteauetl'égorgéd'unseulcoupde lame.Ilprendensuite la têteet la tordunpeuau-dessusd'ungrandplatpourque lesangsorte.Jeregardecesangcouleravecunvaguedégoût.Lespattesdumoutonbougentencore.Letravaildemonpèreétantfini,lesfemmesviennents'occuperdelaviande.Ellesfontbouillirdel'eaupournettoyerl'intérieurdumouton.Onnemangepaslestripes,maisellesserventcertainementàquelquechose,caronlesmetsoigneusementdecôté.Ensuiteilfautretirerlapeau,etc'estmamèrequisechargedecetravaildélicat.Lapeaunedoitpasêtreabîmée.Elledoitresterentière.Lemoutonestmaintenantparterre,bienvidéetpropre.Avecsongrandcouteau,mamèresépare lapeaude laviande.Ellecoupeaurasde lachairetelle tired'ungesteprécis.Morceauparmorceau lecuirsedécolle jusqu'àceque lapeau toutentièresesépareducorps.Ellevalalaissersécherpourlavendreoulagarder.Laplupartdespeauxdenosmoutonssontvendues.Maisonestmalvusil'onamèneuneseulepeauaumarché.Ilfautenapporterplusieurspourmontrerqu'onestriche.

Cetteveilledumariage,àlanuittombée,aprèslemouton,mamères'occupedemasœur.Elleprendunevieillepoêle,uncitron,unpeud'huiled'olive,unjauned'œufetdusucre.Ellefaitfondretoutçadanscette poêle et s'enferme avec Noura. C'est avec cette préparation qu'elle va l'épiler. Il faut enleverabsolument tous les poils sur le sexe.Tout doit être nu et propre.Mamère dit que si parmalheur onoublieunpoil,l'hommes'enirasansmêmeregardersafemmeendisantqu'elleestsale!

Cette histoire de poils qui seraient sales me préoccupe. On n'épile pas les jambes ni les bras,uniquementlesexe.Etaussilessourcilsmaispourfairejoli.Lorsquelespoilsapparaissentsurunefille,c'estlepremiersignequilarendfemme,aveclesseins.Etellemourraavecsespoils,puisque,commeDieunousacréées,ilnousreprend.Etpourtanttouteslesfillessontfièresàl'idéedesefaireépiler…C'estlapreuvequel'onvaapparteniràunautrehommequesonpère.Ondevientvraimentquelqu'un,sanspoils.Ilmesemblequec'estplusunepunitionqu'autrechosecarj'entendsmasœurcrier.Quandellesortde la chambre, unepetite foule de femmesqui attendaient derrière la porte tapent dans leursmains etcrientdesyouyous.C'estunegrandejoie:masœurestprêtepourlemariage,lefameuxsacrificedesavirginité.

Aprèscetteséance,ellepeutallerdormir.Lesfemmesrentrentchezellesaussipuisqu'ellesl'ontvue,etquetoutaétéfaitdanslesrègles.

Le lendemain, au leverdu soleil, onprépare àmangerdans la courdumariage. Il fautque tout lemondevoiesepréparerlanourritureetestimelenombredeplats.Etsurtoutilnefautpasraterlacuissond'une seulepoignéede riz, sinon tout levillage enparlera.Lamoitiéde la cour est consacrée à cettenourriture. Il y a laviande, le couscous, les légumes, le riz, lespoulets et beaucoupde sucreries, desgâteauxquemamèreafaitsavecl'aidedesvoisines,carellen'auraitjamaispuyarrivertouteseulepourtoutcemonde.

Les plats étant disposés, offerts au regard de tous,mamère va préparerma sœur avec une autrefemme. La robe est brodée devant, longue jusqu'aux chevilles, avec des boutons en tissu. Noura estmagnifiquequandellesortdelachambre,couverted'or.Bellecommeunefleur.Elleadesbracelets,des

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colliers,etsurtout,cequicompteavanttoutpourunemariée,lediadème!Ilestfaitd'unrubandepiècesd'orattachéautourde la tête.Sescheveuxdénouésontété lissésavecde l'huiled'olivepour les fairebriller.On va l'installer sur son trône.C'est une table surmontée d'une chaise, recouverte d'une nappeblanche.Nouradoitmonterdessus, s'asseoiret attendreainsiqu'onvienne l'admireravant l'arrivéedeson futur époux.Toutes les femmes se bousculent pour entrer dans la cour et contempler lamariée enfaisantlesyouyous.

Etleshommesdansentdehors.Ilsnesemêlentpasauxfemmesdanslacour.Onn'apasmêmeledroitd'êtreàlafenêtrepourregardercommentilsdansent.Lemariévamaintenantfairesonentrée.Lafiancéebaissetimidementlatête.Ellen'apasencorele

droitdeleregarderenface,orc'estlapremièrefoisqu'ellevaenfinvoiràquoiilressemble.Jesupposequemamèreluiadonnéquelquesindicationssursonallure,safamille,sontravail,sonâge…maisrienn'estsûr.Onluiapeut-êtresimplementditquesesparentsavaientapportél'orqu'ilfallait.

Mamère prendunvoile qu'elle dépose sur la tête dema sœur et il arrive commeunprince, bienhabillé.Ils'approched'elle.Nouragardelesmainsposéessagementsurlesgenoux,latêtebaisséesouslevoilepourmontrersabonneéducation.Cemomentestsupposéreprésenterl'essentieldelaviedemasœur.

Je regarde comme les autres, et je l'envie. Je l'ai toujours enviéed'être l'aînée, d'accompagnermamèrepartout,alorsquejetrimaisàl'écurieavecKaïnat.Jel'enviedequittercettemaisonlapremière.Chaquefillevoudraitêtreàlaplacedelamariéecejour-là,enbellerobeblancheetcouverted'or.Elleestsibelle.Nouran'apasdechaussures,c'estmaseuledéception.Avoirlespiedsnus,pourmoi,c'estcommeunemisère.J'aivudesfemmesdanslarue,enallantaumarché,avecdeschaussuresauxpieds.Peut-êtreparcequeleshommesenportenttoujours,leschaussuressontpourmoilesymboledelaliberté.Marchersansquelescaillouxetlesépinesmetrouentlapeau…Nouraestpiedsnus,etHusseinadetrèsbelleschaussuresciréesquimefascinent.

Hussein avance versma sœur.On installe pour lui, sur la table haute, une autre chaise recouverted'unenappeblanche.Ils'assied,lèvelevoileblanc,etlesyouyousrésonnentdanslacour.Lacérémonieestfaite.L'hommevientdedécouvrirlevisagedecellequiestrestéepurepourluietluidonneradesfils.

Ilsrestentlà,assistouslesdeuxcommedesmannequins.Ondanse,onchante,onmange,maiseuxnebougent pas.On leur apporte àmanger sur place et, pour ne pas qu'ils les salissent, on protège leursbeauxhabitsavecdeslingesblancs.

Lemariénetouchepassafemme,ilnel'embrassepas,neluiprendpaslamain.Ilnesepasserienentreeux,aucungested'amouroudetendresse.Ilssontuneimagefixedumariage,etçadurelongtemps.

J'ignoretoutdecethomme-là,sonâge,s'iladesfrèresoudessœurs,àquoiiltravaille,etoùilhabiteavecsesparents.Pourtantilestdumêmevillage.Onnevapaschercherunefemmeailleursquechezsoi!C'est lapremière foismoiaussique jevoiscethomme.Onne savaitpas s'il étaitbeauou laid,petit,grand,gros,aveugle,manchot,labouchetordueoupas,s'ilavaitdesoreillesoupas,ouungrandnez…Husseinestuntrèsbelhomme.Iln'estpastrèsgrand,unmètresoixante-dixenviron,lescheveuxcrépus,trèscourts,lecorpsplutôtenveloppé.Sonvisagenoiraud,basané,al'airbiennourri.Leneztrèscourt,assez épaté, avec des narines larges, il a de l'allure. Il marche fièrement, et n'a pas l'airméchant aupremierregard,maisill'estpeut-être.Jelesensbien,parmomentsilparlenerveusement.

Pourfairecomprendrequelafêtevasetermineretquelesinvitésvontpartir,lesfemmeschantent,ens'adressantdirectementaumari,quelquechosequiditàpeuprèsceci:«Protège-moimaintenant.Situnemeprotègespas,tun'espasunhomme…»Etladernièrechansonobligatoire:«Onnesortpasd'icisitunedansespas.»

Ilfautqu'ilsdansenttouslesdeuxpourconclurelacérémonie.Lemarifaitdescendresafemme–cettefoisillatouchedudoigt,elleluiappartient–etilsdansent

ensemble.Certainsnedansentpas,parcequ'ilssonttimides.Masœurabeaucoupdanséavecsonmari,et

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c'étaitmagnifiquepourlevillage.Lemariemmènemaintenantsafemmechezlui,c'estdéjàlatombéedelanuit.Sonpèreluiaoffert

unemaison,sinoncen'estpasunhomme.LamaisondeHusseinn'estpastrèsloindecelledesesparents,dans le villagemême. Ils s'en vont à pied, seuls tous les deux.Nous les regardons partir en pleurant.Mêmemonfrèreestenlarmes.Onpleureparcequ'ellenousaquittés,onpleureparcequ'onnesaitpascequ'ilvaluiarriversiellen'estpasviergepoursonmari.Onn'estpastranquilles.Ilvafalloirattendrelemomentoùlemarimontreralelingeaubalconoul'accrocheraàlafenêtreauleverdujourafinquelesgensconstatentofficiellementlaprésencedusangdelavierge.Celingedoitêtrevisibledetous,etunmaximumdegensduvillagedoitvenirlevoir.S'iln'yaquedeuxoutroistémoins,cen'estpassuffisant.Lapreuvepeutêtrecontestée,onnesaitjamais.

Jemesouviensdeleurmaison,deleurcour.Ilyavaitunmurdepierreetdecimenttoutautour.Toutlemondeétaitdeboutàattendre.Toutàcoup,monbeau-frères'estmontréaveclelinge,etadéclenchélesyouyous.Leshommessifflent,lesfemmeschantent,frappentdansleursmains,parcequ'ilaprésentélelinge.C'estunlingespécialqu'onmetsurlelitpourlapremièrenuit.Husseinl'accrochemaintenantaubalconavecdespincesblanchesdechaquecôté.Lemariageestenblanc,lelingeestblanc,lespincessontblanches.Lesangestrouge.

Husseinsaluelafouleaveclamainetilrentre.C'estlavictoire.Lesangdumouton,lesangdelafemmevierge,toujoursdusang.Jemesouviensqu'àchaqueAïdmon

pèretuaitunmouton.Lesangremplissaitunebassine,etilplongeaitunchiffondedanspourenpeindrelaported'entréeetlecarrelage.Ilfallaitmarcherdedanspourfranchircetteportepeintedesangjusqu'enhaut.Çamerendaitmalade.Toutcequ'iltuaitmerendaitmaladedepeur.Lorsquej'étaisenfant,onm'aobligéecommelesautresàregardermonpèretuerlespoulets,leslapins,lesmoutons,etavecmasœuron était persuadées qu'il pouvait nous tordre le cou commeun poulet, nous saigner de lamême façonqu'unmouton.Lapremièrefois,j'étaistellementterroriséequejemesuisréfugiéedanslesjambesdemamèrepournepasvoir,maisellem'aforcéeàregarder.Ellevoulaitquejesachecommentmonpèretuaitpourquejefassepartiedelafamille,pournepasquej'aiepeur.Et j'ai toujourseupeurquandmême,parcequelesangreprésentaitmonpère.

Lelendemaindumariage,jecontemplaiscommelesautreslesangdemasœursurlelingeblanc.Mamèrepleurait,moiaussi.Onpleurebeaucoupàcemoment-là,parcequ'ilfautmanifestersajoie,saluerl'honneurdupèrequi l'agardéevierge.Etonpleureaussidesoulagement,carNouraa triomphéde lagrandeépreuve.Del'uniqueépreuvedesavie.Ilneluiresteplusqu'àprouverqu'ellepeutdonnerunfils.

J'espèrelamêmechosepourmoi,c'estnormal.Etjesuisbiencontentequ'ellesoitmariée:après,ceseramontour.Àcemoment-là,bizarrement,jenepensemêmepasàKaïnat,commesimasœurd'unanmonaînéenecomptaitpas.Etpourtantc'estàelledesemarieravantmoi!

Etpuisonrentre.Etonvadébarrasserlacour.C'estlafamilledelamariéequivalaverlavaisselle,nettoyer,rendrelacourpropre,etilyabeaucoupàfaire.Parfoislesvoisinesviennentdonneruncoupdemain,maiscen'estpasunerègle.

Àpartir dumomentoù elle estmariée,Nouranevient plusbeaucoupà lamaison, ellen'apasderaisonsdevenird'ailleurs,carellevas'occuperdesafamille.Pourtant,quelquesjoursaprèslemariage,moinsd'unmois après en tout cas, elle est revenue à lamaison seplaindre àmaman, et elle pleurait.Comme jenepouvaispasdemandercequi sepassait, j'aiguettéenhautde l'escalierpouressayerdecomprendre.

Nouraluiamontrélatracedescoups.Husseinl'avaittellementfrappéequ'elleétaitmarquéesurlevisageaussi.Elleadescendusonpantalonpourmontrersescuissesviolettesetmamamanpleurait.Iladû la traîner par terre par les cheveux, les hommes font tous ça. Mais je n'ai pas entendu pourquoiHusseinl'avaitfrappée.Ilsuffîtparfoisquelajeuneépousenesachepastrèsbienfaireàmanger,qu'elleoublielesel,qu'iln'yaitpasdesauceparcequ'elleaoubliédemettreunpeud'eau…çasuffitpourêtre

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battue.Nouras'estplainteàmamère,parcequemonpèreesttropviolentetqu'ill'auraitrenvoyéechezellesansl'écouter.Mamanl'aécoutéemaisnel'apasconsolée,elleluiadit:«C'esttonmari,c'estpasgrave,tuvasrentrercheztoi.»

EtNouraestrentrée.Battuecommeellel'était.Elleestretournéechezsonmariquil'avaitcorrigéeàcoupsdebâton.

Onn'avaitpaslechoix.Mêmes'ilnousétranglait,onn'avaitpaslechoix.Envoyantmasœurdanscetétat,j'auraispumedirequelemariageneservaitàriend'autrequ'àêtrebattuecommeavant.Maismêmeàl'idéed'êtrebattue,jevoulaismemarierplusquetoutaumonde.C'estunechosecurieusequeledestindesfemmesarabes,dansmonvillageentoutcas.Onl'acceptenaturellement.Aucuneidéederévoltenenousvient.Onignoremêmecequ'estlarévolte.Onsaitpleurer,secacher,mentirs'illefautpouréviterlebâton,maisserévolter,jamais.Toutsimplementparcequ'iln'yapasd'autreendroitoùvivrequechezsonpèreousonmari.Vivreseuleestinconcevable.

Husseinn'estmêmepasvenucherchersafemme.D'ailleursellen'estpasrestéelongtemps,mamèreavaittellementpeurquesafilleveuillereveniràlamaison!Plustard,lorsqueNouraesttombéeenceinteetquel'onespéraitungarçon,elleétait laprincessedesabelle-famille,desonmarietdemafamille.Parfois, j'étais jalouse.Elleétaitplus importantequemoidans lafamille.Déjàavantsonmariageelleparlaitplusavecmamère,etaprèsellesétaientencoreplusproches.Quandellesallaientchercherlefoinensemble, elles prenaient plus de temps parce qu'elles parlaient beaucoup toutes les deux. Elless'enfermaientdansunepièce,laporteétaitverte,jem'ensouviens,etmoijepassaisdevant.J'étaisseule,abandonnée,parcequemasœurétaitderrièrecetteporteavecmamère,àsefaireépiler.Lapièceservaitaussiàentreposerleblé,lesolivesetlafarine.

Jenesaispaspourquoicetteportem'estrevenuebrutalementenmémoire.Jelafranchissaissouvent,presquetouslesjours,avecdessacs.Ils'estpasséquelquechosed'inquiétantderrièrecetteporte,maisquoi?Jecroisquejemesuiscachéeentre lessacs,depeur.Jemevoiscommeunsinge,accroupieàgenouxdanslenoir.Cettepiècen'apasbeaucoupdelumière.Jesuiscachée,là,j'ailefrontparterre.Lecarrelage est brun, des tout petits carreaux bruns. Etmon père amis de la peinture blanche entre lescarreaux.J'aipeurdequelquechose.Jevoismamère,elleaunsacsurlatête.C'estmonpèrequiluiamiscesacsurlatête.Est-cequec'étaitlàouailleurs?Est-cequec'estpourlapunir?Est-cequec'estpourl'étrangler?Jenepeuxpascrier.Entoutcasc'estmonpère,iltientlesacbienserréderrièrelatêtedemaman,jevoissonprofil,sonnezcontreletissu.Illatientparlescheveuxd'unemainetdel'autreilmaintientlesac.

Elleesthabilléeennoir.Iladûsepasserquelquechosequelquesheuresavant?Quoi?Masœurestvenue à la maison, parce que son mari la battait. Maman l'a écoutée, est-ce que maman ne doit pasplaindresafille?Ellenedoitpaspleurer,ellenedoitpasessayerdeladéfendreauprèsdemonpère?Ilme semble que les souvenirs s'enchaînent à partir de cette porte verte. La visite dema sœur, etmoicachéeentrelessacspleinsdeblé,mamèrequemonpèreétouffeavecunautresacvide.J'aidûentrerlàpour me cacher. C'est une habitude pour moi de me cacher. Dans l'écurie, dans la chambre ou dansl'armoireducorridoroùonlaissesécherlespeauxdemoutonavantd'allerlesvendre.Ellessontpenduescommeaumarché,etjemecachelà-dedans,mêmesij'étouffe,pournepasqu'onm'attrape.Maisjemecacheraremententrelessacsdelaréserve,j'aitroppeurqu'ilensortedesserpents.Sijemesuiscachéelà,c'estquejecrainsquelquechosedemalpourmoiaussi.

C'estpeut-êtrelejouroùmonpèreaessayédem'étoufferavecunepeaudemouton,dansunechambreàl'étage.Ilveutquejeluidiselavérité,quejeluidisesimamanl'atrompéounon.Ilapliélalaineendeux.Et ilm'appuie sur la tête. J'aimemieuxmourir que trahirmamère.Même si je l'ai vue demespropresyeuxsecacheravecunhomme.Sijedislavérité,ilnoustueratouteslesdeux.Mêmeavecuncouteausurlagorge,jenepeuxpastrahir.Etjen'arriveplusàrespirer.Est-cequ'ilmelâche,ouest-ceque je lui échappe ?En tout cas je coursme cacher en bas, derrière cette porte verte, entre ces sacs

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immobilesquiontl'airdemonstres.Ilsm'onttoujoursfaitpeurdanscettepiècepresquenoire.Jerêvaisquemonpèreallaitviderleblélanuitetremplissaitlessacsdeserpents!

Voilà comment, parfois, des morceaux de ma vie d'avant essaient de trouver leur place dans mamémoire.Uneporteverte,unsac,monpèrequiveutétouffermamère,oumoipourquejeparle,mapeurdanslenoir,etlesserpents.

Iln'yapaslongtemps,jeremplissaisungrandsac-poubelleetunmorceaudepapierd'emballageenplastiqueestrestécoincéenhaut.Petitàpetitilestdescenduaufonddelapoubelleenfaisantunbruitparticulier.J'aisursauté,commesiunserpentallaitsurgirdecettepoubelle.J'entremblaispresque,etjemesuismiseàpleurercommeuneenfant.

Monpèresavaittuerunserpent.Ilavaitunecannespéciale,avecdeuxcrochetsaubout.Illecoinçaitentrelesdeuxcrocs,etleserpentnepouvaitplusbouger.Illetuaitensuiteavecunbâton.Commeilétaitcapabled'immobiliser lesserpentspourlestuer, ilétaitaussicapabledelesmettredanslessacspourqu'ilsmemordentlorsquejeplongeraimamaindedanspourprendredelafarine.Voilàpourquoij'avaispeurdecetteporteverte,quimefascinaitaussiparcequemamèreetmasœurs'yépilaient,sansmoi.Etquejen'étaistoujourspasdemandéeofficiellementenmariage.

Pourtantlarumeurétaitparvenuejusqu'àmesoreilles,alorsquej'avaisàpeinedouzeoutreizeans…Unefamilleavaitparlédemoiàmesparents,officieusement.Ilyavaitunhommepourmoiquelquepartdanslevillage.Maisilfallaitattendre.Kaïnatavaitsontouravantmoi.

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Assad

J'aiétélaseuleàpartirencourant,àcrierquandsonchevalaglisséetqu'ilesttombé.J'aitoujoursl'imagedemonfrèredevantmoi:ilavaitunechemiseverteavecpleindecouleurs,etcommeilyavaitduventsachemiseflottaitderrièrelui.Ilétaitmagnifiquesursoncheval.Jel'aimaistellement,monfrère,quecetteimagenem'ajamaisquittée.

Jecroisquej'étaisencoreplusgentilleavecluiaprèsladisparitiondeHanan.J'étaisàsespieds.Jen'avaispaspeurdelui,jenecraignaispasqu'ilmefassedumal.Peut-êtreparcequej'étaisplusâgéequelui?Quenousétionsplusproches?Pourtantilnousabattues,luiaussi,lorsquemonpèren'étaitpaslà.Ils'estmêmeattaquéàmamèreunefois.Ilssedisputaient,illatiraitparlescheveuxetellepleurait…jelesrevoisnettement,sanspourautantmesouvenirdelaraisondecettebagarre.J'aitoujourscettegrandedifficultéàrassemblerlesimages,àleurtrouverunesignification.Commesimamémoirepalestiniennes'étaitéparpilléeenpetitsmorceauxdanslanouvelleviequej'aidûconstruireenEurope.

C'estdifficileàcomprendreaujourd'hui,aprèscequemonfrèreafait,maisà l'époque,unefois laterreurpassée,jen'aicertainementpasréaliséqueHananétaitmorte.Cen'estqu'aujourd'hui,enrevoyantlascènequiasurgidansmamémoire,quejenepeuxpaspenserautrechose.Enreliantlesévénementsentre eux, logiquement et avec du recul.D'une partmes parents n'étaient pas là, or chaque fois qu'undrameseproduit,c'est-à-direqu'unefemmeestcondamnéeparsafamille,celuiquidoitl'exécuterestleseulprésent.Ensuite jen'ai jamaisrevuHananà lamaison.Jamais.Assadétaitfouderagecesoir-là,humilié d'être à l'écart de l'accouchement de sa femme, humilié par ses beaux-parents. Est-ce que lanouvelledelamortdubébéattenduestarrivéeparcetéléphone?Est-cequeHananluiamalparlé?Jene sais pas. Les violences chezmes parents, et dans notre village en général, étaient si répétitives etquotidiennes envers les femmes ! Et j'aimais tellement Assad. Plus mon père détestait son fils, plusj'adoraiscefrèreunique.

Jemesouviensde sonmariagecommed'une fêteextraordinaire.Probablement le seul souvenirdevéritablejoiedanscepassédefolie.Jedevaisavoirenvirondix-huitansetj'étaisvieille.J'avaismêmerefuséd'assisteràunautremariage,parcequelesfillessemoquaientvisiblementdemoi.Desréflexions,descoupsdecoudedesriresdésagréablessurmonpassage.Etjepleuraistoutletemps.Parfoisj'avaishontedesortirdanslevillageavecmontroupeau,peurduregarddesautres.Jen'étaispasmieuxquelavoisine avec sa tachedans l'œil et dontpersonnenevoulait.Mamèrem'a autorisée ànepas aller aumariaged'unevoisine,ellecomprenaitmondésespoir.C'est làquej'aioséparleràmonpère:«Maisc'esttafaute!Laisse-moimemarier!»Ilnevoulaittoujourspas,etj'aiprisdescoupssurlatête:«Tasœurdoitêtremariéeavant!Fichelecamp!»Jel'aiditunefois,pasdeux.

Maispour lemariagedemonfrère, toute la familleestheureuseetmoiencoreplus.Elles'appelleFatma,etjenecomprendspaspourquoiellevientd'unefamilleétrangère,d'unautrevillage.Est-cequec'estparcequ'onn'avaitpasdefamilleavecunefilleàmarierautourdenous?Monpèrealouédescarspour aller aumariage.Unpour les femmesetunpour leshommes, celuideshommesest devant, bienentendu.

On traversedesmontagnes,etchaquefoisqu'onpasseunvirage les femmesfontdesyouyouspourremercierDieudenousavoirtousprotégésduravin,tellementc'estdangereux.Lepaysageressembleàundésert,larouten'estpasgoudronnée,c'estdelaterresècheetnoire,etlesrouesducardeshommesfontungrandnuagedepoussièredevantnous.Maistoutlemondedanse.J'aiuntambourincoincéentremesgenouxetj'accompagnelesyouyousdesfemmes.Jedanseaussi,avecmonfoulard,jesuistrèshabilepourça.Toutlemondedanse,toutlemondeestjoyeux,lechauffeurestleseulànepasdanser!

Lemariagedu frèreestune fêtebienplusgrandequecellede la sœur.Sa femmeest jeune,belle,petite de taille et très basanée. Ce n'est pas une enfant, elle a à peu près lemême âge qu'Assad.Au

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village,cheznous,ons'estunpeumoquédemonpèreetdemamèreparcequemonfrèreest«obligé»d'épouserunefilled'âgemûr,etuneinconnue.Ilauraitdûépouserunefilleplusjeunequelui,cen'estpasnormald'épouserunefemmedesonâge!Etpourquoiallerlachercherailleurs?C'estunetrèsbellefille,etelleadelachanced'avoirbeaucoupdefrères.Monpèreadépensébeaucoupd'orpourlademander.Elleaeubeaucoupdebijoux.

Lemariageduretroisjoursentiersdedanseetdefête.Etauretourjemesouviensquelechauffeuraarrêtélecarsurlarouteetquenousavonsencoredansé.Jemevoisavecmonfoulardetmontambourin,moncœurestheureux,jesuisfièred'Assad.IlestcommelebonDieupournous,etc'esttrèsétrangecetamourpourluiquineveutpass'enaller.Ilestleseulquejesoisincapabledehaïr,mêmes'ilmetapait,mêmes'ilabattusafemme,mêmes'ilestdevenuunassassin.

IlestàmesyeuxAssadleahouia.Assadmonfrère.Assadahouia.BonjourmonfrèreAssad.Jamaisjeneparstravaillersansluidire:«Bonjour,monfrèreAssad!»Unevéritabledévotion.Enfants,nousavonspartagébeaucoupdechoses.Maintenantqu'il estmariéetqu'ilvit cheznousavec sa femme, jecontinueàleservir.Sil'eauchaudevientàmanquerpoursonbain,jevaislafairechaufferpourlui,jenettoielabaignoire,jelaveetjerangesonlinge.Jelerecoudss'ilenabesoinavantdeleremettreenplace.

Normalement,jenedevraispasl'aimeretleserviravecautantd'amour.Carilestcommelesautreshommes.Trèsviteaprèssonmariage,Fatmaestbattueetluifaithonteenretournantchezsesparents.Et,aucontrairedelacoutume,sonpèreetsamèrenelaramènentpascheznousdeforcelejourmême.Ilssont peut-être plus riches, plus en avance que nous, ou, comme elle est leur seule fille, ils l'aimentdavantage,jenesaispas.JecroisquelesbagarresentremonpèreetAssadontcommencéàcausedeça.Monfrèreavaitvoulucettefemmed'unautrevillage,ilavaitobligésonpèreàdonnerbeaucoupd'or,etlerésultatétaitquecettefemmefaisaitunefaussecoucheaulieudedonnerunfils,qu'ellenousapportaitledéshonneurenretournantchezelle!Jen'aipasassistéauxréunionsdefamille,biensûr,etjen'airiendansmamémoirepourjustifierlesdéductionsquejefaisaujourd'hui,maisjemesouviensparfaitementdemonpèresurlaterrasseavecsonpanierdecailloux,lesjetantl'unaprèsl'autresurlatêted'Assad.Etdecettearmoirequemonfrèreavaitcoincéecontre laportedesachambrepour l'empêcherd'yentrer.Assadvoulaitpeut-êtrelamaisonpourluitoutseul,ilsecomportaitalorscommesielleluiappartenait.Jecroisquemonpèrenevoulaitpasqu'ilaitdupouvoirdanslamaison.Qu'illeprivedesonautoritéetdesonargent.

Monpèredisaitsouventàmonfrère:«Tuesencoreunenfant!»Assadse révoltaitd'autantplusqu'il était très sûrde lui etbeaucoup tropgâtéparnous. Il était le

prince de lamaison, et chez nous il ne faut surtout pas dire à un homme qu'il est un enfant, c'est unehumiliationgrave!Etilcriait:«Jesuischezmoiici!»Monpèrenesupportaitpasça.Danslevillage,lesgenssedemandaientcequeFatmaavait faitcommebêtise,pourquoielleallaitsisouventchezsonpère.Peut-êtrequ'onl'avaitvueavecunautrehomme?Lesragotsvontvitedanscecas-là.Ondisaitdemauvaiseschosessurelle,maiscen'étaitpasvraidutout,c'étaitunegentillefille.Malheureusement,siquelqu'undituneseulefois:«Elleestmauvaise»,pourtoutlevillageelleestmauvaiseetc'estfini,ellealemauvaisœilsurelle.

Mamèreétaitmalheureusedetoutcela.Parfoiselleessayaitdecalmermonpèrequandils'enprenaitàAssad:

«Pourquoitufaisça?Laisse-letranquille!—J'aienviedeletuer!Situessaiesdeleprotéger,tuypassesaussi!»J'aivuFatmacouchéeparterreetmonfrèreluidonnerdescoupsdepieddansledos.Unjour,elle

avaitl'œiltrèsrouge,etsonvisageétaittoutbleu.Maisonnepouvaitriendirenifaire.Entrelaviolencedupèreetcelledufils,ilnerestaitplusqu'àsecacherpournepasprendredescoupsnousaussi.

Est-cequemonfrèreaimaitsafemme?L'amourestunmystèrepourmoiàcemoment-là.Cheznous

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onparledemariage,pasd'amour.D'obéissanceetdesoumissiontotale,pasderelationsd'amourentrehommeet femme.Seulementd'une relation sexuelleobligatoire entreune filleviergeachetéepour sonmari.Sinonl'oublioulamort.Alorsoùestl'amour?

Pourtant jemesouviensd'unefemmeduvillage,cellequihabitait lamaisonlaplusbelleavecsonmari et ses enfants. Ils étaient connus pour le luxe de leur maison et pour leur richesse. Les enfantsallaientà l'école.C'étaitunegrande famille, car ils semariaient toujoursentrecousins.Chezeux, ilyavaitducarrelagepartout.Mêmelecheminàl'extérieurétaitcarrelé.Danslesautresmaisonsc'étaitdescaillouxoudusable,parfoisdugoudron.Làc'étaitunebelleallée,avecdesarbresdevant.Ilyavaitunhommequientretenaitlejardinetlacour,entouréeparunegrilledeferforgéquibrillaitcommedel'or.Onlaremarquaitdeloin,cettemaison.Cheznous,onadoretoutcequibrille.Siunhommeaunedentenor, c'est qu'il est riche ! Et quand on est riche, il faut lemontrer.Cettemaison étaitmoderne et touteneuve,magnifiquedel'extérieur.Ilyavaitdeuxoutroisvoiturestoujoursgaréesdevant.Jen'ysuisjamaisentrée,biensûr,mais,lorsquejepassaisdevantavecmesmoutons,ellemefaisaitrêver.Lepropriétaires'appelaitHassan.C'étaitunmonsieurtrèsgrand,trèsbasanéettrèsélégant.Ilsétaienttrèsliés,luietsafemme, on les voyait toujours ensemble. Elle était enceinte de jumeaux et elle allait accoucher.Malheureusementl'accouchements'estmalpassé, les jumeauxontvécu,mais ladameestmorte.Paixàsonâmecar elle était très jeune.C'est le seul enterrementque j'aievuauvillage.Cequim'aémueetfrappée,c'estquetoutesafamillecriaitetpleuraitderrièrelebrancardoùreposaitlecorps,etsonmariplusquelesautres.Dechagrinildéchiraitsalonguechemiseblanchetraditionnelle,enmarchantderrièrelecorpsdesafemme.Etsabelle-mèredéchiraitaussisarobe.J'aiaperçulesseinsnusdecettefemmeâgée,quitombaientsursonventreentrelesmorceauxdetissuarrachés.Jen'avaisjamaisvuundésespoirpareil.Cettefemmequel'onenterraitétaitaimée,samortaffligeaittoutesafamille,toutlevillage.

Est-cequej'yétaisaussi,ouest-cequej'aivul'enterrementdepuislaterrasse?Plutôtdelaterrassecarj'étaistropjeune.J'enpleuraisentoutcas.Ilyavaitpleindemonde.Ilssontpasséslentementdanslevillage.Etcethommequicriaitsapeine,quidéchiraitsachemise,jenel'oublieraijamais.Ilétaitsibeauavecsescrisd'amourpoursafemme.

C'étaitunhommequiavaitbeaucoupdedignitéetd'allure.Lesparentsdemamèreetdemononclehabitaientlevillage,etmongrand-père,Mounther,étaitlui

aussi toujours très soigné. Il était très grand, comme son fils, bien rasé, toujours bienmis,même s'ilportait lecostume traditionnel. Ilavait toujoursson«chapelet»à lamainetcomptait lesperles l'uneaprèsl'autreentreseslongsdoigts.Parfoisilvenaitfumerlapipeavecmonpère,etilsavaientl'airdebiens'entendre.Maisun jourmamèreaquitté lamaisonpourdormirchezsesparents,parcequemonpèrel'avaittropbattue.Ellenousalaissésseulsaveclui.Cheznous,unefemmenepeutpasprendresesenfantsavecelle.Qu'ilssoientfillesougarçons,ilsrestentchezleurpère.Etplusjegrandissais,plusillabattait,pluselles'enallaitsouvent.C'estlegrand-pèreMountherquilaramenaitdeforceàlamaison.Ellepartaitparfoisunesemaine,parfoisunjour,ouunenuit.Unefoiselleestpartieaumoinsunmoisetmongrand-pèrenevoulaitplusparleràmonpère.

Je crois que si mamère était morte, elle n'aurait jamais eu un enterrement comme celui de cettefemme,etmonpèren'auraitpaspleuréni crié endéchirant sachemisecommecemonsieurHassan. Iln'aimaitpasmamère.

J'auraisdûmepersuaderquel'amourn'existaitpasdutoutcheznous,entoutcasdansnotremaison.Finalement,jen'avaisquemonfrèreàaimermalgrésaviolence,etsafolieparfois.Messœursl'aimaientaussi.Nouran'étaitplusàlamaison,maisKaïnatétaitcommemoi,elleleprotégeaitetelleapplaudissaitquandilmontaitàcheval.

Àpartlespetitessœurs,troppetitespoursongeraumariage,ilnerestaitplusquenousàlamaison.Deuxvieillesfilles.EncequiconcerneKaïnat,j'avaislesentimentqu'elleserésignait.Ellen'étaitpaslaide,maispastrèsjolienitrèssouriante.Kaïnatétaitdifférentedemoi.Nousétionsdeuxpaysannesmal

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habilléespeut-être,malcoiffées…Mais j'étaispetiteetmince,etelleétaitassez forte,avecbeaucouptropdepoitrine.Cheznous,leshommesaimentlesfemmesbienenchair,maisilsn'apprécientpasàcepointunegrossepoitrine.Ellenedevaitpasplaire,elleenétaittristeetnepouvaitpasfaired'effortpourêtreplusjolie.Kaïnatétaitdevenuegrossealorsqu'ellemangeaitlamêmechosequemoi,cen'étaitpassafaute.Etdetoutefaçonni l'uneni l'autren'avionslapossibilitédenousrendreplusjoliesqueDieunousavaitfaites.Avecquoi?Pasdebellesrobes,toujourslesmêmespantalonsblancsougris,pasdemaquillagenidebijoux.Etenferméescommedesvieillespoules,rasanttoujourslesmurs,comptantnospas,lenezbaissé,dèsquel'onsortaitdelamaisonaveclesmoutons.

SiKaïnatn'apasd'espoiretmefermelechemindumariage,jesais,moi,qu'unhommem'ademandéequandmême.Mamèrem'adit:«LepèredeFaiezestvenu,ilt'ademandéepoursonfils.Maisonnepeutpasparlerdumariagepourl'instant,ilfautattendrepourtasœur.»

Depuisj'imaginequ'ilm'attendetqu'ils'impatientedurefusdemesparents.MonfrèreAssadleconnaît.Ilhabitelamaisonenfacedelanôtre,del'autrecôtédelaroute.Cene

sontpasdespaysanscommenous,ilsnetravaillentpasbeaucoupleurjardin.Sesparentsonteutroisfils,etilresteFaiezquin'estpasmarié.Iln'yapasdefillesdanslamaison,c'estpourcelaqu'ellen'estpasentouréedemurs,maisd'unejolieclôture,etquelaporten'estjamaisferméeàclé.Lesmurssontrosesetlavoiturequiesttoujoursgaréedevantestgrise.

Faieztravailleenville.Jenesaispascequ'ilfait,maisj'imaginequ'ilestdansunbureaucommemononcle. En tout cas il est bienmieux queHussein, lemari dema sœur aînée. Hussein est toujours envêtementsd'ouvrier,jamaistrèspropre,etilsentmauvais.

Faiezc'estl'élégance,unebellevoitureàquatreplaces,quidémarretouslesmatins.Alorsj'aicommencéàépiersavoiturepourleregarder.Lemeilleurobservatoire,c'estlaterrasseoù

je secoue les tapis de laine de mouton, où je cueille le raisin, où j'étends du linge. En faisant trèsattention,jepeuxtoujourstrouverquelquechoseàfaireenhaut.

J'ai d'abord repéré qu'il garait toujours sa voiture au même endroit, à quelques pas de la porte.Commejenepouvaispasrestertroplongtempssurlaterrassepourdevineràquelleheureilsortaitdechez lui, j'ai mis plusieurs jours avant de savoir qu'il s'en allait vers sept heures tous lesmatins, aumomentoùilm'étaitassezfaciledetrouverquelquechoseàfairelà-haut.

