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Monsieur Pierre Brulé Infanticide et abandon d'enfants. Pratiques grecques et comparaisons anthropologiques In: Dialogues d'histoire ancienne. Vol. 18 N°2, 1992. pp. 53-90. Citer ce document / Cite this document : Brulé Pierre. Infanticide et abandon d'enfants. Pratiques grecques et comparaisons anthropologiques. In: Dialogues d'histoire ancienne. Vol. 18 N°2, 1992. pp. 53-90. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/dha_0755-7256_1992_num_18_2_2016

Brulé, P., Infanticide Et Abandon d'Enfants

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  • Monsieur Pierre Brul

    Infanticide et abandon d'enfants. Pratiques grecques etcomparaisons anthropologiquesIn: Dialogues d'histoire ancienne. Vol. 18 N2, 1992. pp. 53-90.

    Citer ce document / Cite this document :

    Brul Pierre. Infanticide et abandon d'enfants. Pratiques grecques et comparaisons anthropologiques. In: Dialogues d'histoireancienne. Vol. 18 N2, 1992. pp. 53-90.

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/dha_0755-7256_1992_num_18_2_2016

  • DHA 18,2 1992 53-90

    INFANTICIDE ET ABANDON D'ENFANTS

    Pratiques grecques et comparaisons anthropologiques

    Pierre BRULE Universit de Haute-Bretagne - Rennes

    Mieux interprter les trop rares sources grecques sur l'exposition des enfants (ou l'infanticide) la lumire de tmoignages extra-hellniques, tel est le projet dans lequel s'inscrit ce mmoire. Un tel programme se trouve en opposition avec la tendance historiographique actuelle au repliement sur le bastion hellnique, mais cette pnurie documentaire impose aujourd'hui d'utiliser la mthode comparative en mettant contribution toutes les socits possibles du prsent et du pass, pour la raison simple que la socit grecque est une socit comme les autres.

    Je remercie Cl. Leduc et M. Golden de leurs aimables critiques la lecture d'une premire version de ce texte.

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    L'Inde aujourd'hui

    L'amniocentse connat en Inde, particulirement dans les villes, une vogue qui ne se dment pas. Technique destine dtecter les anomalies gntiques de l'embryon, ses fins prophylactiques s'y voient dtournes, et elle n'est plus utilise que comme moyen d'identification des ftus de sexe fminin. C'est cette information qu'attendent ses utilisateurs, information qui entrane et justifie pour la quasi-totalit d'entre eux la dcision d'interruption de la grossesse. L'amniocentse est devenue un moyen d'liminer les filles. Comme toujours dans de tels domaines, les estimations sont hasardeuses. Durant la priode de 1978 1982, dans le pays tout entier, on a dnombr "plus de 78 000 cas d'amniocentse suivis d'avortement du ftus de sexe fminin". "Depuis 1975, ma clinique a pratiqu 400 000 avortements conscutifs aux examens de prslection [le SD test dit-on l-bas] et, sur les 1 000 derniers, il n'y a eu qu'un seul ftus mle", reconnat en 1988 le docteur Datta Pa du Pearl Center Bombay. De son ct, le Women Center affirme "Sur les 8 000 avortements que nous avons recenss Bombay en 1982, il y avait 7 999 ftus de filles" (R. Garcia, Inde : les fillettes au bcher, Le Monde, 27 mai 1988).

    Au fait que, pour des raisons mercantiles, la majeure partie des gyncologues encourage cette pratique, s'ajoute une forte demande sociale limite actuellement aux classes assez aises, compte tenu du cot lev de l'examen. L'argumentation dveloppe par des placards publicitaires invitant les couples faire la dmarche en vue d'un test mrite d'tre releve : "Mieux vaut payer 500 roupies (220 F, mais le salaire d'un ouvrier agricole s'lve 3 000 F) tout de suite que 5 000 plus tard" (ib.). Selon R. Garcia, la dot est au cur du problme. "Officiellement interdite, elle n'a pas disparu... Un pre doit verser de 5 000 150 000 roupies, selon le niveau social, pour marier sa fille, sans parler, maintenant, du scooter, du rfrigrateur, du magntoscope.

    "On comprend que la naissance de la fille soit vcue comme une punition du ciel et qu'avec la prslection des sexes remonte la surface, mais d'une faon plus subtile, une vieille habitude : l'infanticide des petites filles. Au Gujarat, c'tait la coutume du premier bain au lait chaud, qui consiste jeter la "nouvelle-ne" dans un chaudron de lait bouillant ; au Tamil Nadu, le premier biberon de lait de "madar" crases, qui provoque diarrhes, fivre, et mort en trois jours. . . On utilise souvent des procds moins brutaux :

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    on nourrit moins longtemps au sein une petite fille, on regarde deux fois avant de l'envoyer chez le mdecin si elle est malade et, si l'argent vient manquer, on privilgie le frre pour la nourriture. Et, quand on veut bien donner sa chance une fillette, on conomisera pour runir sa dot, aux dpens de sa sant, tel point que 70 % des filles souffrent de malnutrition contre 28 % des garons, bien que leur constitution soit plus solide la naissance qu'ailleurs" (ib.).

    L'Inde est l'un des quatre pays au monde o le dsquilibre entre les effectifs des deux sexes, aujourd'hui habituellement favorable au sexe fminin est invers, avec un sex ratio (nombre d'hommes pour 100 femmes) qui augmente au XXe sicle : 1901 : 103 ; 1981 : 107. R. Garcia conclut : "La pratique dtourne de l'amniocentse ne peut qu'aggraver cette tendance et des petites filles continueront de mourir sur l'autel de la dot et de la tradition" (ib.) i.

    De telles informations sont du plus grand intrt pour l'historien dmographe. Pour rappeler d'abord une vidence :

    Complments dans JEFFERY R.PV LYON A., 1984. Pour l'volution au XIXe sicle, voir PAKRASI K.B., 1970. Pour se faire une ide de la situation dans le nord de l'Inde, plus prcisment dans le Bijnor en 1870, date de la proclamation de l'Act for the Suppression of Female Infanticide, le sex ratio chez les mineurs tait de 322. Un cas trs intressant, celui des Jharejas (DICKEMAN M., 1979, 328 s.) dans une socit trs hirarchise o l'on dnombrait 1422 garons pour 571 filles (!) au recensement de 1834 ; on y value l'infanticide fminin la naissance entre 30 et 80 % (p. 330). Le leitmotiv des pres : ils ne trouvaient pas d'poux pour leurs filles. Outre la recherche d'un mariage avec des filles de statut plus lev, les hommes ont accs aux femmes des castes de rang infrieur, accueillant mme des concubines dans leur foyer, les btards issus de ces unions sont la plupart du temps limins. Dans cette socit on pratique aussi la rclusion des femmes ; elles n'apparaissent en public que voiles. Le clibat est particulirement frquent chez les pauvres. La vente d'enfant n'est pas rare. Pour revenir l'Inde du nord-ouest, aprs avoir fortement baiss en raison de l'application de la lgislation britannique contre l'infanticide, l'volution du sex ratio dans les recensements dcennaux illustre une dcroissance rgulire des effectifs fminins. De 109 en 1901 115 en 1981. Si le dsquilibre est beaucoup plus net chez les Hindoux que chez les Musulmans, l'volution est parallle QEFFERY R.P., LYON A., 1984 : 1208).

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    l'infanticide est un phnomne rpandu dans le temps et l'espace 2. L'Inde prsente aujourd'hui un des cas les plus remarquables, au sein d'un grand ensemble couvrant le sud-est asiatique, mais de trs nombreuses socits passes l'ont pratiqu. Outre sa frquence, un des caractres communs c'est qu'il s'exerce le plus souvent sur le sexe fminin. Il se pratique de bien des faons : exposition, touffement, strangulation, empoisonnement, violences... jusqu' cet avatar contemporain, le fceticide fminin hospitalier.

    L'intrt de ce tmoignage ne rside pas seulement dans ses chiffres dmonstratifs d'interventions mdicales, mais autant dans l'accent qu'il place in fine sur des formes d'limination indirecte ou retarde des filles, formes qui, pour tre moins impressionnantes que les prcdentes, n'en sont pas moins porteuses de consquences dmographiques ngatives : le manque de soin, la malnutrition, j'ajouterai la mise au travail plus prcoce, sont autant de flaux auxquels la jeune population fminine est plus frquemment et plus intensment soumise, sous toutes les latitudes et toutes les poques. En Inde comme ailleurs, nous manquons d'enqutes prcises sur les consquences des conditions de vie difficiles faites aux petites filles (mais depuis quand s'en proccupe-t-on ?). Pourtant les dmographes spcialistes du Tiers-Monde fournissent dj nombre d'informations permettant d'valuer, si ce n'est de mesurer le phnomne. Les principales tudes concernent l'Asie du sud (Pakistan, Inde, Sri Lanka, Birmanie, Thalande et Chine), rgion de la plante o les effectifs masculins sont anormalement suprieurs aux effectifs fminins et o la mortalit fminine des 1-4 ans outrepasse nettement celle des garons (Schrimshaw, 1984 : 450).

    Dans le Penjab rural 3, les filles souffrent d'un taux de mortalit de 31 % suprieur celui des garons. Mais il importe de noter que ce sont surtout les filles de rang 2, 3, ... qui sont sujettes ce manque de soin. Une tude sur des communauts tibtaines confirme l'importance du rang dans la stratgie familiale : la prfrence masculine augmente avec lui 4. En Chine, la pratique de l'infanticide fminin est avre depuis plus de deux millnaires, le confucianisme a marqu tout sauf un progrs de ce point de vue et sa tradition

    2. Aucune tude complte du phnomne. Voir LANGER, 1973. Bon livre de BOSWELL J.E., 1988, mais qui ne s'intresse qu' Rome pour l'Antiquit. Cf. aussi Infanticide, HAUSFATER G. et HRDY S.B. d. : 1984 : 439 s.