La première fois que je l'ai vu, j'ai eu de la chance. J'avais fait vite pour nettoyer l'écurie, et jeramenaisdufoinbiensecpourunebrebismaladequiallaitaccoucher.J'étaisàdeuxoutroispasaveclapaille dans les bras quand il est sorti. Aussi élégant que mon oncle, en costume, avec de belleschaussuresnoiretbeigeàlacets,unemalletteà lamain,descheveuxtrèsnoirs, le teint trèsbasané,etfièreallure.

J'aibaissélatête,lenezdanslapaille.J'aiécoutélebruitdesespasjusqu'àlavoiture,lebruitdelaportièrequi claquait, celui dumoteur et despneus sur le gravier. Je n'ai relevé la tête que lorsque lavoitures'estéloignée,etj'aiattenduqu'elledisparaisse,aveclecœurquibattaitdansmapoitrine,etmesjambesqui tremblaient.Et jemesuisdit :«Jeveuxcethommepourmari, je l'aime.Je leveux, je leveux…»

Mais comment faire ? Comment le supplier d'aller lui-même supplier mon père de conclure lemariage?Commentluiparler,d'abord?Unefillen'adressepaslaparoleàunhomme.Ellenedoitmêmepasleregarderenface.Ilestinaccessibleet,mêmesicethommemeveutenmariage,cen'estpasluiquidécide.C'estmonpère, toujours lui,et ilme tuerait s'il savaitque j'ai traînéuneminutesur lecheminavecmabottedepaillepourattirerl'attentiondeFaiez.

Jen'enespéraispastantcejour-là,maisjevoulaisqu'ilmevoie,qu'ilsachequej'attendaismoiaussi.Alors j'aidécidédetoutfairepour lerencontrerencachetteet luiparler.Aurisquedemefaire tueràcoupsdepierreoudebâton.JenevoulaisplusattendreencoredesmoisoudesannéesqueKaïnatquittelamaison,c'étaittropinjuste.Jenevoulaispasvieillirdavantageetdevenirlamoquerieduvillage.Jene

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voulaispasperdretoutespoirdepartirailleursavecunhomme,demelibérerdesbrutalitésdemonpère.Chaquematinetchaquesoir,jeseraisurlaterrasse,àguettermonamoureux,jusqu'àcequ'illèveles

yeuxsurmoietmefasseunsigne.Unsourire.Sinon,j'ensuiscertaine,ilirademanderuneautrefilleduvillageoud'ailleurs.Et,unjour,jeverraiunefemmeàmaplacemonterdanscettevoiture.

EllemevoleraFaiez.

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Lesecret

Jesuisconscientederisquermaviepourcettehistoired'amourquicommenceilyaprèsdevingt-cinqans,dansmonvillagenatalenCisjordanie.Unvillageminuscule,alorsenterritoireoccupéparlesIsraéliens,etdontjenepeuxtoujourspasdirelenom.Carjerisquetoujoursmavie,mêmeàdesmilliersde kilomètres de là. Là-bas je suismorte officiellement,mon existence est oubliée depuis longtemps,maissij'yrevenaisaujourd'huionmetueraitunesecondefoispourl'honneurdemafamille.C'estledroitcoutumier.

Surlaterrassedelamaisonfamiliale,guettantl'apparitiondel'hommequej'aime,jesuisunejeunefilleendangerdemort.Pourtant,jenepensequ'àuneseulechose:lemariage.

C'estleprintemps.Jenesauraisdirequelmois,probablementavril.Dansmonvillageonnecomptepasde lamêmefaçonqu'enEurope.Onnesait jamaisexactement l'âgedesonpèreoudesamère,onignoreladatedesanaissance.Oncalculeletempsenfonctionduramadan,del'époquedesmoissons,oudelacueillettedesfigues.Onseguideaveclesoleiltoutaulongd'unejournéedetravailquicommenceets'achèveaveclui.

Jecroisavoirdix-septansenviron,jesauraiplustardquej'enaidix-neufsurlepapier.Maisj'ignorel'existence de ce papier, comment il a été établi. Il est très possible que ma mère ait confondu lanaissance d'une de ses filles avec celle d'une autre aumoment où on l'a contrainte deme donner uneexistenceofficielle.Jesuismûredepuisl'apparitiondemesrègles,bonneàmarierdepuistroisouquatrepériodesderamadan.Jeseraiunefemmele jourdemonmariage.Mapropremèreestencore jeuneetparaîtdéjàvieille,monpèreestâgéparcequ'iln'aplusbeaucoupdedents.

Faiezest certainementplusvieuxquemoi,mais c'estunebonnechose. J'attendsde lui la sécurité.MonfrèreAssads'estmariétropjeuneavecunefilledesonâge,etsiparmalheurelleneluidonnepasdefils,unjourilaurabesoind'uneautrefemme.

J'entendslespasdeFaiezsur legravierduchemin.Jesecouemontapisde lainesur leborddelaterrasse,illèvelesyeux.Ilm'observeetjesaisqu'ilacompris.Aucunsigne,pasunmotsurtout,ilmonteen voiture et s'en va. Mon premier rendez-vous a duré le temps de croquer une olive, une émotioninoubliable.

Lelendemainmatin,plusaventureuse,jefaissemblantderattraperunechèvrepourpasserdevantsamaison.Faiezme sourit, et comme la voiture nedémarre pas immédiatement, je sais qu'ilme regardeprendre ladirectiondupréavec lebétail.L'airestplus frais lematin,cequim'adonné l'occasiondeportermavestedelainerouge,monseulvêtementneuf,boutonnéedunombriljusqu'aucou,etquimefaitplusjolieàregarder.Sijepouvaisdanseraumilieudesmoutons,jeleferai.Mondeuxièmerendez-vousadurépluslongtemps,carenmeretournantlégèrementàlasortieduvillage,jevoisquelavoituren'apasencoredémarré.

Jenepeuxpasallerplusloindanslessignaux.C'estàluimaintenantdedécidercommentilferapourmeparlerencachette.Ilsaitoùjevais,etàquelmoment.

Le jour suivantmamère n'est pas là,mon père est parti en ville avec elle,mon frère est avec safemme,etKaïnats'occupedel'écurieetdespetitessœurs.Jesuisseulepourallercueillirdel'herbepourleslapins.Unquartd'heuredemarcheplustard,Faiezestlà,devantmoi.Ilm'asuiviediscrètementetmesalue.Cetteprésencesoudainem'affole.Jeregardeautourdemoi,inquiètedevoirarrivermonfrère,ouunefemmeduvillage.Iln'yapersonne,maisjerepèrel'abrid'untalusassezhautaubordduchamp,etFaiezmesuit.J'aihonte,jeregardemespieds,jechiffonnemarobeettiresurlesboutonsdemaveste,jenesaispasquoidire.Ilprenduneposeavantageuse,unetigedeblévertentrelesdents,etm'examine:

«Pourquoitunetemariespas?—Ilfautquejetrouvel'hommedemavieetquemasœursemarie.

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—Tonpèret'aparlé?—Ilm'aditquetonpèreétaitvenulevoir,ilyalongtemps.—Tuvisbiencheztoi?—Ilvamebattres'ilmevoitavectoi.—Tuvoudraisqu'onsemarieensemble?—Maisilfautquemasœursemarieavant…—Tuaspeur?—Oui,j'aipeur.Monpèreestmauvais.C'estdangereuxpourtoiaussi.Monpèrepeutmefrapperet

tefrapperaussi.»Ilresteassistranquillementderrièreletalus,pendantquejefaisvitepourramasserl'herbe.Ilal'air

dem'attendre,pourtantilsaittrèsbienquejenepeuxrentrerauvillageaveclui.«Toiturestesici,moi,jevaisrentrertouteseule.»Etjemarchevitepourrentreràlamaison,fièredemoi.Jeveuxqu'ilaitunebonneimpression,qu'il

meconsidèrecommeunefillesage.Jedoisfairetrèsattentionàmaréputationvis-à-visdelui,carc'estmoiquil'aiattiré.

Je n'ai jamais été aussi heureuse. Être avec lui, d'aussi près, même quelques minutes, c'estmerveilleux.Jeleressensdansmoncorpstoutentier,sanspouvoirledéfinirclairementàcemoment-là.Je suis bien trop naïve et je n'ai pas reçu plus d'éducation qu'une chèvre, mais cette sensation demerveilleux,c'estcelledelalibertédemoncœuretaussidemoncorps.Pourlapremièrefoisdemavie,jesuisquelqu'unparcequej'aidécidémoi-mêmedefairecequejefais.Jesuisvivante.Jen'obéisniàmonpèreniàpersonned'autre.Aucontraire,jedésobéis.

Mamémoire de ces instants-là et de ceuxqui vont suivre est assez claire.Avant, elle est presqueinexistante.Jenemevoispas, jenesaispasàquoi jeressembleetsi jesuis jolieounon.Jen'aipasconscienced'êtreunêtrehumain,depenser,d'avoirdessentiments.Jeconnaislapeur,lasoifquandilfaitchaud, la souffrance et l'humiliationd'être attachée commeunanimaldans l'écurie et battue jusqu'àneplus sentirmondos.La terreur d'être étouffée ou jetée au fondd'un puits. J'ai pris docilement tant decoups.Même simonpère ne court plus aussi vite, il trouve toujours lemoyen de nous attraper.C'estfacilepour luidemecogner la tête sur lebordde labaignoireparceque j'ai renverséde l'eau.C'estsimpledetapersurmesjambesavecsacannequandlethéarrivetroptard.Onnepeutpasréfléchiràsoi-mêmeenvivantdecettefaçon.Monpremiervéritablerendez-vousavecFaiez,danslechampdeblévert,medonnepourlapremièrefoisdemonexistencel'idéedequijesuis.Unefemme,impatientedeleretrouver,quil'aimeetquiestdécidéeàdevenirsonépouseàtoutprix.

Lelendemain,surlemêmechemin,ilattendquejepassepourallerauxchampsetvenirmerejoindre.«Est-cequeturegardesd'autresgarçonsquemoi?—Non.Jamais.—Tuveuxquejeparleàtonpèrepourlemariage?»Jevoudraisluiembrasserlespiedspourça.Jevoudraisqu'ilyaillemaintenant,àcetteminute,qu'il

coure annoncer à son père que lui, Faiez, ne veut plus attendre, qu'il fautme demander àma famille,apporterdel'orpourmoietdesbijoux,etpréparerunegrandefête.

«Jeteferaisignepourlaprochainefois,etnemetspastavesterougepourmerejoindre,onlavoittrop,c'estdangereux.»

Les jours passent, le soleil se lève et se couche, et matin et soir je guette un signe de lui sur laterrasse.Jesuiscertainemaintenantqu'ilestamoureux.Ànotredernierrendez-vous,iln'estpasvenu.J'aiattendulongtemps,plusd'unquartd'heure,aurisqued'êtreenretardàlamaisonetdemefaireprendreparmonpère.J'étaisinquièteetmalheureuse,maislafoissuivanteilestvenu.Jel'aivuarriverdeloinsurlechemin,ilm'afaitsignedemecachertoutaufondduchamp,derrièreletalusoùpersonnenepeutnousvoircarlesherbessonthautes.

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«Pourquoitun'espasvenu?—Jesuisvenu,maisjemesuiscachéplusloin,pourvoirsiturencontraisquelqu'und'autre.—Jeneregardepersonne.—Lesgarçonssifflentquandtupasses.—Mesyeuxnevontniàdroiteniàgauche.Jesuishonnête.—Maintenantjesais.J'aivutonpère.Onsemarierabientôt.»Ill'avaitfait,ilétaitallévoirmonpèreaprèsledeuxièmerendez-vous.Etmêmesiladaten'étaitpas

fixée,l'annéenefiniraitpassansquejesoismariée.Ilfaitbeauetchaudcejour-là,lesfiguesnesontpasencoremûres,maisjesuissûrequejen'attendrai

pas le début de l'été et lesmoissons avant quemamère prépare la cire chaude pourm'épiler. Faiezs'approchedemoi,trèsprès.Jefermelesyeux,j'aiunpeupeur.Jesenssamainderrièremoncouetilm'embrassesurlabouche.Jelerepousseaussitôt,sansriendire,maismongesteveutdire:«Attention.Nevapasplusloin.»

«Àdemain.Attends-moi,maispassurlechemin,c'esttropdangereux.Cache-toiici,danslefossé.Jeterejoindraiaprèsletravail.»

Ils'envalepremier.J'attendsqu'ilsoitsuffisammentloinpourrentrercommed'habitude,maisplusnerveusement cette fois. Ce baiser, le premier de ma vie, m'a bouleversée. Et le lendemain, en leregardant s'approcher dema cachette, je tremble du cœur. Personne à la maison ne se doute demesrendez-vous secrets.Lematin,ma sœurm'accompagneparfois pourmener lesmoutons et les chèvres,maislaplupartdutempsellereparts'occuperdel'écurieetdelamaison,etl'après-midijeresteseule.L'herbeesthauteauprintemps,lesmoutonsdoiventenprofiter,c'estàeuxsurtoutquejedoiscettefacilitépourmedéplacerseule.C'estunefausselibertéquelafamillem'accorde,carmonpèresurveilletoujoursdeprèslemomentdemondépartetceluidemonretour.Levillage,lesvoisinssontlàpourmerappelerque jen'aidroitàaucunécart. Jecommuniqueparsignes invisiblesavecFaiez,depuis la terrasse.Unmouvementdetêteetjesaisqu'ilviendra.Maiss'ilmontedanssavoituretrèsvitesansunregardenl'air,ilneviendrapas.Cejour-làjesaisqu'ilviendra,ilmel'aconfirmé.Etj'ailesentimenttrèsfortqu'ilvasepasserquelquechose.

J'aipeurqueFaiezveuilleplusqu'unbaiser,etenmêmetempsj'enaienviesansvraimentsavoircequim'attend.Jecrainsdelerepoussers'ilvatroploin,etqu'ilsefâche.Jeluifaisconfianceaussicarilsaitbienquejen'aipasledroitdemelaissertoucheravantlemariage.Ilsaitbienquejenesuispasunecharmuta.Etilapromislemariage.Maisj'aipeurquandmême,touteseuledanscepréavecletroupeau.Cachéedanslesherbeshautes,jesurveilleenmêmetempslesbêtesetlechemin.Jenevoispersonne.Lepréestmagnifique,ilyadesfleurs.Lesmoutonssonttranquillesàcettesaison,ilspassentleurtempsàmangersanschercheràsesauvercommeenpleinété,quandl'herbeestplusrare.

Jel'attendaisàmadroite,Faiezarrivedel'autrecôté,parsurprise.C'estbien,ilfaitattentionpournepassefairevoir,ilmeprotège.Ilestsibeau.Ilporteunpantalonserrédelatailleauxgenoux,etlargejusqu'auxpieds.C'estlamodepourleshommesquis'habillentdefaçonmoderne,àl'occidentale.Ilaunpull-over blanc àmanches longues, décolleté en pointe, qui laisse voir les poils de sa poitrine. Je letrouveélégant,tellementchicàcôtédemoi.J'aiobéi,jen'aipasmismavesterouge,pourqu'onnemevoiepasdeloin.Marobeestgrise,monsaroualaussi.J'aifaitattentiondebienlavermesvêtements,caravecletravaililssontsouventsales.J'aicachémescheveuxsousunfoulardblanc,maisjeregrettemonbeaugiletrouge,j'auraisvouluêtreplusjolie.

Ons'assiedparterre,ilm'embrasse.Ilposesamainsurmacuisse,etjenelelaissepasfaire.Ilsefâche.Ilestméchantenmeregardantdanslesyeux:

«Pourquoituneveuxpas?Laisse-toifaire!»J'aitellementpeurqu'ils'enaille,qu'ilcherchequelqu'und'autre…Ilpeutlefairequandilveut,c'est

unbelhomme,mon futurmari. Je l'aime, jenevoudraispas céder, j'ai troppeur,maisbienpluspeur

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encorede leperdre. Il estmonseulespoir.Alors je le laisse faire sans savoircequivam'arriver, etjusqu'oùilira.Ilestlà,devantmesyeux,ilveutmetoucher,riend'autrenecompte.Lesoleilnevapastarder à descendre, il fait moins chaud, il ne me reste plus beaucoup de temps avant de rentrer letroupeau.Ilmepoussedansl'herbe,etilfaitcequ'ilveut.Jenedisplusrien,jen'aiaucungestepourlerepousser.Iln'estpasviolent,ilnemeforcepas,ilsaittrèsbiencequ'ilfait.Ladouleurmeprendparsurprise.Jenem'yattendaispas,maiscen'estpasàcaused'ellequejepleure.Ilneditrienniavantniaprès,ilnemedemandepaspourquoijepleure,etjenesaismêmepaspourquoij'aitantdelarmes.Jenesauraispasquoiluidires'illedemandait.Jenevoulaispas.Jesuisvierge,jeneconnaisrienàl'amourentreunhommeetunefemme,personnenem'arenseignée.Lafemmedoitsaigner,avecsonmari,c'esttoutcequej'aiapprisdepuismonenfance.Luifaitcequ'ilveutensilence,jusqu'àcequejesaigne,etvoilàqu'ilal'airétonné,commes'ilnes'yattendaitpas.Est-cequ'ilcroyaitquej'avaisdéjàfaitçaavecd'autreshommes?Parcequejemenaisseulelesmoutons?Iladitlui-mêmequ'ilm'avaitsurveillée,etquej'étaisunefillesérieuse.Jen'osepasleregarderenface,j'aihonte.Ilmerelèvelementon,etildit:

«Jet'aime.—Jet'aimeaussi.»Jen'aipascomprissurlemomentqu'ilétaitfierdelui.Cen'estquebeaucoupplustardquejeluien

aivoulud'avoirdoutédemonhonneur,d'avoirprofitédemoialorsqu'ilsavaitsibiencequejerisquais.Jenevoulaispasfairel'amouravecluicachéedansunfossé,jevoulaiscequeveulenttouteslesfillesdemonvillage.Memarier,êtreépiléecommeilfaut,avoirunebellerobeetallerdormirdanssamaison.Jevoulaisqu'auleverdusoleililmontreàtouslesgenslelingeblanctaché.Jevoulaisentendrelesyouyousdesfemmes.Ilaprofitédemapeur,ilsavaitquejecéderaispourlegarder.

J'ai couru me cacher, un peu plus loin, pour essuyer le sang sur mes jambes et me rhabillerconvenablement,pendantqu'ilremettait tranquillementsesvêtementsenordre.Après,jel'aisuppliédenepasmelaissertomber,defairelemariagetrèsvite.Unefillequin'estplusvierge,c'esttropgrave,toutestfinipourelle.

«Jamaisjenetelaisseraitomber.—Jet'aime.—Moiaussi, jet'aime.Maintenant, turentres, tuchangesdevêtements,et tufaiscommesiderien

n'était.Surtout,nepleurepasàlamaison.»Ilestpartiavantmoi.Jenepleuraisplus,maisj'étaisunpeumalade.C'étaitdégoûtantcesang.Faire

l'amouravecunhomme,cen'étaitpasunefête.J'avaiseumal,jemesentaissale,jen'avaispaseud'eaupourme laver, rien que de l'herbe pourm'essuyer, je sentais encore la brûlure dansmon ventre, et ilfallait que je rassemble lesmoutons pour rentrer, avecmon pantalon sale.Que je fasse la lessive encachette.Enmarchantvitesurlechemin,jepensaisquejenesaigneraisplus,maisjemedemandaissij'auraistoujoursmalavecmonmari.Est-cequeceseraittoujoursdégoûtantcommeça?

Enarrivantàlamaison,monvisageest-ilnormal?Jenepleurepas,maisjesouffreàl'intérieur,etj'aipeur.Jeréalisecequej'aifait.Jenesuisplusunefille.Jenesuisplusensécuritétantquejeneseraipasmariée.Le soir dumariage, je ne serai pasvierge.Mais cen'est pas important, puisqu'il sait quej'étaisviergeaveclui.Jemedébrouillerai, jemecouperaiavecuncouteau, jemettraimonsangsur lelingedumariage.Jeseraicommetouteslesautresfemmes.

J'attendstroisjours.JeguettesurlaterrassequeFaiezmefasseunsignederendez-vous.Cettefois,ilm'entraînesousunpetitabridepierres,à l'autreboutduchamp.D'habitudeons'yprotègede lapluie.Cette fois je ne saigne pas. J'ai encoremalmais beaucoupmoins peur. Il est revenu, c'est tout ce quicomptepourmoi.Ilestlà,etjel'aimeencoreplus.Cequ'ilfaitavecmoncorpsn'estpasimportant,c'estdansmatêtequejel'aime.Ilesttoutemavie,toutmonespoirdequitterlamaisondemesparents,d'êtreunefemmequimarcheavecunhommedanslarue,quimonteàcôtédeluienvoiture,pourallerdanslesmagasinsacheterdesrobes,etdeschaussures,etfairelemarché.

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Jesuiscontented'êtreaveclui,deluiappartenir…C'estunhomme,unvrai.J'aibienvuquecen'étaitpaslapremièrefoispourlui,ilsaitcommentfaire.J'aiconfiancepourlemariage,ilnesaitpasquandetmoinonplus,maisjeneposepasdequestion.Dansmatête,c'estsûr.

Enattendant, il fautfaire trèsattentionpourquepersonnenemedénonce.Pour leprochainrendez-vousjechangeraidechemin.Jecalculeletempsqu'ilmefaudraenplus,etentre-tempsjen'osepassortirseulede lamaisonpar laportede fer. J'attendsd'êtreavecmamèreoumasœur.Jeguette toujours ledépartdeFaiez lematin.Dèsque j'entends lebruitdesespassur legravier, jeme rapprochevitedumuretdeciment.Siquelqu'und'autreestdehors,jetourneledos;s'iln'yapersonne,j'attendslesignal.Deuxrendez-vousdéjàdepuisquejenesuisplusvierge.Nousnepouvonspasnousvoirtouslesjours,ceseraitimprudent.Lesignaldutroisièmerendez-vousn'arrivequ'auboutdesixjours.J'aitoujourspeur,ettoujoursconfiance.Jesurveillelemoindrebruitdanslacampagne.J'évitederesteraubordduchamp.J'attends,assisedansl'herbedufossé,avecmonbâton,jeregardelesabeillessepromenersurlesfleurssauvages,jerêveaujourprocheoùjenegarderaipluslesmoutonsetleschèvres,oùjenesortiraipluslefumier de l'écurie. Il va venir, il m'aime, et quand il repartira je lui dirai, comme la première et ladeuxièmefois:«Nem'abandonnepas.»

Nousfaisonsl'amourpourlatroisièmefois.Lesoleilestjaune,jedoisrentrertrairelesbrebisetlesvaches.Jedis:

«Jet'aime,nem'abandonnepas.Tureviensquand?—Onnepeutpassevoirtoutdesuite.Onattendunpeu.Ilfautfaireattention.—Jusqu'àquand?—Jusqu'àcequejetefassesigne.»Àcemoment-là,monhistoired'amouraduréunequinzainedejours, letempsdetroisrendez-vous

danslechampdesmoutons.Faiezaraisond'êtreprudent,etmoijedoisêtrepatiente,attendrequemesparentsme parlent, comme ils ont parlé àma sœurNoura.Mon père ne peut plus attendre demarierKaïnatavantmoi!PuisqueFaiezm'ademandée,etqu'elleesttoujoursvieillefilleàvingtans,ilpeutsedébarrasserdemoi,ilaencoredeuxfilles!KhadijaetSalima,lespetites,vonttravailleràleurtouravecmamèreets'occuperdutroupeauetdesrécoltes.Fatma,lafemmedemonfrère,estenceinteànouveau,elledoitbientôtaccoucher.Elleaussipeuttravailler.J'attendsmonsortavecunpeudecraintetoujours,puisqu'ilnedépendpasdemoi.Maisj'attendstroplongtemps.LesjourspassentetFaieznemefaitpassigne.J'espèrequandmême,chaquesoir,levoirapparaîtrecommeilsaitlefaire,venantdenullepart,àgaucheouàdroitedufosséoùjemecache.

Unmatin,jemesensbizarredansl'écurie.L'odeurdufumiermetournelatête.Enpréparantlerepas,c'estlaviandedemoutonquim'écœure.Jesuisnerveuse,j'aienviedepleureroudedormirsansraison.ChaquefoisqueFaiezsortdechezlui,ilregardeailleurs,nemefaitpasdesigne.Letempsestlong,bientroplong,etjenesaispasquandj'aieumesrègles,niquandellesdoiventêtrelà.J'aisouvententendumamèredemanderàmasœurNoura:

«Tuastesrègles?—Oui,maman.—Alors,c'estpaspourmaintenant.Ouencore:«Tun'aspaseutesrègles?C'estbien,c'estquetuesenceinte!»Etjenelesvoispasvenir,lesmiennes.Jevérifieplusieursfoisparjour.Chaquefoisquejevaisaux

toilettes, à l'abri, je regarde s'ily adu sang.Parfois jemesens tellementbizarreque l'espoir revient.Maiscen'est toujourspasça.Et j'ai tellementpeurquecettepeurmeserre lagorgecommesi j'allaisvomir.Jenemesenspascommeavant,jen'aipasenviedetravailler,demelever.Manatureachangé.

J'essaiedetrouveruneraisonquinesoitpaslapire.Jemedemandesilechocdeneplusêtreviergechangeunefilledecettefaçon.Peut-êtrequelesrèglesnereviennentpastoutdesuite?Jenepeuxpasmerenseignersurcetteexplicationnaïve.Lamoindrequestionsurcesujetferaittombersurmoilesfoudres

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deDieu.J'ypenseconstamment,àchaqueinstantdujouretsurtout lesoir,quandjem'endorsauprèsdemes

sœurs.Sijesuisenceinte,monpèrevam'étouffersouslacouverturedemouton.Lematinenmelevantjesuiscontented'êtrevivante.

J'ai peur que quelqu'un de la famille s'aperçoive que je ne suis pas normale. J'ai envie de vomirdevantleplatderizsucré,enviededormirdansl'écurie.Jemesensfatiguée,mesjouessontpâles,mamèrevaforcéments'enapercevoiretmedemandersijesuismalade.Jen'aijamaisétémalade.Alorsjemecache,jefaissemblantd'êtrebien,maisc'estdeplusenplusdifficile.EtFaieznesemontrepas.Ilmontedanssavoitureavecsonbeaucostume,samalletteetsesbelleschaussures,etildémarresiviteque le sable fait des tourbillons derrière lui. L'été commence. Il fait très chaud dès lematin. Je doisconduirelesbêtesàl'aubeetlesrameneravantquelesoleilsoittropfort.Jenepeuxplusguettersurlaterrasse,alorsqu'ilfautabsolumentquejeluiparledumariage.Carunetachebizarres'estmisesurmonnez.Unepetitetachebrune,quej'essaiedecacherparcequejesaiscequ'elleveutdire.Nouraaeulamêmequandelleétaitenceinte.Mamèrem'aregardéed'unairétonné:

«Qu'est-cequetuasfait?—C'estduhenné,jemesuisfrottéeaveclesdoigts,j'aipasfaitattention.»J'ai vraimentmisduhenné en faisant exprèsdebarbouillermonnez.Mais cemensongenepourra

durerlongtemps.Jesuisenceinte,etjen'aipasrevuFaiezdepuisplusd'unmois.Il faut absolument que je lui en parle.Un soir, alors que le soleil n'est pas encore tombé, je fais

chaufferdel'eaudanslejardincommepourunelessiveetjemontesurlaterrasseavecmonlinge,àpeuprèsàl'heureoùjesaisqu'ilvarentrer.Cettefois,jeluiadresseunsignedelatêteetj'insisteenfaisantdesgestes,pourluifairecomprendre:«Jeveuxtevoir,jevaislà-bas,ilfautquetumesuives…»

Ilm'avueet jemesauveau lieud'aller surveillerunebrebismaladeà l'écurie, comme je l'ai faitcroire.Labrebisestvraimentmalade,onattendqu'elleaccouche,etcen'estpaslapremièrefoisquejeresteprèsd'elle.J'aimêmedormisurlapailleunenuitentière,depeurdenepasl'entendre.

Ilarriveànotrecoinderendez-vouspeudetempsaprèsmoi,etilchercheaussitôtàmefairel'amour,persuadéquejel'aiappelépourça.Jerecule:

«Non,c'estpaspourçaquejevoulaistevoir.—Maispourquoialors?—Jeveuxteparler.—Onparleraaprès…Viens!—Tunem'aimespas,onnepeutpassevoirjustepourdiscuter?—Sijet'aime,jet'aimetellementquechaquefoisquejetevois,j'aienviedetoi.— Faiez, la première fois je ne voulais rien, après tu m'as embrassée, et j'ai accepté trois fois,

aujourd'huijen'aipaseumesrègles.—Peut-êtrequ'ellesontduretard?—Non,jen'aijamaisderetardetjemesensbizarre.»Iln'aplusenvie.Jelevoisàsonvisage:ilestdevenublanc.«Qu'est-cequ'onvafaire?—Ilfautqu'onsemarievite,maintenant!Onnepeutpasattendre,ilfautallervoirmonpère,même

s'iln'yapasdefête,çam'estégal!—Lesgensvontparlerauvillage,çanesefaitpas!—Commentonvafairepourledrapàmettresurlebalcon?—Ça,ne t'inquiètepas, je le ferai, jem'enoccupe.Maisonnepeutpasfaireunpetitmariage,on

avaitditungrandmariage,onferaungrandmariage.Jevaisparleràtonpère.Attends-moiicidemain,àlamêmeheure.

—Maiscen'estpastoujourspossiblepourmoi.Toituesunhomme,tufaiscequetuveux…Attends

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quejetefassesigne.Sijepeux,tumeverrastressermescheveux.Sijen'enlèvepasmonfoulard,tunevienspas.»

Lelendemain,jeprendsunrisqueendisantquejevaischercherdel'herbepourlabrebismalade.Jefaislesignal,etjecoursaurendez-vous,entremblant.Monpèren'ariendit,jen'airienentendu.J'aisipeurquejen'aiplusdesouffle.Ilarriveunebonnedemi-heureaprèsmoi.Parprudence,jel'attaque:

«Pourquoitun'espasvenuvoirpapa?—Jen'osepasleregarderenface,tonpère.J'aipeur.—Maisilfautquetutedépêches,çafaitpresquedeuxmoismaintenant.Monventrevagrossiraprès,

qu'est-cequejevaisfaire?»Etjecommenceàpleurer.Alorsilmedit:«Arrête,nepleurepasenrentrantcheztoi.Demain,jevaisvoirtonpère.»Je l'ai cru, tellement je voulais le croire. Parce que je l'aimais, et j'avais aussi de bonnes raisons

d'espérerpuisqu'ilm'avaitdéjàdemandéeàmonpère.Jecomprenaisqu'ilaitpeurdeleregarderenface.Cen'était pas simple d'expliquer pourquoi il voulait faire unmariage si vite.Quelle raisonpouvait-iltrouverfaceàlaméfianceetàlaméchancetédemonpère,sansdirelesecretetm'enlevermonhonneurcommelesiendevantlafamille?

J'aifaitmaprièreàDieucesoir-là,commed'habitude.Mesparentsétaienttrèsreligieux,mamèreallaitassezsouventàlamosquée.Lesfillesdevaientfaireleurprièredeuxfoisparjouràl'intérieurdelamaison.Lelendemainj'airemerciéAllahd'êtreencorevivanteàmonréveil.

Lavoitureétaitdéjàpartiequandjesuisalléesurlaterrasse.Alorsj'aitravaillécommed'habitude,j'aisoignélabrebis,nettoyél'écurie,j'aiemmenéletroupeau,cueillilestomates.

J'aiattendulesoir.J'avais tellementpeurquej'ai ramasséunegrossepierre,et j'ai frappésurmonventre,avecl'espoirquelesangallaitremettreleschosesenordre.

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Dernierrendez-vous

Lesoirestvenu.J'attendsdésespérémentdevoirarriverFaiez,seulouavecsesparents,maisjesaisbien qu'il ne viendra pas. Il est trop tard pour aujourd'hui.Et la voiture n'est pas devant chez lui, lesvoletssontrestésfermés.

C'estlacatastrophepourmoi.Jepasselanuitsansdormir,enessayantd'imaginerqu'ilestallévoirsafamilleailleurs,quesilesvoletssontrestésfermésc'estàcausedelachaleur.

C'estextraordinairecommemamémoireagardé impriméescesquelquessemainesdemavie.Moiquiaitantdemalàreconstituermonenfanceautrementqu'enimagescruelles,sanslemoindremomentdebonheuroudepaix,jen'aijamaisoubliécesinstantsdelibertévolée,decrainteetd'espoir.Cettenuit-là,jemerevoisparfaitementsousmacouverturedemouton, lesgenouxsous lementon, tenantmonventreavecmesdeuxmains,écoutantlemoindrebruitdanslenoir.Demainilseralà,demainilneserapaslà…Ilvamesauver,ilvam'abandonner…C'étaitcommeunemusiquequines'arrêtaitpasdansmatête.

Lelendemainmatin,jevoislavoituredevantsamaison.Jemedis:«Ilestvivant!»Ilyaunespoir.Jen'aipaspuallerguettersondépart,maislesoir,àsonretour,jesuissurlaterrasse.Jefaislesigneconvenupourunrendez-vouslelendemainavantlecoucherdusoleil.

Etàlafindel'après-midi,justeavantlecoucherdusoleil,jevaischercherdufoinpourlesmoutons.J'attendsdixminutes,unquartd'heure,enespérantqu'ilestpeut-êtrecachéplusloin.Lamoissonestfaite,maisàcertainsendroitsduchampjepeuxramasserdebonnesgerbes,quejelieavecdelapaille.Jelesaligneprèsducheminetjelesnoued'avance.Jetravaillevite,maisjeprendssoindelaissertroisgerbesàlier,pourmedonnerunecontenancesiquelqu'unpasseparlà,caràcetendroitjesuistrèsenvue.Jen'aurai qu'àmepencher surmesgerbes et avoir l'air très occupée àmon travail, déjà terminé.Çamedonneunquartd'heurederépitavantderegagnerlamaison.J'aiditàmamèrequejeramènerailefoindansunedemi-heure.Àcetteheure-làlesmoutonssontdéjàrentrés,leschèvresetlesvachesaussi,etilmeresteàtraire,àfairelesfromagespourlelendemain.J'aiusédetouslesprétextespourcesrendez-vous.Jesuisalléeaupuitschercherdel'eaupourlesbêtes,cequisupposeplusieurspetitsvoyagesavecungrandseauenéquilibresurmatête.Leslapinsonteubesoind'herbetendre,lespoulesdesgrainsquej'allaisglaner…Jevoulais savoir si les figuescommençaientàmûrir, j'avaisbesoindecitronpour lacuisine,ouderallumerlabraisedanslefouràpain.

Ilfautseméfiersanscessedesparentsquiseméfientdeleurfille.Unefillepeutfairebeaucoupdechoses…Ellevadanslacour?Queva-t-ellefairedanslacour?Ellen'apasdonnérendez-vousderrièrelefourneauàpainparhasard?Ellevaaupuits?Est-cequ'elleaprisleseauavecelle?Est-cequelesbêtesn'ontpasdéjàeuàboire?Ellevachercherdufoin?Combiendegerbesva-t-ellerapporter?

Cesoir-làjetraînemonsacdetoile,degerbeengerbe.Jeleremplisenvitesseetj'attends,j'attends.Jesaisquemonpèreestassiscommed'habitudesouslalampedevantlamaisonetqu'ilattendavecsaceinture,enfumantsapipecommeunpacha,quelafillerentreàl'heureoùelledoitrentrer.Ilcomptelesminutes.Lui,ilaunemontre,etsij'aiditunedemi-heure,c'estunedemi-heuremoinsuneminutesijeneveuxpasprendreuncoupdeceinture.

Ilnemerestequemestroisgerbesàlier.Lecielprendunecouleurgrise,lejaunedusoleilpâlit.Jen'aipasdemontre,maisilnemerestequequelquesminutesavantlanuitquivientsivitedansmonpays.On dirait que le soleil est si fatigué de nous éclairer qu'il tombe comme une pierre en nous laissantbrutalementdanslenoir.

J'aiperdul'espoir.C'estfini.Ilm'alaissétomber.J'arriveàlamaison.Savoituren'estpaslà.Jemelèvelelendemainmatin,savoituren'esttoujourspaslà.

C'estvraimentlafin.Iln'yaplusd'espoirdevivre,etj'aicompris.Ilaprofitédemoi,c'étaitunbonmomentpourlui.Paspourmoi.

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Jem'enmordslesdoigts,maisc'esttroptard.Jenelereverraiplusjamais.Auboutd'unesemaine,jenecherchemêmeplusà leguettersur la terrasse.Lesvoletsde lamaisonrosesontfermés, ilafuienvoiturecommeunlâche.Jenepeuxdemanderd'aideàpersonne.

Àtroisouquatremois,monventrecommenceàgrossir.Jelecacheencoreassezbiensousmarobe,maisdèsquejeporteunseauouunechargequelconquesurlatête, ledoscambréetlesbraslevés, jedoisfaireuneffortconsidérablepourlerendreinvisible.Cettetachesurmonnez,j'essaiedefrotterpourl'effacer,maisellenepartpas.Jenepeuxpasrecommenceraveclehenné,mamèrenemecroiraitpas.

C'estlanuitquel'angoisseestlaplusforte.Jevaissouventdormiraveclesmoutons.Leprétexteesttouttrouvé:lorsqu'unebrebisvaaccoucher,elleappellecommeunêtrehumainet,sionnel'entendpas,ilarrivequelepetitétouffedansleventredesamère.

Jerepenseparfoisàcettebête,dontlebébésortaitmal.J'aidûmettremonbrasjusqu'aufonddesonventre, toutdoucement,pour retourner la têtede l'agneaudansunebonnepositionet le tirerversmoi.J'avaistrèspeurdeluifairedumal,etj'aibataillélongtempspourrécupérervivantcepetitagneau.Lamèren'arrivaitpasàpousser,lapauvre,etj'aidûbeaucoupl'aider.Etuneheureplustardenviron,elleestmorte.

L'agneauétaitunepetitefemelle.Ellemesuivaitcommeunenfant.Dèsqu'ellemevoyaitpartir,ellem'appelait.Jetrayaisd'abordlesautresbrebisetjeluidonnaisàboireaubiberon.Jedevaisavoirunequinzained'annéesalors.J'aiaccouchébeaucoupdebrebis,maiscesouvenirestleseulquej'aiegardé.Lapetitemesuivaitdanslejardin,ellemontaitlesescaliersdelamaison.Partoutoùj'allais,elleétaitderrièremoi.Lamèreétaitmorte,etl'agneauvivant…

C'est étrangedepenserqu'on sedonnait tellementdemalpour accoucherdesbrebis alorsquemamère étouffait ses enfants. À l'époque je n'y pensais absolument pas. C'était une coutume qu'il fallaitadmettre. En faisant défiler ces images dansmamémoire, aujourd'hui, je suis révoltée. Si j'avais étéconscientecommejelesuisactuellement,j'auraisplutôtétranglémamèrepoursauvermêmeuneseuledecespetitesfilles.