    3. CHEN L.C., HUQ E., DSOUNZA St., 1981 . 4. LEVINE N.E., 1987.

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    influence encore les mentalits et, mme si d'importants progrs ont t raliss dans l'galit des sexes, comment passer sous silence les "rumeurs persistantes d'infanticide fminin" 5 ? Tout cela est fort

    L'infanticide fminin est un trait familier ceux qui s'intressent ce pays et sa culture. Mais, comme le remarque LI L.M. (1992) (et un peu comme en Grce antique), la trs grande majorit des sources est de type anecdotique et non statistique (c'est d'ailleurs le grand mrite de son tude que d'offrir un traitement sriel du phnomne). Les potes, les prosateurs anciens tmoignent, comme en Grce, du fait que les parents tuent leurs filles en cas de ncessit, les jettent dans les canaux, dans des "mares bb", les enterrent vivants, les abandonnent ou les exposent, en fermant les yeux. La premire rfrence ces pratiques date des dbuts de notre re : "Par-dessus tout, l'attitude des parents envers leurs enfants est telle que lorsqu'ils ont un garon ils se flicitent l'un l'autre, quand ils ont une fille, ils la tuent. Ces deux attitudes ont l'amour pour origine, mais ils se congratulent quand c'est un garon et si c'est une fille ils la tuent parce qu'ils rflchissent leur futur confort et calculent leur intrt long terme" (Han Zei Zi, Xinbian chuzi jicheng, 5 (Tapei 1972 : 319, cit par LEE B.J., 1981 : 164) (on reviendra p. 74 sur cette question de stratgie parentale). Au XIe sicle, le pote Su Shih, exil dans un village l'est d'Hankou crit au magistrat responsable du district : "les fermiers pauvres ont l'habitude d'lever seulement deux fils et une fille et tuent les enfants la naissance au-dessus de ce nombre. Ce sont surtout les filles qui sont dlaisses avec cette consquence qu'il y a plus d'hommes que de femmes dans la rgion et beaucoup de clibataires" (cit. LEE BJ. : 165). Jusqu'au XXe sicle des textes de lois et rglements divers attestent de la permanence du flau : ainsi l'poque Yuan "Quiconque tue une fille la naissance verra la moiti de la proprit familiale confisque par l'arme" (LEE B.J. : 166). On rencontre des sex ratio de 430 (!) chez les jeunes au XIXe sicle et de 200 chez les adultes vers 1870 (HO P.-T., Studies on the Population of China, 1368-1853, 1959, Cambr. Mass., 8-61). Au XXe sicle, dans le Fujian et le Hunan, la raret des femmes est encore la norme : sex ratio de 125. En aot 1927, le gouvernement rpublicain dict une instruction interdisant "de noyer les filles" ; en mars 1929, c'est le ministre de l'Intrieur qui propose une "Mthode pour l'interdiction et l'abandon de l'usage de noyer les filles" (LEE B.J. : 171). Le Code du mariage de 1950 interdit "l'infanticide par noyade et autres actes criminels similaires"... M. DICKEMAN (1979) a mis en vidence les conditions sociales communes entre la Chine et l'Inde : dot, hypergynie (mariage avec une fille d'une catgorie sociale suprieure), vente d'enfants, concubinage (341-50). Autre trait intressant : l'enfant que l'on limine n'est pas regard comme une

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    dissimul, et ce qui se laisse mieux apercevoir dans la Chine qui ne peut recourir l'avortement hospitalier, c'est la stratgie des couples en matire de choix du sexe de l'enfant. Ne pouvant choisir le sexe de l'enfant natre, l'alternative c'est pour eux d'en avoir ou non un autre. Ainsi les couples qui ont des garons en premier renoncent beaucoup plus vite lever d'autres enfants. Ce comportement se traduit par un chiffre tonnant : le sex ratio du dernier n dans les familles de toutes tailles est de 123, alors que la moyenne gnrale pour tous les enfants hormis le dernier est de 104 6. Pour revenir l'Inde et la ngligence parentale dont souffrent les filles, dans le Bengla-Desh rural des annes 1974-1977 les taux de mortalit des enfants illustrent le sort si diffrent fait aux garons et aux filles.

    Age 1 11 mois 1 4 ans 5 14 ans

    Filles 63,9 33,9 3,7

    Garons 52,6 23,3 2,7

    Sex Ratio 121 145 137

    Pour les auteurs de l'tude 7, la cause des anomalies du sex ratio, de la surmortalit des fillettes est vident : moins de soins, moins d'hygine, moins d'attention, moins de nourriture 8. Et n'allons pas trop vite incriminer ce milieu, dfavoris parmi les dfavoriss : la dfaveur dont souffrent les fillettes est plus nette encore dans les familles riches (Bairagi, 1986).

    personne, il ne le sera qu'aprs son premier anniversaire, ou, au moins, aprs sa premire dent (LEE B.J., 1981 ; LI L.M., 1991).

    6. ARNOLD Frv ZHAOXIAN Lv 1986, pour une tude statistique de la situation actuelle d'aprs le rsultat de l'Enqute nationale de fertilit au millime (: 240).

    7. CHEN L.C., HUQ E., D'SOUNZA St., 1981 : 57, 66. 8. Selon FIX A. G., Tlie Demography of the Semni Senoi, Antlir. Pap., 62,

    Mus. of Anthr., Un. of Michigan 1977, n. v., le taux de mortalit des filles est beaucoup plus lev que celui des garons entre 1 et 4 ans. Durant le haut Moyen-ge, selon le polyptique de Saint Victor Marseille, les garons sont sevrs 2 ans, les filles 1 an (COLEMANE., 1974). Mme chose Florence au XVe, o l'cart est moins important ; Chr. KLAPISCH-ZUBER parle d'un dlai supplmentaire de 1 6 mois et d'un "sevrage en douceur" pour les garons (1983: 283).

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    Nous sommes gnralement fort dmunis pour mesurer les effets diffrentiels de telles pratiques sur les populations contemporaines 9, nous ne pouvons donc nous bercer d'illusions sur la prcision attendre de l'tude de celles du pass. . . Il est nanmoins deux aspects des choses dont on peut tre peu prs sr.

    1- L'enqute des Nations Unies sur la mortalit (1962), utilisant des sources du XXe sicle, montre que l'excs de mortalit fminine varie rgulirement en raison inverse de l'esprance de vie la naissance (eo) (Johansson, 1984 : 465s). Dans les cultures (au sens braudlien du terme) o l'esprance de vie est la plus faible (30 ans), de 5 ans 40 ans, la courbe de mortalit fminine excde rgulirement la courbe masculine ; quand on passe aux cultures o l'esprance atteint 50 ans, l'excs de mortalit est plus faible et dure seulement pendant l'enfance et l'adolescence ; avec une esprance de vie atteignant 60 ans et plus, ce sont les hommes qui meurent le plus, tous les ges. Preston (Mortality Patterns in National Populations, New York, 1976), utilisant les donnes de la dmographie historique, a confirm cette analyse. Ainsi le sex ratio varie globalement en fonction des conditions gnrales de vie ; la croissance conomique, c'est ce qui allonge la vie des femmes.

    2- Les risques d'affaiblissement causs par un manque de soin gnral, risques qui constituent autant de facteurs augmentatifs de la mortalit, sont plus frquents dans les socits qui pratiquent l'limination brutale, violente des filles, sous quelque forme que ce soit. La plupart du temps, de tels usages ne sont pas sans rapport avec la faon dont ces socits considrent l'lment fminin qui les compose. Il est bien vident que l'infanticide prfrentiel des filles dans les socits du pass, comme le fticide fminin d'aujourd'hui, constituent des manifestations d'une domination masculine absolue qui n'est, d'ailleurs, qu'apparemment contradictoire, pour nombre d'entre elles, avec une clbration de la fminit.

    L'limination des filles en quantit significative est une pratique commune des socits fort loignes les unes des autres

    9. D'autant plus que les sources sont de nature indirecte et sonnent comme un cho du fait lui-mme : ainsi quand on apprend qu'en Core, s'agissant des enfants de moins de 5 ans, si sur 100 garons on compte 85 visites mdicales par an, les filles se contentent de 50 (WARE, 1981).

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    dans l'espace et le temps, socits o une tude strictement quantitative du phnomne s'avre aujourd'hui malheureusement impossible (mme si la pyramide des ges de certains pays comme l'Inde l'enregistre clairement). Deux raisons principales peuvent tre voques pour expliquer cette impossibilit du traitement sriel de la documentation : 1. nous avons affaire des socits prstatistiques (ce qui reste vrai dans certains grands pays jusqu' des priodes rcentes) ; 2. la dissimulation.

    S'agissant des Grecs anciens et, particulirement, de familles migres de l'poque hellnistique que j'ai tudies, on me dit qu'il n'y a pas lieu de s'tonner que les chiffres mettent en vidence un sex ratio si dfavorable aux fillettes : dans une socit o les filles ont moins d'importance que les garons, il ne faut pas s'attendre les trouver toutes fidlement enregistres sur les listes civiques. Toute quantification serait donc illusoire... Bien que l'absence suppose d'enregistrement relve de la ptition de principe - les listes enregistrent effectivement les filles, pourquoi certaines le seraient- elles et d'autres non ? -, il est malais de rfuter absolument cette critique dans la mesure o c'est le mme argument - celui de la dprciation des filles - qui se trouve la base des deux raisonnements. La mme cause peut produire l'un et l'autre des effets : le non-enregistrement (ou l'absence de renseignement) et la moralit suprieure, voire, videmment, les deux 10.

    10. L'examen des enqutes sur le haut moyen-ge incite HERLIHY (1975 : 7) suspecter les sources carolingiennes de ngliger les filles. A part cette note, la seule tude qui, ma connaissance, aborde de front le problme du non-enregistrement est celle de LI M.L. (1992) sur le dsastre du Fleuve Jaune en 1935. Dans la famine qui a suivi la catastrophe, la mortalit induite ne se traduit pas par une intensification des modles habituels, mais affecte les groupes d'ge de faon diffrentielle, avec une augmentation supplmentaire de la mortalit des jeunes et, chez eux, une forte lvation du sex ratio. LI M.L. se pose la question de savoir si ce rsultat est l'effet du sous- enregistrement des filles et ce qui pourrait justifier qu'on l'ait pratiqu. Il distingue trois arguments (487 s.). 1 -L'enfant mort tt n'a pas eu d'existence comme individu (cf. n. 5 et p. 74). 2-Les parents peuvent souhaiter dissimuler des enfants pour des raisons fiscales. 3-Moins d'importance accorde aux filles (remarquer l'aspect circulaire des arguments 1 et 3). Ce sont ces raisons d'enregistrement slectif qui ont t voques pour expliquer, par exemple, les sex ratio "impossibles" des recensements de 1930 et 1940 (LEE B.J., 1981 : 164). Mais les faits dmentent ces thories. LT L.M. observe d'abord que la cartographie