Pourunefemmesoumiseàcepoint,tuerlesfilles,c'estnormal.Pourunpèrecommelemien,raserles cheveux de sa fille avec des ciseaux à laine pour lesmoutons, c'est normal. Les frapper avec laceinture ou la canne, c'est normal, les attacher dans l'écurie toute la nuit au milieu des vaches, c'estnormal.Quepouvaitmefairemonpèreenapprenantquej'étaisenceinte?MasœurKaïnatetmoinouspensionsqu'êtreattachéesdansl'écurie,c'étaitlepirequipouvaitnousarriver.Lesmainsnouéesderrièreledos, lefoulardsurlabouchepournepasqu'oncrieet lespiedsliésaveclacordequiavaitserviànous battre.Muettes, éveillées toute la nuit, on se regardait simplement, en pensant la même chose :«Tantqu'onestattachées,onestvivantes.»

Justement,c'estmonpèrequivientversmoi,unjourdelessive.Jel'entendsboiterdansmondos,etsacannefrapperlesoldelacour.Ils'arrêtederrièremoi,jen'osepasmerelever:«Jesuissûrquetuesenceinte.»Jelâchelelingedanslabassine,jen'aipaslaforcedeleverlesyeuxsurlui.Jenepourraipasprendrel'airétonnéouhumilié,jen'arriveraipasàmentirsijeleregarde.«Maisnon,papa.

—Maissi!Regarde-toi!Tuasgrossi!Etcettetache,là,tudisquec'estlesoleil,aprèstudisquec'estlehenné?Tamèredoitvoirtesseins.»

C'estdoncmamèrequis'estdoutée.Etc'estluiquivientdonnerl'ordre.«Ilfautlesmontrer.»Etmonpères'envaavecsacannesansajouterunmotiln'apascogné.Jen'aipasprotesté,mabouche

estparalysée.Jepensequecettefoisçayest,jesuismorte.C'estautourdemamère.Ellefaitletourdemabassine,lesmainssurleshanches.Elleestcalmemaisrude.

«Maintenant,tuarrêtesdefairelalessive!Montre-moitesseins!—Non,jet'enprie,maman,çamegêne.—Tumelesmontresoujedéchiretarobe?»

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Alorsjedéfaislesboutonsdemoncoljusqu'àhauteurdepoitrine,j'écarteletissu.«Tuesenceinte?—Maisnon!—Tuaseutesrègles?—Oui!—Laprochainefoisquetuastesrègles,tumelesmontres!»J'aiditoui,pourêtretranquille,pourlacalmeretpourmasécurité.Jesaisqu'ilvafalloirquejeme

coupe,quejemettedusangsurunpapieretquejeleluimontreàlaprochainelune.J'abandonnema lessive, jequitte lamaisonenpassantpar le jardin sanspermission et jevaisme

cacherdanslesbranchesd'unvieuxcitronnier.C'estbêtedememettreàl'abridecettefaçon,cen'estpaslecitronnierquivamesauver,maisj'aitellementpeurquejenesaispluscequejefais.Monpèrem'acherchéetrèsvite,etilmeretrouvelà,grimpéecommeunechèvreaumilieudesfeuilles.Iln'aqu'àmetirerparlesjambespourmefairetomber.

Undemesgenouxsaigne,etilmeramèneàlamaison.Ilprenddesfeuillesdesaugepourlesmâcheretappliquecettebouilliesurlaplaiepourarrêterlesang.C'estbizarre.Jenecomprendspaspourquoi,aprèsm'avoir fait tombersibrutalement, ilprend lapeinedemesoigner,cequ'iln'a jamaisfait.Àcemoment-là,jemedisquefinalementiln'estpasméchant.Ilacrucequejeluiairépondu.Aveclereculdu temps, jemedemandesicen'étaitpas toutsimplementpouréviterquecesangnemeserveà fairecroirequej'avaiseumesrègles…

J'aieumalauventreentombant,etj'espèrequelachutevalesfairevenir.Unpeuplustard,ilyaunconseildefamilleauqueljenesuispasautoriséeàassister.Mesparents

ontfaitvenirNouraetHussein.J'écoutederrièrelemur.Ilsparlenttousensemble,etj'entendsmonpèredire:«Jesuissûrqu'elleestenceinte,elleneveutpasnousledire,onattendqu'ellenousmontresesrègles…»

Dèsqu'ilsontfinideparler,jemonteàl'étagepourfairesemblantdedormir.Lelendemain,mesparentsvontàlaville.J'ail'interdictiondesortir.Laportedelacourestfermée,

maisjepasseparlesjardinsetjefilemecacherdanslacampagne.Avecungroscailloujecommenceàtaperrégulièrementsurmonventre,à travers larobe,pourque lesangvienne.Personnenem'a jamaisappriscommentgrandissentlesbébésdansleventredeleurmère.Jesaisqu'àunmomentlebébébouge.J'ai vu ma mère enceinte, je sais combien de temps il faut pour que l'enfant vienne au monde, maisj'ignore tout le reste.Àpartirdequandunenfantest-ilvivant?Pourmoic'està lanaissance,puisquec'estàcemoment-làquej'aivumamèrechoisirdeleurlaisserounonlavie.Cequej'espèreardemment,alorsquejesuisenceinted'environtroismoisetdemiouquatremois,c'estquelesangrevienne.Jenepensequ'àça.Jen'imaginemêmepasquecetenfantdansmonventreestdéjàunêtrehumain.

Etjepleurederage,depeur,parcequelesangnevientpas.Parcequemesparentsvontrevenir,etquejedoisêtreàlamaisonavanteux.

Cesouvenirestàprésentsidouloureux…jemesenstellementcoupable.J'aibeaumedirequej'étaisignorante,terroriséeparcequim'attendait,c'estuncauchemardepenserquej'aimarteléainsimonventrepourquecetenfantn'existepas.

Etlelendemain,c'estlamêmechose,jetapesurmonventreavectoutcequejetrouve,etchaquefoisquejelepeux.Mamèreattend.Ellem'adonnéunmoisàpartirdujouroùellem'aobligéeàluimontrermesseins.Jesaisqu'ellecomptedanssatête,etenattendantjenepeuxplussortir.Jedoisresterconfinéedanslamaisonetmecontenterdestravauxménagers.Mamèrem'adit:«Tunepassespluslaporte!Tunevasplusgarderlesmoutons,tunevaspluschercherlefoin.»

Jepeuxmesauverparlescoursetlesjardins,maispouralleroù?Jen'aijamaisprislecarseule,jen'aipasd'argent,etdetoutefaçonlechauffeurnemelaisserapasmonter.

Je dois être dans le cinquièmemois. J'ai senti bouger dansmon ventre et, debout, jeme jette sur

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l'angled'unmur,commeunefolle.Jenepeuxplusmentirnicachermonventreetmesseins,jen'aiplusd'issue.

Laseuleidéequimevient,laseulepossible,estdem'enfuirdelamaisonpourallermeréfugierchezlasœurdemamère.Ellehabitedanslevillage.Jeconnaissamaison.Alorsunmatin,pendantquemesparentssontpartisaumarché,jetraverselejardin,jepassedevantlepuits,jesautepar-dessusletalusetjefilejusquechezelle.Jen'aipasbeaucoupd'espoir,carelleestméchante,jalousedemamèrepourdesraisonsquej'ignore.Maisjustement,peut-êtrequ'ellemegarderachezelleettrouveraunesolution.Enmevoyantarriverseule,elles'inquièted'aborddemesparents.Pourquoinesont-ilspasavecmoi?

«Ilfautquetum'aides,matante.»Etjeluiracontetout,lemariageprévuetretardé,lechampdeblé.«Quic'est?—Ils'appelleFaiez,maisiln'estplusauvillage,ilavaitpromis…—D'accord.Jevaist'aider.»Elles'habille,metsonfoulardetmeprendparlamain:«Viens,onvaallerfaireuntourensemble.—Maisoù?Qu'est-cequetuvasfaire?—Viens,donne-moilamain,ilnefautpasqu'ontevoiemarcherseule.»J'imaginequ'ellem'emmènechezuneautrefemme,unevoisinequiadessecretspourfairerevenirle

sangdes règles, ou empêcher que l'enfant continue à grandir dansmonventre.Ou alors qu'elle vamecacherquelquepart,jusqu'àcequejesoislibérée.

Maisellemeramèneàlamaison.Ellemetirecommeunânequineveutpasavancer.«Pourquoitumeramènesàlamaison?Aide-moi,jet'ensupplie!—Parcequec'estlàtaplace,c'esteuxquivonts'occuperdetoi,pasmoi.—Jet'ensupplie,resteavecmoi!Tusaiscequivam'arriver!—C'esticitaplace!Tum'ascomprise?Etnesorsplusjamaisdecheztoi!»Ellem'obligeàpasserlaporte,appellemesparents,faitdemi-tourets'envasansseretourner.J'aivu

laméchanceté, lemépris sur sonvisage.Elledevaitpenser :«Masœuraunserpentdanssamaison,cettefilleadéshonorélafamille.»

Monpère referme la porte etmamèreme jette un regardmauvais, avecun signedumenton et unmouvementdelamainquiveutdire:«Charmuta…salope…tuasoséallerchezmasœur!»Ellessedétestenttouteslesdeux.Qu'unmalheurarriveàl'uneetl'autres'enréjouit.

«Oui,j'étaischezelle,jecroyaisqu'ellepouvaitm'aider,mecacher…—Rentre!Montedanslachambre!»Jetrembledetoutmoncorps,mesjambesnemetiennentplus.Jenesaispascequim'attendunefois

enferméedanslachambre.Jen'arrivepasàfaireunpas.«Souad!Turentres!»Masœurnem'adressepluslaparole.Elleaaussihontequemoi,etnesortplusdelamaison,ellenon

plus. Ma mère travaille comme d'habitude, mes autres sœurs s'occupent des bêtes, et on me laisseenfermée,commeunepestiférée.Jelesentendsparlerentreeuxparmoments.Ilscraignentquequelqu'unm'aitvuedanslevillage,quelesgensparlent.Enessayantdesauvermapeauetdemeréfugierchezmatante,j'aifaithonteplusparticulièrementàmamère.Lesvoisinsvontsavoir,lesbouchesvontparler,lesoreillesvontécouter.

Depuiscejour-là,jenemetspluslenezdehors.Surlaportedemachambre,monpèreainstalléunenouvelleserrurequiclaquecommeuncoupdefusil,chaquesoir.Laportedujardinfaitlemêmebruit.

Enlavantlacour,parfois,jeregardecetteporteaveclesentimentd'étoufferdansmapoitrine.Jamaisjenesortiraidelà.Jenemerendsmêmepascomptequecetteporteeststupide,puisquelejardinetletalusdepierresquileprotègenesontpasdesobstaclesinfranchissables.Jesuispasséeparlàplusd'une

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fois.Maislaprisonestsûrepourn'importequellefilledansmoncas.Dehorsceseraitpire.Dehorsc'estlahonte,lemépris,lesjetsdepierres,lesvoisinesquimecracheraientauvisage,oumetireraientparlescheveux pour me ramener chez moi. Dehors je n'y songe pas. Et les semaines passent. Personne nem'interroge,personneneveutsavoirquim'afaitça,commentetpourquoi.Mêmesij'accuseFaiez,monpèren'irapaslechercherpourmemarier.C'estmafaute,paslasienne.Unhommequiaprislavirginitéd'une femme n'est pas coupable, c'est elle qui a bien voulu. Pire, c'est elle qui a demandé ! Qui aprovoquél'hommeparcequ'elleestuneputainsanshonneur.Jen'airienpourmedéfendre.Manaïveté,monamourpourlui,sapromessedemariage,mêmesapremièredemandeàmonpère,riendetoutçanecompte.Cheznous, unhommequi se respecte n'épousepas la fille qu'il a lui-mêmedéflorée avant lemariage.

Est-cequ'ilm'aimait?Non.Etsij'aicommisunefaute,c'estcelledecroirequejeleretiendraisenfaisantcequ'ilvoulait.J'étaisamoureuse?J'aieupeurqu'ilentrouveuneautre?C'estunedéfensequinecomptepas…mêmepourmoiellen'aplusdesens.

Unsoir,nouvelleréuniondefamille:mesparents,masœuraînéeetsonmariHussein.Monfrèren'estpasàlamaisoncarsafemmevaaccoucheretilestallélarejoindredanssafamille.

J'écoutederrièrelemur,terrorisée.MamèreparleàHussein:«Onnepeutpasdemanderànotrefils,ilneserapascapable,etilesttropjeune.—Moijepeuxm'occuperd'elle.»Monpèreparleàsontour:«Situdoislefaire,ilfautlefairecommeilfaut.Àquoitupenses?—Net'inquiètepas,jevaistrouverunmoyen.»Mamèreànouveau:«Tudoist'occuperd'elle,maisilfautt'endébarrasserd'uncoup.»J'entendsmasœurpleurerendisantqu'elleneveutpasentendreçaetqu'elleveutrentrerchezelle.

Husseinluiditd'attendreetajoutepourmesparents:«Vous,voussortirez.Partezdelamaison,ilnefautpasquevoussoyezlà.Quandvousrentrerez,ce

serafait.»J'aientendumacondamnationàmortdemespropresoreilles,etj'aifilédansl'escaliercarmasœur

allaitsortir.Jen'aipasentendulasuite.Unpeuplustard,monpèreafaitletourdelamaisonetlaportedelachambredesfillesaclaqué.

Jen'aipasdormi.Jen'arrivaispasàréalisercequej'avaisentendu.Jemedisais:est-cequec'estunrêve?Est-cequec'estuncauchemar?Est-cequ'ilsvontvraimentlefaire?Est-cequec'estpourmefairepeur?Ets'ilslefont,ceseraquand?Comment?Enmecoupantlatête?

Peut-êtrequ'ilsvontmelaisseravoircetenfantetmetueraprès?Est-cequ'ilslegarderontsic'estunfils?Est-cequemamèrel'étoufferasic'estunefille?

Est-cequ'ilsvontmetueravant?Alors,lelendemain,j'aifaitcommesijen'avaisrienentendu.Jemetenaissurmesgardes,maisjen'y

croyaispasvraiment.Etpuisjetremblaisdenouveau,etj'ycroyais.Lesseulesquestionsétaientquandetoù.Çanepouvait pas se faire tout de suite…d'ailleursHussein était parti.Et puis je nepouvais pasimaginerHusseinvoulantmetuer!

Mamèrem'adit,cejour-là,surlemêmetonqued'habitude:«C'estlemomentdet'occuperdelalessive,tonpèreetmoinousallonsenville.»J'aisucequiallaitsepasser.Ilsquittaientlamaisoncommel'avaitditHussein.Lorsquejemesuissouvenue,récemment,deladisparitiondemasœurHanan,jemesuisaperçueque

c'étaitlamêmechose.Lesparentsétaientsortis,lesfillesétaientseulesàlamaisonavecleurfrère.Laseuledifférence,encequimeconcerne,c'estqueHussein,lui,n'étaitpasencorelà.J'airegardélacour,elleétaitgrande,carreléeenpartie,leresterecouvertdesable.Toutautour,unmursurmontéd'unegrille

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bientrophauteavecdespointes.Etdansuncoin,laportegrise,métallique,lissecôtécour,sansserrureniclé,avecuneseulepoignéeàl'extérieur.

MasœurKaïnatnefaitjamaislalessiveavecmoi,nousn'avonspasbesoind'êtredeux.Jenesaispasqueltravailonluiademandé,nioùelleestaveclespetites.Ellenemeparleplus.Elle

dortàcôtédemoi,ledostournédepuisquej'aitentédefuirchezmatante.Mamèreattendquejerassemblelelingeàlaver.Ilyenabeaucoupcarnousnefaisonslalessive

qu'unefoisparsemaine,engénéral.Sijecommenceversdeuxoutroisheuresdel'après-midi,jen'auraipasfiniavantsixheuresdusoir.

Jevaisd'abordchercherdel'eauaupuits, toutaufonddujardin.Jedisposeleboispourlefeu, jepose la grande lessiveuse dessus et je verse l'eau jusqu'à la remplir àmoitié.Et jem'assieds sur unepierre,enattendantqu'ellechauffe.

Mesparentssortentparlaportedelamaison,qu'ilsrefermenttoujoursàcléenpartant.Moi je suis de l'autre côté, dans cette cour. J'attise les braises en permanence.Le feu ne doit pas

faiblir,ilfautquel'eausoittrèschaudepouryfairetremperlelinge.Ensuitejefrotterailestachesavecdusavonàl'huiled'olive,etjeretourneraiaupuitspourl'eauderinçage.

C'est un travail long et fatigant que j'accomplis depuis des années, mais en ce moment il m'estparticulièrementpénible.

Je suis là, piedsnus, assise surmapierre, en robede toilegrise, fatiguéed'avoirpeur. Jene saismêmeplusdepuiscombiendetempsjesuisenceinteaveccettepeurdansleventre.Plusdesixmoisentoutcas.Jeregardelaportedetempsentemps,là-bas,toutaufonddelacourimmense.Ellemefascine.

S'ilvient,ilnepeutentrerqueparlà.

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Lefeu

Toutàcoup,j'entendsclaquerlaporte.Ilestlà,ilavance.Jerevoiscesimagesvingt-cinqansplustardcommesiletempss'étaitarrêté.Cesontlesdernièresde

monexistenced'avant,là-bas,dansmonvillagedeCisjordanie.Ellesdéfilentauralenticommedanslesfilms à la télévision.Elles reviennent sans cesse devantmes yeux. Je voudrais les effacer dès que lapremièresurgitmaisjenepeuxplusarrêterlefilm.Quandlaporteclaque,ilesttroptardpourl'arrêter,j'ai besoin de les revoir, ces images, parce que je cherche toujours à comprendre ce que je n'ai pascompris:commenta-t-ilfait?Est-cequej'auraispuluiéchappersij'avaiscompris?

Ilavanceversmoi.C'estmonbeau-frèreHusseinentenuedetravail,unvieuxpantalonetuntee-shirt.Ilarrivedevantmoi, ilmedit :«Salut,çava?»,aveclesourire.Iladanslaboucheuneherbequ'ilmâchonneensourianttoujours:«Jevaism'occuperdetoi.»

Cesourire…ilditqu'ilvas'occuperdemoi,jenem'yattendaispas.Jesourisunpeumoiaussi,pourleremercier,n'osantpasdireunmot.

«T'asungrosventre,hein?»Jebaisselatête,j'aihontedeleregarder.Jebaisseencorepluslatête,monfronttouchemesgenoux.«Tuasunetache,là.Tuasmislehennéexprès?—Non,j'aimislehennésurmescheveux,j'aipasfaitexprès.—Tuasfaitexprès,pourlecacher.»Jeregardelelingequej'étaisentrainderincerentremesmainsquitremblent.C'estladernièreimagefixeetlucide.Celingeetmesdeuxmainsquitremblent.Lesderniersmotsque

j'aientendusdelui,c'est:«Tuasfaitexprès,pourlecacher.»Ilnedisaitplusrien, jegardais la têtebaisséedehonte,unpeusoulagéequ'ilneposepasd'autres

questions.Toutàcoupj'aisentiquelquechosedefroidcoulersurmatête.Etaussitôtlefeuétaitsurmoi.J'ai

compris lefeu,et lefilms'accélère, toutva trèsvitedans les images.Jecommenceàcourirpiedsnusdanslejardin,jetapemesmainssurmescheveux,jecrie,etjesensmarobequiflottederrièremoi.Est-cequelefeuétaitaussisurmarobe?

Jesenscetteodeurdepétrole,etjecours,lebasdemarobem'empêchedefairedesgrandspas.Laterreurmeguide,instinctivement,loindelacour.Jecoursverslejardinpuisqu'iln'yapasd'autreissue.Maisjenemesouviensdepresquerienensuite.Jesaisquejecoursaveclefeuetquejehurle.Commentj'aifaitpourm'échapper?Est-cequ'ilacouruderrièremoi?Est-cequ'ilattendaitquejetombepourmeregarderflamber?

J'ai forcément grimpé sur le muret du jardin, pour me retrouver, ensuite, soit dans le jardin desvoisins,soitdanslarue.Ilyavaitdesfemmes,deuxilmesemble,doncc'étaitsûrementdanslarue,etellesm'onttapédessus.Avecleursfoulardsjesuppose.

Ellesm'onttraînéejusqu'àlafontaineduvillage,etl'eauesttombéed'uncoupsurmoipendantquejehurlaisdepeur.Jelesentendscrier,cesfemmes,maisjenevoisplusrien.J'ailatêtebaisséecontremapoitrine,jesenscoulerl'eaufroide,çanes'arrêtepasetjecriedesouffranceparcequecetteeaufroidemebrûle.Jesuisrecroquevillée,jesensl'odeurdeviandegrillée,lafumée.J'aidûm'évanouir.Jenevoisplusgrand-chose.Ilyaencorequelquesimagesvagues,desbruits,commesij'étaisdanslacamionnettede mon père.Mais ce n'est pas mon père. J'entends des voix de femmes qui pleurent sur moi. « Lapauvre»,«lapauvre»…Ellesmeconsolent.Jesuiscouchéedansunevoiture.Jesenslescahotssurlaroute.Jem'entendsgémir.

Etpuisplusrien,etpuisencorecebruitdevoiture,etlavoixdesfemmes.Jebrûleencorecommesilefeuétaittoujourssurmoi.Jenepeuxpasreleverlatête,jenepeuxplusbougermoncorpsnimesbras,

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je suis en feu, toujours en feu… je pue l'essence, je ne comprends rien à ce bruit de moteur, auxlamentationsdecesfemmes, jenesaispasoùellesm'emmènent.Si j'ouvreunpeulesyeux, jenevoisqu'unpetitmorceaudemarobeoudemapeau.C'estnoir,çapue.Jebrûletoujoursetpourtantiln'yaplusdefeusurmoi.Maisjebrûlequandmême.Dansmatête,jecoursencoreaveclefeusurmoi.

Jevaismourir.C'estbien.Jesuispeut-êtredéjàmorte.Enfinc'estfini.

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Mourir

Je suis surun litd'hôpital, recroquevilléeenchiende fusil sousundrap.Une infirmièreestvenuearrachermarobe.Ellea tiréméchammentsur le tissu, lasouffrancem'aparalysée. Jenevoispresquerien,monmentonestcollésurmapoitrine,jenepeuxpaslerelever.Jenepeuxpasbougerlesbrasnonplus.Ladouleurestsurmatête,surmesépaules,dansmondos,surmapoitrine.Jesensmauvais.Cetteinfirmièreestsiméchantequ'ellemefaitpeurquandje lavoisentrer.Ellenemeparlepas.Ellevientarracherdesmorceauxdemoi,ellemetunecompresseetelles'enva.Siellepouvaitmefairemourir,elleleferait,j'ensuissûre.Jesuisunesalefille,sionm'abrûléec'estquejeleméritaispuisquejenesuispasmariéeetquejesuisenceinte.Jesaisbiencequ'ellepense.

Noir.Coma.Combiendetemps,joursounuits?…Personneneveutmetoucher,onnes'occupepasdemoi,onnemedonnerienàmangerniàboire,on

attendquejemeure.Etjevoudraisbienmourirtellementj'aihonted'êtreencoreenvie.Tellementjesouffre.Cen'estpas

moiquibouge,c'estcettemauvaisefemmequimeretournepourarracherdesmorceaux.Riend'autre.Jevoudraisdel'huilesurmapeaupourcalmerlabrûlure,jevoudraisqu'onenlèvecedrappourquel'airmedonneunpeudefroid.Undocteurestlà.J'aivudesjambesdansunpantalon,etuneblouseblanche.Ilaparlémaisjen'aipascompris.C'esttoujourslamauvaisefemmequivientets'enva.Jepeuxbougerlesjambes,jem'enserspoursouleverledrapdetempsentemps.Surledosj'aimal,surlecôtéj'aimal.Jedors,latêtetoujourscolléeàmapoitrine.Latêtebaisséecommelorsquelefeuétaitsurmoi.

Mesbrassontbizarres,unpeuécartésetparalysés touslesdeux.Mesmainssont toujours là,maisellesnemeserventàrien.Jevoudraistellementmegratter,m'arracherlapeaupourneplussouffrir.

Onm'obligeàmelever.Jemarcheaveccetteinfirmière.J'aimalauxyeux.Jevoismesjambes,mesmainsquipendentdechaquecôtédemoi,lecarrelage.Jehaiscettefemme.Ellem'amènedansunesalleetprendunjetd'eaupourmelaver.Elleditquejesenstellementmauvaisqu'elleaenviedevomir.Jepue,jepleure,jesuislàcommeundéchetimmonde,commeunepourrituresurlaquelleonjetteunseaud'eau.Commelecacadansles toilettes,ontire lachasse,etvoilàc'estfini.Meurs.L'eaum'arrachelapeau, je crie, je pleure, je supplie, le sang coule jusqu'au bout demes doigts. Ellem'oblige à resterdebout.Ellearrachesouslejetd'eaufroidedesmorceauxdechairnoire,desboutsdemarobebrûlée,desordurespuantesquifontunpetittasdanslefonddeladouche.Jesenstellementlepourri,lachairbrûlée et la fuméequ'elle amisunmasqueetparmoments sort de la salled'eauen toussant et enmemaudissant.

Jeladégoûte,jedevraiscrevercommeunchien,maisloind'elle.Pourquoiest-cequ'ellenem'achèvepas?Jeretournedansmonlit,brûlanteetglacéeàlafois,etellejetteledrapsurmoipourneplusmevoir.Crève,meditsonregard.Crèveetqu'onailletejeterailleurs.

Monpèreestlàavecsacanne.Ilestfurieux,iltapesurlesol,ilveutsavoirquim'amiseenceinte,quim'aemmenéeici,commentc'estarrivé.Ilalesyeuxrouges.Ilpleure,levieilhomme,maisilmefaittoujourspeuraveccettecanneetjen'arrivemêmepasàluirépondre.Jevaism'endormir,oumourir,oumeréveiller,monpèreétaitlà,iln'yestplus.

Maisjen'aipasrêvé,savoixrésonneencoredansmatête:«Parle!»J'airéussiàm'asseoirunpeu,pourneplussentirmesbrascolléssurledrap,matêtesoutenueparun

oreiller. Rien ne me soulage, mais je peux voir qui passe dans le couloir, la porte est entrouverte.J'entendsquelqu'un,j'aperçoisdespiedsnus,unerobenoireetlongue,unesilhouettepetitecommemoi,mince,presquemaigre.Cen'estpasl'infirmière.C'estmamère.

Sesdeuxnattespoisséesàl'huiled'olive,sonfoulardnoir,cefrontbizarre,bombéentrelessourcilsetquirejointlenez,ondiraitunoiseaudeproie.Ellemefaitpeur.Elles'assiedsuruntabouretavecson

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cabasnoir.Etellecommenceàsangloter,àrenifler,àessuyerseslarmesavecunmouchoirenbalançantlatête.

Ellepleureduchagrindelahonte.Ellepleuresurelleettoutelafamille.Etjevoislahainedanssesyeux.

Elle me questionne en serrant son sac contre elle. Je le connais, ce sac, il m'est familier. Ellel'emportetoujoursavecellepoursortir,alleraumarché,ouauxchamps.Elleymetdupain,unebouteilled'eauenplastique,parfoisdulait.J'aipeur,maismoinsqu'enprésencedemonpère,commed'habitude.Monpèrepeutmetuer,maispaselle.Ellegémitsesphrases,etmoijeleschuchote.

«Regarde-toi,ma fille…Jenepourrais jamais te ramenerà lamaisoncommeça, tunepeuxplusvivreàlamaison,tut'esvue?

—J'arrivepasàmevoir.—Tu es brûlée.Lahonte est sur toute la famille.Maintenant je nepeuxplus te ramener.Dis-moi

commenttuesdevenueenceinte?Avecqui?—Faiez.Jenesaispaslenomdesonpère.—C'estFaiezlevoisin?»Ellerecommenceàpleureretàtamponnerlemouchoirsursesyeux,enboule,commesiellevoulait

l'enfoncerdanssatête.«Oùtuasfaitça?Où?—Danslechamp.»Ellegrimace,ellesemordlaboucheetpleureencoreplus.«Écoute-moimafille,écoute, j'aimeraisbienque tumeures,c'estmieuxsi tumeurs.Ton frèreest

jeune,situnemeurspas,ilauradesproblèmes.»Monfrèrevaavoirdesproblèmes.Quelsproblèmes?Jenecomprendspas.«Lapoliceestvenuevoirlafamilleàlamaison.Toutelafamille.Tonpèreettonfrère,ettamère,et

ton beau-frère, toute la famille. Si tu ne meurs pas, ton frère lui-même aura des problèmes avec lapolice.»

Elleapeut-êtresortileverredesonsacparcequ'iln'yarienautourdemoi.Pasdetableprèsdulit,jenevoisrien.Non,jenel'aipasvuefouillerdanssonsac,ellel'aprissurleborddelafenêtre,c'estunverredel'hôpital.Maisjen'aipasvuavecquoiellel'arempli.

«Situboispasça,tonfrèrevaavoirdesproblèmes,lapoliceestvenueàlamaison.»Est-ce qu'elle l'a rempli pendant que je pleurais de honte, de souffrance, de peur. Je pleurais de

beaucoup de choses, la tête basse et les yeux fermés. «Bois ce verre… c'estmoi qui te le donne. »Jamaisjen'oublieraicegrosverre,pleinàrasbord,avecduliquidetransparentàl'intérieur,commedel'eau.

«Tuvasboireça, tonfrèren'aurapasdeproblèmes.C'estmieux,c'estmieuxpour toi,c'estmieuxpourmoi,c'estmieuxpourtonfrère.»

Etellepleurait.Etmoiaussi.Jemesouviensqueleslarmescoulaientsurlesbrûluresdemonmenton,lelongdemoncou,etellesmedévoraientlapeau.

Je n'arrivais pas à soulever mes bras. C'est elle qui a mis ses mains sous ma tête, elle qui m'asoulevée vers le verre qu'elle tenait dans lamain. Personne nem'avait donné à boire jusque-là. Elleapprochaitcegrosverredemabouche.J'auraisvouluytremperaumoinsmeslèvres,tellementj'avaissoif.J'essayaisdereleverlementon,maisjen'yarrivaispas.

Toutàcoup,ledocteurestarrivé,etmamèreasursauté.Ilaprisleverred'ungestebrusque,ill'areposébrutalementetacriétrèsfort:«Non!»

J'aivuleliquideserépandresurleborddelafenêtre.Ilcoulaitlelongduverre,transparent,aussiclairquedel'eau.

Lemédecinaprismamèreparlebrasetl'afaitsortirdelachambre.Jeregardaistoujoursceverre,

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jel'auraisbumêmeparterre,jel'aurailéchéàcoupsdelangue,commeunchien.J'avaissoif,autantdeboirequedemourir.

Lemédecinestrevenuetm'adit:«Tuasdelachancequejesoisarrivéaubonmoment.Tonpère,etmaintenanttamère!Personnedetafamillenereviendraici!»Ilareprisleverreavecluietm'arépété:«Tuaseudelachance…Jeneveuxplusvoirpersonnedetafamille!

—MonfrèreAssad,j'aimeraisvoirmonfrère,ilestgentil.»Jenesaispluscequ'ilm'arépondu.J'étaisbizarre,touttournaitdansmatête.Mamèrem'avaitparlé

depolice,demonfrèrequiauraitdesennuis?Pourquoilui,puisquec'étaitHusseinquiavaitmislefeusurmoi?Ceverre,c'étaitpourmefairemourir.Ilyavaitencoreunetachesurlereborddelafenêtre.Mamèresouhaitaitquejemeureetmoiaussi.Etpourtantj'avaiseudelachance,disaitlemédecin,carj'étaissurlepointdeboirecepoisoninvisible.Jemesentaisdélivrée,commesilamortm'avaitenvoûtéeetquelemédecin l'ait fait disparaître en une seconde.Mamère était une excellentemère, lameilleure desmères,ellefaisaitsondevoirenmedonnantlamort.C'étaitmieuxpourmoi.Ilnefallaitpasmesauverdufeu,m'emmener icipourysouffrir,etmettresi longtempsàmourirpourmedélivrerdemahonteetdecelledetoutemafamille.

Monfrèreestvenu,troisouquatrejoursaprès.Jamaisjen'oublieraicesacdeplastiquetransparent,jevoyaisdesorangesautravers,etunebanane.Jen'avaisrienmangénibudepuisquej'étaislà.Jenepouvais pas, et de toute façon personne n'essayait de m'aider. Même le médecin n'osait pas. J'avaiscomprisqu'onmelaissaitmourir,parcequ'ilnefallaitpasintervenirdansmonhistoire.

J'étais coupable auxyeuxde tout lemonde. Je subissais le sort de toutes les femmesqui salissentl'honneurdeshommes.Onm'avaitlavéesimplementparcequej'empestais,paspourmesoigner.Onmegardaitlàparcequec'étaitunhôpitaloùjedevaismourirsanscréerd'autresproblèmesàmesparentsetàtoutmonvillageHusseinavaitmalfaitsontravail,ilm'avaitlaisséecouriraveclefeu.

Assadn'apasposédequestion.Ilavaitpeuretilétaitpresséderetournerauvillage.«Jevaispasserparleschamps,pourquepersonnenemevoie.Silesparentssaventquejesuisvenu

tevoir,jevaisavoirdesproblèmes.»J'avaisvouluqu'ilvienne,etpourtantj'étaisinquiètedelevoirsepencherau-dessusdemoi.J'aivu

dans ses yeux que je le dégoûtais avecmes brûlures. Personne,même pas lui, ne s'est préoccupé desavoiràquelpointjesouffraisdecettepeauquisecreusait,pourrissait,suintaitenmedévorantlentementcommelevenind'unserpentsur tout lehautdemoncorps,moncrânesanscheveux,mesépaules,mondos,mesbras,messeins.

J'aibeaucouppleuré.Est-cequej'aipleuréparcequejesavaisquec'étaitladernièrefoisquejelevoyais?Est-cequej'aipleuréparcequej'avaistellementenviedevoirsesenfants?Onattendaitquesafemme accouche. J'ai su plus tard qu'elle avait eu deux garçons. Toute la famille a dû l'admirer et laféliciter.

Jen'aipaspumangerlesfruits.Touteseulec'étaitimpossible,etlesacadisparu.Jen'aiplusjamaisrevumafamille.Madernièrevisiondemamère,c'estcetteimageduverred'eau

empoisonnée.Celledemonpèrefrappantfurieusementlesoldesacanne.Etmonfrèreavecsonsacdefruits.

Au plus profond dema souffrance, je cherchais encore à comprendre pourquoi je n'avais rien vuquandlefeuestarrivésurmatête.Ilyavaitunbidond'essenceàcôtédemoi,maisilétaitferméparunbouchon. Je n'ai pas vu Hussein le prendre. Je baissais la tête pendant qu'il me disait qu'il allait«s'occuperdemoi»etpendantquelquessecondes jemesuiscruesauvéeàcausedecesourireetdecetteherbequ'ilmâchonnaittranquillement.Enréalité,ilvoulaitmemettreenconfiancepouréviterqueje nem'échappe. Il avait tout prévu la veille avecmes parents.Mais où a-t-il pris le feu ? Dans labraise?Jen'airienvu.Ilautiliséuneallumettepourfairesivite?J'enavaistoujoursuneboîteàcôtédemoi,maisjen'airienvunonplus.Alorsunbriquetdanssapoche…Justeletempsdesentirleliquide

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froidsurmescheveux,etjeflambaisdéjà.J'aimeraistantsavoirpourquoijen'airienvu.Lanuit,couchéeàplatsurcelit,c'estuncauchemarsansfin.Jesuisdanslenoircomplet,jevoisdes

rideaux autour demoi, la fenêtre a disparu. Une douleur étrange comme un coup de couteau dans leventre, les jambesqui tremblent…jesuisen traindemourir.J'essaiedemeredressersansyparvenir.Mesbrassonttoujoursraides,deuxplaiesimmondesquirefusentdemeservir.Iln'yapersonne,jesuisseule,alorsquim'aplantécecouteaudansleventre?

Jesensentremescuissesquelquechosed'étrange.Jeplieunejambe,puisl'autre,jecherchedupied,j'essaiededégagerseulecettechosequim'effraie.Jenemerendspascompte,audébut,quejesuisentraind'accoucher.C'estavecmesdeuxpiedsquejetâtedanslenoir.Jerepoussesanslesavoirlecorpsdel'enfant,lentementsousledrap.Puisjeresteimmobile,épuiséeparl'effort.

Je rapprochemes jambes, et je sens le bébé contrema peau, de chaque côté. Il bouge un peu. Jeretiensmonsouffle.Commentest-ilsortisivite?Uncoupdepoignarddansleventreetilestlà?Jevaismerendormir,c'estimpossible,cetenfantn'estpassortitoutseulsansprévenir.Jesuisentraindefaireuncauchemar.

Maisjenerêvepas,puisquejelesenslà,entremesgenoux,contrelapeaudemesjambes.Ellesn'ontpasbrûlé,mesjambes,jesensleschosesaveccettepeau-là,etcelledemespieds.Jen'oseplusbouger,puisjelèveencoreunpiedcommejeleferaisd'unemain,poureffleurer…unetêteminuscule,desbrasquis'agitentfaiblement.

J'aidûcrier.Jenem'ensouvienspas.Lemédecinentredanslachambre,tirelesrideaux,maisjesuistoujoursdanslenoir.Cedoitêtrelanuit,dehors.Jenevoisqu'unelumièredanslecouloirparlaporteouverte.Lemédecinsepenche,retireledrap,etilemportel'enfant,sansmêmemelemontrer.

Iln'yaplusrienentremesdeuxjambes.Quelqu'untirelesrideaux.Jenemesouviensderiend'autre.J'aidûm'évanouir,j'aidûdormirlongtemps,jen'ensaisrien.Lelendemainetlesjourssuivants,jen'aiplusqu'unecertitude,l'enfantaquittémonventre.