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    L'tude de J. Boswell, The Kindness of Strangers. The Abandonment of Child in Western Europe from Late Antiquity to the Renaissance (1988) montre l'importance de la dissimulation dans les sources. Ce sont des voies dtournes qui, par hasard, nous mnent

    des rsultats met en vidence une cohrence spatiale par xian (unit gographique et administrative) qui donne grande confiance dans l'enregistrement des familles de rfugis. La seconde observation est dirimante : les rfugis touchaient une aide d'autant plus leve qu'ils taient plus nombreux. Ne quittons pas les rfugis de la catastrophe du Fleuve Jaune sans une remarque d'importance. Les renseignements sont suffisamment dtaills pour permettre d'tudier plusieurs variables en parallle, ainsi l'ge des mres par rapport au sex ratio de leurs enfants. Cela permet de rpondre la question suivante : une femme dj avance en ge, ayant deux ou trois enfants qu'elle a beaucoup de peine nourrir et sans doute dj un garon et une fille dcidera -t-elle plus aisment de tuer une fillette qu'une femme jeune sans enfant (489 s.) ? Les chiffres donnent une rponse claire : les bbs des plus jeunes mres (approximativement, avant 20 ans) ont le sex ratio le plus lev : 188. LI M.L. explique de faon convaincante cette attitude par des raisons culturelles. La premire tche d'une mre en Chine est d'lever un garon, sa dcision dpend donc du fait qu'il lui en soit dj n un ou non. lever une fille, surtout en des temps particulirement difficiles comme ceux-l, c'est se priver de la possibilit d'avoir rapidement un enfant qui peut tre un garon, c'est se priver de ressources qui pourraient tre mieux utilises pour un garon. Nakahara, village du Japon l'poque Tokugawa, et dans d'autres villages aux XVIIIe et XIXe sicles, on constate aussi la mise en place de stratgies parentales qui influencent le sex ratio selon le rang de naissance : parfois les parents n'interviennent pas sur les naissances de rang un et deux (SMITH Th.C, Nakahara : Family Farming and Population in a Japanese Village : 1717-1869, Stanford 1977) ; ailleurs on note la frquence de l'infanticide sur les naissances de rang un : il s'agit d'obtenir une fille qui aide la mre et ensuite un garon (SKINNER G.W., Infanticide and Reproductive Strategies in Two Nbi Plain Villages, cit par LI M.L., 510). D'une manire gnrale, et sans gard la diffrence de traitement selon le sexe, l'tude du degr d'infanticide selon l'ge des mres chez les Ayoreo montre que le comportement des victimes du Fleuve Jaune n'est pas singulier (BUGOS P., McCARTHY L.M., 1984). Alors que les mres de 1-19 ans tuent 2 enfants sur 3, celles de 25-34 ans 1 sur 5, celles de 35-40 ans 1 sur 3 (on comparera aussi utilement avec les travaux de JOHANSSON et PRESTON cits p. 59).

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    une rvlation d'importance sur l'tat d'une socit. Ainsi l'extraordinaire argument de Clment d'Alexandrie contre la prostitution : "Combien de pres, ayant oubli les enfants qu'ils avaient abandonns, ont, sans le savoir, des relations sexuelles avec leur fils qui se prostitue ou leur fille devenue une courtisane" (Pdagogue, 3, 3). Clment n'est pas seul, d'autres Pres de l'glise mettent aussi en garde ceux qui frquentent les prostitues contre les dangers d'un inceste : ils pourraient coucher avec quelqu'un qui aurait avec eux des rapports de parent ! Comme en tmoigne Boswell, aprs avoir pens qu'il s'agit l d'un bien curieux ("singulier et oblique") argument contre la prostitution, on s'avise de ce qu'implique la menace : les contemporains pratiquent l'abandon d'enfant de faon si commune qu'un pre risquait d'avoir des relations avec son propre enfant dans un lupanar (p. 4)... La Tondue de Mnandre montre la mme troublante situation. Exposs la naissance, puis levs dans des maisons voisines, Moschion et Glykra sont jumeaux, il est pourtant question de mariage entre eux.

    La dissimulation passe aussi par l'usage d'un vocabulaire euphmique dans lequel, par exemple, l'esclave est appel "enfant", comme l'tre qui a t abandonn ; mme ambigut pour "garon" et "fille", dit Boswell (p. 27) en grec, en latin (pueri, filii), en arabe, en syriaque et en de nombreuses langues au moyen-ge.

    Aussi, pour saisir les mcanismes dmographiques qu'une telle attitude met en uvre ainsi que ceux qu'elle induit, s'ouvre nous la seule voie de l'tude comparative. Anthropologues et ethnologues ont fait de gros efforts pour dcrire et restituer la dmographie de groupes humains de plus en plus nombreux, parmi eux les Aborignes (Cowlishaw, 1978), les !Kung (Howell 1979), les Ayoreo (Bugos et McCarthy, 1984) ainsi que les Inuits (Schire, Steiger, 1974, Chapman, 1980).

    On peut d'ores et dj remarquer que, des Indiens d'aujourd'hui aux Grecs de l'Antiquit et aux Esquimaux d'avant le contact avec le monde dvelopp chez lesquels nous nous rendrons tout l'heure, ce qui caractrise ces socits, c'est, des degrs divers, la difficult physique des tches de survie : agriculture, guerre, chasse, y rendent prpondrante la force masculine - sans parler des justifications idologiques qui en dcoulent, et qui peuvent videmment se maintenir bien aprs que les conditions qui leur ont donn naissance soient devenues pour partie caduques.

    La principale curiosit que le dmographe aimerait satisfaire serait d'apprcier de quelle faon et dans quelle mesure

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    l'limination des ftus ou des nouveau-ns de sexe fminin obre la reproductibilit de la population qui se livre cette pratique. Il aimerait aussi rpondre au cortge de questions annexes qui en dcoulent : - de quelle faon la diminution du stock de reproductrices influence-t-elle le renouvellement des gnrations ? - comment voluent la mortalit fminine par ge, l'esprance de vie des femmes l'ge x ? Voil les interrogations qui viennent immdiatement l'esprit, mais d'autres surgissent ensuite. - Quelle est l'volution du sex ratio en fonction de l'ge ? - Quelles sont les consquences sur le mariage : ge des poux ; - taux de nuptialit ; - choix du conjoint (degr d'endogamie) ? Plus gnralement, ne se met-il pas en place une srie de correctifs qui visent pallier son dficit en potentialit de reproduction ? Enfin, dans l'hypothse d'une socit fortement hirarchise, comme celle de la Grce, quelles sont les consquences sociales de l'abandon d'enfants ou de l'infanticide sur les catgories infrieures ?

    Ma rflexion n'est pas partie de l'Inde, mais de la Grce ancienne et, plus particulirement, d'tudes entreprises sur sa dmographie (Brl, 1987 : 360-376 ; 1990). L et alors, je n'ai pu qu'enregistrer cet effroyable constat : dans les rares cas de populations assez bien connues, il manque un nombre considrable de filles, ce que j'explique surtout par la pratique de leur exposition prfrentielle. Mais "comment croire qu'une population o l'infanticide des petites filles est aussi pratiqu que vous l'indiquez puisse seulement se reproduire ?", me dit-on n. Sous-entendu : s'imaginer que cela soit possible ne relve pas de la dmographie historique srieuse, mais de vieilles lunes. Je n'aurais pu rpondre in petto que deux vidences provisoires : 1-Je n'ai fait que constater qu'on les limine ; comment le taire ? 2-Ces populations ne disparaissent pas (dans des socits contemporaines mieux connues, cette pratique n'est pas contradictoire avec un fort taux d'accroissement naturel).

    C'est pourtant bien la question que le bon sens commande de poser lorsque l'on considre les rsultats auxquels je suis parvenu propos de l'exposition des filles dans le cadre particulier des

    11. Argument du secrtaire de rdaction AESC pour refuser la publication de mon article sur les listes de politographies d'Asie Mineure d'poque hellnistique o j'ai mis en vidence (aprs d'autres) l'importance du dficit en filles, dficit dont je disais qu'il tait surtout d l'exposition prfrentielle des bbs de sexe fminin. Les responsables de la REA l'ont accept ; je les en remercie.

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    familles immigrantes Milet l'poque hellnistique et d'autres familles en Troade, ou lorsque l'on pense, comme moi, que, dans la cit grecque d'poque classique et hellnistique, l'exposition des enfants, et spcialement celle des filles, doit moins tre considre comme une curiosit que comme un facteur dmographique important 12. Il est vrai que les rsultats auxquels je suis parvenu ont

    12. Je dois M. GOLDEN d'avoir connu, mais tard, l'ouvrage de R. SALLARES, The Ecology of the Ancient Greek World, 1991. En raison mme du projet global de l'ouvrage, j'ai conscience qu'il est artificiel d'en extraire les pages qui concernent l'infanticide, mais comment faire autrement ici ? R. SALLARES dnie toute importance dmographique l'exposition en Grce classique (151-7). Il en profite pour faire la leon ses devanciers coupables de "methodological errors". J'approuve R. SALLARES quand il dit qu'on a souvent mlang des sources d'poques diffrentes, qu'on a eu tort de trop considrer la population hellnique comme statique. Mais je suis fort tonn d'apprendre qu'il n'y a pas de sources classiques sur l'exposition. Et Aristophane, et Aristote, et Platon (avec l'extraordinaire parabole socratique sur l'exposition du Thtte) ? Sources anecdotiques, sources indirectes ? Certes. Mais, ailleurs, c'est le mme problme. Quant au fait que les sources se font plus nombreuses l'poque hellnistique, il ne faut ni s'en tonner, ni en dduire que le phnomne y fut ipso facto plus important. Qui soutiendrait, par exemple, srieusement que les Grecs de l'poque classique ne se sont pas soucis de la puret rituelle dans les temenoi, arguant du fait que les sources sont spectaculairement plus nombreuses aux poques hellnistiques et romaines ? Il reproche aussi ( qui ?) un "mauvais usage de la mthode comparative". L'auteur prtend la manier convenablement, propos des classes d'ge (je ne me prononce pas l-dessus), mais avertit que ses meilleures applications en histoire sont celles o l'on parvient mettre en vidence plus les diffrences que les similarits. Ou l'expression est trop elliptique ou bien je n'ai pas la mme conception de la mthode comparative. Je dirais, pour tenter de rejoindre R. SALLARES, que dans une comparaison terme terme, ce sont les quelques oppositions dans des ensembles parallles qui dfinissent la spcificit de la culture de rfrence (d'ailleurs l'auteur s'empresse p. 154-5 d'oublier sa rgle). Je suis beaucoup plus intress par la distinction faire entre taille de la famille et mouvement de population et j'abonde dans son sens lorsqu'il insiste sur le fait que la limitation volontaire de la taille de la famille n'entrane pas obligatoirement la stabilit de la population. Mais je dois dire aussi mon regret de l'absence de vision "politique" du problme. L'exemple des oiseaux dont la population augmente vite

  • DIALOGUES D'HISTOIRE ANCIENNE 65

    de quoi surprendre. Globalement, et mme en tenant compte au mieux des correctifs successifs qui adoucissent les rsultats bruts, une fille sur deux manque parmi les impubres de ces familles. On en revient toujours la mme question : comment rendre compte d'un comportement qui met en cause l'avenir du potentiel reproductif 13 ?