Jenesavaispass'ilétaitvivantoumort,personnenem'enparlait,etjen'osaispasdemanderàcetteinfirmièremauvaisecequ'onavaitfaitdecetenfant.

Qu'ilmepardonne,j'étaisincapabledeluidonneruneréalité.Jesavaisquej'avaisaccouché,maisjene l'avaispasvu,onneme l'avaitpasmisdans lesbras, jene savaispas s'il étaitgarçonou fille. Jen'étaispasunemèreàcemoment-là,maisundébrishumaincondamnéàmort.Lahonteétaitlaplusforte.

Lemédecinm'aditplus tardque j'avais accouchéà septmoisd'un toutpetitbébé,maisqu'il étaitvivant et à l'abri. J'entendaisvaguement cequ'ilmedisait,mesoreillesbrûléesme faisaient tellementsouffrir!Lehautdemoncorpsn'étaitqu'unesouffrance,etjepassaisducomaàundemi-éveil,sansvoirdéfilerlesjoursetlesnuits.Toutlemondeespéraitàmevoirmourirets'yattendait.

EtmoijetrouvaisqueDieunemefaisaitpasmourirassezvite.Lesnuitsetlesjoursseconfondaientdanslemêmecauchemaretdansmesraresmomentsdeluciditéjen'avaisqu'uneobsession,arracheravecmes ongles cette peau infecte et puante qui continuait de me dévorer.Malheureusement, mes bras nem'obéissaientplus.

Quelqu'unestentrédansmachambre,une fois,aumilieudececauchemar. J'aidevinésaprésenceplusquejenel'aivu.Unemaindefemmeestpasséecommeuneombreau-dessusdemonvisage,sansletoucher.Unevoixdefemmeavecundrôled'accentm'aditenarabe:«Jevaist'aider…Aieconfiance,jevaist'aider,tum'entends?»

J'ai dit oui sansy croire, tellement j'étaismal dans ce lit, abandonnée aumépris des autres. Jenecomprenaispascommentonpouvaitm'aider,etsurtoutquiauraitlepouvoirdelefaire.

Me ramenerdansma famille ?Elle nevoulait plusdemoi.Une femmebrûléepour l'honneurdoitbrûlerentièrement.M'aideràneplussouffrir,m'aideràmourir,c'étaitlaseulesolution.

Maisjedisouiàcettevoixdefemme,etjenesaispasquielleest.

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Jacqueline

Je m'appelle Jacqueline. À cette époque, je suis au Moyen-Orient où je travaille avec uneorganisation humanitaire, Terre des hommes. Je parcours les hôpitaux à la recherche d'enfantsabandonnés,handicapésouenétatdemalnutrition.JetravailleencollaborationavecleCICR,laCroix-Rougeinternationale,etdifférentesorganisationsquis'occupentdePalestiniensetd'Israéliens.J'oeuvredoncdanslesdeuxcommunautésetj'aibeaucoupdecontactaveclesdeuxpopulations.Jevisavecelles.

Maisc'estseulementauboutdeseptansdeprésenceauMoyen-Orientquej'entendsparlerdejeunesfillesassassinées.Leursfamilles leurreprochentd'avoirrencontréungarçonoud'avoirparléaveclui.On les soupçonne parfois sans aucune preuve, sur les dires de n'importe qui. Il arrive que ces jeunesfilles aient vraiment eu une aventure avec un garçon, ce qui est absolument impensable dans leurcommunauté,étantdonnéquecesontlespèresquidécidentdesmariages.J'entendsdire…Onmedit…Mais,jusque-là,jen'aijamaisétéconfrontéeàuncasdecegenre.

Pourunespritoccidental, l'idéequedesparentsoudes frèrespuissentassassiner leur filleou leursœur,simplementparcequ'elleest tombéeamoureuse,paraît incroyable,surtoutà l'époque.Cheznous,lesfemmesselibèrent,votent,fontdesenfantstoutesseules…

Maisjesuisicidepuisseptans,etj'ycroistoutdesuite,mêmesijen'enaijamaisvuetquec'estlapremièrefoisqu'onm'enparle.Ilfautques'installeunclimatdegrandeconfiancepourparlerd'unsujetaussi tabou que celui-là, et qui ne regarde surtout pas les étrangers.C'est une femme qui se décide àl'évoquerdevantmoi.Uneamiechrétienne,aveclaquellejesuistrèssouventencontactcarelles'occuped'enfants.Ellevoitdoncpasserbeaucoupdemèresquiviennentdetoutlepays,detouslesvillages.Etelleestunpetitpeucommelemoukhtardusecteur,c'est-à-direqu'elleinvitelesfemmesàboirelecaféou le théetdiscuteavecellesdecequisepassedans leurvillage.C'estune formedecommunicationimportante,ici.Onboittouslesjourslecaféoulethéenbavardant,c'estlacoutume,etdoncl'occasionpourellederepérerlescasd'enfantsendifficultégrave.

Un jour, elle entenddireparungroupede femmes : «Dans levillage,on aune jeune fillequi seconduisaittrèsmal,alorssesparentsontessayédelabrûler.Onditqu'elleestdansunhôpital,quelquepart.»

Cette amie a un certain charisme, on la respecte, et elle fait preuve d'un courage énorme, jem'enrendraicompteparlasuite.Normalement,ellenes'occupequed'enfants,maislamèren'estjamaisloindel'enfant!Donc,versle15septembredecetteannée-là,monamiemedit:

« Écoute, Jacqueline, il y a une fille à hôpital qui est en train demourir. L'assistante socialem'aconfirméqu'elleavaitétébrûléeparquelqu'undesafamille.Est-cequetucroisquetupeuxfairequelquechose?

—Quesais-tudeplus?—Seulementquec'estunejeunefillequiétaitenceinteetdontlevillagedit:"Ilsontbienfaitdela

punir,maintenant,ellevamouriràl'hôpital."—C'estmonstrueux!—Jesais,maisicic'estcommeça.Elleestenceinteetpuis,voilà,ellevamourir.C'esttout.C'est

normal.Ondit:"Pauvresparents!"Onlesplaint,maispaslafille.D'ailleurs,ellevavraimentmourir,d'aprèscequej'aientendu.»

Unehistoirepareille,c'estunesonnetted'alarmedansmatête.Àl'époque,jetravailledoncauseindel'association Terre des hommes, dirigée par un homme fantastique : Edmond Kaiser. Ma missionpremière, ce sont les enfants. Je n'ai jamais abordé, et pour cause, ce genre de cas,mais jeme dis :«Jacqueline,mavieille,tudoisallervoirdeprèscequisepasse!»

Jeparspourcethôpital,quejeconnaissaisassezmalpourl'avoirpeuvisité.Jen'aipasdeproblème

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parcequejeconnaislepays,lescoutumes,quejemedébrouilledanslalangueetquej'aipassépasmaldetempsdansleshôpitaux.Jedemandesimplementqu'onm'amèneversunefillequiaétébrûlée.Onmeguide sans problème, et j'entre dans une grande pièce où je vois deux lits et deux filles. J'aiimmédiatementl'impressionqu'ils'agitd'unesallederelégation.Unendroitoùl'onmetlescasqu'ilnefautpasmontrer.

Unechambreassezsombre,desbarreauxauxfenêtres,deuxlitsetleresteentièrementvide.Commeilyadeuxfilles,jedemandeàl'infirmière:«Jecherchecellequivientd'avoirunbébé.—Ahoui,c'estcelle-là!»Etc'esttout.L'infirmières'enva.Ellenes'arrêtemêmepasdanslecouloir,ellenemedemandepas

quijesuis,rien!Justeungestevagueendirectiondel'undeslits:«C'estcelle-là!»J'envoisuneavecdescheveuxcourts,frisésmaispresquerasés,etuneautreauxcheveuxmi-courtset

raides.Maislesdeuxfillesontlevisagetoutnoir,pleindesuie.Leurcorpsestrecouvertd'undrap.Jesaisqu'ellessontlàdepuisunmoment.Environquinzejours,àcequ'onm'adit.Ilestévidentqu'ellesnepeuventpasparler.Deuxmoribondes.Cellequiadescheveuxraidesestdanslecoma.L'autre,cellequiaeuunenfant,soulèveàpeinelespaupièresparmoments.

Personnenecirculedanscettesalle,niinfirmièrenimédecin.Jen'osepasparler,encoremoinslestoucher, et l'odeur qui règne ici est infecte. Je suis venue pour en voir une, j'en découvre deuxaffreusementbrûléesdetouteévidence,etsanssoins.Jeressorschercheruneinfirmièreailleursquedanscettepiècederelégation.J'entrouveune:«Jevoudraisvoirlemédecin-chefdel'hôpital.»

J'ail'habitudedecegenredelieuxhospitaliers,cen'estpastoutnouveaupourmoi.Lemédecin-chefmereçoitbien,plutôtsympathique.

« Voilà, il y a ici deux jeunes filles brûlées. Vous savez que je travaille avec une organisationhumanitaire,peut-êtrequ'onpourraitlesaider?

—Écoutez…jenevousleconseillepas.Ilyenaunequiesttombéedanslefeuetl'autre,c'estuneaffairedefamille.Jenevousconseillevraimentpasdevousenmêler.

—Docteur,montravailc'estquandmêmed'aider,etenparticulierlesgensquinesontpasaidésparailleurs.Pouvez-vousm'endireunpeuplus?

—Non,non,non.Soyezprudente.Nevousmêlezpasdecegenred'histoires!»Quandc'estcommeça,ilnefautpastropforcerlesgens.J'enrestedonclà,maisjeredescendsdans

lasallederelégationetjem'assoisunmoment.J'attends,enespérantquecellequiouvreunpeulesyeuxpuissecommuniquer.L'étatdel'autreestplusinquiétant.

Commeuneinfirmièrepassedanslecouloir,jetentedeposerunequestion:«Cettejeunefille,cellequiadescheveuxetquinebougepas,qu'est-cequ'illuiestarrivé?»—Ah,elleesttombéedanslefeu,elleesttrèsmal,ellevamourir.»Aucunepitié dans ce diagnostic. Simplement une constatation.Mais la formule qui consiste à dire

«elleesttombéedanslefeu»nemetrompepas.L'autrebougeunpeu. Jem'approched'elle et je reste làunbonmoment, sans riendire. J'observe,

j'essaiedecomprendre,j'écoutelesbruitsdecouloir,enespérantquequelqu'und'autrevaveniràquijepourraism'adresser.Mais les infirmières passent très vite, elles ne s'occupent absolument pas de cesdeuxfilles.Detouteévidence,iln'yapasdesoinsorganiséspourelles.Enfait,ilyenacertainementunpeu,maisjenelesvoispas.Personnenes'approchedemoi,onnemedemanderien.Jesuispourtantuneétrangère,vêtueàl'occidentalemaistoujourstrèscouverte,parrespectpourlestraditionsdupaysoùjetravaille.C'estindispensablepourêtrereçuepartout.Onpourraitaumoinsmedemandercequejefaislà,maisaulieudecelaonm'ignore.

Auboutd'unmoment,jemepenchesurcellequisemblepouvoirm'entendre,maisjenesaispasoùlatoucher.Ledrapm'empêchedevoiroùelleaétébrûlée.Jevoisquelementonestcomplètementcolléà

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lapoitrine.C'estunmorceaud'unseulbloc.Jevoisquelesoreillessontbrûlées,etqu'iln'enrestepasgrand-chose.Jepasseunemaindevantsesyeux.Elleneréagitpas.Jenevoisnisesmainsnisesbras,etjen'osepassoulevercedrap.Finalement,jenesaispascommentm'yprendre.Ilfautpourtantquejelatouchequelquepart,pour signalermaprésence.Commeavecunemourante,pour lui fairecomprendrequequelqu'unestlà,qu'ellesenteuneprésence,uncontacthumain.

Ses jambessont repliées, lesgenouxen l'air sous ledrap,comme les femmess'assoientà lamodeorientale,maisàl'horizontale.Jeposemamainsurungenouetelleouvrelesyeux.

«Commenttut'appelles?»Ellenerépondpas.«Écoute,jevaist'aider.Jevaisreveniretjevaist'aider.—Aioua.»Oui,enarabe,etc'esttout.Ellerefermelesyeux.Jenesaismêmepassiellem'avue.C'étaitmapremièrerencontreavecSouad.Jesuisrepartiebouleversée.J'allaisfairequelquechose,c'étaitévidentpourmoi!Danstoutceque

j'aientreprisjusqu'ici,j'aitoujourseulesentimentd'avoirreçuunappel.Onmeparled'unedétresse,j'yvaisensachantquejevaisfairequelquechosepourrépondreàcetappel.Jenesaispasquoi,maisjetrouverai.

Jeretournedoncvoircetteamiequimedonnequelquesprécisionsnouvelles,sil’onpeutdire,surlecasdecettejeunefille.

«L'enfantqu'elleaeu, leservicesocial le luiadéjàenlevésurordrede lapolice.Tunevasrienpouvoirfaire.Elleestjeune,personnenevat'aiderdansl'hôpital.Jacqueline,crois-moi,tunevasrienpouvoirfaire.

—Bon,onvavoir.»Le lendemain, je retourne à l'hôpital. Elle n'est toujours pas très consciente, et sa voisine de lit

toujoursdanslecoma.Etcetteodeurpestilentielleestinsupportable.J'ignorel'étenduedesbrûlures,maispersonnenelesadésinfectées.Lesurlendemain,undesdeuxlitsestvide.Lajeunefilledanslecomaestmortependantlanuit.Jeregardecelit,videmaispasnettoyépourautant,avecunepeineimmense.C'esttoujours un gros chagrin de ne pas avoir pu faire quelque chose. Et jeme dis : «Maintenant, il fauts'occuperdel'autre.»Maiselleestàmoitiéinconsciente,elledélirebeaucoupetjenecomprendsrienàcequ'elleessaiedemerépondre.

Etvoilàqu'arrivecequej'appellelemiracle.Enlapersonned'unjeunemédecinpalestinienquejevoisicipourlapremièrefois.Ledirecteurdel'hôpitalm'adéjàdit:«Laisseztomber,ellevamourir.»Jedemandesonavisàcejeunemédecin:

«Qu'enpensez-vous?Pourquoineluinettoie-t-onpaslevisage,déjà?—Onessaiedelanettoyercommeonpeut,cen'estpasfacile.Cegenredecasesttrèsdifficilepour

nous,trèscompliqué,àcausedescoutumes…vouscomprenez…—Croyez-vousqu'onpuisselasauver,qu'onpuissefairequelquechose?— Si elle n'est pas déjàmorte, il y a peut-être des chances.Mais soyez prudente avec ce genre

d'histoire,trèsprudente.»Lesjourssuivants,jetrouveunvisageunpeupluspropre,etdestracesdemercurochromede-cide-

là.Le jeunemédecinadûdonnerdes instructionsà l'infirmière,qui faituneffort,maissanssedonnerbeaucoupdemal.Souadm'aracontéplustardqu'onl'avaitpriseparlescheveuxpourlarincerdansunebaignoireetqu'onlamanipulaitdecettefaçonparcequepersonnenevoulaitlatoucher.Jemegardedoncbien de critiquer, ça ne ferait qu'empirer mes relations avec cet hôpital. Je retourne voir mon jeunemédecinarabe,leseulquimeparaisseaccessible.

« Je travailleavecuneorganisationhumanitaire, jepeux fairequelquechose,alors j'aimeraisbiensavoirsielleauneespérancedevie.

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—Moi,ilmesemblequeoui.Onpourraittenterquelquechose,maisjedoutequeçasefassedansnotrehôpital.

—Alors,peut-êtrepourrait-onlachangerd'hôpital?— Oui, mais elle a une famille, des parents, elle est mineure, on ne peut pas ! On ne peut pas

intervenir, les parents savent qu'elle est là, la mère est déjà venue, et d'ailleurs les visites leur sontinterditesdepuis…C'estuncastrèsspécial,croyez-moi.

— Écoutez, docteur, moi, je voudrais faire quelque chose. Je ne sais pas quelles sont lesinterdictions,maissivousmeditesqu'elleauneespérancedeviequelconque,mêmelapluspetite,jenepeuxpaslaissertomber.»

Alorsce jeunemédecinmeregarde,unpeuétonnédemonobstination. Ilpensesûrementque jenefais pas le poids… une de ces « humanitaires » qui ne comprennent rien au pays. Je lui donne unetrentained'années,et je le trouvesympathique.Ilestgrand,mince,brun,et ilparlebienl'anglais.Ilneressemblepasdutoutàsesconfrères,plutôtferméshabituellementauxdemandesdesOccidentaux.

«Sijepeuxvousaider,jevousaiderai.»Gagné.Lesautresjours,ilparlevolontiersavecmoidel'étatdelapatiente.Commeilaétééduquéen

Angleterre et qu'il est assez cultivé, les relations sont plus faciles. Je vais unpeuplus loin dansmoninvestigationsurSouad,etj'apprendsqu'effectivementellen'apasdesoins.

«Elleestmineure,onnepeutabsolumentpaslatouchersansdemanderl'avisdesesparents.Etpoureuxelleestmorte,entoutcasilsn'attendentqueça.

—Maissijevoulaislamettredansunautrehôpitaloùelleseraitsoignéeetmieuxtraitée,pensez-vousqu'onmelaisseraitfaire?

—Non.Iln'yaquelesparentsquipuissentpermettreça,etilsnevontpasvousyautoriser!»Jeretournevoirmonamie,àl'originedel'aventure,etjeluifaispartdemonidée:«Jevoudraislafairetransporterailleurs.Qu'enpenses-tu?C'estpossible?—Tusais, si lesparentsveulentqu'ellemeure, tun'arriverasà rien !C'estunequestiond'honneur

poureuxdanslevillage.»Jesuisassezentêtéedanscegenredesituation.Jenemecontentepasdenégatif, jeveuxforcer le

négatifjusqu'àtrouveruneouverturepositive,mêmeinfime.Entoutcas,allerjusqu'auboutd'uneidée.«Penses-tuquejepuisseallerdanscevillage?—Tu risquesgros, là-bas.Écoute-moibien.Tu ignoresquec'estuncoded'honneur imparable. Ils

veulentqu'ellemeure,parcequesinonleurhonneurn'estpaslavé,etlafamilleestrejetéeduvillage.Ilsdevronts'enallerdéshonorés,tucomprends?Tupeuxtoujoursessayerdetejeterdanslagueuleduloup,mais à mon avis tu prends un gros risque pour ne pas arriver à grand-chose, finalement. Elle estcondamnée. Sans soins depuis si longtemps avec des brûlures pareilles, elle ne survivra pas, lamalheureuse.»

MaiscettepetiteSouadouvrequandmêmeunpeulesyeuxquandjevienslavoir.Etellem'écoute,etmerépondunpeumalgrésasouffranceabominable.

«Jesaisquetuaseuunenfant.Oùest-il?—Jesaispas.Onl'apris.Jesaispas…»Avec ce qu'elle endure, et ce qui l'attend, lamort annoncée commeon dit, je comprends bien que

l'enfantn'estpassonproblèmemajeur.«Souad,ilfautquetumerépondes,parcequejeveuxfairequelquechose.Sionarriveàs'ensortir,

sijet'emmèneailleurs,est-cequetuviensavecmoi?Oui,oui,oui.Jeviensavectoi.Oùest-cequ'onva?—Dansunautrepays,jenesaispasoù,maisquelquepartoùonn'entendeplusparlerdetoutça.—Oui,maistusais,mesparents…—Onvavoiravectesparents.Onvavoir.D'accord?Tuasconfiance?

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—Oui…Merci.»Alors,muniedecetteconfiance,jedemandeaujeunemédecins'ilsaitoùsetrouvecefameuxvillage

oùonbrûlecommedestorcheslesfillescoupablesd'êtreamoureuses.«Ellevientd'unpetithameau,àunequarantainedekilomètresd'ici.C'estassezloin,iln'yaguèrede

routecarrossable, et c'estdangereuxparcequ'onne saitpas trèsbiencequi s'ypasse. Iln'y apasdepolicedanscescoins-là.

—Jenesaispassijepeuxyallerseule…—Ohlà!Jenevousleconseillepasdutout.Déjà,pourtrouverlehameau,vousallezvousperdre

dixfois.Iln'yapasdecartesaussidétaillées…»Jesuisnaïve,maispas trop.Jesaisquec'est toutunproblèmepourdemandersonchemindansce

genredelieuxquandonestétranger.D'autantplusquelehameauenquestionestenterritoireoccupéparlesIsraéliens.Moi,Jacqueline,Terredeshommesoupas,humanitaireoupas,chrétienneoupas,jepeuxtout à fait ressembler à une Israélienne venue espionner les Palestiniens. Ou bien l'inverse, selon laportionderouteoùjemetrouverai.

«Voulez-vousmerendreleservicedeveniravecmoi?—C'estdelafolie.—Écoutez,docteur,onpourraitsauverunevie…vousmeditesvous-mêmequ'ilyaunespoirsion

l'emmèneailleursqu'ici…»Sauverunevie.L'argumentadusenspourlui,ilestmédecin.Maisilestaussidupays,commeles

infirmières,etpourlesinfirmièresSouad,ouuneautrefillecommeelle,doitmourir…Une,déjà,n'apassurvécu.J'ignoresielleavaitunechancedes'ensortir,maisonnel'apassoignée,

entoutcas.J'auraisbienenviededireàcesympathiquemédecinquejetrouveinsupportablede«laissercrever»unejeunefillesousprétextequec'estlacoutume!Maisjeneleferaipas,parcequejesaisqu'ilestpris lui-mêmedanscesystème, faceàsonhôpital,à sondirecteur,aux infirmières,à lapopulationelle-même.Ilestdéjàbiencourageuxd'enparleravecmoi.Lescrimesd'honneursonttabous.

Et je finis par le convaincre àmoitié. C'est réellement un homme très bon, honnête, ilm'attendritlorsqu'ilmerépondd'unairhésitant:

«Jenesaispassij'ailecourage…—Onvatoujoursessayer.Etsiçanevapas,onrevient.—D'accord,maisvousmelaisserezfairedemi-tours'ilyalamoindrecomplication.»Jepromets.Cethomme,quejenommeraiHassan,vadoncmeservirdeguide.Je suis une jeune femme occidentale qui travaille auMoyen-Orient avec Terre des hommes pour

s'occuper d'enfants en détresse, qu'ils soient musulmans, juifs ou chrétiens. C'est un exercice dediplomatiepermanentetcompliqué.Maislejouroùjemontedansmavoitureaveccemédecincourageuxàmescôtés, jenemerendspasvraimentcomptedurisque.Lesroutesnesontpassûres, leshabitantsméfiants,etj'entraînecemédecinarabe,fraîchementémoulud'uneuniversitéanglaise,dansuneaventurequiseraitrocambolesquesilebutàatteindren'étaitpassigrave.Ildoitmetrouvercomplètementfolle.

Lematindudépart,Hassanestunpeuvertdepeur.Jementiraisendisantquejesuisàl'aise,maisavecl'inconsciencedemajeunesseàl'époque,etlacertitudedemonengagementauservicedesautres,jefonce.Evidemmentnousnesommespasarmésnil'unnil'autre.

Pourmoi,c'est«àDieuvat»;pourlui,c'est«inchAllah»!Ausortirdelaville,nousroulonsdansunpaysageclassiquedecampagnepalestinienne,morceléde

terrainsquiappartiennentauxpetitspaysans.Cesontdesparcellesentouréespardesmuretsdepierressèches, avec beaucoup de petits lézards et de serpents qui courent entre les pierres.La terre est ocrerouge,piquéedefiguiersdeBarbarie.

La piste qui part de la ville n'est pas goudronnée,mais carrossable. Elle relie les hameaux et lesvillagesvoisins,lesmarchés.Lescharsisraéliensl'ontpassablementaplanie,maisilrestesuffisamment

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de trouspourfairegrincermapetitevoiture.Plusons'éloignede laville,plusonrencontredepetitescultures. Si la parcelle est assez grande, les paysans y font du blé, plus petite, elle laisse paître lestroupeaux.Quelqueschèvres,quelquesmoutons.Plussilepaysanestriche.

Lesfillestravaillentauxcultures.Ellesvonttrèspeu,voirepasdutout,àl'école,etcellesquiontlachanced'yallersontrécupéréestrèsvitepours'occuperdespluspetits.J'aidéjàcomprisqueSouadétaittotalementillettrée.

Hassanconnaîtcettepiste,maisnouspartonsà larecherched'unhameaudont iln'a jamaisentenduparler.Nousdemandonsdetempsentempsnotrechemin,mais,commemavoitureestornéed'uneplaqueisraélienne,ellenousmettraitplutôtendanger.Noussommesenterritoireoccupé,etlesindicationsquel'onnousdonnenesontpasforcémentfiables.

Auboutd'unmoment,Hassanmedit:«Cen'estquandmêmepas raisonnable,onvaêtre tout seulsdanscehameau. J'ai faitprévenir la

famille par le téléphone arabe, mais Dieu sait comment ils nous attendent ? Le père seul ? Toute lafamille?Outoutlevillage?Ilsnepeuventpascomprendrevotredémarche!

—Vousleuravezbienditquelapetitevamouriretqu'onvientpourleurenparler?—Justement,c'estçaqu'ilsnevontpascomprendre.Ilsl'ontbrûlée,etceluiquiafaitçanousattend

probablementautournant.Detoutefaçon,ilsdirontquesarobeaprisfeu,ouqu'elleesttombéesurlebrasierlatêtelapremière!C'estcompliquédanslesfamilles…»

Jelesais.Depuis ledébut,unebonnedizainedejoursenviron,onmerépètequ'unefemmebrûlée,c'estcompliqué,etquejenedoispasm'enmêler.Seulementvoilà,jem'enmêle.

«Jevousassurequ'ilvaudraitmieuxfairedemi-tour…»Jestimule lecouragedemonprécieuxcompagnon.Sans lui, j'yseraispeut-êtrealléequandmême,

maisunefemmeseulenecirculepasdanscesrégions.Finalement,nousdénichonslehameauenquestion.Lepèrenousreçoitdehors,àl'ombred'unarbre

immense,devantsamaison.Jem'assiedsparterreavecHassanàmadroite.Lepèreestassisappuyéautroncd'arbre,dansunepositionfamilière,unejamberepliée,surlaquelleposeunecanne.C'estunhommepetit, roux,auvisage trèspâleavecdes tachesde rousseur,unpeualbinos.Lamère restedebout, trèsdroitedanssarobenoire,unvoilede lamêmecouleursur la tête.Sonvisageestdécouvert.C'estunefemmesansâge,auxtraitsburinés,auregarddur.Lespaysannespalestiniennesontsouventceregard-là.Maisaveccequ'ellesendurentcommechargedetravail,d'enfantsetd'esclavage,c'estnormal.

Lamaisonestdetailleplutôtmoyenne,d'aspecttrèstypiquedelarégion,maisnousn'envoyonspasgrand-chose. Elle a l'air fermée vue de l'extérieur. En tout cas, l'homme n'est pas pauvre.Hassanmeprésenteaprèslespolitessesd'usage.«Voilà,cettedametravailledansuneorganisationhumanitaire…»

Etlaconversations'engageàlapalestinienne,entrelesdeuxhommesd'abord:«Commentvontlestroupeaux?…Etlarécolte?…Vousvendezbien?…—Ilfaitmauvais…c'estl'hiverquicommence,lesIsraéliensnousfontpleindeproblèmes…»Onparlede lapluieetdubeau tempsassez longtempsavantd'aborder lebutdenotrevisite.C'est

normal.Ilneparlepasdesafille,doncHassann'enparlepas,etmoinonplus.Onnousproposelethé–puisquejesuisuneétrangèreenvisite,jenepeuxpasrefuserl'hospitalitécoutumière–etilesttempsderepartir.Salutations.«Nousreviendronsvousrendrevisite…»Nousn'allonspasplusloinetrepartons.Parce qu'il faut commencer ainsi, nous le savons tous les deux. Il faut entrer en matière, ne pas seprésenterenennemis,ouenquestionneurs,laisserfaireletemps,pourpouvoirrevenir.

Et nous voilà sur la piste en direction de la ville, à quarante et quelques kilomètres de là. Jemesouviensdu«ouf»quej'aipoussé.

«Çanes'estpasmalpassé?Onyretournedansquelquesjours.—Vousvoulezvraimentyretourner?—Oui,nousn'avonsrienfaitpourlemoment.

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—Maisquepouvez-vous leurproposer?Sic'estde l'argent,çanesertà rien…n'ycomptezpas.L'honneurc'estl'honneur.

—Jevaistablersurlefaitqu'elleestentraindemourir.C'estmalheureusementvrai,vousmel'avezditvous-même…

—Sanssoinsd'urgence,etl'urgenceestdéjàdépassée,ellen'aguèredechanceeneffet.—Donc,puisqu'ellepeutyrester,jevaisleurdirequejel'emmèneailleurspourmourir…Çapeut

lesarrangerd'êtredébarrassésduproblème?—Elleestmineureetellen'apasdepapiers,ilfautl'accorddesparents.Ilsnebougerontpaspour

despapiers,vousn'yarriverezpas…—Onyretournequandmême.Vousfaitessonnerletéléphonearabequand?—Dansquelquesjours,laissez-moiletemps…»Elle n'a pas le temps, la petite Souad. Mais Hassan a beau être un docteur miracle pour mon

expédition,ilauntravailàl'hôpital,unefamille,etlesimplefaitdesemêlerd'uncrimed'honneurpeutluiattirerdesennuisgraves.Jelecomprendsdeplusenplusetjerespectesaprudence.S'attaqueràuntabou de ce genre, tenter de le contourner en tout cas, c'est nouveau pourmoi, et j'y mets toutemonénergie. Mais c'est lui qui prend les contacts au village pour annoncer nos visites, et j'imagineparfaitementlaforcedepersuasionqu'ildoitemployeràcettesimpletâche…

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Souadvamourir

«Mon frère, il estgentil. Il a essayédem'apporterdesbananes, et ledocteur lui aditdeneplusrevenir.

—Quit'afaitça?—Monbeau-frère,Hussein, lemaridemasœuraînée.Mamère,elleaapportédupoisondansun

verre…»J'enconnaisunpeuplussur l'histoiredeSouad.Ellemeparlemieux,mais lesconditionsdanscet

hôpitalsontterriblespourelle.Onl'abaignéeunefoisenlatenantparlepeudecheveuxquiluireste.Lesbrûluress'infectent,suintentetsaignentenpermanence.J'aiaperçulehautdesoncorps:satêteesttoujoursbaisséecommeenprière,lementoncollésurlehautdubuste.Ellenepeutpasbougerlesbras.L'essenceoulepétroleaétéversésurlehautdesatête.Ilabrûléendescendantdanslecou,lesoreilles,sur ledos, lesbraset lehautde lapoitrine.Elles'est recroquevilléeainsicommeuneétrangemomie,probablementpendantqu'on la transportait,etelleest toujoursdans lemêmeétat,plusdequinze joursaprès.Sanscompterl'accouchementdansunsemi-coma,etcetenfantquiadisparu.L'assistantesocialeadûledéposercommeunpauvrepetitpaquetdansunorphelinatquelconque,maisoù?Etjeconnaistropl'avenirquiattendcesenfantsillégitimes.Ilestsansespoir.

Monplanestfou.JeveuxdansunpremiertempslafairetransporteràBethléem,villesouscontrôleisraélienà l'époque,maisaccessiblepourmoicommepourelle.Pasquestionde laconduiredansuneautre ville. Je sais pertinemment que, là-bas, ils ne disposent pas desmoyens nécessaires aux grandsbrûlés.Cenepeutêtrequ'uneétape.Maisdansundeuxièmetemps,àBethléem,onpourraluidispenserleminimum de soins de base. Troisième phase du plan : le départ pour l'Europe, avec l'accord del'organisationTerredeshommes,quejen'aipasencoredemandé.

Sanscompterl'enfant,quej'aibienl'intentiond'essayerderetrouverentre-temps.Lorsquemonjeunedocteurremontedansmapetitevoiturepourunedeuxièmevisitechezlesparents,

il est toujoursaussi inquiet.Mêmeaccueil, toujoursdehors sous l'arbre,mêmeconversationbanalededépart,maiscettefoisjeparledesenfantsquenousnevoyonsjamais.

«Vousavezbeaucoupd'enfants?Oùsont-ils?— Ils sont aux champs.On a une fillemariée, elle a deux garçons, et un filsmarié, il a eu deux

garçonsaussi.»C'estbienlesgarçons.Ilfautféliciterlechefdefamille.Etleplaindreaussi.«Jesaisquevousavezunefillequivouscausebeaucoupd'ennuis.—Yaharam!C'estterriblecequinousarrive!Quellemisère!—C'estvraimentdommagepourvous.—Oui,c'estdommage.AllahKarim!MaisDieuestgrand.—Auvillage,c'estpénibled'avoirdesproblèmesaussidifficiles…—Oui,c'esttrèsdurpournous.»Lamèreneparlepas.Toujoursdebout,hiératique.«Bon,ellevabientôtmourirdetoutefaçon.Elleesttrèsmal.—Oui.AllahKarim!»Etmondocteurajoute,trèsprofessionnel:«Oui,elleestvraimenttrèsmal.»Ilacomprismonintérêtdanscemarchandageétrangesurlamortespéréed'unejeunefille.Ilm'aide,

enrajouteavecdesmimiquestrèsexplicitessurlamortinévitabledeSouad,alorsquenousespéronslecontraire…Ilprendlerelais.Lepèreluiconfieenfinplusclairementlenœuddetousleurssoucis:

«J'espèrequ'onvapouvoirresterdanslevillage.

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—Oui,biensûr.Detoutefaçon,ellevamourir.—SiDieuleveut.C'estnotrefatalité.Onn'ypeutrien.»Maisilneditpascequiestarrivé,riendutout.Alors,àunmoment,j'avanceunpionsurl'échiquier:« Mais c'est quand même dommage pour vous qu'elle meure ici ? Vous allez faire l'enterrement

comment?Où?—Onvafairel'enterrementici,danslejardin.— Peut-être que, si je la prenais avec moi, elle pourrait mourir ailleurs et vous n'auriez pas de

problèmescommeça.»Pourlesparents,çaneveutmanifestementriendirequejelaprenneavecmoipourmourirailleurs.

Ils n'ont jamais entenduparlerd'une chosepareillede leurvie.Hassan s'en rendcompte, il insisteunpeu:

«Aufond,çaferaitmoinsdeproblèmespourvous,etpourlevillage…—Oui,maisnousonl'enterrecommeça,siDieuveut,etonditàtoutlemondequ'onl'aenterréeet

c'esttout.—Jenesaispas,réfléchissez.Peut-êtrequejepeuxl'emmenermourirailleurs.Moijepeuxfaireça

sic'estbienpourvous…»C'est affreux,mais jenepeux tablerque sur lamortdansce jeumorbide !Faire revivreSouadet

parlerdesoins,poureux,ceseraitl'horreur.Alorsilsdemandentàendiscuterentreeux.Unefaçondenous faire comprendre qu'il est temps de partir. Ce que nous faisons après les salutations d'usage, enpromettantderevenir.Quepenserdenotretentativeàcemoment-là?Avons-nouscorrectementnégocié?D'uncôté,Souaddisparaît,del'autre,safamilleretrouvel'honneurdanssonvillage…

Dieuestgrand,commeditlepère.Ilfautpatienter.Pendantcetemps-là,jevaisàl'hôpitaltouslesjours,pouressayerdelafairesoignertoutdemêmeun

minimum.Maprésence lesoblige à fairequelques efforts.Désinfecterunpeupluspar exemple.Maissansantidouleuret sansproduits spécifiques, lapeaude lapauvreSouaddemeureuneplaie immense,insupportablepourelleetdifficileàvoirpourlesautres.Souventjesonge,commedansunrêvedecontedefées,auxhôpitauxdemonpays,deFrance,deNavarreoud'ailleurs,oùl'onsoignelesgrandsbrûlésavectantdeprécautionetd'acharnementpourleurrendreladouleursupportable…

Etnous retournons à la négociation, toujours tous les deux,mon courageuxmédecin etmoi. Il fautbattrelefer,proposerlemarchéavecautantdediplomatiequedecertitude:

«Cequineseraitpasbien,c'estqu'ellemeuredanslepays.Mêmeàl'hôpital,là-bas,pourvous,çanevapas.Maisonpeut l'emmener loin,dansunautrepays.Etcommeça,c'est fini,vouspouvezdirequ'elle estmorte à tout le village.Elle seramorte dans un autre pays et plus jamais vous n'entendrezparlerd'elle.»

Laconversationestplusque tendueàprésent.Sans lespapiers, toutaccordaveceuxnemesert àrien. J'y suis presque. Je ne demande rien d'autre, ni qui a fait ça ni qui est le père de l'enfant. Ceshistoires-là ne comptent pas du tout dans la négociation et leur évocation salirait leur honneur plusencore.Cequim'intéresse,c'estdelesconvaincrequeleurfillevamourir,maisailleurs.Etjepassepourunefolle,uneétrangèreexcentrique,dontilsontpourtantintérêtàseservir,finalement.

Je sensque l'idée fait sonchemin.S'ilsdisentoui,dèsquenousaurons ledos tourné, ilspourrontdéclarer lamortde leur filleà tout levillage, sansautredétail, et sansenterrementdans le jardin. Ilspourront raconter ce qu'ils voudront, etmême qu'ils ont vengé leur honneur à leurmanière.C'est fou,quandonypenseavecunraisonnementd'Occidentale…c'estréellementfoudeparveniràsesfinsdansdetellesconditions.Cemarchandagenelesdérangepas,moralement.Icilamoraleestparticulière,elles'exerce contre les filles et les femmes, en voulant leur imposer une loi qui n'a d'intérêt que pour leshommesduclan.Cettemèreelle-mêmel'acceptesansbroncherenvoulantlamortetladisparitiondesapropre fille. Elle ne peut faire autrement, et j'arrive même à la plaindre intérieurement. Sinon je ne

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m'embarrasse pas d'états d'âme. Dans tous les pays où j'exerce, que ce soit en Afrique, en Inde, enJordanieouenCisjordanie,jedoism'adapteràlacultureetrespecterlescoutumesancestrales.L'uniquebutestd'apporterdel'aideàceluioucellequienestvictime.Maisc'estlapremièrefoisdemaviequejenégocieuneviedecettefaçon.Ilscèdent.

Lepèremefaitpromettre,etlamèreaussi,queplusjamaisilsnelaverront!PlusJAMAIS?«Non!Plusjamais!JAMAIS!»Jepromets.Mais,pourtenircettepromesseetemmenerSouadàl'étranger,j'aibesoinqu'elleaitdes

papiers.«Jevaisvousdemanderquelquechose…C'estpeut-êtreunpeudifficileàfaire,maisjeseraiavec

vous,etjevaisvousaider.Ilfautqu'onailleensembleaubureauquidélivrelespapiersd'identitéetdevoyage.»

Cenouvelobstaclelesinquièteimmédiatement.Toutcontactaveclapopulationisraélienne,etsurtoutavecl'administration,estunproblèmepoureux.

«Ilfautquejevousemmèneenvoiturejusqu'àJérusalem,vousetmadame,pourquevoussigniez.—Maisonnesaitpasécrire!—Çanefaitrien,l'empreintedudoigtsuffit…—Bon,onviendraavecvous.»Cettefois,c'estl'administrationquejedoisprépareràl'affaireavantderevenirchercherlesparents.

Je connais heureusement dumonde au bureau des visas de Jérusalem. Là, je peuxm'expliquer et lesfonctionnairessaventcequejefaispourlesenfants.D'ailleurs,c'estuneenfantquejesauve.Souadm'aditavoirdix-septans,maisqu'importe,c'estencoreuneenfant.J'expliqueauxemployésIsraéliensquejevais leur amener les parents d'unePalestinienne gravementmalade, qu'il ne faut pas les faire attendretroisheures,aurisquequ'ilsrepartentsansriensigner.Cesontdesgensillettrés,quiontbesoindemaprésencepourlesformalités.Jevaisdonclesamenermunisd'unextraitdenaissance,s'ilsenontun,etl'administrationn'auraqu'àconfirmerl'âgedeleurfillesurlelaissez-passer.J'ajoute,etjesuisculottéeunefoisdeplus,quecettefillevapartiravecunenfant.Alorsquejenesaistoujourspasoùestcebébé,etcommentleretrouver.

Mais, pour le moment, ce n'est pas la question : une chose après l'autre.Mon seul problème estd'activerlesparents,etquelapetiteSouadsoitunpeusoignée.

Évidemment,l'employéisraélienmedemande:«Maistuconnaislenomdupèredel'enfant?—Non,jeneconnaispaslenom.—Est-cequ'ilfautécrireillégitime?»Cettequalificationsurunpapierofficielm'énerve.«Non,onn'écritpasillégitime!Samèrevaàl'étrangeretvoshistoiresd'illégitime,çanemarchepas

là-bas!»Celaissez-passerpourSouadetl'enfantn'estpasunpasseport,justeunpermisdesortirduterritoire

palestinienàdestinationd'unpaysétranger.Souadne reviendra jamaisplusdansce territoire.C'est-à-direquevirtuellementellen'auraplusd'existencedanssonpays,éliminéedelacarte,lapetitebrûlée.Unfantôme.

«Vousmefaitesdeuxlaissez-passer,unpourlamèreetunpourl'enfant.—Ilestoù,cetenfant?—Jevaisleretrouver.»Letempspasse,maisauboutd'uneheurel'administrationisraéliennemedonnelefeuvert.Etdèsle

lendemain je vais chercher les parents, seule cette fois, comme une grande. Ilsmontent en voiture ensilence,deuxmasques,etnousvoilààJérusalem,danslebureaudesvisas.Unterritoireennemipourcesgens,oùd'habitudeonlestraitecommedesmoinsquerien.

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J'attends, assise à côtéd'eux.Vis-à-vis des Israéliens, je suis enquelque sorte la garantieque cesgens-làneviennentpasavecunebombe.Onmeconnaîttrèsbiendepuisquejetravailledanslesmilieuxpalestiniensetisraéliens.Toutàcoup,l'employéequiétablitlespapiersmefaitsignedem'approcher:

«Elleadix-neufanssurlepapierdenaissance,cettefille!Tum'asditdix-sept!—Onnevapasdiscuterlà-dessus,detoutefaçon,tut'enfichesqu'elleaitdix-septoudix-neufans…—Pourquoitunel'aspasamenée?Elleaussi,elledoitsigner!—Jenel'aipasamenéeparcequ'elleestmourantedansunhôpital.—Etl'enfant?—Écoute, laisse tomber.Vousmedonnezun laissez-passer pour leur fille, devant ses parents, ils

signentetpourceluidel'enfant,jevousapporteraitouslesdétailsetreviendrailechercher.»Lorsquelasécuritéduterritoiren'estpasmiseencause,lesfonctionnairesisraélienssontcoopératifs.

Lorsdemesdébutsdansl'humanitaire,lorsquemontravailmeconduisaitdanslesterritoiresoccupés,ilsm'ontd'abord interpellée.Ensuite, ila falluque jemedébrouilleaveceux.Lorsqu'ilsontcomprisquem'occupaisaussid'enfantsisraéliensfortementhandicapésdufaitdemariagesconsanguinsdanscertainescommunautés,leschosessesontaméliorées.Malheureusement,certainsdeleursenfantsissusdefamillesultra-religieuses, où on se marie entre cousins, naissent mongoliens ou gravement handicapés. C'estd'ailleurslamêmechosedanscertainesfamillesarabesultra-religieuses.Montravailestessentiellementaxésurceproblèmeàl'époque,danslesdeuxcommunautés.Ilmepermetd'évoluerdansuncertainclimatdeconfiance,avecl'administrationnotamment.

Lebureaudeslaissez-passerestsituéhorslesmurs,ducôtédelavieillevilledeJérusalem.Mevoilàpartieavecleprécieuxdocument,àpied,aveclesparentstoujoursmuets,aumilieudesoldatsisraéliensarmésjusqu'auxdents,pourremonterenvoiture.Telsquejelesaiprisauvillage,jevaislesramener.Lepetithommerouxauxyeuxbleusenkeffiehblancavecsacanneetsafemmetouteennoir,duregardaubasdesarobe.

Uneheuredetrajetaumoins,entreJérusalemetlevillage.Lapremièrefois,j'avaistrèspeurdelesrencontrermalgrémon air de fonceuse.Maintenant, je ne les crains plus, je ne les juge pas, je penseseulement:«Pauvresgens.»Noussommestousl'objetd'unefatalitéquinousestpropre.

Ilsm'ont suivieà l'aller commeau retour sansdireun seulmot. Ils avaientunpeupeurqu'on leurfasse des ennuis, là-bas, chez les Israéliens. Je leur avais dit qu'ils ne craignaient rien, et que tout sepasseraitbien.Àpartquelquesmotsessentiels,jen'aipastenudevéritableconversationaveceux.Jen'aipasvulerestedelafamille,nil'intérieurdeleurmaison.J'avaisdumalàcroire,enlesobservant,qu'ilsaientvoulutuerleurfille.Etpourtant,mêmesilebeau-frèreétaitl'exécutant,c'étaienteuxquil'avaientdécidé…J'airessentilamêmechoseplustardaprèscettepremièreexpérience,chezd'autresparentsquej'ai rencontrés dans lesmêmes circonstances. Je n'arrivais pas à les considérer commedes assassins.Ceux-là ne pleuraient pas, mais j'en ai vu pleurer, parce qu'ils sont eux-mêmes prisonniers de cettecoutumeabominable:lecrimed'honneur.

Devantleurmaisontoujoursclosesurlesecretetlemalheur,ilsdescendentdevoiture,silencieux,etjem'envaisdemême.Nousnenousreverronspas.

Ilmerestebeaucoupàfaire.D'abord,prendrecontactavecmon«patron».EdmondKaiser est le fondateur de Terre des hommes. Je ne lui ai pas encore parlé dema folle

tentative. Ilme fallait avant« finaliser», si j'osedire, lecôtéadministratif. JecontactedoncEdmondKaiserqui,lui,n'ajamaisentenduparlerdecegenred'histoireàcetteépoque.Jeluirésumelasituation:

«Voilà,j'aiunefillequiaétébrûlée,etquiaunbébé.J'ail'intentiondel'amenercheznous,maisjenesaispasencoreoùestlebébé.Es-tud'accordpourtout?

—Évidemmentquejesuisd'accord.»C'était ça,EdmondKaiser.Un homme formidable, l'intuition de l'urgence irrévocable.La question

posée,laréponsenesefaisaitpasattendre.Onpouvaitluiparleraussisimplement.

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J'aihâtedesortirlapetiteSouaddecettesallederelégationoùellesouffrecommeunchien,maisoùnousavonslachance,elleetmoi,d'avoirunsoutienénormeenlapersonnedudocteurHassan.Sanssabontéetsoncourage,Dieuseulsaitsij'auraispuréussir.

Nousavonsdécidétouslesdeuxdelafairesortirdenuit,surunbrancard,discrètement.Jemesuismised'accordavecledirecteurdel'hôpitalpourquepersonnenelavoie.Jenesaispass'ilsontprétenduqu'elleétaitmortedanslanuit,maisc'estprobable.

Je l'allonge à l'arrière, il est trois ou quatre heures dumatin, et nous voilà parties vers un autrehôpital.Àcetteépoque,iln'yapasencorelesnombreuxbarragesinstalléslorsdel'Intifada.Levoyagesepassesansencombre,etj'arriveaupetitmatinàl'hôpital,oùtoutestdéjàprévu.Lemédecin-chefestaucourant,etj'aidemandéqu'onneluiposepasdequestionssursafamille,sonvillageousesparents.

L'établissementestmieuxéquipé,etsurtoutpluspropre.Il reçoitnotammentde l'aidede l'ordredeMalte.OninstalleSouaddansunechambre.Jeviendraislavoirtouslesjours,enattendantd'obtenirlesvisaspourl'Europeet,surtout,deretrouverl'enfant.

Elle ne me parle pas de lui. Il semble que de le savoir vivant quelque part lui suffise, et cetteindifférenceapparenteestparfaitementcompréhensible.Souffrance,humiliation,angoisse,dépression :elleestincapablepsychologiquementetphysiquementdes'acceptercommeunemère.Ilfautsavoirquelesconditionsdanslesquellesestaccueilliunenfantillégitime,issud'unemèrejugéefautive,doncbrûléepour l'honneur, sont tellesqu'ilvautmieux le séparerde lacommunauté.Si jepouvais laissercebébévivredansdebonnesconditionsdanssonproprepays, jem'y résoudrais.Pour l'enfantcommepour lamère,ceseraitlasolutionlamoinspénible.Hélas,elleestimpossible.Cetenfantvivratoutesavielahonte présuméede samère, au fondd'un orphelinat où il seraméprisé. Jemedois de le sortir de là,commeSouad.

«Quandest-cequ'onpart?»Ellenepensaittoujoursqu'àpartiretmeledemandaitàchaquevisite.«Quandonauralesvisas.Onlesaura,net'inquiètepas.»Elle se plaint des infirmières qui arrachent ses pansements sans précaution, elle hurle chaque fois

qu'onl'approche,etsesentmaltraitée.Jemedoutequelesconditionsdesoins,quoiqueplushygiéniques,nesontpasidéales.Maiscommentfaireautrementtantquelesvisasnesontpasprêts?Etcegenredepapiern'arrivejamaisassezvite.

Et pendant ce temps-là, je fais desdémarchespour retrouver le petit en faisant jouermes amitiés.L'amie qui m'a signalé le cas de Souad prend contact, un peu réticente, avec une assistante sociale.Laquellesemontreencoreplusréticente.Lerapportdemonamieestexplicite:

«Ellem'aréponduqu'ellesaitoùilest,quec'estungarçon,maisqu'onnepeutpaslesortircommeça,quec'estimpossible.Elletrouvequetuastortdevouloirt'encombrerdel'enfant.Etc'estvraiqu'ilseraunechargesupplémentairepourtoi,etensuitepourlamère!»

JevaisdoncdemandersonavisàSouad:«Comments'appelletonfils?—Ils'appelleMarouan.—C'esttoiquiasdonnécenom?—Oui,c'estmoi.Ledocteurm'ademandé.»Elleadesmomentsd'amnésieetd'autresdeluciditédanslesquelsj'aiparfoisdumalàmeretrouver.

Elleaoubliélescirconstancesterriblesdesonaccouchement,oubliéqu'onluiavaitditquec'étaitunfils,et nem'avait jamais parlé du nom.Et tout à coup, sur une question simple, la réponse est directe. Jecontinuedanslemêmesens:

«Qu'est-cequetuenpenses?Moi,jecroisqu'onnepartpassansMarouan.Jevaisallerlechercher,onnepeutpaslelaisserici…»

Elleregardeendessous,péniblementàcausedesonmentontoujourscolléaubuste.

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«Tucrois?—Oui,jecrois.Toi,tuvassortir,tuvasêtresauvée,maisjesaisdansquellesconditionsvavivre

Marouan,ceseraunenferpourlui.»Il sera toujours le fils de charmuta. Le fils de pute. Je ne le dis pas, mais elle doit le savoir.

L'intonationdece«tucrois»mesuffit.Elleestpositive.Jerecherchedoncl'enfant.Jevisited'abordunoudeuxorphelinats,enessayantderepérerunbébé

quidoitavoirenvirondeuxmoismaintenant,etseprénommeMarouan.Maisjenelevoispas,etjenesuispaslamieuxplacéepourretrouvercetenfant.L'assistantesocialen'aimepaslesfillescommeSouad.Elle est palestinienne, de bonne famille, ce qui n'empêche pas les traditions. Mais, sans elle, je n'yarriveraipas.Alors,àforced'insistance,etsurtoutpourfaireplaisiràmonamie,ellem'indiquelecentreoù il a été placé. À l'époque, c'est plus un trou à rats qu'un orphelinat. Et l'arracher de là est trèscompliqué.Ilestprisonnierdusystèmequil'adéposélà.

J'entreprendsdes démarches, dont lesméandres aboutissent finalement unequinzainede jours plustard.Jerencontredesintermédiairesdetouspoils.Ceuxquiseraientpartisansdefairesubiràl'enfantlemêmesortquelamère,ceuxquisontplutôtpoursedébarrasserd'unproblèmeetd'uneboucheànourrir.Certains de ces enfants meurent sans explication. Ceux, enfin, qui ont du cœur et comprennent monobstination. Au bout du compte, je me retrouve avec un bébé de deux mois dans les bras, une têteminuscule,unpeuenpoire,avecunepetitebossesurlefront,résultatdesanaissanceavantterme.Maisenbonnesanté,cequiestunexploitdesapart.Iln'aconnunicouveusenitendresse.Ilaseulementlatrace d'une petite jaunisse classique des nouveau-nés. J'avais peur qu'il ait des problèmes graves. Samère a flambé comme une torche avec son enfant en elle et l'a mis au monde dans des conditionscauchemardesques.Ilestmaigre,maisçava.Ilmeregardeavecdesyeuxronds,sanspleurer,tranquille.

Quisuis-je?Zorro?Jesuisbête,ilnesaitpasquiestZorro…J'ail'habitudedesenfantssouffrantdemalnutrition.Nousenavonssoixanteàcetteépoque,dansune

institution.Maisjel'emmènechezmoi,oùj'ai toutcequ'ilfautpoursoncas.J'aidéjàfaitvoyagerdesenfantsatteintsdemaladiegraveafindelesfaireopérerenEurope.J'installeMarouanpourlanuitdansunpanier,langé,habillé,nourri.J'ailesvisas.J'aitout.EdmondKaisernousattendàLausanne,directionleCHU,secteurdesgrandsbrûlés.

Demain,c'estlegranddépart.Transportdelamèresurunbrancardpourprendrel'avionàTel-Aviv.Souadselaissefairecommeunepetitefille.Ellesouffreépouvantablement,mais,quandjeluidemande:«Çavabien?Tun'aspastropmal?»,ellemerépondsimplement:«Si,j'aimal.»Sansplus.«Sijeteretournesunpeu,çavamieux?–Oui,çavamieux.Merci.»Toujours«merci».Mercipourlachaiseroulanteàl'aéroport,unenginqu'ellen'ajamaisvudesavie.Mercipourlecaféavecunepaille.Mercipourl'installationdansuncoin,letempsdefairevaliderlesbillets.Commejeportelebébéetqu'ilmegênepourlesformalités,toujourslongues,jedisàSouad:«Écoute,jevaisposerlepetitsurtoi,tunebougespas…»

Elleaunregardunpeueffrayé.Sesbrûluresneluipermettentpasdeleprendredanssesbras.Elleparvient tout juste à les rapprocher de chaque côté du corps du bébé, raide d'angoisse. Et elle a unmouvement de crainte, quand je lui confie l'enfant. C'est dur pour elle. « Tu restes comme ça. Jereviens.»Jesuisbienobligéedelamettreàcontribution,jenepeuxpaspousserlachaiseroulante,tenirlebébé,etmeprésenteràtouslescomptoirsdel'aéroportoùjedoismontrermonpasseport,lesvisas,leslaissez-passer,etm'expliquersurmonétrangeéquipage.

Etc'estuncauchemar,parcequelesvoyageursquipassentàcôtéd'ellefontcommefonttouslesgensdevantunbébé:«Oh!qu'ilestbeau,cebébé!Ah!qu'ilestmignon!»

Ilsneregardentmêmepaslamère,complètementdéfigurée,têtebaisséesurcetenfant-là.Elleadespansementssoussachemised'hôpital–ilétaittropdifficiledel'habiller–,unedemesvestesenlaineetunecouverturepar-dessus.Ellenepeutpasredresserlatêtepourdire«merci»auxpassants,etjesaisà

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quelpointcebébéqu'ilstrouventsimignonlapanique.Enm'éloignantd'ellepourlesformalités,jemedisquelascèneestsurréaliste.Elleestlà,brûlée,le

bébédanslesbras.Elleavécul'enferet luiaussi,et lesgenspassentaveclesourire:«Oh! lebeaubébé.»

Aumomentd'embarquer,unautreproblèmesepose:celuidelafairemonterdansl'avion.J'aidéjàmontéunechaiseroulantesurunescalierd'avion,maislàjesuisvraimentembarrassée.LesIsraéliensontunetechnique.IlsamènentunegrueimmenseetSouadseretrouvesuspenduedansunesortedecabineauboutdecettegrue.Lacabinemontelentement,arriveauniveaudelaportedel'avion,etdeuxhommeslarécupèrent.

J'airéservétroissiègesàl'avantpourpouvoirl'allongeretleshôtessesontdisposéunrideaupourlasoustraireauxregardsdesautrespassagers.Marouanestdansunberceaudelacompagnied'aviation.VoldirectpourLausanne.

Souadneseplaintpas.J'essaiedel'aideràchangerdepositiondetempsentemps,maisriennelasoulage jamais. Les cachets analgésiques ne servent pas à grand-chose. Elle est un peu hagarde,ensommeillée,maisconfiante.Elleattend.Jenepeuxpaslafairemanger,justeluidonneràboireavecunepaille.Etjem'occupedechangerlebébéqu'elleévitederegarder.

Elle souffre de tant de choses si compliquées. Elle ignore ce que veut dire Suisse, ce pays ou jel'emmènepouryêtresoignée.Ellen'ajamaisvud'avion,jamaisdegrue,niautantdegensdifférentsdansl'agitationd'unaéroportinternational.Jeramèneavecmoiunesortedepetitesauvageonneillettréequin'apasfinidedécouvrirdeschoses,peut-êtreterrifiantespourelle.Etjesaisaussiquelessouffrancessontloind'êtrefinies.Ilfaudrabienlongtempsavantquecettesurvieredevienneuneviesupportable.Jenesaismêmepassionpourral'opérer,etsidesgreffessontencorepossibles.Ensuite,ceseral'intégrationaumonde occidental, l'apprentissage d'une langue, et le suivi de tout le reste. Lorsqu'on « sort » unevictime,noussavons,commeleditEdmondKaiser,quec'estuneresponsabilitépourlavie.

LatêtedeSouadestàcôtéduhublot.Jenecroispasqu'ellesoitcapable,danssonétat,depenseràtoutcequil'attend.Elleespère,sanssavoirexactementquoi.

«Tuvois,ça?Ças'appelledesnuages.»Elledort.Certainspassagersseplaignentdel'odeur,malgrélesrideauxtirésautourd'elle.Depuisle

jourdemapremièrevisiteàSouad,danscettesallederelégationetdemort,deuxmoissesontécoulés.Chaque centimètre de peau sur son buste et ses bras est décomposé en une vaste plaie purulente. Lesvoyageurspeuventsepincerlenezetadresseràl'hôtessedesgrimacesdedégoût,voilàquim'estbienégal.Jeramèneunefemmebrûléeetsonpetit,unjourilssaurontpourquoi.Ilssaurontaussiqu'ilyenad'autres, mortes déjà ou qui mourront, dans tous les pays où la loi des hommes a institué le crimed'honneur.EnCisjordanie,mais aussi en Jordanie, enTurquie, en Iran, en Irak, auYémen, en Inde, auPakistanetmêmeenIsraël,etmêmeenEurope.Ilssaurontquelesraresrescapéessontobligéesdesecacheràvie,pourqueleursassassinsnelesretrouventpas,n'importeoùdanslemonde.Parcequ'ilsyparviennentencore.Ilssaurontquelaplupartdesassociationshumanitairesnelesprennentpasenchargeparcequecesfemmessontdescassociauxindividuels,«culturels»!Etquedanscertainspaysdesloisprotègentleursassassins.Leurcasnerelèvepasdesgrandescampagnesengagéescontrelafamineetlaguerre, l'aideaux réfugiés,ou lesgrandesépidémies. Jepeux lecomprendreet l'admettre.Chacunsonrôle dans ce triste chantiermondial.Et l'expérience que je viens de vivre démontre la difficulté et letempsqu'ilfautpours'implanterdiscrètementdansunpays,repérerlesrescapéesdescrimesd'honneuretlesaider,àsespropresrisquesetpérils.

Souadestmonpremier«sauvetage»decegenre,maisletravailn'estpasfini.L'empêcherdemourirestunechose,lafairerevivreenestuneautre.

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LaSuisse

Couchéedansl'avion,j'aipuregardersonjolipetitvisagelongetnoiraudavecsonbonnetblancsurlatête.J'aiperdulanotiondutempsetj'ail'impressionqu'iln'aquetroissemaines,alorsqueMarouanadéjàdeuxmois.Jacquelinem'aditquenousétionsarrivésàGenèveun20décembre.

J'aieupeurlorsqu'ellel'aposésurmoi.Mesbrasnepouvaientpasletenir,etj'étaisdansunetelleconfusion,honteetsouffrancemêlées,quejeneréalisaispascequisepassait.

Jedormaisbeaucoup.Jenemesouviensmêmepasdeladescentedel'avionnidel'ambulancequim'aemportéeàl'hôpital.Jen'aicomprisoùj'étaisquelelendemain.

Dece jourextraordinaire, jen'ai retenufinalementque levisagedeMarouan,et lesnuages. Jemedemandais ce qu'étaient ces drôles de choses blanches de l'autre côté de la fenêtre, et Jacquelinem'aexpliquéqu'onétaitdansleciel.J'avaisbiencomprisquenousallionsenSuisse,maisàl'époquecemotneveutriendirepourmoi.JeconfondsSuisseetjuif,parcequetoutcequiestextérieuràmonvillage,c'est-à-direaunord,estunpaysennemi.

Jen'aialorsaucuneidéedumonde,despaysétrangers,deleursnomsdifférents.Jeneconnaismêmepasmon propre pays. J'ai grandi en ne comprenant qu'une chose : il y amon territoire et le reste dumonde.L'ennemi,disaitmonpère,etonymangeduporc!

J'allaisdoncvivreenpaysennemi,maisentouteconfiancepuisque«ladame»étaitlà.Les gens autour de moi, dans cet hôpital, ignoraient mon histoire. Jacqueline et Edmond Kaiser

n'avaientriendit.J'étaisunegrandebrûlée,laseulechosequiimportaitdansceservice.Ilsm'ont prise en chargedès le lendemainpour unepremière opérationd'urgencequi a consisté à

décoller monmenton, pour me redresser la tête. La chair était à vif, je pesais trente-quatre kilos debrûluresetd'os,etplusdepeau.Chaquefoisquejevoyaisarriverl'infirmièreavecsonchariotdesoins,jepleuraisd'avance.Pourtantonmedonnaitdescalmants,etl'infirmièreétaittrèsdouce.Ellecoupaitlapeaumorte,délicatement,enlaprenantavecunepince.Ellemedonnaitdesantibiotiques,onm'enduisaitdepommade.Cen'étaitplusl'horreurdesdouchesforcées,desgazesarrachéessansprécautioncommejel'avaissubieàl'hôpitaldansmonpays.Ensuite,ilsontréussiàdétendremesbraspourquejepuisselesbouger.Audébutilspendaientdechaquecôté,bloquésetraidescommelesbrasd'unepoupée.

J'ai commencé à me tenir debout, à marcher dans les couloirs, à me servir de mes mains, et àdécouvrircenouveaumondedontjeneparlaispaslalangue.Commejenesavaisnilireniécrire,mêmeenarabe,jemeréfugiaisdansunsilenceprudent,jusqu'àcequej'aieenregistréquelquesmotsdebase.

Jenepouvaism'exprimerqu'avecJacquelineetHodaquiparlaienttouteslesdeuxl'arabe.EdmondKaiserétaitmerveilleux.Jel'admiraiscommejamaisjen'aiadmiréunhommedemavie.C'étaitmonvraipère,jem'enrendscomptemaintenant,celuiquiavaitdécidédemavie,quim'avaitenvoyéJacqueline.

Ce qui m'a beaucoup étonnée, quand je suis sortie de ma chambre pour aller voirMarouan à lapouponnière, c'est la liberté des filles. Deux infirmières m'accompagnaient. Elles étaient maquillées,coiffées, habillées court, et ellesdiscutaient avec leshommes. Jemedisais : «Ellesparlent avec leshommes,ellesvontmourir!»J'étais tellementchoquéequeje l'aiditdèsquej'aipuàJacquelineetàEdmondKaiser:

«Regardelafillelà-bas,ellediscuteavecunhomme!Maisilsvontlatuer.»J'aifaitlegesteaveclamaindeluicouperlatête.«Maisnon,ilssontenSuisse,cen'estpaslamêmechosequecheztoi,onnevapasluicouperlatête,

c'esttoutàfaitnormal.—Maisregarde,onvoitsesjambes,c'estpasnormaldevoirsesjambes.—Maissi,c'estnormal,elleamisuneblousepourletravail.—Etlesyeux.C'estgravedemaquillerlesyeux?

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—Maisnon,icilesfemmessemaquillent,ellessortent,ellesontledroitd'avoirunami.Maispascheztoi.Ici,tun'espascheztoi,tuesenSuisse.»

Jen'arrivaispasà réaliser, àme lemettredans le crâne. Je croisque je cassais la têted'EdmondKaiser à lui poser toujours lesmêmes questions. La première fois j'avais dit : « Cette fille, je ne lareverraiplus.Parcequ'ellevamourir.»

Mais le lendemain j'ai vu qu'elle était toujours là, et j'étais contente pour elle. Je me disaisintérieurement:«Dieumercielleestvivante.Elleesthabilléedelamêmeblouseblanche,onvoitsesjambes,doncilsontraison,onnemeurtpaspourça.»Jecroyaisquedanstouslespays,c'étaitlamêmechosequechezmoi.Unefillequiparleavecunhomme,sionlavoit,elleestmorte.

J'étaischoquéeaussidelamanièredontellesmarchaient,cesfilles.Ellesétaientsouriantes,àl'aise,etmarchaientcommedeshommes…etjevoyaisbeaucoupdeblondes:

«Pourquoiellessontblondes?Pourquoiellesnesontpasnoiraudescommemoi?Parcequ'ilyamoinsdesoleil?Quandilferapluschaud,ellesvontdevenirtoutesnoires,etellesaurontlescheveuxfrisés?Oh!elleamisdesmanchescourtes.Regarde,regardelà-bas,lesdeuxfemmesquirient!Cheznous,jamaisunefemmeneritavecuneautre,jamaisunefemmenemetdemanchescourtes…Etellesontdeschaussures!

—Maistun'aspasencoretoutvu!»Jemesouviensdelapremièrefoisquej'aipuvisiterlaville,seuleavecEdmondKaiser.Jacqueline

étaitdéjàrepartieenmission.J'aivudesfemmesassisesaurestaurant,fumantleurcigarette,lesbrasnusavecunebellepeaublanche.Jenevoyaisque lesblondesàpeaublanche,ellesmefascinaient.Jemedemandais d'où elles venaient. Chez nous, les blondes sont si rares que les hommes les apprécientbeaucoup,doncjepensaisqu'ellesdevaientêtreendangeràcausedeça.EdmondKaiserm'adonnémonpremiercoursdegéographie.

« Elles sont nées blanches, d'autres naissent d'une autre couleur dans d'autres pays. Mais ici, enEurope,ilyaaussidesnoires,desblanches,desroussesavecdestachessurlevisage…

—Destachescommemoi?—Non,pasbrûlécommetoi.Destoutespetitesàcausedusoleilsurleurpeaublanche!»Jeregardais,jecherchaistoutletempsunefemmecommemoi,etjedisaisàEdmondKaiser:«Dieu

mepardonne,maisj'aimeraisbienrencontreruneautrefemmebrûlée, jen'enai jamaisvu.Pourquoijesuislaseulefemmebrûlée?»

Encore aujourd'hui, j'ai gardé ce sentiment d'être la seule femme brûlée de la terre. Si j'avais étévictimed'unaccident,ceneseraitpaslamêmechose.C'estledestin,etonnepeutenvouloiraudestin.

Jefaisaisdescauchemarslanuit,etlevisagedemonbeau-frèrerevenait.Jelesentaistournerautourdemoi,jel'entendaisencoremedire:«Jevaism'occuperdetoi…»

Et jecouraisavec le feusurmoi. J'ypensaisaussidans la journée,brusquement,etcetteenviedemourirmereprenait,pourneplussouffrir.

Toutemaviejemesentiraibrûlée,autrement.Toutemaviejedevraimecacher,porterdesmancheslongues,moiquirêvedemanchescourtescommelesautresfemmes,porterdeschemisesàcolfermé,moiquirêvededécolletéscommelesautresfemmes.Ellesontcetteliberté-là.Moijesuisprisonnièredansmapeau,mêmesijemarchelibre,danslamêmevillelibre.

Alors,puisquej'enavaisenvie,j'aidemandésijepourraisavoirunjourunedentenor,brillante.EtEdmondKaiserm'aréponduensouriant:«Non,d'abordtutesoignes;après,onparleradetesdents.»

Cheznous,unedentenorc'estquelquechosedemerveilleux.Toutcequibrilleestmerveilleux.Maisj'aidûlesurprendreaveccettedemandebizarre.Jen'avaisrienàmoi,j'étaiscouchéeenpermanence,onmepromenaitseulementde tempsen tempsentre lessoins, jen'aipaspuprendrededoucheavantdessemaines. Il n'était pas question de m'habiller avant d'être cicatrisée, j'étais en chemise, couverte depansements. Je ne pouvais pas lire puisque je ne savais pas. Je ne pouvais pas parler, puisque les

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infirmières ne me comprenaient pas. Jacqueline leur avait laissé des fiches avec des mots en arabephonétiqueetenfrançais.Manger,dormir,toilettes,mal,pasmal,toutcequipouvaitleurêtreutilepourmesoigner.Unefoisdebout,jemetenaissouventprèsdelafenêtre.Jeregardaislaville,leslumières,etlamontagneau-dessus.C'étaitmagnifique.Jecontemplaiscespectaclelaboucheouverte.J'avaisenviedesortiretd'allermepromener,jen'avaisjamaisvuça,c'étaitsibeautoutcequejevoyais.

Tous les matins, j'allais voir Marouan. J'étais obligée de sortir du bâtiment pour aller dans lamaternité.J'avaisfroid.Jeneportaisquecettechemisedel'hôpital,ferméedansledos,unpeignoirdel'hôpital et les chaussures de l'hôpital. Avec la brosse à dents de l'hôpital, c'étaient mes seulespossessions.Alorsjemarchaistrèsvite,commechezmoi,latêtebaissée.L'infirmièremedisaitdefairedoucement,maisjenevoulaispas.Jevoulaisfairelafièreau-dehorsparcequej'étaisvivante,mêmesij'avais encore peur. Les infirmières et les médecins ne pouvaient rien contre ça. J'avais l'impressiond'êtrel'uniquefemmebrûléedanslemonde.J'étaishumiliée,coupable,jenepouvaispasmedébarrasserde ça. Parfois, seule dans mon lit, je pensais que j'aurais dû mourir puisque je le méritais. Je mesouviens, lorsque Jacqueline m'a transportée de l'hôpital jusqu'à l'avion pour Lausanne, d'avoir eul'impressiond'êtreunsac-poubelle.Elleauraitdûmejeterdansuncoinetmelaisserpourrir.Cetteidée,lahonted'êtrecequej'étaismerevenaientrégulièrement.

Alorsj'aicommencéàoubliermavied'avant,jevoulaisêtrequelqu'und'autredanscepays-là.Êtrecommecesfemmeslibres,m'intégrer,apprendreàyvivreleplusvitepossible.Pendantdesannées,j'aienterré le souvenir. Mon village, ma famille ne devaient plus exister dans ma tête. Mais il y avaitMarouan, et les infirmières qui m'apprenaient à lui donner le biberon, à le changer, à être une mèrequelquesminutesparjourdanslamesuredemesmoyensphysiques.Etquemonfilsmepardonne,maisj'avaisdumalàfairecequ'onmedemandait.Inconsciemmentj'étaiscoupabled'êtresamère.Quipouvaitlecomprendre?J'étaisincapabledel'assumer,d'imaginersonaveniravecmoietmesbrûlures.Commentluidire,plustard,quesonpèreétaitunlâche?Commentfairepourqu'ilnesesentepascoupablelui-même de ce que j'étais devenue ? Un corps mutilé, affreux à voir. Moi-même je n'arrivais plus àm'imaginer«avant».Est-cequej'étaisjolie?Est-cequemapeauétaitdouce?Mesbrassouplesetmapoitrineséduisante? Ilyavaitdesmiroirs, le regarddesautres.Jem'yvoyais laideetméprisableau-dedanscommeau-dehors.Unsac-poubelle.J'étaisencoreensouffrance.Ons'occupaitdemoncorps,onmeredonnaitdesforcesphysiques,maisdansmatêteçan'allaittoujourspas.Nonseulementjenesavaispasl'exprimer,maislemot«dépression»m'étaittotalementinconnu.J'aifaitconnaissanceavecluidesannéesplustard.Jepensaisseulementquejenedevaispasmeplaindreetj'aienterrédecettefaçonvingtansdemaviesiprofondémentquej'aiencoredumalàfaireressurgirdessouvenirs.Jecroisquemoncerveaunepouvaitpasfaireautrementpoursurvivre.

Ensuite,durantdelongsmois,ilyaeulesgreffes.Vingt-quatreopérationsentout.Mesjambes,quin'avaientpasétébrûlées,ontservidepeauderechange.Entrechaqueintervention,ilfallaitattendrelacicatrisation,etrecommencer.Jusqu'àcequejen'aieplusdepeauàdonner.

Lapeaugrefféeétaitencorefragile,ilmefallaiténormémentdesoinspourl'assoupliretl'hydrater.Etilm'enfauttoujours.

EdmondKaiseravaitdécidédem'habiller.Ilm'aemmenéedansungrandmagasin.Sigrandetsipleindechaussuresetdevêtementsquejenesavaispasoùregarder.Pourleschaussures,jenevoulaispasdesavatesbrodéescommechezmoi.Jevoulaisaussiunvraipantalon,pasunsaroual.J'avaisdéjàvudesfillesenporterquandj'allaisaumarchéavecmonpère,encamionnette,amenerlesfruitsetleslégumes.Ellesavaientdespantalonsà lamode, très largesenbas,on lesappelait lespantalons«charleston».C'étaientdemauvaisesfilles,etmoijen'avaispasledroitd'enmettre,là-bas.

Jen'aipaseumon«charleston».Ilm'aachetéunepairedechaussuresnoiresàpetitstalons,unjeannormaletun très jolipull-over. J'étaisdéçue. J'attendaiscesnouveauxhabitsdepuisneufmois,et j'enrêvais.Maisj'aisourietj'aiditmerci.J'avaisprisl'habitudedesourireauxgens,sanscesse,cequiles

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étonnaitbeaucoup,etdediremercipourtout.Sourire,c'étaitmaréponseàleurgentillesse,maisaussimaseulemanièredecommuniquerpendant longtemps.Pourpleurer, jemecachais…unevieillehabitude.Sourire, c'était le signe d'une autre vie. Ici les gens étaient souriants, même les hommes. Je voulaissourirelepluspossible.Diremerci,c'étaitlamoindredeschoses.Personnenem'avaitjamaisditmerciavant.Nimonpère,nimonfrère,nipersonnequandjetravaillaiscommeuneesclave.J'avaisl'habitudedescoups,pasdesremerciements.

Jetrouvaisdoncque«merci»étaitunegrandepolitesse,ungrandrespect.J'avaisplaisiràledireparcequ'onmeledisaitaussi.Mercipourlepansement,lecachetpourdormir,lacrèmepournepasmedéchirer la peau, pour le repas, et surtout pour le chocolat. J'ai dévoré des tablettes entières dechocolat…C'estsibon,tellementréconfortant.

Alorsj'aiditmerciàEdmondKaiserpourlepantalon,leschaussuresetlejolipull-over.«Ici,tuesunefemmelibre,Souad,tupeuxfairecequetuasenviedefaire,maisjeteconseillede

t'habillersimplement,avecdesvêtementsquiteconviennentetn'irritentpaslapeau,etdenepastefaireremarquer.»

Ilavaitraison.Danscepaysquim'accueillaitavectantdebonté,j'étaisencoreunepetitebergèredeCisjordanie,inculte,sanséducationetsansfamille,quirêvaitencored'unedentenor!

J'aiquittél'hôpitalpourêtreplacéedansuncentred'accueilàlafindel'annéedemonarrivée.Lesgreffessesuccédaient.Jeretournaisàl'hôpitalpourysouffrir.Çan'allaittoujourspastrèsbien

dansma tête,mais je survivais. Je ne pouvais pas demandermieux. J'apprenais le français comme jepouvais,desexpressions,desboutsdephrasequejerépétaiscommeunperroquet,sansmêmesavoircequ'étaitunperroquet!