    Il faut se mfier de la tentation naturelle arguer du fait qu'il s'agit de groupes humains dracins, nouveaux citoyens de Milet, beaucoup d'anciens mercenaires (mais non le groupe de Troade), donc sans doute dfavoriss, pour dvelopper une interprtation minimaliste. Renonce-t-on d'autant plus aisment lever une fille qu'on est plus pauvre ? La rponse ne va pas de soi. Bien des abandons en nourrice des XVIIIe et XIXe sicles en Europe occidentale, qui ressemblent tant des condamnations mort de l'enfant, sont le fait de classes assez aises de la population. Et l'Inde d'aujourd'hui (comme celle d'hier) (M. Douglas, 1966) ? Et l'on sait bien, d'une faon gnrale, que les classes les plus dfavorises ne sont pas celles qui refusent le plus couramment l'enfant.

    Pour l'Antiquit grecque, on cite toujours ce fragment d'un pote comique de l'poque hellnistique Poseidippos : "Un fils, tout le monde l'lve, mme si l'on est pauvre, une fille, on l'expose, mme si l'on est riche" (Hermaphrodite, fr. 11 Koch), plus rarement cet aphorisme de Plutarque : "les pauvres n'lvent pas leurs enfants" (De l'amour de la progniture, 497 e). Au IIe sicle av., Polybe tmoigne de la gnralit du procd : les Grecs, dit-il, "ne veulent plus se marier, ou, quand ils le font, ils refusent de garder les enfants qui leur naissent, ou n'en lvent tout au plus qu'un ou deux, afin de pouvoir les gter pendant leur jeune ge et de leur laisser ensuite une fortune importante" (36, 17). Tout en se gardant d'accepter sans examen attentif complmentaire la conception chronologique implicite de Polybe - le refus de "garder" des enfants serait rcent (?) - il est malais d'enquter sur une ventuelle diffrenciation sociale dans la pratique de l'exposition dans l'Antiquit grecque (mme s'il

    lorsqu'ils liminent des ufs... bien, soit (: 152) ! Mais R. SALLARES n'a pas vu que l'exposition, dans une socit antique, ne fait pas que favoriser le sort des survivants : elle n'est pas rgulirement synonyme de mort et il faut alors tudier non seulement la population citoyenne, comme on l'a trop fait, mais toute la population (cf. p. 84). Mais il est sr que le prcieux livre de R. SALLARES mrite mieux que ces rapides remarques.

    13. Cf. HUGUES A. L., 1981.

  • 66 Pierre Brl

    est possible de faire quelques observations (p. 58, 81, 85). Mais revenons au problme pos : comment imaginer qu'une population survive en sacrifiant une part importante de son potentiel reproducteur ?

    Le dbat n'est pas nouveau. Il a oppos D. Engels (1980, avec des vues complmentaires en 1984) M. Golden (1981), avec un arbitrage de W. Harris (1982) (cf. aussi Patterson, 1985 : 107 sq.). Les termes de la polmique ont t analyss par A. Bresson (1985) dont je suivrai le commentaire. Selon D. Engels, la population grecque antique aurait connu des taux de natalit et de mortalit gnrale levs et d'ampleur comparable : de 34 40 pour mille ; ce qui entrane des taux d'accroissement naturel proches de zro et des effectifs stables. De tels paramtres interdisent, selon D. Engels, d'imaginer que l'infanticide fminin ait pu dpasser un seuil, par exemple 10 %, sans que la population diminue de faon rgulire et inexorable. Il propose donc de situer son importance vers 2 3 %. Les deux principales critiques qui ont t faites au modle de D. Engels mettent en cause sa conception de la mortalit (et ses consquences sur la descendance), ainsi que celle de l'volution de la population.

    Le point sur lequel on peut s'entendre c'est la valeur en gnral leve des taux dmographiques. Mais, avec A. Bresson (1985, 17 s.), on admettra volontiers que ce perpettunn immobile a quelque chose de fort artificiel, et que, pour ce que nous connaissons le mieux, l'Athnes des Ve et IVe sicles, les variations moyen terme semblent au contraire d'assez grande ampleur (voir les travaux de C. Patterson (1981) et de M. Hansen (1981 ; 1982 ; 1986)). On osera dire : videmment. Il est en effet difficilement imaginable que ces taux ne dpendent pas, en dernier ressort, des effets de la production des subsistances et des guerres sur la mortalit, donnes minemment variables. Par ailleurs, D. Engels a choisi pour son modle une esprance de vie de 30 ans et moins, et en a tir des consquences fort ngatives pour la reproduction. M. Golden a justement rtorqu qu'il fallait plutt considrer l'esprance de vie des femmes ayant atteint l'ge adulte. Mme si le taux de reproduction aux ges ainsi "rcuprs" est faible ou trs faible, rien ne doit tre nglig dans de tels modles quand on sait que des variations de quelques pour mille sont susceptibles de modifier l'opinion que l'on peut se faire du devenir d'une population.

    D'une manire gnrale, je suis favorable la conception de modles moins rigides pour tudier les effets d'une telle pratique sur une population. Si l'on attribue l'infanticide fminin prcoce une

  • DIALOGUES D'HISTOIRE ANCIENNE 67

    importance autre qu'anecdotique, il n'est pas possible de raisonner sur les socits qui le pratiquent comme si cet lment ne faisait que s'ajouter aux autres caractristiques dmographiques (considres comme immuables). Comme si ce comportement ne ragissait pas sur les autres, et ce, avec d'autant plus d'ampleur qu'il est lui-mme plus important. Je pense donc qu'il est erron de proposer un taux de mortalit gnrale, puis un pourcentage d'limination des bbs de sexe fminin, sans tudier les consquences que l'adoption de ce dernier paramtre ne manque pas d'avoir sur la donne initiale. La diminution du nombre des enfants destins tre levs (ceux que l'on "garde" comme dit Polybe) favorise ceux qui restent. Et c'est un lment capital de la stratgie parentale ; cela, bien des tudes anthropologiques l'tablissent.

    Chez les anthropologues un mme dbat a oppos Ch. Acker et P. Townsend (1975) Schire et W.L. Steiger (1974), il porte plus chez eux sur la validit mathmatique des modles proposs et sur la qualit des tmoignages ethnographiques. Je ne me risquerai pas encore aujourd'hui dans l'tude statistique des conditions de survie d'une population qui pratique l'infanticide.

    Enfin la dmographie quantitative ne donne pas toutes les clefs. M. Golden (1981) a signal l'intrt de l'tude comparative pour une meilleure interprtation des faits hellniques. C'est du ct de l'Arctique qu'il nous a invit chercher. C'est ce que je vais faire. Mais il y aura aussi rflchir en retour sur la socit grecque elle- mme et sa composition. L'intrt principal du dtour tant de mettre en vidence des fonctionnements dmographiques parallles en ces socits si loignes l'une de l'autre.

    Des Inuits aux Grecs anciens et retour

    Le Sex Ratio Point n'est besoin d'insister sur l'importance du rapport de

    masculinit (ou sex ratio) comme mesure de l'quilibre entre les effectifs des sexes, que ce soit dans la population totale ou dans un groupe d'ge 14. On divise le nombre d'hommes par le nombre de femmes et on multiplie par 100. Le rapport est de 105 la naissance et, dans une population de type ancien (occidental) suivant une volution normale (sans vnement extraordinaire comme une

    14. Pour un rapide aperu sur le sex ratio : HENRY L., Dmographie. Analyse et modles, Paris 1972, 38 s.

  • 68 Pierre Brl

    guerre), il diminue d'abord ds la premire anne en raison d'une surmortalit des garons, remonte ensuite du fait de la surmortalit des femmes l'poque de leur fcondit (dcs en couches), enfin dcrot rgulirement pour devenir infrieur 100 partir de 55 ans environ (vers 40 ans dans des populations comme la France du XXe sicle).

    Quoique lacunaire et, bien sr, de valeur ingale, la littrature ethnologique sur les Esquimaux est suffisante pour permettre une tude assez complte de l'infanticide. Sur ce sujet prcis des effectifs des sexes, la critique des donnes ethnographiques mene par C. Shire et W.L. Steiger (1974) rassure l'utilisateur non-spcialiste que je suis. Je donne donc ici leur tableau des effectifs par ge et sexe de divers groupes humains cle l'Arctique construit partir d'une littrature varie.

    Distribution des effectifs de groupes humains de l'Arctique 15

    Groupes inu its A Utkuhiklalingmiut Netsilik Netsilik Copper T> D Copper Caribou Kinipetu Sauniktumiut Aivilik Central Alaskan Alaskan

    Sexe Jeunes

    27 66 37 38

    24 83 27 33 15 39 46 14

    Familles

    Adultes -Jeunes (total) -Impubres (seuls) Population totale

    fminin Adultes

    39 123 74

    115

    50 129 46 58 34

    119 29 52

    Cretoises

    Sexe masculin Jeunes

    57 138 78

    102

    23 120 38 41 27 41 50 27

    Adultes 40

    119 72

    116

    55 102 35 46 26

    111 30 45

    Sex Jeunes

    211 206 210 267

    96 144 140 124 160 105 108 193

    l'poque hellnistique

    Effectifs Sexe fminin

    114l21 42 30

    156 163

    Sexe 112

    263

    masculin 130

    151 112

    281

    ratio Moyenne

    147 136 135 142

    105 104 100 95

    108 96

    108 109

    Sex ratio

    1

    92 114 359 373

    161 180

    15. Je ne fais que suivre SCHIRE C, STEIGER W.L., 1974, cette diffrence que les deux dernires colonnes sont tires de mes propres calculs.

  • Impubres Jeunes Adultes Total

    78,8 78,2 49,8 62,6

    DIALOGUES D'HISTOIRE ANCIENNE 69

    Le sex ratio varie en fonction de l'ge : d'autant plus conforme la "normale" que la population vieillit 16. Il est donc utile de comparer la place prise par les hommes et les femmes dans la population totale selon les groupes d'ge.

    Proportion d'individus de sexe masculin dans les diffrentes classes d'ge de la population

    Cretois Inuits A

    69 56,6 49,7 53,4 58,1 53,7

    Trois impubres sur quatre sont des garons chez les Cretois, deux jeunes sur trois chez les Inuits du groupe A : voil une faon claire d'illustrer le dsquilibre. Mais le tableau doit se lire aussi verticalement : le rapport de masculinit est partout d'autant plus grand que l'on s'intresse une fraction plus jeune de la population. Pour les Cretois et le groupe A, les variations de la proportion d'individus de sexe masculin sont fort leves : environ 30 % des jeunes aux adultes pour les Cretois et 20 % pour le groupe A. S'agissant des Inuits, selon C. Shire et W.L. Steiger, ces donnes refltent "un haut degr d'infanticide des filles : le sex ratio des jeunes suggre qu'entre 52 et 63 %, ou qu'une fille sur deux tait tue la naissance, et une estimation plus "prudente", base sur l'ensemble des comptes (?), suggre qu'au moins 30 %, ou environ une fille sur trois tait supprime la naissance" (1974, 167). Bien que l'on soit loin de pouvoir en dire autant du groupe B, la distribution des effectifs par sexe qu'on y observe n'est trs probablement pas "naturelle" non plus.