Jacquelinem'aexpliqué,plustard,qu'àl'époqueoùellem'afaitvenirenEurope,meshospitalisationsrépétéesnemepermettaientpasdesuivredescoursréguliersdefrançais.Ilétaitplusimportantdesauvermapeauquedem'envoyeràl'école.D'ailleurs,jen'ypensaispas.Dansmonvillage,ilyavaitdeuxfillesqui prenaient le car pour aller à l'école en ville, et on semoquait d'elles.Moi aussi jememoquaisd'elles,persuadéecommemessœursqu'ellesnetrouveraientjamaisdemarienallantàl'école!

Secrètement, ma plus grande honte était de ne pas avoir demari. Je gardais lamentalité demonvillage,c'étaitencoreplusfortquemoi.Etjemedisaisqu'aucunhommenevoudraitdemoi.Or,pourunefemmedemonpays,vivresanshommec'estunepunitionàvie.

Danslamaisonquim'avaitaccueillieavecMarouan,toutlemondepensaitquej'allaism'habitueràcettedoublepunitiond'êtrelaideàregarderetdeneplusêtredésiréeparunhomme.Onpensaitaussiquej'allais pouvoir m'occuper de mon fils quand il me serait possible de travailler pour l'élever. SeuleJacqueline s'est rendu compte que j'en étais totalement incapable.D'abord parce qu'ilme faudrait desannéespourredevenirunêtrehumain,etm'acceptertellequej'étais.Etpendantcesannées,l'enfantallaitgrandirdetravers.Ensuiteparceque,malgrémesvingtans,j'étaistoujoursuneenfant.Jenesavaisriendelavie,desresponsabilités,del'indépendance.

C'estàcemoment-làquej'aiquittélaSuisse.Messoinsétaientterminés,jepouvaisdoncallervivreailleurs.Jacquelineatrouvéunefamilled'accueil,quelquepartenEurope.Desparentsadoptifsquej'aibeaucoup aimés, et que j'appelais papa et maman, comme Marouan. Ce couple recevait beaucoupd'enfantsenvoyésparTerredeshommes.Certainsrestaientlongtemps,d'autresétaientadoptés.Lafamilleétait toujours nombreuse. Il fallait s'occuper des plus petits, et j'aidais comme je pouvais. Un jour,«maman»m'aditquejem'occupaistropdeMarouanetpasassezdesautres.Cetteréflexionm'aétonnéecar je n'avais pas le sentiment deme consacrer à mon fils. J'étais trop perdue pour cela.Mes seulsmomentsdesolitude,jelespassaisàmepromenerlelongd'unerivièreavecMarouandanssapoussette.J'avaisbesoindemarcher,d'êtredehors. Jene savaispaspourquoi j'avais tellementenviedemarcherseule dans la campagne, l'habitude du troupeau peut-être. J'emportais comme avant un peu d'eau etquelque chose àmanger, et je roulais la poussette, enmarchant vite, droite et fière. J'étais double, je

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marchaisvitecommechezmoi,etdroiteetfièrecommeenEurope.J'aifaittoutmonpossiblepourfairecequemamandisait,c'est-à-diretravaillerdavantageavecelle

poursoignerlesautresenfants.J'étais laplusgrande,c'étaitnormal.Maisunefoisenferméedanscettemaison,jemouraisd'enviedemesauver,d'allervoirlesgensdehors,deparler,dedanser,derencontrerunhommepourvoirsijepouvaisencoreêtreunefemme.

Ilmefallaitcettepreuve.J'étaisfolledel'espérer,maisc'étaitplusfortquemoi,jevoulaisessayerdevivre.

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Marouan

Marouan avait cinq ans lorsque j'ai signé les papiers qui permettaient à notre famille d'accueil del'adopter.J'avaisfaitquelquesprogrèsdansleurlangue–jenesavaistoujourspaslireniécrire,maisjesavaiscequejefaisais.Cen'étaitpasunabandon.Mesnouveauxparentsallaientélevercepetitgarçonlemieuxpossible.Endevenantleurfils,ilallaitbénéficierd'unevéritableéducation,porterunnomquilepréserveraitdetoutmonpassé.J'étaistotalementincapabledeluiapporterunéquilibre,dessoins,unescolariténormale.Biendesannéesplustard,jemesenscoupabled'avoirfaitcechoix.Maiscesannéesm'ontpermisdereconstruireunevieàlaquellejenecroyaisplus,toutenl'espérantd'instinct.Jenesaispas très bien expliquer ces choses sans fondre en larmes. Pendant toutes ces années, j'ai voulu mepersuaderquejenesouffraispasdecetteséparation.Maisonnepeutpasoubliersonenfant,surtoutcetenfant-là.

Je savaisqu'il étaitheureux, et lui savaitque j'existais.Àcinqans, il nepouvaitpas ignorerqu'ilavait une vraiemère, puisque nous avions vécu ensemble chez ses parents adoptifs. Je ne savais pascomment on lui avait expliquémon départ, mais la famille accueillait de nombreux enfants venus dumondeentier,etjemesouviensqu'àunecertainepériodenousétionsdix-huitautourdelatable.Pourlaplupart des enfants perdus. Nous les appelions tous « papa » et « maman ». Ces gens formidablesrecevaientdeTerredeshommesl'argentnécessaireàl'accueilprovisoiredecertainsenfantset,lorsqu'ilsrepartaient,c'étaittoujoursdouloureux.J'enaivusejeterdanslesbrasde«maman»oude«papa»,ilsnevoulaientplus lesquitter.Maiscettemaisonn'étaitpoureuxqu'un relaisdestinéà leur redonner lasanté–pourlaplupartilsdemeuraientcheznosparentsletempsd'uneopérationd'urgence,impossibleàréaliserdans leurpays, et ilsy retournaient ensuite. Ils avaientdoncunvraipaysetunevraie famillequelquepartdans lemonde.Ceuxquinepouvaient repartirnullepart,commeMarouanetmoi,ontétéadoptés.J'étais légalementmorteenCisjordanie,etMarouann'yexistaitpas. Ilétaitné ici, finalement,comme moi, un 20 décembre. Et ses parents étaient aussi les miens. C'était un peu étrange commesituation,etlorsquej'aiquittécefoyerfamilial,auboutdepresquequatreannéesdeviecommune,jemeconsidéraisplutôtcommeunegrandesœurdeMarouan.J'avaisvingt-quatreans.Jenepouvaisplusresteràleurcharge.Ilfallaitquejetravaille,quejegagnemonindépendance,quejedevienneuneadulte.

Si jen'avaispaschoiside le laisser là-basetde lefaireadopter, jen'auraispaspul'éleverseule.J'étaisunemèredépressive,jeluiauraisfaitporterlachargedemasouffrance, lahainedemafamillecisjordanienne.J'auraisdûluiraconterdeschosesquejevoulaistellementoublier!Jenepouvaispas,c'étaitau-dessusdemesforces.Jen'avaispasd'argent,j'étaismalade,réfugiéeetcontraintedevivresousunefausseidentitélerestedemavieparcequejevenaisd'unvillageoùleshommessontlâchesetcruels.Et j'avais tout à apprendre. La seule solution pourmoi était deme jeter dans ce nouveau pays et sescoutumespouressayerdesurvivre.Marouan,lui,seraitàl'abridemaguerrepersonnelle.Jemedisais:«Jesuislàmaintenant,ilfautquejem'intègredanscepays,jen'aipaslechoix.»Jenevoulaispasquelepaysm'intègre,c'étaitàmoidem'intégrer,àmoidemereconstruire.Monfilsparlaitlalangue,ilavaitdes parents européens, des papiers, un avenir normal, tout ce que je n'avais pas eu, et que je n'avaistoujourspas.

J'aichoisidesurvivreetdelelaisservivre.Jesavaispouryavoirvécuquecettefamilleseraitbonnepourlui.D'ailleurs,lorsqu'onm'aparléd'adoption,ilétaitquestiond'autresparentspossibles,maisj'airefusé : «Non, pas une autre famille !Marouan restera ici ou rien.Moi, j'ai vécu avec vous, je saiscommentilseraélevéici,jeneveuxpasqu'onlemettedansuneautrefamille.»

«Papa»m'adonnésaparole.J'avaisvingt-quatreans,etunâgementalquin'atteignaitpasquinzeans.J'étaisrestéebloquéedansl'enfance,partropdemalheur.Monfilsfaisaitpartied'uneviequ'ilmefallaitoublierpourenconstruireuneautre.Àcemoment-là,jenem'expliquaispasleschosesaussiclairement,

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bienaucontraire. J'avançais jour après jour commedans lebrouillard et à l'instinct.Mais j'étais sûred'unechose,monfilsavaitdroitàlasécuritéetàdesparentsnormaux.Jen'étaispasunemèrenormale.Jemedétestais,jepleuraissurmesbrûlures,surcettepeauhorriblequimecondamnaitàvie.Audébut,àl'hôpital, jecroyaisquetouscesgensmerveilleuxallaientmerendremapeau,etquej'allaisredevenircommeavant.

Quandj'aicomprisqu'ilsnepouvaientmerendrequelavieaveccetteenveloppedecauchemarpourlerestedemesjours,jemesuiseffondréeàl'intérieurdemoi-même.Jen'étaisplusrien,j'étaismoche,jedevaismecacherpournepasgênerlesautres.

Lesannéessuivantes,enreprenantpeuàpeulegoûtdevivre, jevoulaisoublierMarouan,certainequ'ilavaitplusdechancequemoi. Ilallaità l'école, ilavaitdesparents,desfrères,unesœur, ilétaitforcémentheureux.Maisilétaitlà,cachédansuncoindematête.

Jefermaislesyeux,et ilétait là.Jecouraisdanslarue,et ilétait là,derrière,devantouàcôtédemoi,commesijefuyaisetqu'ilmepoursuivait.J'avaistoujourscetteimagedel'enfantqu'uneinfirmièreposait surmes genoux et que je ne pouvais pas prendre dansmes bras, parce que je courais dans lejardin, le feu surmoi, et quemon enfant brûlait avecmoi.Un enfant dont son père n'avait pas voulu,sachantparfaitementqu'ilnouscondamnaitàmorttouslesdeux.Direquej'avaisaimécethommeettantespérédelui!

J'avaispeurdenepasentrouverunautre.Àcausedemescicatrices,demonvisage,demoncorps,etde ce que j'étais moi-même, intérieurement. Toujours cette idée que je ne valais rien, cette peur dedéplaire,devoirsedétournerlesregards.

J'aicommencépartravaillerdansuneferme,puisgrâceà«papa»jesuisentréedansuneusinequifabriquait des pièces de précision.Le travail était propre, et je gagnais bien. Je vérifiais des circuitsimprimés,despiècesdemécanisme.Ilyavaitunautresecteurintéressantdanscetteusine,maisilfallaitvérifier les pièces sur ordinateur, et je nem'en sentais pas capable. Je refusais l'apprentissage sur ceposte, en prétendant que je préférais travailler debout à la chaîne, plutôt qu'assise. Un jour la chefd'équipem'aappelée:

«Souad?Venezavecmoi,s'ilvousplaît.—Oui,madame.—Asseyez-vouslà,àcôtédemoi,tenezcettesouris,jevaisvousmontrer!—Maisjen'aijamaisfaitça,jenevaispassavoir.Jepréfèrelachaîne…—Etsiunjouronn'aplusdetravailsurleschaînes?Onfaitquoi?Riendutout?Plusdetravail

pourSouad?»Jen'osaispasluidirenon.Mêmesij'avaispeur.Chaquefoisqu'ilmefallaitapprendrequelquechose

denouveau,j'avaislesmainsmoitesetlesjambestremblantes.C'étaitlapaniquetotale,maisjeserraislesdents.Chaquejour,chaqueheuredemaviejedevaisapprendre,sansaucunbagage,incapabledelireetd'écrirecommelesautres.Analphabètesansavoirapprislemot!Maisjevoulaistellementtravaillerquecettefemmem'auraitditdememettrelatêtedansunseauetdeneplusrespirer,jel'auraisfait.

Alorsj'aiapprisàmanipulerunesourisetàcomprendreunécrand'ordinateur.Etauboutdequelquesjours,çamarchait.Ilsétaienttoustrèscontentsdemoi.Jen'aijamaismanquéuneminuteentroisans,maplaceétait toujoursimpeccable–je lanettoyaisavantdepartir–et j'étais toujoursàl'heure,avantlesautres.Onm'avait«dressée»dansmonenfance,àcoupsdebâton,autravailintensifetàl'obéissance,àl'exactitudeetàlapropreté.C'étaitunesecondenature,laseulequimerestaitd'unevieantérieure.Jemedisais : « On ne sait jamais, si quelqu'un d'autre vient demain, je ne veux pas qu'il trouve la placesale…»

Jesuismêmedevenueunpeumaniaquedel'ordreetdelapropreté.Unobjetdoitêtreprisàsaplaceet remis à sa place, une douche se prend tous les jours, les dents se brossent trois fois par jour, lescheveuxselaventdeuxfoisparsemaine,lesonglessebrossent,lessous-vêtementssechangenttousles

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jours…jecherchelapuretépartout,c'esttrèsimportantpourmoi,sansquejepuissel'expliquer.J'aimechoisirmesvêtements,maislàjesaispourquoi:parcequelechoixm'atoujoursétéinterdit.

J'aime le rouge,parexemple,parcequemamèredisait :«Voilà ta robe, il faut lamettre.»Elleétaitmocheetgrise,mais,mêmesijenel'aimaispas,jelamettais.

Alors j'aimelerouge, levert, lebleu, le jaune, lenoir, lemarron, toutes lescouleursquim'étaientinterdites.Pourlaforme,jen'aipaslechoix.Colroulé,ouaurasducou,chemisierfermé,pantalon.Etlescheveuxsurlesoreilles.Jenepeuxrienmontrer.

Parfois,j'allaism'asseoiràuneterrassedecafé,emmitoufléedansmesvêtements,hivercommeété,etjeregardaispasserlesgens.Lesfemmesenminijupeouendécolleté,brasetjambesexposésauregarddeshommes.Jeguettaisdanscesregardsceluiquipourraitseposersurmoi,etjen'envoyaispas,alorsjerentraischezmoi.Jusqu'aujouroùj'aiaperçudelafenêtredemachambreunevoiture,etunhommeàl'intérieurdontjenevoyaisquelesmainsetlesgenoux.

Jesuis tombéeamoureuse.C'était leseulhommede toute la terre.Jenevoyaisque lui,àcausedecettevoiture,desesdeuxmainssurlevolant.

Jenesuispastombéeamoureusedeluiparcequ'ilétaitbeau,gentil,tendre,parcequ'ilnemefrappaitpasouquej'étaisensécuritéaveclui.Jesuistombéeamoureuseparcequ'ilconduisait.Rienquedevoirsavoituresegarerdevantl'immeublemefaisaitbattrelecœur.Êtrelà,simplementàlevoirmonteroubiendescendredecettevoiturequandilpartaittravailler,ouenrevenait…j'enpleurais!J'avaispeurlematinqu'ilnereviennepaslesoir.

Je ne me suis pas rendu compte que c'était la même chose que la première fois. Il a fallu quequelqu'unmelefasseremarquer,plustard,pourquejeréalise.Unevoitureetunhommequipartetquirevientsousmafenêtre,quej'aimed'abordsansleluidire,quejeguetteavecl'angoissedeneplusvoirlavoiturerevenir.C'étaitsimple.Àl'époque,jen'aipasenvisagélachoseplusloin.Parfoisj'essayaisdetravaillermamémoire, de savoir le pourquoi des chosesdemavie,mais je laissais tomber très vite,c'étaitbientropcompliquépourmoi.

Antonioavaitunevoiturerouge.Jerestaisàmafenêtrejusqu'àcequ'elledisparaissedemavue…Etjerefermaislafenêtre.

Jel'airencontré,jeluiaiparlé,j'aisuqu'ilavaitunepetiteamiequejeconnaissais,alorsj'aiattendu.Noussommesd'aborddevenusamis.Ils'estpasséaumoinsdeuxansetdemioutroisansavantquecetteamitiésetransformeenautrechose.J'étaisamoureuse,maislui…jenesavaispascequ'ilpensaitdemoi.Jen'osais luidemander,mais jefaisais toutmonpossiblepourqu'ilm'aime,pourleretenir.Jevoulaistoutluidonner,leservir,ledorloter,lenourrir,toutfairepourqu'ilmegarde!

C'étaitlaseulemanière.Jen'envoyaispasd'autre.Jepouvaisleséduirecomment?Avecmesbeauxyeux?Avecmesjoliesjambes?Avecmonjolidécolleté?

Nousavonsd'abordvécuensemble,sansnousmarier,etilm'afalludutempspourêtreàl'aise.Pasdelumièrepourmedéshabiller,desbougies.Lematin,jem'enfermaisdanslasalledebainleplusvitepossible, et je n'apparaissais que recouverte d'un peignoir de la tête aux pieds. Et ça a duré trèslongtemps.Encoremaintenant,çamedérange.Jesaisqu'ellesnesontpasjolies,mescicatrices.

Onaemménagé,pourcommencer,dansunstudioenville.Noustravaillionstouslesdeux.Ilgagnaitcorrectementsavie,etmoiaussi.Etj'attendaisqu'ilmedemandeenmariage,maisiln'enparlaitpas.Etmoijerêvaisd'unebague,d'unecérémonie,alorsj'aifaitpourAntoniocequemamèrefaisaitpourmonpère, ce que toutes les femmes demon village faisaient pour leurmari. Jeme levais lematin à cinqheures spécialement pour lui, pour lui laver les pieds et les cheveux. Pour lui tendre ses vêtementspropresetbienrepassés.Pourleregarderpartirautravailavecunderniersignedelamain,unbaiserparlafenêtre…

Etje l'attendais, lesoir,aveclerepasprêt, jusqu'àminuitetdemi,mêmeuneheuredumatins'il lefallait,pourmangeraveclui.Mêmesij'avaisfaim,jel'attendaiscommej'avaisvufairelesfemmesde

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cheznous.Àladifférencequejel'avaischoisi,cethomme,quepersonnenemel'avaitimposé,etquejel'aimais.Cedevaitêtreassezétonnantpourlui.Unhommeoccidentaln'estpashabituéàça.Audébutilm'adit:«C'estsuper!Jeteremercie,çamefaitgagnerdutemps,etjen'aiplusdesoucis.»

Il était heureux. Quand il rentrait le soir, il s'asseyait dans son fauteuil et je lui enlevais seschaussuresetseschaussettes.Jeluipassaissespantoufles.Jem'étaismiseàsonservicetotalementpourlereteniràlamaison.

J'avaispeurchaquejourqu'ilrencontreuneautrefemme.Etquandilrentraitlesoir,qu'ilmangeaitlerepasquejeluiavaispréparé,j'étaissoulagée,heureusejusqu'aulendemain.

MaisAntonionevoulaitpassemarieretilnevoulaitpasd'enfants.Etmoi,j'envoulais.Iln'étaitpasprêt.J'airespectésesidéesjusqu'àcequ'illesoit.J'aiattenduprèsdeseptansdecettefaçon.Antoniosavaitquej'avaiseuunenfant,etqu'ilétaitadopté.J'avaisdûluiraconterl'essentieldemavie,expliquerlescicatricesdebrûlures,maisunefoislachosedite,nousn'enavonsplusreparlé.Antoniotrouvaitquej'avaischoisilameilleuresolutionpourlui.Marouanappartenaitàuneautrefamille,jen'avaisplusmonmotàdiresursavie.Onmedonnaitdesesnouvellesassezrégulièrement,mais j'avaispeurd'aller levoir.

Je n'y suis allée que trois fois pendant toutes ces années. Sur la pointe des pieds. J'avais fini parm'habitueràcetteculpabilitésupplémentaire.Jem'efforçaistantd'oublierquej'yarrivaispresque.

Maisjevoulaisaumoinsunenfant.Memarierd'abord,c'étaitimpératif.Ilfallaitquejepuisserefairemaviedansl'ordre:unmari,unefamille.

J'avais presque trente ans le jour de cemariage tant attendu.Antonio était prêt, sa situation s'étaitaméliorée, nous pouvions passer du studio à l'appartement. Et lui aussi voulait un enfant. C'étaitmonpremiermariage,mapremièrerobe,mespremièresbelleschaussures.

Unejupelongueenpeau,unchemisierenpeau,unevestedetailleurenpeau,desescarpinsàtalons.Toutétaitblancetencuir.Lecuirestsouple, ilcoûtecheraussi.J'aimaiscettesensationsurmapeau.Danslesmagasins,jenepouvaisjamaispasserdevantunvêtementdecuirsansletoucher,letâter,jugerdelasouplesse.Jen'avaisjamaiscomprispourquoi,maintenantjelesais.C'estcommesijechangeaisdepeau.Et c'est une défense aussi, unemanière de présenter une jolie peau au regard des autres, pas lamienne.Commelesourire,unefaçond'offrirdubonheurauxautres,pasforcémentlemien.

Cemariage,c'étaitlajoiedemavie.Laseulequej'avaispuconnaîtreavantcela,c'étaitmonpremierrendez-vousaveclepèredeMarouan.Maisjen'ypensaisplus.C'étaitoublié,enfouidansuneautretêtequelamienne.Lorsquejesuistombéeenceinte,j'étaisauparadis.

Laetitia était vraiment un enfant désiré. Je lui parlais toujours dansmon ventre, j'étais fière de lemontreretjeportaisdesvêtementsserrés,moulants.Jevoulaisquetoutlemondesachequej'attendaisunenfant,que tout lemondevoiemabagueetmonalliance.Toutemonattitude,àcetteépoque-là,étaitàl'inversedecequej'avaisvéculapremièrefois,etjenem'enrendaismêmepascompte.J'avaisdûmecacher,mentiretsupplier,prierpourmemarier,pourqu'unenfantnenaissepasdemonventredansledéshonneurdemafamille.Etj'étaisvivante,danslarue,jemarchaissurlestrottoirsavecceventreneuf,cet enfantneuf. Jecroyaisavoir tout effacéaveccebonheur-là. J'y croyaisparceque je levoulaisdetoutesmesforces.

Dans un coin dema tête,Marouan était caché, tout petit. Un jour, peut-être, je serais capable del'affronter,deluiraconter,maisjen'avaispasencorefiniderenaître.

Laetitiaestarrivéecommeunefleur.Juste le tempsdedireaumédecin:«Jecroisquej'aibesoind'allerauxtoilettes…–Maisnon,c'estlebébéquiarrive…»Unetoutepetitefleur,noiredecheveux,auteintmat.Elles'estglisséehorsdemonventreavecunefacilitéremarquable.Onaditautourdemoi :«Pourunpremierenfant,c'estmagnifique,c'estrared'accoucheraussifacilement…»

Jel'aiallaitéejusqu'àseptmoisetdemi,etc'étaitunbébétrèsfacile.Ellemangeaittout,elledormaitbien,jamaisunproblèmedesanté.

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Deux ans après, j'ai voulu un autre enfant.Garçon ou fille, ce n'était pas le problème.Mais je levoulaistellementqu'ilnevenaitpas,etledocteurnousaconseillédepartirenvacances,Antonioetmoi,etdeneplusypenser.Maisjeguettais,etàchaquedéception,unefoisparmois,jefondaisenlarmes.Jusqu'àceque,enfin,uneautrepetitefilleseprofileàl'horizon.

NousétionsfousdejoietouslesdeuxàlanaissancedeNadia.Elleétaittoutepetiteencore,lorsqueLaetitiam'ademandé,enmecaressantlamain:«C'estquoiça,

maman?Bobo?C'estquoi?—Oui,mamanaunbobo,maisjet'expliqueraiquandtuserasplusgrande.»Ellen'enaplusparlé.Petitàpetit,jerelevaismesmanchesdevantelle,j'apparaissaisunpeuplus.Je

nevoulaispaslachoquer,qu'ellesoitdégoûtée,doncj'yallaisprogressivement.Ellem'atouchélebras,elledevaitavoircinqans:«C'estquoi,maman?—Mamanaétébrûlée.—C'estquoiquit'abrûlée?—C'estquelqu'un.—Ilesttrèsméchant!—Oui,trèsméchant.—Est-cequepapapeutluifairecequ'ilt'afaitàtoi?—Non,tonpapanepeutpasfairecequ'ilafaitàmaman,parcequec'estloin,danslepaysoùjesuis

née,etc'estarrivéilyatrèslongtemps.Ça,mamant'expliqueraquandtuserasencoreplusgrande.—Maisavecquoiont'abrûlée?—Tusais,danscepays, lesmachinesà lavercomme ici, çan'existepas,alorsmamanprenaitde

l'eau,etellefaisaitlefeu…—Commenttufaisaislefeu?—Tutesouviensavecpapaquandonestalléchercherleboisdanslaforêtetqu'onafaitdufeupour

fairegriller lessaucisses?Mamanfaisait lamêmechose:elleavaitunendroitpourfairelefeu,pourchaufferl'eau.Etmamanfaisaitlalessiveetunmonsieurestvenu,etilaprisunproduittrèsméchant,quibrûletout,ilpeutmêmebrûlerunemaisontoutentière,ilavidéleproduitsurlescheveuxdemamanetilaalluméavecuneallumette.Voilàcommentmamanaétébrûlée.

—Ilestméchant!Jeledéteste!Jevaisallerletuer!—Maistunepourraspasallerletuer,Laetitia.Peut-êtrequelebonDieul'adéjàpuni.Parceque,

moi,ilm'abienpunie.Maismoi,jesuisbienheureuse,parcequejesuisavecpapaetavectoi.Etpuisjet'aime.

—Maman,pourquoiilafaitça?—C'esttrèslongàt'expliquer…tuestroppetite.—Si,jeveux!—Non,Laetitia.Mamant'adit,ellet'expliqueraunjouraprèsl'autre.Parcequecesontdeschoses

graves, très dures à expliquer, et tu ne comprendrais pas pour lemoment. Tout ce quemaman t'a ditmaintenant,c'estlargementassez.»

Lemêmejour,aprèslerepasdusoir,j'étaisdansunfauteuiletelleétaitdeboutprèsdemoi.Ellem'acaressélescheveuxetacommencéàsoulevermonpull-over.Jemedoutaisdecequ'ellevoulait,maisçamerendaitmalade.

«Qu'est-cequetufais,Laetitia?—Jevoudraisvoirtondos.»Jel'ailaisséefaire.«Ah,maman,c'estpasdouxtapeau.Regardelamiennecommeelleestdouce.—Oui,tapeauesttrèsdouceparcequec'esttavraiepeau,maislapeaudemamann'estpasdouce

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parcequ'ilyaunegrandecicatrice.C'estpourçaquetudoisfaireattentionauxallumettes.C'estàpapa,c'estuniquementpourallumer lescigarettesdepapa.Si tu touchesça, tuvas tebrûlercommemaman.Promis?Çapeutfairemourir,lefeu.

—T'aspeurdufeu?Hein,maman?»Je ne pouvais pas la cacher, cette peur-là, elle surgissait à lamoindre occasion.Et les allumettes

étaientmabêtenoire.C'esttoujourslecas.Laetitias'estmiseàfairedescauchemars,jel'entendaiss'agiter,ellecriait:«Aïe!Aïe!»Etjela

voyaiss'agripperàsonduvetdetoutessesforces.Unefois,elleenesttombéedesonlit.J'espéraisqueleschosesallaientsecalmer,maisunjourellem'adit:

«Tusais,maman,lanuit,jeviensvoirsitudors.—Pourquoitufaisça?—Pourquetusoispasmorte.»Jel'aiamenéechezmonmédecin.J'étaisinquiètepourelle,jem'envoulaisdeluienavoirtropdit.

Maislemédecinm'aditquej'avaiseuraisonderépondrelavérité,etqu'ilfallaitfairetrèsattentionpourlasuite.

EtpuisçaaétéletourdeNadia.Plusoumoinsaumêmeâge.Maisellearéagitrèsdifféremment.Ellen'apasfaitdecauchemars,ellen'avaitpaspeurpourmoi,maisellen'étaitpasbien.Jevoyaisqu'ellegardaittoutpourelle.Onétaitassisesensembleetellesoupirait.

«Pourquoitusoupires,chérie?—Jesaispas,commeça.—Le cœur qui soupire n'a pas tout ce qu'il désire.Qu'est-ce que tu veuxdire àmaman et que tu

n'osespasdire?—Ellessontpetites,tesoreilles!Tuasdespetitesoreillesparcequetunemangeaispasbeaucoup?—Non,chérie.Mamanadespetitesoreillesparcequ'elleaétébrûlée.»J'aiexpliquéàNadiade lamêmefaçon.Jevoulaisquemesfillesentendent lesmêmeschoses, les

mêmesparoles.Donc,j'aiemployélemêmelangage,lamêmevéritéavecNadia.Çaluiafaitmal.Nadian'apasditcommesasœurqu'ellevoulaittuerceluiquiavaitfaitça,ellea

demandéàtoucher.J'avaisdesbouclesd'oreilles,j'enportesouventpourcachercequimerestedemesoreilles.

«Tupeuxtoucher.Simplement,tunetirespaslesbouclesd'oreillesparcequeçafaitmal.»Elleaeffleurémesoreillesetelleestpartiedanssachambre,enfermantlaporte.Leplusdifficileàsupporterpourellesdevaitêtrel'école.Ellesgrandissaient,etAntonionepouvait

pastoujoursallerleschercher.J'imaginaislesquestionsdesautresenfants.Pourquoitamamanestcommeça?Qu'est-cequ'ellea,tamaman?Pourquoielleatoujoursunpull-overenété?Pourquoiellen'apasd'oreilles?

L'étape d'explications suivante a été la plus dure. Je l'ai simplifiée, sans parler deMarouan. J'aimenti.J'avaisrencontréunmonsieurquej'aimaisetquim'aimait,etcen'étaitpaspermisparmesparents.Ils avaient décidé que je devais brûler et mourir. C'était la coutume de mon pays. Mais la dameJacquelinequivenaitnousvoirsouventàlamaisonm'avaitemmenéeenEuropepourquejeguérisse.

Laetitia était toujours la plus violente, Nadia silencieuse. Laetitia avait une douzaine d'annéeslorsqu'ellem'adit qu'elle voulait partir là-bas et les tuer tous.Presque lesmêmesmotsque sonpère,lorsquejeluiavaitracontémonhistoireetlanaissancedeMarouan:«J'espèrequ'ilsvonttouscreverpourt'avoirfaitça!»J'airefaitdescauchemarsàmontour.J'étaiscouchée,jedormais,etmamanvenaitavecuncouteaubrillantdanslamain.Ellelebrandissaitau-dessusdematêteendisant:«Jevaistetueraveccecouteau!»Etlecouteaubrille,commeunelumière…Mamèreestréelle,elleestvraimentlà,présenteau-dessusdematête.Etjemeréveilleensueur,terrorisée.

Ilestrevenusouvent,cecauchemar.Jemeréveillaistoujoursaumomentoùlecouteaubrillaitleplus

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fort.Leplusinsupportableétaitderevoirmamère.Plusquelamort,plusquelefeu,cevisagemehante.Elleavoulumetuer,elleatuésesbébés,elleestcapabledetout,etc'estmamère!Jesuissortiedesonventre!

J'ai tellementpeurde lui ressemblerque j'ai décidéun jourde subirunenouvelleopération,maisesthétique cette fois. Une de plus, une de moins… Celle-là allait me délivrer d'une ressemblancephysiquequejenepouvaisplusvoirdanslaglace.Unepetitebosseentrelessourcils,àlaracinedunez,lamêmequelasienne.Jenel'aiplus,etjemetrouveplusjolie.Pourtantlecauchemarmepoursuivait.Etlemédecin n'y pouvait rien. Il aurait fallu peut-être que je rencontre unpsychiatre,mais cette idée nem'étaitjamaisvenue.

Unjour,jesuisalléevoiruneguérisseusepourluiexpliquermoncas.Ellem'adonnéunpetitcouteau,minuscule, et m'a dit : « Mettez-le sous votre oreiller, la lame refermée, et vous ne ferez plus cecauchemar.»J'aifaitcequ'elledisait,etlecouteaun'estplusrevenumeterroriserpendantmonsommeil.Hélas,jepensetoujoursàmamère.

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Toutcequimanque

J'auraisbienvouluapprendreàécrire.Jesaislire,maisseulementsileslettressontimprimées.Jenepeux comprendre une lettre écrite à la main parce que je n'ai appris qu'en lisant le journal.Mais ilm'arrivesouventdebutersurunmot.Alorsjedemandeàmesfilles.

EdmondKaiser et Jacqueline avaient essayé deme donner quelques notions, au début. Je voulaistoujoursapprendrepourêtrecommelesautres.Versvingt-quatreans,quandj'aicommencéàtravailler,j'aieulapossibilitédesuivreuncourspendanttroismois.J'étaistrèscontente.C'étaitdur,parcequejepayaisbeaucouppluscherquemonsalaire,alorsAntoniom'adit:«C'estpasgrave,jepeuxt'aider.»J'airépondu:«Non.Jeveuxpayermoncourstouteseule.»

Jevoulaisyarrivermoi-même,avecmonpropreargent.J'aiarrêtéauboutdetroismois,maisçam'abeaucoupaidée.Onm'aapprisàteniruncrayoncommeàunenfantquivaàlamaternelle,etàécriremonnom.Jenesavaispascommentfairelesa,niless,rien.Doncj'aiapprisl'alphabet,lettreaprèslettre,enmêmetempsquelalangue.Auboutdecestroismois,j'étaiscapablededéchiffrerquelquesmotsdanslejournal.

Alorsj'aicommencéparlirel'horoscope,parcequequelqu'unm'avaitditquej'étaisBalance!Touslesjours,jedéchiffraismonavenir.Cequejecomprenaisn'étaitpastoujoursclair,maisilmefallaitdestextesbrefsetdesphrasescourtesaudébut.Lireunarticleenentier,ceseraitpourplustard.Danslestextes courts, il y avait aussi les annoncesmortuaires.Personnene les a épluchéescommemoi !«LafamilleXaladouleurdevousfairepartdudécèsdeMadameX.Paixàsonâme!»

J'ailuaussilespetitesannoncesmatrimoniales,lesventesdevoiture,maisj'aiabandonnétrèsvite,les mots en raccourci n'étaient pas pour moi ! J'ai voulu m'abonner à un quotidien, un journal trèspopulaire,maisAntonio le trouvaitstupide…Alors tous les jours,avantmon travail, jedescendaisenvilleetjecommençaisparboireuncaféenlisantlejournal.J'aimaisbiencemoment-là.Pourmoi,c'étaitle meilleur pour apprendre. Et peu à peu, lorsque les gens parlaient autour de moi d'un événementquelconque, jepouvais répondrequemoiaussi je lesavais,que je l'avais ludans le journal.Lesgensvoyagent, ilsvont, ilsviennent, ilsparlentde lamer,durestaurant,d'hôtels,de laplage. Ilsparlentdumondeentieretmoijenepouvaispasdiscuterdetoutcelaaveceux.Maintenantjepeux.

Jeconnaisunpeulagéographieeuropéenne,lesgrandescapitalesetcertainesvillespluspetites.J'aivuRome,VeniseetPortofino.EnEspagne, j'aivisitéBarceloneavecmesparentsadoptifs,mais jen'ysuisrestéequecinqjours.

C'étaientlesvacancesd'été.Ilfaisaittrèschaudetj'avaisl'impressiondepriverpapaetmamandelaplage,delesobligeràresterenferméscommemoi.Alorsjesuisrentréeetilssontrestés.Unmaillotdebain,pourmoi,c'estdifficileàenvisager.Ilfaudraitquejesoisseulesuruneplage,commejesuisseuledansmasalledebain.

J'ai vu assez peu de choses dumonde. C'est une boule ronde,mais on nem'a jamais appris à lacomprendre.Parexemple,jesaisquelesÉtats-Unisc'estl'Amérique,maisj'ignoreoùestcetteAmériquesurlabouleronde.MêmelaCisjordanie,jenesaispaslasituer.

J'ai essayé de regarder dans les livres de géographie de mes filles, mais je ne sais pas par oùcommencerpourimaginertouslespays.Jenemerendspascomptedesdistances.Siquelqu'unmedit,parexemple:«Onsedonnerendez-vousàcinqcentsmètresdecheztoi»,jen'arrivepasàmesurercescinqcentsmètresdansmatête.Jemerepèrevisuellementsurunerueousurunmagasinquejeconnais.Alors,lemonde,jen'arrivepasàl'imaginerdutout.Jeregardelamétéointernationaleàlatélévision,etj'essaiedemesouveniroùsetrouventl'Angleterre,etMadrid,ParisetLondres,BeyrouthetTel-Aviv.

Jemesouviensd'avoirtravailléàcôtédeTel-Avivavecmonpère.J'étaisencorepetite,unedizained'années.Onnousavaitemmenéslàpourcueillirdeschoux-fleurs.C'étaitpourunvoisinquinousavait

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renduserviceenfauchantlebléavecnous.Ilyavaitunebarrièrequinousprotégeaitdesjuifs,onétaitpresquesurleurterre.Jepensaisqu'ilsuffisaitdepassercettebarrièrepourêtrejuif,etçamefaisaittrèspeur.Lessouvenirsquimerestentdemonenfancesonttousliésàlapeur,jem'ensuisrenducompte.

On m'avait appris qu'il ne fallait pas s'approcher des juifs, parce qu'ils étaient des halouf des«cochons».Ilnefallaitmêmepaslesregarder.Pournous,c'étaitdoncquelquechosed'horribled'êtrelà,siprèsd'eux.Ilsmangentdifféremment,ilsviventdifféremment.Onnepeutpaslescompareravecnous,noussommescomme le jouret lanuit,comme la laineet la soie. J'aiappris leschosescommeça.Lalainec'estlesjuifsetlasoiec'estlesmusulmans.Jenecomprendspaspourquoionm'amisçadanslatête,maisiln'yavaitriend'autreàpenser.Quandonvoyaitunjuifdanslarue–d'ailleursilsnevenaientpresquejamais–c'étaittoutdesuitedesbagarresavecdescaillouxetdesmorceauxdebois.Ilnefallaitsurtoutpasl'approcherniluiparler,sinononallaitdevenirjuifaussi!Ilfautquejeréaliseunefoispourtoutes que ce sont des bêtises.Ces gens nem'ont rien fait demal ! Il y a par exemple une très belleboucheriejuivedansmonquartier.Laviandeyestmeilleure,j'enaidéjàmangé,maisjen'osepasentrerseulepourenachetermoi-même.AlorsjevaischezleTunisienparcequ'ilesttunisien.Pourquoi?Jenesais pas. Souvent jeme dis : « Souad, tu vas y aller et acheter cette belle viande, c'est de la viandecommeuneautre!»