    Dans l'hypothse o l'on explique l'anomalie du sex ratio, spcialement chez les jeunes, par l'limination prfrentielle des filles la naissance, l'examen de son volution par groupes d'ge s'impose. De classe d'ge en classe d'ge, on assiste un

    16. BRULE P., 1990. Il convient de rappeler que mes calculs ne tiennent compte que des effectifs familiaux : les individus enregistrs isolment - des hommes adultes - sont exclus.

  • 70 Pierre Brl

    rquilibrage 17 qui tend mme, chez les Cretois et les Inuits du groupe A, inverser le rapport au profit des femmes (mme si c'est de trs peu). A moins d'imaginer qu'aussi bien les "employs d'tat civil" des cits hellnistiques que les ethnologues eussent systmatiquement sous-enregistr les filles, et puisqu'on ne saurait en avoir gagn, force est d'interprter ce retour la normale par une forte mortalit masculine adulte - ce qui n'tonne pas s'agissant, d'une faon gnrale, de citoyens grecs, et encore moins de soldats des armes hellnistiques. Ailleurs la littrature ethnographique lie souvent explicitement les deux variables : la prcarit des conditions de vie explique et l'infanticide des filles et la mortalit des chasseurs. Il faut que cette mortalit masculine adulte soit particulirement leve pour que ses consquences soient ce point sensibles sur le sex ratio, c'est en effet l'poque o, chez les jeunes adultes, dans la population "normale" qui sert de rfrence aux dmographes, la population fminine est soumise une surmortalit lie aux effets de la procration (cf. p. 68)

    L'ampleur du phnomne de compensation entre la mortalit des sexes par groupes d'ge est fort difficile apprcier. Morts masculines adultes et morts fminines du premier ge de la vie ont- elles pu s'quilibrer dans la longue dure ? Nous ne pouvons beaucoup mieux faire que de tenter de mesurer leurs effets sur la taille relative des groupes d'ge.

    Rapports entre les effectifs des classes d'ge

    Rapport Rapport Rapport jeunes/adultes jeunes/total adultes/total

    Cretois 82 45 55 Inuits A 77,8 43,7 56,2

    67 40,8 59,8 lments de comparaison France 1776 74,8 42,8 57,2

    1968 51 33,7 66,3

    Dans les groupes tudis, plus le sex ratio est lev, plus l'est la proportion de jeunes par rapport aux adultes et par rapport la population totale, alors qu'videmment les adultes y sont relative-

    17. C'est le cas gnral. Ainsi Florence, ville et une partie du territoire, si le sex ratio s'tablit 124,5 pour les 1-4 ans, il retombe 105 pour les 53-57 ans (HERLTHY, 1975).

  • DIALOGUES D'HISTOIRE ANCIENNE 71

    ment moins nombreux. Si l'on retient toujours l'hypothse de l'infanticide prfrentiel fminin pour expliquer l'incohrence du sex ratio par ge, on en conclura que, contrairement toute attente, cette pratique n'a pas pour effet de "vieillir" la population qui s'y livre, mais, au contraire, de la "rajeunir". Si l'on pouvait les restituer, les pyramides des ges des populations o le rapport de masculinit est lev seraient largies leur base. Cela, aucune des tudes thoriques sur l'infanticide fminin ne le laissait supposer. Se trouve ainsi confirm le point de vue exprim plus haut : l'infanticide fminin, lorsqu'il est significatif, entrane une modification des paramtres dmographiques de base. De telle sorte que cela interdit d'imaginer un modle mathmatique dans lequel on choisirait d'abord telle table de mortalit puis tel ou tel taux d'infanticide fminin la naissance, pour examiner les consquences de cette dernire variable sur la reproductibilit de cette population. Toute variation de l'infanticide a des consquences directes immdiates sur la table de mortalit, et pas seulement sur elle. Et j'ajouterai qu'il fallait qu'il en allt ainsi pour que ces populations ne "disparaissent" pas.

    Le phnomne de rajeunissement de la population dmontre l'interconnexion des mcanismes. Le vieillissement d'une population n'est pas d, comme on le croit le plus souvent, une diminution de la mortalit, mais une baisse de fcondit (voir l'exemple de l'Europe du XIXe sicle, avec le cas, particulirement prcoce et marqu, de la France), on en dduit qu'inversement les groupes en question ont connu une fcondit particulirement leve. C'est d'ailleurs une hypothse que j'ai dj formule en partant d'observations d'une toute autre nature pour des groupes familiaux d'poque hellnistique (Brl, 1990 : 251).

    Ces observations montrent que, de Grecs de l'poque hellnistique (ou plutt de certains...) quelques groupes inuits, un certain nombre de paramtres dmographiques varient dans le mme sens : ainsi en va-t-il du sex ratio et du rapport des effectifs de jeunes aux effectifs d'adultes.

    Sex ratio (population totale) Rapport jeunes/adultes

    Cretois 170

    82

    Groupe A 140

    77,8

    Groupe 103

    67

  • 72 Pierre Brid

    Sans qu'il soit aujourd'hui possible d'analyser de faon prcise les mcanismes qui font dpendre certains paramtres des autres, il est clair qu'ils sont interdpendants. Il y a tout lieu de penser que l'insuffisance de la documentation srielle nous prive de la mise en vidence d'autres relations entre les paramtres. L'tude qualitative est susceptible d'en mettre certains en vidence. C'est que d'autres questions sont poses. Le rapport particulier entre les effectifs des classes d'ge est-il une consquence de la surmortalit masculine adulte ? La forte fcondit serait-elle paradoxalement une consquence de l'infanticide fminin ? Ces deux interrogations pourraient se rsumer en une seule : quel est l'lment moteur du fonctionnement dmographique de ces populations, celui qui en explique l'originalit, est-ce l'infanticide des petites filles, est-ce la surmortalit masculine adulte ?

    De certains aspects de l'infanticide chez les Inuits et de leurs similitudes avec les Grecs anciens

    Du ct innit Les sources directes sur l'infanticide sont rarissimes. Dans

    l'ensemble de la documentation on n'en trouve trace que dans ce compte rendu de D. Jenness (The Life of the Copper Eskimos, 1922, 166) :

    "Aucun des parents ne voulait avoir d'enfant ce moment, car leurs compagnons avaient l'intention de retourner la rivire de l'Arbre le jour suivant. Ils taient encore jeunes tous les deux, disaient-ils, et, selon toute probabilit, ils auraient encore au moins un enfant plus tard, un garon peut-tre, qui pourrait prendre soin d'eux quand ils seraient devenus vieux 18. La femme alors touffa l'enfant et le coucha sur le sol quelques pas du camp o il ne tarda pas tre couvert par la neige qui s'amoncelait. Un an ou deux seulement auparavant le couple avait expos de la mme faon une petite fille."

    18. Outre l'apport de travail, cette ide que l'on procre des enfants - mais surtout des garons - pour s'assurer une fin plus heureuse est assez commune. On la trouve clairement exprime chez les Grecs (cf. RAEPSAET G., Les motivations de la natalit Athnes aux Ve et IVe sicles avant J.-C., AC, 1971, 80 s.). On la trouve aussi, par exemple, en Chine (ARNOLD Fr., ZHAOXIANG L., 1986, 226 s., LEE B.J., 1981 : 170, 174), lie au culte des anctres.

  • DIALOGUES D'HISTOIRE ANCIENNE 73

    En revanche, les tmoignages indirects sont nombreux, spcialement dans certains groupes, comme celui des Netsilik, que connat bien Asen Balicki (1967, 1970), et c'est lui que je vais emprunter l'essentiel de la matire de cette prsentation 19.

    Conditions et circonstances En hiver, l'enfant est la plupart du temps dpos dans la neige

    prs de la porte ; ses cris peuvent tre entendus. Sur le sol glac 20, il ne tarde pas succomber. En t, il est dpos sur une petite tombe marque par la pierre que l'on a dpose sur lui : il crie plusieurs heures avant de trpasser. En tout temps, on pratique la mort par suffocation ou par touffement : c'est ainsi que l'on couche l'enfant sur le dos et que l'on dpose sur son visage une paisse fourrure.

    Les causes de l'limination des enfants peuvent tre ramenes deux grands types : ce que les auteurs appellent "l'extrme pression cologique" : l'enfant qui ne peut suivre une marche difficile est abandonn ; celui dont la prsence constitue un handicap pour les autres est laiss l. Un informateur de K. Rasmussen (1931, 138) raconte : "A une poque o il y avait une famine, Nagtak donna naissance un enfant... Que voulait cet enfant ici ? Comment pourrait-il vivre quand sa mre, qui devait lui donner la vie, tait elle-mme affame ?". On le supprima.

    La conception selon laquelle la survie des nourrissons - comme celle des personnes ges d'ailleurs - passe aprs celle des adultes en ge de se reproduire est commune de nombreux groupes inuits (Weyer, 1932). Riches (1974) a montr que des modifications dans la duret de l'environnement ont des consquences sur le sex ratio. Mais bien des infanticides ont lieu durant des priodes de vie apparemment normales. Ils ont lieu peu de temps aprs la naissance et concernent surtout les filles. Pourquoi ? Les informateurs rpondent que la femme ne chasse pas, qu'elle n'est donc pas auto-suffisante et dpend des hommes (A. Balicki, 1967 : 621). La fille est nourrie par le chasseur et quand elle est leve, elle quitte sa famille pour une autre. On compare cela avec un quipage cle chiens qui comporte gnralement le moins possible cle femelles. "Les chiennes ne tirent pas aussi fort que les mles". On glisse l vers des raisons qui

    19. Outre SHIRE C, STEIGER W.L., 1974 et ACKER Chv TOWNSEND P.K., 1975, voir RICHES D., 1974 et IRWIN C, 1989 et CHAPMAN, 1980.

    20. Les Indiens du Brsil abandonnent les enfants dans la jungle sous les arbres (WACLEY, 1969).

  • 74 Pierre Brid

    tiennent la dvalorisation du fminin. C'est dire qu'inversement les "garons qui seront un jour des chasseurs dignes de confiance, sont trs dsirs. Si une femme nourrit une fille pendant deux ou trois ans, elle n'a pas de chance d'avoir un garon pendant ce temps. La fille est donc tue dans le but de faire une place, espre-t-on, un garon" (ib.). Les recherches anthropologiques rcentes montrent que la menace d'exposition ou la ngligence frappent moins les premires nes que les suivantes. La tche essentielle laquelle elles sont voues est la surveillance des jeunes frres natre (D.F. Sieff, 1990 : 33). Quoi qu'il en soit, l'investissement dans le masculin est rentable en terme de subsistance : au-dessus de 16 ans, les garons produisent plus de nourriture que les filles et pendant beaucoup plus longtemps.

    La dcision d'limination est essentiellement le fait du pre (Freeman, 1971 : 1015) ; la mre et la grand-mre veuve peuvent y participer. Quant l'excution des gestes, c'est une tche fminine. Le rle particulier de la grand-mre dans ces affaires vient de ce qu'elle est considre comme experte la fois dans l'conomie familiale - la gestion des subsistances - et l'levage des enfants. Il est dans ses attributions - c'est son devoir - de conseiller l'limination des filles : "Si je ne le faisais pas, je serais une mauvaise mre", confie l'une de ces grand-mres K. Rasmussen (1931, 140).

    La dation du nom semble avoir constitu un frein l'infanticide 21. La raison se trouverait dans la croyance en un "pouvoir surnaturel" attach au nom. Deux exemples, l'un d'limination, l'autre de survie d'un enfant, illustrent le prix que l'on attache ce symbole. Pour voquer le meurtre de sa sur ane, une informatrice commente : "Bien qu'elle et un nom", voulant ainsi signifier que cet enfanticide tait d'une certaine faon inconvenant (A. Balicki, 1967 : 619, citant Fr. Van de Welde, L'infanticide chez les Esquimaux, Eskimo, 1954). L'autre cas concerne ce que, dans l'Antiquit, on appellerait l'exposition des enfants ns difformes. Un enfant atteint d'infirmits au visage avait reu un nom avant sa naissance. Ayant dcouvert ses tares on dcida de*le laisser "geler". Mais sa mre entra alors en transes, trs malade et sur le point de mourir. On interprta les vnements par l'influence du nom qui,

    21. Exemple identique en Islande : Saga de Nj'll le Brl (R. BOYER, Sagas islandaises, P., 1987) CV, p. 1374 et N. p. 1943. Chez les Ayoreo de Bolivie/Paraguay, il est d'usage de laisser des semaines et des mois un enfant sans nom, surtout s'il est faible. C'est parce qu'on serait trop triste s'il venait mourir (BUGOS P.E., McCARTHY M., 1984, 508).

  • DIALOGUES D'HISTOIRE ANCIENNE 75

    cherchant vivre, tirait vengeance de la mre. On dcida finalement de l'pargner.

    Adoption et dcision d'limination La relation entre l'adoption et l'limination des enfants

    mrite attention. Des couples sans enfant, des personnes seules aussi, peuvent adopter des enfants non dsirs par d'autres. La pratique la plus courante consiste faire une dmarche auprs des parents biologiques avant la naissance. Par ailleurs tout visiteur (passant ?) entendant les cris d'un enfant "expos" a la possibilit de le prendre et de l'adopter (Fr. Van de Velde, 1931, 6). Lors d'un nouveau mariage, lorsque le nouvel poux refuse l'enfant du premier lit, il arrive que celui-ci soit adopt par d'autres. En cette matire, le sort des garons diffre de celui des filles. "L'adoption des filles peut s'expliquer de deux faons. D'abord les mres prfrent garder leurs garons, laissant surtout les filles pour l'adoption. Ensuite, les Netsilik croient que le premier n, de quelque sexe qu'il soit, doit tre autoris vivre parce que la mort de cet enfant pourrait porter malheur l'enfant suivant. En consquence, le premier enfant, garon ou fille, tait adopt par sa grand-mre et lev avec une attention particulire" (A. Balicki, 1967 : 620). Il faut remarquer que la fille constitue une aide majeure pour la vieillesse de la grand-mre quand celle-ci rside ensuite chez sa petite-fille. Mais l'intrt principal de tels usages - adoption par consultation des parents biologiques ou "ramassage" de l'enfant expos au dehors - c'est de tmoigner du fait que toute dcision parentale de renoncer garder un enfant n'entrane pas ipso facto sa mort. Voil un lment du dbat qui doit rester en mmoire au moment de l'apprciation globale des consquences dmographiques du phnomne.

    Nuptialit et infanticide Comme l'adoption, la nuptialit, spcialement le choix de

    l'pouse et l'ge au mariage, entretient des rapports avec l'infanticide prfrentiel des filles.

    L'pouse est choisie autant que faire ce peut dans la parent consanguine (A. Balicki, 1963) ; elle est le plus souvent sa cousine germaine. On y tient tellement que l'engagement est pris le plus tt possible, parfois avant la naissance, parfois juste aprs (et cela empche d'ailleurs l'infanticide). Mais lorsque l'engagement n'a pas t pris suffisamment tt, l'pouse potentielle a pu tre limine et le garon doit attendre souvent plusieurs annes avant de pouvoir

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    revendiquer une parente possible. Il est probable que cet ajustement explique en partie la diffrence d'ge des poux au mariage chez les Netsilik et d'autres groupes.

    Les enquteurs tmoignent de la prcocit du mariage, surtout pour les filles (sources cites dans C. Shire, W.L. Steiger, 1974 : 168) et sur l'importance de l'cart entre les sexes. "Une fille pouvait tre marie avant la pubert alors qu'un garon devait attendre qu'il soit capable de procurer de la nourriture et un abri sa nouvelle famille" (ib.). Cela signifie qu'il a atteint la maturit physique et acquis une exprience suffisante dans les techniques de chasse. Selon A. Balicki, cette diffrence d'ge entre les poux est d'au moins 6 ans (1970, 102). Mais il est vident que la ncessit pour le garon de rechercher comme pouse la fille du frre du pre ainsi que la difficult d'acqurir les biens matriels pour s'installer ne sont pas les seules raisons de l'cart d'ge au mariage ni de la prcocit de celui-ci pour les filles. Au del du discours que ces socits tiennent sur elles-mmes, et sans anticiper sur le parallle qui sera men plus loin avec les pratiques des Grecs anciens, on doit dj dire que l'on retrouve ici cet aspect de "mise en concordance" des effectifs des mariables que j'ai mis en vidence dans la Grce ancienne (P. Brl, 1987 : 370 s.), et qui est une consquence de l'infanticide prfrentiel des filles. C'est aussi au manque de filles qu'est d le retard d'ge des hommes au mariage : toutes choses gales par ailleurs, si l'offre tait meilleure, ils se marieraient plus tt. C'est ainsi que, pour revenir aux Inuits, dans certaines tribus, les hommes cherchent se procurer des femmes dans d'autres groupes qui pratiquent moins l'infanticide : des veuves ou des femmes ayant quitt leurs maris (A. Balicki, 1963 : 92-3). Ce sont les mmes raisons d'effectif qui expliquent l'existence de mariages polyandriques (ib., 95), malgr les problmes psychologiques que cela pose.

    Mortalit masculine Les groupes inuits connaissent une forte mortalit masculine

    adulte. On pense d'abord, parce que c'est le plus spectaculaire, aux risques de la chasse, mais en fait, dans la qute de nourriture, c'est la noyade, soit lors de la chasse en kayak, soit lors de la traverse des lacs et rivires, qui semble avoir t l'accident le plus frquent. S'ajoutent les morts par famine, les plus nombreuses de toutes, et dont on dit que les hommes y taient plus sujets que les femmes (K. Rasmussen, 1931, 135). Quant aux cas de suicide, de snilicide, voire de meurtre, c'est encore le sexe masculin qui en est le plus

  • DIALOGUES D'HISTOIRE ANCIENNE 77

    souvent la victime (A. Balicki, 1967 : 623). Cette forte diminution du nombre des hommes adultes a pour effet, comme on l'a dit, de rajuster les effectifs des sexes et d'aboutir des valeurs du sex ratio proches de la norme.

    Selon les commentateurs l'infanticide pratiqu par les Inuits ne saurait tre considr comme l'effet d'une "politique dmographique", comme une orientation gnrale du groupe ou des groupes, mais plutt comme un "family planning" qui entrane des consquences pour l'ensemble de la population. On a envie de rpondre : bien entendu. Il est certain que la dcision parentale d'lever une enfant, pour la garder ou la marier, l'exposer ou la donner des parents adoptifs est prise en considration d'impratifs vitaux de la famille : aide ou gne de la progniture, et qu'elle dpend souvent, en dernire analyse, de l'cart d'ge entre les enfants, du nombre des garons dj ns, de l'esprance de trouver chez ces enfants une aide dans les tches de survie pour l'ge mr et pour la vieillesse ; n'entre absolument pas en ligne de compte l'ide d'assurer une certaine parit entre les effectifs masculins et fminins qui ne mette pas en danger la survie du groupe. A. Balicki (1967 : 624) insiste sur la flexibilit de cette pratique.

    Enfin, il n'est pas superflu de restituer le cadre idologique dans lequel s'inscrivent de telles pratiques. "L'homme de qualit", crit J. Mirsky (1961 : 73) propos des Ammassalik du Groenland occidental, se dfinit par son habilet, sa force, son autorit, "un homme qui exprime compltement sa personnalit, sans tre influenc par les sanctions conomiques, sociales ou surnaturelles", c'est--dire quelqu'un qui chasse, quelles que soient les conditions. Selon A. Balicki, cette dfinition de "l'homme de qualit" prvaut chez les Netsilik. C'est une socit domine par le chasseur, et la survie de la femme dpend de son homme. Il lui semble que, "bien que cette image idale soit applique seulement aux hommes, elle est accepte par les hommes et les femmes". "L'infanticide fminin est donc en harmonie avec l'image de la personnalit idale chez les Netsilik" (1967 : 624).

    La socit inuit fournit donc la preuve que, mme dans le cadre de communauts endogames, la pratique de l'infanticide surtout fminin, n'est pas incompatible avec la survie du groupe.

    Du ct grec II aura t difficile tous ceux qui ont dj rflchi au cadre

    dmographique dans lequel s'inscrit l'exposition dans les socits

  • 78 Pierre Brl

    anciennes, spcialement dans la Grce classique et hellnistique, de ne pas reconnatre dans ce qui prcde de frappantes ressemblances.

    Il n'est peut-tre pas inutile de commencer ce parallle par une ressemblance qui ne compte pas parmi les plus spectaculaires mais qui illustre bien les difficults de l'tude. Sous bnfice d'inventaire, les Grecs, comme les Esquimaux, n'ont pas laiss de tmoignages directs - de rcit, par exemple, autre que mythologique - de leur pratique de l'exposition. Si les allusions sont relativement nombreuses, les descriptions font dfaut. Une explication peut se trouver dans le fait que, dans ces deux socits, l'exposition est une tche fminine. Alors, quand on sait ce que les sources antiques doivent au sexe fminin... Faudrait-il y voir l'effet d'une certaine mauvaise conscience ? Quelle influence attribuer certaines rgles morales comme le respect de la vie, clairement exprim dans certaines sources, par exemple propos de l'avortement (Arist., Pol., VII, 1335 b 25) 22, quand elles se trouvent mises en balance avec l'intrt des vivants ?