Jesaisquej'yarriveraiunjour.Maisj'aiencorepeur.J'aitropentenduchezmoiqu'ilnefallaitavoiraucuncontactaveceux,qu'ilfallaitlesignorercommes'ilsn'existaientpassurterre.C'étaitplusquedelahaine.C'étaitlepireennemipourlesmusulmans.

JesuisnéemusulmaneetjecroistoujoursenDieu,jesuistoujoursmusulmane,maisaujourd'huiilnemeresteplusgrand-chosedescoutumesdemonvillage.

Et je n'aime pas la guerre, je déteste la violence. Si quelqu'un me reproche quelque chose, parexemplederenierlareligionmusulmaneenparlantmaldeshommesdemonpays–çam'estarrivé–,aulieudemebattre,jeparle,jediscute,j'essaiedeconvaincrel'autreenleforçantàm'écouterpourl'aideràcomprendrecequ'iln'apascompris.

Mamèresebagarraitaveclesvoisines.Elleprenaitdescaillouxpourlesleurlancerdessus,ouelleleur arrachait les cheveux.Cheznous,on sebagarre toujours avec les cheveux.Etmoi, jemecachaisderrièrelaporte,danslefouràpainoudansl'écurieaveclesmoutons.Jenevoulaispasvoirça.

Jevoudraistoutapprendredecequejenesaispas.Comprendrelesdifférencesdumonde,etj'espèrequemesenfants,ici,profiterontdeleurchance.C'estmonmalheurquilaleuradonnée,c'estledestinquilespréservedelaviolencedemonpays,delaguerredescaillouxetdelaméchancetédeshommes.Jeneveuxpasqu'onleurentredanslatêtecequ'onamisdanslamienne,etquej'aitellementdedifficultéàenfairesortir.J'essaied'yréfléchir,etjemerendscompteque,sionm'avaitditquej'avaislesyeuxbleussansmedonnerdemiroir, toutemavie j'auraiscruque j'avais lesyeuxbleus.Lemiroir représente laculture, l'éducation, la connaissance de soi-même et des autres. Si je me regarde dans unmiroir parexemple,jemedis:«Qu'est-cequetuespetite!»

Sansmiroir, jemarcheraisansm'enrendrecompte,saufsi jesuisàcôtéd'ungrand.Et jepenseraiquoi,dugrand,s'ilmarcheaussisanssavoirqu'ilestgrand?

Jecommenceàréaliserquejeneconnaisrienauxjuifs,quejen'aipasapprisleurhistoire,etque,sijecontinuecommeça,moiaussijediraiàmesenfantsquelejuifestunhalouf!Jeleurtransmettraiunebêtiseaulieudusavoiretdelapossibilitédepenserparelles-mêmes.

UnjourAntonioaditàLaetitia:«JeneveuxpasquetutemariesunjouravecunArabe.—Pourquoi,papa?UnArabe,c'estcommetoi,commeunautre,commetoutlemonde.»Alorsj'aiditàmonmari:«ÇaseraunArabe,unJuif,unEspagnol,unItalien…leplusimportant,

c'estqu'elleschoisissentquiellesaiment,etqu'ellessoientheureuses.Parceque,moi,jenel'aipasété.»J'aime Antonio, mais je ne sais pas pourquoi il m'aime, je n'ai jamais eu le courage de le lui

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demander, de lui dire : « Regarde-moi, d'où je viens et comment je suis maintenant. J'ai été brûlée,commentsefait-ilquetumeveuilles,moi,alorsqu'ilyapleind'autresfemmes?»

Jen'aipasconfianceenmoi.Parfois,jemedis:«Mince,ets'ilvachercheruneautrefemme,jefaiscomment?»

C'estétrangequandmême.Quandjesuisautéléphoneaveclui,jeposetoujourslamêmequestion:«Tuesoù,chéri?»Etquandilmerépondqu'ilestàlamaison,c'estunsoulagement.J'aitoujourscettepetitepeuràl'intérieurdemoi.Celledel'abandon,del'hommequinereviendrapas.Quej'attendraiseuledansl'angoisse,commej'aiattendulepèredeMarouan.

J'airêvéplusieursfois,cesdernierstemps,qu'Antonioétaitavecunefemme.C'était un cauchemar de plus. Il a commencé deux jours après la naissance de Nadia, la cadette.

Antonioétaitavecuneautrefemme.Ilssedonnaientlebrasetilsmarchaientensemble.EtjedisaisàmafilleLaetitia :«Vavitechercherpapa!»Moi jen'osaispasyaller.Etmafille tiraitsonpapapar laveste:«Non,papa!Neparspasavecelle!Viens!»Ilfallaitqu'elleleramèneversmoi,etelletiraitsonpèreautantqu'ellepouvait!Iln'yapasdefinàcecauchemar.JenesaisjamaissiAntoniorevientoupas.Ladernièrefois,jemesuisréveilléeverstroisheuresetdemiedumatin,etjen'aipasvuAntonio.Jemesuislevée,iln'étaitpasdanssonfauteuil,latélévisionn'étaitpasallumée.Jemesuisprécipitéeàlafenêtrepourvérifiersisavoitureétaitlà,avantdemerendrecomptequ'ilyavaitdelalumièredanssonbureau,etqu'iltravaillaitauxcomptesdesonentreprise.

Jevoudraistellementêtreenpaix,neplusfairedecauchemars!Maismessentimentsnesontjamaiscalmes : émotion, angoisse, incertitude, jalousie, inquiétude permanente de la vie. Quelque chose estcasséenmoi,etsouventlesgensnes'enrendentpascompte,parcequejesouristoujoursparpolitesse,parrespectdesautres.

Maisquand jevoispasserune jolie femme,avecdebeauxcheveux,debelles jambesetunebellepeau…Quandvientl'été,letempsdelapiscineetdesvêtementslégers…

J'ouvremonarmoire:elleestpleinedevêtementsfermésjusqu'aucou.J'enachèted'autrespourtant,des robes décolletées, des chemises sansmanches. Pourme faire plaisir.Mais je ne peux les porterqu'avecuneveste,elleaussiboutonnéejusqu'aucou.Monautrecouche…

Etjesuisencolèreàchaqueété.Jesaisquelapiscineouvrele6maietfermele6septembre,çamerendfolle.Jevoudraisqu'ilpleuve,qu'ilnefassejamaisplusde25degrés.Jedevienségoïste,maisc'estmalgrémoi.Quandilfaittropchaud,jenesorsquelematindebonneheure,outardlesoir.Jesurveillelamétéo,ilm'arrivedediretouthaut:«Tantmieux,ilnefaitpasbeaudemain.»Etlesenfantscrient!

«C'estméchantcequetudis,maman!Nous,onveutalleràlapiscine!»Silatempératuremonteà30degrésdehors,jem'enfermedansmachambre.Jefermelaporteàcléet

jepleure.Sij'ailecouragedesortiravecmesdeuxcouchesdevêtements,cellequejevoudraismontreret celle qui me cache, je crains les passants. Est-ce qu'ils savent comment je suis ? Est-ce qu'ils sedemandentpourquoijem'habilleenétécommeenhiver?

J'aimel'automne,l'hiveretleprintemps.J'aidelachancedevivredansunpaysoùiln'yadegrandsoleilquetroisouquatremoisdansl'année.Jenepourraispasvivreausoleil,etpourtantj'ysuisnée.J'aioubliécepays,lesheuresoùlesoleildorébrûlaitlaterre,cellesoùildevenaitjaunepâledanslecielgrisavantdesecoucherpourlanuit.Jeneveuxpasdesoleil.

Parfois, je regardecettepiscineau-dehors,et je ladéteste.Pourmonmalheur,elleaétéconstruitepourleplaisirdeslocatairesdelarésidence.

C'estellequiadéclenchécettemauditedépression.J'avaisquaranteans.C'étaitletoutdébutdel'été,unmoisdejuinquis'annonçaitchaud.Jevenaisde

fairelescoursesenbasdelamaison,etjeregardaisdehors,depuismafenêtre,cesfemmespresquenuesenmaillotdebain.Unedemesvoisines,unejoliefille,revenaitjustementdelapiscineenbikini,piedsnus,unparéosurlesépaules,avecsonamoureuxàcôtéd'elle,torsenu.J'étaisseule,enfermée,obsédée

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parl'idéequejenepouvaispasfairecommeeux.Cen'étaitpasjuste,ilfaisaitsichaud.Alorsj'aiouvertmonarmoireetj'aicherché.J'aiétaléjenesaiscombiendevêtementssurlelit,avantdetrouverquelquechose de raisonnable, et je n'étais toujours pas bien dansma peau.Manches courtes par-dessous, uneautrechemisepar-dessus.C'esttropchaud.Mettreunechemisetroptransparente,mêmeferméejusqu'enhaut, jenepeuxpas.Uneminijupe, jenepeuxpasàcausedemes jambesquiontservideréservoiràgreffes.Décolleté,manchescourtes,jenepeuxpasàcausedescicatrices.Toutcequej'étalaissurmonlitétaitdes«jenepeuxpas».

Jetranspirais,toutmecollaitsurlapeau.Jemesuismiseaulit,etj'aicommencéàpleurersérieusement.Jen'enpouvaisplusd'êtreenfermée

parcettechaleur,alorsquelesautresétaientdehorsavecleurpeauàl'airlibre.Jepouvaispleurertantquejevoulais, j'étaisseule, lesfillesétaientencoreàl'écoleenfacedelamaison.Ensuite, jemesuisregardéedanslemiroirdemachambreàcoucheretjemesuisdit:«Regarde-toi!Pourquoitueslà?Tunepeuxpasalleràlaplageavectafamille.Mêmesituyvas,tuvaslespriverderesterdansl'eauparcequ'il faudra rentrer à cause de toi. Les filles sont à l'école,mais quand elles vont rentrer, elles vontvouloiralleràlapiscine.Heureusementpourelles,ellesenontledroit,maispastoi!Tunepeuxmêmepasalleraurestaurantdelapiscine,prendreuncafé,boireunelimonade,parcequetuaspeurd'êtrevueparlesautres.Tueshabilléedelatêteauxpieds,ondiraitquec'estl'hiveretqu'ilfait10degrésauborddecettepiscine.Onteprendpourunefolle!Tunesersàrien!Tueslà,maissansêtrelà.Tuesunobjetquiresteenferméàlamaison.»

Alors je suis allée dans la salle de bain, j'ai pris un flacon de somnifères que j'avais acheté à lapharmacie,sansordonnance,parcequej'avaisdumalàdormir.Tropdechosesmetrottaientdanslatête.J'aividéletube,j'aicomptélescomprimés.Ilyenavaitdix-neufetjelesaitousavalés.

Auboutdequelquesminutes,jemesuissentiebizarre,touttournait.J'aiouvertlafenêtre,jepleuraisenregardant,devantmoi,letoitdel'écoledeLaetitiaetNadia.J'aiouvertlaportedel'appartementenparlanttouteseule,jem'entendaiscommesij'étaisaufondd'unpuits.Jevoulaismonterausixièmeétage,jevoulaissauterdelaterrasse,j'yallaiscommeendormant,etenparlant.

« Qu'est-ce qu'elles vont devenir si je suis morte ? Elles m'aiment. Je les ai mises au monde,pourquoi ? Pour qu'elles souffrent ?Ça ne suffit pas d'avoir tant souffertmoi-même ? Je ne veux pasqu'ellessouffrent,onquittecettevie toutes les troisensembleou rien…Non,ellesontbesoindemoi.Antoniotravaille.Ilditqu'iltravaille,maisilestpeut-êtreàlaplage,jenesaispasoùilest…Maislui,ilsaittrèsbienquejesuisàlamaisonparcequ'ilfaittropchaud.Jenepeuxpassortir,jenepeuxpasm'habillercommejeveux.Pourquoiçam'estarrivé?Qu'est-cequej'aifaitaubonDieu?Qu'est-cequej'aifaitsurterre?»

Jepleuraisdans lecorridor. Jene savaisplusoù j'étais. Je suis retournéedans l'appartementpourfermer la fenêtre,puis je suis sortiedans lehall,devant lesboîtesaux lettres,pourattendre les filles.Après,jenemesouviensplusderien,jusqu'àl'hôpital.

Jesuistombéeévanouieàcausedesmédicaments.Onm'afaitunlavaged'estomac,etlemédecinm'agardée en observation. Le lendemain, je me suis retrouvée à l'hôpital psychiatrique. J'ai vu unepsychiatre,unetrèsgentillefemme.Elleestentréedans lachambre :«Bonjour,madame…–Bonjour,docteur.»

Jevoulaissourirepolimentmaisj'aifonduenlarmesaussitôt.Ellem'afaitavaleruntranquillisant,s'estassiseàcôtédemoi:

«Racontez-moicommentc'estarrivé,pourquoivousavezpriscescomprimés.Pourquoivousavezvouluvoussuicider.»

J'ai expliqué, le soleil, la piscine, le feu, les cicatrices, l'envie de mourir, et j'ai recommencé àpleurer.Jen'arrivaisplusàdémêlercequis'étaitpassédansma tête.Lapiscine,cettestupidepiscineavaittoutdéclenché.Jevoulaismouriràcaused'unepiscine?

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«Vous savez que c'est la deuxième fois que vous échappez à lamort ?D'abord votre beau-frère,maintenant vous. Je trouve que ça fait beaucoup, et si on ne s'occupe pas de vous, ça pourrait sereproduire.Maismoijesuislàpourvousaider,vousvoulezbien?»

J'ai suivi une thérapie pendant un mois avec elle, et ensuite elle m'a envoyée chez une autrepsychiatre,unefoisparsemaine,lemercredi.C'étaitlapremièrefoisdemaviedepuislefeuquej'avaislaparoledevantquelqu'unquin'était làquepourm'écouterparlerdemesparents,demonmalheur,deMarouan…Cen'étaitpasfacilepourmoi.Parmomentsj'avaisenviedetoutarrêter,maisjem'obligeaiscarjesavaisqu'ensortantdelàjemesentaisbien.

Au bout de quelque temps, je l'ai trouvée trop autoritaire. Je sentais qu'elle voulaitm'imposer uncheminàsuivre.Commesiellem'avaitditderentrerchezmoiparladroite,alorsquejesavaistrèsbienquejepouvaisyallerparlagauche…

Jemesuisdit:«Maismerde!Ellemedirige,c'estpasmamère.»Déjàparl'obligationd'allerlavoirchaquemercredi.J'auraisvouluyallerquandj'enavaisenvie,oubesoin.J'auraisbienvouluaussiqu'ellemeposedesquestions,qu'ellemeparle,qu'ellemeregardeentrequatreyeux.Nepasparlerauxmurs, pendant qu'elle écrivait. Pendant une année, j'ai résisté à l'envie de fuir. Et j'ai compris que jen'étais pas réaliste, qu'en voulantmourir je niais l'existence demes deux filles. J'étais égoïste de nepenser qu'àmoi-même, de vouloirm'en aller enme fichant du reste.C'est bien joli de dire « je veuxmourir»…Etlesautres?

Jevaismieux,maisparfoisc'esttrèspénible.Çameprendn'importequand.Surtoutl'éténousallonsdéménager, loin de cette piscine. Notremaison sera au bord de la route,mais l'été viendra toujours.Mêmeàlamontagne,oudansledésert,ceseraquandmêmel'été.

Parfois,jemedis:«Seigneur,j'aimeraisnepasmeleverdemainmatin,j'aimeraismouriretneplussouffrir.»

J'aimafamille,desamisautourdemoi,jefaisbeaucoupd'efforts.Maisj'aihontedemoi-même.Sij'avaisétébrûléedansunaccident,ouparalysée,jeregarderaismescicatricesdifféremment.Ceseraitledestin,personneneseraitresponsable,mêmepasmoi.

Maismonbeau-frèrem'abrûlée,etc'étaitlavolontédemonpèreetdemamère.Cen'estpasledestinoulafatalitéquim'arenduecommejesuis.Cequifaitleplusmal,c'estqu'ilsm'ontprivéedemapeau,demoi-même,paspourunmoisouunan,oudixans,maispourtoutemavie.

Etçarevientdetempsentemps.C'étaitunwesternoùilyavaitbeaucoupdebagarres,etdechevaux.Deuxhommessebattaientdansuneécurie.L'und'eux,parméchanceté,aalluméuneallumetteetl'ajetéedanslefoin,entrelesjambesdesonadversaire,quiaprisfeuets'estmisàcouriraveclefeusurlui.J'aicommencéàcrier,àrecrachercequejemangeais.J'étaiscommefolle.

Antoniom'adit :«Maisnon,chérie,c'est lefilm,c'est lefilm.»Et ilaéteint la télévision.Ilm'aprise dans ses bras pour me calmer, en répétant : « Chérie, c'est la télé. Ce n'est pas vrai, c'est ducinéma!»

J'étaisloinenarrière,jecouraisaveclefeusurmoi.Jen'aipasdormidelanuit.J'aiunetelleterreurdufeuquelapluspetiteflammemefige.JesurveilleAntoniolorsqu'ilallumeunecigarette,j'attendsquel'allumettesoitéteinte,ouquelaflammedubriquetdisparaisse.Jeneregardepasbeaucouplatélévisionàcausedecela.J'aipeurd'yrevoirquelqu'unouquelquechosequibrûle.Mesfillesyfontattention.Dèsqu'ellesaperçoiventquelquechosequipourraitmechoquer,ellescoupentl'image.

Jeneveuxpasqu'ellesallumentunebougie.Toutestélectriqueàlamaison.Jeneveuxpasvoirdefeuàlacuisineniailleurs.Maisunjour,quelqu'unajouéavecdesallumettesdevantmoi,enriant,pourfaireunedémonstration.Ilavaitmisdel'alcoolsurundoigt,etill'aallumé.Lapeaunebrûlaitpas,c'étaitpourjouer.Jemesuislevée,priseàlafoisdefrayeuretdefureur:«Tuvasfaireçaailleurs!Moi,j'aiétébrûlée.Tunesaispascequec'est!»

Unfeudansunecheminéenemefaitpaspeur,àconditionquejen'enapprochepas.L'eaunemegêne

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pas à condition qu'elle soit tiède. J'ai peur de tout ce qui est chaud.Le feu, l'eau chaude, le four, lesplaques, les casseroles, les cafetières toujours allumées, la télévision qui peut prendre feu, les prisesélectriquesmalmises, l'aspirateur, les cigarettes oubliées, tout…Tout ce qui peut arriver par le feu.Finalement,mesfillessontterroriséesàcausedemoi.Parcequ'unefilledequatorzeansquinepeutpasallumeruneplaqueélectriqueàcausedemoi,cen'estpasnormal.Si jenesuispas là, jeneveuxpasqu'ellesseserventdelacuisinière,qu'ellesfassentbouillirdel'eaupourdespâtes,ouduthé.Ilfautquejesoislà,prèsd'elles,attentive,surlesnerfs,pourêtrecertainedel'éteindremoi-même.Iln'yapasunjouroùjevaismecouchersanscontrôlerlesplaquesélectriques.

Cette peur, je vis avec jour et nuit. Je sais que j'embarrasse la vie des autres.Quemonmari estpatient,maisqu'ilselasseparfoisd'uneterreursansraison.Quemesfillesdevraientpouvoir tenirunecasserolesansquejetremble.Ilfaudrabienqu'elleslefassentunjour.

Uneautrepeurm'estvenueverslaquarantaine.L'idéequeMarouanétaitdevenuunhomme,quejenel'avais pas revudepuis vingt ans, qu'il savait que j'étaismariée et qu'il avait des sœurs quelque part.MaisLaetitiaetNadia,elles,nesavaientpasqu'ellesavaientunfrère.

Cemensongeétaitunpoidsdontjeneparlaisàpersonne,Antonioconnaissaitsonexistencedepuisledébut, mais nous n'en parlions jamais. Jacqueline savait, mais respectait monmensonge. Ellem'avaitdemandé de participer à des conférences, pour parler du crime d'honneur devant d'autres femmes.Jacquelinecontinuaitsontravail,ellepartaitenmissionetrevenaitparfoisvictorieuse,parfoislesmainsvides.Jemedevaisderacontermaviedefemmebrûlée,detémoignerenqualitédesurvivante.J'étaispratiquementlaseuleàpouvoirlefaireaprèstoutescesannées.

Etjecontinuaisàmentir,ànepasrévélerl'existencedeMarouan,enmepersuadantquejeprotégeaisencoremonenfantdecettehorreur.Maisilétaitpresqueunhomme.Lagrandequestionétaitdesavoirsijepréservaisplutôtmahontepersonnelle,maculpabilitédel'avoirfaitadopter,ouMarouanlui-même.

Il m'a fallu du temps avant de comprendre que tout était lié. Dans mon village, il n'y a pas depsychiatre,lesfemmesneseposentpasdequestionspareilles.Noussommesseulementcoupablesd'êtredesfemmes.

Mesfillesontgrandi,les«pourquoi,maman?»sontdevenuscruels.«Maispourquoiilst'ontbrûlée,maman?—Parcequejevoulaismemarieravecungarçonquej'avaischoisi,etquej'attendaisunbébé.—Qu'est-cequ'ilestdevenu,lebébé?Ilestoù?»Ilétaitrestélà-bas,dansunorphelinat.Jen'aipaspuleurdireautrechose.

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Témoinsurvivant

Jacquelinem'adoncdemandédetémoigneraunomdel'associationSurgir.Elleaattenduquej'ensoiscapablenerveusement,aprèscettedépressionquim'avaitbrusquementanéantie,alorsquej'avaisréussiàconstruireunevienormale,quej'étais intégréedansmonnouveaupays,avecuntravail,unmarietdesenfants, la sécurité. J'allais mieux, mais je me sentais encore fragile, devant ce public de femmeseuropéennes.J'allaisleurparlerd'unmondetellementdifférent,d'unecruautésiinexplicablepourelles.

J'airacontémonhistoiredevantcesfemmes,assisesuruneestrade,devantunepetitetableavecunmicro.Jacquelineétaitàcôtédemoi.Jemesuislancéeenreprenanttoutdepuisledébut.Etonm'aposédesquestions:«Pourquoiilvousabrûlée?…Vousaviezfaitquelquechosedemal?…Ilvousabrûléejustepouravoirparléavecunhomme?»

Jenedisjamaisquej'attendaisunenfant.D'abordparceque,enceinteoupas,ilsuffitd'unragotdanslevillage,d'unedénonciation,pourque lapunition soit lamême. Jacquelineen saitquelquechose.Etsurtoutpourépargnermonfils,quinesaitriendemonpasséetdusien.Jenedispasmonvéritablenom,l'anonymatestunemesuredesécurité.Jacquelineconnaîtdescasoùlafamillearéussiàretrouverunefilleàdesmilliersdekilomètresetàl'assassiner.Unefemmedanslepublics'estlevée:«Souad,votrevisage est joli, où sont ces cicatrices ? –Madame, je comprends très bien que vousme posiez cettequestion,jem'yattendais.Alorsjevaisvousmontreroùsontmescicatrices.»

Jemesuislevée,devanttoutcemonde,etj'aidéfaitmachemise.J'avaisundécolletéetdesmanchescourtes. J'aimontrémes bras, j'aimontrémon dos. Et cette femme s'estmise à pleurer. Les quelqueshommesprésents,eux,étaientmalàl'aise.Ilsavaientpitiédemoi.

Aumomentdemedonnerenspectacle,j'aitoutdemêmel'impressiond'êtreunesortedemonstredefoire.Maisçanemegênepastellementdanslecadred'untémoignage,parcequec'estimportantpourlesgens. Je dois leur faire comprendre que je suis une survivante. J'étais en train de mourir lorsqueJacquelineestarrivéedanscethôpital.Jeluidoislavie,etl'œuvrequ'elles'efforcedecontinueravecSurgirabesoind'untémoinvivantpoursensibiliserlepublicaucrimed'honneur.Lesgensl'ignorentpourlaplupart.Toutsimplementparcequelessurvivantessontraresdanslemonde.Etque,pourleursécurité,ellesnedoiventpass'exposer.Ellesontéchappéaucrimed'honneurgrâceàdesrelaisdel'association,dansplusieurspays.Iln'yapasquelaJordanieoulaCisjordanie,maisdanstoutleMoyen-Orient,l'Inde,lePakistan…

Cettepartiedu témoignage revientà Jacqueline.C'estellequiexpliqueaussiqu'il est impératifdeprendredesmesuresdesécuritépourtoutescesfemmes.

Aumomentdemonpremiertémoignage,jesuisenEuropedepuisunequinzained'années.Mavieacomplètement changé, jepeuxprendre le risquequ'ellesnepeuventpas encoreprendre.Lesquestionspersonnellesportentensuitesurmanouvellevie,maissurtoutsurlaconditiondesfemmesdemonpays.Unhommem'aposélaquestion.

Moi qui ai parfois dumal à trouver lemot juste quand il s'agit dema propre vie demalheur, jem'emballedèsqu'ils'agitdesautres,onmem'arrêteplus.

«Monsieur,unefemmelà-basn'apasdevie.Beaucoupdefillessontbattues,maltraitées,étranglées,brûlées,tuées.Pournous,là-bas,c'esttoutàfaitnormal.Mamèreavoulum'empoisonnerpour"finir"letravaildemonbeau-frère,etpourellec'étaitnormal,çafaitpartiedesonmondeàelle.C'estçalavienormalepournouslesfemmes.Tuestabassée,c'estnormal.Tuesbrûlée,c'estnormal,tuesétranglée,c'estnormal,tuesmaltraitée,c'estnormal.Lavacheetlesmoutons,commemonpèredisait,sontmieuxconsidérésquelesfemmes.Sionneveutpasmourir,ilfautsetaire,obéir,ramper,semarierviergeetfairedes fils.Si jen'avaispas rencontréunhommesurmonchemin,c'est lavieque j'auraiseue.Mesenfantsseraientdevenuscommemoi,mesarrière-petits-enfantscommemesenfants.Si j'avaisvécu là-

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bas,jeseraisdevenuenormale,commemamèrequiaétouffésespropresenfants.J'auraispeut-êtretuémafille.J'auraispulalaisserbrûler.Maintenant,jepensequec'estmonstrueux!Maissij'étaisrestéelà-bas,j'auraisfaitpareil!Quandj'étaisàl'hôpital,là-bas,entraindemourir,jepensaisencorequec'étaitnormal.Maisquand je suisvenueenEurope, j'aicomprisà l'âgedevingt-cinqans,à forced'entendreparlerlesgensautourdemoi,qu'ilyadespaysoùçanesefaitpasdebrûlerlesfemmes,quelesfillessont acceptées autant que les garçons. Pourmoi, lemonde s'arrêtait àmon village.Mon village étaitmerveilleux,c'étaitlemondeentier,jusqu'aumarché!Aprèslemarché,cen'étaitpasnormalparcequeles filles semaquillaient, portaient des robes courtes et un décolleté. C'étaient elles qui n'étaient pasnormales.Ma famille l'était !Nous,onétaitpurscomme la lainedesmoutons,et lesautres,dèsqu'onpassaitlemarché,étaientimpurs!

«Lesfillesn'avaientpasledroitd'alleràl'école,pourquoi?Pournepasconnaîtrelemonde.Leplusimportant, c'étaient nos parents. Ce qu'ils disent, on doit le faire. La connaissance, la loi, l'éducationviennentd'euxuniquement.C'estpourquoiiln'yavaitpasd'écolepournous.Pournepasqu'onprennelebus,qu'ons'habilleautrement,avecuncartabledans lamain,pournepasqu'onapprenneàécrireetàlire,c'esttropintelligent,pasbonpourunefille!Monfrèreétaitleseuletuniquegarçonaumilieudesfilles,habillécommeici,commeàlagrandeville,ilallaitchezlecoiffeur,àl'école,aucinéma,ilsortaitlibrement,pourquoi?Parcequ'ilavaitunzizientrelesjambes!Ilaeudelachance,ilaeudeuxgarçons,maiscen'estpasluifinalementquiaeuleplusdechance,cesontsesfilles.Elles,ellesonteulachanceimmensedenepasnaître!

«LafondationSurgir,avecJacqueline,essaiedesauvercesfilles.Maiscen'estpasfacile.Nous,onest là, lesbrascroisés.Jevousparleetvousm'écoutez.Maiselles, là-bas,ellessouffrent!C'estpourcetteraisonquejetémoignepourSurgirsurlescrimesd'honneur,parcequeçacontinue!

«JesuisvivanteetjesuissurpiedgrâceaubonDieu,grâceàEdmondKaiseretgrâceàJacqueline.Surgir, c'est du courage, c'est travailler beaucoup pour aider ces filles. Je les admire. Je ne sais pascommentilsfont.J'aimeraismieuxapporterdelanourritureetdesvêtementsauxréfugiés,auxmalades,quedefaireleurtravail.Ilfautseméfierdetoutlemonde.Onpeutparleràunefemmequial'airgentille,etquivatedénoncerparcequetuveuxaideretqu'ellen'estpasd'accord.Jacquelinearrivedansunpays,elleestobligéedesecomportercommeeux,demanger,marcheretparlercommeeux.Elledoitsefondredanscemonde-làpourresteranonyme!

—Merci,madame!»Audébut,j'étaisangoissée,jenesavaispascommentjedevaisparler,etmaintenantJacquelineétait

forcéedem'arrêter!Parlerdevantunpublic,directement,nemegênaitpastrop.Maisj'aieupeurdelaradio,àcausede

monentourage,desrelationsdetravail,demesfilles,quisavaient,maisquinesavaientpastout.Ellesavaient environ dix et huit ans, elles avaient des copines d'école, je voulais leur demander d'êtrediscrètessionleurposaitdesquestions.

«Ah,super,j'aimeraisbienveniravectoi!»CetteréactiondeLaetitiaétaitàlafoisrassuranteetunpeuinquiétante.Mamanpasseàlaradio,c'est

super…Jeme suis renducomptequ'ellesne réalisaient pas l'enjeude ce témoignage et qu'àpartmescicatricesellesnesavaientpresqueriendemavie.Unjouroul'autre,lorsqu'ellesseraientplusgrandes,jedevraistoutleurdire,etçamerendaitmaladed'avance.

C'étaitlapremièrefoisquejeparlaisàuneaudiencesilarge.Mes fillesontdoncapprispar cette émissionunnouveaupandemonhistoire.Aprèsavoir écouté

l'émission,Laetitiaaeuuneréactiontrèsviolente.«Tut'habillesmaintenant,maman,tuprendstavalise,onvaàl'aéroportetons'envalà-bas,danston

village.Onva leur faire lamêmechose.Onva lesbrûler !Onvaprendredesallumettesetonva lesbrûlercommeilst'ontfait!Jepeuxpastevoircommeça.»Elleaétésuivieparunpsychologuependant

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sixmois,maisunjourellem'adéclaré:«Tusais,maman,c'esttoiquiesmapsychologue.J'aidelachanceparcequejeparledetoutavec

toi,deAàZ.Turépondsàtouteslesquestionsquejetepose.Donc,jeveuxplusyaller.»Jen'aipasvoululaforcer.J'aitéléphonéaumédecinetnousavonsfaitlebilanensemble.Ilpensait

qu'elleauraiteubesoindequelquesséancessupplémentaires,maisquepourl'instantilnefallaitpaslaforcer.«Maissivousvoyezpar lasuitequ'ellen'estpasbien,qu'elleneparlepas facilement,qu'elledéprime,j'aimeraisquevousmelarameniez.»

Jecrainsquemonhistoirepèsebien lourdsurelles,dans l'avenir.Ellesontpeurpourmoi,etmoipour elles. J'ai attenduqu'elles soient suffisammentmûres pour comprendre tout ce que je n'avais pasencore dit :ma vie d'avant dans le détail, l'hommeque je voulais pourmari, le père deMarouan. Jeredoutecetterévélation,bienplusquetouslestémoignagesqu'onpeutmedemander.Ilfaudraaussiquejelesaideànepashaïrlepaysd'oùjeviens,etquiestàmoitiéleleur.Ellessontdansl'ignorancetotaledecequisepasselà-bas.Commentlesempêcherd'avoirdelahainepourleshommesdecepays?Laterreyestbelle,maisleshommessontmauvais.EnCisjordanie,desfemmessebattentpourobteniruneloiquinesoitpascelledeshommes.Maiscesontdeshommesquivotentleslois.

Ilyadanscertainspays,encemoment,desfemmesquisontenprison.C'est leseulmoyende lesmettreàl'abrietdeleuréviterlamort.Mêmeenprison,ellesnesontpastotalementensécurité.Maisleshommesquiveulentlestuer,eux,sontenliberté.Laloinelespunitpas,ousipeuqu'ilsonttrèsvitelesmainslibrespourégorger,brûler,vengerleurprétenduhonneur.

Etsiquelqu'unseprésentedansunvillage,dansunquartier,pourlesempêcherdenuire,mêmes'ilestarméd'unemitraillette, ilsserontdixaprès luis'ilest toutseul,cents'ilssontvenusàdix!Siun jugecondamnaitunhommepourcrimed'honneur, commeun simpleassassin, alorsce jugenepourraitplusjamaismarcherdanslarue,ilnepourraitplusvivredansunvillage,ildevraitfuirdehonte,pouravoirpuniun«héros».

Jemedemandecequ'estdevenumonbeau-frère.Est-cequ'ilestalléenprisonseulementquelquesjours?Mamèreavaitparlédelapolice,desennuisquepourraientavoirmonfrèreetmonbeau-frèresijenemouraispas.Pourquoi lapolicen'est-ellepasvenuemevoir?C'étaitmoi, lavictime,brûléeautroisièmedegré!

J'airencontrédesfillesrevenuesdeloin,commemoi,ilyadesannées.Onlescache.Unejeunefillequin'aplusdejambes:elleaétéagresséepardeuxvoisinsquil'ontligotéeetmisesousuntrain.Uneautrequesonpèreetsonfrèreontvoulumassacreràcoupsdecouteauetontjetéedansunepoubelle.Uneautreencorequesamèreetsesdeuxfrèresontfaittomberparunefenêtre:elleestparalysée.

Etlesautresdontonneparlepas,cellesquiontétéretrouvéestroptard,mortes.Cellesquiontréussiàfuirmaisontétérattrapéesàl'étranger,mortes.

Cellesquiontpus'échapperàtempsetsecachentavecousansenfant,viergesoumères.Jen'aipasrencontrédefemmebrûléecommemoi,ellesn'ontpassurvécu.Etjemecachetoujours,je

nepeuxpasdiremonnom,montrermonvisage.Jenepeuxqueparler,c'estlaseulearmequ’ilmereste.

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Jacqueline

Monrôleaujourd'huietdanslesannéesquiviennentestdecontinueràsauverd'autresSouad.Ceseralong,compliqué,ardu,etilfautdel'argent,commetoujours.Notrefondations'appelleSurgir,parcequ'ilfaut surgir aubonmomentpour aider ces femmesà échapper à lamort.Nous travaillonsn'importeoùdanslemonde,enAfghanistan,commeauMarocouauTchad.Partoutoùnouspouvonsintervenirdansl'urgence.Uneurgencequiavancelentement!Onannoncequeplusdesixmillecasdecrimesd'honneurparansontrecensés,etderrièrecechiffresecachent tous lessuicides,accidents,etc.,quinesontpascomptabilisés…

Dans certains pays, onmet les femmes en prison lorsqu'elles ont le courage de se plaindre, pourpouvoirlesprotéger.Certainesysontdepuisquinzeans!Carlesseulespersonnesquipuissentlesfairesortir de là, ce sont le père ou le frère, c'est-à-dire ceuxqui veulent les assassiner.Alors, si un pèredemandeàfairesortirsafille,ilestbienévidentquelegouverneurn'acceptepas!Ilyenauneoudeuxqui,àmaconnaissance,sontnéanmoinssorties;ellesontététuéesensuite.

EnJordanie–etcen'estqu'unexemple–ilexisteuneloidisant,commedanslaplupartdespays:toutmeurtre, crimededroit commun,doit êtrepunid'annéesdeprison.Mais à côtédecette loi, deuxpetitsarticles97et98précisentquelesjugesserontindulgentspourlescoupablesducrimed'honneur.Lapeineestgénéralementdesixmoisàdeuxansdeprison.Lescondamnés,parfoisconsidéréscommedeshéros, ne la purgent souvent pas en totalité. Des associations d'avocates locales luttent pour que cesarticlessoientamendés.D'autresarticlesl'ontété,maispasles97et98.

Noustravaillonsavecdesassociationsdefemmes,surplace,qui,depuisplusieursannées,ontmissurpied des programmes de prévention de la violence et d'accompagnement de femmes victimes de laviolencedansleurpays.Leurtravailestlong,etsouventcontrariéparlesirréductibles…Maispasaprèspasleschosesavancent.Lesfemmesd'Iranontprogressésurleterraindeleursdroitsciviques.CellesduMoyen-Orientontapprisqu'ilexistedansleurpaysdesloisquilesconcernentetleurdonnentdesdroits.LesParlementssontsaisis,certainsdesarticlesdeloisontamendés.

Peuàpeu,lesautoritésreconnaissentcescrimes.LesstatistiquessontannoncéesofficiellementdansdesrapportsdelaCommissiondesdroitsdel'hommeauPakistan.AuMoyen-Orient,lamédecinelégaledeplusieurspaysinformesurlenombredecasconnusetlesassociationslocalesenquêtentsurlescasdeviolence et font des recherches sur les raisons historiques et actuelles du maintien de ces coutumesarchaïques.

QuecesoitauPakistan,quirecenselenombreleplusimportantdejeunesfillesetdefemmestuées,au Moyen-Orient, en Turquie, l'essentiel est de faire reculer ces coutumes qui se transmettentaveuglément.

Dans un passé récent, des autorités comme le roi Hussein et le prince Hassan se sont prononcésouvertementcontrecescrimesqui,disaient-ils,«nesontpasdescrimesd'honneurmaisdedéshonneur».Des imamsetdesreligieuxchrétiensexpliquentsansrelâcheque le«crimed'honneur»est totalementétrangerauCoranouàl'Évangile.

Nousneperdonspascourageniobstination.Surgiraprisl'habitudedefrapperàtouteslesportes,aurisquequ'ellesluiclaquentaunez.Parfois,çamarche.

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Monfils

LaetitiaetNadiaétaientencorepetites lorsquejesuisretournéeenvisitedansmafamilleadoptivepourlapremièrefoisdepuisquejeluiavais«abandonné»Marouan.Jecraignaislesréactionsdemonfilsdevantsesdeuxpetitessœurs.Ilentraitdansl'adolescence,j'avaisconstruituneautreviesanslui,etjenesavaispass'ilallaitsesouvenirdemoi,m'envouloir,ousedésintéresserdenous.Chaquefoisqueje téléphonais pour prévenir dema visite, et demon inquiétude, onme répondait : «Non, non, sansproblème,Marouanestaucourant,tupeuxvenir.»