    L'limination des nouveau-ns difformes et des enfants conus hors mariage n'entrane, semble-t-il, de souillure, ni pour celui qui dcide, ni pour celui ou celle qui l'excute. Pour les autres enfants, ceux qui sont exposs en raison d'une stratgie parentale de reproduction, j'avais dit trop vite nagure (1987 : 136 s.) mon tonnement de ne point trouver trace d'une souillure religieuse fltrissant les responsables. Mon information tait incomplte, deux textes pigraphiques tmoignent bien de ce qu'un tel geste constituait une souillure. A Ptolmas, l'poque ptolmaque (on doit se contenter de cette datation trop vague), un passage d'une loi sacre du sanctuaire d'une divinit inconnue interdit l'accs au temple pendant 40 jours celles qui ont expos un enfant (brephos "nouveau- n"). Ceci, au milieu de prescriptions concernant l'avortement, la naissance, l'allaitement, les rgles (G. Plaumann, 1910 : 54 s.). A Smyrn, le rglement d'une association pour le culte de Dionysos Bromios du Ile sicle aprs J.-C. prescrit un dlai de purification de 40 jours aussi pour l'exposition d'un enfant {brephos) (J. Keil, 1953 : 16-22).

    Si, comme je le pense, l'interprtation par G. Glotz des rapports entre les Amphidromies et l'exposition est juste, savoir que leur clbration marque le renoncement par le pre l'ide

    22. Intressante discussion sur le sort des enfants des "gardiens" dans les Lois : van N. V1LJOEN G., 1959.

  • DIALOGUES D'HISTOIRE ANCIENNE 79

    d'exposition, on retrouve dans la symbolique rituelle et dans la dation du nom l'enfant la mme ide que dans d'autres socits comme les Inuits, qu'il s'agit de sa vritable intgration la ligne. L'usage grec du papponyme qui "fait retour" au grand-pre inscrit clairement l'enfant dans la permanence familiale 23 et garantit sa survie.

    Les tableaux donns p. 68-71 suffisent montrer qu'entre quelques groupes inuits qui pratiquent l'infanticide fminin et, pour parler prudemment, un ensemble de familles grecques d'poque hellnistique, un certain nombre de caractres dmographiques voluent de faon parallle. On retiendra globalement que ces populations prsentent :

    - des rapports de masculinit anormalement levs, spcialement chez les jeunes, ce que l'on relie la pratique de l'infanticide fminin ;

    - un important cart d'ge au mariage entre les poux qu'accompagne une grande prcocit des filles ;

    - une forte mortalit masculine adulte. Mais ce n'est pas tout. Il apparat aussi une certaine

    proportionnalit entre ces caractres dmographiques. En effet, alors que, du ct grec, les paramtres "sex ratio", "exposition des filles" et "cart d'ge au mariage" sont levs ou trs levs, comparativement, chez les Esquimaux, si ces paramtres tmoignent aussi des consquences de l'infanticide des filles, leur amplitude infrieure atteste que le phnomne n'y revt pas la mme gravit. On constate comme une homothtie. Tl n'est certes pas sans intrt de reprer dans une socit de telles variations homognes de critres, cela rvle

    23. Dans le Japon ancien la dation du nom intgre l'enfant dans l'humanit. Dans la Chine traditionnelle, la mort d'un enfant avant son premier anniversaire ou sa premire dent ne donne pas lieu un deuil (LI M.L., 503). Les corps des bbs ou mme des enfants morts en bas ge taient jets au loin ou exposs. Ils n'ont pas d'me, et ne sont pas encore intgrs la ligne familiale, le rite ne les a pas encore inscrits dans le schma religieux de relations avec les anctres. J. Rudhardt a tudi le sort particulier rserv Athnes au corps des nouveau-ns dcds (Sur quelques bchers d'enfants dcouverts dans la ville d'Athnes, MH, 1963, 10 s.). Chez les Indiens d'Amrique du Sud, l'enfant n'est pleinement humain qu' partir d'un an dans les groupes andins, de trois ans chez les Amahuaca du Prou (cit par SCRIMSHAW, 1984).

  • 80 Pierre Brl

    l'existence d'un fonctionnement dmographique particulier aux populations qui pratiquent l'infanticide fminin.

    A propos de l'ge au mariage, je n'ai pas grand chose ajouter aux commentaires que j'ai dj prsents sur ce sujet (1987 : 361 s.) : les filles sont maries d'autant plus jeunes qu'elles sont moins nombreuses que les hommes ge gal, et le mariage des hommes un ge assez avanc laisse la surmortalit masculine adulte le temps de permettre l'appariement des effectifs des deux sexes 24. Si l'on se place du point de vue de la formation des couples, l'cart d'ge au mariage joue le rle d'un correctif des effets de l'infanticide.

    Les socits de l'Europe moderne n'ont pas institu le mariage tardif afin de rsoudre le problme de la limitation des naissances, mais il s'est trouv que le mariage tardif rsolvait ce qui constituait une aporie compte tenu de l'environnement religieux et culturel, tout en permettant aux futurs poux de disposer du temps indispensable pour rassembler les moyens ncessaires l'installation d'un nouveau foyer ; et c'est prcisment cet aspect des choses qui est manifeste aux yeux des contemporains. De la mme faon, le grand cart d'ge au mariage n'tait sans doute pas compris, encore moins conu, comme une rponse l'exposition - problme quantitatif -, mais plutt comme la consquence de la raret des pouses souhaitables - problme qualitatif. De la mme faon que les Esquimaux doivent attendre des annes pour trouver une conjointe ou l'esprance d'une conjointe dans la parent, l'endogamie forcene des Grecs, bien connue chez les Athniens du IVe sicle (Cl. Leduc, 1991 : 305, 314), rarfie le stock des pousables. Il faut sans doute ajouter cela l'opinion commune des Grecs de considrer l'homme d'ge mr comme seul capable de diriger oikos et la cit.

    Le systme matrimonial le mieux connu, celui d'Athnes l'poque classique, place la dot au cur de son fonctionnement ; et l'on sait que son montant fournit un bon indice de la fortune du pre de la marie. La rgle n'est pas crite, mais la pression sociale suffit ce qu'elle soit trs gnralement applique. Dans les cas o elle a pu tre calcule, Athnes au IVe sicle, elle s'lve 10 et 15 % de la fortune des pres (Cl. Leduc, ib., avec bibl. antrieure n. 120 p. 538). Dans ces conditions, on a pu regarder comme une difficult de voir natre un "trop" grand nombre de filles. Lu K'un dnonce les mmes

    24. Il est fort intressant pour la mthode de constater que Sir Staunton, observateur de la vie chinoise du tout dbut du XIXe sicle lie explicitement l'infanticide fminin et le mariage prcoce des filles (cit. par LEE B.L., 1984: 168).

  • DIALOGUES D'HISTOIRE ANCIENNE 81

    pratiques criminelles des pres du Kiangnan au XVIe sicle, contre les fillettes : ils cherchent conomiser sur les dots constituer 25. Et, en Grce aussi, cette attitude pouvait n'tre pas modifie - au contraire ! - avec l'lvation de la fortune. Ainsi se trouve indirectement pose la question de la variabilit d'un tel comportement dmographique en fonction du niveau de vie.

    Depuis une vingtaine d'annes les anthropologues dbattent de l'interprtation des pratiques parentales visant modifier l'quilibre entre les sexes dans leur progniture. R.L. Trivers et D.E. Willard (1973) ont les premiers propos de voir dans cette attitude l'effet d'un investissement : les parents interviennent sur le sex ratio naturel pour favoriser une stratgie de reproduction. Il s'agit trs gnralement de faire plus pour le garon parce que son levage rapporte plus. Cherchant vrifier les hypothses de Trivers et Willard, M. Dickemann (1979) les teste sur des socits pratiquant notoirement l'infanticide fminin : en Inde, en Chine et en Europe occidentale mdivale et moderne. Elle y met en vidence la rcurrence d'un certain nombre de critres dmographiques et sociaux ( des degrs variables videmment) : importance du rgime dotal, clibat constant et lev, hypergynie, seclusion (avec valorisation de la virginit et de la chastet). De telle sorte qu'aux yeux du comparatiste, les critres apparaissent interdpendants. La Chine offre un exemple de cette cohrence interne : le supplice des pieds (la qualit de celui-ci constitue un argument d'importance dans les tractations prcdant le mariage), le concubinage, le culte de la chastet, la pression mise sur les mres pour produire des garons forment un systme avec l'infanticide. Si l'pouse ne donne pas satisfaction, le mari a recours l'adoption, au mariage uxorilocal et, selon ses moyens, une deuxime femme 26. L'historien de la socit grecque se retrouve souvent en milieu connu. Enfin D.F. Sieff (1990) a montr qu'une fois pos le principe gnral de l'intrt pour les parents du choix du sexe de l'enfant lever (intrt qui peut tre immdiat ou diffr la gnration suivante), son application se rvle difficile. C'est que, selon leur ge et leur rang de naissance, garons et filles ne rendent pas les mmes services leurs parents ; cette stratgie suppose en outre que l'on se projette dans l'avenir pour imaginer les effets des diffrentes combinaisons possibles entre les

    25. Tir des Rgles pour le quartier des femmes, cit par HANDLING J.A., 1975 : 36.

    26. Cf. FEUERWERKEN T.-Ts., 114 et JOHNSON E., 215 dans WOLF M. et WITKE R., 1975.

  • 82 Pierre Brl

    descendants. Et c'est bien ce que font apparatre les rares tudes prcises permettant d'apprcier les conditions du choix parental. L'estimation du potentiel reproducteur ultrieur de la femme conditionne trs largement la dcision d'infanticide (M.L. Li, 1992 ; P.E. Bugos et M.L. McCarthy, 1984 ; cf. n. 10 p. 60 sq.).