Maisiln'étaitpaslàtrèssouvent.Jedemandaisdesesnouvellesetonm'assuraittoujoursqu'ilallaitbien.Jel'aivutroisfoisenvingtans.Etj'étaismalàchaquefois.Jepleuraisenrentrantàlamaison.Mesdeuxfillescroisaientleurfrèresanssavoirquiilétait,alorsqueluiétaitaucourant.Ilnemanifestaitrien,neréclamaitrien,etjemetaisais.C'étaientdesvisiteséprouvantes.Jenepouvaispasluiparler,jen'enavaispaslaforce.Ladernièrefois,Antoniom'adit:

«Jecroisqu'ilvautmieuxneplusyaller.Tupleurestoutletemps,tudéprimes,çanesertàrien.Ilasavie,desparents,unefamille,descopains…laisse-letranquille.Unjour,plustard,tuluiexpliquerass'illedemande.»

Jeme sentais toujours coupable, je refusais de revenir sur le passé, d'autant plus quepersonnenesavaitque j'avaiseuun fils, àpart Jacquelineetmonmari.Est-cequ'il était toujoursmon fils? Jenevoulaispasdedramedefamille,c'étaittropdur.

La dernière fois que je l'ai vu, il avait environ quinze ans. Il a même joué un moment avec sessœurs…Notreéchanges'étaitlimitéàquelquesmotsd'unetristebanalité:«Bonjour,çavabien?…Çavaettoi?»

Prèsdedixansontpassé.Jepensaisqu'ilm'avaitoubliée,quejen'existaisplusdanssavied'hommeadulte.Jesavaisqu'iltravaillait,qu'ilvivaitdansunstudioavecunepetiteamie,commetouslesjeunesgensdesonâge.

Laetitiaavaittreizeans,Nadiadouze.Jemeconsacraisàleuréducationetmepersuadaisquej'avaisfaitmondevoir.Danslesmomentsdedéprime,égoïstement,jemedisaisquepourcontinueràsurvivre,ilvalaitmieuxoublier.J'enviaislesgensheureux,ceuxquin'ontpaseudemalheurdansleurenfance,quin'ontpasdesecret,pasdedoublevie.Cequejepeuxdire,c'estquejevoulaisenterrermapremièrevie,de toutes mes forces, pour essayer d'être comme eux. Mais chaque fois que je participais à uneconférence,qu'ilmefallaitracontercetteviedecauchemar,cebonheurtremblaitsursesbases,commeunemaisonmal construite. Antonio le voyait bien, et Jacqueline aussi. J'étais fragile, mais je faisaissemblantdenepasl'être.

Unjour,Jacquelinemedit:«Tupourraisrendreserviceàd'autresfemmessionfaisaitunlivredetavie.—Unlivre?Maisjesaisàpeineécrire…—Maistusaisparler…»Je ne savais pas que l'on pouvait « parler » un livre. Un livre, c'est quelque chose de tellement

important… Je ne fais pas partie de ceux qui lisent des livres,malheureusement.Mes filles en lisent,Antoniopeutenlire.Moi,jepréfèrelejournaldumatin.J'étaistellementimpressionnéeparl'idéed'unlivre,demoidansunlivre,queçam'atrottédanslatête.Depuisquelquesmois,envoyantgrandirmesfilles,jemedisaisqu'unjourilfaudraitbienquejeleurendiseplus.Sitoutcelaétaitécritdansunlivreunefoispourtoutes,ceseraitmoinsangoissantqued'affrontermesfillesseule.

Jusqu'à présent je ne leur avais raconté, petit à petit, que l'essentiel pour expliquer mon aspectphysique.Mais, un jour ou l'autre, elles voudraient tout comprendre, et les questions à venir seraientautantdecoupsdecouteaudansmatête.

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Jenemesentaispasencorecapabledefouillerdansmamémoire,àlarecherchedureste.Àforcedevouloiroublier,onoublieréellement.Lepsychiatrem'avaitexpliquéquec'étaitnormal,aveclechocetlasouffrance due au manque de soins. Mais le plus grave, c'était Marouan. Je vivais sur un mensongeprotecteurdepuistroplongtemps.Etjevivaismal.

Sij'acceptaisdemeraconterdansunlivre,jedevraisparlerdelui.Est-cequej'enavaisledroit?J'aiditnon.J'avaistroppeur.Masécuritéetlasienneétaientégalementencause.Unlivre,çavapartoutdans lemonde.Et sima familleme retrouvait ?Si elle faisaitdumal àMarouan? Ils enétaientbiencapables. D'un autre côté, j'en avais envie. Il m'arrivait trop souvent de rêver tout éveillée à unevengeanceimpossible.Jemevoyaisretournerlà-bas,biencachée,etprotégéejusqu'àcequejeretrouvemonfrère.C'étaitcommeunfilmdansmatête.

J'arrivaisdevantsamaison,etjedisais:«Tu te souviensdemoi,Assad?Tuvois, je suisvivante !Regardebienmescicatrices.C'est ton

beau-frèreHusseinquim'abrûlée,maisjesuislà!«TutesouviensdemasœurHanan?Qu'est-cequetuasfaitdemasœur?Tul'asdonnéeauxchiens?

Ettafemme,ellevabien?Pourquoionm'abrûléelejouroùelleaaccouchédesesfils?J'étaisenceinte,ilfallaitbrûleraussimonfils?Explique-moipourquoitun'asrienfaitpourm'aider,toi,monseulfrèredesang?

«JeteprésentemonfilsMarouan!Ilestnédeuxmoisenavanceàl'hôpitaldelaville,maisilestgrandetbeau,etbienvivant!Regarde-le!

« Et Hussein ? Il est devenu vieux ou il est mort ? J'espère qu'il est encore là, mais aveugle ouparalysé,pourmevoirvivantedevantlui!J'espèrequ'ilsouffreautantquej'aisouffert!

« Etmon père etmamère ? Ils sontmorts ?Dis-moi où ils sont que j'aille lesmaudire sur leurtombe!»

Jefaissouventcerêvedevengeance.Ilmerendviolente,commeeux.J'aienviedetuer,commeeux!Ilsmecroientmorte,tous,etjevoudraistellementqu'ilsmevoientvivante!

Pendantpresqueunan,j'aiditnonaulivre,saufsijepouvaislaissermonfilsàl'écartdecerécit.EtJacquelinearespectémadécision.C'étaitdommage,maisellecomprenait.

Jenevoulaispasfaireunlivreenparlantdemoisansparlerdelui,etjen'arrivaispasàmedécideràunfaceàfaceavecMarouanpourrésoudreleproblème.Laviecontinuait,j'étaisdémoraliséeàforcedemedire:«Fais-le!Non,nelefaispas!»CommentaborderMarouan?Jevaisluitéléphonerunjour,commeçasansprévenirauboutdetantd'années,etluidire:«Marouan,ilfautqu'onseparle?»

Commentmeprésenter?Maman?Commentfairedevantlui?Luiserrerlamain?L'embrasser?Ets'ilm'aoubliée?Ilenaledroit,puisquejel'ai«oublié»moi-même…

Jacquelinem'afaitréfléchiràunechosequimetourmentaitencoreplus.«Qu'est-cequisepasseraitsiMarouanrencontraitunjourunedesessœursetqu'ellenesachepas

qu'ilestsonfrère?Sielletombaitamoureusedeluietqu'elleteleramèneàlamaison,tuferaisquoi?»Jen'yavaisjamaispensé.Unevingtainedekilomètresnousséparaient.Laetitiaallaitavoirquatorze

ans,bientôtviendrait le tempsdespetitscopains…Nadiasuivrait…vingtkilomètres,cen'est rien.Lemondeestpetit!Malgrécedangerincertain,maistoujourspossible,jen'arrivaispasàmedécider.Uneannées'estécoulée.

Et finalement les choses se sont faites toutes seules.Marouan a téléphoné à lamaison. J'étais autravailetc'estNadiaquiluiarépondu.Ilasimplementdit:

«Jeconnaistamère,onaétéensembledanslamêmefamilled'accueil.Tupeuxluidemanderdemerappeler?»

Etquandjesuisrevenueàlamaison,Nadianeretrouvaitpluslepapiersurlequelelleavaitnotélenuméro.

Ellecherchaitpartout,jem'énervais.Onauraitditqueledestinnevoulaitpasquejereprennecontact

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avecMarouan.J'ignoraisoù ilhabitaitetoù il travaillaitmaintenant. J'auraispu téléphoneràsonpèreadoptifpourmerenseigner,maisjen'enavaispaslecourage.J'étaislâche,jem'envoulais.C'étaitplusfaciledelaisserfaireledestinquedemeregarderdanslaglace.C'estluiquiarappelé,unjeudi.C'estluiquiadit:«Ilfautqu'onseparle.»Etnousnoussommesdonnérendez-vouspourlelendemainmidi.J'allais affrontermon fils, je savais cequim'attendait.Engros, laquestion serait :«Pourquoionm'aadoptéquandj'avaiscinqans.Pourquoitunem'aspasgardéavectoi?…Explique-moi.»

Jevoulaismefairebelle.Jesuisalléechez lecoiffeur, jemesuismaquillée,habilléesimplement,jean, baskets et chemisier rouge,manches longues et col fermé.Le rendez-vous était fixé àmidi pile,devantunrestaurantdelaville.

La rue est étroite. Il vient du centre-ville etmoi de la gare, on ne peut pas semanquer. Et je lereconnaîtraisentredesmilliers.Jelevoisarriverdeloin,avecunsacdesportvert.Dansmatête,c'étaitencoreunadolescent,mais c'estunhommequime sourit.Mes jambesneme tiennentplus,mesmainscommencentàtrembler,etmoncœurfaitdesbonds,commesijerencontraisl'hommedemavie.C'estunerencontre d'amour. Il est grand, il se penche beaucoup pourm'embrasser très simplement, comme s'ilm'avaitquittéelaveille,etjeluirendssonbaiser.

«Tuasbienfaitd'appeler.—J'aiappeléyaquinzejoursetpuis,commetunerappelaispas,jemesuisdit:"Çayest,ellene

veutpasmevoir…"»J'aiditnon,j'aiexpliquéqueNadiaavaitperdulenuméro.«Sijenet'avaispasrappeléehier,est-cequetum'auraisrappelé?—Jenesaispas,jenecroispas,non.Jen'osaispasàcausedetesparents…jesaisquemamanest

décédée…—Oui.Papaesttoutseulmaintenant,maisçava,ettoi…»Ilnesaitpascommentm'appeler.Cettehabitudequej'aipriseaudébutd'appelermafamilled'accueil

«papa»et«maman»nefacilitepasleschoses.Quiestmaman?Jemelance:«Tusais,Marouan,tupeuxm'appelermaman,tupeuxm'appelerSouad,tupeuxm'appelerlapetite,la

grande,tupeuxm'appelercommetuasenvie.EtsiDieuveut,onferaconnaissancetoutàl'heure.—D'accord.Onvadéjeuneretondiscute.»On s'installe à table, et je le dévore des yeux. Il ressemble à son père. Même silhouette, même

démarcherapide,mêmeregard,etpourtantilestdifférent.Finalementilressembleunpeuàmonfrère…maiscalme,lestraitsplusdoux.Ilal'airdeprendrelaviecommeellevient,sanstropdecomplication,ilestsimpleetdirect.

«Explique-moicommenttuasétébrûlée.—Tunelesaispas,Marouan?—Non.Personnenem'ajamaisriendit.»J'explique,etaufuretàmesurequejeparle,jevoissonregardchanger.Quandjeparledufeusur

moi,ilreposelacigarettequ'ilallaitallumer.«J'étaisdanstonventre?— Oui, tu étais dans mon ventre. J'ai accouché toute seule. Je ne t'ai pas senti à cause de mes

brûlures.Jet'aivu,tuétaisentremesjambes,c'esttout.Après,tuasdisparu.EnsuiteJacquelineestvenuetechercherpourterameneravecmoienavion.Onavécuneufmoisensembleàl'hôpitaletaprèsonnousaconfiésàpapaetmaman.

—C'estàcausedemoialors,tesbrûlures?—Non,cen'estpasàcausedetoi!Non,jamais!C'estmalheureusementlacoutumecheznous.Les

hommesdanscepaysfontleurloi.Lesresponsables,cesontmesparents,monbeau-frère,maissûrementpastoi!»

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Ilregardemescicatrices,mesoreilles,moncou,posesamainsurmonbras,doucement.Jesensqu'ildevinelereste,maisilnedemandepasàvoir.Est-cequ'ilapeurdeledemander?

«Tuneveuxpasvoir…—Non.Çamefaitdéjàmalaucœurcettehistoire,çameferaitencoreplusmal.Ilestcomment,mon

père?Ilmeressemble?—Oui,lehautduvisage…Jenet'aipasvubeaucoupmarcher,maistutetienscommelui,droit,fier.

Etpuistanuque,tabouche,tesmainssurtout.Tuaslesmêmesmainsquelui,jusqu'auboutdesongles…Ilétaitunpeuplusgrand,musclécommetoi.Ilétaitbeau.Toutàl'heurejeregardaistesépaules,etj'aicruvoirtonpère.

—Çadoittefairechaudaucœur,parcequetul'asaimé,quandmême?—Oh oui, bien sûr je l'ai aimé. Il avait promis qu'on se marierait… et puis tu vois, quand il a

comprisquej'étaisenceinte,iln'estpasrevenu…—C'estdégueulassedet'avoirlaisséetomber!Finalement,c'estàcausedemoi…—Marouan, non. Ne pense jamais ça. C'est à cause des hommes de là-bas. Plus tard, quand tu

connaîtrasmieuxcepays,tucomprendras.—J'aimeraisbienlerencontrerunjour.Onpourraitpasallerlà-bas?Touslesdeux?Justepourvoir

commentc'est,etpuislevoir,lui…çameplairaitdevoirsatête.Illesaitquej'existe?—Çam'étonnerait.Jenel'aijamaisrevu,tusais…Etpuisc'estlaguerrelà-bas…Non,ilvautmieux

nejamaislesrevoir.—C'estvraiquetuasaccouchéàseptmois?—Oui,c'estvrai.Tuesvenutoutseul,jenet'aipasvulongtemps,maistuétaistoutpetit…—Àquelleheure?—L'heure?Jenesaispas…c'étaitun1eroctobre,onme l'aditaprès.Moi-même, jen'ensavais

rien!Jenepeuxpastedirel'heure…L'important,c'estquetusoisvenuentierdespiedsàlatête!—Pourquoituvenaislà-bas,chezlesparents,ettunem'adressaispaslaparole?—Jen'osaispas,vis-à-visdepapaetmamanquit'avaientadopté.Jenevoulaispasleurfairedemal.

Cesonteuxquit'ontélevé,ilsontfaittoutcequ'ilspouvaient.—Jemesouviensdetoi.—Etdanslachambre,tum'avaisdonnéunyaourtetpuisunedemesdentsesttombéeetilyavaitdu

sang dans le yaourt, alors je n'ai pas voulu le manger, mais tu m'as forcé à le manger. Ça, je m'ensouviens.

—Jenemesouvienspas…Tusais,àcemoment-là,jem'occupaisaussidesautresenfants,etmamandisaitquejenedevaispasm'occuperdetoiplusquelesautres…Etpuisonnegâchaitpaslanourriturechezlesparents,ellecoûtaittropcherpourtouscesenfants.

—Moi,quandj'avaisquatorzeouquinzeans.Jet'envoulaisdrôlement,tusais…J'étaisjaloux.—Jalouxdequi?—Jalouxdetoi.J'auraisvouluquetusoislàtoutletemps.—Etmaintenant?Aujourd'hui?—J'aienviedeteconnaître,j'aienviedesavoirpleindechoses…—Tunem'enveuxpasd'avoireud'autresenfants?—C'estsuperd'avoirdessœurs…Ellesaussi,j'aimeraisbienlesconnaître.»Ilaregardésamontre,ilétaitl'heurepourmoideretournertravailler.«C'estdommage,tuvast'enaller,c'estdommage,j'aimeraisbienresteravectoi.—Oui,maisjesuisobligée.Est-cequetuveuxveniràlamaisondemain?—Non,c'esttroptôt.Jepréfèrequ'onsevoieailleurs.—Alorsdemainsoir,àseptheures,aumêmeendroit.Jeviendraiaveclesfilles.»Il est tout heureux. Je ne m'attendais pas à ce que ce soit si facile. Je croyais qu'il m'en voulait

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tellement de l'avoir fait adopter qu'il me mépriserait. Mais il n'a même pas posé la question. Ilm'embrasse,jel'embrasse,onsedit«aurevoiretàdemain».

Etjereparstravailler,latêtecommeuneabeille.Unpoidsénormeestderrièremoi.Quoiqu'ilarrivemaintenant,jesuisdébarrasséed'uneangoissequimerongeaitdepuislongtemps,etquejenevoulaispasadmettre.Jeregrettedenepasavoirétécapabledegardermonfilsavecmoi.Ilfaudraunjourquejeluidemanderéellementpardonde l'avoiroubliédansmavolontéderefairemavie.J'étaismortedansmatête,del'eauàlaplacedesidées,jenesavaispascequejefaisais.Iln'yavaitrienderéel.Jeflottais.J'auraisdûleluidire,etluidireaussiquemêmesisonpèrenousaabandonnéstouslesdeux,jel'aimais,cethomme.Cen'étaitpasmafautes'ilétaitlâchecommelesautres.Luidireaussi:«Marouan,j'avaissipeurquej'aitapésurmonventre…»Ilfautqu'ilmepardonned'avoirfaitça.Jecroyaisquelesangallaitvenir me délivrer, j'étais trop ignorante. Je n'avais rien dans la tête, seulement la peur ! Est-ce qu'ilpourracomprendreetmepardonner?Est-cequejepeuxtoutdireàcefils?Etàmesfilles?Commentvont-ilsmejugertouslestrois?

Jesuistellementbouleverséequejen'endorspaslanuitsuivante.Unefoisdeplus,jerevoislefeusurmoi,etjecoursdanslejardincommeunefolle.

Antoniomelaissemedébrouillerseule,ilneveutpass'enmêlerpourl'instant,maisilvoitbienquejevaismal.

«Tuasparléauxfilles?—Pasencore.Demain…OnvadînerensembleavecMarouan,etjetrouveraibienlemomentpour

leurparler.Maisj'aipeur,Antonio.—Tuyarriveras.Tunepeuxplusreculermaintenant.»Àtroisheurescinquante-septdumatin,j'aitrouvéunmessagedeMarouansurmonportable:«C'est

pourtedirequejevaisbien,jetefaisunbisou.Àdemain,maman.»Ilm'afaitpleurer.

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Construireunemaison

Cesoir-là,Antonioest sorti avecunamipourme laisser seuleavec lesenfants.Samedi soir, septheures,16novembre2002.Ledînerestgai.Ilsdévorent,ilsrientdetout.Laetitia,trèsbavarde,necessede jacasser, comme à son habitude.Marouan est venu avec sa copine. Pourmes filles, il n'est encoreofficiellementquel'undesenfantsquej'aiconnusdansmafamilled'accueil.Saprésencenelesétonnepas,ellessontheureusesdesortirunsamedisoiravecmamanetdescopains.

Ilsn'ontpasgrandiensembleetdonnentpourtantl'impressiond'êtrecomplices.Jecraignaisquecettepetitesoiréesoitéprouvante.Antoniom'aditavantdepartir:«Appelle-moisituasbesoindemoi,jeviendraitechercher.»

C'estbizarre,maisjemesensbien,jen'aipresquepluspeur.Justeunpeud'inquiétudepourmesdeuxfilles. Marouan taquine l'aînée : « Viens, Laetitia, à côté de moi, viens. » Il la serre contre lui enplaisantant.Etellesetourneversmoipourchuchoter:«Qu'est-cequ'ilestsympa,maman!

—Oui,c'estvrai.—Etqu'est-cequ'ilestbeau!»J'observelesdétailsdeleurs troisvisages.MarouanseraitplusprochedeLaetitia, lehautdufront

peut-être.ParmomentsjeretrouvechezluiuneexpressiondeNadia,pluspensiveetplusréservéequesasœur.Laetitiaexprimetoujourssessentimentsetsesréactionssontparfoistropimpulsives.Elleahéritélecôtéitaliendesonpère.Nadialesgardeplusvolontierspourelle.

Est-cequ'ellesvontcomprendre?…J'aitroptendanceàlesprendreencorepourdesgaminesdetroisansetàlessurprotéger.Àl'âgedeLaetitia,mamèreétaitdéjàmariéeetenceinte…

Ellevientdemedire:«Qu'est-cequ'ilestbeau…»Elle aurait pu tomber amoureuse de son frère ! Mon silence aurait pu déclencher une série de

catastrophes.Pourl'instantilséclatentderireensemoquantd'unhommemanifestementivre.Ilregardenotretable,ens'adressantdeloinàMarouan:

«Espèced'abruti !Tuasde lachance, toi,d'êtreavecdes femmes!Quatre femmesetmoi jesuisseul!»

Marouanestfieretapparemmentsusceptible.Ilgrogne:«Jevaismeleveretluicasserlagueule.—Non,resteassis,s'ilteplaît!—D'accord…»Lepatrondurestaurantsecharged'éloignerl'intrusendouceuretlerepass'achèveenplaisanterieset

éclatsderire.NousallonsraccompagnerMarouanetsonamiejusqu'àlagare.Ilhabiteettravailleàlacampagne.

Monfilss'occupedejardinsetdel'entretiend'espacesverts.Ilsembleaimersonmétier,ilenaunpeuparléàtable.LaetitiaetNadian'ontpasencoredeprojets

précis à leur âge. Nadia parle de travailler dans la couture, Laetitia passe d'une idée à l'autre. Ilsmarchenttouslestroisdevantmoidanslaruequidescendàlagare,Marouanestaumilieu,Laetitialetientparunbras,Nadiaparl'autre.C'estlapremièrefoisdeleurviequ'ellesfontça,entouteconfiance.Je n'ai toujours pas parlé, etMarouan est formidable, il laisse faire. Il chahute avec ses deux sœursnaturellement,commes'illesavaittoujoursconnues.Jen'aipaseubeaucoupdejoiedansmavie,avantmonmariageavecAntonioetlanaissancedemesfilles.Marouanestnédanslasouffrance,sanspère,etelles dans le bonheur, les trésors de leur père. Leurs destins sont différents, mais leurs rires lesrassemblentmieuxquejenesauraisjamaislefaire.Unsentimentinconnum'envahit.Jesuisfièred'eux.Cesoir,ilnememanquerien.Plusd'angoissenidetristesse,maislapaixdansmatête.

Surlequaidelagare,Laetitiamedit:

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«Jemesuisjamaissentieaussibienqu’avecquelqu'uncommeMarouan.»EtNadiaajoute:«Moiaussi…»«J'aimeraisbienallerdormirchezMarouanetsacopine,etpuisdemainmatinondéjeuneensemble,

etpuisonprendletrainpourrevenir!—Non,onrentreàlamaison,Laetitia,tonpèrenousattend.—Ilest tropsympa,maman, je l'aimevraimentbien, il estgentil, il estbeau…Qu'est-cequ'il est

beau,maman!»C'estautourdeNadiades'accrocheràmoi:«Quandest-cequ'onlereverra,maman?—Peut-êtredemainouaprès-demain.Mamanvabienfaireleschoses,tuverras.Qu'est-cequ'elledit,Nadia?—J'ai demandé àmamanpourqu'on se revoie avecMarouan, et elle a dit d'accordpourdemain,

hein,maman?C'estd'accord?—Vouspouvezcomptersurmoi.Mamanferabienleschoses…»Letrainpart, jeregardelapendule, ilestuneheurequarante-huitdumatin.Ellescourent toutesles

deuxenenvoyantdesbaisersdelamain.Jamaisjen'oublieraicetinstant.DepuisquejevisenEurope,j'ai pris l'habitude des montres, et cette habitude s'est transformée en une sorte de repère presquemaniaque.Mamémoiremefaitsisouventdéfautpourlepasséquejenoteconsciencieusementleprésent,lorsqu'ilestimportantpourmoi.C'estdrôle,Marouanvoulaitsavoirhieràquelleheureilestné…Ilabesoin de repères lui aussi.C'est un cadeau que j'aurais dumal à lui faire. J'y ai songé cette nuit, enpleine insomnie.Toutceque jepeux tirerdemapauvre tête, c'estqu'il faisaitnuit. Ilmesemblebienavoirvuunelumièreélectriquedanslecouloirdecemaudithôpital,lorsquelemédecinaemportémonfils.L'heure…c'estunréflexed'Occidental,etcheznousseulsleshommesavaientunemontre.Pendantvingtans,j'aidûmecontenterdusoleiletdelalune.JediraiàMarouanqu'ilestnéàl'heuredelalune.

J'envoieunmessagesursonportableenarrivantàlamaison,poursavoirs'ilssontbienrentrés.Ilmerépondavecun«merci,bonnenuit,àdemain,àdemain…».

Ilesttard,lesfillesvontsecoucher,etAntonionedortpasencore.«Çaaété,chérie?—Impeccable.—Tuasparléauxfilles?—Non,pasencore.Maisjesuisprêteàleleurdiredemain.Jen'aiplusderaisond'attendre,elles

l'ontaimétoutdesuite.C'estbizarrequandmême…commesiellesleconnaissaientdepuislongtemps.—Marouann'ariendit,iln'apasfaitd'allusionàquelquechose?—Absolumentrien,ilaétéformidable.Maisc'estétrangequeLaetitiasesoitattachéeàluicomme

ça,etNadiaaussi.Ellesétaientpenduesaprèslui.Jamaisellesnesecomportentcommeçaavecleursamis.Jamais…

—Tuestropnerveuse…»Jenesuispasnerveuse. Jesuiscurieuse.Est-cequedes frèreset sœurspeuventse reconnaîtrede

cette façon ?Qu'est-ce qui se passe entre euxpour que ce soit tellement évident ?Est-cequ'il y a unsignal, unechosequ'ilsont encommunmêmesans le savoir ? Jem'attendais à tout et à rienenmêmetemps,maispasàcetteaffectioninstinctive.

«Tudevraispeut-êtreattendreunjouroudeux…—Non.Demainc'estdimanche, jem'installeraià lacafétériadubureau, iln'yaurapersonne,et je

parleraiàLaetitiaetàNadiacalmement.OnverracequeDieunousdonnera,Antonio.»Aprèsmes filles, il y aura l'entourage, les voisins, et surtout le bureau où je travaille depuis des

années maintenant. J'assure l'entretien, j'organise les petites réceptions, j'y suis comme chez moi, et

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l'amitiédemespatronscomptebeaucoup…CommentleurprésenterMarouanauboutdedixans?J'aibesoind'êtreseuleavecmesfilles.Ellesvontjugerleurmèresurunmensongedevingtans,et

aussiunefemmequ'ellesneconnaissentpas,lamèredeMarouan,cellequil'acachépendanttoutescesannées.Cellequilesaimeetlesprotège.Jeleuraisouventditqueleurnaissanceestlebonheurdemavie.Commentvont-elles admettrequecelledeMarouanétaitun sigrandcauchemarqu'à lui jene l'aijamaisdit?

Lelendemainmatinversneufheures,leréveildudimancheestcommed'habitude:«Jetefaisuncafé,maman?—Volontiers.»C'estleritueldumatin,etjerépondstoujours«volontiers».Jesuisintransigeantesurlapolitesseet

le respect mutuel. Je trouve que les enfants d'ici sont souvent mal élevés. Ils pratiquent un langagevulgairequileurvientdel'école,etcontrelequelnousluttonsfermement,Antonioetmoi.Laetitias'estfait reprendre plus d'une fois par son père pour avoir mal répondu. Je n'ai reçu, moi, qu'une seuleéducation,celledel'esclavage.

Laetitia m'apporte le café et un verre d'eau tiède. Elle m'embrasse facilement et sa sœur aussi.L'amourquejereçoisd'ellesetdeleurpèrem'étonnechaquejour,commesijeneleméritaispas.Cequejevaisfaireestaussidurpourd'autresraisonsquemapeurd'affronterleregarddemonfils.

«J'aimeraisvousparlerdequelquechosedetrèsimportant.—Alorsvas-y,maman,ont'écoute.—Non,pasici,jevousemmèneaubureau,àlacafétéria.—Tutravaillespasaujourd'hui!Oh,tusais,j'airepenséàhiersoir,c'étaittropsuper,ilnet'apas

appelée,Marouan?—Noussommesrentréstard,ildoitdormirencore.»Sicen'étaitpassonfrère,jem'inquiéterais.Ellesbavardententreelles,absolumentpaspréoccupées

parlecôtéinhabitueldecepassageaubureauundimanchematin.C'estmoiquimefaisdesidées.Ellessortent avecmaman,mamanvaaubureau fairequelquechose, et ensuite…Peu importe, ellesme fontconfiance.

«Hiersoir,onapasséuneexcellentesoirée.—Ah,c'estçaquetuvoulaisnousdire?—Attendez, une chose après l'autre…Hier soir, donc, nous avons passé une bonne soirée avec

Marouan,çanevousditrien?Marouan,çavousfaitpenseràquoi?—Àungentilgarçonquivivaitcheztesparentsadoptifs,c'estluiquil'adit…—Etpuisilestbeau,etpuisilestgentil.—C'estsabeautéousagentillessequivousattire?—Tout,maman,ilal'airtrèsdoux.—C'estvrai…Vousvoussouvenezquej'étaisenceintequandonm'abrûlée?Jevousenavaisparlé.—Oui,tunousenasparlé…—Maiscetenfant,ilestoù,tucrois?»Ellesmeregardentdanslesyeux,bizarrement.«Maisilestpasrestélà-bas!Danstafamille!—Non.Tun'aspasuneidéedel'endroitoùestcetenfant?Tun'asjamaisvuquelqu'unquipourraitte

ressembler,Laetitia,ouàtoi,Nadia?Oubienàmoi,quelqu'unquiauraitlamêmevoix,quimarcheraitcommemoi?

—Non,maman,jetepromets,non.—Non,maman.»Nadiasecontentede répétercequedit sasœur–Laetitiaest leporte-paroleengénéral–mais la

veille j'ai senti poindre une petite goutte de jalousie de sa part. Marouan riait plus avec Laetitia, il

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s'occupaitunpeumoinsd'elle.Ellem'écoutetrèsattentivementetnemelâchepasdesyeux.«Toinonplus,Nadia,tunesaispas?—Non,maman.—Toi,Laetitia,tuesplusâgée,tupourraist'ensouvenir?Tul'ascertainementvuchezmesparents

adoptifs…—Jetepromets,non,maman.—Alorsvoilà,c'estMarouan!—Ah,monDieu,c'estMarouan,c'estluiavecquionétaithiersoir!»Etellesfondentenlarmestouteslesdeux.«C'estnotrefrère,maman!Ilétaitdanstonventre!—C'estvotrefrère,ilétaitdansmonventreetj'aiaccouchétouteseule.Maisjenel'aipaslaissélà-

bas,jel'airamenéici.»Jemelancemaintenantdansl'explicationlaplusdifficile,celledupourquoidel'adoption.Jecherche

mes mots, soigneusement, des mots que j'ai déjà entendus chez le psychiatre, « se reconstruire… »,«s'accepter…»,«redevenirunefemme…»,«redevenirunemère…».

«Tuasgardéçaentoipendantvingtans,maman!Pourquoitunenousl'aspasditplustôt?—Vousétieztropbébés,jenesavaispascommentvousalliezréagir,jevoulaisledirequandvous

seriezplusgrandes,commepourlescicatrices…commelefeu.C'estcommeconstruireunemaison:onmetunebriqueaprèsl'autre.Sicettebriquen'estpassolide,qu'est-cequ'ilsepasse?Labriquetombe.Là,c'estlamêmechose,machérie.MamanvoulaitconstruiresamaisonetjepensaisqueplustardelleseraitassezsolideetassezhautepouryfaireentrerMarouan.Sinon,ellepouvaits'écrouler,mamaison,etjen'auraisrienpufaire.Maismaintenantilestlà.C'estàvousdechoisir.

—C'estnotre frère,maman.Dis-luidevenir à lamaisonvivreavecnous.Hein,Nadia?Onaungrandfrèreetjerêvaisd'avoirungrandfrère, jetel'ai toujoursdit,ungrandfrèrecommeceluidemacopine.Etmoimaintenantj'aiungrandfrère,ilestlà,c'estMarouan!Hein,Nadia?

—Moijedébarrassel'armoireetjeluidonneaussimonlit!»Nadianemedonneraitpasunchewing-gum!Elleest trèsgénéreuse,maisnedonnepasfacilement

sesaffaires.Etpoursonfrère,ellel'afait!C'estétonnant,cefrèrequisurgitdenullepart,etlavoilàprêteàtoutluidonner…Voilàcomment legrandfrère inconnuestentrédans lamaison.Aussisimplementquedeviderune

armoire,etdedonnersonlit.Bientôtnousauronsunemaisonplusgrande,ilyaurasachambre.Jesuisassommée de bonheur. Ils passent leur temps à se téléphoner, à s'attendre, et je m'étais dit qu'ils netarderaientpasàsechamailler.MaisMarouanestlegrandfrère,ilaprisimmédiatementdel'autoritésursessœurs:«Laetitia,tunerépondspasàmamansurceton!Ellet'ademandédebaisserlesondelatélévision,tulefais!Tuasdelachanced'avoirtesparents,tulesrespectes!

—Ouais,bon,excuse-moi,jeleferaiplus,promis…—Je suis pas venu ici pour qu'on s'engueule,mais papa etmaman travaillent tous les deux.C'est

quoi,cettechambreendésordre?—Maisontravailleduràl'école,tuyespasséavantnous!Tusaiscequec'est!—Oui,c'estvrai,maisc'estpasuneraisonpourtraiterpapaetmamancommeça.»EtpuisMarouanm'apriseàpart:«Maman?Qu'est-cequ'ilpense,Antonio?Çanel'ennuiepassijedisputelesfilles?—Antonioestcontentdecequetufais.—J'aipeurqu'ilmediseunjour:"Occupe-toidetesaffaires,cesontmesfilles…"»MaisAntonion'apasfaitça.C'estintelligentdesapart.Aucontraire,ilesttrèscontentdedéléguer

unpeudesonautorité.Etlecomble,c'estqu'ellesobéissentmieuxàleurfrèrequ'àluiouàmoi…Avecnous elles discutent, elles sont capables de claquer une porte,mais pas avec lui. Souvent jeme dis :

Page 99: Brûlée vive - Eklablogekladata.com/Lg7hJ8ELLK0lfTwJjhCKYbzfs9s/Souad-Bru-le-e-vive.pdf · Je sens la mort à tel point que les passagers de l'avion qui m'a emporté jusque-là ont

«Pourvuqueçadure…»Parfoisc'estunpeutendu.Laetitiavientseréfugierdansmonlit:«Ilm'énerve!—Ilaraison,commetonpèrearaison.Turépondsmal…—Pourquoiilditqu'ils'enirasionnel'écoutepas?Etqu'ilestpasvenupournousengueuler…?—C'estnormal.Marouann'apaseutachance,ilavécudesmomentsdifficilesquevousn'avezpas

connus.C'estimportantpourlui,desparents,c'estprécieuxunemamanquandonnel'apaseueprèsdesoi,tucomprends?»

Sijepouvaismedébarrasserdecetteculpabilitéquirevientàlasurfaceencoretropsouvent…Sijepouvaischangerdepeau…J'aiditàMarouanquej'étaisdécidéeàmettrenotrehistoiredansunlivre,s'ilenétaitd'accord.

«Ceseracommenotrealbumdefamille.Etuntémoignagesurlecrimed'honneur.—Unjourj'irailà-bas…—Tuiraschercherquoi,Marouan?Lavengeance?Lesang?Tuesnélà-bas,maistuneconnaispas

les hommes de là-bas.Moi aussi j'en rêve,moi aussi j'ai de la haine, je crois que çame soulageraitd'arriverdansmonvillageavec toietde leurcrier : "Regardez tous !C'estMarouan,mon fils !Nousavonsbrûlé,maisnousnesommespasmorts!Regardezcommeilestbeauetfort,etintelligent!"

—C'estmon père que je voudrais voir de près ! Je voudrais comprendre pourquoi il t'a laisséetomber,ilsavaitcequit'attendait…

—Peut-être.Maistucomprendrasmieuxquandceseradansunlivre.Jediraitoutcequetuignoresencore,etcequebeaucoupdegensignorentaussi.Parcequ'ilyapeudesurvivantes,etparmiellesdesfemmesquisecachentencoreetpourlongtemps.Ellesontvécudanslapeuretviventtoujoursdanslapeur.Moijepeuxtémoignerpourelles.

—Tuaspeur?—Unpeu.»J'aipeursurtoutquemesenfants,etMarouanenparticulier,viventavecl'épinedelavengeance.Que

cetteviolencequisetransmetentredesgénérationsd'hommesaitlaisséunemarque,mêmetoutepetite,danssonesprit.Luiaussidoitconstruiresamaison,briqueparbrique.Unlivre,c'estbienpourconstruireunemaison.

J'aireçuunelettredemonfils,d'unejolieécritureronde.Ilvoulaitm'encourageràentreprendrecedifficiletravail.Ellem'afaitpleurerunefoisdeplus.

Maman,Aprèstoutcetempsàvivreseul,sanstoi,terevoirenfin,malgrétoutcequis'estpassé,m'adonné

l'espoird'unevienouvelle.Jepenseàtoietàtoncourage.Mercidenousfairecelivre.Ilm'apporteraàmoiaussiducouragedanslavie.Jet'aime,maman.

Tonfils,Marouan.

J'airacontémaviepourlapremièrefoisenm'efforçantdesortirdemamémoireleschoseslespluscachées. C'était plus éprouvant qu'un témoignage en public, et plus douloureux que de répondre auxquestionsdesenfants.J'espèrequecelivrevoyageradanslemonde,qu'ilarriverajusqu'enCisjordanie,etqueleshommesnelebrûlerontpas.

Cheznous,ilserabienrangésuruneétagèredelabibliothèque,ettoutseraditunefoispourtoutes.Jeleferairelierdansunjolicuirpourqu'ilnes'abîmepas,avecdebelleslettresdorées.

Merci.Souad.

QuelquepartenEurope.

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31décembre2002.