    Arrtons-nous un instant ce problme en examinant de quelle faon il se pose dans l'Antiquit. Selon Denys d'Halicarnasse (25, 2 ; cf. 9, 22, 2), les Romains devaient Romulus une loi sur l'infanticide, qu'importe pour nous ici son authenticit et son anciennet (cf. Eyben, 1980/1, n. 77 p. 26), son intrt c'est, d'une part, qu'elle distingue les sexes : - les pres lveront tous les garons, et, d'autre part, qu'elle tient compte du rang de la naissance : - ils devront faire de mme avec la premire fille. Tel est l'unique tmoignage de l'Antiquit sur l'intrt port au rang de la naissance ainsi qu' la diffrence de traitement selon le sexe. Cette prcieuse indication est gnralement corrobore par la littrature anthropologique. Pourtant, y bien regarder, la socit grecque - au moins les catgories suprieures - ne se prte pas trs bien une ventuelle application de la "loi de Romulus", et, par-del, toute socit o l'esclavage est bien dvelopp, parce que l'argument de l'aide apporte par la premire ne dans les soins aux puns perd de sa valeur, au moins pour ceux qui peuvent disposer de servantes domestiques. La prsence d'une main-d'uvre servile permet la prfrence masculine de jouer son rle ds la premire naissance. Si elle avait exist en Grce sous cette forme, la "loi de Romulus" aurait reu d'autant moins d'applications que l'on se serait trouv dans des familles plus aises.

    Exposition et infanticide Que l'exposition ne signifie pas la mort, cela les tudes

    suffisamment documentes en conviennent. D'ailleurs, si tel est bien le cas en "aval", il faut, pour maintenir la balance gale, ajouter que toute enqute complte sur le phnomne doit faire une grande place aux pratiques abortives en "amont" ; c'est ce qu'a fait E. Eyben (1980/1) dans une tude qui reste un modle.

    Il y a d'abord le rle jou par l'adoption. Bien qu'chappant toute quantification, cette pratique semble avoir t frquente en Grce ancienne. L'excellente tude de J. Rudhardt sur la "fabrication" lente et progressive de la paternit dans l'Athnes classique montre bien ce qu'il y a de dlibr dans la dmarche. Regardez, entre autres exemples frquents chez Ise, le cas de cet

  • DIALOGUES D'HISTOIRE ANCIENNE 83

    Athnien qui, s'tant fait donner leur sur en mariage par deux frres et n'ayant pu avoir d'enfant avec elle, finit par adopter l'un de ses beaux-frres. Le bnficiaire change d'identit - en prenant le nom du grand-pre paternel - et devient l'hritier. Sans doute plus nombreux sont ceux qui n'ont pas la chance d'une adoption. Comme en Chine, des enfants sont vendus (Boswell, 1990, 82, citant Plut, Solon, 13, 5 et 23, 2, et Xn., Agesilas, 1, 21) 27, et, sans doute, plutt des filles. J'aurais tendance interprter ainsi la frquence en Grce des statuts non-conjugaux fminins : les concubines, les htares, les pornai. Si elle n'entrane pas ipso facto la mort biologique, l'exposition, c'est certain, aboutit une mort sociale. On y perd son statut. C'est ainsi, me semble-t-il, qu'avec van N. Viljoen G. (1959 : 65) il faut comprendre l'expression me trephein utilise par Platon {Rp., 459 d, 460 ; lime, 19 a) : non pas "tuer" ni "exposer", mais "refuser toute existence dans le statut paternel", dans le cas particulier de la cit utopique : "nier toute existence en tant que gardien". Dans la cit classique, il suffit pour cela que le pre n'accomplisse pas les rites et dmarches dans les cadres infra- tatiques de sociabilit : famille (amphidromies, deknt), phratrie (Apatouries, meion, konreion), genos, orgon, dme. Tl s'ensuit toujours une dgradation du statut. Selon les hasards du trafic d'enfants, des guerres, des migrations, des liens personnels aussi, toute une population flottante pouvait se retrouver en des catgories varies - parce que d'origines diverses - d'infrieurs que les inscriptions hellnistiques dsignent sous le nom de nothoi lorsqu'il s'agit d'individus isols et de threptoi quand l'individu dpend d'une famille (au sein desquels on retrouve des enfants adopts, des affranchis, des esclaves "exposs" (qui peuvent tre des enfants d'origine libre ou d'origine servile), "sangtiilolenti", "oikogeneis"

    (Nani T.G., 1942-44 : 60 s.)). La dmographie grecque antique est dlicate : outre l'absence

    de documentation srielle, elle enqute sur une socit trs fortement hirarchise au moyen d'une documentation .provenant uniquement de la classe suprieure de la socit, documentation o celle-ci ne parle que d'elle-mme. Minoritaires en nombre, ses membres ont monopolis hier la parole, ils monopolisent aujourd'hui l'intrt. Si l'tude d'un certain nombre de critres dmographiques comme la nuptialit ou la mortalit peut sans grands dommages tre limite

    27. Dans un affranchissement delphique la femme pourra, s'il lui nat un enfant ensuite, ou le garder ou l'trangler ; elle ne devra pas le vendre (BCH, 1893, 384 n 80).

  • 84 Pierre Brl

    la frange citoyenne de la population, dans la mesure o ces pratiques ne sont pas directement influences par la prsence massive de tous ceux qui vivent avec elle, il n'en va pas de mme pour d'autres phnomnes, dont l'exposition. Le fait qu'un nombre indtermin et variable d'enfants abandonns trouvent un destin dans des catgories infrieures entrane deux consquences pour le dmographe : 1-la difficult d'valuer les consquences quantitatives de cette pratique (nous sommes fort dmunis pour tudier statistiquement la partie citoyenne de la population, nous ignorons pratiquement tout des autres parties, majoritaires) ; 2-la ncessit d'inventer une dmographie particulire, qui soit la fois qualitative et diffrentielle ; une recherche qui tente, d'une part "d'inclure les exclus", c'est--dire de prendre en compte la structure et l'volution dmographiques des catgories infrieures, et qui, d'autre part, rflchisse sur les consquences dmographiques des comportements d'une catgorie sur les autres catgories.

    Dans un tel projet de dmographie diffrentielle, la grande coupure juridique entre citoyens et non-citoyens risque de constituer un leurre mthodologique. Mme si ce n'est pas seulement l, c'est d'abord dans Yoikos qu'ont lieu les changes et les compensations dmographiques entre les catgories sociales. C'est ainsi que, comme il en va gnralement des produits des relations sexuelles entre membres de catgories sociales trs loignes, les enfants ns des relations entre les matres et les esclaves sont le plus souvent exposs. Une rcente tude sur la femme esclave dans la Gnes mdivale (M. Balard, 1990 : 306) montre dans quel sens cette prsence de femmes de statut servile dans la maisonne influence les comportements. La femme esclave connat de nombreuses maternits, mais les enfants qui lui naissent sont souvent exposs. Cette pratique la rend disponible pour l'allaitement d'autres enfants : le matre peut en disposer pour le nourrissage de ses propres enfants - ce qui n'est pas sans consquence sur sa propre fcondabilit - ou bien il peut louer ses services des concitoyens. Si la demande en lait pour bb est forte, d'autres femmes que des esclaves sont susceptibles d'tre sollicites : des citoyennes pauvres. Et l'on voit bien d'o vient le mpris que manifestent certains Athniens pour les femmes de citoyens que leur situation conomique oblige tenir ce rle, puisqu'il est aussi tenu par des esclaves. On connat bien les consquences dsastreuses que de telles pratiques entranent sur la mortalit infantile (voir dernirement le gros recueil Enfants abandonns et socit en Europe, XlVe-XXe sicles, Rome 1991). Dans la majorit

  • DIALOGUES D'HISTOIRE ANCIENNE 85

    des cas, la nourrice allaitante est amene choisir entre son propre enfant et celui qui lui est confi.

    Au plan de la fcondabilit des mres, l'exposition a les mmes consquences dmographiques que la mort prcoce et est trs proche de la mise en nourrice ; elle entrane une forte diminution des intervalles intergnsiques, donc une augmentation de la fertilit gnrale. Mais un nombre plus important de grossesses n'entrane pas une augmentation proportionnelle de jeunes, les intervalles intergnsiques courts sont eux-mmes un facteur d'augmentation de la mortalit infantile (sur tout cela, un bon exemple norvgien Lithell U.-Br., 1981). C'est ainsi que, selon qu'elles pratiquent ou non l'allaitement non-maternel, les familles de la Grce des cits ont connu des rgimes de fcondit fort diffrents.

    Dans les milieux plus pauvres o la mre nourrit frquemment ses enfants, l'exposition entrane l'annulation de l'effet contraceptif de l'allaitement et la femme n'est plus protge contre une nouvelle grossesse. La fcondabilit de la femme varie alors en fonction du sexe de son enfant quand il est lev : si c'est une fille, son sevrage plus prcoce entrane une diminution de l'intervalle intergnsique, ce qui laisse esprer la possibilit de la conception plus rapide d'un garon (cela permet aussi d'envisager l'allaitement d'un autre enfant).

    Dans les milieux plus aiss, o la mise en nourrice est semble-t- il pratique sur une large chelle, on peut schmatiser ainsi les donnes du problme : le nourrissage extrieur des enfants et l'exposition frquente des filles aboutissent une mme consquence pour la mre : des intervalles intergnsiques anormalement courts. A ces facteurs qui dpendent troitement des cycles biologiques fminins, on doit en ajouter un autre qui trouve son origine dans les rgles grecques de nuptialit : la facilit de rpudiation, des ruptures d'union, acclrent la mobilit des femmes et les place successivement et assez longtemps en situation d'tre fcondes. Une fcondabilit et une fcondit exceptionnellement leves. Voil bien un des traits les plus frquemment mis en lumire par le cas grec clair par les comparaisons anthropologiques. On retrouve ce caractre dans la Chine traditionnelle : non que l'on dsirt un grand nombre d'enfants - sauf cas particuliers - mais, compte tenu de la forte mortalit infantile, le choix parental en faveur des mles

  • 86 Pierre Brl

    entrane une augmentation du dsir d'enfant. Infanticide et adoption tant utiliss comme correctifs la nature 28.

    Seulement, bien que remarquable, cette aptitude doit tre tempre par les effets de deux lments caractristiques de la dmographie grecque : 1 -l'importance de l'homosexualit masculine, laquelle s'ajoute celle de l'htrosexualit de rcration ; 2-la dure, difficile apprcier, des rapports sexuels conjugaux, puisque "pass l'ge de la pleine vigueur de l'intelligence ", et ayant rempli son "obligation de mettre des enfants au monde", les rapports sexuels entre poux n'ont plus de raison d'tre (Arist., Pol, 7, 1335 b). Quoi qu'il en soit, c'est sans doute dans cette fcondabilit leve qu'il faut chercher une des solutions l'nigme cite plus haut : comment subsistent des socits prsentant un tel dficit en potentiel reproducteur ?

    Pierre BRL

    28. JOHNSON E., loc. cit. la n. 26.

  • DIALOGUES D'HISTOIRE ANCIENNE 87

    Ouvrages cits

    ACKER Ch.L., TOWNSEND P.K., 1975 : Demographic Models and Female Infanticide, Man, 10, 469-70 et rplique de SCHIRE C. et STEIGER W.L., p. 470-72.

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